LITTÉRATURE VOYAGES ET POÉSIES LITTÉRATURE ET VOYAGES LITTÉRATURE, VOYAGES & POESIES PAR J.-J. AMPÈRE de l'Académie française i de l'Académie des Inscriptions 1 Littérature et Voyages. Esquisses du Nord. Littérature danoise. — France. — Ecosse et Angleterre.—Littérature allemande. Littératures slaves, Bohême. — Littérature Scandinave. Histoire comparée des langues. Edda et Sagas.—Mythologie scandinave. Des Scaldes. PARIS OIDIElf, LIBRAIRE-ÉDITEUR 55, quai des Augustins 1850 ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ 4 ESQUISSES DU NORD. 1 i. DE BERLIN A COPENHAGUE. But du voyage.—Prusse du Nord.—Culte de Napoléon en Allemagne. Passage en Suède. — Ile de Rugen. —Ystadt. — Moeurs suédoises.— Tegnér, - Manière de voyager. — Une ville du Nord par un grand vent.—C openhague. — Aspect. — Bombardement. - Gouvernement absolu. — Délégation des droits. — Université. — Littérature islandaise. — Savants danois. — Départ. Ue partis de Berlin le 7 juillet 1827, pour visiter la de, le Danemark , la Norvège. Je m'étais toujours senti entraîné vers ces pays, qui nous semblent si reculé. J'étais curieux de voir cette grande et mélancoggLe nature du Nord, de contempler, au sein de leurs déserts, ces Germains restés purs que reconnaitrait presque Tacite. Le peu que je connaissais de leurs chants populaires, de leurs sagas, de leur vieille myjpiogie, me faisait désirer d'en apprendre davantage.Je avais qu'il y avait là un monde nouveau pour la science et pour l'imagination, et c'est ce monde que j'allais chercher. Berlin a le désert à ses portes. On s'étonne de rencontrer au milieu des sables et des sapins cette ville régulière et monumentale ; on sent qu'une pensée despotique et militaire a planté là une capitale comme un camp. Avant Berlin commence réellement la nature du Nord. On entre sans transition dans cette zone de végétation qui couvre la Scandinavie et la Russie. Un jour, près de Halle, je m'étais endormi dans un pays qui ressemblait assez à la Brie; je m'éveillai au milieu d'un bois de sapins. Des sapins sur des montagnes, c'eût été comme la Suisse, l'Auvergne et le Dauphiné ; des sapins en plaine, dans une plaine de sable, c'était le Nord de l'Europe. Si je m'étais rendormi, et si j'avais fait huit cents lieues pendant mon sommeil, j'aurais retrouvé exactement la même nature en me réveillant sur les bords de l'Oby. Cette physionomie générale de la Prusse du Nord est variée çà et là par des espèces d'oasis fraîches et verdoyantes que forment de loin en loin des étangs dont les bords sont couverts de hêtres, d'aunes et de bouleaux. Tel est, par exemple, Tegel, illustré par le séjour et le nom des Humboldt, où l'on trouve, à quelques lieues de Berlin, une gracieuse anticipation de la Scandinavie méridionale. Là sont déjà ces lacs si fréquents dans la Zélande, ces lacs qu'on découvre tout à coup au milieu des arbres, et dont les contours vagues s'étendent comme au hasard sur un sol plat; là se déploient de vastes espaces d'eau qui se confondent avec de vastes espaces de verdure, et sur lesquels semblent flotter des forêts ; véritables lagunes du Nord, dont le caractère est si rêveur et si doux, et qui sont aux autres pays ce que ------------------------------------------------------------------------ certains jours tranquilles et tristes de l'automne sont aux autres jours de l'année. On ne trouve rien de pareil sur la route de Stralsund, que je suivais pour aller m'embarquer à Greifswald. A une lieue de Berlin, on quitte le pavé, et on s'enfonce, souvent sans chemin tracé, dans la solitude. Triste et singulier pays ! tantôt on parcourt des landes sablonneuses qui semblent des plages délaissées par la mer, tantôt on traverse de grands bois de sapins et de bouleaux gigantesques ; puis, par moment, on rencontre dans ce désert des champs de blé comme ceux de la Beauce, ou des prés comme ceux de la Normandie. Les rivières n'ont point de bords escarpés, point de lit véritable ; elles glissent indolemment sur le sable presque au niveau du sol ; nulle colline n'indique leur approche ; on les côtoie longtemps sans les apercevoir ; tout à coup on voit un mât s'élever au milieu des sapins, une voile blanchir à travers le feuillage. On est tout étonné de rencontrer çà et là des villages fort propres et présentant ce caractère tranquille d'un bien-être surtout moral, que les Allemands désignent par le mot heimlich. Souvent, loin de toute habitation , on trouve comme un petit jardin planté sur le bord de la route, quelques touffes de lis, des jonquilles, et au milieu un banc pour les voyageurs. Tout cela donne l'idée d'une certaine bienveillance naturelle et d'une imagination douce, commune dans les classes inférieures en Allemagne. Ces bonnes gens semblent tout honteux des tristes lieux qu'ils habitent ; on dirait qu'ils s'efforcent de les orner un peu, comme pour s'excuser auprès des étrangers de les recevoir dans un si vilain pays. J'avais pour compagnon de voyage, de Berlin à la mer, un capitaine prussien dont le sentiment dominant ------------------------------------------------------------------------ était un enthousiasme sans bornes pour Napoléon. Jamais enthousiasme ne fut plus désintéressé. A Bautzen , une balle le transperça de part en part, et il ne fut guéri que par miracle, après un an de souffrances, sans autre perspective que la mort. Le jour où il fut blessé, ses deux frères restèrent sur le champ de bataille, et son père , qui en apprenant tous ces malheurs à la fois, se crut sans enfants, mourut fou peu de temps après. Malgré tout cela et l'excellent cœur du capitaine de V***, Napoléon est un dieu pour lui. Du reste, cette admiration presque fanatique pour l'Empereur est générale en Allemagne1. Chose étrange! nulle part elle n'est plus vive qu'en Prusse, surtout dans l'armée. Un vaudeville de M. Holtay, dans lequel Napoléon traversait le théâtre, excita le plus vif transport, principalement parmi les officiers prussiens. Le roi en permit six représentations, après lesquelles la fermentation allant toujours croissant, la pièce ne put plus être jouée. Du reste, j'admirais sans cesse, en Allemagne, combien les étrangers prennent à cœur notre politique, et à quel point nos affaires sont les affaires de l'Europe. Un discours brillant de l'opposition, une séance orageuse de la chambre, agitent les cercles de lecture de toutes les petites villes de la Saxe ou de la Prusse. Dans telle principauté on est cent fois mieux au courant des événements qui se passent parmi nous que de ceux du pays, et chacun y a une opinion beaucoup moins vive sur la marche de son gouvernement que sur la marche du nôtre 2, J'allais franchir la Baltique, j'allais entrer en Suède ; j'éprouvais une joie véritable à penser que ce bateau 1 Ceci a été écrit en 1827. 2 Aujourd'hui l'Allemagne s'occupe aussi de ses propres affaires. ------------------------------------------------------------------------ à vapeur me porterait en douze heures sur la terre Scandinave. Nous partîmes le 18 vers quatre heures du soir par un temps superbe ; la Baltique était calme et azurée, on eût dit la Méditerranée. Nous vîmes le soleil se coucher derrière l'île de Rugen, dont nous suivîmes pendant plusieurs heures la côte blanche et abrupte creusée de golfes assez profonds, et couronnée d'arbres. L'île de Rugen jouit d'une certaine célébrité en Allemagne. C'est un échantillon et comme un poste avancé de la Scandinavie. On y trouve les lacs , les bois de hêtres et de sapins, les rivages à pic, les tertres funèbres que là le peuple appelle tombeaux des Huns (HuncnGrœber). Les Huns et Attila ont laissé presque partout une grande mémoire. En Suisse1, c'est souvent à Attila qu'on attribue les anciens éboulements des montagnes, les grands désordres de la nature, comme en France à César les restes de camps, de fortifications, et à Charlemagne les fondations religieuses. La destinée de certains noms est étrange ; ils restent ainsi parmi le peuple, qui leur rapporte ce dont il ignore l'origine. C'est ce qui est arrivé à Salomon et à Alexandre en Orient. Ainsi c'est Virgile qui a tout fait aux environs de Naples, où il a laissé la réputation d'un savant magicien. L'île de Rugen est un des points où le christianisme s'est le plus tard introduit. Il ne s'y établit définitivement que sous Valdemar 1P1, au xne siècle. A cette époque, l'île de Rugen était habitée par une population slave d'origine, dont le principal dieu s'appelait Svanowit, et qui s'était rendue redoutable par son intrépidité et ses pirateries. Elle fut écrasée, après une défense 1 En allant d'Unterseen à Lauterbrunnen, on voit sur la gauche des rochers à pic qu'on appelle les hastious d'Attila. ------------------------------------------------------------------------ aeharnée, par les Danois et les Poméraniens réunis. L'amiral de la flotte victorieuse était le célèbre archevêque Absalon ; car chez les peuples scandinaves, dont la mer est l'élément, les prélats étaient hommes de mer, comme ailleurs ils étaient hommes d'armes. Voici un fait singulier qui montre comment les institutions se perpétuent, même quand le but qui leur avait donné naissance a changé. Ce sont les terres assignées primitivement aux prêtres du dieu Svanowit, qui, après avoir été plus tard converties en prébendes catholiques , sont annexées maintenant aux quatre paroisses protestantes de l'île, et en forment encore aujourd'hui le revenu ecclésiastique. Il est assez piquant et assez rare d'être subitement et complétement dépaysé. J'eus ce plaisir. Je m'étais endormi au commencement de la nuit d'un sommeil profond. Vers six heures du matin, on vint me tirer par le bras et me dire : « Vous êtes en Suède ! » Je m'élançai sur ce rivage nouveau ; tout avait changé. C'était une autre nature, une autre langue, d'autres hommes ! J'avais devant les yeux le spectacle neuf pour moi d'une ville suédoise avec ses maisons de bois peintes de diverses couleurs. Le costume des paysans, la race de leurs chevaux, la forme de leurs charrettes, tout était différent de ce que je voyais la veille. Un sommeil de quelques heures me séparait de l'Allemagne, et déjà elle fuyait loin de moi. Le ciel, hier si bleu, était pâle et terne, le temps me paraissait refroidi, peut-être par l'envie que j'avais de me sentir en Suède. Je ne sais, mais il est certain que la Baltique me semblait tout autrement sauvage et triste depuis que je la contemplais du nord. Les premières figures que j'aperçus furent celles de trois matelots dont les cheveux blonds, les yeux d'un ------------------------------------------------------------------------ bleu clair, la peau blanche, la charpente massive, les gestes lents et tout d'une pièce , le flegme impassible , m'offraient à mon arrivée un échantillon frappant du type Scandinave. Ils portèrent mes effets à l'auberge, et fixèrent leur rétribution à quinze schellings. Cette prétention était bien modeste, un schelling suédois valant un peu moins d'un sou ; mais moi, qui n'étais pas au courant de la valeur de la monnaie dans le pays, et qui avais le schelling anglais en tête, je trouvai la demande exorbitante, et commençai par me tacher. Comme je me fàchais en allemand, ils ne comprenaient rien à ma colère, me laissaient dire, et renouvelaient paisiblement leur réclamation. Enfin un domestique de place, qui savait quelque peu d'allemand, et, faute de mieux, servait d'interprète, mit fin à ce malentendu. Ils ne parurent point triompher d'avoir raison, reçurent ce qu'ils avaient demandé, et se retirèrent tranquillement, comme s'il n'y avait pas eu de contestation entre nous. Les maisons suédoises ont un air de propreté et de simplicité qui charme. D'après un usage universel en Suède, et qui, au sein des villes, donne l'idée d'une certaine élégance alpestre, le plancher est semé de feuilles de sapin qui exhalent une odeur salubre et douce. Je commençai à faire connaissance avec les habitudes de la table suédoise , avec le kncickabrod, espèce de pain assez semblable au biscuit, et auquel je m'accoutumai sans peine ; et avec l'antique coutume du siuppe, sorte de petite collation préparatoire composée de beurre, de viande salée, d'eau-de-vie, que l'on sert sur un buffet, et que l'on prend debout avant le repas pour se mettre en appétit. Un Suédois ne pourrait dîner ni déjeuner sans cette formalité préliminaire. Dans la salle à manger de mon auberge, je vis le portrait d'Isaïe Tegnér, qui est maintenant le premier poëte ------------------------------------------------------------------------ de la Suède1, et serait un des plus célèbres de l'Europe, si l'intelligence de sa langue était plus répandue. Son beau poëme de Frithiof, dont le fond est emprunté à une ancienne légende Scandinave, a excité dans sa patrie un enthousiasme universel. C'est le produit le plus remarquable de la réforme littéraire qui a eu lieu en Suède, à la suite de la dernière révolution politique2. Cette réforme a substitué à l'imitation contre nature des modèles français, une poésie indépendante qui puise aux sources vivantes des traditions nationales. Le mou-* vement poétique moderne a commencé dans le midi de l'Europe. Sorti de la Provence, de l'Italie, de ,I'Es-J pagne, il a passé en France et en Angleterre. L'Al-,I, lemagne a eu son tour, maintenant c'est celui du Nord. i Venue la dernière, sa poésie n'a pas encore eu le temps de vieillir, il reste par conséquent quelque chose à en attendre. Je ne m'arrêtai que peu d'heures à Ystadt, où j'avais débarqué, et me mis bravement en route pour Malmoë, d'où je voulais passer à Copenhague, seul de ma personne , ne sachant pas encore la langue du pays et ne connaissant rien au papier-monnaie suédois, dont on avait rempli mes poches à Greifswald. C'est dans ce trajet que je me servis pour la première fois des charrettes de poste, unique moyen de transport en Suède et en Norvége pour les voyageurs qui n'ont pas de voiture. La forme de ces charrettes et le degré d'incommodité qu'elles présentent varient suivant les provinces. Ayant fait environ huit cents lieues en Scandinavie, au moyen de cette sorte de véhicule, j'en ai pu comparer la forme et le cahotement dans toutes leurs modifications. Je La Suède a perdu Tegnér, 2 Voyez plus loin ma visite à Upsal, ------------------------------------------------------------------------ déclare les charrettes de Suède infiniment plus tolérables que celles de Norvège ; il y a la même différence qu'entre un char à foin et un tombereau à fumier. Sur cette charrette est placé un banc, rarement suspendu, sur lequel l'on s'assied à côté du paysan qui conduit. Souvent on vous confie à un enfant, quelquefois c'est une femme qui sert de postillon. Un cheval de poste revient, en Suède, à cinq sous la lieue, de sorte qu'on peut faire cent lieues pour un louis. On va très-vite; les routes sont bien entretenues, et faciles à entretenir par la nature du sol, qui presque toujours a du granit pour base, et surtout par l'absence de ces lourds attelages, le fléau de nos routes, qu'ils labourent de si épouvantables ornières. Les chevaux, accoutumés à leur pays, et d'une nature toute particulière, font ce que d'autres ne fe.raient pas impunément. Leur habitude est de trotter à la montée et de galoper à la descente. Au reste, il faut bien s'y prendre ainsi pour avancer dans un pays comme la Suède, où les bancs de granit, qui traversent la route à tous les pas, la font onduler perpétuellement. La première fois qu'une de ces petites collines se présenta sur notre chemin, j'entendis le paysan adresser une interjection à ses chevaux. Je crus qu'il voulait modérer leur course, ce qu'il faisait était pour l'accélérer au commencement de la montée. Je m'accoutumai bientôt à cette méthode qui me convenait fort, et j'éprouvais un vrai plaisir à me trouver ainsi à l'air libre, par un temps doux, seul dans un pays inconnu, tantôt emporté rapidement, tantôt précipité plus rapidement encore, le long du rivage au milieu des bouffées du vent de mer et au bruit I étourdissant des vagues. L'impossibilité absolue où j'étais de me faire comprendre, n'eut pour moi aucun résultat désagréable, et ne me causa nul embarras. Quand j'arrivais aux relais, ------------------------------------------------------------------------ on voyait bien qu'il me fallait des chevaux ; on transportait mes effets sur la nouvelle charrette sans que j'eusse besoin de faire le moindre signe. Pour payer, je tirais de ma poche le paquet sale et déchiré qui contenait toute ma fortune ; on prenait, on changeait, on remettait, tout à fait à discrétion. Je laissais faire, n'ayant point d'opinion sur la valeur de ces chiffons. Ce qui restait, je le remettais dans mon portefeuille. Je me suis informé de ce que j'avais dû payer; on ne m'avait pas fait tort d'un schelling. Il y a peu de pays où l'on puisse se confier à la probité des classes inférieures autant qu'en Scandinavie. Comme il n'existe en Suède ni voitures publiques ni roulages, quand on veut envoyer une somme à une grande distance, on n'a guère d'autres moyens que de la remettre à un paysan qui la transporte au prochain relais, de celui-ci elle va au suivant, et passe ainsi de main en main jusqu'au lieu de sa destination. J'arrivai le soir à Malmoë ; le lendemain, en me levant, je vis Copenhague de l'autre côté du Sund, mais je ne pouvais franchir le détroit ; un vent terrible et contraire régnait ; à tout instant on m'annonçait qu'il allait changer ; je restai trois jours à attendre ce changement. J'allais sans cesse regarder cette triste mer, où pas une voile ne se montrait, et les grandes traînées d'écume qui sillonnaient son étendue déserte. J'aimais à marcher dans les rues de Malmoë, bordées de maisons basses, égales, semblables à de longues files de chalets. Rien ne donne mieux une idée de la vie renfermée du Nord, que de parcourir une ville maritime de Suède par un grand vent, tandis que chacun se tient renfermé chez soi, comme on demeure à fond de cale durant une tempête. Pendant les trois jours que j'ai passés à Malmoë, ------------------------------------------------------------------------ je n'ai rencontré que des matelots ou des charretiers. Le vent produisait là le même effet que les chaleurs à Naples; la ville semblait inhabitée; mais dans le Midi, à quelques moments près, la vie est en dehors, dans les rues, sous le ciel, au rivage ; et les heures de réclusion de la journée sont bien compensées par les veilles bruyantes de la nuit. Dans le Nord, au contraire, tout est organisé pour la vie intérieure. Comme on ne peut compter sur la nature, il faut bien s'arranger de manière à se passer d'elle. Aussi chacune de ces petites maisons d'où ne sortait personne, me donnait l'idée d'une existence commode et confortable; en effet, je voyais à toutes les habitations, même à des cabanes de pêcheurs et de mariniers, des carreaux de vitre bien nets, derrière lesquels se montrait toujours ce rideau blanc à franges qui décore toute fenêtre suédoise. J'apercevais aussi à l'intérieur des espèces d'écrans, d'un élégant travail, tissus et brodés en paille, et des pots de fleurs. Enfin le vent me permit de passer le Sund ; et après avoir eu l'ennui de courir des bordées pendant huit heures au lieu de faire le trajet en deux ou trois, j'arrivai par un beau soleil à Copenhague. Copenhague se présente à fleur d'eau : c'est une ville régulière, qui a de belles rues, de belles maisons, de grandes places, et rappelle un peu Berlin. Ce qui frappe d'abord à Copenhague, ce sont les traits d'une splendeur déchue. Ce port immense, maintenant presque vide, cet arsenal aujourd'hui silencieux, étaient autrefois le théâtre d'une vaste activité maritime ; mais les Anglais, toujours jaloux de ce genre de puissance, ont porté au Danemark un coup dont il ne se relèvera peut-être jamais. Ce fut une grande indignité que le bombardement de Copenhague j en 1807. Les Anglais craignaient, sans ------------------------------------------------------------------------ raison à ce qu'il paraît1, que les Danois ne fussent entrés \ dans l'alliance franco-russe, et ils prévinrent ce danger imaginaire par un crime de lèse-civilisation. Une capitale fut bombardée sans que la guerre eût été déclarée. La sécurité était si grande que, la veille encore , les vaisseaux anglais s'approvisionnaient sur la côte de Danemark, et les habitants s'applaudissaient d'un événement qui était une occasion de gain pour eux. Tout à coup, pendant que l'armée danoise était en Holstein, les Anglais attaquent Copenhague par terre et par mer. Cinq mille hommes seulement, formés en partie de milices (landvern) , secondés par le courage des bourgeois et des étudiants, résistèrent pendant trois jours. Quélle situation pour la population d'une grande ville! voir ainsi en pleine paix fondre sur soi tout à coup les fléaux de la guerre la plus cruelle ! On rapporte des mots aussi atroces que l'action même. Des femmes ayant demandé la permission de sortir de la ville, on la leur refusa en les exhortant ironiquement à employer leur influence sur ceux qu'elles aimaient pour les engager à se rendre. Aujourd'hui, on rencontre à Copenhague des traces encore subsistantes de cette calamité. Un des premiers objets qu'on aperçoit en y entrant, est une église dont les décombres blancs ne portent point l'empreinte de la vétusté. C'est le bombardement qui l'a renversée. Rien n'est si triste que des ruines toutes fraîches, pour ainsi dire, et toutes neuves. Ce n'est point à Copenhague qu'il faut chercher le typr, Scandinave dans sa pureté. Le commerce, autrefois si étendu de cette ville, en mettant sa population en contact avec tous les peuples, a dû y introduire bien des 1 Voy. le huitième volume de la belle Histoire du Consulat et de l'Empire de M. Thiers. ------------------------------------------------------------------------ mélanges. Aussi rencontre-t-on, à chaque pas, des traits qui ne sont pas du Nord; des yeux noirs; des cheveux noirs qui viennent d'ailleurs, peut-être des GrandesIndes. En général, le Danemark est parmi les États scaIldinaves, celui qui l'est le moins. On le conçoit : le Danemark est la porte de la Scandinavie, son lien avec l'Allemagne. Le duché de Holstein, le plus grand fief de la couronne, a, durant des siècles, relevé de l'Empire. Depuis 1460, une famille allemande (Oldenbourg) règne sur le Danemark, et on a eu dans ce pays l'exemple de rois qui n'en connaissaient pas la langue. Cependant en dépit, et peut-être à cause de ces points de contact, il y a en Danemark une sorte d'antipathie pour les Allemands; et ce qui doit nous paraître assez singulier, l'espèce d'injure qu'on leur adresse (lVindbeutet) exprime à peu près l'idée que nous nous faisons d'un Gascon. Je craindrais de juger une ville dans laquelle je ne me suis pas arrêté longtemps ; mais il me semble que ce qui fait le caractère de Copenhague, c'est précisément l'absence d'un caractère bien déterminé. Sa physionomie est de n'en pas avoir, et vraiment c'est quelque chose de piquant et d'original à sa manière, que cette fusion de mœurs allemandes, anglaises et françaises, qu'on retrouve partout. Il n'est peut-être aucune ville où l'usage des langues étrangères soit aussi répandu. Il est très-ordinaire d'entendre autour de soi, dans un salon, causer à la fois en anglais, en allemand, en français et en danois. Ces dialogues polyglottes m'étourdissaient d'abord ; mais on finit par s'y accoutumer, et on en vient presque à trouver bien pauvre une conversation en une seule langue. On sait que le gouvernement du Danemark est le plus absolu despotisme. C'est un fait curieux à côté de la Suède constitutionnelle, de la Norvège presque républicaine. Il ------------------------------------------------------------------------ paraît du moins que ce despotisme pacifique est, entre les mains du monarque actuel, la plus douce des tyrannies. Un professeur danois, M. P***, qui se trouvait à Berlin , excita par ses discours et par des articles de journaux, quelque ombrage. Le gouvernement prussien, à cette époque, s'alarmait un peu facilement. On écrivit à Copenhague pour se plaindre de M. P*** ; le roi de Danemark se contenta de répondre : « Que .voulez-vous? il aura cru être chez lui. » ^ La délégation faite par le peuple danois de tous ses droits à Frédéric III, semble un fait monstrueux dans l'histoire de l'humanité, et fut cependant un événement fort naturel. Le peuple, opprimé par l'aristocratie, ne sacrifia pas grand'chose en abandonnant des droits dont il ne jouissait point; et, par cet abandon fictif, il contraignit ses ennemis à déposer une puissance dont ils l'accablaient. En un mot, jamais révolution ne fut plus populaire. Ce fut une véritable conspiration, qui eut besoin de toute l'adresse et de tout le courage de quelques bourgeois patriotes pour réussir. La noblesse était furieuse d'accorder son consentement à une mesure qui lui por- f tait un coup mortel, mais bien embarrassée pour se mon-J trer moins dévouée au roi que la bourgeoisie et le clergé. ! Enfin elle céda, et l'ivresse fut générale ; car pour la na- '1 tion cet asservissement était une délivrance. Si l'expédient était périlleux, du moins est-il certain qu'il a réussi. ] Depuis ce temps, les choses se sont passées à l'amiable et comme en famille, entre le roi et le peuple. Maintenant il suffit de la volonté d'un prince éclairé pour accorder au Danemark une constitution que son aristocratie ne lui aurait pas donnée i. Dans cet État absolu, l'instruction est encouragée à un 1 Cette prédiction s'wst réalisée# ------------------------------------------------------------------------ point dont devraient rougir certains gouvernements constitutionnels. Il y a maintenant plus de trois mille écoles lancastriennes en Danemark. Le seul reproche qu'on puisse adresser au pouvoir, c'est d'exercer une influence un peu tyrannique en faveur de cet enseignement. Il laisse bien une liberté complète en principe ; mais en fait, sa faveur ou sa défaveur dépendent souvent du parti qu'on prend à cet égard. Il faut avouer que c'est un assez excusable emploi du despotisme. Les universités sont à peu près sur le même pied que celles d'Allemagne. Le grand avantage de cet enseignement sur le nôtre me paraît être moins dans l'excellence des professeurs (nous sommes riches en ce genre), que dans la force des élèves. Le programme des connaissances exigées pour être admis à suivre le cours de l'université dans le Nord est effrayant. Je le répète, ce qui manque à la haute instruction publique en France, ce ne sont pas tant des maîtres que des élèves. Copenhague renferme douze sociétés savantes, plusieurs musées, trois bibliothèques publiques, diverses collections particulières, et un athénée dans lequel on trouve les journaux et les nouveautés les plus intéressantes, publiées dans les diverses langues de l'Europe. Ce qui paraît à Paris est, neuf jours après, sur la table de l'Athénée de Copenhague. La bibliothèque qui m'intéressait le plus, est celle de l'université ; car elle est surtout précieuse par la collection de manuscrits dans la vieille langue scandinave qu'elle possède. Ces manuscrits curieux ont presque tous été conservés en Islande, le foyer et le sanctuaire de l'ancienne poésie et de l'ancienne histoire du Nord. L'Islande appartient aujourd'hui au Danemark, et c'est à Copenhague qu'ont été successivement transportés presque tous les trésors littéraires dont elle avait gardé ------------------------------------------------------------------------ le dépôt. C'est donc à Copenhague qu'il faut aller maintenant chercher l'Islande. Ces trésors n'ont point été stériles. Quelques hommes d'un rare mérite se sont voués à leur étude, et cette étude a ici un intérêt tout national. Les savants de Copenhague mettent une sorte de patriotisme dans ces recherches sur l'ancienne existence de leur pays. C'est le même enthousiasme qui inspire M. OElenschlœger quand il en rajeunit les traditions poétiques. Je les vis, ces hommes doctes et excellents, les Nyerup, les Rask 1, les Rafn ; je trouvai chez eux cette bienveillance et cette cordialité à laquelle les savants allemands m'avaient accoutumé ; ils s'empressèrent de me guider dans mes recherches, et répondirent avec complaisance, même, à ce qu'il me semblait, avec plaisir, à toutes les questions de ma curiosité. Je me rappellerai toujours les longues et douces heures passées avec M. P.-E. Muller, soit à parcourir la ville, soit à errer sous ces magnifiques hêtres du Parc ( Diur-havel ) qui s'avancent jusqu'au bord de la mer. M. Muller est distingué à la fois comme théologien, comme humaniste, comme antiquaire. Ce n'est guère que sur les bords de la Baltique, de la Sprée ou du Rhin, qu'on peut trouver ces divers mérites réunis dans la même personne. Je doute qu'un de nos théologiens pût écrire le traité de M. Muller sur le siècle de Théodose , ou fût en état de mettre en lumière nos vieilles chroniques, moins difficiles à lire que les sagas islandaises. En outre, M. Muller est un des hommes dont la con- 1 Ces lignes ont été écrites en 1827; depuis, la science a perdu M. Rask, mort dans un âge encore peu avancé, et MM. Nyerup et Muller. ------------------------------------------------------------------------ versation est la plus spirituelle. Tantôt il m'ouvrait avec une aimable facilité les trésors de son érudition Scandinave, tantôt nous nous surprenions à parler de la France, qu'il a habitée; du monde, de Paris, qu'il connaît presque aussi bien que les exploits et les mœurs des héros norvégiens du xe siècle. J'avais entrevu Copenhague et ce qu'il renferme de plus distingué ; j'avais pris les directions dont j'avais besoin pour mes études. Je m'embarquai avec quelques amis1 sur le bateau à vapeur qui devait nous porter en Norvége. Jusqu'ici je n'avais fait que saluer, pour ainsi dire, le seuil de la Scandinavie ; j'allais m'enfoncer dans ses profondeurs. Nature sauvage et fière, mœurs patriarcales, hospitalité antique, lacs, cascades de deux mille pieds, glaciers au bord de la mer, poétiques souvenirs , traditions merveilleuses, olympe du Nord, voilà ce que j'allais chercher, à l'aide d'une machine à vapeur anglaise; et aussi les discussions républicaines du Storthing, les travaux prodigieux des mines, la cahute du Lapon, les aurores boréales, Christiania, Drontheim , Stockholm et Bernadotte. 1 Ces amis étaient M. Hœring qui, sous le nom populaire de Wilibald Alexis, jouit en Allemagne comme romancier d'une réputation méritée, M. de Goldsheim et feu M. Frédéric Stapfer, qui portait dignement un nom rendu si vénérable par un homme éminent, dont le souvenir est cher aux lettres et à la religion. Notre caravane s'augmenta plus tard de M. de Cramayel, aimable compatriote, qui par sa connaissance des langues et des habitudes scandinaves nous fut aussi précieux que par sa gaieté toute française. ------------------------------------------------------------------------ II. LA NORVÈGE. Départ de Copenhague. — Passage du Sund. — Nuit sur le Cattegat. — Gotha-Borg. — Aspect de la Suède. — Cascade de Troll-Hetta. — — Canal dans le granit. — Christiania. — La monarchie républicaine en Norvége. Politique, mœurs, culture intellectuelle. — Environs. — Mine d'argent de Kongs-Berg. — Charrette de poste. — Gulbranddale. — Effets de pluie et de brouillard dans les montagnes. — Le gaard, habitation norvégienne.— Airs nationaux; leur caractère.— Tristesse du Nord. — Pensée de Naples. Nous partîmes de Copenhague sur un magnifique bâtiment à vapeur norvégien qui devait nous transporter en trente-six heures à Christiania. L'établissement de ces communications rapides et régulières a considérablement rapproché la Norvége du reste de l'Europe. Un navire à vapeur propre, lustré, paré comme une maison hollandaise , commode et confortable comme une auberge anglaise, vous prend à Amsterdam, et, pour quelques cinquante francs, vous porte en quarante-huit heures à Lubeck ; aller de Lubeck à Hambourg est l'affaire d'une demi-journée ; un second bateau à vapeur fait en vingtquatre heures le trajet de Hambourg à Copenhague. A Copenhague, on monte, comme nous fîmes, sur le ------------------------------------------------------------------------ Prince Karl, qui, une fois la semaine, à jour et heure fixes, part pour Christiania. Enfin, à Christiania, sous la latitude de Pétersbourg, on trouve d'autres bateaux à vapeur, et on avance avec eux cent lieues plus au nord jusqu'à Bergen. Là on est en beau chemin pour pousser jusqu'en Laponie. Ainsi, un voyage au bout du monde n'est guère qu'une promenade par le coche. Le Prince Karl partit le 26 juillet, vers cinq heures du soir. Tant que nous fûmes dans le Sund, la mer était assez calme, et on jouissait sans trouble du plaisir de courir rapidement entre la côte boisée de Zélande et la côte rocailleuse de Suède. Nous découvrîmes à notre droite la petite île de Hven, où s'élevait la tour qui servit d'observatoire à Tycho Brae. Dans cette tour solitaire, sur cet écueil de la Baltique , un grand seigneur suédois vint s'enfermer durant vingt années et livra le ciel agrandi par ses patientes observations au génie et aux lois de Kepler. L'on sort du Sund à Elseneur, qu'habite le souvenir d'Hamlet. Là, le détroit a si peu de largeur, qu'il semble clos : c'est la porte de la Baltique ; par cette porte étroite passent dans une année jusqu'à treize mille navires. On a laissé au Danemark le péage du Sund, qui forme la meilleure part de son revenu. La rencontre et le mélange des vaisseaux qui s'approchent ou s'éloignent, qui se rencontrent ou se fuient, produit en ce lieu un ravissant spectacle. A peine hors du Sund , nous sentîmes les vagues do Cattegat, bras de mer par lequel le détroit communique avec l'océan du Nord, et où cet océan s'engouffre et se soulève avec fureur. La nuit vint orageuse; tous les passagers étaient malades et gisants çà et là. Pour moi je n'oublierai jamais cette nuit du Cattegat que je passai tout entière sur le ------------------------------------------------------------------------ pont, couché sous un banc, à l'endroit où j'étais tombé. Le ciel n'était pas couvert, on y voyait seulement courir de petits nuages blancs cuivrés sur les bords. Le vent sifflait dans les cordages sans voile , avec un bruit assez semblable au cri d'un oiseau, pendant que des chiens qui étaient à bord hurlaient d'une manière lugubre. Je comptais une à une les secousses intérieures que le mouvement de la machine imprimait au bâtiment, et qui semblaient des convulsions toujours sur le point de le briser. Si j'avais été en état de penser à quelque chose, j'aurais admiré cette puissante machine qui me portait, ce navire qui marchait contre le vent, heurtant de front les vagues et les fendant. La flotte russe qui allait à Navarin partager la gloire libératrice de notre pavillon était sortie la veille du détroit. Ces grands vaisseaux de guerre que j'avais contemplés avec admiration ne purent tenir la mer, et rentrèrent dans le Sund. Nous passâmes à travers l'escadre : c'était merveille de voir notre bâtiment, si petit en comparaison , poursuivre son chemin en dépit de la tempête qui forçait ces géants à reculer. C'était un beau triomphe et comme une bravade de la science : de nos jours, la science a maîtrisé la nature jusqu'à l'insulter. Vers le soir le vent faiblit ; fatigués de la mer, nous ne voulûmes pas nous exposer à une nuit telle que la précédente , nous débarquâmes à Gotha-Borg, sur la côte de Suède, à moitié route environ de Christiania. Me voilà donc en Suède une seconde fois, en traversant une portion pour atteindre la Norvége, comme j'en avais entamé une extrémité pour gagner le Danemark. Quelle douceur, après avoir été ballotté par les vagues du Cattegat, de se reposer dans le bassin solitaire que forme l'embouchure de la Gotha ! De grands rochers le dominent, un profond calme y règne. La vague lueur ------------------------------------------------------------------------ du crépuscule, au sein de laquelle nous. remontions lentement le lit du fleuve, nous donnait un sentiment encore plus profond et plus suave de la tranquillité qui nous environnait; il était dix heures et demie du soir, et il faisait grand jour. Ce fut un moment bien frappant que celui où, au fond de ce golfe , entouré d'écueils déserts qui me donnaient l'idée d'une baie de la Nouvelle-Hollande, parut une ville composée de maisons blanches, hautes, régulières, et s'élevant sur les deux bords de la Gotha, qui lui donne son nom. Le lendemain je montai sur la tour de la cathédrale pour saisir l'ensemble de cette belle ville de Gotha-Borg, dont le premier aspect promettait tant. Quel mécompte ! cette ville était une rue. Du côté opposé à la mer s'étend une plaine aride, que percent çà et là des rochers de granit peu élevés ; il semble que les écueils de la côte se prolongent et se continuent dans l'intérieur des terres. Nous avions devant les yeux un des aspects malheureusement les plus fréquents de Suède. Une grande partie de ce pays n'est pas très-pittoresque. Il s'en faut que sous ce rapport la Suède, au moins dans le sud, égale la Norvége. Trop souvent on n'y rencontre point d'autre élévation que des coupoles arrondies de granit, d'un aspect insignifiant et monotone. On dirait des sommets de montagnes sortant de terre. Imaginez les Alpes dont on aurait comblé les vallées, et dont les dos seuls seraient saillants. Point de glaciers, mais pour dédommagement la mer qui vient vous surprendre au sein de cette nature alpestre, quand on pourrait facilement se croire à huit mille pieds au- dessus d'elle. Nous partîmes de Gotha-Borg avec le projet d'arriver le soir à la cascade de Troll-Hetta. Ce mot veut dire la 1 bruyère des sorciers. Là, selon la tradition , se rassem- ------------------------------------------------------------------------ blaient ces êtres malfaisants, sous l'odieux nom desquels elle a caché, en les flétrissant, les peuples indigènes de la Scandinavie ; ces Finnois, Telchines du Nord, races industrieuses et extatiques, dont les Lapons sont un débris altéré. En s'éloignant de Gotha-Borg, le paysage s'embellit. Ici nous dîmes adieu au hêtre : le cours de la Gotha est la limite septentrionale de ce bel arbre, parure du nord tempéré. Bien que déjà nous fussions à la fin de juillet, nous vîmes les deux crépuscules se toucher. Je reconnaissais encore très-bien dans le ciel le point faiblement éclairé qui m'indiquait dans quelle direction se trouvait le soleil au-dessous de l'horizon ; quand à côté de cette dernière lueur je vis poindre la première clarté de l'aube. Cette nuit-là, il n'y eut véritablement pas de nuit pour nous. Par suite de divers retards, nous n'arrivâmes à TrollHetta qu'à trois heures du matin. Accablé de sommeil, engourdi de froid, dérouté par cette absence inaccoutumée de ténèbres, j'éprouvai des sensations étranges en me voyant emporter au milieu du brouillard à travers des solitudes qui fuyaient, en entendant nos cha-" riots se précipiter rapidement sur des pentes de granit. Passant du rêve à la rêverie, ces deux états m'offraient tour à tour les images des êtres fantastiques qui avaient donné leurs noms aux lieux qui m'entouraient. Quand mes yeux souvent fermés se rouvraient, je me souviens | qu'ils rencontraient un grand cheval noir entraînant avec une incroyable vitesse son léger attelage, et sur lequel était juché un enfant qui semblait un nain suspendu à sa crinière. Je croyais rêver encore. Enfin nous arrivâmes à la cascade de Troll-Hetta. Une brume jaune étendue sur tous les objets laissait entrevoir que le soleil était levé. Dans cette brume se mouvaient quelques ------------------------------------------------------------------------ hommes; on y distinguait deux ou trois cahuttes sur des rochers, et une barque qui paraissait échouée. La cascade de Troll-Hetta est une des plus célèbres dans un pays où il y a tant de cascades; d'autres m'ont plu bien davantage. Ce qui me gâtait surtout celle-ci, c'était le prosaïque accident qui depuis m'attrista souvent en présence des plus belles chutes d'eau de la Suède et de la Norvège : je veux parler de ces collines de sciures de bois qui les dominent en général de leurs sommets peu poétiques. L'utile est bien rarement camarade du beau, et l'utile veut qu'à une belle cascade soit presque toujours accolée une scierie belle aussi à sa manière, mais d'une tout autre beauté. Le canal de la Gotha, près de Troll-Hetta, offre l'exemple rare d'un grand but d'utilité accompli, qui produit en même temps un effet puissant sur l'imagination ; il a fallu détourner un bras de la rivière au-dessus de sa chute, et lui frayer, dans un espace d'une demi-lieue, un chemin à travers le granit. Ce qui frappe le plus, ce sont les huit écluses qui servent à élever les bàtiments du niveau inférieur de la Gotha au niveau du bras qu'on a détaché de sa partie supérieure. Elles sont toutes creusées dans le roc vif. C'est un singulier spectacle pour un homme perdu au milieu des rochers et des sapins, et qui pourrait se croire au sommet des Alpes, de voir tout à coup des navires monter vers lui, d'étage en étage, entre deux murs et par huit échelons de granit 1. Un bras de mer étroit sépare la Suède de la Norvége. Après l'avoir traversé, nous ne nous aperçûmes d'abord Ce canal fait partie de la ligne de canalisation achevée sous Bernadette, qui, au moyen des grands lacs du centre, réunit la mer du -NiDrd au golfe de Bothni*. ------------------------------------------------------------------------ de notre entrée en Norvége que par l'augmentation du prix des voitures avec un redoublement d'incommodités. Le pays reste le même : constamment solitaire, tantôt sauvage, tantôt cultivé, sans physionomie bien frappante jusqu'à Christiania. On éprouve un véritable ravissement, quand, après avoir employé plusieurs jours à parcourir ces solitudes, on découvre, tout à coup, à ses pieds, la ville de Christiania dans une position admirable ; au-dessus d'elle s'élève une grande pente verte semée de maisons de campagne, à la manière des beaux environs de Genève ; derrière sont de hautes montagnes, et du côté opposé, la ville est bordée par la mer. Quand nous arrivâmes au sommet de l'Egger-Berg, le soleil se couchait dans une vapeur grisâtre et légère. Les montagnes du fond étaient sombres, l'aspect du pays calme, la mer immobile. Cette grande étendue était muette, aucun mouvement dans le port, on voyait seulement une petite barque rentrer à l'approche de la nuit. Ce point de vue est un des plus beaux de l'univers. Regardez-vous du côté de la mer ? les formes arrondies de la plage, la mollesse des contours, les longs promontoires , doucement abaissés, permettraient de penser à Naples, si un autre soleil les éclairait. Il faut avouer que c'est une chose étrange et belle à voir, que le golfe de Baia baignant les montagnes du canton d'Uri. En général, on se plaint de n'avoir pas une idée vraie de l'immensité de la mer, parce que rien n'offre à l'œil un point de comparaison pour mesurer son étendue ; mais ici cette foule d'accidents que produisent les anfractuosités du golfe, les pointes, les langues de terre, les récifs dont il est semé, rendent l'immensité sensible et l'agrandissent en la divisant. De là résulte une prodigieuse variété d'aspects. En sui- ------------------------------------------------------------------------ vant le rivage, tantôt vous croyez côtoyer un fleuve qui coule au pied des sapins; tantôt s'arrondit un bassin presque entièrement entouré de rochers ; plus loin s'ouvre une soudaine échappée de vue entre de hauts écueils, ou bien un grand cap comme un mur à pic semble clore un lac tranquille ; mais sortant tout à coup de derrière ce promontoire, un vaisseau à trois mâts vient vous apprendre que ce lac est la mer, que ces eaux si calmes sont des vagues perdues du grand Océan du Nord, qui ont bondi dans le Cattegat, et qui, de secousses en secousses, sont venues mourir sur ces plages lointaines et silencieuses. La ville elle-même est sans monuments et sans caractère; une partie est neuve, blanche, régulièrement bâtie , percée de rues symétriques qui se coupent à angle droit, et doit ressembler aux nouveaux quartiers de certaines cités des États-Unis. C'est là qu'habitent les gros négociants et les employés. Une autre partie, occupée par le petit commerce, a une physionomie beaucoup moins régulière , mais beaucoup plus animée. Enfin, à l'extrémité nord de la ville, sont trois faubourgs composés du rebut de la population, ou plutôt d'une sorte de plèbe étrangère, comme celle de Rome, selon Niebuhr, à la population indigène. On donne à ces trois faubourgs les noms expressifs d'Alger, Maroc et Tripoli. Quel dommage que, dans sa ravissante position, au sein de cette douce et belle nature qui l'environne, et à laquelle va si bien son nom qui sonne à l'italienne, Christiania n'ait pas un monument! Si elle s'agrandissait avec le temps, si elle gravissait la montagne qui la domine, si elle couvrait de villas les coteaux qui la cernent, r ce serait la Naples du Nord, et une Naples libre. En effet, s'il y a un pays où la forme du gouvernement ; soit une monarchie républicaine, c'est la Norvége : là, ------------------------------------------------------------------------ nulle aristocratie, une égalité absolue entre les citoyens,l Les lois sont votées par une assemblée unique, ouverte^ à la plus mince propriété : c'est le grand conseil storthing, véritable souverain qui a l'initiative, la sanction le veto, c'est-à-dire tout le pouvoir législatif. Que reste-t-il au roi ? Presque rien ; il n'a que le* veto suspensif : si le storthing propose trois fois une, mesure, et que le roi la rejette chaque fois, après ces trois rejets elle a force de loi. D'autre part, si le stor-, thing a repoussé trois fois une mesure désirée par le roi, la mesure est décidément rejetée. C'est ce qui est! arrivé au sujet de la noblesse héréditaire, que le roi voulait introduire en Norvège ; après trois refus du storthing , il a fallu y renoncer. Le droit d'initiative du roi n'est guère mieux traité que son droit de sanction. Les propositions royales attendent leur tour d'inscription, et quand il est venu, le storthing peut les négliger. Il est vrai que le roi a le droit de dissoudre le storthing ordinaire, et de convoquer une session extraordinaire, qui ne s'occupe que de sa proposition ; mais, dans ce cas même, il n'y a pas d'orateur du gouvernement chargé de la soutenir. On peut trouver que l'équilibre manque à une telle constitution ; à quoi les Norvégiens répondent, d'abord qu'ils sont fort heureux, et en outre que le chef de l'État étant le roi de Suède, ils ont dû se réserver plus de garanties contre un souverain étranger. Ce qu'il y a de sûr, c'est que nul pays en Europe ne possède un gouvernement plus semblable à celui des États-Unis. L'élection a deux degrés : tous les possesseurs de terres, ce qui forme la masse presque entière de la population, composée surtout de paysans, se rassemblent dans les églises, et nomment les électeurs; ceuxci choisissent à leur tour les membres du storthing ------------------------------------------------------------------------ dans leur propre sein et parmi ceux qui les ont nommés. Les sessions ont lieu tous les trois ans ; chacune doit durer au moins trois mois, et quand le roi la porte à six, les députés reçoivent une indemnité. Cet .usage est tout à fait dans les mœurs démocratiques du pays. Nous nous trouvions à Christiania, précisément pendant une session. Nous fûmes curieux d'assister à une séance du storthing ; ainsi s'appelait cette ancienne assemblée des peuples Scandinaves, type de nos champs de mai, où les guerriers se réunissaient une ou deux fois l'an, sous le ciel, tantôt dans une vaste plaine, tantôt sur une montagne; en Islande, sur le rocher volcanique de Thing-valla. Le storthing, que nous avions sous les yeux, était plus modeste : dans une petite salle très-simplement décorée, soixante membres environ délibéraient. Ils étaient vêtus de noir; un seul réjouissait l'œil et le cœur par son costume pittoresque et national : le législateur avait conservé l'habit du paysan. Dans la galerie ouverte au public, un matelot presque en chemise, tenant respectueusement son bonnet , paraissait suivre la discussion avec un intérêt religieux. Ces deux hommes représentaient, l'un au sein, l'autre en dehors de l'assemblée législative, la participation des classes inférieures aux affaires, participation certes bien légitime dans un pays où tout le monde sait lire. Je ne pouvais pas encore comprendte bien distinctement les orateurs ; mais mon oreille était frappée du retour fréquent de ce mot grund-lov (loi fondamentale), toujours prononcé avec une accentuation énergique. Cet appel réitéré à la constitution du pays était la base du débat. Le ton de la discussion paraissait excellent, ------------------------------------------------------------------------ et, bien que vif, mesuré. Les formes parlementaires anglaises étaient observées rigoureusement : chaque député parlait debout, de sa place, en s'adressant au président. J'étais émerveillé et vraiment édifié de trouver, aux extrémités de l'Europe, un peuple si avancé dans les habitudes constitutionnelles, encore toutes nouvelles pour lui, surtout quand je réfléchissais qu'il n'avait eu, durant plusieurs siècles, pour s'y préparer, que le régime très-paternel, il est vrai, mais entièrement despotique des baillis danois, gouvernant la Norvége au nom d'un souverain étranger et absolu. La liberté porte avec elle ses enseignements, et qui l'aime d'un amour sincère, sait bientôt la pratiquer. f Malgré leur émancipation de la couronne de Danemark, les Norvégiens sont encore Danois sous beaucoup de rapports. Les mœurs de Christiania sont, à peu de chose près, celles de Copenhague. On trouve dans les deux villes le même mélange d'habitudes et de langues étrangères. Le danois est l'idiome du pays, et l'existence du norvégien est une prétention nationale. Le norvégien imprimé est du danois ; la prononciation le dénature un peu. Dans l'intérieur, et surtout dans le nord de la Norvége, on parle différents dialectes qui se rapprochent plus du suédois, uniquement parce que l'ancien langage de la Scandinavie, père des idiomes qui s'y parlent aujourd'hui, s'est moins altéré dans ces vallées et en Suède qu'en Danemark. Deux enfants qui ressemblent plus à leur père que le reste de la famille, se ressemblent aussi davantage entre eux. La Norvége a ses chants populaires, comme le Danemark et la Suède; mais un bien petit nombre a été recueilli. A cela près, jusqu'à son affranchissement, sa littérature se confondait avec la littérature danoise, dont elle peut revendiquer pour elle le plus bel ornement : ------------------------------------------------------------------------ Holberg, le second comique de l'Europe, le Molière danois, était Norvégien. Depuis l'établissement de la constitution, l'indépendance et la liberté politique ont produit en Norvége, comme il arrive toujours, un commencement de littérature nationale. On cite déjà quelques noms, Biergaard, Schwach, Hansen; leurs principales productions sont des chansons à boire ou des chants patriotiques. Je demandais à un négociant, homme fort simple, si les Norvégiens avaient de ces chants avant l'époque de la constitution : « Alors, me répondit-il avec orgueil, nous n'étions pas un peuple. Il Un autre négociant a proposé un prix pour le meilleur chant national ; c'est M. Biergaard qui l'a remporté. Ce chant n'a pas une couleur bien originale, mais il est énergique, et on y sent une nationalité assez vive. Le poëte parle à ses compatriotes de leurs côtes neigeuses, de leurs cascades, de leurs mers poissonneuses, en homme fier de son pays ; puis il ajoute : \t Librement pense et parle le Norvégien ; librement il travaille au bien du pays ; les oiseaux dans nos bois, les vagues de l'océan du Nord, ne sont pas plus libres que l'homme de Norvége, dont la volonté obéit à la loi qu'il s'est donnée. >» Un autre hommage rendu à la constitution norvégienne, c'est l'accroissement de la population de Christiania, qui a doublé depuis 1814. Les sciences aussi commencent à être cultivées à Christiania. Cette ville possède maintenant un jardin des plantes, une université et quelques professeurs de mérite dans les sciences physiques, entre autres MM. Keyser et Esmark. Il était Norvégien, ce malheureux Abel, ce mathématicien de si grande espérance, qui est venu mourir obscur à Paris, en attendant que l'Académie eût trouvé le temps de s'occuper de ses mémoires, et ------------------------------------------------------------------------ qui, alors, a été proclamé un homme supérieur..... quelques jours trop tard pour emporter en mourant cette consolation, que du moins on avait reconnu ce qu'il valait. Une tournée dans les environs de Christiania est une promenade en Suisse. La ressemblance des localités s'étend à tout le reste, jusqu'à la forme des maisons, à la tournure et à la figure des habitants. Un Suisse, qui faisait partie de notre caravane, s'écriait sans cesse : « Voilà qui est exactement comme dans le canton de Berne. 