CHRONIQUE THÉATRALE A la Porte-Saint-Martin, reprise de Don César de Dazan, de MM. l'Ennery et Dumanoir. — A l'Œuvre, Peer Gynt, de Henrik Ibsen. — Aux Nouveautés, les Erreurs du mariage, vaudeville en en trois pr de M. Bisson. — Inauguration des vendredis de chansons classiques au Divan-Japonais. (...) L'OEuvré nous à donné pour son premier spectacle de la saison Peer Gynt, poème dramatique en cinq actes de Henrik Ibsen, traduction du comte Prozor. musique de Grieg. Ce Peer Gynt me paraît être un arrière-cousin du Franck de la Coupe et les Lèvres, lequel était lui-même de la famille de Faust, du second Faust. C'est un beau gars, de sang impétueux, de cerveau brouillon, grand coureur de filles, turbulent et batailleur, hâbleur par là-dessus, qui se croit promis à une grande fortune, et à qui tous les chemins seraient bons pour y parvenir. Les premières scènes où le caractère est exposé sont vraiment jolies. Sa vieille mère, qu'il fait enrager avec ses frasques de tous les jours, court après lui, le bâton à la main, ronchonnant, grondant et maudissant. Il s'esquive, il revient, il la prend par la taille et lui conte, pour excuser son absence, une histoire de bouquetin qu'il aurait enfourché et qui l'aurait, d'un roc escarpé, fait dégringoler dans un abime effroyahle. Elle ouvre de grands yeux ; mais elle s'aperçoit au rire du méchant garçon que c'est un conte de la mère l'Oie. La colère la reprend, le bâton rentre en danse, et Peer Gynt, toujours gambadant et se moquant, l'empoigne à bras-le-corps, la jette sur le toit et se sauve en riant, tandis que la vieille pousse des cris de chouette effarouchée. Il tombe au milieu d'une noce. C'est une femme qu'il avait aimée qui se marie. Le voilà de la noce ; il boit, il dit mille extravagances, et entre autres qu'un jour il sera empereur ; on se moque de lui, on l’excite à boire encore. Et voilà que passe une jolie fille, douce, tendre et chaste : mettez que c'est la Déidamia d'Alfred de Musset. Il la prie à danser ; elle accepte, et, tout bas, lui donne son cœur pour jamais. Oui, cette aimable enfant, ce serait le bonheur. Mais d'autres rêves lui hantent la cervelle ; il boit encore, il chante, et dans la surexcitation de la fête, nous le voyons courir à la chambre où la jeune mariée attend son époux, forcer la porte et sans doute (car cela est plutôt indiqué que dit) s'emparer dé la femme. Toute la noce s'indigne et fond sur lui ; il se bat contre la foule et s'échappe. Jusque-là tout est clair et ingénieusement mis en scène. Mais nous allons entrer dans le symbole. Le symbole fait son apparition avec la femme verte. La femme verte, c'est une femme enigmatique, venue on ne sait d'où, dont j'ignore le nom, qui l’aborde au retour de son expédition dans la chambre de la mariée, le prend par la main et l'emmène pour se donner à lui. Il paraît qu'elle symbolise le vice. J'ai cru démêler, car, à partir de ce moment nous marchons à tâtons dans des ténèbres du symbole, qu'elle lui proposait d'être le roi des Trolls, en l'épousant. Si je me trompe, ne m'en veuillez pas. Tous mes voisins nageaient dans les mêmes incertitudes. Elle le transporte dans un carrefour de forêt où s'agitent des bêtes de toutes sortes, ours, porcs, loups et autres, qui dansent autour de leur monarque. Peer en a bien vite assez de ce Sabbat, Il serait roi s'il consentait à devenir porc ou loup. Il refuse, et se sauve. Il retrouve Déidamia, c'est Solveig, qu'elle s'appelle, Solveig qui l'attend, qui l'aime, qui n'aspire qu'à lui donner le bonheur d'une vie calme et douce. Mais, ou il ne se croit plus digne d'elle, ou il est emporté par l'inquiétude de sa nature. Tant y a qu'il se résout à l'abandonner, à courir le monde et à chercher des aventures. Ces aventures n'ont ni queue ni tête. Il est en Amérique, où il a gagné une somme énorme dans les mines d'or. Le vaisseau qui doit l'emporter est à l'ancre ; il célèbre avec quatre camarades la joie du retour, en buvant sur le rivage du bon vin et en chantant, Il s'éloigne un instant ; les quatre compères en profitent pour grimper lestement sur le bateau et prendre le large. — Ah ! les canailles, s'écrie Peer, quand il les voit s'éloigner en emportant sa fortune. Mais, comme il suit l'embarcation des yeux, voilà que la chaudière éclate et que le navire s'abîme dans les flots engloutissant les quatre gredins. Peer est ravi de n'avoir pas quitté le plancher des vaches. Il saute de joie. Cette scène est encore, m'a-t-on dit, profondément symbolique. Moi, je veux bien. Nous retrouvons au tableau suivant Peer au centre de l'Afrique. Il a, je ne me rappelle plus où ni comment, trouvé la robe du Prophète, et il est tenu par la population du lieu pour un prohète, ce qui lui semble très agréable. Il a autour de lui trois ou quatre femmes, dont une, qui est fort gracieuse, lui danse la danse du ventre. Il est enchanté ; quel agréable métier que celui de prophète et si aisé ! Il offre à sa danseuse, qui répond sur le programme au joli nom de Jeanne Avril, le cadeau qu'elle voudra choisir. Elle lui demande la topaze qui agrafe sa robe de prophète. Il comptait lui offrir une âme, son âme apparemment ! La vulgarité de cette demande l'écœure, il jette sa robe de prophète aux orties. Je vous préviens que cette scène est encore d'un profond symbolisme. Reste à l'expliquer. Mon Dieu ! si l'on me donnait toutes ces extravagances pour de simples scènes de féerie, je n'en serais peut-être pas charmé, parce qu'ellés sont trop longues, et qu'on n'aperçoit pas le lien qui les rattache les unes aux autres. Mais je n'y verrais pas matière à m'irriter. Ce qui est agaçant, s'est l'enthousiasme (vrai ou simulé), dont ces pauvretés exotiques affligent toute une partie du public. Je ne sais rien qui m'horripile plus que de voir des gens se pâmer à des scènes qui me font à moi l'effet d'être ou parfaitement inintelligibles où absolument puériles. Il n'y a plus même là cette joie brutale et débordante qui animaît les deux premiers tableaux. C'est une suite de fantaisies inexpliquées et inexplicables. Mais les tableaux suivants nous ménagent d'autres étonnements, plus stupéfiants encore ! Faust, je veux dire : Peer Gynt, n'a jusqu'à présent voyagé qu'à travers de monde. L'idée lui vient de voyager à travers les siècles passées. C'est du moins ce que j'ai cru entendre. Là, j'ai renoncé à suivre, j'avais beau presser ma pauvre vieillé cervelle, il me semblait que ma raison s'échappait. J'ai vu qu'il rencontrait sur le vaisseau qui le ramenait au pays un vieux bizarre qui, lui conte un tas d'histoires et lui donne rendez-vous au fond de l'eau quand il sera noyé. Comme Peer ne se noie pas, comme il ne sera plus question de ce vieux qui est sorti d'une boite à surprise, j'imagine que c'est encore là une scène d'un profond symbolisme. Il n'y a pas d'autre raison pour qu'une pièce ainsi constuire prenne jamais fin, sinon celle que Dagobert donnait à ses chiens en les jetant à l'eau : il n'est si bonne compagnie qui ne se quitte. Peer, après toutes sortes d'aventures revient à la maison, où il trouve Solveig, en cheveux blancs, qui l'attend toujours, comme la Fortune, dans la fable de La Fontaine, attendait à la porte du logis l'inquiet voyageur qui étail allé la chercher bien loin. Il pose sa tête sur les genoux de sa fiancée ; elle le câline, elle lui verse des mots de pardon et il meurt consolé. Le scène est charmante. Elle en rappelle une autre, dont je n'ai rien dit dans cette analyse et qui est exquise. Au cours de ses pérégrinations Peer est allé rendre visite à sa vieille mère qu'il a trouvée mourante. Il l'avait bien fait enrager, mais il l'aimait de tout son cœur. Il s'assied près de son lit ; il lui conte pour l'endormir les légendes dont elle à jadis bercé l'enfance de son fils ; il lui chante les chansons enfatines qu'elle faisait jadis voltiger sur son sommeil. Cela est délicieux. Il reste (pour nous, bien entendu) de Peer Gynt les deux premiers tableaux qui sont pleins de vie, et ces deux scènes dont l'idée et l'exécution sont d'un maître. Tout le reste, c'est du brouillard, et le plus épais de tous les brouillards, le brouillard symbolique. Permettez-moi de prendre pour guide un de ceux qui se mouveut avec plus d'alsance que moi dans ces obscurités. Voici l'explication de M. Catulle Mendès, pour qui le symbole n'a pas de mystère : « Peer Gynt, c'est le Rêve affirmé par le Mensonge, c'est-à-dire le rêve qui ne s'en fait pas accroire, mais qui pourtant, par l'infatuation, qui est une espèce de foi, s'emporte à sa propre réalisation. Masi c'est le mauvais rêve et partant ce sera la mauvaise aventure. » Ah ! voilà qui est clair à présent. Je me sens tout soulagé après cette exégèse. Mais j'en avais besoin. Peut-être auriez-vous besoin d'un commentateur qui vous expliquât l'exégèse. Moi, ça me suffit. Le rôle si complexe et si obscur de Peer Gynt a été joué d'une façon remarquable par M. Deval, qui a tous les dons extérieurs du jeune premier : un visage agréable et des yeux animés ; une belle prestance ; de l'élégance et de l'adresse en scène. Il a composé son personnage avec un soin très curieux, et, quand le rôle est incompréhensible, ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre, car il a jeté la lumière partout où il a pu. Mme Auclair, qui joue Solveig, parle un peu bas trop souvent ; il nous arrivait à nous, qui étions au troisième rang de l'orchestre, de ne pas entendre ce qu'elle disait. Peut-être aussi y a-t-il un peu de manière dans son jeu. Mais elle a été fort touchante dans la dernière scène. Mme Barbieri faisait la mère. Elle a rendu les premières scènes avec beaucoup de verve. Citons encore Mlle Régine Martial, gracieuse et fatale dans la femme verte. (...) FRANCISQUE SARCEY.