AU JOUR LE JOUR LA MATINÉE DU VAUDEVILLE La mode est aux conférences. Celles que fait M. Brunetière à l'Odéon, chaque jeudi, attirent une grande foule. Hier, la salle du Vaudeville était remplie jusqu'au cintre. M. Lemaître y devait parler sur Hedda Gabler et, après sa conférence, on devait, pour la première fois, représenter à Paris le dernier drame de Henrik Ibsen. Du drame lui-même, je ne vous dirai rien. Vous avez pu le lire ; car la traluction française, qu’en a faite M. Prozor, a paru, il y a déjà deux mois. En outre, les lecteurs du Journal des Débats n'ont point perdu le souvenir d'une étude très pénétrante que publia ici Mme Arvède Barine sur Hedda Gabler. Enfin, j'imagine que le théâtre du Vaudevilie, donnera quelques autres représentations de l'ouvrage d'Ibsen. Je ne veux que vous dire un mot de la conférence de M. Jules Lemaître. Ce fut une causerie charmante, débitée d’une voix claire, en phrases courtes et limpides, presque sans gestes. On y sentait un gracieux parti pris d'éviter toute intonation oratoire, et la bonne grâce d’un lettré qui, sollicité dans un salon de dire « son opinion », s'efforce gentiment de faire comprendre à des gens du monde la beauté d’une œuvre d'art, qu'il aimé ét respecte, toujours soucieux de n’effarocher personne par une mimique ou un ton trop démonstratifs, toujours contenu par la crainte de paraître « faire une conférence ». M. Lemaître, après une courte esquisse de la vie et du génie d'Ibsen, a conté la fable de Hedda Gabler ; puis il a analysé le caractère de l'héroïne et en a montré les développements logiques de scène en scène. Son interprétation diffère légèrement de celle qu'a proposée Mme Arvède Barine. Je me garderai bien à cette place de discuter une question de critique littéraire. J'incline à croire que la façon de voir de M. Lemaître est un peu trop absolue, trop simple, trop « méridionale ». Mais, après tout, elle convenait à merveille à un public peu préparé et qu'il ne fallait pas du premier coup épouvanter par trop de scandinavisme. C'est d'ailleurs avec beaucoup de diplomatie que M. Lemaître a disposé les spectateurs à écouter le drame d'Ibsen. Il a senti qu'il y a dans les œuvres du poète norvégien deux choses qui rebuteront toujours un public francais : l'absence d'éxposition et la longueur des dialogues. Ibsen, en effet, n'a point, comme tous les auteurs de drames ou de comédies, le souci de présenter ses personages dès le début de l'action et de définir une fois pour toutes leurs passions, leurs ridicules ou leurs vertus. Après les avoir conçus et créés, il les jette en pleine intrigue, puis, peu à peu, au choc des événements, au hasard des situations, les caractères vont se développer, et c'est le spectateur seul qui, sans l'intervention même indirecte de l'auteur, les définira et les jugera, lorsque le rideau sera tombé. Un pareil procédé, en même temps qu’il donne au drame plus de vie et plus d'intérêt, impose au public une attention sérieuse et réfléchie. C’est cet effort inteilectuel que le conférencier a hier épargné au public en lui faisant d'avance la peinture morale des personnages de Hedda Gabler. Quant a ces longues conversations qui tiennent tant de place dans les ouvrages d'Ibsen et qui déplairont toujours à des spectateurs impatients, comme les spectateurs français, M. Lemaître en a conjuré l'effet par une adroite tactique. Tout en prévenant ses auditeurs de ce qui les attendait, il leur a déclaré que le théâtre n'était pas uniquement un lieu de digestion et qu'il y fallait venir quelquefois pour réfléchir et travailler... Les auditeurs ne pouvaient manquer d'applaudir, et leurs applaudissements les liaient. Ils ont tout écouté sans murmurer. Ils y ont eu quelque mérite, car la représentation qui suivit fut assez languissante par la faute des comédiens et surtout des comédiennes. La lenteur majestueuse et pontificale de leur jeu rappelait les plus mauvais jours de la Comédie française, En outre, la mise en scène était mal réglée et on s'était vraiment trop moqué de la couleur locale dans les décors et les costumes. On a tout de même beaucoup applaudi, vrai dire, il y à, dans ce succès, beaucoup de mode et de snobisme, et le niais délire de toutes les petites ibséniennes, qui, hier, dans la salle du Vaudeville, s'émerveillaient à tort et à travers, serait pour donner sur les nerfs du plus flegmatique. Mais, après tout, il ne faut pas trop médire de ces engouements mondains. D'abord ils passent vite. Puis ce sont eux qui stimulent les éditeurs, les traducteurs, les directeurs de théâtre, et ainsi des œuvres nous sont révélées que nous eussions ignorées sans ces accès d’enthousiasme irréfléchis, absurdes, mais bienfaisants. Enfin, s'il fallait choisir, je préférerais encore cette admiration de commande au dénigrement de parti pris qui est encore du snobisme à rebours. Sous ce titre infiniment spirituel : Un Auteur de charades, un journal publiait hier matin un article à la fois facétieux et prudhommesque sur Ibsen. L'auteur de ce petit travail affirme qu'il a vu jouer deux fois Hedda Gabler en Allemagne « sans y rien comprendre ». Cela prouve siplement qu'il ne sait pas bien l'allemand et qu'il eût mieux fait de consulter une traduction française : il n’eût pas ainsi parlé d'un certain général Lœwborg, lequel dans le drame d’Ibsen, est un écrivain et n'est militaire ni de près ni de loin. Cet article se termine par ces lignes: « Ce n'est pas les figures de second plan, si gracieuses et si délicates, qui ont attiré sur M Ibsen, en Angleterre comme en France, l'attention des jeunes dilettantes cosmopolites : c'est l'obscurité des sujets, l'étrangeté des dialogues et cette apparence sublime qu'on est en train d'attribuer maintenant à tout ce qu'on se sent hors d'état de comprendre. Hedde Gabler nous arrive à point pour notre culte nouveax de la Beauté incompréhensible. » L'auteur de cette profession de foi n'est, comme on pourrait le croire, ni un reporter folâtre, ni un vaudevilliste rageur : le contempteur deux jeunes dillettantes cosmopolites fut un des plus terribles rédacteurs de la spéciale Revue wagnérienne et, avant de railler la Beauté incompréhensible, M. de Wyzava a été l'exégète officiel des sonnets de M. Mallarmé. Ils deviennent féroces, les symbolistes retirés dans le journalisme parisien. ANDRÉ HALLAYS. nn