1) Deux choses seulement qui manquent aux environs de Berne, se trouvent aux environs de Christiania, de larges rivières et la mer. La présence perpétuelle de l'eau est le caractère de la Norvége. Ce n'est pas sans raison qu'elle s'appelle, chez Ossian, la terre des lacs, puisqu'on dit qu'elle en renferme trente mille. Je ne les ai pas comptés, mais ce nombre ne m',étonne point. Joignez à cela les innombrables bras de mer, détroits, golfes, qui découpent et entament les côtes. Aussi, dans un paysage norvégien, c'est l'eau qui forme les principales masses et les principaux plans. Il y aurait là, pour nos paysagistes, des effets neufs, au moins des essais curieux à tenter. On a vu qu'il n'est ni difficile, ni coûteux de visiter la Norvège. Je leur recommande, le cas échéant, le point de vue célèbre de Krog-Leven, à quelques lieues de Christiania, et celui qui porte le nom presque mérité de Montée- du Paradis. Dans nos excursions aux environs de Christiania, nous éprouvâmes souvent les brusques variations de la température d'un été de Norvége. Je me souviens d'un jour, où, le matin, on sentait dans le vent la froideur des neiges qu'il avait traversées, et à midi, au milieu d'un lac, je me penchais sur le bord de notre bateau, haletant après ------------------------------------------------------------------------ quelque brise. Mes compagnons dormaient, accablés par la chaleur, tandis qu'un seul rameur nous faisait traverser lentement ce grand lac entouré de rives sauvages, et qu'une cloche retentissait dans ce désert silencieux et brûlant du Nord. L'objet le plus curieux de notre petite tournée, était la mine d'argent de Kongs-Berg. Un mille avant d'y arriver, on entre dans un désert; au milieu de ce désert, on découvre tout à coup une ville qu'on n'attendait pas là. On voit sur le champ que c'est un produit de la mine, que la mine seule fait subsister. Il est trop vrai, avec la mine, la ville a prospéré; la-décadence de l'une a entraîné la misère de l'autre. Dans un temps, la population était de onze mille âmes; maintenant, elle est de trois mille cinq cents, dont un quart mendie. C'était la première mine où je pénétrais. J'éprouvai ce qu'on éprouve toujours en pareil cas. Je m'étonnai de me sentir enfoncé si avant dans la montagne ; je fus livré à toutes les sensations bizarres qui nous attendent dans ce monde ténébreux, où l'on marche comme au hasard, étourdi par le craquement des machines criant dans l'abîme, par le bruit des cascades souterraines, qui se mêle aux chants rauques des mineurs, aux coups lointains et sourds du pic et du marteau, où l'on avance ébloui aux lueurs vacillantes des torches, suspendu à des échelles glissantes, ou rampant entre des roues énormes, sur des planches fragiles. Nous avions fait cent cinquante lieues depuis Copenhague pour gagner Christiania ; il nous en restait autant à faire pour atteindre Drontheim, l'ancienne capitale des rois de Norvége. Nous nous mîmes donc en marche, en nous enfonçant toujours plus au Nord, et nous I nous dirigeâmes vers le Dovrefield, où nous devions *■. franchir les Alpes scandinaves. C'est dans ce trajet que ------------------------------------------------------------------------ la nature norvégienne nous apparut dans toute sa majesté. Il fallait l'intérêt de ce spectacle pour nous dédommager des fatigues qu'il nous coûtait. Dans nos charrettes découvertes, nous étions exposés à la pluie, qui dura huit jours 1. Ces charrettes devenaient de plus en plus incommodes, à mesure que nous avancions davantage. On ne pouvait ni s'y asseoir, ni s'y coucher; on était réduit à une attitude forcée, qu'on ne pouvait supporter qu'en la changeant au bout de quelques minutes contre une attitude moins pénible. C'est ainsi que, le premier jour, après notre départ de Christiania, nous côtoyâmes le grand lac de Mieusen. Le chemin, pierreux comme le lit d'un torrent, montait et descendait sans cesse. A la descente, nos chevaux se précipitaient avec impétuosité, et les cahots, qui nous disloquaient, faisaient tomber sur nos épaules les malles qui auraient dû nous servir d'appui. Quand nous montions, notre pesanteur nous entraînait à l'arrière de notre tombereau. Il résultait de cette accumulation de poids dans cette partie, qu'au milieu d'une de ces montées, que des chevaux norvégiens peuvent seuls tenter, les chevilles du brancard cédaient, et le brancard s'élevant comme le bassin vide d'une balance, nous qui formions le bassin pesant, nous nous trouvions sans cesse au moment d'être culbutés en arrière, et de rouler dans le lac. Mais le paysan qui nous conduisait ne s'émouvait guère de pareils accidents; il sautait à terre, et, pesant sur le brancard au point de se faire enlever à demi, finissait par rétablir l'équilibre. Alors il coupait une nouvelle cheville, la fichait dans 1 On échappe à tous ces inconvénients en se munissant, à son entrée dans le pays, d'un cabriolet. Mais on ne peut se servir commodément d'aucune voiture plus pesante. ------------------------------------------------------------------------ le brancard, reprenait sa place, et faisait galoper son cheval. Je ne peux dire que je fusse très-mécontent de cette manière de voyager. La nouveauté m'en plaisait. Et par moments, couché à la renverse sur cette horrible charrette, trempé par la pluie, ne voyant que les sapins à travers lesquels j'étais emporté et le lac, dont les flots et les bords se confondaient avec le brouillard, j'éprouvais quelque chose du ravissement que lord Byron ressentait dans sa barque, sur le lac de Genève, au sein d'une nuit orageuse. Toute la journée du lendemain et la matinée du surlendemain furent employées à suivre les bords du grand lac Mieusen, que nous ne perdions jamais de vue pour longtemps. J'eus le loisir de me convaincre, en longeant ses rives monotones et solitaires, que l'uniformité dans la grandeur est le caractère dominant de la nature du Nord. Une certaine pente verte, assez semblable à un côté d'une vallée des Alpes, s'élevait perpétuellement sur l'autre bord du lac, ainsi que je l'avais remarqué à son commencement. C'était comme une décoration qui voyageait avec nous. Le lac avait aussi toujours à peu près le même aspect. A sa longueur, à ses sinuosités, on eût dit un large fleuve débordé entre de hautes montagnes. C'est la grandeur des distances, c'est l'étendue des lieux qui distinguent surtout ces régions des autres pays de montagnes que je connais, par exemple la Suisse. En Suisse, on passe sans cesse d'une vallée à une autre vallée, d'un canton à un autre canton ; on peut commodément s'élever, dans une même journée, à diverses latitudes, visiter des populations différentes de mœurs, de costume, de langage ; mais en Norvége, on fait trente lieues sans quitter le bord du même lac, sans sortir du même district, on ne s'effraye point d'un détour de cinquante lieues pour ------------------------------------------------------------------------ voir une cascade ; tel paysan fait tous les dimanches, pour aller en poste à l'église la plus proche et pour en revenir, plus de chemin qu'un habitant de l'Oberland n'en fait dans toute l'année. Comme l'homme est borné, et qu'il ne peut saisir qu'un point à la fois, cette grandeur ne frappe pas d'abord, et la portion de vallée où l'on se trouve produit au premier coup d'œil le même effet qu'une vallée entière de la Suisse ; mais le temps s'écoule, les relais se succèdent, et on retrouve encore devant ses yeux les tableaux qu'on a déjà contemplés : alors on commence à s'étonner que le même spectacle dure si longtemps ; on se rappelle tout le chemin qu'on a fait, et on arrive ainsi à sentir par réflexion le grandiose de cette vaste nature. En Norvége, les vallées sont des provinces, les torrents sont des fleuves, les lacs de petites mers. La hauteur absolue des montagnes seule n'est pas sur cette grande échelle. Des montagnes de huit mille pieds sont peu dignes de ce magnifique entourage. Il est à regretter de ne pas rencontrer au bout d'une de ces vallées le Mont-Blanc, à qui elles siéraient mieux que la mesquine vallée de Chamouny ; il est certain que dans le Nord, aux grandes forêts, aux grands lacs, aux longs fleuves, aux masses de rochers, il manque pour couronner cette harmonie d'immensité d'être dominés par de gigantesques sommets. Le Gulbrand-dale est une de ces vallées de cinquante lieues dont je parlais tout à l'heure ; elle débouche dans le lac Mieusen. En le quittant, nous entrâmes dans celle gorge longue et profonde qui devait nous conduire au Dovrefield, où est le plus haut passage des Alpes scandinaves. Quand on pénètre dans le Gulbrand-dale, l'aspect du pays change tout à coup; au lieu des pentes doucement inclinées qui bordent le Mieusen, on se trouve d'a- ------------------------------------------------------------------------ bord au fond d'un précipice étroit, dominé de tous côtés par des sommets qu'on voit s'élever les uns au-dessus des autres, à mesure qu'on s'élève soi-même en serpentant au milieu d'eux. La pluie recommença dans cet endroit et nous tint depuis assez fidèle compagnie jusqu'à ce que nous eussions passé le Dovrefield. Pour m'en consoler, je me faisais ce raisonnement, qui se peut défendre : en général, les formes des montagnes scandinaves manquent de beauté ; il n'y a pas pour l'œil beaucoup à gagner à saisir bien exactement les rudes contours de ces masses, comme s'il s'agissait des lignes gracieuses d'Albano ou de Tivoli. Un jour terne, un ciel pluvieux ne vont point mal à un pays sévère et triste, pas plus qu'à un monument gothique, tandis que la lumière, et une lumière éclatante, est nécessaire à la nature méridionale comme à l'architecture grecque ou romaine. Je dirai plus : le Nord, à quelques exceptions près, est vraiment laid par un beau soleil; cette splendeur hors de place ne sert qu'à faire sentir durement à l'œil les pointes aiguës des sapins, les formes tantôt heurtées, tantôt plates des rochers ; la nature est alors comme une laide qui s'entourerait de bougies ; mais il est des figures qui, sans être belles, plaisent dans le demi-jour ou entrevues à travers un voile ; la nature a dans le Nord besoin de cette coquetterie, et c'est quand elle se voile de ces brumes, qu'elle apparaît dans sa véritable beauté. Une lumière pâle, un ciel nébuleux, composent avec la sombre verdure des pins et la teinte grisâtre des rochers une harmonie douce et triste qui n'est pas sans charme. Les effets de pluie et de brouillard dans les montagnes donnent souvent naissance à des accidents qui plaisent, mais qu'on ne peut ni décrire ni presque se retracer ; c'est à l'horizon une vapeur blanchàtre, pluvieuse et un peu éclairée, ou un sommet ------------------------------------------------------------------------ que termine brusquement une masse de nuages noirs ; on voit le brouillard flotter sur les vallées, ramper le long du flanc boisé des montagnes, se poser sur leurs crêtes : soudain, avant qu'on se soit rendu compte de son mouvement, il vous entoure et l'on n'aperçoit plus rien. Mais voilà qu'un coup de vent le chasse, le précipite dans les ravins, l'emporte en tourbillons sur la cime des montagnes, alors on voit autour de soi, à ses pieds, audessus de sa tête, tantôt loin, tantôt près, s'ouvrir, se refermer des échappées rapides ; le voile se déchire, se déploie, se lève, retombe, puis on aperçoit tout à coup au milieu de la vapeur une prairie, une cabane, éclairée par le soleil; ou bien une haute cime s'élève comme une île du milieu des vagues fantastiques de brouillard que le vent roule et amoncelle autour de ses flancs. Tel était le spectacle que nous avions fréquemment dans le Gulbrand-dale, en suivant le fleuve qui en a creusé les profondeurs. Ce fleuve, moitié lac, moitié torrent, par moments se précipitait en larges cataractes ; par moments donnait l'idée d'un bras de mer par le murmure de ses flots, que le vent descendu des hauteurs brisait sourdement contre les troncs des sapins et les racines des aunes. Sur toute la route de Christiania à Drontheim, dans un espace de cent cinquante lieues, on ne rencontre pas un village ; chaque famille vit isolée dans son gaard1. Ce mot est intraduisible ; nul autre ne donne une idée exacte de la manière d'ètre des paysans norvégiens. Un gaard est un groupe plus ou moins considérable de maisons en bois, qui ne constituent à elles toutes qu'une seule habitation. Dans l'une de ces petites maisons, couchent tous les membres de la famille, souvent assez nombreuse; 1 On prononce GOr. ------------------------------------------------------------------------ dans une autre, ils se réunissent pour manger, dans une troisième est la cuisine, dans une quatrième la grange : il en est de même pour le grenier commun. En un mot, tout ce qui ordinairement demande une pièce séparée, forme ici une cabane à part. Un gaard, c'est une maison décomposée. Cette disposition singulière du gaard est particulière à la Norvége, elle y remplace le village ; le village est une agglomération de familles, le gaard est la famille primitive, dont les membres habitent, possèdent, vivent en commun; il semble que ce soit là l'élément le plus simple de la société, et qu'en Norvège on en soit resté à son premier degré. Probablement les peuples germains, avant de former des villages, s'établissaient par famille sur le sol qu'ils occupaient : ces établissements devaient ressembler beaucoup au gaard norvégien. En général, c'est en Norvége que se sont le mieux conservées les mœurs originelles de ces peuples, c'est là que s'est réfugiée la vieille Germanie, c'est là qu'il faut aller chercher un commentaire de Tacite. Ces cabanes offrent rarement le luxe d'une construction en planches ; plus souvent leurs murailles sont COlllposées de troncs de sapins placés les uns sur les autres et serrés artistement : de la mousse placée à l'intérieur, dans les jointures, achève de les rendre impénétrables à l'air, et avec cette grande simplicité de moyens, ces demeures tout à fait primitives sont assez chaudes et assez confortables. On n'y trouve pas une grande opulence, cependant on y remarque plus de saleté que de misère. La terre est bien peu fertile en Norvége, mais il y en a tant pour si peu d'hommes, et ils ont si peu de besoins! Quelquefois même j'ai été surpris de rencontrer sous le toit d'une cahutte perdue dans le désert une bonne batterie de cuisine en très-bel ordre, et un air de satisfaction et de ------------------------------------------------------------------------ fierté qui annonçait dans les possesseurs l'absence du besoin et du souci. Le second jour de notre entrée dans le Gulbranddale, nous arrivâmes le soir au bord d'un petit lac. Nous nous étonnions de ne pas voir sur la rive le gaard qui devait nous servir d'asile pour la nuit, il était de l'autre côté. En Norvége, on traverse un lac comme ailleurs le ruisseau ; un bateau nous attendait, qui nous passa sur l'autre bord. Je trouvais assez poétique cette manière d'arriver à l'auberge. Ce gaard était un des mieux fournis que j'eusse encore vus, et le paysan auquel il appartenait devait vivre au bout de son lac dans une certaine aisance. Sa femme avait un vêtement noir très-propre ; pour lui, grand, fort, la démarche lente, les manières lourdes, couvert d'une étoffe velue, l'air fier et gauche, comme embarrassé entre son orgueil de paysan indépendant et sa condition d'aubergiste, il avait assez la mine d'un ours forcé à servir, qui obéirait en grondant. Le lendemain nous continuâmes à nous élever toujours de plus en plus, et nous arrivâmes au pied du Dovrefield. Nous rencontrâmes ce jour-là le monument d'une victoire remportée par les Norvégiens sur un corps écossais commandé par un capitaine Saint-Clair, au service de la Suède. Ces Écossais furent écrasés dans cette vallée par des rochers que leurs ennemis firent rouler sur eux du haut des montagnes. Une croix de pierre est placée au lieu où ils ont péri. Il existe sur cet événement une ballade devenue populaire ; nous nous la fîmes chanter par un paysan pour en connaître l'air. On ne se serait pas douté qu'il eût été fait pour un chant de triomphe, tant il était languissant et triste. Il en est de même de tous les chants populaires du Nord ; bien que souvent les paroles expriment la ga!té ou un sentiment vif, la mélodie ------------------------------------------------------------------------ en est toujours traînante et plaintive : c'est que le caractère de la musique nationale ne traduit pas telle ou telle disposition passagère, mais le fond même de l'àme d'un peuple. Or, la tristesse est le véritable caractère du Nord, on l'y retrouve partout; dans le silence et la grandeur de la nature, dans le morne regard de l'homme, dans sa démarche lente et son chant plaintif, dans les brumes de la mer, dans les longues nuits et les longs crépuscules. Il m'est arrivé par moment d'avoir un sentiment bien profond et bien intime de cette tristesse septentrionale, quand, m'éloignant un peu de mes compagnons, j'allais m'asseoir sur un sapin renversé, et que je promenais mes regards sur une étendue immense et silencieuse. Je restais ainsi longtemps sans qu'aucun mouvement, aucun son, vinssent m'arracher à ma rêverie, et cependant le bruit le plus léger se fait entendre dans le calme universel : c'est un petit oiseau qui se plaint faiblement dans les airs, ou le cri d'un corbeau caché dans un nuage, ou un coup de rame au loin sur un lac solitaire. Je retrouve une note écrite le 15 août, au moment de passer le Dovrefield. « Nous n'avions point de chevaux, il a fallu attendre plusieurs heures dans cette cabane, la dernière avant le passage des montagnes ; elle ne renfermait qu'un vieillard ivre qui ne comprenait rien à mes demandes de chevaux et de charrettes, et dont l'idée fixe était de me faire prendre de son tabac dans son horrible tabatière. Je suis sorti pour échapper à cette hospitalité; je me suis assis devant un chalet sur quelques peaux qui se trouvaient là; en face de moi, un torrent tombait d'un immense escarpement, une clochette retentissait au loin; à quelque distance, des vaches ruminaient, couchées sur la mousse mouillée. II faisait humide et froid, il pleuvait ------------------------------------------------------------------------ sur les montagnes. Au bout d'une longue vallée, pleine de maigres sapins, s'élevaient des cimes nues; le soleil les éclairait-il ? ou seulement leur couleur était-elle un peu plus pâle que celle des cimes environnantes? J'ai douté longtemps. Je me suis demandé quelle heure il pouvait être, je n'en avais aucune idée, nous avions depuis le matin été témoins de la même désolation, et nul souvenir distinct et varié ne pouvait marquer pour nous les instants; d'ailleurs ces jours brumeux se confondent avec le crépuscule. J'ai regardé à ma montre, il était six heures. Je n'ai pu m'empêcher de penser tout à coup à Naples et de me dire : « C'est l'heure du Corso; à présent , les voitures roulent au- bord de la mer, sur cette belle plage où est Chiaja ; la gaîté du soir commence à faire retentir Sainte-Lucie, le Vésuve est violet, la mer bleue, verte, étincelante, et le soleil, qui le croirait? ce même soleil, disparaît derrière le Pausilippe embrasé ! Il ------------------------------------------------------------------------ III. SUITE DE LA NORVÈGE. Mœurs des paysans norvégiens.—Maîtres d'école ambulants. — Duels singuliers. — Passage des montagnes. — Vallée des cascades. — Drontheim. — Maisons de bois. — Antiquités. — Ignorance d'un bibliothécaire. —Mœurs de Drontheim. — Crépuscule. — Adieux à l'océan du Nord. Nous étions arrivés au cœur de la Norvège ; nous al» lions franchir le Dovrefield, le Saint-Gothard des Alpes scandinaves. Là nous pouvions observer, dans toute sa pureté, le caractère des paysans norvégiens, de ces hommes lents et énergiques, simples et fiers, rudes et hospitaliers. Cette lenteur de leurs mouvements et de leur esprit semble tenir à leur organisation et à leur climat. Leurs fibres, naturellement plus dures que celles des méridionaux, raidies encore par le froid , n'ont ni mobilité ni souplesse , mais de la ténacité et de la force. Si on leur adresse la parole, il s'écoule toujours quelques minutes avant qu'ils s'en aperçoivent ; rarement ils répondent à une première question. C'est que leur cerveau n'a pas eu le temps de faire ------------------------------------------------------------------------ l'opération nécessaire pour comprendre. Mais une fois qu'ils comprennent, ils comprennent bien et répondent avec une droiture et une fermeté de sens qui étonne. Pour le plus simple calcul, pour des comptes qu'ils sont obligés de faire tous les jours, il leur faut un temps surprenant, mais aussi ils ne peuvent pas plus se tromper qu'une machine arithmétique. Le voyageur qui arrive à la porte d'une auberge, fort pressé de se reposer et de se restaurer, ne saurait se défendre de quelque humeur, en voyant ces géants immobiles, debout sur le seuil de la maison, les bras croisés, et fumant leur pipe avec un flegme parfait. On s'agite, on s'impatiente, on les questionne, ils continuent à fumer avec la plus profonde indifférence, et vous regardent fixement sans paraître vous apercevoir. Mais ce même homme, à qui il a fallu tant de temps pour se convaincre que vous étiez là devant ses yeux, et que vous aviez besoin de lui, une fois que cela sera bien entré dans sa tête, se mettra en devoir, sans se presser, il est vrai, de vous fournir consciencieusement tout ce qui est à sa disposition. Ne l'étourdissez pas de questions, ne lui donnez jamais deux ordres à la fois, ayez patience, tout sera fait sans ostentation, sans empressement, mais avec une scrupuleuse attention et une exactitude souvent désintéressée. Ces hommes ont autant de fierté que de droiture ; ils ont gardé fidèlement le tutoiement des âges héroïques, et l'adressent à tout le monde sans exception, à leurs pasteurs comme aux étrangers, que peut surprendre d'abord cette allocution familière. Le sentiment de leur indépendance, de la constitution vraiment républicaine sous laquelle ils vivent, n'ôte rien, comme on peut croire, à cette fierté native. Ils ont une idée fort nette de leur situation politique à l'é- ------------------------------------------------------------------------ gard de la Suède. L'un d'eux nous disait : 1\ Les Norvégiens n'ont rien à démêler avec les Suédois ; ils ont le même roi, et voilà tout. Il Sur toute la route de Christiania à Drontheim, nous rencontrions les paysans occupés du storthing qui venait de finir; des vieillards en guenilles sortaient de leurs cabanes pour venir s'enquérir auprès de nous si la session était terminée. On sera moins surpris de cette préoccupation générale de la chose publique, si l'on se rappelle que tous les paysans, sans exception, savent lire et écrire. On n'admet à la communion que ceux qui ont reçu cette instruction élémentaire. Elle est également exigée pour l'exercice des droits politiques. Par ces deux raisons, nul ne s'en dispense. La difficulté est d'aller à l'école dans un pays où les habitations sont isolées et séparées quelquefois par une distance de sept à huit lieues. Comment faire? On obvie à cet inconvénient par des maîtres d'école ambulants. L'un d'eux s'établit sur un point pour un temps, durant lequel il instruit tous les enfants des habitations qui ne sont pas trop éloignées. Cela fait, il lève sa tente et va porter ailleurs son enseignement nomade. Malgré cette facilité, les écoliers doivent avoir encore de terribles courses à faire pour en profiter; et avec une, tête norvégienne qui n'apprend pas vite, un petit paysan doit faire en allées et venues l'équivalent d'un voyage avant de savoir lire. Tout paysan a sa Bible, qu'il lit le dimanche, et souvent d'autres livres encore. Au rapport des libraires de Copenhague, il se vend, proportion gardée, beaucoup plus de livres en Norvége qu'en Danemark; et cela non-seulement dans les villes, qui, d'ailleurs, ne sont pas nombreuses, mais encore dans l'intérieur du pays. ------------------------------------------------------------------------ M. P.-E. Muller \ à qui j'emprunte ce détail, dit avoir connu des voyageurs qui avaient trouvé chez un paysan, dans les montagnes, un Euclide que le père de famille avait étudié d'un bout à l'autre ; chez un second, il trouva quelques écrits de Kant ; chez un troisième, un i volume de Rousseau. On m'a conté à Christiania qu'un autre voyageur, étant arrivé dans une vallée reculée de la Norvége avec des instruments de physique pour mesurer les hauteurs des montagnes, avait excité chez ces paysans un étonnement qui d'abord faillit lui être funeste. On le prit pour un sorcier, et on alla chercher le ministre pour l'exorciser. Jusque-là son aventure ressemble à beaucoup d'autres ; mais ce qui me paraît caractériser les Norvégiens, c'est ce qui suit. En s'expliquant, il parvint à leur faire comprendre la destination, et jusqu'à un certain point l'emploi de ses instruments. Alors ils passèrent de l'inquiétude à l'admiration, se firent dire les hauteurs de toutes les montagnes environnantes, les gravèrent dans leur mémoire, les apprirent à leurs enfants ; et depuis, quand d'autres voyageurs sont venus, dans ce coin écarté, ils ont été fort étonnés de trouver ces bonnes gens si bien informés de la hauteur de leurs montagnes, et tout fiers de posséder quelques éléments de trigonométrie. C'est probablement à cette grande diffusion de l'instruction populaire qu'est due la rareté des crimes et des supplices en Norvége. La peine de mort y est presque inconnue. Cependant, il y a'quelques années, cinq hommes commirent un assassinat sur des marchands qui avaient imprudemment tenté leur cupidité, en -leur 1 Ueber den Ursprung und verfall der Islaendischen historiographie,p. 153, ------------------------------------------------------------------------ laissant voir qu'ils étaient, porteurs de sommes assez considérables ; mais le crime était pour les meurtriers quelque chose de si nouveau, de si étrange, ils étaient si embarrassés de ce qu'ils avaient fait, qu'ils se trahirent bien vite, avouèrent tout au premier interrogatoire, et, selon l'ancienne coutume du pays, eurent la tête tranchée avec la hache. Par moments, les paysans norvégiens sortent violemment de ce calme qui leur est habituel, par de courtes explosions d'une gaîté sauvage , par la colère ou par l'ivresse. Souvent il en résulte des combats sérieux. Leur arme est un couteau à gaîne qui pend toujours à leur ceinture; mais si ce que l'on dit est vrai, ils portent jus que dans la fureur du duel le sang-froid qui leur est propre. On assure qu'avant de combattre, chacun lance son couteau contre une table, et que le point d'honneur, la loi du combat, leur défend d'enfoncer cette arme dans le corps de leur adversaire plus avant qu'elle n'est entrée dans le bois. On ne peut assez admirer tant de bonne foi dans la convention, et une précision d'adresse ' et de loyauté si grande dans son accomplissement. Ces paysans ont encore une autre sorte de duel qui se conçoit plus facilement. Chacun des deux combattants tient dans la main droite un de ces redoutables couteaux, et, de la gauche, saisit fortement le poignet droit de son adversaire ; ainsi chacun s'efforce à détourner le coup de l'autre en lui portant le sien. Ce duel, qui tient de la nature de la lutte, convient à des montagnards, chez qui la force corporelle et l'agilité sont les qualités principales, et celles qui doivent toujours avoir l'avantage. Nous avions franchi le fameux passage du Dovre-Field presque sans nous en apercevoir. J'attendais toujours une cime escarpée qu'il nous faudrait gravir ; mais comme ------------------------------------------------------------------------ nous avions fait cinquante lieues en nous élevant insensiblement, nous étions arrivés sans nous en douter jusqu'au sommet, et, à force de petites montées et de petites descentes, nous nous trouvâmes de l'autre côté. Du reste, rien de plus triste que ces hauteurs : le terrain se compose presque uniquement de tourbières, de mousse, de pierres et de marécages. On ne conçoit pas qu'à cette élévation on puisse trouver tant d'eau. On la voit sourdre de tous côtés. Nous n'apercevions, à travers le brouillard qui nous entourait, que de petits lacs et de petites vallées, des crevasses où traînait quelque reste d'une neige paresseuse, des bouleaux rabougris et déformés, des montagnes longues, arrondies, couvertes du lichen que paissent les rennes. En somme, tout ce pays ressemble beaucoup à celui des Lapons. En s'élevant, on trouve toujours l'analogue des régions situées plus au Nord : les hauteurs moyennes de la Suisse donnent une idée des plaines de la Suède ; et ici, près des sommets de la Norvège, j'avais une anticipation des marais de la Laponie. Un véritable enchantement m'attendait sur le revers du Dovre-Field. Je marchais tête baissée à l'entrée d'une vallée qui débouche hors des montagnes ; tout à coup je lève les yeux et j'aperçois près de moi trois cascades, dont l'une semblait tomber des nuages assez bas qui flottaient sur nos têtes ; un oiseau de proie volait en cercle à l'entour, et parfois venait la raser de son aile. Les cascades qui sont dans les livres, qu'on va chercher de propos délibéré, m'ennuient presque toujours ; mais ici la surprise, l'inattendu de cette rencontre me ravit, et, dès ce moment, la même surprise se renouvelait à tous les pas. Je me croyais chez Ossian ; c'était bien la vallée aux cent torrents, la vallée étroite et retentissante de Cona. Ce n'est qu'en Norvége, après plusieurs jours de pluie, ------------------------------------------------------------------------ qu'on peut trouver cette abondance d'eau vive, ce luxe de cascades. Chaque rocher avait la sienne ; toutes étaient différentes de forme, d'aspect, d'effet pittoresque : les unes tombaient à ma droite du sommet qui bordait la route; j'en voyais à ma gauche blanchir sur l'autre flanc de la vallée; d'autres encore grondaient invisibles comme un tonnerre souterrain. Tantôt c'était de loin comme un filet d'écume serpentant sur un fond noir; tantôt comme une écharpe se détachant d'un sommet et se déroulant dans les airs ; celles-ci glissaient sans bruit le long des pentes; celles-là, d'un seul bond, se précipitaient dans une vallée étroite et profonde, tombaient comme un fleuve ou se brisaient en mille ruisseaux ; l'une s'échappait à mi-côte d'une large grotte, puis, comme un cône immense, s'engouffrait dans un abîme. Une autre couvrait tout un pan de rocher de sa nappe large et transparente. J'en vis deux surtout, former le contraste le plus frappant du gracieux et du terrible : la première semblait un ruban d'argent qu'une main invisible laissait flotter au-dessus de la cime des sapins et des bouleaux ; pour la seconde, on eût dit un grand serpent blessé traînant ses replis sur le flanc de la montagne, et se roulant dans son écume. Je sais qu'on perd ses paroles à vouloir décrire de pareilles scènes et que les lecteurs redoutent les efforts maladroits qu'on fait pour les rendre ; mais il faut savoir gré de sa retenue à un homme qui a vu quelques centaines de cascades et qui se borne à en décrire une demidouzaine. Quand on a passé le Dovre-Field, la nature prend un caractère encore plus imposant de grandeur et de solitude ; les formes des montagnes deviennent plus hardies, les vallées s'élargissent, et on découvre ces immenses horizons que je n'ai vus qu'en Norvége. A. mesure qu'on ------------------------------------------------------------------------ avance vers le Nord, la verdure, qui est le véritable ornement de ces contrées, redouble de fraîcheur; l'œil en est constamment enchanté, on oserait presque dire ébloui, tant elle est vive et éclatante. Cette verdure perpétuelle tapisse toutes les montagnes, borde tous les lacs et tous les torrens, gravit les pentes les plus escarpées des rochers et couronne leurs cimes les plus aiguës. Les toits des cabanes sont verdoyants comme des prés. L'avoine y croît en abondance, de sorte qu'on pourrait y faucher et même y moissonner. Des pieds de sorbier des oiseaux y poussent même quelquefois, et alors on dirait que ces toits portent des vergers. La beauté des sapins de Norvége est célèbre. Ces arbres paraissent être d'autant plus beaux, qu'ils approchent plus de la latitude, au delà de laquelle leur taille diminue; c'est comme les Norvégiens si grands, qu'on rencontre tout juste avant les Lapons si petits. Il semblerait que le froid est favorable au développement de l'homme et des végétaux jusqu'à un certain point, et au delà l'arrête brusquement. Le bouleau, qui seul partage avec le sapin la possession de ces déserts de verdure, y atteint aussi des proportions plus grandes que dans nos climats. Sa forme est plus majestueuse, ses branches plus tombantes; il offre souvent l'aspect du saule pleureur, et son feuillage pâle et délicat se détache avec grâce sur le feuillage des sapins dont il égaye un peu la teinte mélancolique. Nous approchions de Drontheim, de cette ancienne capitale des rois de Norvège ; mais rien n'annonçait le voisinage d'une ville de dix mille âmes : c'était toujours la même solitude; d'immenses forêts, d'immenses horizons et point d'hommes; d'énormes masses de montagnes amoncelées les unes derrière les autres, de vastes espaces de verdure et de vastes espaces d'eau. Imaginez avec cela ------------------------------------------------------------------------ un ciel gris, un jour sans éclat qui ne semblait pas venir du soleil, tant il était terne et morne; une tristesse infinie et un grand calme. Après avoir traversé une dernière forêt de sapins, puis des pelouses désertes semblables à toutes les autres, on se trouve sur une petite hauteur; au delà on n'attend rien que des nouveaux déserts. Tout à coup on aperçoit à ses pieds les toits rouges de Drontheim. En présence de Drontheim, il est impossible de ne pas songer à Christiania. Les deux villes sont placées au fond d'un de ces fiords, ou bras de mer nombreux, qui s'étendent dans l'intérieur de la Norvège et l'entament si profondément. Le fiord de Drontheim a trente lieues. C'est jusqu'à la pleine mer un labyrinthe d'îles, d'îlots, de promontoires; mais devant Drontheim le golfe est libre. Un mur de rochers à pic, en demi-cercle, semble la clore de tous côtés. La petite île de Munck-Holm, à un demi-quart de lieue de la côte, en face de la principale rue de Drontheim, s'élève seule au milieu de cet immense bassin. Deux amas de rochers s'avancent des deux côtés de la ville comme de gigantesques bastions ; sur l'un d'eux était, selon la tradition, le château du farouche Hakon-Iarl, le dernier chef païen de la Norvège , qui sacrifia, dit la Saga, son propre fils à ses anciens dieux. Sur ces rochers, en présence de cette mer et de ce ciel, on place bien le sanglant récit de la Saga. Si la position de Drontheim rappelle celle de Christiania, l'aspect des deux villes n'en fait pas moins une impression bien différente. A Christiania, malgré le caractère de tristesse et de grandeur empreint sur les rivages, on est encore, si l'on ose ainsi parler, dans la Norvége gracieuse; à Drontheim, on est au fond de la vraie Norvége, de la Norvége austère. Ici la mer est vraiment le triste océan du Nord : plus ------------------------------------------------------------------------ de mollesse dans les contours, plus de formes arrondies ; des lignes droites, des rochers à pic, des écueils. A Christiania, une végétation abondante couvrait les îles et les rives, descendait jusqu'au sein des flots. Ici l'on est presque au terme de la végétation, la verdure est foujours belle, mais les arbres sont clair-semés, on les remarque , on les compte, on les regrette ; les brumes même sont plus épaisses, plus sombres ; on se sent bien plus reculé, bien plus perdu vers les confins du monde vivant, vers les lointaines extrémités de l'univers. Drontheim est entièrement bâtie en bois ; sa cathédrale est le seul bâtiment en pierre qu'elle renferme. Les rues sont larges, coupées à angle droit, et bordées de maisons rouges, jaunes, grises, dont la bigarrure n'a certainement rien de monumental, mais quelque chose de gai et d'animé qui ne déplaît pas à l'œil. Malgré la simplicité des matériaux, le luxe se montre dans la décoration extérieure de ces demeures ; il y a à Drontheim telle maison, celle du gouverneur, par exemple, qui peut passer pour un hôtel ou un palais de bois. Souvent l'entrée est ornée d'un portique élégant; des colonnes corinthiennes soutiennent un fronton classique, et l'on entre ainsi magnifiquement dans une maison dont les murs, à l'intérieur, sont formés de troncs de sapins couchés les uns sur les autres comme dans les gaards reculés des montagnes. Le lendemain de notre arrivée était un dimanche. Nous allâmes à l'église. La cathédrale de Drontheim passe pour le plus ancien monument d'architecture de la Scandinavie; mais elle a été brûlée plusieurs fois, et il est difficile de déterminer ce qui reste de la construction primitive. C'est dans cette église qu'étaient sacrés les anciens rois de Norvége, et que doit l'être actuellement le monarque aux termes de la constitution. ------------------------------------------------------------------------ En sortant de l'église, nous fûmes frappes de l'apparition d'un carrosse rouge oÙ l'or se relevait en bosse, et d'une forme tellement surannée, qu'on ne pourrait, je crois, en rencontrer un pareil que dans les tableaux flamands du temps de Charles-Quint. Chassé de pays en pays par les progrès du goût moderne, le gothique carrosse avait enfin trouvé un asile contre les modes nouvelles dans cette ville lointaine, où l'on en est encore au passé, parce que le présent n'a pas eu le temps d'y arriver. L'étendue des distances est comme l'éloignement des siècles. Nous retournâmes dans la journée, avec quelques habitants de Drontheim, visiter la cathédrale en détail. Je me réjouissais de me trouver sur le terrain des vieilles traditions Scandinaves; je m'attendais à recueillir une foule de récits curieux, de légendes poétiques. L'un de nous, qui s'était préparé sur la matière, adressa à nos guides, touchant saint Olaf et Olaf Trygvason, quelques questions qui les embarrassèrent beaucoup. Pour toute réponse, ils nous conduisirent dans une petite chambre, où ils nous dirent que saint Olaf avait été enfermé, probablement quelques siècles avant qu'elle fût bâtie. Nous demandâmes si l'église renfermait des objets curieux. Sans doute, nous répondit-on, et l'on nous mena voir l'orgue nouveau dont un petit garçon toucha devant nous avec le plus grand succès ; si elle possédait d'anciens monuments : on nous l'assura, et pour preuve, on nous montra le corps d'un enfant embaumé, nous diton, depuis plus de cinquante ans. La bibliothèque de Drontheim me parut renfermer des choses remarquables, mais dans le plus grand désordre. Du reste, ce désordre me surprit moins quand j'appris que le bibliothécaire est aussi l'organiste ; ou plutôt c'est l'organiste qui, dans l'occasion, sert aussi de bibliothécaire. ------------------------------------------------------------------------ Il nous donna une preuve assez amusante de son ignorance. Voici, nous dit-il, en nous montrant un manuscrit arabe, voici l'Alcoran en chinois. Je m'efforçai alors de lui persuader que Mahomet avait écrit en arabe. Mes efforts furent fort mal reçus et complétement inutiles. Il persista, et il est probablement encore convaincu que l'auteur du Coran fut compatriote de Confucius. Dans notre rapide passage à Drontheim, nous ne pûmes étudier à loisir les mœurs et les habitudes sociales du pays. On nous parla de quelques fortunes commerciales assez considérables ; d'une maison de Drontheim, qui avait quatre millions, quatorze vaisseaux, et qui en avait eu trente. Une discussion, dont nous fûmes témoins, trahit le peu de ressources de la société de Drontheim. Il y avait eu auparavant une espèce d'opéra chanté par des amateurs ; mais il avait fallu y renoncer par disette de voix. Les bals et les concerts sont le seul amusement des hivers. On doit y joindre les plaisirs de la table, qui, depuis les temps héroïques, jouent un grand rôle dans le Nord, surtout le plaisir de boire, car il me semble qu'on mange moins en Scandinavie qu'en Allemagne, ce qui, du reste, permet encore de manger beaucoup. Mais la rigueur du froid, qui, poussée à un certain point, modère peut-être l'appétit, fait un besoin des spiritueux : aussi sont-ils fort en usage en Norvége. Dans les réunions, on fait circuler des verres de punch pendant toute la soirée, comme ici des verres d'orgeat ou d'eau sucrée. L'eau est bannie sévèrement des repas. Je ne pouvais m'accoutumer à cette privation, et quand j'en réclamais pour mon usage, j'avais le chagrin de mortifier mes hôtes , qui ne pouvaient concevoir ce goût bizarre, et me demandaient si j'étais mécontent de leur vin. Drontheim a les inconvénients de sa situation. Ses ha- ------------------------------------------------------------------------ bitants sont loin de tout; Hambourg et Copenhague sont leur Paris; niais aussi quelque chose des anciennes mœurs norvégiennes s'est conservé là mieux qu'ailleurs, et parmi tous ceux qui ont fait ce voyage, il n'y a qu'une voix sur l'hospitalité et la cordialité antiques des habitants de Drontheim. Le paysage aux environs de Drontheim est sans caractère ; presque point d'arbres, des collines basses, pas de formes pittoresques. Seulement partout cette admirable verdure, et à l'horizon cette mer magnifique fermée de tous côtés par des rochers qui sont des montagnes. Tout cela gagne beaucoup à être vu au crépuscule. Bien que nous fussions déjà au 19 août, il faisait encore très-grand jour plusieurs heures après le coucher du soleil. Nous eûmes à Drontheim le loisir d'observer cette singulière clarté, ce jour sans ombre, on dirait presque sans lumière, qui semble celui d'un autre monde. On croit voir fort distinctement les contours éloignés; mais, en y faisant attention, on s'aperçoit que ces contours échappent et qu'on ne saurait les dessiner. Si l'on regarde tout à coup près de soi, on est étonné, au contraire, de l'incroyable netteté avec laquelle les objets voisins se détachent dans une lueur si vague. Ce jour mystérieux semble le véritable jour du Nord ; il adoucit les formes aiguës, il relève les formes insignifiantes, et il répand sur toutes une sorte d'incertitude qui sied merveilleusement au caractère de la nature septentrionale. Avant de quitter Drontheim, je voulus dire adieu à l'océan du Nord. J'allai m'asseoir au bord de la mer, à quelque distance de la ville, et là je me pénétrai profondément de tout ce qu'il y a de sinistre dans cette redoutable et lugubre nature. Les montagnes étaient enveloppées d'une brume épaisse qui semblait réunir le ciel et ------------------------------------------------------------------------ la mer, et à travers laquelle un jour faux tombait obliquement sur les vagues. Ces vagues livides venaient in- f cessamment se briser contre des écueils noirs èt jaunes, balançaient quelque temps leur écume, puis se précipitaient encore et en formaient de nouvelles. La mer était presque déserte ; seulement un vaisseau rasait rapidement la côte à travers la pluie. Le soir vint ; le mouvement des vagues se confondait avec le reflux ; le crépuscule succédait insensiblement à un pâle et long coucher du soleil. Alors, au battement des flots, au sifflement des vents du nord, aux clartés du crépuscule, dans une sorte d'étourdissement poétique, je parvins à oublier le Drontheim d'aujourd'hui avec ses négociants, ses boutiques, ses trivialités. Je me transportai pour un instant dans le temps des rois de la mer, des Scaldes, des héros et des dieux de l'Edda. Cet instant fut court, comme on peut croire ; je retombai bientôt sur moi-même ; je sentis que je n'étais ni un héros, ni même un Scalde, et je regagnai mon auberge. ------------------------------------------------------------------------ IV. SUÈDE. — LAPONS. Route nouvelle de Stockholm. — Cavalcade dans les fondrières. —■ Rapports entre la Suisse et la Suède. — Différence des Norvégiens et des Suédois. — Visite aux Lapons. — Aspect de leur pays. — Une famille laponne et un troupeau de rennes. — Hospitalité, repas. — Figure, langue, race, religion des Lapons. — Aspect du nord de la Suède. — Le paysan géographe. — Anniversaire de Goethe. Au lieu de prendre la route ordinaire de Drontheim à Stockholm, qui passe par Rœras et par la Dalécarlie, nous nous décidâmes pour la route nouvelle, qui n'est pas encore entièrement terminée, et qui passera par jEstersund, au nord de la première. Le général Birke, gouverneur de Drontheim, devait aller visiter la partie du chemin a laquelle on travaillait encore. Nous cédâmes au plaisir de faire avec lui le passage des montagnes. Au jour fixé, nous arrivâmes au dernier relais, où nous trouvâmes le général et son escorte. De ce point à la frontière suédoise il reste un espace d'environ quinze lieues du côté de la Norvége, où la route n'existe point. C'est cet espace que nous avions à franchir pour arriver en Suède. On ne pouvait en venir à bout qu'en allant à travers bois, marais et ------------------------------------------------------------------------ rochers, au moyen des admirables chevaux du pays. C'est à quoi furent employés les deux jours suivants. Cette expédition, avec notre visite aux Lapons, qui la suivit immédiatement, fut la partie la plus curieuse et la plus fatigante de notre voyage. Notre caravane avait un aspect original : en tête étaient le général et ses officiers, quelques gros négociants de Drontheim, puis un pasteur avec un chapeau à larges bords, nous avec nos mines étrangères, et enfin un minéralogiste de Christiania, le savant professeur Esmark, qui d'ordinaire fermait la marche, ayant sur sa tête une grande casquette de feutre gris, sur son dos une redingotte de taffetas ciré vert, froissée de mille plis, et portant l'étui de son baromètre attaché en manière de carquois derrière ses épaules. La diversité des costumes et des tournures, la bizarrerie de quelques-unes, ce mélange de militaires et de marchands, ce savant et son baromètre hissés sur un grand cheval, tout cela donnait à notre petite troupe un caractère animé et grotesque qui nous réjouissait beaucoup. Au bout de quel que temps, la route se trouvant interrompue, nous commençâmes à chevaucher à travers les sapins, dans un terrain marécageux, entremêlé çà et là de quelques rochers. Des troncs d'arbres pourris embarrassaient souvent notre chemin; il fallait passer des torrents à gué; il fallait à chaque instant que les chevaux entrassent jusqu'au poitrail dans des bourbiers, et qu'alors, aux prises avec les racines et les broussailles enfoncées dans la fange, ils parvinssent à force d'adresse et de patience, à en débarrasser leurs pieds. J'admirais souvent avec quel art ils se dégageaient d'embarras qui me paraissaient tout à fait inextricables. Ils semblaient reconnaître par l'odorat le degré de solidité du terrain sur lequel ils posaient le pied. Quand la difficulté était trop grande, qu'ils étaient pris comme au lacet ------------------------------------------------------------------------ ou avec de la glu, ils ne s'effrayaient point, s'arrêtaient un moment, comme pour bien assurer leur élan, puis faisaient à propos un effort vigoureux, et se trouvaient hors d'affaire. Sur les rochers leur instinct n'était pas moins surprenant; ils montaient et descendaient des pentes où il eût été malaisé à un piéton de ne pas perdre l'équilibre ; tantôt se cramponnant aux plus petites aspérités des rochers, tantôt raidissant leurs jambes de derrière, et se laissant ainsi glisser. Quelquefois ils sautaient sur une dalle de rocher où il y avait tout juste place pour leurs quatre pieds, et là s'arrêtaient brusquement, comme cloués au sol. Tout cela, bien entendu, à condition qu'on ne les touchât pas, et qu'on les laissât complétement maîtres de leurs mouvements. Malgré cette dextérité admirable de nos montures, les difficultés étaient si grandes, que tous ceux de nous qui ne mirent pas pied à terre dans certains endroits, tombèrent une ou plusieurs fois non pas de cheval, mais à cheval. L'animal, après les plus grands et les plus habiles efforts, s'abattait dans un bourbier ; le cavalier écartait les jambes et n'éprouvait d'autre inconvénient que d'enfoncer dans la boue jusqu'au-dessus des genoux. Aucune de ces chutes ne fut dangereuse ; mais quelquesunes furent assez désagréables. Le docteur Esmark , qui avait eu probablement la malheureuse idée de mettre l'intelligence d'un professeur aux prises avec l'instinct d'un cheval, renversa deux fois le sien sur lui, et ne dut son salut qu'à la nature du lieu de sa chute. Imaginez dans quel état on le déterra ; mais, conservant au milieu des plus grands revers un amour héroïque de la science, sa première pensée était toujours pour son baromètre, dont il était plus occupé que de lui-même. Nous fûmes cantonnés militairement par le général dans quelques gaards perdus au sein de ces maréca- ------------------------------------------------------------------------ geuses solitudes. La soirée se passa à la norvégienne, à boire du punch, à fumer avec nos compagnons de fatigue. Un pasteur, dont la cure n'était pas située bien loin de l'endroit où nous étions, nous apprit sur les mœurs des paysans diverses choses curieuses, surtout par le rapport de certains usages établis dans ces cantons lointains de la Norvége avec des coutumes qu'on retrouve dans quelques cantons de la Suisse ; le singulier usage du kilt, entre autres, est commun aux deux pays. On appelle ainsi les visites mystérieuses que les garçons font pendant la nuit aux filles qu'ils doivent épouser. Les suites ordinaires sont les mêmes en Suisse et en Norvége, c'est-à-dire qu'il en résulte souvent la nécessité du mariage, mais que le mariage suit immanquablement. Une pareille faute ne fait aucun tort à la jeune fille ; mais le jeune homme serait déshonoré à jamais s'il refusait de la réparer. Du reste, ce rapport n'est pas le seul qu'on ait remarqué entre les habitants de la Scandinavie et ceux de certaines parties de la Suisse. Les paysans de la vallée d'Hasli ont une tradition qui les fait descendre des Suédois. On assure que leur dialecte a quelque analogie avec la langue suédoise ; et j'ai trouvé dans le visage des femmes de Stockholm le type de celui des femmes d'Hasli. La belle batelière de Brientz, par exemple, avait un profil exactement suédois. Les petits cantons ont conservé une ballade très-ancienne, qui raconte leur origine septentrionale ; et un fait qui établit peut-être plus victorieusement que tous les autres le rapport en question, c'est l'existence parmi les enfants de Berne d'un jeu dans lequel on articule des paroles bizarres tout à fait inintelligibles à ceux qui les prononcent. Ce même jeu, ces mêmes paroles se retrouvent parmi les enfants de Copenhague, qui certes ne se sont pas entendus ------------------------------------------------------------------------ avec ceux de Berne. L'histoire des jeux d'enfants, des 1 contes de nourrice et des proverbes de bonne femme , ! peut jeter un très-grand jour sur l'histoire de l'espèce ! humaine. C'est là ce qui se transmet à de grandes dis- ! tances, subsiste pendant des siècles, ne s'invente guère, et survit quelquefois aux lois, aux coutumes, aux empires. Le lendemain nous continuâmes notre expédition , et cette journée fut encore plus rude que la première. L'adresse des chevaux eut encore plus beau jeu pour se déployer. Au milieu des marécages on trouva tout à coup des rochers escarpés, qu'en vérité on ne pouvait gravir à pied sans quelques efforts et assez d'agilité. Eh bien ! toutes nos montures en vinrent à bout èt ne se cassèrent point les jambes. C'était vraiment un tableau curieux à voir : une vingtaine de chevaux sur des pentes de rochers, les uns glissant, les autres roulant, les autres se retenant dans leur chute, comme suspendus et tirés en haut par nos guides ; quelquesuns défilant déjà avec leurs cavaliers à une grande hauteur, tandis que les plus attardés se débattaient encore avec les leurs dans les tourbières. Les cris des paysans, la confusion de cette scène, la nature sauvage et nue qui nous entourait, tout cela eût fourni un tableau piquant à Horace Vernet ou une page animée à Walter Scott. Enfin nous touchâmes, à notre grande joie , la frontière suédoise. Nous nous sentîmes avec plaisir sur un terrain solide. C'était la troisième fois que j'entrais en Suède ; j'y entrais par le nord, et j'allais chercher le midi à Stockholm. Nous fûmes reçus par le colonel Boje, commandant des chasseurs du Jemtland et l'un des meilleurs officiers suédois. Il était venu au-devant du général Birke, et comptait l'escorter à travers les affreux marais que nous ------------------------------------------------------------------------ avions traversés avec tant de peine, puis revenir par le même chemin, le tout par partie de plaisir. En passant de Norvége en Suède, nous eûmes tout d'abord devant les yeux un échantillon frappant du contraste qui existe entre le caractère des deux peuples. Rien de plus différent que le général Birke, sa douce et calme figure, ses manières simples et tranquilles, et le brillant colonel Boje, son air animé, son allure vive et dégagée. Il n'y avait pas jusqu'à son grand bonnet de martre noire, jeté sur le côté de la tête avec une coquetterie militaire, qui ne contrastât avec la simple capote de cuir de Drontheim que portait le général. Ces deux hommes, distingués chacun à leur manière, étaient aussi différents que leur air; et leurs nations sont aussi différentes qu'eux-mêmes. Vraiment leur longue inimitié et l'antipathie réciproque qu'elles conservent encore ne surprennent plus, quand on a observé les oppositions naturelles qui les séparent. On ne sait comment s'expliquer, en. Scandinavie, ce cachet tout méridional que porte , en général, le caractère suédois, surtout dans les villes , et qui a fait appeler les Suédois par leurs amis les Espagnols et par leurs ennemis, les Gascons du Nord. Nous avions un grand désir de voir des Lapons, lit s'avancent avec leurs rennes le long de ces montagnes qui séparent la Norvége de la Suède, et où eux seuls peuvent exister. Nous partîmes le 26 août pour aller les chercher dans leurs solitudes. Pour cela il fallait coucher au dernier gaard suédois, et là nous informer d'unt manière précise où nous pourrions trouver des Lapons chose assez difficile, parce que d'un moment à l'auh'j ils quittent l'endroit où ils étaient établis, laissent leu, hutte, et vont ailleurs en construire une nouvelle. Pour arriver jusqu'à eux, nous avions environ douzi ------------------------------------------------------------------------ lieues à faire à travers un pays assez semblable à celui que nous avions traversé les jours précédents, cependant un peu plus détestable encore; car cette fois il n'était plus question de chevaux, les pauvres bètes n'auraient pu s'en tirer; c'est à pied, sans chemin tracé, que nous devions nous engager dans le pays, à travers les marais et les tourbières. A cinquante pas des habitations que nous laissions derrière nous, nous trouvâmes le commencement des interminables marais où nous allions nous enfoncer. Nous éprouvâmes un peu d'hésitation en voyant que décidément il fallait nous résoudre à entrer souvent jusqu'aux genoux dans une boue noire ; mais être si près des Lapons et ne pas les voir, de peur de se mouiller les pieds, il n'y avait pas à y penser. Le premier essai de cette manière de voyager une fois fait, nous en prîmes notre parti, et nous marchâmes dès lors plus souvent dans l'eau ou dans la vase que sur la terre sèche. Le pays dans lequel nous étions est certainement le plus laid de l'univers. Il faut l'avoir vu pour savoir jusqu'où la nature peut aller en ce genre. Imaginez un terrain entièrement nu, à l'exception de quelques broussailles clair-semées, de quelques bouleaux nains ou difformes, la plupart sans feuilles, les uns brisés par le vent, les autres à demi consumés, et que leur écorce blanche, noircie çà et là par la flamme, rend pareils à des squelettes calcinés. Ce pays dépouillé ne produit d'autre végétation que des mousses marécageuses; il est composé uniquement de fondrières et de rochers. On ne peut s'accoutumer à cette différence dans la solidité du sol, qui change à chaque pas. Alternativement le pied est repoussé par les saillies du granit ou enfonce dans la fange. Toute l'étendue qu'on aperçoit est occupée par une innombrable quantité de flaques d'eau ; les vallées parais- ------------------------------------------------------------------------ sent inondées, et l'on trouve des marais sur des rochers, ou plutôt tout ce qu'on voit n'est qu'un vaste marais entremêlé de rochers. L'eau est véritablement le fond du pays. Il y a aussi de la terre, mais on peut dire que c'est par exception. Nous espérions rencontrer quelques ours pour compléter nos aventures septentrionales; nous n'eûmes point cet avantage. Les paysans suédois les attaquent avec une grande intrépidité. Le colonel Boje nous montra un homme qui s'était trouvé dans une situation d'où peut-être nul autre n'est jamais revenu. Étant tombé sans connaissance, à la suite d'un combat avec un de ces animaux, il vit, en revenant à lui, l'ours occupé à l'enterrer, comme un chien enfouit un os pour le retrouver plus tard. Il ne perdit pas courage, se releva, re-' commença la lutte, et, tout affaibli qu'il était, parvint à triompher de l'ennemi qui l'avait traité comme une provision. Après nous être encore plus d'une fois embourbés dans les marais, avoir sans cesse monté pour redescendre de colline en colline, de rocher en rocher, nous arrivâmes, épuisés de fatigue, au gaard suédois, où nous de- ■ vions nous orienter d'une manière précise sur la position des Lapons. C'était un dimanche; les habitants du gaard étaient occupés à lire la Bible et à chanter des psaumes. Le père avait une des figures les plus nobles et les plus calmes; qu'on puisse voir. Toute la famille semblait grave et recueillie. La solennité du jour, célébrée ainsi par ces bonnes gens dans cette pauvre cabane, très-littéralement au bout du monde, offrait quelque chose de respectable et de touchant. Notre premier besoin était le repos. On nous mena dans une des petites cabanes du gaard, où étaient quel- ------------------------------------------------------------------------ ques lits, c'est-à-dire quelques peaux d'ours, de loup, de renne, étendues sur la terre. Malheureusement la largeur de la cabane n'était pas assez considérable pour nous permettre de nous placer sur ces peaux tous les cinq les uns à côté des autres ; il fallait dormir il son tour : en attendant le mien, j'allai me promener autour du gaard; je me livrais avec un charme triste au sentiment de la solitude et de l'éloignement. Je regardais le lac au bord duquel l'habitation était placée, et qui tournait derrière une colline. Je pensais combien cette plage opposée que je ne voyais pas devait être sauvage et silencieuse. Le bateau amarré à la rive était là certainement pour pêcher sur le lac, non pour le traverser. Que serait-on allé faire au delà? au delà où aller? Nous nous remîmes en marche le lendemain matin, et vers dix heures, au bord d'un autre lac, au pied d'une montagne nue et d'une forme bizarre, nous aperçûmes tout à coup un troupeau d'environ trois cents rennes et une famille laponne occupée à les traire. Ces animaux à demi domestiques errent toute la journée dans les rochers, qui sont leurs pâturages. A une certaine heure on les rassemble, au moyen de petits chiens à pattes courtes, d'une espèce particulière. Le coup d'œil qui s'offrit subitement à nous était vraiment frappant. 