Les Théâtres Œuvre : Peer Gynt, féerie en 5 actes d'IBSEN. — Renaissance : Les Complaisances, pièce en 5 actes de M. GASTON DEVORE. — Athénée Comique : Mme Flirt, comédie en 4 actes de MM. BEER et GAVAUT. — Gymnase : Le Détour, comédie en 3 actes de M. H. BERNSTEIN. — Odéon : M. et Mme Dugazon, pièce en 4 actes de M. JACQUES NORMAND. — Théâtre Sarah Bernhardt : Théodora, drame en 5 actes de M. V. SARDOU. De toutes les œuvres d'Ibsen, Peer Gynt me paraît, sinon la plus difficile à comprendre, du moins la plus déconcertante à entendre, parce qu'elle unit en elle le plus de contrastes, à la fois simple et compliquée, naïve et profonde, gaie fantaisie et grave enseignement moral, conte populaire et poème philosophique. Il faudrait, pour en goûter tout à fait la double saveur, une âme à la fois très jeune et très mûre, très crédule et très réfléchie, sensible au charme impressionnant de la légende, et accessible à l'émotion de pensée. L'effort des commentateurs a cherché — et trouvé, naturellement — une foule de sens à la féerie d'Ibsen. On s'est accordé à voir dans le type de Peer Gynt une assez âpre et synthétique personnification du caractère norvégien, une sorte de satire nationale. Mais nous découvrons aisément à l'œuvre une signification plus large, une intention plus universelle et assez claire, en somme, sous tant de complications apparentes. Dans ce mauvais garnement de village, hâbleur, vantard, fanfaron, paresseux, intarissable diseur de contes, qui dupe les autres tout en se dupant lui-même et croit à ses propres mensonges, nous reconnaissons l'homme d'imagination exaltée, le rêveur sans cesse halluciné, mais le mauvais rêveur égoïste et infécond. Et ce sont, mi-réelles, mi-féeriques, les aventures de ce rêveur-là que nous montrent les cinq actes de Peer Gynt. Ces aventures, Peer Gynt les rêva toutes, dans son enfance bercée de contes maternels, car c'est ici le drame de l'imagination qui tend à s’objectiver, du rêve qui tend à se réaliser. Dès l'instant qu'il devient homme, Peer Gynt entre dans l'action. Et cette action touche de si près à son rêve qu'elle semble le continuer. Premier exploit ! il enlève la mariée, comme dans les contes, et se sauve, poursuivi par la foule ameutée du village. Nous le retrouvons au fantastique pays des Trolls, fiancé à la fille du Vieux de Dovre. Plus tard, lorsque celle-ci lui présentera le diablotin infirme né de son seul désir, de sa convoitise d’un instant, — car qui peut prévoir l'effet, l'incalculable conséquence d'une mauvaise pensée ? — il dira : « Lui, mon fils ? Allons donc ! J'ai rêvé tout cela. » Car toujours son action et son rêve seront confondus à ses yeux et aux nôtres — d'égale valeur, de même importance de souvenir pareil, — indiscernables l’une de l'autre. Rêve aussi, ou plutôt cauchemar — et quel cauchemar ! — que sa lutte dans la nuit avec le Tortu où toute sa vie lui est soudain prophétisée : « Fais le tour. » Peer Gynt fera le tour, le tour de tout ; il n'ira jamais d'une volonté ferme, droit vers son but. Et lorsqu'après les affres de la nuit terrible, il retrouvera, dans Solveig, le pur idéal qu'il s'est lui-même choisi. Il faudra encore qu'il « fasse le tour », tandis qu'elle l'attendra fidèlement. Il le faudra, non seulement parce qu'il est souillé du baiser, peut-être imaginaire, de la fille du roi des Trolls, parce qu'il est exposé aux mauvaises pensées, mais aussi, mais surtout, parce qu'il est dans sa destinée de tout voir, de tout effleurer, de tout expérimenter, d'incarner en lui une succession d'avatars et de formes diverses. Car Peer Gynt est bien moins un être qu'une succession d'êtres qui s'engendrent les uns les autres, dérivent les uns des autres, et se ressemblent, comme se ressemblent entre eux les différents « états » d'une même gravure. Et fidèle à sa conception d'être soi-même, naïvement inconscient, Peer Gynt rassemblera, selon les phases de sa longue aventure, la collection des « soi-même gyntiens » tous opposés, tous contradictoires, tous fragiles, inconsistants et provisoires, adoptés selon les modes des temps et des pays. Tour à tour nous verrons Peer Gynt milliardaire, prophète, et bizarrement sacré « empereur du soi-même » au pays des fous. Mais comme dans les féeries, ou soudain les décors s'engloutissent, dans cette féerie de l'imagination, les décors « moraux » s'évanouissent aussi, par enchantement. Rien ne tient solidement de ce qui entoure Peer Gynt ; chacune de ses entreprises est frappée d'une essentielle et fondamentale stérilité, puisqu'elle fut conçue sans effort et qu'au seul effort se constate et se mesure la différence du rêve à la réalité. Après tant d'aventures, de transformations, et d'incarnations, Peer Gynt se retrouve un soir au pays natal, à peu près tel qu'il en est parti, c'est-à-dire la bourse vide, mais toujours riche d'imagination. Sur la route, Il rencontre le Fondeur ; et il n'échappera à la cuiller à refondre les débris incomplets et les déchets d'humanité, tord ceux qui se dérobèrent à leur tâche et faillirent à leur mission, tons ceux enfin qui ne furent pas eux-mêmes, qu'en retrouvant le véritable « soi-même », opposé à tous les « soi-même gyntiens » dans le cœur fidèle de Solveig qui en reçut et en conserva le précieux dépôt. Car toujours Peer Gynt, parmi tant de mauvaises aventures, d'essais avortés, de vaines tentatives, conserva la mémoire, parfois obscurcie mais survivante pourtant, de son pur idéal. Et c'est cet idéal qui le sauve et le rachète aujourd'hui. Voilà donc le voyage et l'évolution d'une âme inquiète à travers la vie. Chaque incident de l'existence de Peer Gynt en marque et en symbolise, avec une grande force et une profonde beauté poétique, les étapes morales, les ardeurs, les hésitations et les incertitudes. Pour monter une œuvre telle que Peer Gynt, il fallait beaucoup d'argent ou une grande somme de bonne volonté. La bonne volonté fut entière et infiniment complaisante. Sous la direction de M. Lugné-Poe, les nombreux acteurs de l'Œuvre, reconstituée, M. Sarter, qui dans le personnage de Peer ne fit pas oublier M. Deval, Mmes Barbiéri, Daumerie, M. Fernand Ropiquet, qui joua, avec conscience et talent, au moins quatre rôles, Mlle Avril, agile et fantaisiste danseuse, Mlle Hilde Fiord, qui chanta d’une voix pure l'exquise chanson de Solveig, et tant d'autres désintéressés comédiens dont je m'excuse de me point citer les noms, firent de leur mieux, montrèrent un dévouement, une intelligence et une ardeur louables. L'orchestre Chevillard interpréta, avec sa sûre maîtrise, l'admirable partition si variée, si colorée et pittoresque de Grieg. (...) ANDRÉ PICARD