AU JOUR LE JOUR (...) M. Jaurès et M. Ibsen M. Jaurès a découvert le socialisme dans les œuvres de M. Ibsen hier soir, rue Rondelet, devant un auditoire attentif, mais froid. Le socialisme est, d'ailleurs, partout. C'est comme l'arsenic, qu'un chimiste, aidé d'un magistrat, trouvera toujours pour l'accusation, comme, aidé d'un avocat, il le trouvera toujours pour la défense. Bref, le dramaturge scandinave est réclamé par M. Jaurès qui veut que ses œuvres soient dans toutes les mains, qui invite à les lire ; que n'engage-t-il aussi à les comprendre ? M. Jaurès a tiré de l'analyse des œuvres d'Ibsen une série de conclusions que nous allons exposer avec fidélité. Ibsen, a-t-il dit, peut paraître avoir exprimé dans ses œuvres une doctrine aristocratique, puisqu'il professe que « la vérité est dans les minorités ». C'est pourtant là la pure doctrine démocratique. Les idées naissent dans une minorité ; une minorité d'hommes d'élite les propage et change ainsi par son action la minorité en majorité. Quelques hommes sortent des rangs de la foule immense où ils étaient perdus pour faire entendre quelques vérités qui semblent étranges d'abord et qui finissent par devenir ensuite une règle pour les majorités. « Mais, ajoute l'orateur socialiste, cet apostolat des hommes d'élite qui se dévouent ainsi au triomphe d'une idée n'est véritablement élevé que si, après avoir quitté la foule pour faire prévaloir la vérité, ils rentrent obscurément dans la foule dès que la vérité a prévalu. » M. Jaurès a cité le « Canard sauvage » pour dire à ses auditeurs qu'Ibsen pense que « la religion de la vérité ne doit être répandue qu'avec mesure ». « Il y a des cas, ajoute l'orateur, où la vérité fait une blessure. » On déguise donc la vérité, on cache la réalité. C'est ainsi qu'Ibsen nous montre dans le « Canard sauvage » un personnage qui, ayant autrefois occupé une grande situation et ayant ainsi figuré dans de grandes chasses, veut se tromper sur la misère où il est tombé, c'est-à-dire vivre dans le rêve ses jours de splendeur passée et, pour y arriver, se met à chasser des lapins dans un grenier. « La réalité est triste, dit M. Jaurès, et le personnage d'Ibsen se console de la réalité par l'illusion », en tirant des lapins dans les combles. Un exercice accompli dans de telles conditions constitue peut-être une façon de se consoler, mais il peut passer aussi pour un amusement d'aliéné. Ibsen a donc peur de la réalité. C'est pourquoi il a imaginé le « mensonge vital » grâce auquel tout le monde est trompé sur le vrai sens des choses. Mais M. Jaurès n'est pas sur ce point d'accord avec le dramaturge. « La vérité est-elle bonne ou mauvaise à connaître ? » s'écrie l'orateur. Et il répond « Elle est bonne. » Pourtant on ne la dit pas et on la dit aujourd'hui moins que jamais. Partant de cette idée, l'orateur socialiste en vient à affirmer que l'esprit de doute est la marque de toutes les œuvres actuelles ; on ne veut pas se prononcer, on n'est ni pour ni contre. Dans le passé il en était autrement. « Au dix-huitième siècle, ajoute M. Jaurès, c'était ou l'affirmation ou la négation ; sous la Révolution, on était pour l'ancien régime ou pour les nouveautés ; il n y avait pas de milieu. » Même spectacle dans l'ordre littéraire : « Quand la révolution romantique éclate, on est pour les classiques ou pour les romantiques ; on prend parti et les deux camps sont nettement opposés. Sous le second empire, on est pour le gouvernement ou contre lui. Mais aujourd'hui on ne se décide point d'une manière aussi nette. La génération présente n'ose ni affirmer ni nier : elle hésite. Et pourquoi hésite-t-elle ? C'est à cause de la complexité des problèmes qui sont aujourd'hui posés, et posés pour résolus. » On ne veut plus de formules tranchantes, brutales. Cependant le peuple devra accepter la vérité toute nue que lui apporte « la science positive .» « Mais il extraira de cette science positive tout l'idéal qu'elle comporte. » Car il faut un idéal. On voit tout de suite que M. Jaurès cherche la nouvelle chanson qui doit bercer la misère humaine, puisque l'autre a cessé de plaire. Par un saut brusque, M. Jaurès passe de ces régions de l'ideal dans le domaine des réalités tangibles et il en arrive à nous parler de la propriété collective, ce qui échauffe un peu son auditoire. « Quand il faudra, dit-il, arracher aux mains de quelques-uns la propriété individuelle, le peuple n'hésitera pas (ceci peut être vraisemblable !). Et cette propriété individuelle devenue une propriété collective, on verra alors l'activité individuelle augmenter (ceci est beau- coup moins sûr !) » Enfin ce sera le paradis... à moins que ce ne soit l'enfer. « Le peuple ira droit son chemin, conclut M. Jaurès. L'oeuvre d'Ibsen ne caressera pas seulement quelques raffinés ; c'est une œuvre profonde qui met en lumière un principe qui doit servir de base à la société : la justice.» » M. Jaurès croit que le peuple ira vers Ibsen. Pas tout le peuple, et nous pensons qu'il restera des auditeurs pour l'opérette. M. Paschal Grousset, qui assistait l'orateur, lui a adressé, dans une langue précise et claire, les compliments les plus flatteurs. Le talent oratoire de M. Jaurès est incontestable, en effet ; toutefois, il nous semble que le député socialiste a fait dire beaucoup de choses à Ibsen. Mais un commentateur adroit fait dire à un auteur tout ce qu'il veut. On connaît l'aphonisme « Donnez-moi quatre lignes d'un homme, et je le ferai pendre. » C'est ainsi qu'hier soir, Me Rondelet, un orateur de talent, a fait pendre Ibsen. - F. G. (...)