'Ce troupeau d'animaux presque sauvages se pressant en désordre, quelques-uns immobiles, d'autres luttant et les ramures ensanglantées, ou se précipitant par bandes vers un point ou vers un autre, comme emportés par un soudain vertige; les cris des enfants, les jappements des chiens qui les poursuivaient, les hommes et les femmes occupés à recueillir leur lait, telle fut la scène nomade qui nous apparut tout à coup dans ce désert Les Lapons continuèrent leur opération, sans faire grande attention à nous, et sans paraître étonnés de nous voir. Nous entrâmes au milieu du troupeau pour obser- ------------------------------------------------------------------------ ver de quelle singulière manière on trait les rennes. Un homme ou une femme tenait une corde de cinq à six pieds, reployée à peu près comme l'extrémité inférieure de la ficelle d'un cerf-volant, et la lançait aux rennes femelles qu'on voulait arrêter, de manière à prendre leur bois dans une sorte de nœud coulant, puis, sans lâcher prise, faisait passer avec dextérité cette corde autour du museau de l'animal. Alors un enfant s'approchait, saisissait la corde, et la tenait serrée, tandis que la renne, ainsi assujettie, se laissait traire sans beaucoup se débattre. Chaque femelle donne très-peu de lait. Elle était promptement débarrassée, et, à peine libre, s'éloignait d'ordinaire avec un bond sauvage. La pluie qui survint nous fit chercher un abri dans la hutte de la famille ; elle ressemblait à celles que les charbonniers dressent dans nos forêts; je fus confondu de ses petites dimensions : quelques branchages, mal couverts d'une serge grossière, en composaient toute l'architecture; il fallait se courber pour y entrer. Au milieu était une pierre carrée servant de foyer; au dessus était suspendue une marmite de fer; la partie supérieure de la hutte était ouverte pour laisser échapper la fumée. Nos hôtes nous abandonnèrent généreusement l'abri tel quel de leur toit, et restèrent dehors exposés à la pluie. Il eût été impossible d'y tenir avec eux. Cet étroit réduit pouvait à grand'peine contenir nous cinq et nos deux guides. Je n'ai jamais pu comprendre comment faisait pour s'y loger la famille laponne, composée de huit personnes en comptant les enfants. Il ne fallait pas songer il s'asseoir, le toit formait avec le sol un angle trop aigu pour le permettre ; on ne pouvait pas non plus se coucher autour du feu, cela aurait pris trop de place ; il fallait ramasser son corps en s'appuyant sur le côté, à peu près comme font les marmottes durant l'hiver ; or, dans ------------------------------------------------------------------------ cette position gênée, en occupant le moins d'espace possible, nous remplissions la hutte très-exactement. C'était apparemment pour épargner quelques pieds de l'étoffe grossière qui couvrait leur demeure, que ces pauvres gens lui avaient donné si peu d'étendue. La mère de famille, sans nous faire aucune question, apporta un quartier de renne, et se mit en devoir d'apprêter notre repas. Ces apprêts n'étaient pas très-encourageants pour l'appétit, heureusement le nôtre n'avait pas besoin d'être excité. La bonne femme coupait la viande en morceaux qu'elle prenait ensuite avec les doigts pour les placer un à un dans la marmite ; de temps en temps elle jetait aux petits chiens, qui s'étaient glissés dans la hutte, un lambeau de chair crue que leur disputaient des enfants affamés, presque nus, tout semblables à de petits sauvages. C'eût été une lithographie à faire que l'intérieur de cette hutte ; nous, accroupis autour du feu et buvant du lait de renne dans de grandes écuelles de bois, la bonne laponne courbée sur la marmite et préparant, comme je viens de le dire, notre repas ; les chiens et les enfants soulevant la méchante tenture qui servait de porte, pour s'introduire en rampant dans la hutte, et, afin de compléter le tableau, la figure impassible d'un de nos Norvégiens, à genoux en dehors, la tête seule passée à l'intérieur, et, dans cette attitude, fumant imperturbablement sa pipe. r Notre hôtesse ayant achevé de couper et de déchiqueter le morceau de viande qu'elle nous destinait, mit cette viande dans la marmite de fer, qu'elle recouvrit d'une assiette de bois renversée, et la laissa cuire ainsi dans le beurre de renne; puis, au bout d'un certain temps, versa le tout dans une grande écuelle pareillement de bois ; nous mangeâmes d'un grand appétit ce ------------------------------------------------------------------------ ragoût extraordinaire, sans l'aide de fourchette, et avec le secours des paysans suédois qui nous avaient accompagnés. Pendant le temps qu'avaient duré les apprêts de notre festin, nous avions adressé diverses questions à celle qui s'acquittait si bien de ces préparatifs. Nous nous servions de la langue suédoise ; ces Lapons, en rapport fréquent avec les Suédois, la connaissaient ; mais entre eux ils parlaient le lapon, langue absolument différente des idiomes scandinaves, dialecte finnois, d'une prononciation singulièrement douce et agréable. Cette langue que parlent les Lapons, et le nom de flnn, le seul par lequel ils se distinguent eux-mêmes, attestent qu'ils appartiennent à cette grande famille des nations finnoises, dont faisaient partie les Huns et Attila, et dont les débris se retrouvent aujourd'hui en Finlande, en Esthonie, et du fond de la Hongrie jusqu'aux bords du Volga, et jusqu'au pied de l'Oural. Notre Laponne répondit à toutes nos questions avec beaucoup de sens et de bonne humeur; en somme, ces Lapons ne nous parurent ni stupides, ni farouches, et nous surprirent par un air de calme, de bien-être, de raison, que nous ne nous attendions pas à leur trouver au sein de leur misérable existence. Je demandai si les Lapons et les Suédois se mariaient entre eux; on me répondit que cela n'arrivait jamais. Ainsi, quoique sur la terre suédoise, nous avions sous les yeux des Lapons de race pure, ce que confirmaient la langue dont ils se servaient entre eux, et la configuration de leurs traits. Ils n'étaient pas monstrueusement petits; mais tous avaient le menton pointu et les yeux obliques, quelque chose, en un mot, du type de la race mongole, avec laquelle la race finnoise paraît avoir de la ressemblance. ------------------------------------------------------------------------ L'été, chaque famille vit ainsi isolée dans sa hutte ; la disposition marécageuse du pays empêche alors les communications; mais l'hiver, qui fait de toute la contrée un vaste champ de neige et de glace, les rétablit; c'est pour les Lapons la saison de l'activité, des fêtes, des voyages. Les familles se rapprochent et forment des espèces de tribus. Les Lapons se transportent avec une grande rapidité au moyen de leurs traîneaux ; j'ai vu un de ces traîneaux, auxquels ils attachent leurs rennes, qui avait tout à fait la forme d'un petit bateau; la quille sillonne la neige, et le Lapon tient son traîneau en équilibre au moyen d'un bâton dont il faut se servir avec une grande agilité, pour ne pas être renversé. Les Lapons se servent aussi, en guise de patins, de deux planches étroites, dont la plus courte a six pieds, et l'autre environ un pied de plus. Je ne sais comment ils peuvent se mouvoir avec cette chaussure, plus grande qu'eux de moitié ; cependant il est certain qu'ils s'en servent très-habilement pour courir ou plutôt glisser sur la neige; on m'a même parlé d'un bataillon norvégien qui manœuvrait équipé de la sorte. On accuse les Lapons d'être encore à demi païens, surtout ceux qui sont les plus reculés vers le nord. Ce qu'il y a de sûr, c'est que leur état religieux est assez négligé. Les pasteurs sont fort clair-semés sur cette étendue si vaste et si peu habitée. Il n'est pas commode d'aller chercher à une quarantaine de lieues les secours spirituels, l'hiver sur la glace, l'été à travers des marais presque infranchissables. Les ministres qu'on leur envoie ne leur sont pas d'une grande utilité ; ils viennent pour le moins de temps possible dans ces pays perdus, souvent bourrés de grec et d'hébreu, mais de lapon, pas un mot ; et alors ils sont obligés d'avoir un interprète qui, phrase par phrase, traduit leur sermon aux natu- ------------------------------------------------------------------------ rels du pays. Qu'on juge si cet intermédiaire est favorable à l'éloquence, et si l'orateur, en finissant son sermon, ne court pas la chance d'avoir prêché toute autre, chose que ce qu'il voulait dire. Le gouvernement a tout tenté pour déterminer quelques Lapons à abandonner la vie nomade, et pour en faire des agriculteurs; mais jusqu'ici on a bien rarement réussi. Quelquefois un père de famille consent à s'établir sur la terre qu'on lui donne; pendant ce temps, le reste de la famille continue sa vie errante et rôde autour de la demeure de son chef. Bien souvent il arrive qu'au bout de peu de mois il quitte son nouveau genre de vie et retourne sur les rochers. Ces rochers, où ils suivent leurs rennes, sont de véritables pâturages, car ils sont couverts de l'espèce de lichen qui forme l'unique nourriture de ces animaux ; ils s'étendent au sud de ce que la géographie appelle Laponie ; ils déterminent ce qu'on pourrait nommer la Laponie physique. Là où est ce lichen et où il n'y a que lui, il ne peut vivre que des rennes et des Lapons vivant de ces rennes. Notre repas fini, nous songeâmes à nous mettre en route, car il nous restait beaucoup de chemin à faire pour regagner un gîte suédois avant la nuit. Nos guides, suivant l'usage de leur pays, serrèrent la main de notre hôtesse en lui disant tack for mat, « merci pour ce que nous avons mangé. » Nous fûmes véritablement touchés de l'hospitalité de ces pauvres et excellents Lapons, qui, après nous avoir reçus de leur mieux, ne voulaient rien accepter de nous. Il fallut insister pour les faire consentir à prendre une très-petite somme, qui leur inspira une si vive reconnaissance, qu'au moment de notre départ toute la famille nous salua par un bruyant hourra ! auquel nous répondîmes de grand cœur. ------------------------------------------------------------------------ De ce point de notre voyage nous commençâmes à revenir vers le sud, et le pays dans lequel nous entrâmes prit un caractère tout différent. Bientôt nous fûmes dans le Jemtland, grande vallée de la Suède septentrionale, qui offre des tableaux aussi tiers et aussi imposants que ceux de la Norvége. C'est là que sont les véritables beautés de la nature suédoise ; quand on n'a été qu'à Stockholm, on ne connaît pas la Suède. Aux flaques d'eau avaient succédé les grands lacs ; aux petits rochers épars et écrasés, les cimes vastes et majestueuses ; nous retrouvâmes des sapins, signe assez singulier d'une natuv^ plus méridionale, avec un sentiment de joie semblable à celui d'un Espagnol qui reverrait des orangers. Les lacs nombreux qu'on rencontre dans le nord de la Suède communiquent, en général, les uns aux autres comme les lacs de l'Amérique septentrionale ; souvent plusieurs d'entre eux n'en forment véritablement qu'un seul. Sur quelques-uns de ces lacs, on trouve, à de grandes distances, des relais de bateaux; mais ces bords sont bien rarement visités ; on ne comptait pas sur des voyageurs, comme on peut croire, et il fallait à chaque fois attendre longtemps que notre embarquement fût préparé. Une de ces stations forcées m'a laissé un long souvenir. Dans une cabane perdue, située à l'extrémité du lac de Kall qu'on ne passe que pour aller chez les Lapons, et séparée de toute autre habitation par une navigation de plusieurs heures, nous trouvâmes un paysan qui vivait là seul avec sa femme ; elle était alors malade et poussait des cris aigus. Je n'ai rien vu de plus déchirant que ce triste intérieur, si éloigné de tous secours, de toute consolation. Ce paysan paraissait soigner et endurer la douleur de sa femme avec une imperturbable patience. Ce qui nous accabla d'étonnement, ce fut de ------------------------------------------------------------------------ le trouver dans cette solitude occupé de géographie. II ! avait des cartes qui étaient arrivées là Dieu sait com- ment. Ce qu'il désirait, c'était des livres pour l'intelligence de ses cartes ; il nous demanda de lui en procurer. Certes, s'il y avait eu moyen de faire parvenir quoi que ce soit au bord du lac de Kall, nous nous serions empressés d'encourager un désir d'apprendre si étonnant dans une telle situation, et qu'on ne rencontrerait peut-être nulle part ailleurs qu'en Scandinavie. Le 28 au soir, nous arrivâmes à un village suédois dont le nom m'échappe. Ce dont je me souviens, c'est qu'il me parut ravissant. Il faut avouer que depuis quelques jours nous n'étions pas gâtés par les objets de comparaison. Ce jour était l'anniversaire de la naissance de Goëthe. Deux de nous s'étaient trouvés à Weimar quelques mois auparavant ; ils avaient vu le patriarche dans toute la verdeur de sa vigoureuse vieillesse, plein de chaleur, de grâce, de bonté ; ils avaient promis de revenir célébrer, avec leurs amis, le 28 août, la fête de Weimar et de l'Allemagne; ils ne se doutaient pas qu'ils seraient alors dans un pays si lointain et si barbare que le nom de Goëthe n'y eût jamais été prononcé, ------------------------------------------------------------------------ v. STOCKHOLM ET UPSAL. Lac Mellar .-Arrivée à Stockholm.—Environs.— Littérature suédoise. —Romantiques.— Upsal.— Gejer.—Tegnér.—Atterbom. —Histoire politique de la Suède. — Manuscrit d'argent. — Mine de Danemora. — Aurore boréale. — Le roi de Suède. Je partis d'Upsal1 pour Stockholm sur le bateau à vapeur. Le temps était doux, le ciel voilé; c'était un jour d'automne calme, mélancolique, parfaitement en harmonie avec le caractère paisible et triste des bords du lac Mellar; rochers bas, boisés, arrondis, lignes gracieuses, formes monotones, aspect solitaire, en général des sapins qui descendent jusqu'au bord de l'eau, mais aussi des aunes, des chênes, des tilleuls ; çà et là quelques maisons de bois rouge, quelque château moderne qu'on voit de loin blanchir à travers la verdure : 1 La route qui m'avait ramené des frontières septentrionales de la Suède à Upsal, n'offrant plus rien de bien nouveau et de bien remarquable, je ne lui ai point donné de place dans ces esquisses, et je reprends la narration au moment où je m'embarque à Upsal sur le lac Mellar, qui établit par les bateaux à vapeur une communication journalière entre cette ville et Stockholm. ------------------------------------------------------------------------ voilà tout ce que l'œil rencontre depuis Upsal jusqu'à Stockholm. Tantôt le lac s'allonge comme un fleuve, tantôt il s'ouvre et forme un bassin. Ces deux aspects se succè-: dent sans grande variété jusqu'au moment où le Mellar s'élargit pour la dernière fois. On aperçoit alors, en sor-! tant d'un canal assez étroit, la portion de Stockholm qui regarde le lac, et qui déploie peu à peu sa longueur, à mesure qu'on pénètre dans le golfe, dont elle borde une partie. Stockholm ne se présente pas à fleur d'eau comme Copenhague, ni en amphithéâtre comme Naples; sa, situation est singulière, et je crois difficile de s'en faire 1 une idée juste sans l'avoir vu. La ville est disséminée sur des rochers de hauteur inégale, entre la mer et le lac Mellar, qui tous deux la découpent de leurs sinuosités. J'entrai dans Stockholm à l'approche de la nuit, plein de ce vertige qu'on gagne toujours quand on arrive pour la première fois dans une ville. Ici cette impression était encore augmentée par le contraste des déserts silencieux que je venais de parcourir avec le brouhaha d'une capitale. Il était bizarre pour un Français de venir à Stockholm du nord. Quand je rêvais que je verrais un jour cette ville, je n'imaginais pas y arriver des frontières de la Laponie. Je sortis à la nuit de ma très-mauvaise auberge. A Stockholm on n'attend pas les étrangers; rien n'est préparé pour eux : c'est que Stockholm n'est sur le chemin de personne ; on y est vraiment en dehors du mouvement européen. Aussi un jeune diplomate qui s'y ennuyait s'avisa de demander un jour un passe-port pour l'Europe. J'entrai au théâtre; on donnait une imitation suédoise d'une imitation allemande d'un vaudeville de Paris. Dans ------------------------------------------------------------------------ toute l'Allemagne j'ai trouvé ainsi les théàtres encombrés de nos petites pièces. Les couplets de M. Scribe retentissent d'écho en écho depuis le boulevart BonneNouvelle jusqu'au pied des Alpes scandinaves. Traduits, commentés, modifiés par le génie des différents peuples, ils vont, comme par ricochet, amuser l'Allemagne, le Danemark, la Suède, la Russie. En voyageant à la suite d'un de ces vaudevilles, on ferait le tour de l'Europe, et quelques mois après le départ, on arriverait avec lui à Stockholm. Je sortis ; la température était remarquablement douce, quoique nous fussions au 2 septembre; la lune tout justement pleine, la nuit admirable. Étourdi par la nouveauté de ce qui m'entourait, encore agité par la musique, encore ébloui par les lumières du théâtre, je me ; mis à marcher sans but dans cette singulière ville que je i n'avais fait qu'entrevoir. Je m'avançai du côté opposé à : celui par où j'étais arrivé, du côté de la mer. Je trouvai un pont long et à fleur d'eau : je le passai, non sans \ m'arrêter souvent pour regarder les nombreux vaisseaux ! à l'ancre, rangés sous les fenêtres du palais, le palais lui-même élevant sa masse carrée au-dessus de la ville alancliie par la lune; puis je pensai que dans ce palais i était un roi venu aussi de loin, venu aussi de France, et î je rêvai à cette destinée, encore plus extraordinaire que tout ce qui m'environnait. Au bout de quelque temps je me trouvai sur des rochers où croissaient de grands il- chênes, et de l'autre côté de ces rochers je découvris la H mer qui les baignait. Là, je m'assis, comme fixé par un enchantement. A ma gauche et à ma droite étaient d'auA très rochers surmontés par des maisons blanches ; dans Ne lointain, j'entrevoyais des promontoires, des golfes, jj; des îles; à mes pieds se déployait une mer calme et ji brillante, sur laquelle se croisaient sans cesse de petites ------------------------------------------------------------------------ barques, et où de grands vaisseaux semblaient dormir; i derrière moi la ville avec les lumières, les bruits des: voitures, les chants du peuple; en face, dans le fond d'un ciel pur, la lune pleine et resplendissante. Cette j température, cette lumière, ces arbres auxquels depuis i longtemps je n'étais plus accoutumé, me ravissaient. Je m'étonnais, en arrivant à Stockholm, de penser à l'Ita- lie; mes sensations tenaient de l'ivresse et du prestige. ! Si j'étais parti cette nuit, Stockholm m'eût laissé le sou- ■ venir d'une merveilleuse apparition. Le lendemain il pleuvait : Stockholm était encore une i très-belle ville; mais je ne pouvais comprendre que ce ) fût la même, et que ma promenade de la veille ne fût pas un songe. Je montai d'abord sur la tour de l'église de SainteCatherine, d'où l'on a sous les yeux le panorama le plus singulier : Stockholm entre la mer et le lac Mellar. Ce mélange d'eau, de rochers, de maisons, de forêts, forme un ensemble impossible à décrire et difficile à oublier. Malheureusement Stockholm a peu d'édifices remarquables, peu même de belles maisons. Elle est, sous ce rapport, inférieure à Copenhague, qu'elle surpasse bien par sa situation pittoresque. Le palais du roi est ce que la ville offre de plus monumental ; c'est un bâtiment italien, dont le modèle est à Florence. Cette architecture italienne, un peu dépaysée, n'est pas très en harmonie avec ce qui l'entoure. Cependant le palais produit, par sa situation, un effet imposant ; il s'élève sur une masse de rochers, et domine la ville et la mer. L'église de Ridar-Holm est la plus intéressante de Stockholm , par les sépultures qu'elle renferme, entre autres celles de Gustave-Adolphe et de Charles XII. J'allais demander où était le tombeau de Christine, quand je ------------------------------------------------------------------------ me rappelai que je l'avais vu à Rome dans l'église de Saint-Pierre. Stockholm, qui n'a que soixante mille habitants, renferme dans son enceinte une étendue immense. Outre la place occupée par des rochers nus qu'on voit s'élever çà et là au-dessus des maisons, outre les intervalles d'eau qui séparent différentes parties de la ville, elle contient des champs, des prés; la rue de la Reine, qui conduit à une de ses extrémités, et qui a bien une demi-lieue de long, traverse une véritable campagne. Les environs de Stockholm sont charmants; ils ont un caractère à part, quelque chose de doux et de sauvage, d'aimable et de solitaire. Telle est la délicieuse retraite d'Haga, tel est le parc, où l'on trouve, en sortant de la ville, à côté de belles maisons de campagne, des solitudes au sein desquelles on pourrait se croire loin de toute habitation. Là, enfoncé dans un bois de sapins ou de chênes, entouré de rochers de granit, on voit de son désert un grand vaisseau ou une petite barque glisser et se perdre derrière le feuillage; puis toute trace de la vie disparaît, on peut se rêver pour un moment au fond de la Norvége : faites quelques pas, et vous apercevrez tout près de vous les édifices d'une capitale. J Les mœurs de Stockholm sont toutes françaises ; la langue française y est généralement connue, elle est là ce que l'allemand est à Copenhague. Gustave III faisait le plan de ses opéras en français, et sa correspondance intime, qu'on a recueillie, est écrite, tantôt dans sa langue, tantôt dans la nôtre. Sous lui, la langue franpaise était déjà fort à la mode. On sent que sous un roi de notre nation cette mode n'a pas dû diminuer. ? Ce Gustave III, dont la fin a été si tragique, était jj complètement dominé par l'ascendant que l'esprit fran- ------------------------------------------------------------------------ çais, au xvnr siècle, exerçait sur presque tous les pays et principalement sur les cours de l'Europe. Gustave ' avait fondé une académie d'après le modèle de l'Académie française et tout son désir était que la littérature de son pays devînt une contre-épreuve de la nôtre. Ce qui ¡ est assez glorieux pour un roi, homme de lettres, c'est qu'il remporta le premier prix académique qu'il avait fondé, et qu'il ne fut reconnu que bien longtemps après pour l'auteur de l'ouvrage couronné. Mais, ni ce que Gustave produisit, ni ce que produis sirent les beaux esprits qu'il enrégimentait dans son académie, ne pouvaient former une littérature na'! tionale. Dans les pays méridionaux de l'Europe, l'ascendant . des lettres grecques et latines s'est facilement établi. On pourrait dire que leur génie s'y est continué. La religion chrétienne s'y est moulée sur le paganisme, la littérature moderne sur la littérature antique ; mais la forme religieuse et poétique, naturelle au midi, transportée dans le nord, s'est trouvée en contradiction avec les sentiments et les idées des peuples. De cette contradiction est résulté asservissement d'abord, lutte ensuite, enfin affranchissement. Cet affranchissement s'appelle en religion le protestantisme ; on l'a appelé le romantisme en littérature : il fallait l'appeler dans le nord, l'indépendance. En effet, plus l'on s'avance au nord, et plus la question est tranchée. La France, pays central, qui réunit dans son sein le nord et le midi, qui touche à l'Allemagne et à l'Italie, la France a suivi une ligne intermédiaire entre les deux extrêmes : elle est restée catholique; mais son catholicisme est plus épuré que celui de Naples et de Madrid ; sa littérature s'est modelée, pour la forme, sur celle de l'antiquité , mais en conservant un profond ------------------------------------------------------------------------ caractère de nationalité En Allemagne, en Angleterre, la réforme l'a emporté, et l'affranchissement littéraire a été complet. Dans les royaumes scandinaves, il devait, à plus forte raison, en être ainsi tôt ou tard. Aussi c'est de Suède qu'est sorti ce Gustave-Adolphe, le chevalier, le représentant et comme le martyr héroïque de la réforme ; mais le peuple qui avait été le plus vaillant champion de la liberté religieuse, était demeuré jusqu'à nos jours soumis assez constamment à l'influence despotique des lettres françaises. C'était surtout à la fin du XVIIIe siècle, par l'action de Gustave et de son académie, que cette influence étrangère avait prévalu sur l'originalité nationale. Quelques hommes avaient bien paru véritablement Suédois par l'âme et le talent. Le chan sonnier Bellmann, mêlant au désordre et à la verve grotesque de ses compositions lyriques des éclairs de profondeur, des traits inattendus de grâce et de mélancolie. Stagnélius, poëte rêveur et religieux, tantôt s'inspirant des idées et des vertus chrétiennes, tantôt essayant , à une époque où les antiquités scandinaves étaient bien imparfaitement connues, d'y chercher des sujets pour le drame et des couleurs pour la poésie ; mais ses efforts et ceux de quelques autres n'avaient point eu de suite. Des hommes dont la nature avait destiné le talent à l'originalité, tels que l'infortuné Lidner, avaient eux-mêmes en partie cédé aux lois que leur imposait, au nom du bon goût, un monarque aussi jaloux de son autorité en matière littéraire, que vis-à-vis 1 Il est à remarquer que la France, qui avait commencé par marcher avec le Midi, avec l'Italie sous François Ier, avec l'Espagne jusqu'à Louis XIV, et sous Louis XIV avec l'antiquité grecque et latine, à dater de l'époque suivante, est entrée dans le mouvement intellectuel du Nord. Le XVIIIe siècle s'appuie sur l'Angleterre, et le uxe part de l'Allemagne. ------------------------------------------------------------------------ sa noblesse révoltée ; et au commencement de ce siècle régnait sans partage le représentant le plus distingué de . l'école classique, le respectable Léopold, quand s'éleva contre cette école la violente opposition qui la devait renverser. Ce fut précisément l'appel d'un général français à l'héritage des Wasa, qui fut l'occasion de ce soulèvement contre l'école française en littérature. C'est que la révolution qui devait mettre le général Bernadotte sur le trône fut une révolution libérale; l'indépendance est chose contagieuse, et, par le fait seul de l'affranchissement politique, l'affranchissement littéraire s'ensuivit. L'attaque commença par un journal nommé le Polyphème. Il fut bientôt suivi d'un autre, portant le nom de Phosphoros, auquel travaillaient des jeunes gens d'Upsal, pleins de mérite, de conviction, d'ardeur, quelquefois d'âpreté. C'était le Globe de la Suède. Seulement la tendance de l'ancien Globe était plus historique, et celle du Phosphoros plus métaphysique. Il s'appuyait principalement sur les spéculations de la philosophie allemande reproduites et modifiées par un poëte moraliste, Thorild, et par un penseur doué d'une haute faculté ' d'abstraction, Hojer. C'étaient ces spéculations, et notamment celles de Kant et de Fichte, qui avaient donné aux esprits le mouvement nouveau. Les phosphoristes soutinrent les théories littéraires de l'Allemagne, en traduisirent, en imitèrent les productions ; ce n'était pas encore une franche nationalité, mais un acheminement vers ce but ; car, entre des Suédois et des Allemands, il y a fraternité de race, sympathie de nature, parenté de langue. Ce qui acheva de vivifier la littérature suédoise, et de lui donner toute son indivi dualité, ce fut le retour vers les traditions Scandinaves. ------------------------------------------------------------------------ Aux journaux polémiques tels que Polyphème et le Phosphoros, succéda un journal scientifique t l'Iduna, qui contient des morceaux de critique et des essais poétiques du plus haut intérêt. Enfin le talent de ces jeunes champions de la rénovation littéraire a mûri, et ils ont donné à leur pays plusieurs ouvrages du premier ordre. M. Gejer, qui avait montré ce que l'on pouvait faire en poésie avec les souvenirs de l'ancienne Scandinavie, s'est depuis voué tout entier à l'histoire, et son premier volume des Annales de Suède est un modèle d'érudition et de sagacité. M. Hammarskiold, disciple ardent de la Philosophie allemande, y mêlant quelque chose du mysticisme indigène de Svedenborg, a publié une Histoire de la littérature et une Histoire de la philosophie suédoises. Cet homme excellent vivait encore quand j'étais à Stockholm ; je le vis atteint de la maladie dont il est mort, déjà couché, tout souffrant et tout pâle, sur le lit d'où il ne s'est pas relevé gour longtemps. C'est chez lui que je rencontrai le poëte Atterbom, qu'on pourrait appeler le Lamartine du nord. C'est la même suavité de mélodie, de tristesse et d'enthousiasme, avec plus de vague et d'audace. Enfin, ce qui a mis le sceau au triomphe du parti novateur, c'est le poëme de Frithiof, publié par M. Tegnér. Un ancien récit conservé par la tradition, une saga a transmis la belle et pathétique histoire dont M. Tegnér a fait le sujet de son poëme. Ayant à intéresser des lecteurs du xix* siècle à des mœurs et des sentiments du VIlle, il s'est tiré en général avec bonheur de cette difficulté. C'est un des exemples les plus brillants du parti qu'on peut tirer, pour la poésie de notre temps, de sujets empruntés à une époque primitive. Peut-être M. Tegnér a-t-il mêlé une trop grande délicatesse de sentiment aux rudes passions de l'époque, ------------------------------------------------------------------------ héroïque qu'il retrace quelquefois dans toute son énergie. On croit lire un chapitre de l'ancienne saga, quand le poëte moderne, qui l'a en effet suivie fidèlement en cet endroit, nous montre Frithiof au milieu des flots déchaînés par les puissances magiques, distribuant de l'or à ses compagnons pour qu'ils n'arrivent pas les mains vides chez la déesse de la mer, enfin le héros et le vaisseau lui-même, ce vaisseau animé comme les trépieds d'Homère, attaquent ensemble les monstres qui soulèvent la tempête ; Frithiof en atteint deux de ses traits, et le brave navire Ellida perce du fer de sa proue le troisième qui flottait devant lui sous la forme d'une immense baleine. Mais peut-être trouvera-t-on le morceau qui va suivre trop tendre et trop délicat pour appartenir au même ensemble; dans l'original il est plein de grâce et de naïveté. PLAINTE D'INGEBOR.. Voici l'automne : De la mer le flot brumeux tonne. Ah ! sur elle j'aimerais tant Aller flottant ! Sous les étoiles Je vis blanchir tes voiles, Frithiof ; heureux ton vaisseau Qui fuit sur l'eau ! Quand il me quitte, Flots, pourquoi l'entraîner si vite? Astres, protégez le sentier Du nautonnier. ------------------------------------------------------------------------ L'été ramène Le voyageur; mais sur l'arène Je ne pourrai pas m'élancer Pour t'embrasser. Car sous la terre On me couchera solitaire, Ou près d'un autre époux j'irai Et languirai. Aigle qu'il aime, Reste , je t'aimerai de même. Par moi chaque jour tes petits Seront nourris. Laisse mon voile : Je te broderai sur la toile Des ailes d'argent, puis encor Des serres d'or. Aigle rapide, Regarde avec moi la mer vide ; Monte sur mon épaule.... Hélas! Il ne vient pas. Je serai morte Quand il reviendra; mais n'importe. Et quand ton cri le saluera, Il pleurera. Il ne faut pas faire pleurer un héros Scandinave, c'està-dire quelque chose de fort semblable à un pirate. Quoi qu'il en soit de ce reproche, le poëme est plein de beautés dans des genres très-divers ; il a eu un succès de vogue, un succès tout national. Ce qu'il y a de pi- ------------------------------------------------------------------------ quant, c'est que l'auteur a été récompensé de cett œuvre païenne par un évêché. En Suède , où l'état de finances ne permet pas un grand luxe de pensions et di sinécures, tel est l'avancement qui attend souvent de littérateurs et des savants, distingués par un tout autr< mérite que la science théologique; mais l'évêque Tegnéi a composé de fort beaux sermons. Du reste, la querelle entre les deux partis littéraires décidée par le meilleur argument, par de bons ouvrages, vient d'aboutir à l'entière victoire du parti novateur. Atterbom a même eu avec le vieux Léopold une entrevue touchante , dans laquelle le jeune romantique s'est accusé de quelques vivacités de critique dont il avait été coupable dans le Posphoros, et le vénérable patriarche de l'école classique, devenu aveugle par les années, s'est réconcilié avec son jeune adversaire. Ainsi il y a eu entre les deux camps guerre, triomphe et pacification. Upsal était un des points qu'il m'importait le plus de visiter, surtout à cause des hommes qu'elle renferme. Dans mon impatience d'arriver à Stockholm, je n'avais fait que la traverser. J'y retournai bientôt. En arrivant à Upsal, j'éprouvai une impression profonde de tristesse et de solitude; c'était le temps des vacances. Les étudiants, qui seuls animent d'ordinaire une ville d'université, étaient absents, et un silence absolu régnait dans les rues désertes. Rien ne fait mieux concevoir les travaux patients des savants du Nord, que cet aspect studieux et recueilli de leurs universités. L'organisation de l'université d'Upsal est celle des universités allemandes, modifiée à peu près comme à Copenhague ; on y est de même exempt de cette fureur de duels, si générale en Allemagne parmi les étudiants ; de même encore, au lieu de leur interdire de se réunir ------------------------------------------------------------------------ par nations, et de former ces associations nommées landmannschaft, qui ont tant effrayé la Prusse et l'Autriche, on exige que tout étudiant se fasse inscrire parmi ceux de sa province, et, s'il est étranger, parmi ceux de sa nation. Il n'est jamais résulté aucun inconvénient de ces réunions, auxquelles l'université va jusqu'à fournir un local. Je visitai M. Gejer et fis tomber d'abord la conversation sur l' Histoire de Suède dont je le savais occupé dans le moment. Le temps de l'union des trois royaumes, consommée sous Marguerite, fut, pour la Suède, une ère de servitude et d'oppression. Avec le règne de Gustave-Wasa recommença son indépendance. Depuis ce grand homme, la couronne cessa d'être élective, comme elle avait été jusqu'alors : elle est demeurée dans la famille des Wasa jusqu'au jour où elle a été placée sur la tête de Bernadotte. Sous Gustave-Adolphe, on admit les femmes à régner. Durant la minorité de Christine, l'aristocratie devint puissante. Charles XI porta les premiers coups à son ascendant, et dès lors commença, entre elle et le trône, une lutte continuelle. Sous la reine Ulrique, sœur de Charles XII, et son mari, Frédéric Ier, la prérogative fut limitée ; c'était, me dit M. Gejer, l'époque où les diplomates français appelaient la Suède une république. Les États se rassemblaient tous les trois ans, et ne pouvaient être dissous.. Tout était aux mains des États ; ils faisaient la guerre et la paix, altéraient la monnaie, usurpaient le pouvoir judiciaire par des tribunaux temporaires, le pouvoir exécutif par le comité secret, qui était le véritable gouvernement; les actes législatifs devaient être signés par le roi; mais il ne pouvait refuser sa signature. En 1756, la diète déclara que le nom du roi, en cas de refus, se- ------------------------------------------------------------------------ rait apposé avec un timbre.Gustave III voulut relever le pouvoir royal ; il fit un appel aux paysans de la Dalécarlie, qui le secondèrent contre les nobles ; le pistolet d'Ànkastrom mit fin à cette lutte du pouvoir royal et de l'aristocratie. Cette antipathie des grandes familles est un des garants les plus certains de l'avenir de la race régnante. Je fus accueilli à Upsal avec la plus franche cordialité par plusieurs jeunes gens de la nouvelle école. On sent qu'il doit exister une sorte de rivalité entre Stockholm, ville dont la culture est toute française, où prévalent encore, en philosophie et en littérature, les idées du XVIIIe siècle ; où règnent les sciences physiques, représentées par le grand nom de Berzélius, et Upsal, foyer d'une tendance spéculative critique et poétique analogue à celle de l'Allemagne. Il en est résulté, à ce qu'il m'a semblé, dans les esprits contemplatifs d'Upsal, une sorte d'opposition à la direction positive de la capitale. Cette opposition a été accusée de mysticisme, et même d'une sorte de prédilection pour les formes politiques et religieuses du moyen âge ; mais je crois qu'on l'a mal comprise. Si un certain libéralisme étroit a pu effaroucher des esprits étendus, c'est parce qu'il leur semblait despotique et ignorant. Des novateurs ne peuvent être ennemis du progrès et de la liberté. La bibliothèque d'Upsal contient un trésor qui, pour moi, était d'un prix infini, et que je ne négligeai pas de visiter, c'est le manuscrit fameux sous le nom de Codex argenteus, le manuscrit d'argent. - Il contient une traduction en langue gothique d'une portion de la Bible. Cette traduction a été faite au ive siècle par un évêque arien, le Goth Ulfilas, pour ceux de ses frères qui habitaient la Mésie. C'est le plus ancien monument des langues du Nord Cet Ululas in- ------------------------------------------------------------------------ venta un alphabet qui était une altération de l'alphabet grec1. On a employé une sorte de procédé typographique pour tracer les caractères. En effet, sur un fond violet se détachent en relief les lettres d'un aspect ordinairement argenté. Les initiales des chapitres et quel' ques passages sont en or et également en relief. Cette disposition donnerait à penser que les lettres ont été * évidées avec un emporte-pièce et appliquées ensuite sur ' le fond violet qui les porte. L'histoire de ce manuscrit est curieuse. Découvert en x l597, dans une abbaye de Westphalie, il fut transporté ' à Prague. Prague ayant été prise par les Suédois, en 1648, il fut trouvé dans le butin et envoyé à Christine ; k mais ses aventures ne se bornent pas là. Après avoir été B volé par un soldat, il était dans sa destinée de l'être par ' un savant ; du moins c'est ce dont on a accusé le docte il Vossius. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, lui mort, le mar nuscrit fut racheté de ses héritiers par un grand seigneur 1 suédois, Magnus de La Gardie, et donné à l'université [ d'Upsal. On le conserve soigneusement dans une boîte fermée à clé. D'Upsal j'allai visiter la mine de fer de Danemora. ? Cette mine ne ressemble à aucune autre. Là, point de 3 puits ténébreux, de galeries souterraines, mais un large gouffre à ciel ouvert ; des seaux, que fait monter J une machine mise en mouvement par des chevaux, ap; portent le minerai à la surface du sol. C'est dans un de : ces seaux qu'on se place pour descendre au fond de la mine. Le moment où il se détache du bord, où la roue ; commence à tourner, la machine à crier, et où l'on se M. W. Grimm pense que c'est une des formes de l'alphabet coni- mun primitivement aux diverses nations germaniques. Voy. Deutsche Runen. ------------------------------------------------------------------------ sent flotter au-dessus de l'abîme, a quelque chose d'effrayant pour l'imagination. On se voit bientôt entouré de rochers en désordre, jetés les uns sur les autres, et l'on descend comme par enchantement à travers ce chaos pittoresque ; deux ou trois mineurs à cheval ou à genoux sur le bord du seau, se tenant à la corde et aux chaînes par lesquelles il est attaché, l'empêchent de se heurter contre les saillies de rochers qu'il rencontre sur son chemin. Bientôt on commence à distinguer les hommes qui travaillent au fond de la mine, à entendre le bruit du marteau et le chant plaintif des mineurs. On continue à s'abaisser d'un mouvement assez rapide, mais égal et sans secousse. La corde énorme qui vous porte flotte au-dessus de votre tête comme un ruban agité par un vent léger. En la suivant des yeux, on la voit s'amincir et presque disparaître. Il semble que rien ne vous soutienne sur cette effroyable profondeur. Enfin le seau touche le fond, on le détache, et, à sa place, on en accroche un autre que la machine enlève à son tour. On ne peut se défendre d'une sorte de frémissement qui n'est pas sans charme en voyant ce seau plein de minerai faire le chemin qu'on vient de faire soimême, s'amoindrir en s'élevant, de manière à n'être presque plus qu'un point quand il arrive au bord. C'est une impression assez étrange que celle qu'on éprouve en se disant : « Voilà comme je suis venu, voilà comme je m'en irai. » Quand vous êtes ainsi arrivé en bas, le spectacle qui s'offre à vous est des plus extraordinaires. Les parois de la mine semblent de grands murs de fer. En tout temps le fond est pavé de glace. En marchant sur cette glace, en contemplant ces grands murs noirs, je pensais à l'enfer de Dante, quand, levant les yeux, je vis le bleu doux et pâle du ciel, la lumière d'un beau jour, et quelques ------------------------------------------------------------------------ légers nuages qui glissaient au-dessus de ma tête ; alors ce ne fut plus à l'enfer que je songeai. Je me souvins de ce ravissant purgatoire, où le poëte entrevoit la couleur si douce du saphir oriental se fondre dans un air serein. Les sensations du voyage que j'avais fait à travers l'espace, m'avaient plu tellement, que je les voulus renouveler. Je montai et je redescendis. Par bonheur midi approchait, et l'on allait faire jouer la mine. J'entrai avec les mineurs dans la cabane garantie par un rocher, où ils se mettent à l'abri de l'explosion. Jamais je n'ai entendu un fracas plus magnifique. Ce fut tout à coup comme un océan de bruit qui se répandit à travers l'abîme, et sembla le remplir. Je remontai sur-le-champ à travers la fumée et la poussière soulevées par l'explosion, qui roulaient en nuages sous mes pieds, autour de moi, au-dessus de ma tête, et augmentait l'effet pittoresque des rochers à travers lesquels je m'élevais. Par moment j'étais enveloppé dans ces tourbillons; le ciel disparaissait; le haut de la corde m'était entièrement caché, et je demeurais comme sans point d'appui, suspendu entre le ciel et l'abîme. Enfin je sortis du nuage, je me trouvai avec délices sur la terre, et j'éprouvai les impressions les plus douces, quand, au bout de quelques moments, ma petite charrette m'emporta rapidement près d'un charmant lac, à travers un joli bois de chênes et de bouleaux, éclairé par le soleil. A mon retour à Stockholm, un autre spectacle encore plus frappant m'attendait : celui d'une aurore boréale. Je me retirais vers minuit, avec un de mes compagnons de voyage, par un beau clair de lune. Nous aperçûmes tout à coup une lueur vague et blanchâtre répandue dans le ciel. Nous nous demandions si c'était une nuée éclairée par la lune ; mais c'était quelque chose de moins compacte encore, de plus indécis ; on eût dit ------------------------------------------------------------------------ la voie lactée ou une lointaine nébuleuse. Tandis que nous hésitions, un point lumineux se forma, s'étendit d'une manière indéterminée, et on vit tout à coup de grandes gerbes, de longs glaives, d'immenses fusées dans le ciel ; puis toutes ces formes se confondirent, et à leur place parut une arche lumineuse, d'où tombait une pluie de lumière. Le plus souvent ce qui se passait devant nos yeux ne pouvait se comparer à rien. C'étaient des apparences fugitives, impossibles à décrire, et que l'œil avait peine à saisir, tant elles se succédaient, se mêlaient, s'effaçaient rapidement. Jamais on ne pouvait prévoir une seconde à l'avance ce, qu'allait offrir le kaléidoscope céleste. Ce qu'on croyait voir avait disparu , tandis qu'on cherchait encore à s'en faire une idée distincte. Le merveilleux spectacle semblait toujours finir et recommencer, et il était impossible de saisir le passage d'une décoration à l'autre. On ne les voyait pas apparaître dans le ciel ; mais tout à coup elles s'y trouvaient , et il semblait qu'elles y avaient toujours été. En un mot, rien ne peut donner idée de tout ce qu'il y a de mobile, de capricieux, d'insaisissable dans ces jeux brillants d'une lumière nocturne; et encore, la lune qui se trouvait pleine en ce moment, nuisait par son éclat à celui de l'aurore boréale. C'est par cette raison que la lueur de celle-ci était blanche et pâle. Autrement, aux variations de formes se seraient jointes les variations de couleurs, les reflets rouges, verts, enflammés, qui donnent souvent aux aurores boréales l'apparence d'un grand incendie. Mais à cela près, la nôtre fut une des plus riches qu'on pût voir ; elle dura plusieurs heures, se renouvelant, se déplaçant, se transformant sans cesse; et l'on nous dit que depuis trente ans il n'y en avait pas eu de plus belle à Stockholm. Avant de quitter Stockholm, j'eus l'honneur d'être ------------------------------------------------------------------------ appelé auprès de leurs majestés le roi et la reine de Suède, faveur que Charles-Jean se plaît à accordera ses compatriotes. C'était ma première entrevue avec une tête couronnée; je craignais qu'elle ne se passât en questions indifférentes de la part du monarque, et de la mienne en réponses insignifiantes. Au lieu de cela, j'eus le plaisir d'entendre, pendant une heure, le roi s'expliquer avec une grande supériorité d'esprit et une grande noblesse de sentiments sur la révolution et la France, sur lui-même, sur sa destinée et sa politique. Je voyais avec orgueil le seul représentant de la gloire française resté, sur un trône d'Europe, se plaire au souvenir de l'époque où il était un des généraux de la république. Je ne saurais dire quelle peine m'aurait causé l'ombre d'un oubli en ce genre. L'infatuation de la royauté, qui avait aveuglé un homme du génie de Napoléon pouvait me faire craindre la même faiblesse dans son ancien compagnon d'armes. Il n'en fut rien, et je n'entendis pas sans émotion sortir d'une bouche royale ces mémorables paroles : « Moi, républicain sur le trône i ! » Enfin, après un admirable mois de septembre passé a Stockholm, j'en partis à regret, mais pressé par la saison, qui pouvait d'un jour à l'autre amener le froid et le mauvais temps. Je retrouvai l'aspect monotone, solitaire et mélancolique de la Suède. Je vis Lands-Krona, où est la flotte de guerre suédoise ; port remarquable par-dès bassins superbes, taillés dans le granit, qui rappellent ceux de Cherbourg, et Calmar, fameux par cette union trop vantée, qui, malgré son nom, sema entre les trois États scandinaves, violemment réunis sous un 1 Ceci a été écrit en 1827. J'y joindrai un autre souvenir. Le roi m'ayant demandé avec beaucoup de bonté si mon père s'occupait toujours des mêmes travaux, sur ma réponse affirmative, il ajouta : « C'est bien, c'est bien ! il faut que chacun reste dans sa sphère. » ------------------------------------------------------------------------ môme sceptre, les germes de divisions qui ont subsista durant des siècles. J'éprouvai une vive joie quand je retrouvai en Scandinavie la nature de la France et de l'Allemagne. Enfin j'arrivai à Ystadt, dans ce port où j'avais débarqué, lorsque, pour la première fois, je mettais le pied sur le sol des États scandinaves, dont j'avais fait maintenant le tour. Le bateau à vapeur qui m'avait alors apporté d'Allemagne, m'y reporta aussi heureusement, et je me trouvai sur la grève de Greifswald, par un beau jour, parfaitement semblable à celui où, trois mois auparavant, je m'étais embarqué pour la Suède. ------------------------------------------------------------------------ LITTÉRATURE DANOISE ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ LITTÉRATURE DANOISE. I. OELENSCHLÆGER. C'est un obstacle à la gloire qu'un nom trop difficile à prononcer ; et celui du premier poëte vivant du Danemark, d'un des poëtes les plus éminents de l'Europe, serait aussi connu et aussi admiré en France, qu'il l'est en Allemagne, s'il n'était pas si barbare pour nos oreilles. Mais enfin il faut se familiariser avec l'étrangeté des noms propres si l'on veut goûter les littératures étrangères. Le nom de Shakespeare semblait aussi assez bizarre, surtout quand on le prononçait à peu près comme on l'écrit. Klopstok n'a rien de bien mélodieux : il faudra prendre son parti et s'accoutumer également à OEIenschloeger 1. Il y a donc une littérature en Danemark ? Que peut être une littérature en Danemark ? C'est tout justement î ce qu'on disait il y a quelques années de l'Allemagne. 1 On prononce Eulenchlégr. ------------------------------------------------------------------------ Alors on s'arrêtait au Rhin ; pourquoi nous arrêterionsnous à la Baltique? Oui, il y a une littérature danoise. C'est le Danemark qui a produit le second poëte comique de l'Europe. Holberg est moins loin de Molière que qui que ce soit. A côté de ces deux noms il y a encore ceux de trois ou quatre autres poëtes parfaitement originaux, et à peu près entièrement inconnus en France. On peut en dire autant de la Suède. Et en outre il y a en Danemark, en Suède, en Norvège , dans tout ce qu'on appelle la Scandinavie, une innombrable quantité de chants populaires, de ballades naïves, belles comme les ballades écossaises qui ont inspiré Walter Scott et leur ressemblent beaucoup, dont les paysans ont fait les paroles et la musique, et qu'ils chantent dans leurs vallées, sur leurs montagnes, au bord de leurs grands lacs solitaires. Et enfin il y a derrière tout cela une vieille poésie scandinave contenant les antiques traditions païennes du pays, dans la langue primitive d'où sont sortis le danois et le suédois modernes, et qui s'est conservée presque pure dans un pays perdu, aux extrémités du monde, dans cette île formée de lave et de glace, de neige et de soufre, de cratères et de glaciers, qu'on appelle l'Islande. Mais je ne parle ici que des poëtes danois modernes. Celui auquel sont consacrées ces pages a puisé dans les sources antiques de ces traditions primitives du Nord, dans les dogmes sombres et mélancoliques de la religion d'Odin ; il s'est inspiré avec bonheur du caractère souvent lugubre, quelquefois gracieux de ces dogmes. Il sera peut-être curieux pour des lecteurs français de le suivre dans ce monde nouveau pour eux. ------------------------------------------------------------------------ t Disons d'abord un mot du poëte lui-même. OEIenschlaeger a une figure belle et expressive, des eux et des cheveux noirs, un teint brun et coloré ; out dans son extérieur porte un cachet méridional. On peine, en le voyant, à croire que ce soit le chantre es dieux et des héros du Nord qu'on a devant les eux. « Mon malheur, me dit-il un jour à Copenhague, iuand j'écris en danois, est d'écrire pour deux cents tersonnes. » Aussi a-t-il cherché à étendre le cercle de son public. 1 a traduit lui-même en allemand une partie de ses ourages. Plusieurs de ses pièces se jouent fréquemment ur les théâtres de l'Allemagne. Nous parlions des préjugés nationaux en littérature. e lui disais que notre dédain, ou plutôt notre paresse , liminuait de jour en jour ; que nous commencions à onnaître l'Allemagne ; que le tour de Copenhague vienIrait aussi. Ses yeux noirs s'animèrent et brillèrent \ l'une reconnaissance anticipée. « Nous serions trop heueux, me dit-il, qu'on s'occupât de nous dans cette 'elle France ; nos propres préjugés tomberaient bienôt. Notre colère était du dépit. » Le premier de ses ouvrages, dont je vais chercher à lonner une idée, est un poëme dramatique fort beau et ort extraordinaire, dont le sujet est emprunté à l'anienne mythologie Scandinave, la mort de Balder. Balder est un dieu ; c'est le plus doux, le plus aima¡le des dieux, et cependant il doit mourir, car, selon iette mythologie, les dieux sont soumis à la mort. L'inagination triste et belliqueuse de ces peuples avait x)nçu la vie du monde comme un combat entre les )onnes puissances, représentées par les dieux, et les -Mauvaises, représentées par des géants et des mons- ------------------------------------------------------------------------ tres. Elle avait placé au bout de ce combat une grand( catastrophe nommée le crépuscule des dieux, dans la- quelle les dieux et le monde devaient périr dans un vaste embrasement. Cependant le sort des dieux est assuré, tant que vivra le plus pur, le plus brillant des fils d'Odin, le bon Balder. Toute la nature dont l'existence est attachée à la sienne l'aime et voudrait le sauver. Cependant la destinée l'emporte, et il succombe. C'est le sujet de ce drame mythologique, qui, comme on sent, n'a point été destiné à la représentation. Il y a une beauté profonde dans l'idée de ce dieu bon et pur, l'amour du ciel et de la terre, qu'un sort fatal condamne à mourir. Sa mort n'est pas seulement touchante par la tristesse et le deuil du monde ; c'est un malheur prophétique qui annonce tous les malheurs, c'est la crise de la destinée des dieux. Si Balder péril, leur propre fin est proche. OElenschlœger a parfaitement senti tout ce que renfermait son sujet de douceur attendrissante et de grave mélancolie. Ce bel ouvrage est jeté dans les formes les plus pures de la tragédie antique ; il est pénétré d'un bout à l'autre d'une inspiration pleine de calme et de tristesse. Les sons un peu sourds de la langue danoise répandent sur son ensemble une harmonie vague et voilée. En le lisant, on est saisi d'une compassion qui n'a rien de déchirant pour ces êtres d'une condition divine et mortelle, qui gouvernent le monde, et que le destin domine. On a comme un pressentiment plein de grandeur de la fin des temps ; il semble que, transporté dans les tranquilles demeures du Yalhalla1, on aperçoive de loin les premières ombres du crépuscule et de la nuit des dieux. 1 Le paradis des Scandinaves. ------------------------------------------------------------------------ Balder raconte à sa mère Frigga les songes qui le tourmentent. Il a rêvé sa propre mort : le jeune dieu s'afflige doucement de quitter la vie : sa mère le rassure ; elle lui promet que les. autres divinités s'uniront à elle pour ordonner à toute la nature d'épargner Balder. Elles le font en effet. Odin le prescrit au feu et à la lumière ; iEgir à la mer, son domaine ; la belle Freya, la Vénus du Nord, à l'air, son empire ; Frigga elle-même à la terre et à tout ce qu'elle porte. Cette adjuration, à laquelle rien ne peut résister, tranquillise son cœur maternel. Mais voilà qu'elle se souvient d'avoir oublié un être bien faible, un chétif rameau de gui; cet oubli la frappe : Quoi, dit-elle, les dieux seraient-ils tombés si bas, que la vie d'un d'entre eux fût menacée par une frêle plante que le vent courbe en tous sens? » Elle ne le peut croire, et se confie à la promesse que tous les autres ètres lui ont faite. Cependant Loki, enfant de la race funeste des géants, admis parmi les dieux, et représenté ici comme un être incomplet dans ses deux natures, flottant entre le bien et le mal ; Loki, tourmenté de cette situation indécise, fatigué d'amuser et de railler des maîtres, ouvre l'oreille aux noires suggestions de ses frères de l'abîme. Il se dévoue à embrasser franchement leur cause ; il se décide pour le mal. Le plus grand qu'il puisse faire est la mort de Balder. Il sait que Frigga a oublié de conjurer une créature , mais laquelle ? Loki emploie pour le découvrir un moyen diabolique. Il prend la forme d'une jeune fille qui implore Frigga pour son amant malade. CI Un sage, dit-il, sous ce déguisement, m'a conseillé de prendre ce qu'il y a de plus innocent sur la terre, ce qui n'a jamais inspiré de crainte à personne, et de le livrer aux flammes du sacrifice. » Frigga, touchée, indi- que alors l'humble,p^^ê7ç^*\SeuIe> dans la nature, ne lui a inspiré a^â^^tra^«^NRéduis-la en cendres , 9 ------------------------------------------------------------------------ dit-elle, et ainsi sera anéantie ma dernière inquiétude. )1, Elle lui donne le rameau et disparaît. Aussitôt le soleil s'obscurcit; des nains noirs sortent! des fentes des rochers pour forger la pointe du trait fa-3 tal ; ils la plongent dans le cœur d'un enfant nouveauné , et expriment leur joie par un chant sinistre. Cependant la paix règne encore dans le ciel ; Balder seul conserve ses pressentiments mélancoliques : les dieux, rassurés, célèbrent, par des jeux guerriers, la fin de leurs inquiétudes ; ils se plaisent à s'assurer de l'impuissance où sont tous les êtres de nuire au dieu sauvé, en le frappant tour à tour de leurs armes. Et, dans un chœur d'une admirable poésie, les hommes qui contemplent de loin cette fête, abrités par l'épaisseur des bois contre les rayons trop éclatants de la troupe divine, décrivent ainsi ces jeux, « Voyez, voyez comme les dieux, couverts d'acier, le casque au front, brandissant leurs lances, le glaive à la ceinture, s'approchent, l'air menaçant, avec une colère qui n'est point véritable, du paisible, du bon Balder. Lui, les tempes découvertes, ses cheveux blonds flottants , se tient debout au milieu d'eux dans sa gracieuse innocence, portant à la main un rameau de chêne, emblème de paix. Il baisse la tête en rougissant, presque comme une jeune fille, et attend avec un sourire qu'on commence le jeu belliqueux qui doit prouver sa puissance. cc Voyez, voyez comme Odin, sur son cheval qui galope de ses huit pieds, sa bonne épée à la main, se préeipite, et, de sa luisante épée, frappe le sein du paisible, ------------------------------------------------------------------------ du bon Balder. Mais la cuirasse ne ploie point, et, comme auparavant, s'arrondit sur sa poitrine. Maintenant, Thor1 vient sur son char, tenant son marteau, la tête haute, l'air mâle et terrible ; il frappe le dieu, mais le marteau glisse sur Balder, et Balder sourit encore. « Freya passe devant lui sur son char d'or ; ses beaux cheveux, qui enflamment les désirs, flottent sur ses épaules. Sa main de neige agite un bouquet de roses ; elle en frappe la joue virginale du jeune dieu, et s'éloigne 'sur son char en riant de la faiblesse de ses armes. »> 1 | Cependant le chœur observe à l'écart deux figures lugubres qui semblent ne point prendre part à la joie universelle. C'est Loki et l'aveugle Hotcr, frère de Balder. « Pourquoi ne te mêles-tu pas à la fète, lui dit Loki? j N'aimes-tu plus ton frère? Ne veux-tu pas comme les autres lui faire honneur, et prouver qu'il est invulnérable en feignant de vouloir le blesser? » Le triste Hother ne voit d'abord là qu'une des railleries ordinaires à Loki. « Tu me demandes, lui dit-il, à moi, pauvre aveugle, pourquoi je ne me mêle pas à la fête, i méchant Loki ; comme si tu ne savais pas que d'épaisses j ténèbres m'ont séparé, depuis longtemps, des plaisirs et de l'action qui se passent à la clarté du soleil; d'ailleurs, je ne sais pas seulement où est mon frère et je n'ai point d'armes à la main , ainsi que les autres dieux. On me traite à moitié comme un enfant, à moitié comme un vieillard blanchi par les années et qui est faible comme un enfant. » Loki lui remet alors le trait fatal, formé du rameau de 1 Le dieu de la foudre. ------------------------------------------------------------------------ gui oublié par Frigga, il le place de manière à ce qu'en > courant, il rencontre son frère, et l'encourage par ces j paroles ironiques : « Allons, cours mon cher Hothcr, r fils aveugle de la nuit, cours, la pointe du trait en avant, ii et tu toucheras ton frère. Ils rient, les dieux, entends- ! tu? ils rient dans la joie du ciel ; allons ! mets le comble à leur joie! Hother s'est armé: Sois immobile, Balder. s pour qu'il puisse te toucher. C'est ton frère, Balder; il veut te prouver son amour par cet hommage. Hother, touche maintenant, étonne les dieux, mets fin à leurs rires moqueurs , touche ! » LE CHOEUR DES HOMMES. Je suis attendri de voir l'aveugle Hother s'avancer avec un trait fragile ; car ce n'est que par amour pour son frère, que le dieu aveugle oublie, dans la joie des fêtes, le tourment de ses ennuis, et s'expose à la risée superbe des dieux. (Hother se précipite alors sur Balder et le perce. Balder tombe. Les dieux sont muets. Loki s'échappe. Hother js'ecrie : ) Eh bien ! ai-je touché? Pourquoi ce silence? Le trait at-il passé à côté de Balder? Alors riez, au moins! mais tout se tait. — On insulte toujours l'aveugle. — Toi, Balder, parle, mon bon frère, car tu es le seul qui t'associes aux ennuis d'Hother, et qui les soulages! Dis moi, mon trait a-t-il sifflé près de ton sein, comme le vain bruissement d'une mouche importune, ou a-t-il rebondi sur ta cuirasse comme un grain de grêle! Oh! réponds. L'hommage de l'aveugle aurait-il excité ta colère? Il se tait! c'est étrange! Tous se taisent! tous!... L'assemblée des dieux est silencieuse comme les vieux tombeaux des anciens rois, comme un champ de carnage après l'heure du combat... Ah ! un enchantement ! je suis dans ------------------------------------------------------------------------ l'eau, au milieu d'un torrent, les flots mouillent mon pied Odin, Frigga, mon père, ma mère, répondez, répondez ! FRIGGA. Cette eau, qui mouille tes pieds, c'est le sang de ton frère. Certes, dans cet ouvrage, OElenschlœger a tiré un heureux parti de la mythologie de l'Edda. Il est curieux d'observer comment un poëte du xix"" siècle a modifié les traditions du septième ou huitième. La physionomie rude, sanglante, quelquefois grossière de la poésie primitive fait place par moments à une manière spirituelle, à d'ingénieux développements. — OElenschlœger n'est cependant pas entièrement infidèle au caractère de cette mythologie; mais il l'adoucit, l'épure, l'orne, l'affaiblit, par une complaisance peut-être inévitable pour la délicatesse de son temps. Je citerài un autre exemple de la manière dont OElenschlseger traite les sujets qu'il emprunte à l'ancienne mythologie Scandinave, où cette altération est encore plus sensible. C'est un épisode de son poëme des Dieux du Nord. Le fond du récit est également pris dans l'Edda. Ceux qui connaissent l'original reprocheront à OElenschlseger d'en avoir trop déguisé la rudesse native. Heureusement pour lui ce ne sera pas là le grand nombre des lecteurs. Peut-être les autres aimeront la grâce et pardonneront à la coquetterie délicate avec laquelle il a raconté les amours du dieu Freyr et de la belle Gerda. Le dieu Freyr a vu du haut des airs, dans le pays des géants, une jeune fille dont la beauté lui a inspiré un violent amour. Il envoie vers elle son écuyer Skirner ------------------------------------------------------------------------ pour la toucher en sa faveur. C'est le récit de cette am- i bassade amoureuse que je vais traduire. Par une imagination qu'on peut trouver hardie, fantasque , bizarre, mais qui ne manque pas d'originalité, et produit des effets assez piquants, l'auteur a supposé que l'écuyer Skirner, instruit par les nains dans les enchantements, avait appris d'eux un secret fort singulier, celui d'enlever une image avec l'eau qui la réfléchit. Il a pris avec dextérité celle du dieu Freyr, l'a mise dans une de ces cornes dorées qui servaient de coupe, et après l'avoir hermétiquement fermée, l'a emportée avec lui dans le pays des géants. Voyons le parti qu'il en va tirer. Il est seul dans la chambre de la belle Gerda, où il lui a dit qu'il avait un présent à déposer pour elle de la part du dieu Freyr. Près du lit était un vase d'albâtre que supportaient des pieds élégamment travaillés, rempli de l'eau pure des montagnes. Là, Gerda, la jeune fille florissante de santé, avait coutume de laver, avant de dormir, ses mains, son visage et son sein. Skirner saisit en hâte sa corne dorée ; il verse ce qu'elle renferme dans l'eau qu'il vient de découvrir, et s'éloigne. « Mais Gerda, quand le dieu eut réparé ses forces par un repas, et que les serviteurs l'eurent conduit dans un lieu commode pour y passer la nuit, Gerda se hâta d'aller voir quel était ce présent apporté du Valhalla; et, faisant la moue, à la manière des jeunes filles, moqueuse et fière, elle s'écria : « Que sera-t-il, ce présent? des diamants, des rubis? J'en ai plus que je n'en désire; on en trouve ici en abondance dans les fentes des rochers ; ils sont rares chez les dieux, dans les airs." Puis, n'apercevant rien, elle rit une seconde fois, mais avec un vif dépit, et s'écria: « Je le pensais bien !... ------------------------------------------------------------------------ Vous autres dieux, vous surpassez les géants quand il s'agit de railler. C'est un avantage qu'on ne saurait vous refuser ! » Alors elle s'empressa de quitter ses vêtements ; elle dénoua sa ceinture, jeta sur ses épaules un lin blanc comme la neige. Nue jusqu'au milieu du corps, elle demeura là, éclairée par un diamant merveilleux qui brillait près du vase ; puis elle se pencha sur la surface de l'onde pour y puiser de quoi rafraîchir ses joues de pourpre. Soudain, épouvantée, elle aperçoit dans l'eau l'image du dieu Freyr, et recule avec un cri ; puis elle croise et serre fortement ses bras sur sa poitrine, et s'enveloppe, en rougissant, dans le lin flottant. Bientôt son effroi se change en étonnement, car elle comprend tout le mystère. Elle s'approche de nouveau, à pas lents, enveloppée jusqu'au cou de fourrures, pour contempler l'image. Mais tandis que Gerda considère le dieu, qui lui sourit avec amour, elle sent une chaleur forte et douce qui s'insinue dans la moëlle de ses os; car le dieu était beau Longtemps absorbée, elle le contempla en silence, sans s'apercevoir qu'une larme tombait de ses joues sur la bouche de son amant. Elle est saisie d'un désir violent, elle sourit, elle soupire : 1; 0 Freyr! Il Elle incline sa tête sur cette onde merveilleuse, regarde d'abord derrière elle si elle est sans témoin ; et quand elle est bien sûre d'être seule, elle se penche précipitamment pour baiser la gracieuse image, mais l'image disparaît dans le cercle qui se forme à la surface de l'onde agitée, dont la fraîcheur humecte la bouche pourprée de la jeune fille sans rafraîchir ses lèvres. Inquiète, elle regarde alors si l'image avait disparu pour toujours ; mais quand l'eau fut apaisée, et que Freyr reparut à la surface, elle demeura abîmée dans ses pensées. Sa hauteur disparut ; elle devint douce comme un agneau, paisible comme une colombe qui roucoule in- ------------------------------------------------------------------------ térieurement. La pelisse à longs poils glissa sur son de poli, car il faisait chaud. Elle prit courage, et dit e rougissant : « Une image ne peut voir ; c'est de l eau c'est un reflet. Je ne pourrais dormir avant d'avoir bai gné mes mains et mon sein. Il Alors elle laissa tombe le lin, et de ses mains blanches comme la neige, ell prit l'eau et la répandit sur son cou, ses bras, ses épau les, son sein, et sur les roses enflammées de ses joues. L'imagination d'OElenschlseger ne s'est pas exercé seulement sur des sujets empruntés aux traditions d Nord. Il a fait des excursions dans le Midi et dans l'O rient ; mais on est toujours de son pays, et dans so drame du Corrége, par exemple, le héros est bien plut( un artiste rêveur et mélancolique de l'Allemagne d moyen âge, qu'un peintre italien joyeux, ardent el comme dit madame de Staël, en train de la vie... Il faut prendre un ouvrage pour ce qu'il est. Celi d'OElenschlseger est conçu dans l'intention d'exprim< l'àme, l'imagination et la destinée d'un artiste ainsi qu' les conçoit lui-même. Prise comme une peinture de toi ce qu'il y a parfois de souffrant, de maladif dans la sei sibilité des hommes de génie, de mobile et d'inquiet dai leur caractère, d'irritant et de navrant dans les circoi stances de leur vie extérieure, de poignant dans les d( tails de leur existence, la pièce d'OElenschlæger est trè remarquable. Seulement il faut oublier le lieu de la scèn Dans le bourg de Corregio, vit pauvre et retiré le bc Antonio Allegri. On le voit d'abord occupé à peindre u sujet pieux. C'est sa femme qui lui sert de modèle pot les traits de la madone; c'est son enfant qui pose pour petit saint Jean. La religion, l'art et les affections dl mestiques, qui se confondent dans son cœur, le rei draient parfaitement heureux, si la pauvreté ne vens ------------------------------------------------------------------------ l'attrister et l'inquiéter pour ce qu'il aime, et s'il n'avait dans son hôte, l'aubergiste Francesco, un ennemi dont la haine petite et basse travaille sans cesse à empoisonner sa vie par de misérables tracasseries. Cet homme, dont tout le mérite est d'ètre un bon cuisinier, et qui ne voit rien au-dessus de l'argent, est furieux de ce qu'un pauvre diable, comme son voisin Antonio, auquel il a fait souvent crédit pour son dîner, reçoit de temps en temps la visite de quelque seigneur, de quelque artiste qui ne daigne pas entrer chez lui. Plusieurs humiliations, dont le peintre est pour lui la cause innocente, augmentent cette inimitié, si mesquine et si profonde. Tandis qu'il est ainsi en butte aux persécutions d'un misérable, le grand homme est méconnu et blessé par les puissants de la terre. Un seigneur italien lui a fait les offres les plus séduisantes ; il veut l'attirer dans son palais, l'occuper, lui procurer l'aisance et le bonheur. Ce n'est que plus tard qu'Allegri s'aperçoit que ce bienfaiteur prétendu voulait l'infamie de sa compagne, et avait compté sur la sienne. Ainsi on voit les vexations les plus triviales, comme les humiliations les plus amères, briser par degrés l'âme ardente et fatiguer le tempérament malade de l'artiste irritable et mélancolique. Mais ce qui l'ébranlé le plus fortement, c'est le doute, l'incertitude, l'incrédulité momentanée à son propre talent. Une basse supercherie de l'ignoble Francesco a suscité un malentendu entre deux hommes faits pour s'apprécier, le Corrége et Michel-Ange. Michel-Ange, blessé par Allegri, qui ne le connaît pas, et scandalisé par quelques fautes de dessin, s'est emporté, et dans sa colère le lion a laissé tomber ces paroles foudroyantes : Il Vous êtes un barbouilleur ! Il Et Allegri a reconnu dans ce juge sévère le grand Buonarotti, qu'il regarde comme le dieu de la peinture, comme un oracle infaillible. Il s'est donc trompé ------------------------------------------------------------------------ sur sa vocation , il n'avait aucun talent pour la peinture ,- il se repent d'avoir perdu tant d'années dans cette illml sion, il fait serment de ne plus peindre que des pots du - terre pour gagner honnêtement sa vie et nourrir sa fa~ mille Cependant il ne peut se persuader tout à fail qu'il ne soit qu'un barbouilleur ; il lui semble qu'il y avaM quelque chose dans son âme, et qu'il a quelquefois réusa à l'exprimer. « Non, dit-il, je ne puis me décider; jj veux revoir encore une fois le sévère Buonarotti. jj alors, s'il répète de sang-froid ce qu'il a dit dans sa colère alors... Eh bien ! je ne peindrai plus que des pots. Il * De nouvelles émotions l'attendent. Jules Romain^ l'élève, l'ami de Raphaël, jeune, brillant, enthousiaste vient aussi dans sa retraite et le relève, à ses propraj yeux, par une admiration qui touche à l'apothéose ; il Si charge de ramener Michel-Ange, qui, revenu d'un première impression, répare noblement les torts de s vivacité. Le Corrége s'est retrouvé lui-même; il jouit d nouveau de sa propre estime et de l'admiration de ceu que lui-même admire; mais ces alternatives, ces s< cousses, une suite de petits ennuis, de mortifications d'inquiétudes, ont achevé d'user sa poitrine affaiblie Cependant il rassemble ses forces pour aller à la vill chercher le prix d'un tableau et le rapporter à sa famill avant la nuit. On le voit revenir, faible, exténué de ff tigue, le corps courbé sous le poids de son salaire, qu son ennemi, par une noirceur bien digne de sa hair minutieuse et acharnée, lui a fait donner en petite moi naie de cuivre 1 ; et portant sur son front une couronr qu'une main inconnue y a déposée pendant son sorr meil. Sa femme et ses enfants arrivent ; il jette son fai La tradition a conservé cette anecdote invraisemblable sur la me du Corrége. ------------------------------------------------------------------------ leau à leurs pieds; se couche au bord d'une fontaine, et neurt comme écrasé par la vie terrestre et couronné par 'immortalité. Nous avons donné à nos lecteurs une idée de la nanière du poëte danois, quand il traite les anciennes ables religieuses du Nord; nous allons offrir quellues exemples du même talent appliqué à un autre *enre de traditions. Si la Scandinavie a son Olympe, nélancolique et sanglant comme elle, où nous avons pénétré sur les pas d'OElenschlægel' pour y assister à la nort du bon Balder et au deuil de tous les dieux, la Scandinavie a aussi, comme la Grèce, ses familles fatales, ses noms de vieux héros flottant entre la fable et l'hisoire, en un mot d'autres légendes non plus surnaturelles, mais encore merveilleuses, souvenirs confus et poétiques, les uns de l'âge païen, les autres de l'époque )ù la religion chrétienne vint disputer ces tristes régions \ leur ancien culte; quelques-uns enfin du temps où ette religion ayant triomphé, les sentiments chevaleresques , développés sous son influence, avaient peu à peu tempéré, puis presque entièrement adouci la rudesse le l'héroïsme barbare. Le poëte dont nous parlons a puisé à ces diverses sources de traditions plus ou moins historiques; elles lui )nt fourni le sujet de plusieurs tragédies, non purement idéales comme celle de Balder, faite pour être rêvée au sein des nuages plutôt que représentée sur la terre, mais dont la scène est ici-bas, dont l'action se passe dans notre monde, à la clarté de notre soleil ; destinées à être jouées, et qui l'ont été en effet sur les théâtres du Danemark et de l'Allemagne ; plus propres par là à exciter înnous un intérêt dramatique, une sympathie passionnée, car rien ne remue plus l'âme de l'homme , que les sentiments et la destinée de l'homme. ------------------------------------------------------------------------ Parmi ces tragédies, j'en choisirai trois dont chacun, I. se rapporte à une des trois époques de la civilisatioi i scandinave que je viens de signaler. ^ Pour les temps primitifs, je prendrai celle qui porti i le nom de Starkother; Starkother est une espèce d'Her t cule ou d'Achille du Nord, d'une force et d'une valeur prodigieuses; si célèbre dans les vieux récits Scandinaves,] qu'ils le mêlent à presque tous les exploits qu'ils racontent F Si on en croyait Saxon le grammairien, qui a rédigé cesl récits dans son latin recherché et barbare du xiume siècle, il faudrait attribuer plus de deux cents ans de vie à Starkother. C'est que Saxon a compilé, sans les rapprocher, i les diverses légendes auxquelles la grande célébrité duJ héros avait donné naissance. Il ne savait pas qu'il en ar-1 rive toujours ainsi aux époques héroïques, qu'alors les( peuples entassent sur une tête, groupent autour d'uni nom tout ce que leur mémoire conserve de plus éclatants souvenirs empruntés à tous les siècles, à peu près comme ils suspendent pêle-mêle à un chêne sacré les armes enlevées à leurs ennemis durant plusieurs générations, se plaisant à charger ses branches triomphales des trophées successifs qui s'y amoncellent d'âge en âge. Autrefois, dans sa fougueuse jeunesse, emporté par la colère, entraîné par les mauvaises puissances, Starkother a tué son roi. Depuis ce temps il est devenu le plus fameux des héros; il a erré dans le monde parmi les tentes des Huns, à travers les déserts de la Russie, dans les palais de Constantinople ; et partout des exploits prodigieux lui ont valu l'admiration des peuples. Mais ce n'est pas ce qu'il cherchait ; il voulait expier le sang par le sang, le trépas de son roi par le sien ; les dieux lui ont refusé la mort qu'il poursuit, et l'ont puni par sa propre gloire. Un malheur plus terrible le menace ; s'il ne périt par le fer d'un guerrier, cette gloire ne lui ------------------------------------------------------------------------ ouvrira pas les portes du Valhalla, réservé, selon la croyance Scandinave, à ceux qui tombent en combattant. C'est sous le poids de cette destinée brillante et vengeresse qu'il rentre dans sa patrie après trente années. A peine arrivé, il commence son rôle de réparateur et de vengeur ; car à l'égard des autres, il est îomme un ministre impassible de cette fatalité qui l'accable lui-même. Il apprend au faible roi de Danemark lue son épouse le trahit pour le farouche Agantyr. Cet Agantyr est possédé d'une rage indomptable et mystérieuse, d'une sorte de fureur sacrée; il vient avec ses !iuit frères, farouches comme lui, défier Starkother, qui accepte le combat. Mais ce n'est pas lui qui doit défaire Agantyr. Celui-ci a un ennemi mortel dans sa propre ' ,Iestinée ; il succombera dans sa lutte avec cette destinée lui le tourmente, et se perdra lui-même. - Avant de combattre, Agantyr pénètre dans l'antre . "unèbre où est la cendre d'Halfdan son père. Poursuivi par ses fureurs et par un oracle qui lui a dit : « Avec le ;Iaive d'Halfdan extermine ton ennemi ! » il vient chercher le glaive que, suivant l'usage, on a déposé près de 'urne dans le sein de la terre, mais, au moment de le ;aisir, un scrupule l'arrête. Selon une croyance antique, , celui qui troublait le repos des morts les chassait par là les heureuses demeures du Valhalla, et leurs ombres menaient errer chaque nuit en soupirant autour de leurs tombes profanées, jusqu'à ce qu'elles fussent précipitées lans les ténèbres du Nifflheim. Agantyr frémit, hésite ; înfin sa main tremblante saisit le glaive, mais en même iemps il entraîne l'urne, qui tombe sur son casque, le wise, et couvre l'impie de la cendre de son père. Alors, laisi d'horreur pour lui-même, c'est contre lui qu'il ourne la rage qui le poursuit. Comprenant enfin l'oracle, 1 accomplit sa destinée avec le glaive qui devait exter- ------------------------------------------------------------------------ miner son ennemi, en le plongeant dans son propre j cœur. Cette scène est d'un effet terrible. Starkother tient tête aux huit frères qui restent, et les abat tous à ses pieds. Il défend le faible roi contre une i rébellion soulevée par les fureurs de son épouse. Ce- 1 lui-ci, las de la guerre et du trône, pose lui-même sa couronne sur la tête d'un jeune roi de la mer, dont Star- kother a été le Mentor, dont il a protégé les amours i avec la belle Helga. Le jeune héros se trouve être précisément fils du roi que Starkother a immolé. La carrière du vieillard se termine par un dénoûment tout à fait héroïque. Le nouvéau roi est inauguré aux acclamations des guerriers qui, en frappant sur leurs boucliers, le S surnomment le Hardi. Alors il se recueille un moment, 1 méditant sur sa nouvelle destinée; puis, s'adressant à Starkother : « 0 mon sauveur, protecteur d'Helga, ami l du royaume, je te remercie vivement de ce bienfait. » Il l'embrasse, ensuite il recule, tire son épée et s'écrie : " Meurtrier de mon père, son sang, son ombre pâle m'appellent à le venger. Je te défie sur-le-champ à la ; vie à la mort! — Que les dieux te donnent la vie et qu'ils m'accordent la mort, s'écrie Starkother avec un sombre espoir. » Ils vont combattre. Bientôt on rapporte le corps du vieux guerrier, dont la mort est un triomphe, une délivrance, une réhabilitation. L'on entend gronder le tonnerre, le roi s'écrie : « Entendezvous! Thor1 s'avance sur son char pour le recevoir. » Les destinées sont apaisées, et le vainqueur, auprès du corps de l'ennemi qu'il a dû frapper, proclame l'apothéose du héros. Lesujetdela tragédie d'Hakon Jarl appartient à un autre temps, à un autre ordre d'idées. Il s'agit ici de la lutte du Lei dieu de la foudre. ------------------------------------------------------------------------ christianisme et de la religion d'Odin. Le dernier défenseur de cette religion lugubre est le farouche Hakon, ce puissant Jarl de Norvége, presque roi. Au-dessus des nombreux incidents qu'a fournis à l'auteur l'antique sagat, dans laquelle il a puisé le motif de sa tragédie, s'élève, entourée d'une sombre majesté, la figure de ce vieux guerrier avec ses violentes passions, son courage féroce, son attachement sombre à ses dieux de carnage, et un pressentiment contre lequel il se débat en vain de la chute prochaine de leurs autels. Olaf, le fondateur du christianisme en Norvége, a soulevé contre Hakon les paysans que ses violences avaient indignés. L'armée de ce rival grossit, le danger augmente ; enfin on vient apprendre au païen que son fils aîné est mort de la main d'Olaf. Resté seul, il se plonge dans de lugubres pensées : CI Le bonheur, dit-il, commence à s'éloigner de moi. Quoi donc! un épais brouillard entoure-t-il le Valhalla? Son éclat défaille, les dieux éternels passeraient ! la lumière d'Odin ne brille-t-elle plus? La force de Thor est-elle épuisée? Est-ce déjà le crépuscule des dieux et le triomphe des mauvais génies? Allons, Hakon; allons, vieux héros du Nord, lève-toi et combats... » Dès ce moment il se voue sans réserve à la cause chancelante de ses dieux, et jure de leur tout immoler. Il croit lire dans des runes2 que le hasard fait tomber sous ses yeux un mystérieux avis, un ordre du ciel auquel il faut obéir. Les dieux lui demandent ce qu'il a de meilleur : « J'ai, dit-il, encore un fils; c'est un jeune enfant avec des cheveux blonds, des yeux comme le ciel ; il est pur comme l'étoile du matin, vif comme le chevreuil qui bondit sur les rochers. Il Hakon 1 Saga : ce qu'on dit, ce qu'on raconte; récit transmis par la tradition orale. 2 Caractères magiques ; cabale du Nord. ------------------------------------------------------------------------ se décide à l'immoler, et l'emmène dans le bois sacré 01 sont les images des dieux et l'autel du sacrifice. C'est li matin : le soleil se lève, le petit Erling exprime naïve ÍI ment sa joie innocente en voyant les roses de l'horizoï et les perles de la rosée. Mais la peur prend tout à couj le pauvre enfant à l'aspect des menaçantes figures de idoles et de la grande barbe d'Odin. Son père lui dit Il Agenouille-toi, mon fils, étends vers le ciel tes dem mains, et dis : Père universel, écoute les prières du peti Erling et prends-le sous ta protection paternelle. Il Tan dis que l'enfant, sans se douter de son sort, adresse i Odin cette prière, debout derrière lui, son père veut le frapper; mais le poignard lui échappe et tombe. Erling le relève et lui dit : Il Ton poignard est tombé, mon père; qu'il est brillant et acéré! Quand je serai plus grand, je veux avoir aussi de belles armes pour te défendre contre tes ennemis. » Malgré cette réponse, dont la naïveté enfantine perce le cœur, Hakon, entraîné par une fureur sanguinaire et sacrée, accomplit son horrible vœu. Il Bientôt nous retrouvons Hakon vaincu, fugitif, mourant de fatigue et de soif. Où? dans la demeure de Thora, d'une femme qu'il avait aimée, puis abandonnée, et dont il a tué les frères. Thora, qui l'aime toujours, a tout pardonné. Elle l'a accueilli, caché, elle cherche à le consoler; mais, frappée tout à coup de cette étrange situation : « Dis-moi, Hakon, s'écrie-t-elle, es-tu vraimen1 cet homme pâle et muet qui est là dans cette chambre, et qui, sans casque, sans manteau de pourpre, fatigué el pensif, s'appuie sur son épée? » Hakon lui répond ave( un sombre égarement : « Le fantôme que tu vois a étE autrefois un chef norvégien. Les héros lui faisaient honneur et lui obéissaient; il tomba dans une bataille; c'étai près de Hlade; il y a longtemps de cela, il est presque ------------------------------------------------------------------------ oublié. Maintenant il revient, et son ombre rôde au sein des ténèbres... Il s'appelait Hakon. )1 La dernière scène de sa vie est d'un effet étrange et profond. Hakon est enfermé dans un souterrain, il n'a près de lui qu'un serf nommé Karker, espèce d'animal sans intelligence et sans volonté, accoutumé à obéir au moindre geste de son maître, et qui maintenant tient la vie de ce maître entre ses mains ; car on entend en dehors une voix promettre de la part du vainqueur une récompense à celui qui apportera la tête d'Hakon. Au bout de quelques instants de silence, celui-ci dit à demi-voix : « Eh bien! Karker, dors-tu? LE SERF. Oui, seigneur Jarl. HAKON. Ah! stupide esclave... Hakon, Hakon, cette brute estelle tout ce qui te reste de ta puissance ! Je ne me fie pas à lui ; qu'est-ce qu'une pareille tête peut entendre au devoir et à la fidélité? Karker, donne-moi ton poignard, un serf ne porte pas d'armes. LE SERF. C'est de vous que je l'ai reçu, monseigneur ; le voilà. HAKON. Maintenant dors. LE SERF. Tout de suite. » Le puissant Hakon, qui en est réduit à garder sa vie de la trahison de son esclave, veut résister au sommeil ; mais ------------------------------------------------------------------------ il y succombe malgré lui, et dans ce sommeil agité pa les troubles .de son âme il voit ses victimes, son pauvrt i petit Erling tout sanglant : il se fait horreur, il désire II » mort, il s'écrie : « Karker. LE SERF. Me voici, monseigneur. Il rêve toujours. HAKON,rêvant. Prends cette lance et enfonce-la dans mon corps. LE SERF, stupidement. Vous en serez fâché quand vous vous éveillerez. HAKON. Je l'ai mérité, Karker, enfonce. LE SERF. Il est mon maître, je lui dois obéir. HAKON. Est-ce fini? (menaçant) misérable. Enfonce sur-lechamp. Toi ou moi devons mourir. LE SERF. Alors que ce soit lui qui meure. » Et il plonge la lance dans la poitrine de son maître avec une aveugle et brutale servilité. Il me semble qu'il y a quelque chose de frappant dans ce dénoûment hardi où l'on voit la main d'un esclave obéir par instinct et par habitude aux ordres de son seigneur, et, docile même à ses rêves, ne pas oser lui refuser la mort qu'invoque son âme en délire. ------------------------------------------------------------------------ En avançant dans la série des siècles, en arrivant an moyen âge, nous rencontrons à l'époque de la féodalité et de la chevalerie la plus célèbre tragédie d'OElenschlæger, Axel et Valbor. Le sujet de cette tragédie est emprunté à une ancienne ballade du Nord, l'un des chants populaires les plus universellement répandus en Scandinavie. Il est à remarquer comme certaines histoires circulent en tout sens à travers cette vaste étendue de pays, et comme chaque localité se les approprie, pour en grossir le trésor de ses traditions. Il y a vingt vallées depuis le Danemark jusqu'au fond de la Suède et de la Norvège où l'on affirme que s'est passée l'histoire du jeune Axel et de la belle Valbor, et dont les habitants croient posséder leurs tombeaux. L'auteur de la tragédie avait à choisir pour le lieu de la scène entre tous les points des trois royaumes ; car partout cette tradition est établie, domiciliée, pour ainsi dire. Il s'est décidé pour Drontheim, cette antique capitalé des rois de Norvége. C'est dans la fameuse cathédrale de Drontheim que se passe la pièce ; car cette pièce, romantique s'il en fut par le sujet, qui roule tout entier sur la peinture des sentiments modernes, des mœurs du moyen âge, se renferme dans les limites de lieu les plus rigoureusement classiques. Ce n'est point par déférence pour Aristote qu'OElenschlæger a donné cette forme à sa tragédie. Il y a un motif poétique à ces limites. L'histoire d'un amour du Nord parfaitement pur, aux prises avec les rigueurs de l'Eglise, le culte de la fidélité, l'enthou^ siasme du dévouement, qui planent sur tout l'ouvrage, i sont heureusement placés sous les arceaux gothiques et dans la religieuse enceinte de la plus ancienne église du t Nord. Le jeune Axel revient de Rome dans sa patrie; il en rapporte la permission d'épouser la belle Valbor, malgré ------------------------------------------------------------------------ leur parenté à un degré où l'Église interdisait le mariage Il la retrouve fidèle après une absence de cinq années et se livre tout entier à la joie et à l'espérance. Pendan qu'ils se jurent avec transport, dans l'église, en présenci de Dieu, une constance à toute épreuve, l'anneau qu'Axe veut mettre au doigt de Valbor pour la fiancer, tombe et on ne le retrouve plus. CI 0 Dieu ! dit Valbor, il a rouit dans le tombeau de notre aïeul Harald ! » Et un pressen. timent sinistre, bien que vague, commence à menacei de loin leur bonheur. En effet, le roi de Norvége s'apprête à le traverser. Ce roi, aussi de la race du grand Harald, apparemment à un degré plus éloigné qu'Axel, espère profiter des empêchements qu'il ne sait pas avoir été levés par l'Église, et il a résolu de partager son trône avec la bien-aimée du héros. Un moine méchant et rusé le noir frère Knut, sait trouver dans la dispense pontificale un oubli important. L'obstacle de parenté y est lev( en effet ; mais il en reste un autre non moins grave, selor les idées du temps, et qu'on a négligé de prévenir. Axe et Yalbor ont été tenus ensemble sur les fonts baptismaux dès lors leur mariage est impossible. Knut apprend tou cela avec une joie diabolique au vénérable archevêqui Erland, dont le cœur bon et sensible est déchiré par II malheur des deux amants ; mais il ne peut l'empêcher et quand le jeune couple arrive dans l'église, précéd d'un nombreux cortége de guerriers et de jeunes filles au milieu des flambeaux, des fleurs, des chants sacrés au moment où ils marchent à l'autel, l'évêque, à la têt du clergé, s'avance vers eux, les arrête de son bâto pastoral, et leur dit : « Infortunés, un vieillard se voit forcé par un devoi sacré de vous fermer le chemin fleuri de l'espérance N'entrez point en désespoir sur votre sort ; remettez-vou ------------------------------------------------------------------------ * entre les mains de Dieu, et ne haïssez point le vieillard dont la plus grande joie serait de vous unir, si la volonté û du ciel le lui permettait. >» X 1 Au milieu de la douleur d'Axel et de Valbor, le frère i Knut, qui n'oublie rien, arrive avec un morceau de toile *« qui, d'après l'usage, devait être coupé en deux, pour in* diquer l'éternelle séparation des amants. Il faut se souù mettre à cette cruelle cérémonie. Chacun des deux prend ■i| un côté de la toile, et le glaive qui la divise semble dii viser à jamais la trame de leurs destinées. Ensuite le bon ii archevêque, dont cette scène a déchiré le cœur compa!2 tissant, réclame pour les deux infortunés le droit que u leur confère une autre coutume, celui de se parler seuls i dans l'église, pour se dire un dernier adieu. On les laisse 1J l'un avec l'autre. La douleur d'Axel s'exhale avec une ;i impétuosité déchirante; pour celle de Valbor, elle a ce a caractère d'exaltation délirante, de désespoir rêveur que la passion prend souvent dans le Nord, surtout chez les ,[ femmes. C'est une des dispositions de l'âme qu'OElenschlœger exprime avec le plus de bonheur et d'originalité. 1 Valbor prend sa couronne de roses sur sa tête, et la rei garde avec égarement : " « La rose blanche est un signe de l'amour éternel ; vois, le rouge enflammé de la terre a disparu; sa belle forme est restée blanche comme les anges! I AXEL. Ah! Valbor! Valbor! VALBOR lui tend la main. - Du courage, mon ami ! ------------------------------------------------------------------------ AXEL. Du courage : comment t'est-il possible de te calmer i facilement, si vite? VALBOR. Dans la nuit du tombeau tout est calme. (Elle regard. l'image d'Harald sur la pierre de son tombeau. ) J'y étai; préparée. AXEL. o Valbor, préparée ! Non, jamais ton œil ne bril!t d'une joie céleste comme dans le moment où tu as tendt la main à ton fiancé ! VALBOR. L'œil n'est jamais plus brillant que quand il est rempl de larmes. Barbare ! s'écrie Axel, tu as pu percer un cœur comm le sien, et tu appelles cela aimer ! VALBOR. Mes yeux auront bientôt pleuré toutes leurs larmes ils sont las et troubles; ils ne pourront pas endurer li clarté du jour. Jusqu'à ce que la douce main de la moi me touche, la sainte Église est ma mère; elle prêter volontiers un voile à sa fille. Alors je me promènerai ic souvent la nuit; je me ressouviendrai de mon beai songe, de ton retour, Axel, et des rigueurs de notre sorl Mon esprit s'unira intimement à Dieu, dans les prière et dans les chants; et celui qui m'entendra soulager mon cœur. ------------------------------------------------------------------------ AXEL. 0 Valbor 1 VALBOR. Silence!... Je serai assise dans ma petite cellule; je broderai l'or sur la soie ; paisible et triste, je passerai les jours comme une tourterelle innocente, qui ne trouve nulle part où se reposer, qui ne s'arrête pas sur les verts rameaux, quelque lasse qu'elle soit, et qui ne boit jamais d'une eau limpide avant qu'elle ne l'ait troublée avec ses pieds. Ce dernier trait, si naïf et si touchant, est transporté avec beaucoup de bonheur de la ballade dans la tragédie. Ce qu'il y a de singulier, soit dit en passant, c'est que la même pensée se retrouve mot pour mot dans une jolie romance populaire espagnole, certainement antérieure au xv"" siècle l. Ce trait offre trop de bizarrerie dans sa grâce, le motif en est trop imprévu, trop gratuit, si on peut dire ainsi, pour supposer qu'il se soit présenté deux fois à l'imagination. Quel chemin a-t-il dû suivre pour venir du fond de l'Espagne aux bords de la Baltique, pour passer de la romance populaire dans la ballade populaire, où OElenschlseger l'a recueilli ? C'est un exemple entre mille de ces singuliers voyages que fait 1 C'est une tourterelle qui parle s « Que ni poso en ramo verde, -îf-' Ni en prado que tenga flor, Que si hallo el agua clara ; Turbia la bevia yo. 1) Page 245 du Caneionero de Romancts, Anver», 1550. y à aussi quelque chose de semblable dans un chant ilerbe. .m: h ------------------------------------------------------------------------ un chant ou une stance, un récit ou une image, travers les peuples et les âges, d'un bout du monde l'autre. Revenons à notre tragédie. ' Jusqu'ici OElenschlteger a suivi fidèlement la march' des événements tels qu'ils sont racontés dans la ballade Tout à coup il s'en éloigne par une conception étrangt dont je parlerai pour donner une idée du côté bizarn comme du côté gracieux de ce talent que je cherche f faire connaître. Avant la fin de cette analyse, nous retrouverons des effets purs et touchants; ce qui suit n'est que capricieux et fantasque... Le vieil évêque Erland retrouve tout à coup dans l'Allemand Vilhelm, compagnon d'armes d'Axel, et venu avec lui, le fils d'une femme qu'il a aimée, et qu'on a mariée à un autre. Ce Vilhelm. est un caractère étrange et désordonné. Il le dit lui-même : « La nature est bizarre en moi, composé monstrueux d'éléments divers, d'amour, de haine, de colère, de tendresse. Une agitation éternelle fermente dans mon cœur; c'est pour l'assoupir, que je me précipite dans les combats , ou que je m'attache avec une fidélité muette, mais profonde, à un vaillant ami. Ainsi ai-je fait pour Axel. Moi-même je ne puis aimer; mais c'est une consolation pour moi de venir au secours des heureux qui aiment. » Cette bonne disposition l'engage à chercher un moyen de réunir les deux amants en les tirant des mains du roi. Celui dont il s'avise est extraordinaire; il lui a été inspiré par un songe qu'il a eu dans l'église, et dans lequel saint Olaf lui a apparu. L'évêque, que cette vision décide, est prêt à le suivre. Alors; sans s'expliquer davantage, le farouche Vilhelm s'écrie, avec un lugubre enthousiasme : Il Il n'est pas temps encore, mais à l'heure où le jour baisse, où la froide rosée tombe sur la pierre des sépul- ------------------------------------------------------------------------ * tures, le doute sur l'âme de l'homme et l'angoisse sur la \ conscience du scélérat ; quand l'église est toute remplie 1 d'une sublime obscurité et que là-haut ces lampes versent i sur les tombeaux leur faible lueur à travers les ténèbres ; t quand la cloche sonne le douzième coup de minuit; a quand le hibou crie et le coq chante, à cette heure se lèi vera, dans l'attirail royal, saint Olaf, le monarque de la 4 nuit, pour épouvanter le crime, punir le pécheur, et la i larme amère qui brille dans l'œil de l'innocence sera Il essuyée par son linceul. » ;l iî Ainsi finit le troisième acte : au commencement du fi quatrième, le moine Knut veille dans l'église avec quelques soldats (on ne voit pas bien pourquoi). Ils s'entre:i tiennent des derniers rois de Norvége, et se disputent » sur le rang à leur assigner. Un vieux guerrier norvé3 gien s'indigne de la mollesse qui corrompt les anciennes i mœurs; il s'emporte contre l'invention des cheminées J qui commençaient à s'introduire, au lieu d'un feu alï lumé au milieu de la chambre, et d'un beau nuage de fi fumée à l'entour, selon la coutume du vieux temps; il se déchaîne surtout contre l'usage efféminé des verres à ; trouve dans chaque phase de l'année un des moments i de la vie de Jésus. Il lit dans la nature le même mystère d'amour que révèle l'Évangile. Le spectacle des saisons j lui présente d'abord la naissance de l'enfant divin, que 1 le printemps berce sur la verdure. Sa doctrine est prê* chée par la voix des forêts, par le chant des oiseaux*} par la beauté et le parfum des fleurs. Ses miracles, ce sont ceux qu'il accomplit par l'action merveilleuse et bienfaisante de la nature, qui rend la vue à ceux qui étaient aveuglés, qui fait revivre les cœurs glacés par un froid mortel. La lumière des jours brûlants; qui, en 1 éclairant, consume, c'est la science éblouissante et stérile, des pharisiens. Les troncs desséchés, au feuillage flétrie ce sont les saducéens, ces tristes sages, dont les doctrines arides tarissent la séve de la vie. Quant à la communion sainte, l'année ne nous en offre-t-elle pas, dans le cercle qu'elle décrit, le symbole? Le vin ne vient-il pas, après les jours de sécheresse, désaltérer et fortifier l'homme, comme la participation aux secours célestes vient le ra- nimer après les temps d'épreuve, et lui rendre la verdeui^ de sa première innocence? Mais arrive la saison des tem-. pêtes ; les puissances de la nuit prévalent, les ténèbres se répandent, la vie du monde expire, le dieu disparaît il ------------------------------------------------------------------------ semble mourir; et au lieu d'un bel enfant couché sur verdure, il ne reste plus qu'un cadavre suspendu à un onc dépouillé. Cependant les disciples du Christ font entendre un iant de triomphe; celui qu'ils invoquent subsiste au !in de cette mort apparente. Le désordre du monde eut voiler et comme ensevelir un moment, mais non étruire le dieu qui l'habite. Il Tu es le bon, tu es l'éterel, lui disent-ils ; tu ne peux périr. Il Et ainsi finit par n ch'ant de foi et d'amour, adressé au principe impérisible du bien, ce singulier hymne à la bonté divine, où s confondent dans une même extase le culte du beau loral, l'apothéose de la nature et l'adoration du Christ. La traduction du début de ce poëme en donnera une lée plus exacte que tout ce que j'en pourrais dire. NAISSANCE DU CHRIST. «Chaque printemps, quand les brouillards ont lui, lors nait de nouveau le petit Enfant Jésus ; les anges hantent dans l'air, dans les bois, dans les eaux; c'est 1Ï, c'est notre Sauveur ! Et la belle nature se réjouit, et evêt le vert de l'espérance. <1 Tout à coup, devant de jeunes, d'innocents bergers, ui regardent vers le ciel, dans la nuit sereine, paraissent es anges qui se balancent dans les rayons de la lune, et ui chantent : Aujourd'hui est né notre Sauveur du sein u printemps, de la douce Marie. <1 Il est attaché à la terre par un lien de fleurs, son béaiement est le zéphyr ; la paille nouvelle est son lit ; son ni, c'est l'azur étincelant des cieux. ------------------------------------------------------------------------ Il Et les bergers, ils vont dans Bethléem ; ils touchent les cœurs froids et endurcis. Venez dans les champs,< disent-ils, venez voir l'enfant sur la paille nouvelle ; son: sourire et sa voix innocente peuvent élever les cœurs de la terre jusqu'au ciel. « Alors les anges retournent à leur maison céleste, et les bergers s'acheminent vers Bethléem et ils disent les merveilles qui leur sont advenues ; on se moque d'eux ; on leur tourne le dos ; mais eux, ils s'en reviennent aux champs, s'agenouillent devant l'enfant et croient en Dieu. « L'étoile brille dans le ciel et elle fait signe aux rois dans leurs demeures de l'est, ses rayons descendent en I un chœur sacré et s'abaissent doucement vers la terre, et les rois bénissent le saint nom du Sauveur, souriant dans les beaux bras de sa mère, « Et ils se relèvent comme des fleurs, parés de pourpre et d'or ; innocents enfants , si purs , si gracieux , se dressant à demi, à demi penchés vers la terre, et présentant leurs urnes dorées pleines de myrrhe et d'encens. » On voit par ce court fragment que si ce poëme ne manque pas d'obscurité et de bizarrerie, il n'est pas dépourvu d'imagination et de grâce. Un des plus beaux lieux du monde est certainement le parc (dyre-have), à environ deux lieues de Copenhague. Abrité sous les hêtres les plus vieux et les plus gigantesques du monde, on voit à ses pieds l'azur de la mer, tandis que des troupes de daims et de cerfs traversent rapidement les allées. C'est un grand charme de se promener là un jour d'été, de sentir son pied s'enfoncer dans une mousse épaisse et verdoyante, de se coucher sur cette mousse à l'ombre de ces grands ------------------------------------------------------------------------ arbres, dont le soleil du Nord n'a ni le temps ni la force de faner jamais la verdure 1. Chaque année, le jour de la Saint-Jean et le dimanche suivant, la population entière de Copenhague se porte wiparc. Le chemin est couvert de voitures qui mènent 3t ramènent les promeneurs, on se presse autour des marchands, des joueurs d'instruments, des chanteurs, 2'est une véritable fète populaire qui semble rapprocher oour un jour toutes les classes de la société. Le plus humble artisan prend sa part de la joie commune, et le roi lui-même avec sa famille ne dédaigne pas de s'y mêler. Au sein de l'abandon de la joie universelle, je fus ïappé d'une certaine modération dans l'expression de iette joie; bien que très-animée, elle n'était jamais péulante et gardait toujours un caractère contenu et 'ecueilli. Le poëte chéri du Danemark a fait sur cette fêle annuelle une sorte d'intermède moitié d'après nature, moitié fantastique, intitulé : Le jeu de la soirée de Sainthan. A la manière de Shakespeare, dans le Songe d'une luit d'été, OElenschleeger a mêlé le merveilleux aux cènes de la vie commune. Les personnages ne font Iu'apparaître et passer. C'est un jeu aimable de l'irnagination, une sorte de fantaisie indigène dont il est fort lifficile de donner une idée. On voit se succéder dans fine gracieuse confusion les scènes bourgeoises et popui aires, le babil du marchand et la plainte du pauvre, es marionnettes, les danseurs de corde, la lanterne I f Dans le Nord on aime beaucoup les arbres, qu'on semble éviter Jans le Midi. Chose bizarre ! il y a plus d'ombre à Amsterdam qu'à tome. La plupart des villes d'Allemagne semblent bâties dans un ;rand jardin ; on dirait que les peuples germaniques se souviennent | ,,iut leurs aïeux rendaient un culte aux forêts. ------------------------------------------------------------------------ magique, et paraître au milieu de tout cela la mort ei l'amour. Les différentes parties de ce léger drame sont unies sans effort et presque invisiblement par l'intérêt qu'or, porte à deux jeunes cœurs qui se cherchent à travers le tumulte et s'aiment au milieu de cette foule. Un petit nombre de morceaux pris au hasard donneront une idée de cette joyeuse journée et de ce qu'y a joint la libre imagination du poëte. Voici le chant des partants j. « Du bruit de nos murs aux champs si doux ! le sillon a donné son or, les paysans que nous voyons sont si alertes, si dispos; ils aiguisent leurs faux brillantes dans le bocage verdoyant. « Les fleurs forment un tapis qui couvre l'église gothique où est la croix. Elle s'élève sombre au milieu de la verdure et de la lumière. La cigogne se pavane sur le vieux toit couvert de mousse. « La route profonde et ombragée s'abaisse soudainement vers la mer, là les eaux murmurent doucement, les eaux qui viennent du côté de la terre, qui viennent de l'aimable fontaine et se prolongent si avant dans la plage azurée. Il Nous glissons lentement sur le sable, tandis que l'onde roule jusqu'au pied des chevaux ; la mouette s'élance au-dessus de la mer, et nous voyons sur le brouillard l'île de Tycho-Brahe. « Les bouleaux s'arrondissent en couronne au-dessus de nos têtes. — Mais déjà nous entendons les accents de la joie, nous voyons blanchir les tentes , nous voyons la fumée s'élever en tourbillons, nous allons, nous partons, nous courons chercher les jeux et la gaieté. Il 1 Mot à mot, les allant en voiture , kiorende. ------------------------------------------------------------------------ L'AVEUGLE. Donnez quelque chose à l'aveugle qui est assis sous e chêne et chante. Sa voix est si faible, sa chevelure est ni blanche, et le chagrin oppresse son cœur. Toutes les brumes de la tombe se sont abaissées sur es yeux éteints ; la pompe de la nature ne l'enchante » plus ; il ne sent plus la joie, il ne fait que l'entendre. Il avait une femme si douce et si pure, hélas! elle îiussi, il l'a perdue. Il a entendu son râlement dans la ^lutte de la mort, mais il n'a pas vu son œil se briser. Le violon de l'aveugle était son unique joie, un ami le ui avait donné en mourant. Quand l'obscurité brisait ion âme, cette voix le rappelait à la vie. Mais hélas ! pendant l'hiver, dans le dernier besoin, luand personne n'écoutait son chant et sa plainte, il rendit son violon pour avoir du pain. Bientôt la mort me délivrera de ce limon qu'il faut traîner avec soi jusqu'au tombeau, bientôt je ne serai plus à charge à personne, bientôt ma lèvre pâle et froide se taira. Aidez-moi à ravoir mon violon pour lui raconter nes muets chagrins. C'était mon dernier, mon unique 'mi ; que je puisse ravoir mon violon ou mon cœur sera arisé. Le soir approche et la foule se retire. UN COCHER A UN AUTRE. Laisse-moi passer en avant. Arrête un moment, arrête. UN MONSIEUR A UNE JOLIE FILLE. Puis-je aider mademoiselle à monter? ------------------------------------------------------------------------ LA JEUNE FILLE. Merci, monsieur, de votre honnêteté. LA MÈRE, dans la voiture. Il faut toujours t'aider par-ci, t'aider par-là ; ne peux tu t'aider toi-même ? LE MARI. Mais, ma chère femme, qu'est-ce que cela veut dire* DIFFÉRENTES PERSONNES. 1 • 1 Adieu ! adieu ! voilà une belle journée. " LE VIOLONNEUR A SON GARÇON. éteins les lumières et ferme la porte. Les deux amants restent seuls, et on entend cet hymne i chanté par des voix invisibles : « Harmonie ravissante ! quand la terre est dans les ténèbres de minuit. Sympathie bienheureuse ! poésie sans paroles ! la mer et les arbres, les étoiles ineffablement unies, et deux amants qui s'embrassent. Toute la nature dit le nom de l'amour. » UN VIEUX CHÊNE. Je suis ici depuis cent années ; durant l'hiver, sous la neige qui couvre mon sein, le printemps, parmi les fleurs, l'automne revêtu de mon propre feuillage. J'ai dressé ma tête orgueilleuse au-dessus de la nature.... J'étais si triste, si triste que mon pied fut immobile.... Il me fallait rester ici, et j'aurais tant aimé, tant aimé à marcher. Un jour, on abattit un de mes frères, qui ------------------------------------------------------------------------ j'élevait superbe auprès de moi. — Il est heureux! Devenu vaisseau, il bondit sur les flots comme un serpent, il embrasse dans sa course toute la terre. — Moi, le demeurerai jusqu'à ma mort au lieu où je suis né. Autrefois j'étais trop fier pour me plaindre, mais on i'amollit en devenant vieux, c'est pour cela que mon 'euillage soupire tristement quand l'orage murmure. — Hette nuit était douce, des chants s'élevaient à mes )ieds, et sur mes vieilles racines sont assis deux amants lans un enchantement délicieux. — Depuis cent années, ije n'avais pas vu un printemps si doux. LE VER LUISANT. Tu as cent années; moi je n'ai qu'un jour. Ta vie est longue, froide et forte; la mienne est rapide et brillante, elle est tout entière flamme, tout entière une vive 3t mobile flamme, un moment entre la vie et la mort, ^naais je ne changerais pas avec toi. i OElenschlaeger est auteur d'une foule de petites poésies pleines de grâce et d'imagination ; souvent c'est une ancienne histoire du Nord qu'il raconte dans une ballade , tantôt ce sont des incidents de sa vie, de ses voyages qu'il retrace dans de courtes pièces de vers, on dirait à la manière de Goëthe, si on pouvait dire de j quelqu'un qu'il approche de sa perfection dans ce genre. t Quelquefois il semble qu'OElenschlseger a pensé à cette comparaison, et qu'il nous a fait part d'une réflexion ou d'un événement qu'il n'aurait pas songé à mettre en vers, si Goethe ne lui avait donné l'exemple difficile à suivre de rendre intéressant par l'expression un caprice de l'esprit ou un petit incident personnel. A-insi, c'est peut-être un peu parce que Goëthe a décrit i icomplaisamment, dans ses charmantes élégies de Rome, ------------------------------------------------------------------------ ses aventures et ses réflexions de tous les jours qu'OElenschlaeger s'est cru obligé de nous raconter ur peu minutieusement son voyage dans une province d( Danemark; le Langeland n'est pas l'Italie, et quoique h différence ne soit pas si grande, OElenschlaeger ni (,;.¡: ; pas Goëthe. Mais, je le répète, beaucoup de ces poésies détachées sont d'un mérite supérieur. A Copenhague, on en saiul un grand nombre par cœur, et ce n'est pas seulement comme poëte dramatique qu'OElenschlaeger est le poète national du Danemark. ------------------------------------------------------------------------ Il. SUR LA VIE ET LES OEUVRES COMIQUES D'HOLBERG. L'histoire de la littérature danoise moderne COlUmence réellement à Holberg, né à Bergen à la fin du xvtp siècle (1684). Jusqu'à lui, elle n'offrait guère autre chose qu'une contre-épreuve de la littérature allemande. Là, comme partout, on avait commencé par les chroniques, les moralités, les mystères, dont les originaux, quelquefois latins, venaient ordinairement d'Allemagne. Ces sortes d'ouvrages, si l'on y joint quelques légendes .nystiques et un assez grand nombre de récits chevaleresques, composaient, à l'époque de la réforme, toute ia richesse poétique de la littérature danoise. En s'introduisant en Danemark, les nouvelles doctrines religieuses produisirent dans les esprits un mouvement dont les lettres se ressentirent. On traduisit et on composa des poëmes satiriques, dirigés contre les abus de !a papauté ; à l'exemple de ces beaux chants sacrés que Luther et les premiers réformateurs enseignèrent à Église nouvelle, on eut des livres de psaumes en langue nationale, et des cantiques, dont quelques-uns sont arrivés de recueil en recueil jusqu'à nos jours, et se ------------------------------------------------------------------------ chantent encore presque sans altération dans les églises de Copenhague. Dès lors se prononçait ce double caractère de la littérature danoise, qu'elle a toujours conservé depuis : d'une part une humeur comique et railleuse , de l'autre une tendance religieuse , exaltée, mystique. La première fut représentée dans la suite par Holberg et Vessel, la seconde par Ewald et OElenschlœger; toutes deux, combinées d'une manière bizarre, ont produit le talent moqueur et enthousiaste, rêveur et bouffon du pauvre Baggesen. Parlons aujourd'hui d'Holberg. Holbert parvint à l'âge de trente ans sans se douter de sa vocation poétique. Durant cette période de sa vie, qui, à son insu, préparait l'avenir de son talent, sa destinée fut constamment incertaine, errante, agitée. Il commença par être caporal et finit par être professeur de métaphysique, singulier chemin pour devenir le Molière de son pays. En lisant la piquante biographie d'Holberg, écrite par lui-même, on voit que l'unique passion de sa jeunesse fut un besoin irrésistible de voyager. Nous ne connaissons pas cette impatience curieuse qui toujours a porté les hommes du Nord à sortir de leur pays, pour connaitre le monde, pour aller voir le soleil. La lecture d'un journal de voyage fait quitter brusquement à Holberg, âgé de vingt ans, une situation asses avantageuse et Bergen sa patrie, malgré les représentations de ses amis et la colère de ses parents. Il va à Amsterdam, n'ayant que 60 écus pour toutt ressource : il est bientôt obligé de revenir en Norvége e d'y enseigner quelque chose qui passait pour du français. On va voir qu'il n'en jugeait pas plus avantageusement lui-même. Un Hollandais étant venu dans la villl de Christiansand, où. Holberg était alors, lui dispute ------------------------------------------------------------------------ l'honneur et les profits de cet enseignement, il s'établit entre eux une lutte dont Holberg conte ainsi le résultat : « On assigna le jour et l'heure ; nous comparûmes tous Jeux et combattîmes en présence de nos écoliers respectifs; mais nous nous séparâmes avec un égal succès. le lui portai en français-norvégien des bottes qu'il para an français-hollandais; je ne crois pas que la langue française ait jamais été aussi maltraitée que dans ce combat. » Bientôt son humeur errante le reprit, et le voilà parti pour l'Angleterre à peu près aussi bien en fonds que la première fois. Après être resté quelques mois à Oxford, toujours curieux, toujours occupé, la nécessité le ramena en Danemark, où il essaya de tirer parti, pour son existence, de l'instruction acquise dans ses voyages. Il fit pompeusement annoncer un cours dans lequel il devait en communiquer les fruits. On y accourut en foule : « Mais, dit-il, quand je voulus me faire payer, mes auditeurs avaient trouvé le secret de se rendre invisibles, et le seul profit que j'en tirai, fut que ceux qui avaient suivi mon cours, me saluaient plus profondément lorsqu'ils me rencontraient. » Enfin il trouva un poste qui lui convenait d'autant mieux, qu'il lui offrait une occasion de voyager. Il partit pour l'Allemagne avec un jeune homme qu'il était chargé d'y accompagner. On trouve plus le futur poëte comique, que le futur professeur, dans ce qu'il dit de son assiduité aux cours de l'université de Leipsik : Il Nous y assistions régulièrement, dit-il, moins pour y apprendre quelque chose, que pour nous ,J amuser des professeurs et de leur débit. » Ce fut à son retour en Danemark, après ce troisième voyage, qu'il débuta dans la carrière littéraire par quelques travaux historiques sans importance. Il fut attaché à ^'Université, et profita d'une commission qu'elle lui ------------------------------------------------------------------------ donna d'examiner les hautes écoles luthériennes de Hoi lande, pour entamer une nouvelle excursion qui de pro i che en proche le conduisit à Paris et à Rome. A Paris, il eut l'humiliation grande, pour un maître i de langue française, de s'entendre dire par une fillt d'auberge, qu'il parlait le français comme un cheval alle. mand. Ce ne fut pas le seul inconvénient que lui attira sa prononciation danoise. Il raconte que le libraire auquel il s'adressait pour acheter un Du Chêne, lui apportait un Lucien, et que quand il demandait son logis (la louchi), on lui répondait : Je ne connais point mademoiselle Lucie. Ne pouvant, d'après ces aveux, beaucoup profiter de la conversation parisienne, il passait une partie de son temps dans les jardins publics qu'il trouvait très-fréquentés, et dans les bibliothèques où il ne rencontrait personne, si ce n'est quelques étudiants qui arrivaient avant que la porte s'ouvrît, et alors se précipitaient dans les salles, chacun s'efforçant d'arriver le premier pour pouvoir s'emparer du dictionnaire de Bayle, la nOIlveauté littéraire de ce temps où l'on se ruait encore sur les in-folio, comme aujourd'hui sur les brochures. On est étonné d'entendre Holberg dire en arrivant à Lyon : « Il me semblait entrer dans un monde nouveau, tant les habitants de Lyon diffèrent de ceux du nord de - la France par la langue, les mœurs et la manière de vivre. JI Pour effacer ce caractère local, si frappant pour un étranger, et qu'il ne trouverait plus, qu'a-t-il fallu? un siècle, et la révolution'française. La curiosité passionnée d'Holberg pour tout ce qui était nouveau à ses yeux, se trahit par cette confession naïve : « Je vis à Marseille beaucoup d'Orientaux (ils y sont plus rares aujourd'hui), une grande quantité de galères, et beaucoup de captifs turcs et chrétiens, qui trai- ------------------------------------------------------------------------ iaient à travers la ville les fers rivés à leurs mains ou à eurs pieds. Ce spectacle était fait pour arracher des armes, mais chez moi il éveillait une sorte de plaisir, iarce que je n'avais encore rien vu de semblable. >» Dans ce voyage, Holberg se montre toujours le même, )ujours entraîné par son ardeur de connaître, surmonant toutes les difficultés, se résignant à toutes les privaions et parfois se jetant dans les plus grands embarras tour la satisfaire; de plus sans cesse malade et traînant à ravers la France et l'Italie une fièvre dont, à son retour, l fut subitement guéri par un concert. Au milieu de ses nisères, de ses périls, on le voit constamment soutenu )ar le désir d'observer la nature humaine, et surtout l'en saisir le côté ridicule ; tantôt accablé par la maladie ■t livré aux brutalités d'un aubergiste génois, tantôt sur in vaisseau près d'être attaqué par les pirates, au milieu les gémissements, des prières, des vœux de tout l'équi)age, à son rang, l'épée à la main, et invoquant saint Antoine, dit-il, tout aussi dévotement que les autres; lt;nfin à Rome réduit à préparer économiquement son liner lui-même, tel qu'il se peint, tenant un livre d'une nain et de l'autre la cuiller à pot, s'apercevant parfois f iu'il n'est pas facile de faire en même temps de la cuisine et de la philosophie ; dans toutes ces vicissitudes, il 1 îst toujours occupé de l'effet comique que les autres font sur lui ou qu'il fait sur les autres, il se laisse distraire l'une infortune réelle par une scène, une situation qui lui semble plaisante; il se raconte et se raille lui-même, la vie est pour lui une comédie dans laquelle il se voit jouer ' un rôle bizarre, souvent triste, mais dont la représenta; tion l'amuse toujours. Cette existence errante et traversée est l'éducation presque nécessaire du poëte comique et satirique ; on ne ; voit bien les vices et les travers des hommes que quand ------------------------------------------------------------------------ on est mêlé familièrement avec eux par les intérêts pé' nibles de la vie ; c'est le besoin qu'on a des hommes qui force à les connaître. pj Du reste, cette expérience des choses n'a manqué ni è Cervantes, soldat à Lépante, prisonnier chez les Maures, ni à Goldsmith, ni à Goldoni, ni à notre Molière luimême, qui erra longtemps de province en province: enfin, il faut se souvenir que, par une singulière rencontre, tandis que la Norvége, dans la personne d'IIol berg, venait visiter la France et l'Italie, Regnard se pré parait, sans s'en douter, à une carrière du même genre et allait, après beaucoup de courses et d'aventures, gra ver son nom encore inconnu sur les rochers de la La ponie. .1 Après sa dernière excursion, plus longue et plus loin taine que les autres, Holberg revint attendre qu'un chaire fût vacante par la mort d'un professeur, « doni dit-il naïvement, la vie me paraissait bien longue. » Enfi cet heureux événement arriva ; mais le sort, qui voula mettre de la comédie dans la vie d'Holberg, l'appela professer la métaphysique. Celte prétendue métaph] sique était la logique barbare des écoles qui n'avait ai cun attrait pour l'esprit vif d'Holberg, et son bon sei cultivé par l'expérience. « Aussi, dit-il, à manominatioi ceux qui me connaissaient un peu particulièrement, pr sagèrent pour cette science recommandable une fin pr chaine, et en cela ils ne se trompaient guère, car j'avoi franchement que je n'ai pas suivi les traces de mes pr décesseurs, et que la métaphysique n'a jamais couru t plus grand danger que sous ma tutelle. Dans le comme cement je cachai de mon mieux mes arrière-pensée et je fis bientôt après mon installation un discours l'honneur de la métaphysique; mais ce discours éti conçu de telle sorte que tous ses véritables partisans ------------------------------------------------------------------------ )Urént l'entendre sans colère, s'imaginant qu'au lieu il'un panégyrique de la métaphysique, j'avais prononcé lion oraison funèbre. JI Holberg alors s'occupa encore une fois de travaux listoriques pour lesquels il avait plus de vocation. C'est lu sein des recherches, des compilations, des dissertalions latines, que sortit son premier écrit poétique. Cet "vénement le surprit autant que personne : jusque alors il ne s'était senti aucun attrait pour la poésie. Loin de à, elle lui inspirait une sorte de répugnance; et s'il lisait quelquefois les poëtes latins, c'était une violence qu'il se f aisait pour s'exercer dans leur langue. « C'était, dit-il, hour moi comme une potion désagréable qu'on prend, oarce que le médecin l'a prescrite. » ! Cependant un beau jour, fatigué de cette foule de hoëmesde circonstance, d'épithalames, d'épitaphes qui oleuvaient autour de lui, il s'avisa d'essayer aussi d'être j)Oëte; et, pour son coup d'essai, il choisit la sixième saïire de Juvénal, la plus violente, la plus âpre, la plus bffrénée de toutes, et la traduisit en vers. Cet homme de lui devait dater la poésie danoise n'en savait pas encore es règles. Un sien ami lui enseigna la partie technique ! le l'art, et le début de ce novice fut Pierre Pors (Paars), )oëme héroï-comique, où sont racontées avec une pompe ¡ lomérique les aventures d'un artisan danois, qui fait une v raversée de quelques lieues pour aller voir sa prétendue. sensation que produisit cette Odyssée burlesque fut prodigieuse : Pierre Pors fut, dans l'espace d'un an et lemi, réimprimé trois fois, ce qui n'était encore arrivé -iaucun ouvrage danois. Les critiques, l'envie, les tra< asseries de tout genre ne manquèrent pas à l'homme qui enait de donner à sa patrie le premier monument littéaire qu'elle pût opposer à l'Angleterre et à la France. "èS raconter en détail, ce serait écrire une autre épopéé ------------------------------------------------------------------------ comique plus longue, mais moins amusante que ce!!< d'Holberg. Il publia ensuite ses Satires au nombre de cinq ; puis dégoûté de la poésie par le déchaînement que sa verv< caustique avait soulevé contre lùi, il se remit à l'histoire et reprit un travail autrefois commencé sur la constitution ecclésiastique et civile du Danemark et de la Nor vége. Mais, au milieu de ses recherches, le génie comiquf se réveilla en lui dans toute sa plénitude, et il conçut 1* pensée de donner à son pays un théâtre national. Àufc bout de trois années (1722-25), ce plan était accompli. Holberg avait fondé à Copenhague, avec l'aide de quelques comédiens français, un théâtre, et y avait fait représenter environ vingt comédies. C'est à elles qu'il doit surtout sa renommée ; je dirai quelque chose des principales. La première, et l'une des plus célèbres comédies d'Holberg , est le Potier d'étain politique. Cette pièce, qu'on a tenté plusieurs fois d'introduire sur notre théâtre, n'y a jamais réussi. Elle y réussirait moins encore à présent. Le progrès de nos mœurs tendra toujours de plus en plus à mettre à la portée des classes inférieures, l'intelligence de la vraie politique, c'est-à-dire des intérêts et des besoins du pays. En ce sens, il n'y a, grâce à Dieu, déjà plus rien de ridicule à ce qu'un ferblantier s'occupe de politique; mais il faut penser qu'Holberg écrivait sous un gouvernement absolu, et que . sous un tel gouvernement la politique des particuliers est en effet ridicule, parce que malheureusement elle est inutile. Le Potier d'étain est un excellent homme qui n'a d'autres travers que de s'occuper des affaires de l'Europe et de négliger les siennes. Pour le guérir de cette manie, on imagine de lui persuader qu'il est nommé bourgmestre. ------------------------------------------------------------------------ On peut croire que cette dignité lui tourne la tête. Voici les instructions qu'il donne, à cette occasion, à son valet et à sa femme. HERMANN. Écoute, Henry ! HENRY. Maître? HERMANN. Drôle! plus de semblable titre à l'avenir, si je t'appelle, tu répondras : monsieur ! et si quelqu'un demande après moi, tu diras : Le bourgmestre de Bremenfeld est à la maison. HENRY. Faudra-t-il répondre ainsi, que monsieur soit à la maison, ou qu'il n'y soit pas? HERMANN. Imbécille! quand je ne serai pas à la maison, il faudra répondre : Le seigneur bourgmestre de Bremenfeld n'est pas à la maison ; ou quand je ne voudrai pas être à la maison, il faudra répondre : Le bourgmestre ne donne pas audience aujourd'hui. — ( sa femme.) Écoute, mon cœur, il faut vite faire du café pour recevoir les dames conseillères qui vont venir te visiter ; car nous devons avoir à l'avenir cette réputation, que le bourgmestre de Bremenfeld donne de bons conseils, et sa femme de bon café. J'ai si peur, mon cœur, que vous ne fassiez quelque bévue avant que vous soyez accoutumée à votre nouvelle situation ! — Henry, va vitement chercher un plateau à thé avec quelques tasses, et que la fille aille ache- ------------------------------------------------------------------------ ter du café pour quatre schellings, on sera toujours à temps s de s'en procurer davantage. — Il faut que ce soit désor- s mais une règle pour vous, ma chère, de ne pas parler beaucoup, jusqu'à ce que vous ayez appris à parler un peu proprement. Il ne faut pas non plus être trop timide, mais vous tenir sur vos ergots, et surtout travailler à vous ôter de la tête l'état de potier, et à vous imaginer que vous avez toujours été femme d'un bourgmestre. Le matin , il y aura du thé sur la table pour les étrangers qui pourront venir; le soir, du café, et l'on jouera aux cartes. Il y a un certain jeu qu'on appelle l'hombre, je donnerais tout à l'heure cent écus pour que notre fille, mademoiselle Engelke, le sût. Vous aurez donc soin de faire attention, quand les autres jouent, afin que vous puissiez l'apprendre. Le matin, vous resterez au lit jusqu'à neuf heures, neuf heures et demie, car il n'y a que les gens du commun qui se lèvent l'été avec le soleil. Mais le dimanche, vous pourrez vous lever un peu plus tôt, comme moi, quand je veux prendre médecine. Je vous ferai cadeau d'une jolie tabatière que vous placerez près de vous, lorsque vous jouerez aux cartes. Quand quelqu'un boira à votre santé, vous ne direz pas merci, mais très-humble serviteurl. Quand vous bâillerez, vous ne mettrez pas la main devant votre bouche, car ce n'est pas l'usage parmi les gens comme il faut; enfin, quand vous serez en compagnie, il ne faudra pas faire tant la sucrée, mais mettre un peu l'honnêteté de côté Ah! j'oubliais quelque chose Vous aurez un chien bichon que vous aimerez comme votre fille, car cela est encore comme il faut ; la femme de notre voisin Arianke a un joli petit chien qu'elle pourra nous prêter, en attendant que nous nous en soyons procuré un. Vous donnerez à votre chien un nom 1 Ceci est en français. ------------------------------------------------------------------------ '■« français, que je me charge de trouver, quand j'aurai le J loisir d'y réfléchir à mon aise. Vous mettrez souvent t!4 votre chien sur vos genoux, et vous le baiserez au moins j dix fois quand il y aura des étrangers. ti Mais bientôt le nouveau bourgmestre commence à sentir les inconvénients de la puissance et les difficultés de f la politique : harassé par les discours contraires de deux ) avocats qui lui ont cité Justinien et Grotius, il reçoit, de *{ la part du syndic, une énorme liasse de papiers sur les1 quels on lui demande son avis. Après avoir vainement t cherché à s'y reconnaître, il s'écrie : Il n'est pas si facile d'être bourgmestre que je croyais, Henry ! — J'ai là différentes choses à examiner, où le diable ne se reconnaît trait pas. (Il commence à écrire, se lève, essuie la sueur i de son front, s'assied de nouveau, et efface ce qu'il avait écrit précédemment. ) — Henry ! ^ HENRY. Seigneur bourgmestre? HERMANN. Quel tapage tu fais 1 Pourquoi ne te tiens-tu pas tran- ' quille? HENRY. Je ne bouge pas, seigneur bourgmestre ! HERMANN. (Il se lève de nouveau, essuie encore la sueur de son front, jette sa perruque sur le plancher pour mieux méJ diter la tête nue, se promène, marche sur sa perruque, ,, la jette de côté, et se met de nouveau à écrire.)—Henry! HENRY. Seigneur bourgmestre? ------------------------------------------------------------------------ HERMANN. Tu attraperas quelque chose si tu ne veux te tenir tranquille, voilà la seconde fois que tu as troublé mes pensées. HENRY. Seigneur bourgmestre !... HERMANN. Sors, et va dire aux vieilles femmes qui crient des huîtres dans la rue, qu'elles ne doivent pas crier dans la rue où je demeure. Cela me dérange dans mes combinaisons politiques. Henry dit en effet aux marchandes d'huîtres de se taire.—Mais, ajoute-t-il, aussitôt que l'une a passé, il en vient une autre à sa place, de sorte que HERMANN. Pas un mot de plus; tiens-toi tranquille et tais-toi. (Il s'assied de nouveau, efface ce qu'il avait écrit, écrit ensuite, enfin se lève, frappe du pied avec fureur et s'écrie) : — Henry! HENRY. Seigneur bourgmestre? HERMANN. Je voudrais que la bourgmaîtrise fût au diable. Veuxtu être bourgmestre à ma place? Certainement la gradation de cet embarras et l'espèce de désespoir par lequel il se termine sont d'un comique très-franc et très-vif. ------------------------------------------------------------------------ Mais le pauvre politique n'est pas au bout de ses peines. Deux interminables pétitions dans des sens opposés sur lesquelles il faut qu'il prononce, une révolte de ma.elots à réprimer, et mille autres difficultés qui se présentent, finissent par lui faire perdre entièrement la tête ; 1 veut déposer cette charge fatale, on refuse sa démission. Mors sa fureur est à son comble, il s'en prend à son donestique. — « Henry, s'écrie-t-il, ne peux-tu m'aidera rien arranger, stupide animal ! voyons, fais-moi voir clair ians mes affaires ou je t'assomme. » Parvenu à ce point de désolation, on conçoit qu'il est le plus heureux des hommes en apprenant qu'il a été mystifié, qu'il n'est point bourgmestre ; enchanté d'en être quitte, il se trouve ^uéri radicalement de la politique et retourne il ses pots d'étain. Jean de France est un jeune sot qui est venu à Paris oublier le danois sans apprendre le français, et qui rapporte, au sein des vieilles mœurs bourgeoises et patriarcales de Copenhague, une ridicule imitation des manières dégagées de Paris et des airs impudents de la Régence. Une scène véritablement forte est celle où Jean , qui a désappris dans ses voyages le préjugé du respect filial, force sa vieille mère à danser un menuet avec lui. Le père commence par rire sous cape de cette mésaventure de sa moitié, qui, toujours en extase devant les travers de son fils, lui en semble justement victime. Mais son tour vient, et Jean le contraint de chanter pendant qu'il danse avec sa vieille mère. Le bonhomme veut résister ; son fils que la frivolité a endurci, jure, s'emporte, tempête ; il faut lui céder. Ces deux vieillards contraints de se rendre ridicules pour complaire à l'extravagance de leur fils, ce père âgé chantant un air lamentable pour accompagner ------------------------------------------------------------------------ ces cabrioles impies, la maternité dégradée par la faiblesse, les pleurs paternels coulant au milieu d'une scène grotesque, tout cela est d'une bouffonnerie forte et sérieuse, on pourrait presque dire pathétique et morale. Holberg a traité le sujet du Dormeur éveillé, si souvent mis en scène, mais rajeuni cette fois par la peinture originale du caractère d'un paysan jutlandais qui est le héros de la pièce. L'affranchissement des serfs dans cette province a été très-tardif, et jusque-là leur condition était fort rude. On sent la servitude dans la nature du pauvre Jeppe, paresseux, lâche, sensuel, brutalement insolent et presque féroce, dès qu'il a le pouvoir. Il y a quelque chose de bestial, quelque chose qui rappelle le Caliban de Shakspeare dans la manière dont il endure les coups et les outrages de sa femme, dans son penchant pour l'eau-de-vie qu'il aime comme un sauvage. Sa terrible moitié l'a chargé d'un achat à la ville prochaine ; il faudra qu'il rende compte de chaque schelling, et s'il en manque un seul, maître Eric (c'est martin-bâton) fera son office ; mais le pauvre diable ne peut résister, en passant devant le cabaret, à la tentation de boire pour un schelling. Il veut ensuite continuer sa route, mais quand il a fait quelques pas, il s'arrête et s'écrie : Il Ah ! si j'osais boire encore un schelling d'eau-de-vie, ah ! si j'osais boire encore pour un schelling! je crois que je vas le faire. — Non , il en adviendrait malheur. Si je pouvais une fois perdre de vue le cabaret, je me sentirais bien à l'aise, mais ici il me semble que quelqu'un me retient par derrière. — Allons j'y retourne. Qu'est cela? Que faistu, Jeppe? Je vois ma femme qui se tient devant moi sur le chemin avec maître Éric dans les mains ; il me faut rebrousser chemin. — Ah! si j'osais boire encore pour un schelling ! mon estomac dit : vas-y ! mon dos dit : n'y va pas ! Qui faut-il croire, mon estomac n'est-il pas plus que ------------------------------------------------------------------------ non dos? il me semble bien ainsi ; frapperais-je? Eh ! »h ! Jacques, sors Ah ! mais ma diablesse de femme 'ne revient à l'esprit! Si elle voulait me battre de malière que les os du dos ne me fissent pas mal, je m'en noquerais, mais elle y va d'une force... ah! Dieu aie )itié de moi, chétif! Que dois-je faire? Allons, force naure, Jeppe ; n'est-ce pas une honte que tu t'exposes à un nalheur pour un chien de verre d'eau-de-vie?... Non, iette fois-ci il n'en sera rien. Allons, en avant. — Ah ! si 'osais boire encore pour un schelling ! Mon mal est d'en ivoir tâté, maintenant je ne puis partir ; allons ; mes jambes... que le diable vous casse, si vous ne voulez marcher. Les canailles ne veulent pas avancer. Elles veulent retourner au cabaret ; mes membres sont en guerre : mon estomac et mes jambes veulent aller au cabaret, et mon :los à la ville. Marcherez-vous, chiennes ! bêtes brutes ! que le diable les emporte, elles veulent retourner au cabaret, j'ai plus de peine à emmener mes jambes du cabaret, qu'à faire sortir ma jument pie de l'écurie. Ah! si j'osais boire encore rien que pour un schelling! Qui sait si Jacques ne voudra pas me faire crédit pour un schelling ou deux, si je l'en prie bien? Eh! Jacques, encore un verre d'eau-de-vie pour deux schellings 1. Il L'irrésistible tentation à laquelle il finit par céder, l'entraîne à boire pour tout l'argent que sa femme lui a confié, jusqu'à ce qu'il tombe ivre-mort. Dans cet état, un seigneur qui survient le fait prendre et transporter dans son château , placer sur son propre lit, magnifiquement habillé. Je passe sur la surprise que Jeppe éprouve à son réveil, c'est le côté inévitable et banal ' l'a valeur du schelling danois est très-inférieure à celle du schelling anglais. ------------------------------------------------------------------------ du sujet; ce qui est propre au personnage d'Holberg, c'es le déploiement d'une nature basse, avide et vicieuse. Dè qu'il est revenu du premier étonnement où l'avait jeté s nouvelle condition, il voit un anneau au doigt de son se. crétaire. — Où as-tu pris cet anneau? LE SECRÉTAIRE. Monseigneur me l'a donné lui-même. JEPPE. Je ne m'en souviens pas. Rends-le-moi, je dois te l'avoir donné quand j'étais ivre; on ne donne pas de telf anneaux. Je veux visiter les autres choses que vous ave2 reçues. Les domestiques ne doivent avoir que les gages et la nourriture, je puis jurer que je ne me souviem de vous avoir rien donné. (A part.) Car pourquoi le ferais-je? Un anneau qui vaut plus de dix écus! Non, non, mes bons amis, pas de cela, pas de cela... Faites attention à ce que je dis, et que mes paroles vous servent d'avertissement : ce que je vous ai donné le soir, quand je suis ivre, il faut me le rendre le lendemain matin. Quand les domestiques gagnent plus qu'ils ne peuvent manger, ils deviennent insolents et se moquent de leurs maîtres. — Quels sont tes gages? LE SECRÉTAIRE. Monseigneur m'a toujours donné deux cents écus par an. JEPPE. Je te donnerai le diable ; deux cents écus ! qu'est-ce que tu fais pour gagner deux cents écus? Moi, il faut que je travaille comme un cheval du matin jusqu'au soir... et je puis à peine... Allons, voilà mes lubies qui me reprennent.— Un verre de vin!... (Il boit.) Deux cents écus! c'est ce qui s'appelle écorcher son maître. Écoutez, ------------------------------------------------------------------------ les bons amis, je vais vous dire une chose : quand j'aurai îné, j'ai l'intention de vous faire tous pendre dans la our. Vous verrez qu'on ne se moque pas de moi pour ,s affaires d'argent. Qu'on fasse venir mon bailli. — Le ailli vient; il a des boutons d'argent et une ceinture utour du corps. Il Votre grâce a-t-elle quelque chose à ordonner ? JEPPE. Rien, si ce n'est que tu sois pendu. LE BAILLI. Je n'ai fait aucun mal à votre grâce, pourquoi serais) pendu? JEPPE. N'es-tu pas bailli ? LE BAILLI. Je le suis, votre grâce. JEPPE. Et tu demandes encore pourquoi tu seras pfndu!... ombien as-tu d'appointements ? ILE BAILLI. Cinquante écus par an. JEPPE. I Cinquante écus ! — Tu seras pendu tout à l'heure. I LE BAILLI. t - Seigneur, ce ne peut être moins pour une année d'un hrvice pénible. F JEPPE. C'est justement pour cela que tu seras pendu : c'est I ------------------------------------------------------------------------ parce que tu n'as que cinquante écus d'appointemen. Comment ! tu as un habit à boutons d'argent, des ma. chettes plissées aux mains, une bourse de soie pour 5 cheveux, et tu ne gagnes que cinquante écus par al N'es-tu pas obligé de me voler, moi, pauvre homme ! i Sans cela, d'où cet argent te viendrait-il? LE BAILLI. Ah ! gracieux seigneur, épargnez-moi pour l'amour J ma pauvre femme et de mes enfants en bas âge ! JEPPE. As-tu beaucoup d'enfants? LE BAILLI. J'en ai sept tous en vie, votre grâce. JEPPE. Ah ! ah ! sept enfants tous en vie : allons, secrétain pendez-moi cet homme-là. LE SECRÉTAIRE. Ah! gracieux seigneur, je ne suis pas un bourreau. JEPPE. Ce que tu n'es pas, tu peux le devenir, tu m'as l'ai'i d'un homme propre à tout. Quand tu l'auras pendu, j. te pendrai à ton tour. LE BAILLI. Ah! gracieux seigneur, n'est-il pas de pardon? f i JEPPE. Cinquante écus, une femme et sept enfants! si per sonne ne veut te pendre, je te pendrai moi-même. ------------------------------------------------------------------------ » Une autre pièce, la Chambre de l'accouchée, est fondée > jr un usage danois, d'après lequel une femme qui ve'# ait d'accoucher recevait les visites de toutes ses conaissances. Holberg en profite pour peindre avec une .v^erve admirable les ridicules de la petite bourgeoisie de ))jm temps. On voit passer devant soi, avec leurs caquets, t'urs prétentions, toutes les commères de Copenhague. l'effet comique du tableau est augmenté par les doléances du mari, que ces réceptions ruinent en café, en jcre et en liqueurs, et qui en a tout l'embarras; pour Jomble de malheur, au plus fort de ses tribulations, il ui naît un doute fatal sur cette paternité qui lui coûte i cher. On conçoit combien cette inquiétude, que diverses circonstances tendent à fortifier, rend sa situation jomique, et donne de vivacité aux explosions de son hu- leur contre les visites à l'accouchée. Outre toutes les tonnes femmes qui se succèdent dans la chambre de la malade, elle reçoit la visite d'une dame de qualité qui, i omme on va voir, considère ses avantages de naissance eivec une grande philosophie. Comment penserait-on autrement? dit-elle; car en y éfléchissant sérieusement, les bourgeois, après tout, sont ? ussi des chrétiens, et s'ils mènent une honnête vie, ils peuvent être sauvés aussi bien que pas un de nous. L'ACCOUCHÉE. rv" Pas possible, madame! croyez-vous donc qu'on ne àsse point de différence, dans l'autre monde, entre les personnes de condition et les bourgeois? LA DAME DE QUALITÉ. Non, madame, une très-petite au moins, soit dit entre ious; mais il n'y a pas besoin de laisser voir cette opinion, elle pourrait donner de l'impertinence au premier ------------------------------------------------------------------------ artisan venu. Voilà pourquoi, madame, je ne traite v. les gens de cette sorte avec le mépris qui convi. drait à mon rang. Imaginez, madame, que j'ai pou l'humilité au point d'emprunter, ma foi, soit dit sans< vanter, dix écus à mon tailleur. L'ACCOUCHÉE. C'était une grande impudence à votre tailleur de donner des airs de prêter à une dame de votre con !tion Le pauvre diable eût dû s'apercevoir que vous vouliez que l'éprouver. LA DAME DE QUALITÉ. Il commença par faire des difficultés; il haussa épaules comme s'il eût voulu dire : C'est trop d'honni pour moi ; mais, quand il vit que je parlais sérieuseme il prit son parti, et me donna les dix écus avec un p fond soupir qui signifiait : Ah! si tout le monde é aussi exempt d'orgueil que cette dame de qualité ! — suis sûre que le pauvre homme, partout où il va, m'él jusqu'aux nues ; car un autre, à ma place, n'eût pas ce que j'ai fait, n'est-il pas vrai, madame? L'ACCOUCHÉE. Oui, madame, vous avez bien raison. LA DAME DE QUALITÉ. Mais qu'est-ce que cela veut dire? Ne sommes-n pas tous des hommes? Je ne croirais pas au-dessous moi d'en agir ainsi à votre égard. Madame, ayez la bo de me donner dix écus, je vous les renverrai sur. champ en or. L'ACCOUCHÉE. Ah ! madame, quel plaisir trouvez-vous à vous ami ------------------------------------------------------------------------ ^ aux dépens de votre très-humble servante? Je suis bien 3 simple, mais en vérité pas autant que votre tailleur. i . LA DAME DE QUALITÉ. 1 Je parle sérieusement, madame. L'ACCOUCHÉE. 1 Ah! ma noble dame, je serais décriée comme la plus J éhontée créature du monde, si je faisais une telle sottise. 1 Non, madame, mon argent n'est pas d'assez bonne condition pour vous. Ensuite arrivent toutes sortes de gens, médecins, 'barbiers, diseuses de bonne aventure, puis les inquié1 tildes à la Sganarelle du mari, qui, à la fin, est convaincu ^ plus que le spectateur du peu de fondement de ses craintes. t Holberg excelle dans la farce proprement dite. Une ' verve intarissable de satire et de gaieté anime plusieurs de ces pièces, dont l'ensemble n'est pas disposé avec un grand art. Une comédie en un acte, intitulée la Fête de Noël, dont le fond est fort peu de chose, fut, dans son origine, une de celles qui obtinrent le succès le plus populaire et le plus bruyant. Elle le devait au mérite de reproduire, avec une grande vérité et une grande vivacité, les folies bizarres auxquelles on se livrait du temps d'Holberg durant les fêtes de Noël ; reste grotesque et dénaturé des joyeuses solennités par lesquelles l'ancienne religion scandinave célébrait à cette époque le solstice d'hiver, et qui, adoptées comme plusieurs autres usages païens par la religion catholique, avaient fini par lui survivre. Le pédantisme était pour Holberg un ennemi person- ------------------------------------------------------------------------ nel dont il avait eu souvent à se plaindre, et qij attaque dans un grand nombre de ses comédies. C'< surtout dans le Faux Savant qu'il se livre à cette colèi ou plutôt à ce ressentiment. Un jeune paysan, qui étudié, revient dans son village, et il écrase de sa sup riorité et de son mauvais latin son père, son frère, prétendue et jusqu'au pasteur, la bonne tête de l'ei droit. Une scène qui ne manque pas de force comiqu est celle où il perd toute la considération que lui avî acquise son jargon ridicule et pédantesque, parce qu'il le malheur d'émettre quelques vérités incontestable par exemple le mouvement de la terre autour du soloi Dès ce moment il est ruiné dans l'esprit de tous ses a( mirateurs, et il n'y a pour lui que des brocards. La fausi science fait un si bon effet pour la réputation ; gardons nous de la vraie qui peut tout gâter 1 Une des comédies d'Holberg, par laquelle je termine rai cette revue rapide, est une parodie bouffonne et spi rituelle des pièces imitées de l'allemand, qui étaient ei vogue avant lui en Danemark, et que de son temps 01 voulait opposer à son théâtre, formé par des acteur français, sous l'inspiration de la comédie de Molière. 1 se moque fort gaiement de cette forme irrégulière, qu était partout celle de l'art dramatique à la fin du moyei âge, que dédaigna en France le génie délicat de Racine et que le génie puissant de Shakspeare sut élever à l, hauteur de l'art. Nous aurions un théâtre plus libre qu le nôtre, et plus épuré que la scène anglaise, si le grani Corneille ne s'était pas laissé imposer, par la pédanteri, tranchante et l'érudition superficielle de ses critiques des chaînes qui n'étaient pas faites pour lui. Au reste les pièces qu'attaquait Holberg étaient bien dignes de s satire. La bouffissure et la trivialité du langage, l'inco hérence des caractères n'y étaient pas poussées moin ------------------------------------------------------------------------ jioin que l'absence de vérité et de vraisemblance : ce ,¡t'était pas Shakspeare, c'était Hardy. )j Cette fois Molière ne fut point son modèle : il semble n'être souvenu davantage de ce théâtre italien, qu'il fréquentait pendant son séjour à Paris. Dans sa libre humeur, il se joue, à l'imitation de ceux qu'il persifle, des lemps et des lieux, du possible et du vraisemblable. [jfénus, Ulysse, Holoferne, Markolfus, Mithridate, des paysans, des juifs et un valet ridicule, un espace de quarante ans et la terre entière, c'est de tout cela que se compose sa pièce, qu'il appelle une Comédie allemande. Il se ,itioque avec beaucoup d'imagination des travers et des égarements de l'imagination ; en amusant de l'absurdité 1[u'on rencontre trop souvent dans le genre de composition qu'il combat, sa pièce procure l'espèce de plaisir iiue ce genre peut quelquefois donner. ,j Au milieu de toutes les extravagances qu'il accumule, philian, le Frontin d'Ulysse, fait ses observations sur la ,:nanière dont les années s'écoulent : « Si du moins, ,ilit-il, je trouvais une prise de tabac pour me rafraîchir j esprit! car il me semble avoir la fièvre au cerveau. Je uis sûr que, quand mon maître va revenir, il me dira 'ncore qu'il s'est passé dix ans depuis qu'il m'a parlé. A pe compte-là, nous aurons cinq ou six mille ans avant de revenir dans notre pays ; car je m'aperçois que nous ne mourons pas avec le temps, c'est lui qui court tout seul i't nous laisse immobiles. Ce n'est pas seulement le temps lui nous échappe : c'est la terre qui fuit sous nos pieds. souvent, quand je bourre ma pipe, nous sommes en ,)rient: elle n'est pas fumée, que nous sommes en Occident! » Revenu enfin à Ithaque, Ulysse s'habille magnifiquement pour imposer à ses ennemis et s'endort : il est réveillé par deux fripiers juifs, qui viennent lui reprendre ------------------------------------------------------------------------ le costume de théâtre qu'ils lui ont prêté pour son rôl, 1 et en réclamer le payement. Ce soudain passage de la fi tion à la réalité réveille aussi le spectateur, qui so comme d'un rêve de ce monde fantastique où l'a pr( mené l'imagination d'Holberg, et d'où elle le précipi brusquement par un dernier caprice. Après trois années de travaux et de succès continu! Holberg, qui sentait ses forces épuisées, partit pour 11 eaux d'Aix-la-Chapelle, et de là vint de nouveau à Pari i Cette fois, ses affaires en meilleur état lui permettaient d fréquenter les beaux esprits ducafé Marion.dontLamoth présidait les réunions, et de visiter quelques savants, te queMontfaucon, le père Hardouin, le père Tournemin( avec lesquels il aimait à discuter des points d'antiquité ou de théologie ; Fontenelle enfin qui, probablement pa politesse, plutôt qu'avec connaissance de cause, lui té moigna, dit-il, un grand respect pour les mérites de Danois dans les sciences. Le Paris qui s'offrait à Holberg (1726) était bien diffé rent de celui qu'il avait vu dix ans auparavant, il ne re trouvait pas cette ardeur de prosélytisme dont, plu jeune, il avait été souvent l'objet. Les catholiques lu semblaient plus occupés à se quereller entre eux, à propos de la bulle et des articles, qu'à convertir les héré. tiques. Il avait fait, depuis son premier séjour à Paris, de notables progrès dans la langue française, puisqu'il fut en état de traduire deux de ses pièces qu'il avait l'intention de faire représenter sur le théâtre italien. Il envoya son Potier d'étain à Ricobonni, ou Lelius, comme il l'appelle, qui se trouvait alors à Fontainebleau avec sa troupe. Lelius répondit que la pièce était admirable de tout point, lutta maravigliosa; mais bientôt il écrivit qu'il avait fait quelques réflexions, et qu'il crai- ------------------------------------------------------------------------ gnait que divers grands personnages ne s'imaginassent que la comédie d'Holberg avait été composée pour les tourner en ridicule. Holberg fut affligé de cette complète absence de liberté dans l'art. 11 ne le fut pas moins de l'état de décadence où la comédie était tombée ; et nous devons lui savoir gré de l'indignation toute française qu'il éprouvait en voyant la salle, vide les jours où l'on jouait Molière, se remplir pour le Roi de Cocagne. Holberg ne partageait point l'opinion d'un critique allemand qui place la farce de Legrand au-dessus du Tartuffe. Ce fut après son retour de ce cinquième voyage à l'étranger, qu'Holberg acheva et fit paraître un ouvrage d'un genre à part. C'est une sorte de contre-partie des Métamorphoses. Les plantes et les animaux sont changés en personnages humains qui conservent dans leur caractère l'empreinte de leur origine, le tout avec une intention satirique. Ainsi un bouc est changé en philosophe à cause de sa barbe et de sa disposition batailleuse. Ce poëme, où la raillerie est quelquefois ingénieuse, mais en général froide et bizarre, souleva de nouveau contre Holberg un déluge d'attaques plus violentes et plus étranges les unes que les autres. On lui reprocha sérieusement, par exemple, d'inspirer aux enfants peu de respect pour leurs parents, en leur donnant à penser par sa fiction qu'ils avaient pour père un arbre ou un animal. Las de ce déchaînement absurde qu'excitait chacune de ses productions satiriques, Holberg déclara, dans une préface, qu'il voulait vivre en paix avec le genre humain : il abandonna la satire, et se remit à l'histoire. Ses travaux en ce genre ne sont point l'objet de cette notice. Ils contiennent des parties traitées avec une véritable supériorité : qu'il nous suffise de dire qu'au milieu des nombreuses publications historiques, statistiques, géographiques d'Holberg, il composa encore quelques ------------------------------------------------------------------------ comédies assez inférieures, il est vrai, aux première Enfin, en 1741, parut en latin l'un des ouvrages les ph singuliers d'Holberg, les Voyages souterrains de Nicole Klimm. Ce fut le dernier produit de sa veine satiriqu qui coulait en dépit de lui. Il mourut treize ans après, en 1754, riche, considéré baron, lui qui avait fait une imitation du Bourgeois gen tilhomme. Nicolas Klimm, c'est la plaisanterie de Swift poussée l'extrême ; c'est une audace de fiction philosophique qu seule peut-être pouvait atteindre une de ces imagination du Nord dont le désordre flegmatique ne s'étonne d rien. Un bachelier norvégien est le héros de cet étrange ré cit; cédant à sa curiosité, il se fait descendre, au moyei d'une corde, dans un trou qu'il découvre aif milieu de rochers de la Norvége. La corde casse, et le pauvreKlimn tombe dans un monde souterrain où l'attendaient le; plus bizarres merveilles. Il ne voit d'abord autour de lu que des arbres, et se croit dans un grand bois. L'approche d'un danger lui fait chercher un moyen d'y échapper : celui qui se présente le plus naturellement, c'est de monter bien vite sur un des arbres qui l'entourent; mais il se trouve avoir fait une grande sottise. Klimm était arrivé dans un pays où les habitants avaient la forme d'arbres, et celui avec lequel il avait pris cette liberté était la femme du bailli de l'endroit ! De là l'indignation générale contre le téméraire étranger qui est aussitôt arrêté pour avoir manqué de respect à une vertueuse et honorée matrone. Ne sachant pas la langue du pays, il a beaucoup de peine à convaincre ses juges de l'innocence de ses intentions. Ce début est d'une bouffonnerie hardie qui étonne tout d'abord l'imagination et ne permet pas à la réflexion éblouie de discuter l'invraisemblance extrême de la don- ------------------------------------------------------------------------ née. Du reste Holberg ne s'attache point à la réaliser comme Swift parvint à réaliser celle qu'il a choisie. Swift nous fait, avec un grand art, passer peu à peu de notre monde dans le monde de ses créations; ses fictions les plus extraordinaires ont un si grand air de probabilité, offrent des détails si vrais, qu'on se surprend à être presque de l'avis de ce vieux marin, qui disait, après avoir ln le voyage à Lilliput : « Les voyages de ce capitaine Gulliver sont bien intéressants, c'est dommage que tout n'y soit pas exact. » Holberg ne procède pas de la même manière ; il brave tout d'abord le bon sens du lecteur, et lui impose silence au lieu d'entrer en accommodement avec lui. C'est une autre méthode qui peut réussir aussi à transporter l'imagination du lecteur dans une région merveilleuse : les magiciens ne font pas naître insensiblement le prestige , mais ils donnent un coup de baguette, et le prestige est créé. On sent qu'Holberg ne pouvait donner à ses arbres parlants l'existence si réelle et presque croyable des Lilliputiens ; aussi il néglige bientôt le côté fantastique de cette donnée , les premières pages passées, sa république des arbres n'offre plus qu'une utopie satirique, et l'intention de l'auteur est presque uniquement, dans la première partie, de faire contraster la sagesse des habitants avec nos folies. La portion la plus originale de l'ouvrage, c'est celle où sont racontés les différents voyages de Klimm dans l'île de Nazar ; il va d'abord chez les Nagiris , dont les yeux ont la forme d'un carré long et qui voient tout sous cette forme ; ceci ne se conçoit pas tiop bien, car les objets ne nous semblent pas tous ovales. Ce qui est assez heureux, c'est d'avoir imaginé que dans ce pays on impose à ceux qui veulent obtenir un emploi, l'obligation de voir ainsi ------------------------------------------------------------------------ et d'attester par serment qu'un certain carré est long : Klimm trouve un pauvre diable bafoué comme hérétiqu pour avoir dit que le carré était carré ; lui-même ne peu ' s'empêcher de trouver la chose ainsi, il le confie à ui cyprès de ses amis qui voit aussi carré, mais qui n'ose 1, dire, de peur d'être destitué. Après ce pays intolérant Klimm en trouve un autre qui est véritablement le mondé f renversé : les jeunes gens y sont les gens raisonnables e r les vieillards y sont les fous. Dans un autre encore, le: s rapports naturels sont changés d'une façon non moin: K singulière : ce sont les jeunes filles qui attaquent les jeune; hommes et ceux-ci qui résistent. L'auteur parcourt ains i une suite de suppositions bizarres dont il tire un petit ' nombre d'effets comiques ; mais sous toutes ces folies se cache une idée philosophique, c'est que les conditions dE notre existence venant à changer le moins du monde, il en résulterait une mer d'absurdités, et chacune des extravagances d'Holberg est, sous une forme burlesque, l'hommage d'un esprit sérieux à la Providence. En général, le trait saillant du comique d'Holberg, c'est le sérieux; il a constamment une intention morale que sa verve ne déguise pas toujours assez. Disciple avoué de Molière, il fut, comme son maître, valétudinaire et hypocondriaque, mais seulement par accès 1 ; habituellement, Holberg était un homme sérieux, posé, réfléchi ; il aimait la société des femmes et vécut sans passion. Il y avait en lui quelque chose du tempérament de Boileau et une étincelle du génie de Molière. Le Danois Holberg et le Vénitien Goldoni sont les seuls étrangers qui aient marché avec quelque succès sur les 1 Holberg nous apprend qu'il entrait par moment dans des lui- meurs noires et des accès de colère contre le genre humain, dont il seguérissait avec deux pilules prises à propos : la misanthropie de Molière était plus profonde. ------------------------------------------------------------------------ races de notre grand comique, tous deux dignes d'estime )our avoir nationalisé leur imitation, pour avoir, non co)ié les peintures , mais, dans la mesure de leurs forces, •eproduit la manière du maître. Ces deux hommes semblent s'être partagé Molière : on lirait que chacun d'eux s'est emparé d'une moitié de son (énie. L'Italien a pris le naturel et la vivacité du dialogue; 'homme du Nord, l'intention philosophique. Mais dans 'arithmétique de l'art les deux moitiés ne font pas le tout. Additionnez toutes les fractions imaginables, et vous l'aurez pas encore la majestueuse unité du génie; d'ailieurs, ces deux hommes distingués n'ont point porté aussi [loin que Molière les qualités par lesquelles ils lui ressemaient. La facilité ingénieuse de Goldoni n'est pas cette reine intarissable de gaieté forte et franche, qui débordait, jour ainsi dire, du génie de Molière. Holberg n'a pas Jette profondeur de conception qui étonne dans le Tarlune; sa gloire est de rappeler quelques-unes des qualilés essentielles de son modèle en restant parfaitement naturel pour la peinture des caractères et des mœurs. Cette gloire est encore assez grande, et nulle littérature xn Europe ne peut opposer au nom d'Holberg un nom lui en soit plus digne. ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ LITTERATURE ALLEMANDE ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ LITTÉRATURE ALLEMANDE. S j THÉÂTRE DE GOETHE'. ï (1826.) i 1 Longtemps Gœthe ne fut pour la France que l'auteur de Werther; ce roman, médiocrement traduit et mal i compris d'abord, eut à une certaine époque le fâcheux r honneur d'inspirer un engouement assez indigne de lui. Durant cette époque d'épuisement et de licence qui suivit la révolution , la terreur des souvenirs et l'ennui les voluptés créèrent dans les âmes un goût de mélanîolie qui s'alliait à la soif des plaisirs. Ossian fut aussi de node alors, et certes ce n'était le temps ni des mœurs i mtriarcales, ni des passions profondes ; mais, en sorant du bal des victimes, on aimait à s'entourer des ! )mbres d'Ossian, à rêver le suicide de Werther : c'était a tête de mort à la fin du banquet. Le ridicule, qui en France ne se fait pas longtemps attendre , mit bientôt à leur place ces admirations fausses; mais malgré les exagérations et les singeries, Gœthe a fait à ces pages l'honneur de les traduire dans son ecucil intitulé : Kunst und alterthuvi. ------------------------------------------------------------------------ Werther, mieux apprécié, est demeuré l'un des 01 vrages où l'on trouve l'observation la plus profonl et la peinture la plus énergique du cœur humain, t qu'il est dans nos temps. Le succès de Werther éUi déjà devenu à peu près universel, et une grande part des lecteurs ignoraient encore la renommée et jusqu't nom de Gœthe. L'idylle épique d'Hermann et Dorothi avait fait peu de sensation à travers la prose décolon du faible Bitaubé ; et madame de Staël, dans son livi étonnant sur l'Allemagne, apprit à presque tout monde que Werther était l'ouvrage de la jeunesse d'u grand poëte, devant qui l'Allemagne était depuis lonj. temps prosternée, qui avait produit des chefs-d'œuvi dans chaque genre, avait traité chaque genre de plu sieurs manières, et enfin avait composé des ouvragt qui ne se laissaient rapporter à aucun genre ni à aucun manière connue. Eh bien, cet homme que ses compatriotes recon naissent unanimement pour l'un de leurs plus beau génies, peut-être pour le plus prodigieux de leui grands hommes, est encore imparfaitement connu parIT nous. Il y a cinquante ans que Gœthe est à la tête. d la littérature allemande qu'il pourrait représenter à li seul, et c'est aujourd'hui, quand sa carrière littérair paraît terminée, quand, au sein d'un glorieux repos ( d'une saine vieillesse, il jouit d'une admiration qui ef déjà pour lui l'hommage de la postérité ; c'est aujour d'hui que, pour la première fois, on publie en Franc une traduction complète de son théâtre, une notice su sa vie et ses ouvrages4. Cette lenteur avec laquelle la renommée de Gœth s'est répandue parmi nous , tient en grande partie à 1 1 La spirituelle notice de M. Albert Stapfer. ------------------------------------------------------------------------ ualité la plus éminente de son génie, l'originalité. Ce ui est très-original, c'est-à-dire fortement empreint du [iractère particulier d'un homme ou d'une nation , est ifficilement goûté d'abord : et l'originalité est le méite saillant de Gœthe. On peut même dire que, dans 3n indépendance, il pousse à l'excès cette qualité sans iquelle il n'y a point de génie. D'ailleurs, il faut tou)urs un certain effort pour sortir de nos habitudes et ôûter le beau quand il se présente à nous sous une )rme nouvelle ; or, avec Gœthe, cet effort, il ne suffit las de le faire une fois, il faut le renouveler pour hacun de ses ouvrages ; car tous sont conçus dans m esprit différent : en passant de l'un à l'autre, on ntre dans un monde nouveau. Cette féconde vaiété peut effrayer les imaginations paresseuses, peut candaliser les doctrines exclusives ; mais cette variété dême du talent de Gœthe est ce qui attire les esprits ssez élevés pour le comprendre, assez forts pour le uivre. . Il est des hommes dont le caractère énergiquement Ifononcé étonne, repousse même au premier moment ; nais quand on s'est accoutumé à leur humeur, on s'atache à eux précisément par les qualités qui d'abord en vaient éloigné. Tel est l'effet que produisent les ourages de Gœthe ; ils gagnent à être connus, et, pour es connaître, il faut se donner la peine de les étudier ; :ar souvent la bizarrerie de la forme voile le sens proond de l'idée. Presque tous les poëtes ont une allure miforme, facile à observer et à suivre ; mais Gœthe est oujours si différent des autres et de lui-même, on sait i peu où le prendre, on devine souvent si peu où il va, 1 déconcerte tellement les habitudes de la critique et nême celles de l'admiration, que l'on a besoin, pour le coûter tout entier, de n'avoir pas plus que lui de pré- ------------------------------------------------------------------------ jugés littéraires ; et peut-être on rencontrerait aus difficilement un lecteur qui en soit complétemei t exempt, qu'un poëte qui, comme lui, les ait tous foul( i aux pieds. Il n'est donc point étonnant que Gœthe ne soit pi : encore populaire en France, où l'on craint la fatigue ( l'étude, où chacun se hâte de se moquer de ce qu'il n comprend pas, de peur qu'un autre ne s'en moque avar lui, et où l'on ne l'admire qu'à la dernière extrémité Mais enfin on s'avise un beau jour qu'il est plus aisé d proscrire un ouvrage, parce qu'il n'a pas été fait pou nous, que de concevoir pourquoi d'autres le trouver 1 beau ; qu'il faut peut-être plus d'esprit pour apprécier 1 mérite d'une littérature étrangère, que pour reconnaîtr qu'elle est étrangère, et faire des défauts de tout ce qu la distingue de la nôtre; et qu'enfin c'est une duperie d renoncer à des voluptés nouvelles de l'imagination pou ce plaisir de médiocrité et d'impuissance, la vanité d, ne pas comprendre, l'orgueil de ne pas jouir. Au commencement de la carrière de Gœthe, la litté rature en était en Allemagne à peu près où elle en es aujourd'hui en France. On était las de ce qu'on avait, e on ne savait trop que mettre à la place : on imitait tou à tour les Français, les Anglais, l'antiquité, on faisai force systèmes en attendant les chefs-d'œuvre ; la chaleui avec laquelle les auteurs de ces systèmes prônaient le; résultats futurs de leur doctrine, et attaquaient ceux dei doctrines ennemies, rappelait la colère de ces dem' frères des Mille et une Nuits, qui se brouillèrent ur jour à propos de leurs enfants encore à naître. Gœthe, que ce conflit d'opinions avait dégoûté un moment de la poésie, y fut ramené bientôt par une im* périeuse vocation; et dès lors il prit, comme il nous l'apprend lui-même dans ses mémoires, un parti auquel ------------------------------------------------------------------------ demeura depuis irrévocablement fidèle : « Ce fut, t-il, de chercher en moi, dans ce que me fournissait sensibilité ou la réflexion, la matière (stoff) de mes :'oductions. » Il ne voulait rien peindre qu'il n'eût vu i senti, et ainsi commença pour lui l'habitude qu'il trda toute sa vie Il de réaliser en tableau, en drame, qui l'avait réjoui, affligé, occupé, pour fixer sa maère de voir les choses extérieures, et pour calmer son notion intérieure. » Toute la vie littéraire de Gœthe ;t dans ces lignes remarquables. Il faut, en le lisant, irtir de cette idée, que chacun de ces ouvrages cor'spond à quelque disposition de son âme ou de son iprit ; il faut y chercher l'histoire des sentiments et des rénements qui ont rempli son existence. Ainsi consiérés, ils offrent un double intérêt; et celui qu'in)ire le poëte n'est pas le moindre. Quoi de plus ltéressant, en effet, que de voir un homme doué une imagination puissante et d'une réflexion profonde, lire un emploi parfaitement libre de ces hautes faultés : indépendant de toutes les formes par la supéiorité de son esprit, les employant tour à tour pour 3ur donner l'empreinte de son âme? Quel spectacle que elui de ce génie hardi ne s'appuyant que sur lui-même, 'obéissant qu'à ses inspirations propres ? Quoi de plus istructif que ses efforts, ses progrès, ses écarts? C'est le ce point de vue que Gœthe mérite d'être contemplé : c'est ainsi que nous envisagerons l'histoire de son héâtre. En commençant cette histoire, le premier ouvrage que ious rencontrons est une comédie, dont le titre allemand, difficile à traduire en français ( Die Mitschuldigen), peut e rendre par les Coupables, et qui devrait, ce me sem'le, s'intituler les Coquins; un mari obligé, pour ne pas .'exposer à être pendu, d'assister patiemment à un ren- ------------------------------------------------------------------------ dez-voùs que sa femme donne à l'homme dans la chai bre duquel il s'était introduit pour lui prendre son argen un père qui soupçonne sa fille, une fille qui soupçoni son père, un amant qui soupçonne sa maîtresse d'ave volé, donnentlieu à des scènes d'un comique bas et outr mais qui ne manquent pas de force et d'effet. On y se l'humeur chagrine d'un jeune homme atrabilaire, cet humeur était en effet celle de Gœthe à cette époque ; el provenait en partie de désagréments auxquels l'avaiei exposé de mauvaises connaissances qu'il avait eu le ma heur de faire, et parmi lesquelles sans doute il avait troll' ses ignobles modèles. Dans ce premier ouvrage, on rencontre des traCt d'inexpérience et de jeunesse ; mais à partir de ce me ment, tous les autres offrent un caractère surprenant il. maturité. Goetz deBerlichingen, qui suivit Coupable; par la profondeur de la conception, la simplicité et la sc briété des détails, semble le produit d'un talent parfaite ment formé : quand il parut, Gœthe avait vingt-quatr ans. Les mésaventures qui suivirent ses premières amour l'avaient jeté dans un sombre abattement, qu'augment encore une certaine épidémie mélancolique, répandue; cette époque parmi la jeunesse allemande, par la vogui de Shakspeare; une maladie grave vint ajouter à CCUI disposition chagrine qui l'avait peut-être causée, e Gœthe passa plusieurs années dans les souffrances qut les premiers mécomptes de la vie et les inquiétudes d'unt âme qui se cherche, font souvent éprouver aux imaginations ardentes avant qu'elles aient trouvé pour s'exerce le but qui leur convient. Tour à tour exalté et découragé, allant du mysticisme au doute, changeant ses études, brisant ses affections, irrité par la société, accablé par la solitude, ne se sentant ni l'énergie de vivre, ni celle de ------------------------------------------------------------------------ mourir, il était tombé dans une noire tristesse : état douloureux dont il ne se délivra plus tard qu'en le peignant dans Werther, et qui lui inspira la première pensée de Faust. Mais tandis que la vie réelle, telle que la société actuelle l'a faite, l'oppressait ainsi de tout son poids, son imagination aimait à se plonger dans ces temps d'activité libre où le but de l'existence était clair, où la vie était forte et simple ; il semblait à l'étudiant mélancolique et décou; ragé qu'il eût vécu plus à l'aise sous la cuirasse de l'homme d'armes, dans le château fort du chevalier; il rêvait la vieille Allemagne, ses hommes de fer, ses mœurs rudes, b franches, aventureuses. L'aspect des monuments gothiques, surtout de la cathédrale de Strasbourg, acheva de rendre vivant pour lui cet âge qu'il regrettait. L'hisi toire que le seigneur de Berlichingen a écrite de sa propre vie, lui offrit le type qu'il cherchait, et lui fournit la ^ base de sa conception. Et c'est ainsi que se forma dans sa tête cet ouvrage que l'Allemagne accueillit avec transport, et qu'elle reconnut comme un portrait de . famille. Goetz de Berlichingen est un tableau, ou plutôt une vaste esquisse du XVIe siècle; car Gœthe, qui avait d'abord eu l'intention de développer son drame et de le mettre en vers, se décida à le publier dans l'état où nous l'avons. Mais chaque trait est si juste et si ferme, tout est indiqué avec tant de sûreté et de hardiesse, qu'on croit voir une de ces ébauches de Michel-Ange, où quelques coups de ciseau ont suffi à l'artiste pour exprimer toute sa pensée. Pour qui veut y regarder avec attention, il n'y a pas un mot dans Goetz qui n'ait sa portée : tout tend à l'effet général ; tout concourt à dessiner la grande figure du moyen âge expirant : car on peut dire que le moyen âge est le héros de ce singulier drame; c'est lui qu'on voit vivre et ------------------------------------------------------------------------ agir, c'est à lui qu'on s'intéresse; le moyen âge tout en. tier respire dans ce Goetz à la main de fer, avec sa force i sa loyauté, son indépendance ; il parle par sa bouche, SI défend par son bras, succombe et meurt avec lui. Il faut avouer qu'on tombe de bien haut en passant di cet étonnant ouvrage aux drames bourgeois de Goethe tels que Clavijo et Stella. Clavijo fut le fruit d'un pari au quel donnèrent lieu les mémoires de Beaumarchais ; i renferme des scènes filées avec une grande habileté ; l'in, tention de Gœthe paraît avoir été surtout de mettre, sou la forme dramatique, un drame qui l'avait fortemen frappé, et il faut convenir qu'il l'a fait avec talent. Pou Stella, la conception en est révoltante, et on aurait beai jeu pour traiter tout l'ouvrage avec sévérité : il me sem, i ble plus curieux d'observer, dans cet écart même, la na-i ture du génie de Gœthe, toujours ouvert à l'impression de ce qui l'entoure. Il était devenu l'idole du public aile mand, et il semble avoir voulu servir ce public selon sor ; goût, au lieu de chercher à satisfaire le sien. Cette faii; blesse atteste la facilité, et, si l'on peut dire ainsi, la corn i plaisance de son talent, et peut-être, pour que ce poëtci appelé à presque tout reproduire, eût accompli le cercln de sa destinée, était-il nécessaire qu'il eût une fois li triste mérite d'exceller dans un détestable genre. Pour parler plus sérieusement, les années qui suiviren la publication de Goetz et de Werther, offrent l'époque la moins remarquable de la vie de Gœthe ; devenu homrm de cour et homme puissant, il paraît s'être laissé distraira et dominer par le monde, dans lequel il vivait. Il avai! perdu, dans le commerce des hommes, cette âpreté sombre qui avait fait le tourment et produit les chefs-d'œuvre de sa jeunesse, et il ne s'était pas encore élevé à cette inspiration plus pure et plus calme dont sont empreints les ouvrages de la seconde période de sa vie : dans cet ------------------------------------------------------------------------ j?tat de transition, entre ce qu'on peut appeler sa première et sa seconde manière, n'étant soutenu par aucun lilan personnel, il fut trop facilement livré aux impulsions étrangères, et céda trop au caprice de ce public qu'il orava depuis avec tant de succès. !t Son voyage en Italie ouvre la seconde époque du taent de Gœthe, sur laquelle il eut tant d'influence- Un voyage en Italie ne pouvait être un événement injlifférent dans la vie de Gœthe ; arraché à l'atmosphère ^in peu pesante et un peu terne d'une petite cour d'AIIe- ,nagne, et transporté sous l'heureux ciel de Rome, de ^aples et de Palerme, il reprit toute l'énergie poétique ile ses premières années. Dégagée des orages qui l'avaient ji'abord troublée, échappée au cercle qui menaçait de la .étrécir, son âme, pour la première fois en possession de joutes ses forces, n'eut plus rien à gagner dès lors en J:tendue et en sérénité. Dès ce moment, Gœthe n'ébaujhera plus; ses conceptions pourront être jugées plus ou jnoins heureuses, mais l'exécution, qui est peut-être en poésie comme en peinture la véritable mesure de l'artiste, sera toujours achevée. j De l'aveu de tous les Allemands, ce mérite se trouve au )lus haut degré dans les deux pièces de Gœthe qui se l'apportent le plus immédiatement à cette époque de sa ^arrière, le Tasse et Iphigénie. Le système dans lequel pIles ont été composées a été vivement critiqué ; et si on "es considère sous le point de vue romantique ou historique, c'est-à-dire comme devant donner de fortes émoLions ou exprimer des sentiments, soit grecs, soit italiens, j a critique a bien raison ; mais si on les envisage, ainsi nue nous avons fait pour d'autres ouvrages de Gœthe, ï^omme des manifestations de son âme, elles pourront présenter assez d'intérêt, indépendamment même des (peautés de style dont elles sont remplies, et qu'une tra- ! \ f ------------------------------------------------------------------------ duction, quelque fidèle qu'elle soit, ne peut guère qu faire soupçonner. Ces deux pièces sont le résultat d'une alliance entre 1 sentiment de la beauté extérieure, telle qu'elle se montr dans la nature méridionale et les monuments de l'anti quité, d'une part, et de l'autre tout ce qu'il y avait d plus subtil et de plus raffiné dans l'esprit et l'imaginatioi du poëte allemand. Ainsi, dans le Tasse, un dialogue in génieux, nuancé comme celui de Platon ou d'Euripide est employé à retracer un ordre de sentiments et d'idée presque entièrement propres à Gœthe. Le caractère dl ses personnages, leurs relations idéales, le type que cha cun d'eux représente, on sent qu'il n'a pas trouvé tou cela dans l'histoire de Ferrare; on reconnaît les souvenirs de Weimar transportés, pour les embellir, dans ui siècle poétiqué et sous le doux ciel d'Italie ; pour le rôle du Tasse, il me paraît destiné tout entier à la peinture, admirable selon moi, des troubles d'une imagination er proie à elle-même, qui, pour un mot, s'enflamme, se décourage , se désespère, qui s'arrête sur un souvenir. s'exalte pour un rêve, se fait un événement de chaque émotion, un supplice de chaque inquiétude, souffre, jouit, vit enfin dans un monde étranger au monde réel, et qui a comme celui-ci ses orages, ses joies, ses tristesses tel se montre Jean-Jacques dans ses rêveries, tel avait été longtemps Gœthe. Il me semble que c'est lui qui parle par la bouche du Tasse : et sous cette poésie si harmonieuse, si délicate, il y a du lVerther. Iphigénie est la sœur du Tasse : ces deux ouvrages ont un air de famille qu'on s'explique, quand on sait que Gœthe les composa à peu près en même temps tous deux, sous l'inspiration de l'Italie. Mais ayant à peindre dans Iphigénie, au lieu des orages d'une petite cour, les majestueux souvenirs de la famille de Tantale, et, au lien des ------------------------------------------------------------------------ ,ourments et du délire de l'imagination, la fatalité et les furies, il s'est élevé à une plus grande hauteur poétique. Dans cet ouvrage, que les Allemands et l'auteur lui-même semblent regarder comme la plus achevée de ses compositions dramatiques, sans doute des sentiments d'une déicatesse toute chrétienne, d'un raffinement tout molerne, se cachent sous des formes empruntées à l'antiquité, uais il était impossible de fondre plus harmonieusement ;es éléments divers. Ce ne sont pas seulement les formes 3xtérieures de la tragédie grecque qui sont imitées avec 1rt ; le génie de la statuaire antique anime d'une vie partout égale , et revêt d'une beauté tranquille les conceptions du poëte. Ces conceptions sont les siennes et non celles de Sophocle, je l'avoue, et je ne saurais lui en faire de bien sévères reproches ; je ne puis le blâmer beaucoup l'être resté lui-même. Qu'ont fait d'ailleurs Fénelon et Racine? Est-ce dans l'antiquité, dont le caractère est peut-être assez empreint dans leurs ouvrages, qu'ils ont trouvé, l'un la jalousie de Phèdre, l'autre la morale évanajélique répandue dans le Télémaque? Gœthe a fait comme eux, et il était moins homme que personne à s'oublier complétement dans l'imitation d'un modèle ; il a bien pu emprunter à la muse antique de beaux accents, mais pour inspirer le motif de son chant, il lui fallait deux muses vivantes, son âme et son temps. Egmont me semble l'apogée de la carrière théâtrale de Goethe, ce n'est pas le drame historique comme Goetz, ce n'est pas la tragédie antique comme Tphigénie ; c'est vraiment la tragédie moderne, peignant les scènes de la vie avec la vérité du premier, ayant la simplicité et le grandiose de la seconde ; Gœthe, dans cet ouvrage, a réalisé peut-être, plus que partout ailleurs, l'idéal de la vie humaine, tel qu'il se plaît à le concevoir ; Egmont, heureux, serein, plus amoureux que passionné, goûtant ------------------------------------------------------------------------ noblement les douceurs de l'existence, aimant à vivre sachant mourir, Egmont est le héros de Gœthe. Il est un ouvrage de Gœthe à part de tous les ouvrag connus, et qu'il faut considérer comme à part même d siens. C'est ce Faust, création bizarre et profonde, draI: étrange, dans lequel interviennent des êtres de tout o dre, depuis le Dieu du ciel jusqu'aux esprits des tén, bres, depuis l'homme jusqu'à l'animal, et, plus bas qi l'animal, jusqu'à ces créatures monstrueuses, qu comme le Caliban de Shakespeare, ne doivent qu'à l'im gination du poëte leur hideuse existence. Il y aura beaucoup à dire sur ce singulier ouvrage, où l'on trom tour à tour des modèles de tous les styles, depuis ceh de la comédie la plus grossièrement bouffonne jusqu celui de la poésie lyrique la plus relevée, et la peintui de tous les sentiments humains, depuis les plus odieu jusqu'aux plus tendres, depuis les plus sombres jusqu'au plus doux. Mais, me renfermant dans le point de vu historique auquel je me suis restreint, ne cherchant qu Goethe dans ses œuvres, je me bornerai à présente Faust comme l'expression la plus complète qu'il ait don née de lui-même ; oui, Faust, qu'il conçut dans sa jeunesse , qu'il acheva dans son âge mûr, dont il porta ei lui la pensée à travers toutes les agitations de sa vie comme Camoëns emportait son poëme à travers les vagues, Faust contient Gœthe tout entier. La passion di savoir et le supplice du doute n'avaient-ils pas tourmente ses jeunes années? D'où lui vint l'idée d'un recours au monde surnaturel, d'un appel aux puissances invisibles , si ce n'est de ce penchant au mysticisme, qui l'avail plongé un moment dans les rêveries des illuminés, el qui un jour lui fit inventer une religion? Cette ironie de Méphistophélès, qui se joue tristement de la faiblesse et des désirs de l'homme, n'est-ce pas le côté dédaigneux ------------------------------------------------------------------------ et sarcastique de l'esprit de Gœthe, disposition chagrine qui remonte aux premières années de sa vie, levain amer que déposèrent pour jamais dans une âme forte des dégoûts précoces? Le personnage de Faust surtout, de Faust dont le cœur ardent et fatigué ne peut ni se passer de bonheur ni le goûter, qui se livre avec abandon et s'observe avec défiance, qui réunit l'enthousiasme de la passion et le découragement du désespoir, n'est-il pas une éloquente révélation de la partie la plus secrète et la plus agitée de l'âme de Gœthe? Enfin, pour achever le tableau de sa vie intérieure, il y a placé cette charmante figure de Marguerite, souvenir idéal de la jeune fille, dont, à quinze ans, il se crut un moment aimé, dont l'image sembla toujours voltiger autour de lui, et a prêté quelques traits à chacune de ses héroïnes. Le céleste abandon de ce cœur naïf, pieux et tendre, contraste admirablement avec l'exaltation voluptueuse et triste de Faust, que poursuivent, au milieu de ses rêves d'amour, les fantômes de son imagination et les ennuis de sa pensée; avec cette souffrance d'une âme brisée, mais non pas éteinte que tourmente si cruellement l'indomptable besoin d'un bonheur impossible. Après les chefs-d'œuvre, parlerons-nous de ceux des )uvrages dramatiques que nous avons négligé de signaler )our ne pas interrompre l'examen de productions plus mportantes et cette étude du développement de l'âme le Gœthe par son talent? Nous y retrouverions encore, ioit l'impression que firent sur lui les événements contemporains , soit la trace de ses propres souvenirs ; car jœthe n'a jamais rien écrit dont on ne puisse trouver la 'aison, pour ainsi dire, dans un chapitre de sa vie. A Paerme, la destinée mystérieuse de Cagliostro le frappe, it son imagination, possédée par une vive curiosité, ne jpeut abandonner ce singulier personnage, qu'après ------------------------------------------------------------------------ l'avoir mis en drame, comme pour s'en donner le spe( tacle à elle-même. De là résulta le Grand Cophte, doi le sujet n'est autre chose que la trop fameuse aventur du Collier. On se souvient, en lisant cette comédie, a reste fort amusante, que Goethe donna quelque temp dans des illusions pareilles à celle qu'il dévoile ; c'est u adepte désabusé qui peint l'exaltation crédule des dise pies et le charlatanisme adroit du maître, en homme qi a partagé l'une et qui a vu l'autre de près ; il faut avoi cru, pour railler si juste ce qu'on ne croit plus. Dans les petites comédies sur la révolution française on ne doit pas chercher une appréciation élevée de c grand événement, mais seulement l'impression de rid; cule et d'odieux qu'il produisait autour de Gœthe ; c'e~ cette impression qu'il a rendue très-gaîment dans 1 Citoyen général. Jerry et Bettly, gracieux croquis d'un paysage de Alpes, est un souvenir de son voyage en Suisse. Enfin, la Manie du sentiment, bouffonnerie à la ma nière d'Aristophane, est une boutade de Gœthe contr( le genre que lui-même avait mis à la mode. Cette pièc< est une de celles qui ont donné lieu à l'opinion, selor moi au moins très-exagérée, de madame de Staël, qu du reste a écrit sur Gœthe quelques pages prodigieuse ment spirituelles, et qui, la première, l'a fait connaîtn en France par de libres traductions pleines de vie et d( mouvement. Madame de Staël voit en lui un magicier qui s'amuse à détruire ses propres prestiges ; tranchons le mot, un mystificateur en poésie qui adopte un beau jour un système de propos délibéré, et , quand il l'a fait prévaloir, l'abandonne tout exprès pour déconcerter l'admiration et exercer la complaisance du public. Je ne crois pas qu'avec une arrière-pensée si frivole on eût pu composer les ouvrages de Gœthe : de tels caprices produi- ------------------------------------------------------------------------ aient tout au plus des jeux d'esprit ou de talent plus ou noins ingénieux, mais je serais bien étonné qu'il en ;ortît quelque chose de fortement conçu ou de profondément senti : cette espiêglerie ne va pas au génie. Je ■rois avoir montré, au contraire, combien Gœthe, dans out ce qu'il a composé, a obéi à son émotion intime ; ombien, dans tout ce qu'il a peint, il a retracé ce qu'il vait vu ou éprouvé ; doué de facultés très-diverses, 1 a dû, dans le cours d'une longue vie, passer par les états fort opposés, et il a dû les exprimer natuellement dans des ouvrages fort différents les uns des autres. J'accorderai, si l'on veut, qu'en écrivant la Manie du entiment après Werther, Iphigénie après Goetz, il a pu ourire en songeant au démenti qu'il allait donner aux héories exclusives, à la consternation où il allait jeter es hommes, plus communs en Allemagne qu'ailleurs, lui tiennent toujours une théorie toute prête pour la louer à un chef-d'œuvre; mais, encore une fois, ce Saisir malin a pu accompagner, non motiver ses ourages, dont la source était en lui, dont la diversité telait à celle des circonstances et des temps. Pour clore la carrière dramatique de Gœthe, il faut >arler d'Eugénie ou la fille naturelle, dont la première 'artie seule a paru. Ici les personnages ne sont d'aucun mys, d'aucun temps; ils s'appellent le roi, le duc, la ille, la gouvernante. La diction surpasse tout ce que iœthe a produit de plus parfait; mais comme dit M. Al'ert Stapfer, dans son ingénieuse notice sur Gœthe, Il il l'Y faut chercher ni intérèt dramatique, ni mœurs, ni caractère véritable ; c'est un simple jeu d'imagination ans but et sans règle fixe, une sorte de promenade fanastique dans des régions inconnues, parmi des créatures i'une autre étoffe que nous. Peut-être que les habitants ------------------------------------------------------------------------ de Saturne sentent et s'expriment ainsi : le contraire a moins n'est pas prouvé. » Il semble, en lisant la Fille Naturelle, que Gœth n'éprouvant plus le besoin de s'exprimer, et sentai qu'il a tout dit, renonce à peindre ses sentiments pou s'égarer dans ses rêves; on dirait que, lassé de cette vi humaine qu'il a tant contemplée, il se plaise à habite dans un monde imaginaire, où nulle donnée réelle ne 1 gêne, et qu'il peut arranger à son gré. Ainsi Gœthe commence sa carrière dramatique pa l'imitation de la réalité dans Goetz de Berlichingen, tra verse, sans s'y arrêter, un genre faux, celui du dram bourgeois ou du convenu sans noblesse, s'élève dan Egmont et dans Iphigénie à une tragédie qui, plus idéa lisée que ses premiers essais, s'appuie encore sur 1 terre, la perd enfin de vue, et s'élance dans la régioi des songes. Il est curieux de voir cette imagination, qu se prend d'abord si vivement au spectacle du monde s'en détacher peu à peu ; il semble que le plaisir de l'ar l'a emporté insensiblement sur le sentiment même d( l'imitation poétique, que Gœthe a fini par se plaire davantage dans la perfection de la forme que dans la grandeur et l'énergie de l'idée. En effet, la forme n'est pa.' encore développée dans Goetz elle domine déjà dans Iphigénie, elle est tout dans la Fille naturelle. Telle est l'histoire du théâtre de Gœthe. Si on étudiait son génie dans les autres genres de composition qù'il n essayés, on retrouverait facilement, sur ces différentes lignes, les points qui correspondent à ceux que nous avons indiqués sur celle où nous l'avons suivi. On verrait Werther en regard de Goetz, Hermann et Dorothée à côté d'Iphigénie, et les Affinités électives feraient asse2 bien le pendant d'Eugénie. ------------------------------------------------------------------------ HÉLÈNE (1828). fantasmagorie classico-romantique, intermède pour la suite de Faust. Le Faust que nous connaissons, ne forme, dans la -ensée de Gœthe, que le premier fragment d'une triloie que nous pouvons encore espérer de voir paraître )ut entière1; la production extraordinaire dont je vais arler n'est point destinée à entrer dans le corps de ouvrage : ce n'est pas une scène du drame, c'est un itermède fait pour être placé entre la seconde et la troiième partie. Par son étendue, par son sujet, sans lien nmédiat avec ce que nous possédons de Faust, Hélène e présente comme un ouvrage à part. Gœthe a pu le létacher de l'ensemble, pour le faire paraître isolément, rt nous pourrons ainsi le considérer en lui-même, en ne tous dissimulant pas cependant qu'une partie de l'obcurité qu'il peut présenter doit tenir à ce mode de pu-'lication. Cet étonnant ouvrage, jeté ainsi dans le monde, ans préambule, sans explication, peut sembler au prenier coup d'œil une poétique énigme. Gœthe ne craint )oint que ces productions fassent cette impression sur ion public; il se plaît à l'enchaîner à la fois et par ce ju'il lui montre, et par ce qu'il lui laisse deviner. Bien lifférent de ces auteurs qui font avec grand soin l'histoire le leur inspiration et le commentaire de leurs écrits, jœthe se plaît à dédaigner des éclaircissements quel- 1 La suite de Faust a paru en effet dans les œuvres posthumes de Sœthe. Note de 1833. ------------------------------------------------------------------------ quefois utiles. Il se sent assez riche en inspirations POl tiques pour renoncer à l'honneur de quelques-unes ; compte assez sur les beautés qu'il offre à l'admiratioi pour être bien sûr que quelques mystères ne la décoi rageront pas. Il y a de ces mystères dans Hélène, mais me paraît qu'on peut saisir la pensée générale, et qu cette pensée est grande. La tradition consignée dans la vieille histoire de Faus et suivie par les joueurs de marionnettes, qui en soi encore en possession au delà du Rhin, fournissait Gœthe le moyen de faire paraître Hélène dans ce tablea où on ne s'attend peut-être pas à la rencontrer. Cett tradition rapporte que, sur la demande de Faust, Mé phistophélès évoqua pour lui la belle Hélène de Troie que Faust aima ce fantôme, et qu'il en eut un fils. Voil la donnée primitive ; voyons maintenant ce que Gœthi en a fait. Quand on arrive à un de ses ouvrages, il faut toujour mettre de côté toute idée qu'on aurait pu se former i l'avance de la manière dont le sujet serait traité par lui tant l'originalité de ses conceptions les rend inatten. dues. La route vulgaire est la seule où on puisse être sûr de ne pas le rencontrer, il ne faut s'étonner de 1( trouver sur aucune autre. J'ai établi, à propos de son théâtre, que, dans tout c< qu'il a fait, il a mis lui et son temps. Ainsi dans Goetz, or sent le retour de son imagination et des imagination; contemporaines en Allemagne vers le moyen âge ; daw Faust, la lutte de son esprit, comme de son siècle entr( l'enthousiasme et l'ironie, entre l'inaccessible idéal el l'intolérable réalité. Cette nouvelle composition semble avoir été occasionnée par une préoccupation, qui, depuis plusieurs années, est commune à beaucoup d'esprits, el n'a pas été étrangère au sien ; la contemplation des di- ------------------------------------------------------------------------ verses phases de l'imagination et de l'âme humaine, et celle des diverses poésies qui en ont été le résultat et l'expression ; dans le cadre fantastique d'Hélène il semble avoir voulu représenter symboliquement, et sous le point de vue poétique, l'antiquité, le moyen âge et le temps présent. Mais ce symbole n'est point, Dieu soit loué, une allégorie exacte et glacée, qui puisse d'un bout à l'autre se traduire en un système d'histoire ou de critique. On entrevoit çà et là l'idée de l'auteur, mais on l'oublie souvent, et l'auteur lui-même se plaît à l'oublier, entraîné par la poésie des détails et la vie de l'ensemble. Il ne faut donc se servir de l'explication que je hasarde, que comme d'une indication générale, et non comme d'une solution complète. C'est un faible jour qui éclaire ce beau labyrinthe, mais qui deviendrait une clarté trompeuse, si on croyait pouvoir, par son moyen, en reconnattre tous les points et en bannir toutes les ombres. Cela posé, je vais donner l'analyse la plus exacte qu'il me sera possible de cette production extraordinaire. Je ne m'in!erromprai point pour louer ou blâmer des détails. Dans un pareil ouvrage, c'est l'effet du tout sur le lecteur qui doit être la mesure de son jugement. D'ailleurs il ne faut pas oublier le titre de Gœthe ; c'est ici une apparition de fantômes. C'est un songe ; un songe ne se discute pas, il se raconte. t* Nous sommes devant le palais de Ménélas ; Hélène paraît, suivie d'un chœur de jeunes troyennes captives, encore tout enivrée du balancement des vagues qui l'ont ramenée de Troie. On dirait le commencement d'une tragédie antique. Hélène, dans une suite d'ïambes majestueux, salue la maison de Tyndare , et apprend au chœur : lue Ménélas lui a ordonné de le devancer dans le palais, st de faire tous les apprêts d'un sacrifice, mais qu'il lui caché le nom de la victime. On croirait entendre le ,1 M" 'y ------------------------------------------------------------------------ langage calme et serein de Sophocle, n'était quelque ! chose de languissant, vaguement répandu sur tous le, = discours d'Hélène, qui parait sentir et se souvenir comm' une ombre. Pour les jeunes filles du chœur, créature s légères et mobiles, leur caractère est, depuis le commen cement jusqu'à la fin, la vivacité, la faiblesse et la grâce Elles ne partagent point les terreurs confuses qu'éprouvi Hélène au moment de rentrer dans son palais ; elles son ; tout entières à la joie d'exister, d'avoir échappé à la des truction de leur patrie. Mais Hélène ressort bientôt épou vantée, elle a vu assise à terre, près des cendres tiède du foyer éteint, une grande femme voilée, qui n'a ré- pondu aux ordres et aux menaces de la reine, qu'ei étendant la main droite, et en lui faisant signe de s'éloi- gner. Hélène a voulu entrer dans la chambre nuptiale mais cette grande et maigre figure, à l'œil creux, au regard terne et sanglant, s'est levée devant elle et l'a empêchée d'avancer. L'horrible Phorkyas paraît bientôt ellemême sur le seuil du palais. Les Troyennes, dans h confiance de la jeunesse et de la beauté, accablent d'outrages cet être hideux. Phorkyas les gourmande énergie quement à son tour par des reproches amers, et captiva Hélène par d'adroites paroles. Ici la laideur intelligent est opposée à la grâce irréfléchie. Mais, dans l'altercation du chœur et de Phorkyas, des noms sinistres ont ét( prononcés ; les fantômes de l'Érèbe, évoqués dans leurf injures, troublent la pensée vacillante d'Hélène ; elle st sent entraînée par eux vers les profondeurs de l'Orcus « Est-ce un souvenir? dit-elle, est-ce un rêve, ce qu s'empare de moi? ai-je bien été tout cela? le suis-j( maintenant? le serai-je à l'avenir? Cette beauté fatale qui trouble les villes?... » Dans ce doute d'elle-même, clans ce sentiment obscur de son existence fantastique, elle s'adresse à Phorkyas pour rassembler ses souvenirs. ------------------------------------------------------------------------ elle-ci achève de la confondre en lui parlant d'elleléme comme d'un être fabuleux. « On raconte, lui ditIle, que, double image, on te vit à la fois dans Ilion et n Égypte. » Enfin, de souvenir en souvenir, elle en ient à lui rappeler que chez les morts elle a aimé chille. « Fantôme, dit Hélène, je m'unis alors à un fanime; c'était donc un rêve, les mots eux-mêmes le di'nt. Je m'éblouis, et deviens aussi pour moi un fanime. » Elle s'évanouit, et on s'aperçoit avec elle, en émissant, qu'elle n'est qu'une ombre. Quand Hélène revient à la vie encore épuisée de cet yaiiouissement, Phorkyas lui porte un coup terrible, en îi apprenant qu'elle-même est la victime inconnue que [énélas destine au sacrifice. Les captives doivent aussi nir leurs jours dans un honteux supplice. Consternées e ce danger pressant et inattendu , elles n'outragent lus Phorkyas, mais lui demandent de les sauver; elle !S raille, et fait froidement apprêter le sacrifice. Les maleureuses croient déjà sentir la main du bourreau et le icet de mort serrer leur col délicat; elles redoublent JUrs prières ; Hélène y joint les siennes, et Phorkyas emmenée une longue histoire. Pendant l'absence d'Hélène, des hommes de race cimlérienne se sont établis dans les montagnes, au nord de parte, du côté des sources de l'Eurotas. Ils y ont bâti un hâteau inaccessible, et de là oppriment le pays à vo'nté. Leur chef est brave et loyal. En un mot, c'est un hevalier. A la description que Phorkyas fait de son châ'au, on reconnaît un castel féodal, et on entrevoit le îoyen âge vivant derrière ce songe de l'antiquité. Phorkyas tonne les jeunes ombres troyennes, qui croient vivre, n leur parlant des mœurs de ces hommes. Elle étourdit îur imagination de pilastres, d'arceaux, d'ogives, d'ailes, de lions, de panaches, de tous les caprices de l'ar- ------------------------------------------------------------------------ chitecture gothique, de toutes les formes bizarres di blason, et leur inspire le vif désir de ce monde inconnu Dans ce moment, des trompettes se font entendre : c'es la mort qui approche; Hélène se décide à la fuir. Aus, sitôt un brouillard se répand sur la scène, et enveloppa le chœur qui s'écrie : « « Eh quoi ! eh quoi ! mes sœurs, regardez autour dl vous, n'était-ce pas un jour serein ! Le brouillard s'élèv- en longues traînées au-dessus des flots sacrés de l'Eurotas. Déjà ses aimables bords couronnés de roseaux s< sont dérobés à nos regards ; et les cygnes libres, gracieux et fiers, qui se plaisent à glisser sur ses eaux, à s'y jouei de concert, hélas ! je ne les vois plus. « Cependant, cependant, j'entends de loin retentit leur sourde voix, ces chants qui annoncent la mort. Ob' qu'au lieu de la délivrance promise, leur chant ne soil pas pour nous aussi un chant de mort. « Malheur à nous, semblables à ces beaux cygnes par notre col blanc et long comme le leur ! Malheur à notre reine, à qui un cygne donna le jour ! Malheur ! malheur! « Déjà tout autour de nous se couvre de brouillards. Nous ne nous voyons plus les unes les autres. Que se passe-t-il? Marchons-nous, ou frappons-nous la terre du pied sans avancer, flottantes et immobiles?... « N'aperçois-tu rien? Hermès ne plane-t-il pas devant nous, et ne vois-tu pas briller son sceptre d'or qui nous réclame, qui nous ordonne de retourner vers les espaces tristes et sombres, pleins d'insaisissables fantômes, les espaces si remplis et si éternellement vides des enfers? » Après ce chœur, le nuage se dissipe, et laisse voir la cour intérieure d'un château féodal, entouré des construc- ------------------------------------------------------------------------ ons fantasques du moyen âge. De jeunes pages, d'une 3auté ravissante, apportent des tapis, des coussins, et ressent un trône sous une tente. Hélène y monte, le îœur se range au pied, et Faust paraît revêtu de la paire d'un chevalier, au milieu d'un brillant cortége. élène ouvre une oreille charmée au langage nouveau )ur elle de la courtoisie moderne; Faust amène à ses eds un captif enchaîné, et lui demande de prononcer ir son sort. C'est Lyncée ; placé sur une tour du château, devait avertir de tout ce qui approcherait, et a négligé annoncer l'arrivée d'Hélène. Lyncée rivalise de galanrie avec son maître. Ébloui par la beauté d'Hélène, il a iblié de donner le signal de son approche. Hélène parmne, et Faust lui adresse ces paroles gracieuses : Il Ainsi ta présence fait des rebelles de mes plus fidèles ijets, et expose la sécurité de mes remparts. Je crains ijà que mon armée n'obéisse à ta beauté triomphante, ton invincible charme. Que me reste-t-il à faire, que ime donner à toi, moi-même et tout ce que j'ai rêvé 'appartenir ? Laisse-moi, à tes pieds, libre et fidèle, te connaître pour ma souveraine maîtresse, toi à qui il ffit de te montrer pour subjuguer et pour régner. 1) Puis il lui déclare qu'elle est reine de tout ce qu'il posde, et lui demande à genoux de partager ce pouvoir ec lui, qui veut la servir, l'adorer, la défendre. Hélène, i milieu de son ravissement, s'étonne du nouveau lange qu'elle a entendu ; car Lyncée a parlé en vers riés. « Pourquoi, dit-elle, le langage de cet homme a-t-il retenti si étrange, étrange et gracieux cependant? un son semble se marier à un autre, et quand un mot a résonné dans notre oreille, un autre mot vient la caresser. » Alors Faust lui apprend ou plutôt lui laisse ------------------------------------------------------------------------ trouver l'art magique des vers. « Comment faire, lui di elle, pour parler ce beau langage ?,, — « Cela est facill « répond Faust, il faut qu'il vienne du cœur: Quand il est inondé des désirs les plus doux, Il demande quelqu'un.... HÉLÈNE. Pour jouir avec nous. FAUST. On ne regarde plus en avant, en arrière; Dans le moment présent.... HÉLÈNE. Notre âme est tout entière. FAUST. Du bonheur le présent nous ouvre le chemin ; Mais quel gage répond de l'avenir ? HÉLÈNE. Ma main !.... Cette scène délicieuse est interrompue assez mal à propos par Phorkyas, qui vient menacer les amants de l'armée de Ménélas, qu'on avait un peu oublié; et Faust, après un partage de la Grèce entre ses généraux, dont je ne comprends pas bien le sens ni le but, se retire en Arcadie avec Hélène, pour se livrer tout entier à son amour. La scène change, et représente les montagnes d'Arcadie. Un long temps s'est écoulé. Le chœur dort ; Phorkyas le réveille, le gourmande selon son usage, et lui raconte la naissance d'un enfant d'Hélène et de Faust ; cet étrange enfant, dès ses premiers instants, s'est mis à bondir sans relâche ; toujours en mouvement, toujours en l'air, rien ------------------------------------------------------------------------ ie peut l'attacher au sol que son pied repousse sans cesse. Entraîné par son impétuosité, il s'enfonce dans un abîme ; mais il en sort bientôt tenant une lyre chamarrée de rubans flottants , et une flamme divine au front. « Tout ;e qui se passe aujourd'hui, répond le chœur, est un triste îcho des jours plus brillants de nos pères; » et, à ce proDOS, il fait un tableau de l'enfance de Mercure, comme in adieu à la mythologie, qui en résume les traits principaux. Bientôt le jeune Euphorion s'avance avec ses pa'ents, dansant et bondissant. Ce ne sont plus les ïambes graves et mesurés du dialogue qui ouvraient le drame,, lepuis ce temps nous avons fait bien du chemin ; ce ne 3ont pas même les rimes mollement balancées qui plus :ard exprimaient la galanterie amoureuse : c'est l'entraîlement d'un mètre tout lyrique, pour exprimer le dés)rdre d'une impétuosité sans limite. Euphorion traîne à a danse les jeunes filles du chœur; mais il ne se laisse pas arrêter à celles qui tentent de l'enchaîner ; il se précipite à la poursuite de celles qui voudraient lui résister. il apporte dans ses bras la plus rebelle. « C'est mon bonheur, c'est ma volupté,, dit-il, de baiser une bouche qui se détourne, de manifester ainsi ma volonté et ma force. Il Mais sa proie lui échappe ; elle s'enflamme dans ,es bras , en lui disant :« Suis-moi, » et s'évanouit dans es airs. Alors il s'élance de rocher en rocher. Il Toujours plus haut je veux m'élever; toujours plus loin je veux porter mon regard. » Ici vient se placer une allusion évidente à l'insurrection de la Grèce : Il Je sais où je suis, dans la terre de Pélops, Il s'écrie-t-il, puis il parle de combats à mort, d'une guerre de délivrance, et ses dis cours respirent l'ardeur belliqueuse la plus emportée : Entendez-vous les tonnerres sur les flots et ceux que les vallées renvoient aux vallées? dans la poussière, sur les vagues, armées contre armées, on se presse, on s'é- ------------------------------------------------------------------------ « crase, on souffre, on meurt... Et moi, dit-il, les rega / « der de loin ! Non, je vais partager leurs maux... « que vois-je? Des ailes me sont données; elles se dl « ploient. Là-bas! là-bas! Il le faut, il le faut! J'y vole.. Il se lance dans les airs ; un moment ses vêtements ; soutiennent, sa tête rayonne, une traînée de lumière suit ; le chœur s'écrie : cc Icare ! Icare ! » 0 douleur ! tombe aux pieds de ses parents. Le corps disparaît ; l'ai i réole remonte au ciel ; il ne reste de lui que son mantes et sa lyre. Le chœur fait entendre un chant funèbre, dai lequel il est impossible de ne pas reconnaître que le ci ractère et la destinée de Byron étaient présents à l'âme c Gœthe, quand il créait Euphorion. Hélène, en embrassant Faust, disparaît aussi, et ne lit laisse que ses vêtements et son voile : elle est rendue ) Proserpine. Phorkyas conseille à Faust de conserver l'h:' bit d'Hélène, qui doit l'enlever au-dessus de tout ce qu est vulgaire. Ces vêtements se résolvent en nuages, em tourent Faust, et l'emportent à travers les airs. Les jeunei; filles du chœur ne retournent point dans les enfers ; elle1' se confondent avec les éléments et chantent leur méta niorphose dans un fort beau chœur où les forces de la ns ture semblent représentées comme restant seules aprè toutes les transformations de l'âme humaine, qu'a expri mées jusque-là cette sorte de drame symbolique. La der nière partie du chœur, qui est la peinture d'une baccha nale, termine par une sorte de vertige cette suite dl tableaux fantastiques. Enfin, pour achever de confondn l'imagination, Phorkyas descend du cothurne, dépost son masque et son voile, et paraît sous les traits de Mé. phistophélès. Dès lors, le mystère s'explique. Tout ce qui vient d( se passer, l'existence d'Hélène, la naissance, la mor d'Euphorion, était un enchantement. Méphistophélès i ------------------------------------------------------------------------ 1 joué avec des fantômes, et en a amusé Faust. Le poëte 1 ne nous l'a pas dit ; il nous a laissés dans l'illusion, nous * faisant soupçonner le prestige, mais ne nous en avertissant qu'après qu'il est évanoui. * Tandis que cette fantasmagorie occupait notre imagina* :ion, n'y a-t-il pas eu un autre spectacle pour notre esprit? v Notre vision n'a-t-elle pas commencé dans la paisible et belle antiquité? N'avons-nous pas été emportés dans : un brouillard au sein de la chevalerie et du moyen âge? j enfin n'était-ce pas le symbole de la poésie de notre temps, ::1 que cet Icare personnifié dans le génie de lord Byron, à qui i:la terre ne peut suffire, qui ne peut atteindre le ciel et se précipite en voulant s'élancer? Ainsi ce singulier ouvrage ucommence dans un monde fantastique, dans un temps reculé, et, traversant les âges, vient finir tout près de i!nouspar des allusions à un poète que nous avons connu, ;1 à une guerre qui dure encore : ce sont quarante siècles iqu'on rêve sans sortir d'un nuage. Peut-être y a-t-il un «Iinconvénient attaché à toute allégorie dans les arts; peuti être y en a-t-il un plus grand à prendre l'art même pour ^objet de l'art. Mais il faut songer que ceci est un jeu de jla poésie, un intermède magique, enfin un songe en a)beaux vers, pour lequel il y aurait de l'injustice à se si montrer sévère si, à travers une foule d'images gracieuses .jet frappantes, on entrevoit de grandes pensées. , Enfin tout autre sentiment que celui de l'admiration ?!cesse, quand on songe qu'au bout d'une carrière glorieusement remplie, et qu'on pouvait croire achevée, l'illustre vieillard de Weimar a su produire, après un si grand nombre de chefs-d'œuvre, un ouvrage si différent de ses autres ouvrages, où se trouvent tant de jeunesse ti d'imagination, tant de finesse d'aperçus , tant d'énergie jj de langage, et que lui seul enfin pouvait avoir la har- diesse de concevoir et d'exécuter. - ------------------------------------------------------------------------ NÉCROLOGIE DE GOETHE (1832). C'est un sentiment profondément douloureux que ce lui dont nous sommes saisis en apprenant qu'un gran homme vient de mourir. Nul ne peut voir sans tristess une belle vie s'éteindre, un beau génie disparaître. Elle sont si rares les destinées qui s'accomplissent ; il fat: souvent tant de siècles pour réparer cette minute où u être privilégié quitte la terre ! Notre temps a déjà fait biei des pertes; la mort a cruellement éclairci le premier ran; des générations contemporaines : qui remplacera ceu: qui sont tombés? qui remplacerait ceux qui restent? Ai milieu de nos agitations souvent mesquines, des promesses qui trompent, des espérances qui avortent, de; petitesses qui nous gagnent, c'était un spectacle fait poui consoler l'âme et la reposer, que la carrière de ce morte! extraordinaire qui avait vu trois âges d'homme depuis que sa renommée avait commencé ! qui, seul héritier du grand siècle de l'Allemagne, représentait par sa gloire l'illustration littéraire de son pays. Cette carrière est terminée : Gœthe vient de mourir. Il est peu d'hommes célèbres dont la biographie soit aussi dénuée d'incidents remarquables; Gœthe a passé soixante ans de sa vie dans une ville de dix mille âmes. Son voyage d'Italie est à peu près le seul événement qui ait interrompu cette paisible existence. Il n'est jamais allé ni à Vienne, ni à Londres, ni à Paris. Une situation douce, élevée et fixe, a soustrait sa vie aux orages qui tourmentent si souvent celle de l'homme de lettres. La vraie biographie de Goethe, ce serait l'histoire de son ------------------------------------------------------------------------ r esprit; ce qu'il faudrait savoir et raconter, ce sont les vif: cissitudes et les phases de sa vie intérieure : car nul f homme n'a plus vécu au dedans, nul n'a tenu plus con) stamment ouvertes toutes les portes de son entendement. De quel système n'a-t-il pas essayé? quelle idée n'a-t-il (pas accueillie d'abord pour l'éprouver? On a publié dernièrement, dans l'édition complète de ses œuvres, une espèce de journal dans lequel sont indiquées ses lectures et ses impressions de chaque jour durant plusieurs années. Quand Goethe n'eût pas écrit une ligne de ses ouvrages, ces notes, jetées sans but, suffiraient pour attester un mouvement merveilleux de la pensée; et cet homme, d'un esprit si vaste et si libre, fut en même temps un admirable artiste. L'alliance si rare de l'inspiration et de la réflexion, ce fut là le caractère, et, si l'on peut le dire, le prodige de son génie. Il y a soixante ans environ , Gœthe publiait Werther, écrivait Goetz de Berlichingen et méditait Faust. Gœthe était alors en proie aux sentiments qui passionnaient la jeunesse allemande. C'était le temps de cette génération ardente et mélancolique qui se nourrissait de Klopstock, de Bürger et d'Young ; qui dansait autour du chêne teutonique en l'honneur d'Odin , rêvait le moyen âge et admirait le suicide. Gœthe n'échappa point à la contagion, mais le sentiment de l'art, si profond en lui, tourna tout en poésie; au lieu de s'épuiser en élégies sur le moyen âge, il le peignit dans Goetz ; au lieu de se tuer, il écrivit Werther. Enfin le malaise qui tourmentait les âmes dans cette Allemagne qui se cherchait encore, le besoin de croire, le désespoir du doute dont son temps était travaillé comme le nôtre, au lieu d'accabler son talent, l'élevèrent à sa plus grande hauteur; ils lui inspirèrent Faust. Dès lors Gœthe entra dans une voie différente, et il y ------------------------------------------------------------------------ entra, comme un homme nouveau. S'étant ainsi gué de ses agitations en les exprimant, Goethe ne tend plus qu'à s'élever au-dessus des orages de la vie dans li calmes régions de l'idéal. Cet homme, qui avait senti peint avec tant d'énergie l'amertume de la tristesse et li plus profonds ébranlements de la passion, prit en dédai les tristesses et les passions humaines, il ne les admit ph dans ses compositions, que tempérées par l'art, rehaut sées par la poésie, et généralisées par l'abstractioi Amoureux de la forme, il en poussa la perfection jusqu'à dernier degré du raffinement. Ce point de vue, que durent faire prévaloir encor dans l'esprit de Gœthe l'étude et le spectacle de l'anti quité, ce point de vue produisit Iphigénie et le Tasst Egmont me semble une heureuse transition de sa pre mière manière à sa seconde. Méprisant de plus en plus ce qui pouvait sembler vu] gaire, il se plut dès lors presque exclusivement dans de combinaisons élevées et ingénieuses, mais toujours in attendues, dans des voies neuves et détournées. 1Villte1J Meister, chef-d'œuvre de style et d'originalité, appartient à cette classe d'ouvrages dont la finesse n'est pa: goûtée de tout le monde, mais ne l'est à demi de personne. Depuis ce moment, presque toutes ses conceptions furent des essais et souvent des découvertes. Revêtant sans cesse et comme à plaisir de nouvelles formes, il parut s( jouer de ses admirateurs et de lui-même ; mais je crois qu'il était moins occupé de la foule que de son but, qu'il songeait moins à éblouir le public par des prestiges de dextérité, qu'à tenter pour son compte toutes les expériences dont pouvait s'aviser l'infatigable curiosité de son talent. L'activité de son esprit le poussa aussi dans le champ ------------------------------------------------------------------------ les sciences naturelles. Gœthe, comme l'atteste son cu'" rieux ouvrage sur les métamorphoses des plantes, avait devancé, à plusieurs égards, des systèmes qui sont devenus célèbres. Ses théories sur la lumière, bien qu'erronées, attesteraient encore l'étendue de cette grande ntelligence. t Les prodigieux bouleversements de l'époque n'ont laissé presque aucune trace dans les écrits de Gœthe. Cet homme, qui comprenait tout, n'aimait à se prononcer sur rien. L'impartialité, l'indépendance de l'esprit, étaient chez lui un besoin et un système. Le monde idéal dans lequel il s'était réfugié n'avait rien à faire avec les terribles réalités de la révolution française, et cette révolution ne figure guère dans ses œuvres que pour encadrer les scènes naïves d'Hermann et Dorothée. t Une belle et douce période de la vie de Gœthe, ce fut celle de son amitié avec l'autre grand poëte de l'Allemagne, avec Schiller. Ces deux hommes, aussi différents de talent que de caractère, que rapprochaient une généreuse amitié et un sincère amour de l'art, avaient prise l'un sur l'autre par l'opposition même de leurs nobles natures. Gœthe aimait la fougue du génie de Schiller, Schiller avait un profond respect pour la sérénité puissante de l'âme de Gœthe. Ils se tempéraient mutuellement, et chacun savait apprécier dans l'autre des qualités différentes des siennes; rien n'était plus touchant que leurs rapports. L'âme de Schiller, expansive et ardente, mais irritable et souvent malade, avait besoin de tendres ménagements ; Gœthe la soignait avec l'adresse la plus aimable, l'art le plus délicat. Quel beau moment que celui où Herder et Wieland vivaient encore, où Gœthe et Schiller passaient ensemble leur vie, agitant des questions littéraires, se communiquant des plans d'ouvrages ou des sujets de ballade. Weimar ressemblait ------------------------------------------------------------------------ à une petite cour d'Italie au seizième siècle. On a peir à croire que cette sorte d'existence pût se rencontra :i quelque part dans les dernières années du dix-huitièm i siècle, entre la Convention et l'Empire. Puis la mort vint détruire cette association brillante en quelques années, Gœthe perdit successivement s( trois illustres amis; il demeura seul. Il commençait vieillir; le temps des grandes créations était passé; 1 long spectacle des choses humaines, l'analyse constant . de tous les sentiments et de toutes les idées, en étendar. sa pensée, avaient fini par modérer son imagination Dans la pleine possession d'une intelligence qui s'étai exercée en tous sens, il se livrait au plaisir supérieur d'une contemplation désintéressée; et, par moment, s souvenant qu'il était grand poëte, il retrouvait la fraî cheur de ses premières inspirations. C'est ainsi que plu tard encore, rajeuni, dit-on, à soixante-quinze ans, pas un sentiment exalté, il publia, sous le titre de Divan, ui recueil de poésies qui respirent par intervalles toute 1: passion et toute la grâce de l'Orient. Ce qu'il y avait de merveilleux dans Gœthe, c'étai une immense activité et un grand calme. Rien ne lu était indifférent, et rien ne le troublait. Toujours ai courant de ce qui se faisait dans les arts, dans les sciences, dans les lettres, sur tous les points de l'Europe, ii prenait vivement part à tous les efforts de l'esprit humain. Il avait voulu connaître les affaires, et il avait étt ministre de son petit État. Pendant plusieurs années, il avait dirigé le théâtre de Weimar avec un zèle ardent, qui s'étendait aux plus minutieux détails. Il fut l'un des premiers à appeler l'attention de ses compatriotes sur cette école allemande de peinture, qui ne doit rien à l'Italie. Dans les derniers temps de sa vie, il était surtout préoccupé de la France; il suivait le mouvement de nos ------------------------------------------------------------------------ idées; sa sagacité avait prévu qu'il nous conduirait à des tentatives bizarres de rénovation religieuse. L'apparition d'un talent qui s'élevait était pour Goethe une joie véritable ; il l'étudiait avec un intérêt qui était presque de la tendresse. Quel empressement il mit à faire connaître et comprendre Manzoni ! L'éclat soudain que jeta lord Byron eût pu lui déplaire : presque au terme de sa carrière, il voyait un jeune rival attirer l'attention, et disputer les applaudissements de l'Europe. Son admiration et sa sympathie furent sans réserve, et je n'ai pas entendu sans attendrissement Goethe parler de Byron, plusieurs années après sa mort, avec un enthousiasme digne de tous deux. Au milieu de tant d'excitations, qui venaient l'assaillir de tous les points du monde intellectuel, l'effort constant de Gœthe était de maintenir l'équilibre entre ses facultés : il voulait tout recevoir, mais tout dominer. De la, quelque chose de contenu, qui, au premier moment, donnait de la froideur à ses manières. Lorsqu'il se livrait un peu, son abandon, pour être mesuré, n'en avait que plus de charmes. La vie était pour Gœthe comme un concert harmonieux d'idées et de sentiments, qu'il gouvernait en chef d'orchestre habile, et qu'il se plaisait à écouter retentir dans les profondeurs de son âme. Cette attention à veiller sur lui-même ne l'abandonnait jamais, surtout vers la fin de sa vie; sentant le besoin de ménager ses forces, il se tenait en garde contre toute agitation extraordinaire. S'il s'animait en parlant, si seulement il prenait à la conversation un intérêt trop vif, on le voyait s'arrêter, disparaître un moment, puis revenir quand le danger de l'émotion était passé. Égoïsme, dira-t-on ; comme si l'emportement de la passion était bien désintéressé. A cela je réponds : Gœthe a sympathisé avec ce qu'il y a eu de meilleur dans son ------------------------------------------------------------------------ temps et dans tous les temps, et il était adoré de ce; qui l'approchaient. On va juger, par le trait suivant, si Goethe était c pable de prendre part aux douleurs même qui lui étaie f le plus étrangères. Pendant son voyage en Italie , il recherchait avec so tout ce qu'il pourrait recueillir sur Cagliostro, dont destinée aventureuse l'avait frappé. Dans un village < Sicile, le hasard lui fit rencontrer la mère de ce persoi nage célèbre; c'était une simple paysanne, qui ne savt pas ce qu'était devenu son fils, son cher Balsamo, doi la fin fut en effet assez mystérieuse. Gœthe, pour li éviter un vif chagrin, lui dit que ce fils vivait, qu'il éta en Allemagne et fort heureux. « Mais il ne m'écrit point, dit-elle. Il Il vous écrira, » répondit Gœthe. En effel depuis ce moment, la bonne Sicilienne reçut chaque an née une lettre de Balsamo, et Gœthe ne cessa cette pieus correspondance qu'à la mort de cette femme. Il faut l'avoir vu dans l'intérieur de sa maison1 au mi lieu de sa famille, entre son fils, dont la perte pensa lu coûter la vie; sa belle-fille, l'une des personnes les plu distinguées de l'Allemagne ; ses deux petits-enfants, qu jouaient autour de lui et avec lui. Là, environné d'objet d'art, de bustes, de plâtres, de gravures, au centre d'unt espèce de musée, il jouissait de la vie avec sérénité Quand il voulait se recueillir, il se réfugiait dans un( petite maison attenant au parc du Grand Duc, où il passait plusieurs jours, plongé dans l'étude comme un jeunt homme, et ne voyait personne. On peut croire que cef petits déplacements, comme tous les incidents de la vie 1 Cette esquisse de l'intérieur de Goethe serait trop incomplète, si on n'y plaçait son fidèle Eckermann, dont les Entretiens de Goethe ont eu en Allemagne tant de retentissement. ------------------------------------------------------------------------ u grand homme, étaient la nouvelle de Weimar : Weiîar vivait de la vie de Gœthe. Il y a quelques années, - n craignit ce qui vient d'arriver : les médecins avaient Londamné l'illustre malade, une crise heureuse le sauva ; 'e fut le soir qu'on apprit cette nouvelle, et une demi■ eure après la ville était illuminée. La mort de Gœthe va bien à sa vie. Lui-même n'eût - u choisir un dénoûment qui convînt mieux à ce beau / oëme. Il a expiré sans douleur, il s'est paisiblement ; r teint dans sa vieillesse, il ne s'est pas senti mourir. Sa :ernière heure l'a trouvé occupé de l'avenir et rêvant le printemps. Par une coïncidence étrange et touchante, Goetz de lerlichingen meurt aussi quand les bourgeons verdissent t que tout espère. Gœthe, au début de sa carrière, plaait ces mots dans la bouche de son héros. Il n'imaginait ias que ses lèvres mourantes les balbutieraient, et que, fsour première révélation, sa muse lui dictait ses pa;i oies suprêmes. Gœthe aussi est le dernier représentant 'un siècle qui descend avec lui dans la tombe. Le cher alier à la main de fer gémissait, en expirant, sur la soiété du moyen âge ; il s'affligeait de voir l'âge de la ruse l r 3mplacer l'âge de la loyauté et de la force. Ce siècle, u'il redoutait, a été le seizième siècle, le siècle de la forme ; de lui date la civilisation nouvelle pour l'Alle- lagne et pour l'Europe. Gœthe, au contraire, jusqu'à on dernier moment, s'est réjoui de la marche progres; ive des idées ; il a eu confiance en l'avenir du genre hulain. Après lui, comme après Goetz, un nouveau siècle ommence pour l'Europe. L'Allemagne entre dans des oies inconnues; où la conduiront-elles? Le dix-neuième siècle aura-t-il son Luther ou son Charles-Quint? ------------------------------------------------------------------------ TIECK. I. SUR QUELQUES PERSONNAGES D'HAMLET. Parmi les hommes dont s'honore la littérature allemande, Tieck est certainement un des moins connus en France, et un de ceux qui seraient le plus dignes de l'être. Après le nom de Gœthe, que l'admiration universelle élève au-dessus de tous les noms contemporains, aucun nom ne rappelle, dans ce pays, des succès plus nombreux et des talents plus variés. Les'nouvelles de Tieck sont, pour la plupart, des chefs-d'œuvre dans l'art de raconter; ses comédies offrent un mélange original de plaisanterie et d'imagination, de verve bouffonne et de grâce poétique; un peu vagues peut-être, et quelquefois un peu obscures à force d'être rêveuses, ses poésies plaisent par un aimable laisser-aller de sentiments et d'harmonie. Au don d'une imagination tour à tour fine et hardie, railleuse et mélancolique, Tieck unit un talent remarquable pour la critique littéraire, dont on peut dire qu'il tient en ce moment le sceptre en Allemagne. Nous nous proposons de - donner une idée de cette critique, en extrayant quelques fragments des Dramaturgische Blœtter (feuilles drama- ------------------------------------------------------------------------ ) iques), recueil composé en grande partie d'articles consacrés aux représentations du théâtre de Dresde. Ce recueil » comprend aussi différents morceaux sur le théâtre allef nand en général, et des jugements sur la scène anglaise, f ruit d'un voyage de Tieck en Angleterre. Nous détache; ons de préférence de cette intéressante collection, ce lui concerne les ouvrages de Shakspeare. Grâce aux ixcellentes traductions de M. A.-W. de Schlegel, les Allenands peuvent voir jouer sur leur théâtre, et dans leur i angue, les ouvrages du poëte anglais. Pour ceux qui ont iu le plaisir de voir représenter à Paris plusieurs de ces ;hefs-d'œuvre, il sera peut-être intéressant de savoir ce }u'en pense un homme du mérite de M. Tieck, pour qui Shakspeare a été un objet constant d'étude. Dans ce lu'il en a dit dans les Feuilles, il n'a pas eu la prétention, Il it ne pouvait avoir l'intention d'être complet : ce sont v juelques idées sur un sujet longtemps médité, qui lui fi échappent par occasion. L'on peut espérer de jouir bienôt du fruit de ces études qui ont occupé sa vie entière, lans un ouvrage sur Shakspeare qui contiendra, sur ce lui l'a précédé, sur son temps, son génie, l'ordre, l'histoire it le caractère de ses ouvrages, les recherches les plus tpprofondies, et certainement des idées neuves et ingéiieuses. Les fragments que je vais traduire peuvent être considérés comme un avant-goût de ce grand ouvrage. Je commencerai par parler des réflexions de M. Tieck ur quelques personnages cVHamlet. Hamlet m'a toujours )aru, de toutes les tragédies de Shakspeare, la plus lifficile à comprendre ; j'avoue même que je n'ai entrevu me solution à cette étrange énigme, qu'après l'avoir entendu lire par M. Tieck. Il est reconnu en Allemagne lue nul ne lit comme lui, surtout les drames de Shakspeare. J'ai éprouvé, à ces lectures , un plaisir dont je ne ne faisais pas d'idée : c'était comme celui que donnerait, ------------------------------------------------------------------------ si elle était possible, une représentation où tous les a teurs seraient excellents ; pour certaines pièces, quelqt : chose de mieux peut-être. La véritable illusion de l'art celle que font naître des sentiments naturels exprim( avec un accent vrai, était complète. Pour celle qui tiei f à la scène, aux décorations, aux costumes, qui est toi jours imparfaite, qui, dans les pièces de Shakspeare est souvent impossible, on n'en avait pas besoin comm i au théâtre ; l'imagination la suppléait mieux que le m; chiniste n'aurait pu la produire. Après ces lectures j'étais étonné de tout ce qu'elles m'avaient appris su Shakspeare, qu'elles m'avaient mieux interprété que 1 plus habile commentaire. Tieck lit et entend Hamlet tût • autrement qu'on ne le joue généralement en Allemagne Un grand acteur, Schrœder, dans une refonte à laquell son talent procura beaucoup de succès, avait concentr tout l'intérêt sur le jeune et mélancolique prince de Da nemark. Les autres personnages étaient dans l'ombre ou ne servaient qu'à faire valoir le personnage domi. nant , devenu un héros de sentimentalité, ce qui 1( rendait tout à fait du goût d'un certain public nombreux en Allemagne. Cette altération de Shakspeare s'es transmise par tradition , et a eu de l'influence même sui les acteurs qui suivaient une version plus fidèle que cellt de Schrœder. Tieck cherche à remettre chacun à la place qui lui appartient, en appelant l'attention sur ce qui peut se trouver d'important et de caractéristique dans divers personnages méconnus ou négligés du drame, et en montrant dans Hamlet, au lieu d'une mélancolie agréable et d'une sensibilité intéressante, les agitations, le malaise et le châtiment de la faiblesse. M. Tieck trouve que l'on rabaisse trop le personnage du roi devant Hamlet, et cette injustice lui inspire, pour le premier, une sorte de partialité. Même si l'on ne par- ------------------------------------------------------------------------ igeait pas son opinion, on ne pourrait, ce me semble , 'empêcher d'être frappé de la sagacité avec laquelle il découvre çà et là dans le drame les traits dont il compose la figure qu'il veut nous montrer. En parlant de e personnage, comme en général des personnages de hakspeare, il semble qu'il parle d'un être réel : il ÎS a vus, il les connaît ; on sent qu'il a vécu longtemps vec eux. Il Le roi, dit-il, issu d'une famille de héros, a beauoup de grandes qualités , mais qui sont largement comlensées par un aussi bon nombre de mauvaises. Une hose du moins est en lui toute royale : il représente oujours avec dignité. Il peut se montrer pervers et danereux, jamais ignoble. La trahison, l'ambiguïté, le flanque de foi, composent sa nature ; mais il en cache odieux sous des dehors qui imposent et plaisent. Il est :rand et fort ; c'est un bel homme. L'Esprit, dans sa iolente accusation, lui reconnaît le don de séduire. Iamlet lui-même, qui le peint, tandis qu'il a le dos ourné, comme tout à fait repoussant et méprisable, st toujours devant lui mal à l'aise et embarrassé, et il ne etrouve plus, en présence de celui qu'il déteste, les rands mots qu'il se permet si volontiers quand il est eul. L'usurpateur n'est pas tant à dédaigner, ni le roi assassiné tant à regretter, que le prétend un fils passionné lans son étonnante scène avec sa mère. Le roi est débauihé , intempérant, il ordonne un banquet à chaque occa;ion; mais l'Esprit se plaint aussi d'avoir été enlevé d'ici- }as dans la fleur de son péché, immédiatement après le 'epas. Les deux frères ont entre eux, et aussi avec Hamet, des ressemblances de famille frappantes. Tous trois ''écoutent volontiers parler ; ils ont le don de la parole ; Is aiment à proférer des sentences, à faire part de leurs observations. l' Ne dirait-on pas que Tieck décrit une i' ------------------------------------------------------------------------ famille de sa connaissance ? On ne peut refuser de finesse à ces aperçus. Cette finesse est peut-être POUSSI à l'excès, mais cet excès même fait connaitre le génie la critique allemande. Dans Polonius, Tieck voit « un courtisan rusé et t 3 vieillard timide qui a encouragé l'amour d'Hamlet pot sa fille, dans le temps où celui-ci avait la perspective ( r monter sur le trône, dont il devenait par la mort de s( père l'héritier naturel. MaisHamlet, qui ne sait pas pri fiter des circonstances, même pour s'emparer de ce qui h appartient le plus légitimement, s'est laissé déposséde Maintenant Polonius défend sévèrement à sa fille c l'écouter, et fait même congédier par elle, en forme, u . amant dont il n'a plus rien à attendre et dont les assi duités pourraient le compromettre auprès du roi. Puis quand la folie d'Hamlet se déclare, le bonhomme pren peur qu'on ne lui demande compte de ce malheur, qu' croit causé par l'amour du prince pour Ophélie ; il crair que le roi ne le soupçonne d'avoir favorisé cet amour. Dan son embarras, il profite de ce que les ambassadeurs son revenus avec de bonnes nouvelles, pour faire passer l r sienne à l'aide de quelques lazzis, sans trop inquiéter 1» roi, qui s'en inquiète pourtant. Puis, en homme au: petits expédients, il lui conseille d'écouter la conversa tion d'Hamlet et d'Ophélie ; plus tard ce goût d'espion nage le fait se cacher derrière la tapisserie du cabinet oi Ilamlet parle avec sa mère ; et ainsi, après que les mes quins embarras de sa conscience et les malencontreuse! supercheries de sa politique l'ont privé de toute la dignit( que lui donnait l'importance de son rang et de ses services, il périt sottement, victime de son trop d'empressement à se rendre utile, et d'une prudence maladroite à force de calcul. » Quant à Ophélie, Tieck pense que « le poëte a voulu ------------------------------------------------------------------------ idiquer, dans tout le cours de la pièce, que la maleureuse jeune fille, dans l'enivrement et l'abandon de i passion, a déjà assez accordé au prince pour que les vis et les insinuations de son frère viennent trop tard. 1 est délicat et digne du grand poëte que cette relation, insi que beaucoup d'autres choses, soit placée dans sa ièce comme une énigme. Mais c'est, considérés de ce oint de vue, que les procédés d'Hamlet se montrent ans toute leur amertume, que la douleur et la démence 'Ophélie se motivent et se comprennent.... La folie ubite d'Hamlet commence à l'ébranler fortement. Il tut ensuite qu'elle se prête à un manége cruel, dans la :ène où elle rend à celui qu'elle aime ses présents, penant que son père et le roi écoutent derrière la tapissee. Quel supplice pour elle de se trouver avec cet amant u'elle ne doit plus revoir, à qui elle aurait tant de choses dire, et de ne pouvoir lui parler librement! Il faut u'elle se montre à lui sous un aspect emprunté de froieur, qui doit lui paraître l'affectation même; il faut u'elle supporte ses mépris; ses railleries amères qui mchent à la brutalité, sans oser prononcer un mot our sa défense, jusqu'à ce qu'enfin, n'étant plus ob'rvée, elle puisse se livrer à l'expression de toute sa Duleur. Dans la scène de la représentation, il faut qu'elle ipporte devant toute la cour les grossièretés d'Hamlet, ui la traite sans aucun égard, ainsi que sa conduite ( faile d'abord , ensuite froide sans motif ) doit lui sembler i mériter. Enfin il est éloigné ; le père d'Ophélie a péri ar lui : alors le chagrin longtemps contenu de cette une fille, le retour sur le passé, le souvenir d'heures lus belles, tout cela pèse à la fois sur elle, et triomphe e sa raison chancelante. La folie, née de son amour, rend pour prétexte le chagrin de la mort de son père, Fin d'avoir le droit de se déployer sans retenue ; et elle ------------------------------------------------------------------------ chante alternativement un chant de funérailles et la r< mance un peu libre qui contient l'histoire de son propi i sort. « Il n'est aucune pièce de Shakspeare où il se se approché plus familièrement de son public, de manie: à ce que, d'après les préceptes d'une critique étroitt ^ cela seul devrait rendre impossible toute illusion, tou dignité, toute vraisemblance et tout intérêt. Ainsi il ir troduit des acteurs qui doivent représenter une pièc( mais ce ne sont pas des acteurs en général : ce sont cet du Globe, ceux même qui jouaient Hamlet. Et afin c ne laisser aucun doute à cet égard, l'auteur fait alli sion aux querelles littéraires que les poëtes et les au teurs du Globe (de la troupe de Shakspeare) avaient ! soutenir contre les enfants de la chapelle royale et leui auteurs. L'acteur qui se présente devant le prince d Danemark, est précisément Burbadge, celui qui joua dans les pièces de Shakspeare, Macbeth, Lear, Ri chard III, qui très-vraisemblablement, dans cette pièc( était chargé du rôle de l'Esprit; et cette ressemblanc foudroyante de l'acteur avec le père d'Hamlet, devai augmenter encore la terreur du roi, et compléter soi châtiment. » Dans une dissertation longue et détaillée sur le fameu monologue, Tieck cherche à prouver qu'il ne roule poil1 sur l'idée de suicide, comme on l'entend généralement qu'Hamlet, flottant, dans cet endroit comme dans tou le reste de la pièce, entre un désir passionné de ven geance et l'irrésolution naturelle à son caractère, pès les suites de son action qui, après tout, ne peuvent êtrl pires que la mort. Il y va d'être ou de ne pas être... dl vivre ou de mourir... Mais mourir, qu'est-ce que c'est dormir? ou rêver? etc. J'avoue que quelques vers du commencement de c< ------------------------------------------------------------------------ monologue, comme : « Est-il plus noble à l'âme de souffrir les traits et les coups de la fortune, que de s'armer contre un océan de maux, et de les terminer en leur résistant ,-and by opposing end them, M me paraissent exprimer une idée diamétralement opposée à celle du suicide, dont on ne peut pas dire qu'il termine les maux en eur résistant, puisque c'est précisément en ne leur résistant pas. Les derniers vers aussi, ces beaux vers : « And thus the native hue of resolution i Is sicklied o'er with the pale cast of thought j'V , And enterprizes of great pith and moment, Hp With this regard, their currents turn awry r And lose the name of action. » « Et ainsi la teinte vigoureuse de la résolution est souvent affaiblie par les pâles reflets de la pensée ; des entreprises d'une haute portée et d'une grande conséquence sont souvent détournées de leur cours par des réflexions semblables, et perdent le nom d'action. » Ces vers, dis-je, me paraissent se rapporter bien mieux à un grand coup, comme de poignarder un usurpateur, et de remonter sur son trône à travers tous les dangers, qu'au suicide, dont, au temps d'Hamlet, on n'avait pas encore fait une belle action, qui n'était alors qu'un péché, comme il le reconnaît dans une autre scène (acte Ier, scène ne), et qui, quand il eût été aussi fort à la mode qu'il l'est devenu depuis, ne pouvait guère passer pour une entreprise de haute portée et de grande conséquence. Mais il faut convenir aussi, que vers le milieu du monologue, il y a des vers qui semblent décisifs dans l'autre sens. Serait-il donc si extraordinaire que, dans cette rêverie profonde où Hamlet est plongé, il passât de cette idée : « Au moment de hasar- ------------------------------------------------------------------------ der notre vie, c'est la crainte des suites de notre mo o qui nous arrête ; Il à celle-ci : « C'est la même crain i i qui nous empêche de nous soustraire par une mort v( lontaire aux peines de la vie..., « et qu'il revînt à la fia à l'idée principale, à son idée dominante, celle de tUt t le roi, qui, en effet, conçue avec vivacité, entretenue avM passion, avorte sans cesse chez lui par le défaut d'énerg ^ et l'excès de réflexion. Il serait toujours piquant, que toutes les imitatioi>i et les déclamations, dont ce morceau a été l'objet o le prétexte, portassent, au moins en grande partie, faux. « Hamlet est le même dans tout le cours de soaj rôle, dit Tieck, quand il avertit les acteurs de ce qu'iii doivent faire; quand, pendant la représentation, ils'ou blie en présence du roi, et cependant, après que le cou pable s'est trahi, ne tire aucun parti de cette circonstance Plus tard, il le trouve en prière, et diffère encore de pot ter le coup décisif; il aime mieux se prêter une soif d vengeance monstrueusement raffinée (en attendant, pou le frapper, qu'il soit occupé à quelque action profane) pour avoir une raison de remettre, et une excuse vis-à vis de lui-même. Avec sa mère, il donne un libre cour: à son emportement. L'Esprit l'exhorte de nouveau ; mai: lui, qui n'a pu embrasser un plan fixe, se laisse envoyei par le roi en Angleterre.... Il revient, et perd untempi précieux à philosopher mélancoliquement dans le cimetière, pour amuser son humeur contre la vie. Sa vanité et la vivacité de son âme le livrent à Laërtes. Quand on lui propose le combat singulier, il a des pressentiments; il pèse de nouveau tout ce qu'il y a de fâcheux à exposer sa vie, et le peu de regrets pourtant qu'elle mérite... Ce mépris de la vie, lié à un attachement extrême pouf elle, caractérise Ilamlet dans un grand nombre de scènes. C'est aussi un trait auquel on reconnaît tous ceux qui, ------------------------------------------------------------------------ cesses de bonne heure dans leur orgueil ou dans leurs * sentiments, ont perdu la verdeur de l'existence, et à qui les songes creux ont ravi toute assiette calme et solide. )ans cette sombre nature d'Hamlet, toutes les passions e produisent sous un aspect sinistre; la vengeance, la J olère, la ruse, l'envie, l'orgueil, l'ambition, se déploient l'une manière effroyable, mais tellement adoucies et purées par le sentiment, l'esprit, le goût, les connaisances, la noblesse du personnage, que cette étonnante ipparition attire et enchaîne, que même ce qui repousse ;n lui n'est pas dénué d'un certain éclat et d'une certaine grandeur. Ce bizarre et inexplicable mélange de folie et 'te sagesse, de grandeur d'âme et de petitesse, d'amour :t de haine, de vanité et d'orgueil véritable ; cet amant :lui montre de la passion et à qui on ne peut confier au":un amour; qui parle et sent comme un noble ami; qui, {uand il a envie d'ètre aimable, l'est autant qu'il le veut, jit par là est devenu l'idole du peuple, qui en un sens )énètretout ce qui l'environne, et qui cependant est la ilupe de chacun; ce mélange d'éléments hétérogènes que nous rencontrons si souvent dans la vie ordinaire, seulement sur une plus petite échelle, et pour lequel, Ilans les derniers temps, on a inventé, avec quelque rai'ion, le nom d'intéressants, ces contradictions étonnantes iiont est atteint plus ou moins tout homme un peu doué, itout cela a été la cause du succès universel de cette tragédie et de ce personnage. Chacun croyait, non sans Maison, comprendre ici le poète; presque tout le monde croyait avoir éprouvé les mêmes sentiments ou des sentiments analogues. Aussi cette prodigieuse composition 'iL-t-elle dû faire époque dans l'histoire de la poésie. Depuis, beaucoup de poëtes anglais ont voulu imiter, continuer ce personnage; et chez les poëtes allemands, ine retrouve-t-on pas Hamlet, ou des échos d'Iïamlet? ------------------------------------------------------------------------ Cet ouvrage a donné à ce temps, aussi bien qu'au nôti un œil, un sens de plus; l'humanité n'avait pas enco-4 été saisie de la sorte dans sa profondeur, embrassée ce point dans sa diversité; les mystères du cœur n'avaiei pas encore été ainsi racontés familièrement avec uif raillerie poussée jusqu'au désespoir, avec une sublimi tragique qui descend jusqu'à la simplicité de l'enfanc La terreur du monde invisible, la politique insidieu; des palais, l'absurdité du sens vulgaire ; la mélancol et la gaieté, ne s'étaient pas encore fait entendre si pro les unes des autres. Comme le jugement dernier de But narotti, Hamlet tourna longtemps toutes les têtes e Angleterre, et chez nous tourmenta plus d'un esprit non encore développé, ou le poussa par la fièvre de l'im tation à la folie de l'exagération, tandis que cet ouvragl dans son audace et sa grandeur, est déjà arrivé, cornu aussi Macbeth et Lear, aux dernières bornes du possibl( de sorte qu'en avançant encore au delà, ne serait-c que d'une ligne, on tomberait infailliblement et né cessairement dans l'absurde. » ------------------------------------------------------------------------ II. *■i: * ! CHAT BOTTÉ. — AMOUR ET MAGIE. — EGBERT LE BLOND. îieck est à la tête de ce qu'on appelle particulièrement < Allemagne la poésie romantique, celle qui prend ses iets dans les traditions du moyen âge, et dans les lé{fides populaires, celle qui par conséquent emploie de jêférence le merveilleux. Cette poésie du merveilleux pduit deux effets différents : tantôt elle excite en nous le terreur profonde par le sentiment vague d'un monde ^naturel qui nous environne, et qui peut tout à coup paraître au milieu de celui où nous vivons; tantôt, du l!ltraste de ce monde avec le nôtre, elle tire des effets (ln comique particulier. C'est le double caractère du !'stige : entre les mains d'un magicien, il épouvante ; Ure celles d'un jongleur, il amuse. Le mélange de la plaisanterie et du surnaturel est une Jisource comique presque inconnue sur notre théâtre. nphitnjon, cependant, en présente un modèle achevé J Songe d'une nuit d'été, de Shakspeare, est peut-être (qui existe de plus ravissant en ce genre. Il faut citer t;si quelques comédies d'Aristophane, quelques pièces bagnoles, et hors de la scène l'Arioste et Hamilton. Ce genre, traité avec adresse et avec goût, procure un Iiisir très-complet. Le contraste, qui joue un si grand t~ ------------------------------------------------------------------------ rôle dans tout effet comique, est là plus frappant qi partout ailleurs, puisqu'il y existe, entre ce qu'il y as monde de plus éloigné, le fantastique et le vulgaire, l' déal et le burlesque. C'est le plaisir de la poésie et cel, de la prose combinés d'une manière piquante ; par cet alliance avec l'imagination, l'ironie devient plus légère moins triste; l'imagination, à son tour, contenue pi cette ironie délicate, risque moins de se perdre dans vaporeux et le tendu, on lui passe beaucoup plus ( caprices et de témérités, quand elle les donne pour di folies et qu'elle s'en joue la première. C'est donc le mei leur moyen, pour l'imagination, de s'accommoder av< la raison, que d'admettre un mélange de plaisanter qui rend l'une plus retenue et l'autre plus indulgente. Tieck a fait un théâtre tout entier de ces contes qu publiés Perrault, que certes il n'avait pas inventés, qi sont partout la poésie du peuple, et qui charmaient tai le génie simple de La Fontaine. Si Peau-d'Ane m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême. Ce n'est point avec la bonhomie inimitable, avec la syiï pathie naïve du bon homme, que Tieck a voulu trai ter ces sujets populaires. C'eût été chez lui une affec tation grimacière. Il a tiré parti du charme extrême d ces contes ; il en a conservé presque tous les incidents mais il les a rajeunis par les saiilies d'une malice spiri tuelle. Il y a encadré la satire de son temps. Le Cha botté, surtout, est un persiflage du public allemand, CI même temps qu'il est un caprice d'imagination, et, à CI double titre, il mérite d'être lu. Par une hardiesse tout à fait aristophanesque, le publia joue un rôle dans la pièce ; le parterre n'est pas le moin: ------------------------------------------------------------------------ Jicule des personnages. Mais, pour comprendre les inntions satiriques de Tieck, il faut savoir dans quel état trouvait alors la littérature allemande, et à qui Tieck voulait par ses plaisanteries. Elles s'adressaient surtout à deux sectes opposées. L'une belles affichait la manie exclusive de l'utilité pratique du isonnement positif, plat fanatisme d'un faux bon sens fiquel elle donnait arrogamment le nom d'aufklœrung umières), qu'elle a rendu ridicule. Ceux qui composent cette secte, pesants disciples des beaux esprits mçais de Berlin, croyaient que quelques lieux communs mesquins devaient tenir lieu de toute poésie et de rute philosophie, et faisaient la guerre à la nouvelle lit- rature allemande. Ils opposaient aux ouvrages de Gœe et Schiller de petits traités de leur façon, assez dans goût des almanachs de Matthieu Lœnsberg (hulf-undwth-bùchelein), contenant des recettes domestiques et |s préceptes de morale, fort excellents sans doute, mais pii n'auraient cependant pas dédommagé complétement i nation des chefs-d'œuvre qu'ils aspiraient à remuer. D'un autre côté, s'élevait la secte mystique, qui ne :vait que franc-maçonnerie, association secrète pour la génération du genre humain, qui annonçait le règne îochain de l'amour, le triomphe de la charité univer:tle. C'était un contre-coup du mouvement révolutionire dans des cerveaux rêveurs ; c'était tout cet ensemble Idées dont Werner a fait la poésie, et qui, plus tard, ïmêié ses chimères aux sentiments patriotiques, et a 'ncouru avec eux à la délivrance de l'Allemagne. A. la secte mystique, se rattachait l'école sentimentale, 'nt le coryphée était Kotzebue. Pour ceux-là, tout était (ns une exaltation maladive de l 'âme, qui cachait une iande absence de principes moraux et de vraie sensi- ------------------------------------------------------------------------ bilité. Cette école tenait tête aussi à la véritable littéi. i ture allemande ; elle avait pour elle le public subalten .; si nombreux en Allemagne, où descendent très-bas ;'- l'instruction littéraire, et les besoins de l'imagination. C'est entre ces deux sectes, qu'on peut appeler les n térialistes et les énergumènes de la littérature allemanc que Tieck se plaça pour les combattre. C'est à eux qi adresse les plaisanteries éparses dans l'ouvrage, c'est e qu'il personnifie dans la plupart des types ridicules qt place au parterre. Le Chat botté abonde en saillies ingénieuses, en e cellentes bouffonneries. La figure du héros est dessin avec une grâce toute particulière. Il conserve jusqu' bout sa physionomie de chat. La manière dont se mêlt les réflexions du public, les incidents du conte, les1 cissitudes de la pièce, produisent une confusion folle variée que je trouve très-amusante, mais qui scandali ceux à qui leur dignité ne permet pas de rire autreme qu'ils ont coutume de le faire. Je citerai comme scè! du comique le plus franc, celle où le roi, tout en mai géant, force son savant à lui dire combien le monde e1 tier peut avoir de tour, et se fâche sérieusement quar on lui apprend que lui-même est un antipode. Le se défaut de l'ouvrage, pour nous, est de nous paraît trop long; mais c'est là un reproche que nous faisons presque toutes les productions germaniques, et qui, peu être, ne prouve qu'un fait reconnu des Allemands eu) mêmes, savoir : qu'ils ne parlent pas si vite, ne ma chent pas si vite, ne comprennent pas si vite, ne i lassent pas si vite ; enfin ne font rien si vite que 1< Français. Tieck est au premier rang parmi les nouvellistes d l'Allemagne. Si on lit sans prévention les deux nouvel que contient ce volume, on sera frappé de l'art avec le ------------------------------------------------------------------------ tel les incidents sont préparés et amenés, de l'adresse ec laquelle les détails les plus minutieux sont disposés mr l'effet général. On peut condamner toute composi)n de ce genre, mais il y a tel moment de ces récits que magination ne saurait oublier : tel est dans la première nivelle, certain regard de dragon, et, dans la seconde, ,;ffet que produit le nom du petit chien Strohmian. Ce qui fait la puissance de ce merveilleux, c'est qu'il a rien de fantasmagorique et de puéril, qu'il est touurs lié à un sentiment vrai et profond de ce que les :énements humains ont de mystérieux, et pour ainsi re, de surnaturel. Ce merveilleux n'est pas produit par 1 grand appareil de machines et de diableries ; mais, cahé au fond même de l'action, il en sort comme par un 'veloppement naturel. Il paraît de loin en loin d'une anière terrible ; et, en paraissant soudainement, il porte grand coup, parce qu'il est à la fois inattendu et préiré par la nature bizarre des événements, des sentiments des personnages. Tel est l'art de manier le surnaturel, de lui donner de ! prise sur notre imagination, en le mettant en rapport 'ec notre vie habituelle. C'est ce que les conteurs arabes, ii ont inventé les Mille et une nuits, ont fait sans cherter à le faire. C'est en quoi Tieck excelle. Il en résulte n'en se laissant aller à l'impression de ses ouvrages, on isse, sans trop s'en apercevoir, du monde réel au monde ntastique, à peu près comme en s'endormant on passe 'sensiblement de la réalité de la veille aux illusions des mges. ------------------------------------------------------------------------ HOFFMANN (1828). L'Allemagne a perdu dans Hoffmann un des homni les plus extraordinaires qu'elle ait produits dans ces de niers temps. Ses nouvelles ne ressemblent à rien. Je l connais aucun ouvrage où le bizarre et le vrai, le toucha et l'effroyable, le monstrueux et le burlesque, se heurte d'une manière plus forte, plus vive, plus inattendu aucun ouvrage qui, à la première lecture, saisisse trouble davantage. Concevez une imagination vigoureuse et un esp! parfaitement clair, une amère mélancolie et une ver intarissable de bouffonnerie et d'extravagance; supposa un homme qui dessine d'une main ferme les figures 1 plus fantastiques, qui rende présentes, par la netteté c récit et la vérité des détails, les scènes les plus étrange qui fasse à la fois frissonner, rêver et rire, enfin qui con pose comme Callot, invente comme les Mille et une nuit raconte comme Walter Scott, et vous aurez une idt d'Hoffmann. La plupart de ses nouvelles reposent sur un fonds ph ou moins merveilleux. Le merveilleux joue un grand rôl dans les productions littéraires de l'Allemagne, depn; les simples ballades, comme le Pêcheur et le Roi di Aulnes, où il se montre naïf et touchant, jusqu'à Fausi ------------------------------------------------------------------------ hui lui doit en partie sa tragique profondeur. Il n'a pas ! oui chez nous de la même faveur ; il y a paru rarement tavec succès, et n'y a presque jamais été pris au sérieux rpar le talent. Les contes d'Hamilton ne sont qu'une fri- i vole et charmante parodie des fictions orientales. Le I)iable amoureux, de Cazotte, chef-d'œuvre d'imagination bit de grâce, est à peu près le seul ouvrage français dans f equel le surnaturel ne soit pas ou une fantasmagorie ridicule ou un cadre purement satirique. Ce conte original, )ù le merveilleux est traité avec un art infini et parfaitement dans le goût de notre nation, donne idée du plaisir 3 que peut procurer ce moyen employé à propos, et doit réconcilier avec lui ceux qu'en auraient dégoûté les niaiseries de certains romans et de certains mélodrames. Rien de plus bête, en effet, il faut le dire, que cet ippareil convenu de spectres, de diables, de cimetières, lue l'on accumule dans ces ouvrages sans produire aucun v îffet ; rien de plus fatigant que ces horreurs à froid , Je ces peurs de sens rassis, ces lieux communs usés de i'horreur, ces visions qu'on a vues partout. Autre chose est d'ébranler profondément nos âmes en allant y cher: cher les cordes secrètes qu'y fait résonner la terreur de 'inconnu, et le sentiment parfois si vif et si pressant des mauvaises puissances, de réveiller dans notre âge mûr les mpressions dès longtemps oubliées de nos premiers ans, de susciter dans notre imagination glacée les fantômes méprisés des superstitions populaires, et de la troubler de leur présence. Pour cela, il faut avoir soi-même le sentiment de ce monde mystérieux qui entoure, quel qu'il soit, la demeure de l'homme. Au lieu d'emprunter i'à la routine ces machines de théâtre qui ne font point " d'illusion, il faut se placer dans le point de perspective où certaines images peuvent apparaître ; il faut mettre le pied dans le cercle magique pour évoquer les fantômes; ------------------------------------------------------------------------ en un mot, il faut se garder d'être un sot, et jusqu'à i certain point être un fou. Cazotte, on le sait, croyait à magie; et Hoffmann, qui ne croyait à rien, s'épouvant; tellement lui-même de ses conceptions, que les chevet lui dressaient à la tête en écrivant, et que la nuit, quai il était trop inspiré, sa femme était obligée de se lever, de venir s'asseoir à ses côtés, jusqu'à ce qu'il eût termi! son chapitre et fût délivré de sa vision. Ce n'est pourtant pas le merveilleux , proprement d; la sorcellerie, les diables, les apparitions, qui me frappe le plus dans les écrits d'Hoffmann, quoiqu'il ait traité toi cela avec un talent qui fait par moment frissonner le pli. hardi lecteur. L'impression produite par de pareils moye^ peut être forte, mais elle est nécessairement passager' et, en fermant le livre, on s'étonne d'avoir pu l'éprouve Ce n'est que par surprise ou par violence que l'auteur s pu nous transporter un instant au sein des chimères doii on berça notre enfance, et qui ne sauraient tenir en pré sence de notre bon sens, quand une fois il s'est réveilld Non, ce qui dans Hoffmann a, selon moi, une véritab! prise, ce qui aussi appartient en propre à cet écrivait c'est l'emploi d'un genre de merveilleux que j'appellerai le merveilleux naturel. Je n'entends point parler ici de ce tours d'escamotage, de cette plate jonglerie qu'on trouv dans certains romans, où tout s'explique à la fin par le procédés de la fantasmagorie et les effets de la machin électrique ; mais il est un ordre de faits placés sur le limites de l'extraordinaire et de l'impossible, de ces fait comme presque tout le monde en a quelques-uns à ra conter, et qui font dire, dans des moments d'épanché ments : Il Il m'est arrivé quelque chose de bien étrange. ) N'y a-t-il pas les songes, les pressentiments que l'événe ment a vérifiés, les sympathies, les fascinations, certaine: impressions indéfinissables.? Hoffmann excelle à faire en- ------------------------------------------------------------------------ trer ces choses dans ses étonnants récits ; il tire un parti prodigieux de la folie, de ce qui lui ressemble, des idées fixes, des manies, des dispositions bizarres de tout genre que développent l'exaltation de l'âme ou certains dérangements de l'organisation. La liaison même du récit, ;on allure simple et naturelle, a quelque chose d'effrayant qui rappelle le délire tranquille et sérieux des fous. Du sein dè ces événements, qui ressemblent à ceux de tous les jours, sortent, on ne sait comment, le bizarre et le terrible. Ils vous enveloppent peu à peu ; le récit marche, toujours clair et bien enchaîné ; mais on sent au fond quelque chose de mystérieux et de menaçant. Enfin, la terreur et le délire, le pathétique et le grotesque, l'ironie et la volupté, entrent de tout côté sur la scène, et produisent par leur mélange un épouvantable vertige. En résumé, les compositions d'Hoffmann semblent tantôt des souvenirs du sabbat, tantôt des caricatures de Bedlam tracées dans un moment de gaieté par le bouffon du diable. Hoffmann, tel que sa biographie nous le montre, ne frappe pas moins l'imagination que le plus incohérent de ses personnages. Après une enfance ardente et une jeunesse agitée, promu aux graves fonctions de la magistrature, il débute par se faire renvoyer de la ville de Posen, pour avoir mis en caricature ses plus notables habitants. A Varsovie, toujours magistrat, on le voit tantôt battre la mesure pour diriger des concerts, tantôt de conseiller devenu peintre de décors, en veste sur un échafaud, une bouteille de vin de Hongrie à ses côtés, tout en amusant ses amis des saillies les plus originales, couvrir les murs d'un palais de monstrueuses figures et de capricieuses arabesques. A Bamberg , il devient tout à fait chef d'orchestre dans un théâtre public, et donne, avec le plus grand succès, son opéra d'Ondine, que l'auteur du Freys- ------------------------------------------------------------------------ chutz appelait l'une des compositions musicales les plI v remarquables de ce temps. A Leipsick, sous le feu dt bombes françaises, il compose un autre opéra et conço ses Contes fantastiques à la manière de Callot. Enfin ' rentre dans l'ordre judiciaire, et on le rappelle à Berlir 'j De ce moment date la dernière période de sa vie, la plu. remplie, la plus désordonnée et la plus douloureuse Ennuyé de la fadeur du grand monde, possédé d'un inst tiable besoin d'émotions fortes, il se laisse entraîner h u: genre de vie déplorable : on le voit passant les nuits dan une taverne, et là, s'exaltant par l'action du vin et la fougu d'une conversation entièrement libre, se livrer à tout. l'intempérance de son esprit, à toutes les débauches di son imagination ; puis, par un contraste qui le peint tou entier, passant la matinée au milieu des dossiers et de rapports, et s'acquittant de sa tâche d'homme de loi avei une exactitude de travail, une netteté, une sagesse d'opinion irréprochables ; puis, tout le reste du temps, rédigeant dans un style ferme, clair et précis, les plu: délirantes conceptions. Ainsi vécut Hoffmann pendani plusieurs années, jusqu'à ce qu'un tel désordre eût ament un état maladif, qui d'abord ne l'interrompit point. Semblable à Scarron, Hoffmann conserva le triste courage dt rire au milieu d'atroces douleurs. Les deux choses auxquelles il demeura toujours sensible, furent le comique, et l'horrible dans leurs extrêmes. Tout le reste paraissait insipide à cette âme forte et déréglée. Bientôt il fut atteint d'une affreuse maladie qui paralysa peu à peu tout son corps ; sa tête seule resta saine et libre jusqu'au dernier instant. A la fin, le malheureux se croyait guéri, parce qu'il ne souffrait plus. Ainsi finit cet homme aussi bizarre que son talent, dont la destinée fut comme un de ses contes, grotesque et terrible. ------------------------------------------------------------------------ CHAMISSO. i En 1827, je me trouvais à Berlin. Des amis me conduisirent dans une réunion. littéraire qui se tenait tous les ^mercredis au milieu d'un jardin, sous de beaux arbres, jet portait le nom sans prétention de Société du Mercredi. Une idée originale avait présidé à sa fondation ; on devait 3'occuper de toutes les productions littéraires à mesure qu'elles paraîtraient, mais les ouvrages des membres du !club étaient seuls exceptés, il ne pouvait jamais en être question. Les fondateurs avaient voulu éviter les préoc[ cupations égoïstes et les querelles vaniteuses qui troublent trop souvent les associations de ce genre et les corrompent. La pensée d'une institution si désintéressée d'amour-propre ne pouvait guère être conçue qu'en Allemagne, et encore je crois que la Société d1t Mercredi n'existe plus. J'étais donc un mercredi dans le jardin où l'on se rassemblait chaque semaine. Là se trouvaient plusieurs hommes, jeunes la plupart, et ayant déjà presque tous un nom dans les lettres : le poëte tragique Raupach, Stieglitz, Holtei, Willibald Alexis, qui venait de tromper le public par une imitation de Walter Scott, et dont la renommée devait grandir encore; Uchteritz, auteur & Alexandî-e et Darius ; et près d'eux des amis plus mûrs, Varnhagen, homme du monde, homme de goût, mari de la célèbre Ranci; Hitzig, le docte criminaliste, et le bio- ------------------------------------------------------------------------ graphe populaire de Werner et de Hoffman. Ce demie me mit en rapport avec un de ses amis qui, plus qUI personne dans la société, avait ce que nous appelons ei France une tournure allemande ; il était grand et mince de longs cheveux descendaient et flottaient sur se épaules, son visage offrait une singulière expression dt candeur et de fermeté, quelque chose de doux et de fort de paresseux et d'ardent. La conversation s'engage: entre nous en allemand ; mon interlocuteur parlait ave' une énergie d'expression remarquable, mais, à ce qn'i me semblait, avec un peu d'effort et un accent nouvcai pour moi 1. Moi, je construisais à la sueur de mon fron ces laborieuses périodes allemandes dont chacune ressemble aux pyramides vivantes que forment, en s'entassant les uns sur les autres, les divers membres d'unt famille d'équilibristes, les petits mots expressifs, les particules qui déterminent le sens, se juchant au sommet de la période, comme les enfants sont hissés à la pointe de la pyramide. Tout à coup un de ceux qui assistaient a notre dialogue partit d'un éclat de rire, et nous dit : Messieurs, mettez-vous à l'aise, et parlez français. — Le personnage au long corps et aux longs cheveux était mon compatriote ; c'était l'homme excellent, singulièrement doué par la nature et longtemps persécuté par le sort, dont je vais retracer la vie agitée ; c'était un émigré picard et un officier prussien, un gentilhomme et un libéral, un poëte et un botaniste, qui avait fait un roman fantastique et le tour du monde ; c'était un Allemand né en France, c'était Chamisso. Louis-Charles-Adélaïde de Chamisso, qui remplaça le 1 Chamisso, qui a écrit l'allemand avec une grande perfection, ne s'est jamais débarrassé de quelques gallicismes, comme nach mir (selon moi). On ne pouvait lui entendre dire trois phrases sans s'apercevoir qu'il était Français. ------------------------------------------------------------------------ roisième de ses prénoms par celui d'Adelbert, naquit au ommencement de l'année 1781, en Champagne, au :hâteau de Boncourt, d'une famille noble et originaire le la Lorraine. Cette famille s'était alliée à plusieurs maions régnantes ; on y conservait l'épée que le maréchal de 'illars avait donnée au grand-père de Chamisso , âgé de uinze ans ; on y conservait aussi une autre épée à laquelle se rattachait un touchant souvenir de vaillance et le fidélité. Le 10 août, les deux frères aînés de Chamisso, lippolyte et Charles, se trouvaient auprès de Louis XVI. Charles, blessé en défendant le roi, fut sauvé par un nomme du peuple; peu de temps après, il reçut une pée qu'avait portée l'infortuné monarque, et un billet insi conçu : c( Je recommande à mon frère M. de Chamisso , un de r les fidèles serviteurs ; il a plusieurs fois exposé sa vie i'our moi. « Louis. » Telle fut l'origine de celui à qui sont consacrées ces ;ages; un manoir champenois, une famille antique et ■évouée aux vieux souvenirs; cette origine n'annonçait t oint la carrière qu'il devait parcourir. On ne se doutait as à Boncourt, en 1781, que le gentilhomme qui venait y naître serait un poëte et un prosateur allemand dis ngué, et traduirait dans la langue de Gœthe les chan)ns de Béranger. Chamisso, dans son enfance, était habituellement ensif et silencieux. Lui-même nous apprend qu'il avait éjà les goûts du naturaliste et les rêveries du poëte. J'observais les insectes, je cherchais de nouvelles lantes, je passais les nuits orageuses devant une fenêtre uverte, à contempler et à réfléchir. » La révolution dé- ------------------------------------------------------------------------ truisit Boncourt et fit sortir de France Chamisso avec s. famille; il avait alors neuf ans. A treize, il étudiait le dessin et la miniature à Wurtzbourg. A quinze ans, aprè: avoir été quelque temps élève peintre à la manufacturl J royale de porcelaine de Berlin , il devint page de la reinl j de Prusse. A dix-sept ans, il entra au service : trois ans après (1801), il était lieutenant, et sa famille revenait er France. La première occupation du jeune officier prussier fut d'apprendre à fond l'allemand , car celui qui devaii s'illustrer dans cette langue ne la savait pas encore trèsbien à l'âge de vingt ans. C'est ce que prouve un essai de tragédie en prose ( le Comte de Comminge), qui remonte à cette époque. Mais en même temps on y sent, dit M. Hitzig, biographe et ami de Chamisso, « une certaine habileté d'expression et un entraînement involontaire vers le rhythme. La prose, sans que l'auteur s'en aperçoive, passe au vers. » Chamisso n'était pas encore écrivain ; il était déjà poëte. C'est qu'il était amoureux, amoureux d'une jeune veuve française nommée Cerès Duvernay. Les vers qu'il composa dans cette langue, pour l'objet de sa passion, sont aussi mauvais et aussi exaltés qu'il convient il un premier amour. Un jour, madame Cerès Duvernay ayant laissé tomber un bouquet de pensées, Chamisso voulut le lui rendre; on le lui donna. Cet incident, peu extraordinaire, lui inspira les vers suivants , qui le sont beaucoup. Je ne les cite que pour montrer à quel point notre compatriote était déjà Allemand par le tour de l'imagination, même dans ses vers français. Bientôt je sentis cette fleur Devenir graine dans mon cœur, Et cette graine se répandre, Lever, et croître, et me surprendre, ------------------------------------------------------------------------ Remplir le jardin de mon cœur. Depuis ce jour mille pensées ' Malgré moi troublent mes journées, Fleurissent pendant mon sommeil, Se flétrissent à mon réveil, Renaissent avec ton image.... Îe fantastique madrigal semble traduit de l'allemand. (amisso faisait passer dans cette langue les vers coquets eassez plats que lui adressait en français madame Cerès Ivernay. Sa langue adoptive était donc comme l'idiome nurel de son imagination et de son cœur. Il s'y sentait d; lors plus à l'aise que dans sa langue maternelle. ïientôt il se trouva faire partie d'un petit cercle de )mes poëtes alors obscurs, et qui la plupart sont deven; des hommes distingués dans divers genres. Parmi c. étaient Robert, Yarnhagen, Koreff, Delafoye, auilrd'hui professeur de chimie à Caen, et enfin le plus fiile ami de Chamisso, celui qui a publié ses lettres et sa hgraphie, Hitzig. Les jeunes amis entreprirent de confit un Almanach des Muses, publication qui leur semait d'une grande importance et qui leur procura bienl'ineffable bonheur d'avoir des admirateurs, des oratrices et des ennemis. Les fondateurs du Livre ( c'était le nom du recueil) furent séparés par la di,'y"'gence de leurs carrières. Chamisso, resté seul à Berlin, & écrivait souvent, et ce commerce, surtout avec les p!5 chers, ne fut jamais interrompu à travers les phases $ie vie errante. a guerre allait commencer contre la France, et ChaJl1so exprime ainsi le vague besoin d'action qui tournait le jeune lieutenant : « Je me frapperais du poing ; un gars de vingt-quatre ans, et n'avoir pas vécu, et ^ 'oir rien fait, rien souffert, rien goûté, n'être rien et ------------------------------------------------------------------------ n'avoir rien acquis, absolument rien dans ce misérabl r misérable monde. « En attendant une occupation pli sérieuse, le Livre Vert l'absorbait tout entier. Il aVé aussi des projets d'étude et d'université. Le savant futi i et le futur poëte s'annonçaient de loin par des instine confus. Mais ces projets n'étaient point du goût de la f mille de Chamisso. Voici ce que lui écrivait sa mèrt femme, du reste, d'un grand sens et d'une admirab tendresse pour ses enfants : « Rêvez-vous quand vous parlez des universités ( Saxe ? La science est sans doute une fort belle chost mais c'est lorsqu'elle peut nous être utile ; et, je vous e prie, à quoi pourraient vous servir tous les us de l'un ; vers ou pour votre bonheur ou pour votre utilité? Craf gnez-vous de ne pas rencontrer assez de tableaux ( mauvaises mœurs et d'irréligion pour désirer aller dai la réunion complète de l'un et de l'autre en admirer lt merveilleux effets? Donnez-vous à la littérature, eli amuse l'esprit, et c'est de cela surtout que vous avez b( soin : elle l'orne et donne des passe-temps agréable; mais, pour l'esprit de l'école, je trouve que ce qu'on pet faire de mieux est de l'oublier et d'y renoncer bien vil quand on en sort; ce n'est donc pas la peine de l'allt acheter si chèrement. » L'ouverture de la campagne mit fin aux irrésolutior de Chamisso, mais il conserva toujours ses goûts litté raires ; durant des marches pénibles, il était constam ment occupé du cher Almanach vert. Son Homère ne 1 quittait point, et il entremêlait, dans ses lettres, de phrases grecques aux effusions de l'amitié. Les granc événements du jour tiennent peu de place dans cet! correspondance ; Chamisso vit uniquement avec son ims gination, ses souvenirs, ses rêveries et le peu de livre qu'il peut se procurer. (c Je lis, dit-il, l'Écriture avec soi ------------------------------------------------------------------------ avec une grande édification; j'ai lu l'évangile de saint atthieu, et je le compare avec l'évangile de saint Jean. 3s versets 14, 22 et suivants de saint Matthieu m'ont appé. Si nous prenons ici nos quartiers d'hiver, je deendrai théologien. J'ai une espérance, une espérance larmante, je pourrai peut-être faire venir des livres de bibliothèque de Goettingue. » J'imagine qu'il n'y avait ts dans l'armée française un lieutenant dont la corresmdance ressemblât à celle de Chamisso. Courier pourit faire exception pour Homère, mais Courier ne lisait )int saint Matthieu. La carrière militaire de Chamisso fut terminée par un énement qui lui causa une profonde affliction. Il serait 'ut-être trop sévère de lui faire un reproche d'avoir Insenti à porter les armes contre les Français. On doit rappeler qu'il avait quitté la France à neuf ans, que la connaissance et l'honneur l'attachaient au pays qui lui ait donné du pain et une épée t. Mais quelque jugeent que l'on porte sur le parti qu'avait pris Chamisso , i i plutôt que la destinée avait pris pour lui, on doit reni/e justice à la noble douleur dont il fit preuve lors de la ddition trop prompte d'une place (Hameln), qu'il eût lulu défendre. Dans une longue lettre , il raconte et déore une faiblesse contre laquelle il proteste énergiqueflent ; il voit, dans cette honte qu'il subit avec rage et ssespoir, une punition du rôle qu'il avait accepté, après en des combats, avec répugnance et avec un sombre**1 :; 'essentiment. Chamisso obtint un passe-port pour la France, où était famille; mais, avant de partir, il écrivait à Hitzig : Je suis Allemand dans le cœur et pour la vie. » Et il « Ici le sol, là les hommes me sont étrangers, s'écriait-il doulou- "Sellient ; je ne puis être satisfait nulle part. D ------------------------------------------------------------------------ disait vrai. Jamais il ne fut indifférent au sort de France; mais par sa nature intime il appartenait à l'All magne. Sa candeur, sa naïveté, la gaucherie de ses m; nières, sa disposition à la fois studieuse et rêveuse, goût des voyages ou d'une vie paisible dans un pe cercle d'amis, l'originalité de ses idées toujours un pt enveloppées d'une expression forte, mais pénible, to en lui, jusqu'à l'aspect de sa personne, était allemai plus que français. Devait-il cette empreinte germaniqm l'origine lorraine de sa famille? je ne sais ; mais vraime il semblait prédestiné au rôle qu'il a rempli. Le hasard rendu plutôt que donné à l'Allemagne. Cette fois, la n ture avait préparé l'ouvrage du sort. Arraché à sa patrie de choix, et ne pouvant jeter racii dans l'autre, Chamisso passa plusieurs années dans cet situation maladive de l'âme que traversent les homm d'imagination dont les circonstances ou une vocation ir périeuse n'ont pas encore déterminé la carrière. Durai ces jours remplis par des projets sans suite, des tent: tives sans résultats, des travaux entrepris et interrompu germait silencieusement le poëte. Les années qui sen blent complétement perdues sont souvent celles qui lai sent le plus de traces dans l'âme. Alors elle vit en elle pour elle-même, plus tard elle vit au dehors et pour bruit; beaucoup ne se sont mis à écrire que quand i ont eu fini de vivre; et ce que le monde a admiré dai leurs ouvrages, c'étaient les débris, et, si j'osais dire, les rognures de leur vie intérieure aux époqu' ignorées. La famille de Chamisso voulait le fixer en France, fut même question de mariage; il parle d'une aimabi jeune fille avec force biens au soleil. Mais son heure n'e tait pas venue , son inquiétude ne pouvait encore se fixt et s'asseoir, il avait besoin de faire le tour du monde pou ------------------------------------------------------------------------ gagner l'appétit du repos. D'ailleurs, son âme se tournait >j oujours du côté de l'Allemagne, où étaient les amis de son premier âge, ses souvenirs, ses habitudes, et vers j aquelle, malgré son attachement pour une famille qui 'n était digne, le reportaient sans cesse les penchants et . es besoins de sa nature. Il revint à Berlin, mais ses amis étaient absents et lispersés ; il y passa trois ans sans occupation déterninée, dans un état de mécontentement intérieur et l'abattement auquel le sage Hitzig ne voyait qu'un renède : faire une folie pour avoir à la réparer, et reirouver par là de l'activité et un but. Chamisso lui-même 3eint assez poétiquement, dans une lettre datée de Berin 1808, cet état de malaise et de langueur qui l'acca- )lait. « Je serais heureux de me sentir lié et de savoir orécisément ce que j'aurais à exiger de moi ; car le vide lans lequel les événements me laissent flottant, de sorte lue mes ailes s'affaissent comme celles de Satan dans VJilton, ce vide me fatigue mortellement et me plonge |sen un sommeil engourdissant pareil à celui qu'on éprouve dans les hautes régions de l'atmosphère. » Chamisso souffrait de la position fausse que lui faisait sa naissance. Étranger au milieu de l'élan libérateur de 'Allemagne, auquel il ne pouvait prendre part, il se entait avec colère languir dans l'inaction, et, comme . Il le disait avec une énergie un peu grossière, « au milieu de toute cette fermentation, tomber en pourriture sans même donner de fumier ! » En 1810, Chamisso fut appelé en France pour y occuper une place de professeur au collége de Napoléonville. Ce voyage le mit en rapport avec M. de Barante, préfet de la Vendée, et madame de Staël, qui habitait alors le château de Chaumont, si pittoresquement placé ! sur la rive gauche de la Loire, entre Blois et Amboise. ------------------------------------------------------------------------ Chamisso, avec sa rudesse, sa sauvagerie et sa pipe faisait une singulière figure dans cette société spiri tuelle, élégante, romanesque, qui avait été la société d Coppet. Pourtant on appréciait l'élévation de son âme la simplicité de son cœur, l'originalité de son esprit Pour lui, il était là un peu étonné, un peu contraint e à demi séduit, comme un Scythe dans Athènes. Il exprimé avec une vivacité assez brusque l'impressioi que faisait sur lui la femme extraordinaire dont le ha sard l'avait rapproché. « En somme, madame de Stac me plaît plus que l'Allemand (Schlegel); elle a un sen timent plus vrai de la vie, bien qu'elle s'entende moiti que lui à la disséquer ; elle a aussi plus de vie, plus di passion (mehr lieb' im leibe) , elle a les bonnes qualité du Français, la légèreté des manières, l'art de vivre, 1; grâce. 1) — Et ailleurs : « Madame de Staël est un étr' extraordinaire. Elle réunit le sérieux allemand, l'ardeui méridionale, les manières françaises. Elle est sincère ;■ ouverte , passionnée , jalouse, tout enthousiasme ; ellt ne comprend que par l'âme. Le sentiment de la peinture lui manque; la musique est tout pour elle ; elle ne vii que dans les sons ; il faut qu'on fasse de la musique prèfi d'elle quand elle écrit, et au fond elle n'écrit que de If musique. La géométrie de la vie a ici peu de succès Madame de Staël est également enthousiaste de la che-t valerie et de la liberté. Elle est du grand monde et une franche aristocrate ; elle le sait elle-même, et tout ce qu'elle sait, elle le dit à ses amis ; c'est un personnage de tragédie. Elle a besoin de recevoir, de-donner ou dei jeter bas des couronnes ; elle a été élevée dans les régions où se formaient les orages politiques qui ont dé- ^ cidé du sort de la terre. Il lui faudrait au moins en-1 tendre le bruit des voitures de Paris. Elle dépérit dans i cet exil. » ------------------------------------------------------------------------ Il fallut quitter Chaumont. Un jour, le cor féodal A u'on sonnait pour annoncer l'arrivée de ceux qui se p résentaient sur la rive droite du fleuve, annonça une Il; isite. C'était le propriétaire du château, qu'on croyait (in Amérique, et qui revenait chez lui, ne s'attendant as à y trouver si bonne et si nombreuse compagnie. tn l'invita à dîner, et on partit le lendemain pour Fossé, ft rès de Blois. A Fossé, l'on conserva les habitudes de .haumont. Le soir, tandis qu'un Italien jouait de la gui/; ire, madame de Staël et ses amis, assis autour d'une rùible, jouaient à la petite poste; ce jeu consistait à 'écrire des billets qui se croisaient rapidement, et procuraient à chacun le plaisir d'avoir un ou plusieurs tête-à-tête par écrit; car on aimait beaucoup < ÎS téte-à-téte : il y avait dans le jardin l'allée des exiications. i M. de Barante appela bientôt près de lui Chamisso ans le chef-lieu du département de la Vendée, dans la ille nouvelle à laquelle Napoléon avait donné son nom. Chamisso devait seconder le futur traducteur de Schiller ans ses travaux sur la littérature allemande. Il trouva à iapoléonville un grand repos et une hospitalité pleine e grâce sous le toit du jeune préfet, dans lequel il 3connaissait déjà la supériorité que les années ont nûrie. Chamisso remplissait les loisirs que lui laissaient es fonctions peu assujettissantes en lisant nos vieux faliaux et nos romans de chevalerie. Cette portion de . otre littérature semble avoir été celle qu'il goûtait le lus. Il poussait même l'admiration pour nos mystères, général assez insipides, jusqu'à comparer le dialogue 'Isaac et d'Abraham au moment du sacrifice avec les lus divines productions des Grecs. Déjà il s'était ocupé à chercher en France des chants populaires. Il s'atichait à imiter Marot, comme plus tard il devait imiter ------------------------------------------------------------------------ Béranger, et Marot prenait en allemand une teinte mn lancolique. Scf1 bin nidjt metyr waS fonfl icf> tear. Son véritable instinct poétique se montrait par son ai miration pour Uhland, dont il a souvent approché dai ses ballades. « Après Gœthe, disait-il, aucun poëte n: autant agi sur moi. » Dans une situation douce et facile, mais sans indépei) dance et sans avenir, Chamisso n'était pas moins inquiej moins malade de l'âme et de la tête que par le pass « Pour être heureux, s'écriait-il, il faut être empereui artiste, amoureux ou imbécile. » Chamisso n'était rif de tout cela. Il est certaines dispositions chagrines où Iii contrariétés deviennent des distractions et des soulagE ments. Chamisso travaillait à une traduction de l'ouvrae d'Auguste Schlegel sur l'art dramatique. Le libraire t faillite. Il Je me tourmente de cela, dit le traducteur tri versé dans son entreprise, et il est bon, vrai Dieu ! qu je me tourmente de quelque chose, sans quoi je ni tourmenterais de rien, ce qui est la pire manière de s tourmenter. » Le désir de revoir ses àmis de Berlin, le rêve du bon heur domestique le poursuivaient. Jamais il n'y eut d mélancolie moins égoïste et plus honnête que la siennt Au mois de septembre 1811, il avait été rejoindre à Cop pet Mme de Staël, pour lui dire adieu avant de quitter France. Il trouvait là une tristesse égale à sa tristesst • Aussi sa première lettre, datée de Coppet, respire un mélancolie toujours plus profonde. Il Je suis vraiment a( cablé d'une fatigue mortelle. Ce mois et les mois suivant: toute ma vie glissera et m'échappera sans que j'arrive rien. L'année s'envieillit, les arbres jaunissent, bientôt j ------------------------------------------------------------------------ lige nouvelle argentera la cime des montagnes. Un mot .core de mes rapports avec mon hôtesse. La quitter en moment, ne pas attendre que son sort se dénoue, seit vraiment difficile, car elle est bien malheureuse ; la malédiction atteint ceux qu'elle aime, tous ses amis sont 'pousses loin d'elle... » En effet, la persécution qui s'ajarnait sur une femme de génie venait de frapper deux 'rsonnes qui lui étaient bien chères; coupables de leur urageuse amitié, Mme Récamier et M. Matthieu de Montmorency avaient été exilés pour n'avoir pas fui son exil. . Chamisso continue ainsi : « Mme de Staël estime et aprécie mon caractère. » C'était vrai. Il ajoute (et avec tielle candeur !) : « La première fois que je me trouvai rvre près d'elle, elle ressentit pour moi un grand attrait. lïtte fois je l'ai trouvée engagée dans une relation qui éloignait entièrement de moi ; j'ai reculé avec fierté, et bus avons été froids l'un pour l'autre. Elle m'appelle orueilleux; il est vrai que je me mets en défense contre de comme contre une force supérieure ; elle estime tissi cela en moi. Il Ces paroles, des vers français t que Chamisso adressa, ant de s'éloigner, à l'illustre fugitive, et qui sont em;'eints de quelque amertume, donnent lieu de penser le, trompé par cette coquetterie romanesque habituelle 1 C'est un rondeau, dont voici le commencement et la fin : J'ai vu la Grèce et retourne en Scythie, Dans mes forêts je retourne cacher Mes fiers dédains et ma mélancolie. Désabusé je connais ma folie, Je vois les fleurs tomber et se sécher ; Je vois déjà ma jeunesse flétrie Vers son déclin dans l'ombre se pencher, Et sans jouir, pour tout prix de la vie, J'ai vu ------------------------------------------------------------------------ à l'auteur de Corinne, et qu'elle regardait comme le savoir vivre de l'imagination, Chamisso s'était un peu exagér* l'impression qu'il avait précédemment produite. Mais uni nuance de dépit naïvement montrée n'empêchait poin Chamisso de sympathiser noblement avec les douleur: de celle qui en était l'objet ; et si l'on sourit en l'entendant parler ingénument de l'attrait qu'on a ressent pour sa personne, en le voyant fier, sensible... et menu un peu farouche, on ne peut que s'intéresser à lui et l'honorer. Cette époque est marquée aussi dans la vie de Chamisso par ses premières études dans une science à laquelle cette vie devait plus tard être consacrée : la botanique. Le Jura et les Alpes l'invitaient à de poétiques herborisations. 11 fit en 1812 un voyage pédestre en Suisse, hésita un moment devant les séductions de l'Italie, puis tourna court, affamé de l'Allemagne, y rentra, éprouva la plus grande joie qu'il pût avoir, celle d'embrasser ses amis, et se mit à étudier l'anatomie avec fureur. Le goût de l'histoire naturelle devenait chez lui de plus en plus dominant ; la pensée de se rendre capable de prendre part. à un voyage scientifique commençait à diriger vers un but moins vague les errantes études de Chamisso. Les événements de 1813 vinrent douloureusement) agiter celui qui a écrit : « Je n'avais alors plus de patrie, ou bien je n'avais pas encore de patrie. Il Il se sentit Fran- j çais pour souffrir des désastres de Russie. Au milieu du mouvement guerrier de l'Allemagne, parfois il s'écriait : Il Non , ce temps n'a pas pour moi une épée! » Dans d'autres moments il était décidé à défendre sa terre adoptive : « Si l'on en vient à une guerre de paysans, je pourrai y prendre part; pro aris et focis, je ne refuserai pas de périr avec vous. » Pouvait-il tenir un autre langage? Ce fut dans ce temps si triste, que, pour amuser les ------------------------------------------------------------------------ ifants de son ami Hitzig, il écrivit Pierre Schlemihl, le us populaire de ses ouvrages en Allemagne et en An eterre, et le plus connu en France. L'idée de cette nouille est bizarre : c'est l'histoire d'un homme qui a vendu 'n ombre. Les circonstances de ce singulier marché sont .contées au début de la merveilleuse histoire d'une maère très-piquante. Pierre Schlemilh, pauvre diable qui f une lettre de recommandation pour un riche personage, arrive dans la maison de campagne de celui-ci. Il l: trouve dans son parc, entouré d'une société brillante la suite de laquelle le nouveau venu se glisse timidelent, sans que personne prenne garde à lui. Une belle ame se blesse légèrement la main en voulant cueillir ne rose; aussitôt un petit homme maigre et silencieux re sans mot dire de sa poche un morceau de taffetas ! 'Angleterre et le présente avec une profonde révérence. a belle dame prend le morceau de taffetas d'Angleterre ; ■: ersonne ne songe à remercier le petit homme, l'on conf nue la promenade commencée, et l'on arrive sur une olline du haut de laquelle on jouit d'une vue superbe et ) 'où l'on découvre la mer. Un point blanc se montre à ( horizon : « Un télescope ! » s'écrie le richard, et aussitôt c i petit homme tire de sa poche l'objet demandé. Schlef: îihl admire comment un si grand instrument a pu sortir J .e la poche d'un habit, mais personne ne paraît surpris. I In instant après quelqu'un remarque combien il serait ï ommode d'avoir là un tapis pour que la société pût s'asfI eoir et jouir du point de vue ; aussitôt le même petit r lomme lire de la même poche un magnifique tapis de l [uarante pieds, sans que personne en paraisse étonné le il noins du monde. Mais le soleil devenait incommode ; la i 'elle dame se tourne alors vers le petit homme, et lui tlemande d'un ton léger si par hasard il n'aurait pas une i ente sur lui. Nouvelle révérence, la tente est tirée de la i * ------------------------------------------------------------------------ poche d'où était sorti le tapis. La chose paraît encor toute simple; on déploie la tente, et l'on n'y pense plus Schlemihl ouvrait de grands yeux ; mais quelle fut sa sur prise quand, sur le désir exprimé par une personne d la société, le petit homme fouilla encore une fois dan sa poche et en tira trois chevaux sellés et harnachés ! j ce coup Schlemihl s'éloigne épouvanté, croyant avoi rêvé ce qu'il a vu. Ce début est un vrai chef-d'œuvre d plaisanterie dans le genre fantastique; jamais Hoffmani ne réussit mieux à préparer son lecteur à l'impression di merveilleux et ne l'introduisit plus graduellement et plu vivement à la fois au sein de la réalité quotidienne, c. qui est le grand art dans cette sorte de récit. Bientôt Schlemihl se trouve face à face avec l'étrange personnage dont la conduite n'a paru surprendre qu lui. Celui-ci, du ton le plus humble, lui dit, après fore révérences : — Pardon de ma hardiesse, mon cher mor sieur, mais... vous avez une bien belle ombre; s'il pou vait vous convenir de vous en défaire, je m'en arrange rais volontiers. — Schlemihl est d'abord un peu étonn de la demande ; mais pour cette ombre, qui ne lui sert rien, l'inconnu lui offre le sac merveilleux de Fortunatu d'où l'on peut tirer de l'or sans l'épuiser jamais. Le mar ché semble bon à Schlemihl; il consent à la propositior Aussitôt l'acheteur se baisse, et, avec une grande dex térité, enlève du sol l'ombre vendue, la roule soigneuse ment, la met dans sa poche et disparaît. Ici commencent les tribulations du pauvre Schlemihl il s'aperçoit pour la première fois de ce que valait cett ombre, qu'il a possédée longtemps sans en connaître 1 prix. A chaque pas qu'il fait au soleil, chacun de se ré crier : — Qu'a fait ce monsieur de son ombre? Il a bea jeter l'or à pleines mains, il entend toujours dire der rière lui : Comment a-t-il perdu son ombre? qu'est de ------------------------------------------------------------------------ nue son ombre? que peut être un homme qui n'a pas ombre ? Le même malheur le suit partout. Il est parnu en ne sortant que le soir ou par un temps couvert, à tguiser ce qui lui manque à la femme qu'il veut épouser, tque son mérite, aidé du merveilleux petit sac, a dérée à lui donner sa main. La veille du jour où tous les lux de Sehlemihl doivent être couronnés, il a rassemblé (is un jardin quelques amis. Assis auprès de celle qu'il ne, il s'abandonne aux plus douces rêveries. Tout à tip la lune paraît et dessine une seule ombre sur le ^on. La belle regarde son prétendu avec un étonneBHit mêlé d'effroi, et jure qu'elle n'épousera jamais un imme qui n'a pas d'ombre. Son domestique vient lui Iclarer un jour qu'il ne peut se résigner à servir un titre qui n'a pas ce qu'il convient à toute personne hokable d'avoir. « On n'est qu'un pauvre diable, dit-il, iiis enfin on a une ombre comme tout le monde. » Et Demande son congé. .L'un des incidents les plus plaisants des infortunes de 'hre Schlemihl est celui-ci. Le personnage mystérieux f lequel il a été induit au marché qu'il déplore chaque ijir reparaît et veut le décider à donner son âme pour fit ombre. Schlemihl résiste ; mais le tentateur, pour le fetuire, lui offre de lui prêter ce qu'il regrette si viveInt. Quelle est la joie du pauvre Schlemihl, rentrant en 'l;session du trésor qu'il avait perdu, quand il voit son {¡bre reprendre sa place et trotter auprès de lui, car en moment il est à cheval, et le perfide acquéreur de son in marche à ses côtés ! Une idée lui vient, piquer des oix et emporter son ombre au galop ; mais la tentative ^réussit pas. L'ombre s'arrête et attend son propriété, qui la ramasse et la rend froidement au fugitif 'P;appointé, en l'engageant à prendre les moyens de la ifeux conserver. ------------------------------------------------------------------------ Cette folie est, selon moi, trop prolongée. Une sailli d'imagination ne peut être la donnée d'un roman dat les règles. La partie sentimentale et pathétique de Sehl, mihl ne touche point le lecteur, qui ne peut prendre a sérieux un malheur aussi extraordinaire. La conceptio frappe par ce qu'elle a d'inattendu et de nouveau ; fantaisie consent en souriant à s'y prêter pendant quel ques minutes ; mais bientôt la raison reprend ses droit Il faut une certaine logique, une certaine conséquent même dans le merveilleux ; il faut de la vraisemblam jusque dans l'impossible, l'Arioste et les Mille et iii nuits en font foi ; et véritablement le malheur de n'avo pas d'ombre peut paraître à beaucoup de gens compens par le bonheur d'être démesurément riche. On ne pet admettre que Schlemihl n'ait d'autre ressource conti ce malheur que les bottes de sept lieues qui ne termi nent pas très-heureusement son histoire, et l'on se de mande si, avec le sac de Fortunatus, il n'aurait pt trouvé des serviteurs respectueux, de la considératio. et d'excellents partis. Y a-t-il une idée sous ce récit bizarre? Sans faire comm Schlemihl, et courir après une ombre, il me sembl qu'on peut supposer à l'auteur l'intention d'exprime cette vérité, que, dans la société telle qu'elle est, 1 vertu, le mérite, la fortune même, ne sont pas tout. 0 a beau être riche , on a besoin encore de quelque chos pour être un personnage dans le monde ; il faut un je n sais quoi, une ombre légère désignée par ces mots vagues mais qui ont un sens : spécialité, notabilité, positior Pour compter dans la société de nos jours, où l'on n'es plus classé par le rang, il faut porter un nom connu, o avoir fait un livre, ou avoir un talent ; il faut la mode o une célébrité, une notoriété, et, comme on dit, un distinction quelconque. C'est là l'ombre dont on ne sau ;a"l ------------------------------------------------------------------------ it se passer, pour laquelle le diable nous tente parfois î vendre notre âme , et sans laquelle on ne réussit à en. L'auteur de Pierre Schlemihl a raison de conclure le, lorsqu'on n'a pas d'ombre, il ne faut pas aller au leil. Pierre Schlemihl devint promptement populaire. Chaisso jouissait naïvement de son succès ; il aimait à voir 3 enfants courir après une ombre ; il n'était pas insen)le au plaisir de retrouver son héros à Copenhague, à 'tersbourg et jusqu'au cap de Bonne-Espérance , d'apendre qu'on avait fait en un an trois éditions de Pierre hlemihl à Londres et une à Boston, qu'on l'avait cité plein parlement. Hoffmann introduisit l'homme sans nbre dans une de ses fantastiques nouvelles. Une traiction française, à laquelle Chamisso avait mis la main, rut en 1821 , mais après avoir subi, de la part de l'édiur, des mutilations et des changements qui la rendaient esque méconnaissable aux regards paternels 1. Revenons à la vie de Chamisso. Il passa la fin de 1813 le commencement de 1814 occupé d'histoire naturelle, ivant des cours de minéralogie, aidant à classer les ustacés du muséum zoologique de Berlin, et s'exerçant écrire et à parler le latin pour se préparer à passer sa 3èse de docteur. Il voulut prendre part au voyage que prince de Neuwied devait faire dans le Brésil, et qu'il , depuis exécuté ; mais ce projet manqua comme tant autres. A chaque entreprise avortée, Chamisso retomit dans une tristesse plus sombre, n'ayant pour se > nsoler que l'accroissement rapide de son herbier et le > ccès non moins rapide de Pierre Schemihl. Il arrivait i moment où l'on commence à sentir le poids des an- Une seconde édition, imprimée en 1838, se trouve chez Bosige. ï ------------------------------------------------------------------------ nées, et où l'on se prend à dire comme lui : « Insens blement nous vieillissons, et le plus fort est fait. Il Enfin cette carrière scientifique tant désirée alla s'ouvrir devant ses pas. Un jour, chez Hitzig, il lut p: hasard dans un journal l'annonce d'un voyage de décoi ( vertes vers le pôle nord qui devait être entrepris soi les auspices du gouvernement russe. Chamisso s'écr en frappant du pied : « Je voudrais être avec ces Russ( au pôle nord. — Parles-tu sérieusement ? lui dit Hitzii — Oui, sérieusement. » Et le 15 juillet 1815, Chamiss partait de Berlin pour un voyage de trois années. Il a publié la relation de ce voyage ; elle fut lue ave intérêt par le public, fortune bien rare pour un voyag scientifique. Le prince royal de Prusse, dans une aima ble lettre qu'il écrivit à Chamisso, lui exprima tout 1 plaisir qu'avait fait son voyage dans d'augustes soirées C'est que l'inspiration vive et originale du poëte savai colorer les recherches du naturaliste. L'humeur indivi duelle de l'auteur donnait un tour piquant au récit tou jours un peu monotone d'un voyage autour du monde c'est-à-dire d'une longue et ennuyeuse navigation dan laquelle on touche à quelques points lointains du globe Il y mêlait des peintures animées de la vie maritime des anecdotes et des souvenirs. « L'existence à bord d'un vaisseau, dit-il, est unt. existence d'un genre à part. Avez-vous lu dans JeanPaul la biographie de deux frères jumeaux qui étaien attachés l'un à l'autre par les épaules? C'est quelqu( chose d'analogue, sinon de tout à fait semblable. La vi( extérieure est uniforme et vide comme la plane étendue de l'Océan et le bleu du ciel, qui s'appuie sur les vagues Rien à raconter, point d'événement, point de journal Le repas lui-même, qui, sans varier jamais, revient deux fois partager chaque journée, est un ennui plus qu'un ------------------------------------------------------------------------ laisir. Il n'y a aucun moyen de se séparer, de s'éviter, 'expliquer un malentendu. Qu'un ami, au lieu du bon)ur auquel nous sommes accoutumés, nous dise : omment vous portez-vous ? l'on rumine sur cette nou[eauté, et l'on s'enfonce dans un noir souci; car, pour r lettre la conversation sur ce point, il n'y a pas de place ar le vaisseau. Chacun tour à tour se livre à la mélanolie. Il Un gracieux souvenir de la France attendait Chamisso u Kamtchatka. « Je vis, dit-il, pour la première fois :n portrait que j'ai souvent retrouvé depuis sur des aisseaux américains, et que leur commerce a répandu ur les côtes et dans les îles de l'océan Pacifique , le ortrait de Mme Récamier, cette aimable amie de Mrae de taël, auprès de laquelle j'avais eu le bonheur de vivre )ngtemps. Il était peint sur verre par une main chinoise ssez délicate. En regardant ce portrait, notre voyage me emblait une plaisante anecdote racontée parfois d'une lanière un peu ennuyeuse, et rien de plus. Il En cherchant les traces de Dante à travers l'Italie, j'ai encontré la même image reproduite par la main de Ca; ova en souvenir de Béatrice ; je la retrouve aujourd'hui ir les pas de Chamisso dans une peinture chinoise au amtchatka. Les lettres de Chamisso, datées des latitudes les plus t iverses, de Ténériffe, du Chili, de la Californie, de Mai ille, sont touchantes par la préoccupation constante e ses amitiés, qui le suit sous toutes les constellations u ciel. La muse ne s'endormait pas en lui sur les mers. Au on traire, les grands spectacles de la nature, l'isolement abituel au milieu de l'Océan, le vide même et l'ennui des )ngues traversées, favorables à la méditation et aux rêeries, toute une vie entre les flots et le ciel, loin de la ------------------------------------------------------------------------ terre, parmi les brumes, achevèrent de mûrir l'inspiratic dans cette âme errante. Sur le détroit de Behring, Cht misso composait des vers qui semblent se balancer tris tement comme des vagues : « La vie, la mort, m'oi dépouillé, mes années se détachent de moi et tombent ma tête s'incline plus profondément ; marchant comn en rêve, je pose mon bâton toujours plus loin, et m'avance chancelant, plus las que beaucoup ne croient, je m'avance vers mon but, mon tombeau. » L'Odyssée du poëte est terminée. Revenu en 1818, commença à recueillir en 1819 le fruit de ses longu( études et de son long voyage. Il fut nommé docteur hl noraire près l'université de Berlin, membre de la S( ciété des curieux de la nature, et custode du Jardin B( tanique. Enfin sa situation se fixait; il pouvait réaliser projet qu'il formait depuis longtemps, celui de se ma rier, d'avoir des enfants, une famille. Chamisso par! souvent de ce désir dans ses lettres ; il citait volontiers c vers de Gœthe : SBeitet tringt e8 fein menGdj, Stettt et Stdj) tote audj tr toiU. Nul homme, comme qu'il s'y prenne, ne saurait aller au delà. La mélancolie de Chamisso s'évanouit comme par en chantement au contact de son bonheur. La poésie, qu lui avait inspiré de si sombres accents au temps de sa vi solitaire et voyageuse, ne lui suggérait plus que de chants d'amour et l'expression lyrique d'une joie tanté recueillie, tantôt éperdue. Tandis qu'il faisait des vers pour sa jeune femme E qu'il mettait en ordre les herbiers du muséum de Berlin Chamisso ne se souvenait probablement guère de s qualité d'émigré français. La loi d'indemnité vint la lu rappeler assez agréablement. Il s'agissait d'une somm' ------------------------------------------------------------------------ e 100,000 francs à réclamer. Il fit le voyage de Paris, ù il fut très-bien accueilli de nos savants, et où il fut oublement heureux, en sa qualité d'Allemand et en sa ualité de Français, de voir Marie Stuart applaudie sur :otre scène. Bien qu'intéressé à la loi du milliard pour îs émigrés, Chamisso sympathisait vivement avec l'oposition constitutionnelle d'alors. Il écrit à sa femme avec ine sorte de triomphe : « Dis à Hitzig que j'ai assisté au onvoi du général Foy, cette grande solennité de deuil lational, et que j'ai entendu parler près de son tombeau quelques-uns des plus célèbres orateurs ; dis-lui que j'ai ssisté également au procès et à l'acquittement du Constitutionnel ; dis-lui que j'ai passé toute une matinée :hez Auguste de Staël entre lui et le général Lafayette. » ]ette préoccupation de la France, qui ne cessera point ;hez Chamisso, comme le prouvent ses lettres jusqu'à la in et le recueil de ses poésies, pouvait appartenir autant i l'Allemand qu'au Français. Le vif intérêt que l'Allenagne prenait sous la restauration à nos discussions poitiques m'a frappé alors au delà de ce que je puis dire. Ce n'est pas parce qu'il était né à Boncourt que Chamisso issistait avec tant d'émotion au procès du Constitution tel et à l'enterrement du général Foy, c'est parce qu'il venait de Berlin. Du reste, il n'était pas absorbé dans les grands spectacles que Paris lui présentait au point de perdre de vue un seul détail de son intérieur, car il écrivait aussi à sa femme : c( N'oublie pas d'arroser les rosiers; n'oublie pas de faire lire les enfants; n'oublie pas de répandre sur ma fenêtre la pâture pour les moineaux; n'oublie pas de soigner les plantes que j'ai plantées. » Le contraste de ces lignes avec celles que j'ai empruntées plus haut à la même correspondance achève de dessiner la figure de Chamisso, analogue à celle de plus d'un Allemand de nos jours : un ------------------------------------------------------------------------ sentiment exalté des tendances nouvelles et une fidél touchante aux naïves habitudes de la vie patriarcale c anciens jours. Les journaux français et la tribune fra çaise écoutés de loin au sein d'un ménage semblable ceux que dépeint Auguste Lafontaine, ou mieux encc l'épopée domestique de Louise, voilà ce qu'on trouvt chaque pas en Allemagne. Heureux pays, où la politiq a encore toute la candeur et toute l'innocence d'un pr mier amour 1 ! Ce fut après son retour de France que je vis à Berl Chamisso, en 1827, et que je ressentis pour cet homri 1 excellent et remarquablement doué un attrait de cœ qui ne s'est jamais effacé depuis. Le naturaliste estir commençait à avoir quelque réputation comme poët Les pièces de vers que Chamisso avait composées jusqu cette époque, sous l'empire de ses diverses impressiol et de ses diverses fortunes, parurent en 1827, réunies une seconde édition de Pierre Schlemihl, et, en 182f Chamisso écrivait en confidence à un ami : « Je cro presque que je suis un des poëtes de l'Allemagne. » L'ai née suivante, il dirigea, contre certaines tendances exa tées du moment, cinq sonnets intitulés les Apostoliques il publia aussi son beau poëme, Salas y Gommez, em preint d'un vif souvenir des îles lointaines de l'océa Pacifique. Il s'y montra supérieur dans l'art de manier 1 terzine dantesque. Dès ce moment fut fondée sa doubl réputation d'écrivain éminent en prose et en vers, dan une langue qui n'étaitpoint sa langue maternelle : exempl presque unique dans l'histoire des lettres. Chamisso a laissé deux volumes de poésies détachées Il est très-difficile de donner une idée du mérite qui leu est propre. Le sujet est en général assez peu de chose 1 Vingt ans ont bien changé les choses. 1849. ------------------------------------------------------------------------ 'est presque toujours un fait sans importance, un incient fugitif de la vie de l'auteur, ou un récit qui l'a frappé, uelquefois un événement du jour; mais, sur ce fond ms étendue et sans nouveauté, il déploie souvent une ire énergie et une remarquable originalité de pinceau. a touche est franche, vigoureuse, son vers incisif et bien ■appé. Il a su faire vibrer la corde nationale dans les mes allemandes ; et, après Uhland, il n'est peut-être pas e poëte en Allemagne dont les œuvres soient plus fréuemment données en cadeaux, surtout par les fiancés leurs fiancées. Entre les nombreuses pièces de vers de hamisso que je pourrais citer, je choisirai celle qui, îlon moi, est son chef-d'œuvre, le Château de Boncourt ; n se souvient que c'est le nom du manoir où il était né : « Je me suis reporté en rêve aux jours de mon enfance, t j'ai secoué ma tête grisonnante. Que me voulez-vous, nages que je croyais dès longtemps oubliées? « S'élevant du sein des bois touffus, un château reluit u soleil. Je connais les tours, les créneaux, les ponts de lierre, le portail. « Les lions des armoiries semblent me regarder avec endresse. Je salue ces vieux amis, et je m'avance dans a cour féodale. « Là, le sphinx est couché près de la fontaine; là, le iguier verdoie. Là-bas, derrière ces fenêtres, j'ai songé non premier songe ! « Je m'avance vers la chapelle du château ; je cherche e tombeau de l'aïeul. C'est ici. Ici la vieille armure est iuspendue au pilier. « Mes yeux, qui se voilent, ne lisent plus les lettres de ------------------------------------------------------------------------ l'épitaphe, quoiqu'une vive lumière brille à travers î i vitraux coloriés. « Ainsi, ô château de mes pères, tu es demeuré c f bout dans ma mémoire fidèle, et cependant tu as dispej:1 de la terre; la charrue passe sur toi. « Sois fertile, sol bien-aimé, je te bénis avec émoti et avec tendresse ;. soit deux fois béni celui qui aujoi d'hui fait passer la charrue sur toi ! » Cette pièce, d'une exécution admirable dans l'origin; cette pièce restera. Il fallait, pour la faire, la destinée l'âme de Chamisso ; il fallait l'amour ardent du bonhe des hommes de notre temps dans un cœur qui battait ei core aux souvenirs d'autrefois. Les premières stanc expriment avec une singulière vigueur toute la poés féodale des vieux âges, et, dans la dernière, on el tend comme un cri sublime et pénétrant d'humanité qi touche jusqu'aux larmes. Je laisse Chamisso se caractériser lui-même comrr, poëte dans quelques lignes manuscrites que je dois à l'( bligeance de sa famille : « C'est toujours parmi nous, dans le fond de ne cœurs, dans notre histoire, dans notre société telle qu'ci) est, que je cherche et trouve la poésie... C'( J'ai quelquefois puisé dans de vieux contes popu laires, des légendes ou des traditions. Ces sources pure ment humaines appartiennent à tous les âges ; la Mafron d'Éphèse et Abdallah nous appartiennent aussi bien qu'au: Latins et aux Orientaux. C'est toujours l'homme que j, mets en scène, les secrets du cœur que je cherche à dévoiler, et si je dois à mes voyages d'avoir su peindre ave< vérité quelques scènes de la nature, le paysage ne fu jamais que le fond du tableau. » ------------------------------------------------------------------------ Chamisso avait rapporté de Paris une grande confiance tans le triomphe de la liberté. Chamisso fut toujours un ibéral, mais un libéral modéré, comme il le dit positi- 'ement : « Depuis que je me suis connu, j'ai été whig. o 1 était plein de foi dans l'avenir. Son refrain éternel, tvec son ami Delafoye, un peu plus pressé que lui, était : .,atience ! patience ! tout viendra en son temps ; le monde ;ontinue à marcher d'Orient en Occident ; il tourne in¡ensiblement et ne se laissera pas visser en arrière. — Il itait sans cesse occupé de l'avenir du monde, et regarlait souvent vers l'Amérique. Les journées de juillet produisirent sur lui, comme sur .oute l'Allemagne et sur toute l'Europe, ce qu'on pour'ait appeler la stupeur de l'enthousiasme. Le 3 août 1830 , Chamisso entra chez son ami Hitzig, tenant à la main le ournal qui contenait les miraculeuses nouvelles. Il avait ;raversé les rues, remplies de monde ce jour-là, qui est celui de la fête du roi, dans un négligé plus grand encore qu'à l'ordinaire, en pantoufles, sans chapeau. Il était ivre de joie et d'orgueil ; il se rappelait en ce moment qu'il était né Français, et il triomphait. Quelque temps après, ayant vu près d'Hambourg le pavillon tricolore, il poussa un cri de joie. Confondant ses deux patries dans la généreuse illusion de ses espérances, il voyait déjà la Prusse, alliée de la France, grandir en Allemagne par suite de cette révolution, dont le caractère humain le transportait. Du reste, il jugea avec un bon sens qui ne le quitte jamais lorsqu'il parle des affaires de la France, les difficultés de la nouvelle situation. Dès le 18 août, il écrivait à son ami Delafoye une lettre remarquable et à quelques égards prophétique. Ce moment marque dans la carrière de Chamisso le point culminant au delà duquel il n'y a plus qu'à descendre. Quand on a triomphé des obstacles et des tra- ------------------------------------------------------------------------ verses de la vie, quand on a obtenu la position qu' ambitionnait, quand la gloire vous arrive, quand or une femme et des enfants, des ami s qui vous chérissen on serait heureux... mais alors il faut mourir ! Depuis la grippe qui régna à Berlin en 1831, la san de Chamisso fut sensiblement altérée; il devint sujet une toux fréquente, résultat d'une maladie de poitril qui devait le conduire au tombeau. Sa considération s'accroissait toujours. En 1835, il f; nommé membre de l'académie des sciences de Berlii sur la proposition de M. de Humboldt, dont le gloriel dévouement aux sciences est égalé par le vif intérêt qu' porte à tous ceux qui les cultivent. Les succès du poët allaient de pair avec ceux du naturaliste. Ce fut alors qu le prince royal de Prusse écrivit une lettre affectueuse Chamisso, pour le remercier de ses œuvres, qu'il vena de publier en quatre volumes, et qui furent accueillie du public avec une bienveillance empressée. Mais les fa veurs du public, des princes et des académies arrivaien un peu tard; celui qui en était l'objet n'était pas destin, à en jouir longtemps. La femme de Chamisso, qui était tombée malade ver: le même temps que lui, mourut. Une sœur de la défuntl se chargea, à sa place, des soins de la famille, et ser encore de mère à sept enfants aujourd'hui doublemen orphelins. Dans les quinze mois qui s'écoulèrent entre h perte de sa femme et sa propre mort, Chamisso ne ralen. tit nullement son activité scientifique et littéraire. Il travaillait en même temps à deux ouvrages bien différents et qui montrent quelle fut jusqu'au bout la variété d( son talent et de son intelligence. Il publiait une grammaire de la langue hovaÏ, parlée dans quelques îles de h mer du Sud, et, en société avec M. de Gaudy, il tradui. sait, ou plutôt, comme il l'a dit lui-même, il germani. ------------------------------------------------------------------------ lit les chansons de Béranger 1. La tâche était difficile. 'il est un poëte national par le génie autant que par les sntiments qu'il exprime, c'est Béranger , et je ne puis jcorder à son traducteur que, dans beaucoup de ses âintures de mœurs, il se rapproche du génie allemand us qu'aucun de nos compatriotes. C'est une louange à quelle Béranger sans doute n'a jamais prétendu. La difficulté de l'entreprise tentée par Chamisso et son ni se trahit surtout dans les pièces d'un caractère gai folâtre. Les habitudes de la langue et de la poésie lemande vont mal à l'enjouement de l'auteur original. ans la chansonnette intitulée la Grand'Mère, à côté de 3 refrain : Combien je regrette Mon bras si dodu, Ma jambe bien faite Et le temps perdu ! . de Gaudy a placé trois vers allemands que je traduis mon tour plus fidèlement qu'ils ne l'ont été eux-mêmes ji français : CI Je comptais quinze ans à peine lorsque dans mon eur timide s'éleva le premier songe de l'amour. » Chamisso ne germanise pas à ce point son auteur. Cesndant il cède encore trop souvent à l'influence du lanige poétique allemand; par exemple, quand il traduit nsi le second vers du premier couplet à mon vieil habit : 9Hè!)t tocityr, mitSammen wanbevu toir an grafc ? N'est-il pas vrai, nous cheminons ensemble au tombeau ? 5Bir Ijaben unSerit attirer L1ft meljt !Hrtfut2ef)t aie uterSetjt, préf., 'ge t2. ------------------------------------------------------------------------ Il y a ici une solennité lugubre peu en harmonie avec; /n sujet et le tob général du morceau. Mais tout à coupun me souviens que les traductions dont je parle occupera k< les dernières années de Chamisso, ces années douie z reuses, et je crois surprendre l'expression d'un tri ) pressentiment dans l'accent sérieux de ce vers mélanc lique. Alors je me reproche cette critique légère, et J ne vois plus que le tombeau vers lequel il se sentait aie s marcher, et dans lequel aujourd'hui il est descendu. )., reste, Chamisso choisit en général, pour sa part da) l'œuvre commune, la traduction des morceaux qui co venaient le mieux au tour de son imagination : le Jt errant, le Pauvre Jacques, la Femme du Braconnier, il parvint souvent à reproduire par son vers ferme serré l'énergique et vive concision de l'original. Chamisso conserva jusqu'à la fin de sa vie toute la cb leur d'âme et d'enthousiasme dont la nature l'avait don Peu de temps avant sa mort, il fit le voyage de Leipzi. pour parcourir la première station du chemin de fer Dresde. Il était transporté d'admiration; il appelait machine à vapeur les ailes du temps, ou bien un anm à sang chaud sans yeux. L'année suivante, il ne se sentit plus en état de rempl ses fonctions au jardin des plantes ; il avait continué à s rendre pendant tout le terrible hiver de 1838, bien ql, sa maladie se fût par là considérablement aggravée. Ui retraite égale à la totalité de ses appointements lui fi accordée dans les termes les plus honorables et les pli flatteurs ; mais il avait trop attendu pour prendre un r( pos nécessaire, il devait payer son zèle de sa vie, et êti le martyr du devoir. Le 9 août 1839 , il se coucha plu malade qu'il n'avait été depuis longtemps ; la fièvre s déclara bientôt, puis une sorte de délire, dans lequel parlait diverses langues, et particulièrement la langu ------------------------------------------------------------------------ ovaï. La nuit qui précéda sa mort, il parla constamment lançais, ce qui ne lui arrivait que rarement. Les rémiiscences du berceau se ranimèrent en présence de la imbe. Il cessa de vivre le 21 août 1839. Je terminerai par ri détail attendrissant cette courte notice, dans laquelle li eu pour but autant de faire aimer l'homme que de ire admirer l'écrivain 1. Peu de temps avant sa mort, il )mposa, pour une vieille blanchisseuse aveugle, deux ièces devers qui eurent le plus grand succès. Données ir l'auteur aux enfants de cette femme et achetées avec npressement, elles assurèrent l'existence de sa malheu- ;use famille. On y lisait : « Elle a épargné pour acheter du lin, elle a veillé dumt les nuits et filé le lin, le tisserand en a fait de la toile, le a pris les ciseaux et l'aiguille, de sa propre main elle cousu son linceul sans tache comme elle. êIt « Son linceul lui est cher, elle le garde avec soin, c'est unique trésor qu'elle ait au monde ; elle s'en revêt le imanche pour aller entendre la parole de Dieu ; au re- )ur, elle le serre précieusement jusqu'à ce qu'on vienne i chercher pour l'ensevelir. e~ II ne m'appartient pas de juger Chamisso comme naturaliste. Les )tanistes les plus distingués de l'Allemagne et de la France appréciaient Mi savoir en ce genre ; il en a donné des preuves dans un mémoire ir le potamogeton. Il a publié en latin un travail zoologique auquel attachait de l'importance, sur quelques animaux de la classe des ïrs selon Linnée, et un traité sur les plantes nuisibles et usuelles qui 'oissent dans le nord de l'Allemagne ; enfin, les soins assidus qu'il a anués au jardin des plantes de Berlin et les trésors dont il a libéralelent enrichi, sans en rien dire, les herbiers confiés à ses soins, sont as titres qui ont mérité à Chamisso la reconnaissance de sa patrie loptive. Mais ce genre de détails ne saurait trouver place ici ; je envoie à l'appréciation des mérites de Chamisso comme botaniste ar Schlechtendal ; Linnœa, année 1839, v. XIII, 1er cahier. ------------------------------------------------------------------------ « Moi, au déclin de mes jours, puissé-je, comme cet pauvre femme, avoir rempli tous mes devoirs, ava vécu comme elle, et pouvoir trouver la même joie da, mon linceul! » Pieuses et graves paroles auxquelles je me garderai d' jouter aucune réflexion. Il n'en est point qui n'affaibi l'effet de cette prière de l'homme de talent demandant! Dieu, après une vie tourmentée, de mourir comme vieille indigente à laquelle il donnait la touchante aumôi de ses vers. Puisse Dieu avoir exaucé le vœu du poëti et avoir envoyé les joies du linceul à celui qui avait eu peu de joies sur la terre ! ------------------------------------------------------------------------ LITTÉRATURES SLAVES BOHÈME l - ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ LITTÉRATURES SLAVES, BOHÊME. L HISTOIRE NATIONALE. i C'est une chose remarquable que la Bohême au mi.ieu de l'Allemagne, que cette population slave subsistant au sein des populations germaniques. Il faut qu'il y ait eu dans ce peuple une grande énergie de vitalité nationale, pour qu'il n'ait pas été absorbé par la civilisation étrangère qui le presse de toutes parts, et qui ; dans presque tout le reste de l'Allemagne, a triomphé. Le Mecklenbourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie, une partie de la Saxe, ont été possédés par des peuples slaves ; des Slaves ont fondé et nommé Dresde et Berlin. Mais ces pays sont tous devenus allemands : il n'est resté de traces de l'ancienne langue que dans les noms de lieux ; les souvenirs nationaux ont péri avec la langue. En Bohême, au contraire, la langue est restée ; tous les gens lettrés la savent ; souvent les gens du peuple n'en ------------------------------------------------------------------------ savent pas d'autres ; même à Prague, dans une graui ville au cœur de l'Allemagne, sur le chemin de Dres! à Vienne, on est tout étonné de rencontrer dans les ru des gens dont on se ferait mieux entendre en russe qu'< allemand ; et, si on ne sait demander son chemin qu't cette langue, on risque de ne pas le trouver sans pein La Bohême a produit une littérature écrite, dont l'hi toire forme un ouvrage considérable, une poésie popt laire dont la richesse se renouvelle incessamment. Il y à l'Université de Prague, un cours de littérature ind gène qui se fait dans l'idiome du pays ; une fois par st maine, on donne sur le théâtre de cette ville une reprt sentation en langue bohême. Cette langue a été l'obj de persécutions bien opposées : tantôt c'étaient les jt suites qui allaient dans les villages, brùlant à cause d'el les livres nationaux; tantôt c'était Joseph II, qui, pi un désir tyrannique de civilisation mal entendue, e proscrivait impitoyablement l'usage. Maintenant le gou vernement, plus sage sur ce point, en exige la connais sance des employés de l'administration et de la justice Les savants et les littérateurs, par un louable sentimen de patriotisme, s'appliquent à en conserver les monu ments. A la tête des travaux entrepris dans ce but, faut compter ceux de la Société du Muséum nations Le 1er janvier 1827, elle a commencé la publication d deux journaux littéraires : l'un, en langue bohème, ( paraissant tous les trois mois ; l'autre, en allemand forme une publication mensuelle. « La tendance de ces journaux, disent les rédacteur doit être une tendance toute patriotique ; tout ce qui pet intéresser les Bohêmes, comme Bohèmes, doit s'y trouva exprimé avec liberté et sagesse. Cette feuille, s'il est poi sible, doit être une feuille vraiment nationale. H L Journal de la Société du Muséum national contient doM ------------------------------------------------------------------------ :?9 des recherches sur l'histoire de la Bohême, des publiations, des discussions de tous les genres de monuments ; oncernant cette histoire ; 2° des observations sur l'his)ire naturelle du pays ; 3° des échantillons de poésies ; ationales. Nous dirons d'abord un mot de la partie his- , )rique de ce recueil : les poésies nationales de la Bohême iendront ensuite. On remarque dans les premiers numéros de ce recueil lusieurs morceaux traduits de l'ancienne langue bohême, t qui éclaircissent quelques points des annales du pays, ntre autres l' Abrégé d'une Chronique contemporaine du iége de Prague, par les Suédois, en 1648, où les événefients de ce siége mémorable sont racontés, heure par teure, par un témoin oculaire. Un morceau fort curieux st l'extrait du Journal de voyage des envoyés de Georges, oi de Bohême, à Louis XI. Ce Georges avait eu la pensée, Grt extraordinaire pour son temps, d'une espèce de haut ribunal, formé par les différents monarques de l'Europe, levant lequel chacun d'eux pourrait porter sa plainte, )oit contre les agressions des autres souverains, soit entre les prétentions de ses propres sujets, et, ce qui me emble surtout avoir occupé Georges, contre celles de 'Église. Il voulait que Louis XI se mît à la tête de cette onfédération. Le récit naïf des bons envoyés bohêmes nontre au lecteur, beaucoup plus clairement qu'ils ne ont vu eux-mêmes, l'âme tortueuse de Louis XI. Après es avoir tracassés quelque temps, il finit par les éconluire en homme dont la politique ne tendait pas préci;ément à établir la paix entre les puissances de l'Europe. -•a peinture des dangers et des obstacles à travers lesquels ls exécutent ce voyage maintenant si facile, retrace vive" nent l'état de la civilisation à cette époque. Les guetstpens auxquels ils échappent à grand'peine, l'hospitalité peu chanceuse de laquelle ils dépendent; la manière I ------------------------------------------------------------------------ dont ils sont parfois rançonnés et la naïve humeur qu' en témoignent, font voir comme on respectait alorw'" droit des gens et le caractère sacré d'ambassadeur : « Le mercredi après Sainte-Sophie (le 16 mai), à treizième heure (l'heure italienne), nous partîmes < Prague, et par Beraun et Tilsen nous fûmes gagn Tachau, où nous passâmes le jour de Pâques chez le si de Buriau. Les moines de Valdsassen nous reçurent av< beaucoup d'hospitalité. Un demi-mille avant le couven nous rencontrâmes un gros de croisés allemands qui s'f allaient guerroyer contre les Turcs païens. A 'V unsiede ville du margrave de Brandebourg, on nous regarda c travers ; on y garde les balles d'arquebuse que lt Bohêmes ont autrefois jetées dans la ville (dans la guéri des Hussites), et qui sont suspendues à des chaînes dar l'église comme des reliques. Sur notre route de là à Bai reuth, nous déjeunâmes à Fars, où un prêtre nous vend le vin, la bière, le pain, le foin à la livre et fort cher; ( sorte qu'il nous fallut payer deux ducats de Hongri Notre septième couchée fut à Graefenberg, petite vil démantelée, que deux bourgeois de Nuremberg tienne] en fief de la couronne de Bohême. A Nuremberg, on noi fit présent de douze brocs de vin de France, d'Italie, autres ; on nous montra la ville et le château. Un prêt traversait le marché avec le corps du seigneur, et pe sonne ne le suivait ; dans la même rue chevauchait i homme qui voulait représenter saint Urbain, dont c'étî la fête. Hommes et femmes le suivaient en foule avec i drapeau, et personne ne faisait attention au prêtre et 1 ployait le genou ; mais on buvait à force dansles auberge A Anspach, où le margrave de Brandebourg tenait cour, nous dînâmes à la table du prince. Le seigne Kotska et Antonio (les autres envoyés) montèrent à che\ avec le margrave pour aller à la chasse. Il nous mei i ------------------------------------------------------------------------ issi clans les appartements de sa femme, ce qu'il ne fait as pour tout le monde. Le margrave nous donna une icorte pour nous conduire jusqu'à Stuttgard, chez le )mte de Wurtemberg. Là, beaucoup de belles femmes jeunes filles nous invitèrent à les visiter. D'autres nrent avec des ceintures et des bourses qu'elles offraient ~ nous vendre, si bien que le sire de Bawer regrettait être marié. Nous obtînmes une escorte pour aller jusj'à Pforzheim, d'où nous partîmes pour Baden, où nous rivâmes le 3 juin. Le margrave nous envoya du vin et J gibier, et nous invita le jour suivant à sa table, où lui la margrave, sœur de l'empereur (Frédéric IV), nous rent beaucoup d'honneurs. Nous nous baignàmes dans s eaux thermales, et nos compagnons dansèrent avec la "incesse et ses filles, et au coup de rAve Maria, tous se iettaient à genoux, chacun avec sa danseuse. « De là, avec notre escorte et une recommandation du iargrave, nous allàmes à Strasbourg, où les fiers seifleurs de la ville (die Stolzen Stadt-Herren) nous souaitèrent la bienvenue et s'informèrent de la santé de otre gracieux roi et seigneur ; et ils dirent au sire Kotska L ue nous ne pouvions aller plus loin sans danger, soit que ous voulussions descendre le Rhin jusqu'à Cologne, soit ;■ ue nous voulussions le remonter; et ils nous offrirent r nquante ou cent cavaliers, qui devaient nous escorter ans les passages périlleux. Ils nous donnèrent avis sur! )ut du comte Jean d'Eresburg, qui, comme nous l'apr rîmes depuis à Constance, nous guettait dans les monr Ignes. Mais, grâce à notre prudence, il ne put nous f rendre. » t Enfin les envoyés atteignirent, le 22 juin, le roi à Saint. '01. Il leur assigna une audience à Abbeville, où il devait a trouver, au plus tard, le mercredi 27. « Il n'y fut que le 10 juillet, dit le mème narrateur, et ------------------------------------------------------------------------ il n'a jamais rien fait de ce qu'il nous avait annonc comme aussi sa promesse de nous expédier en six jour qu'il n'a point tenue. » En attendant cette audience, discussion s'était établie vivement entre les envoyés c , Bohême et le chancelier du roi. Celui-ci disait : « que roi de Bohême ne pouvait rien faire sans l'assentimei du pape et de l'empereur. » A quoi le sire Kotska re pondit : « Certes nous prenons en considération ce qi est dû au Saint-Père et à la majesté impériale ; mais il e: étonnant, ajoutait-il, qu'il vous soit désagréable à vor autres prélats que nous, laïques, nous fassions quelqu chose de bon par nous-mêmes ; tout devrait se faire pa votre pouvoir et votre influence, et vous, seigneurs spi rituels, il faut que vous vous mêliez de toutes les chose temporelles ! » Le roi reçut les ambassadeurs, parla de son attachemen au roi de Bohême, puis suscita des lenteurs, les chican sur les formes de leurs lettres de créance, sur le titre dl duc de Luxembourg que prenait leur souverain, et enfin après avoir été encore quelque temps promenés d'ui lieu à un autre, ils retournèrent chez eux sans avoir rier obtenu. La traduction et la publication de cette pièce est due ainsi qu'un grand morceau d'histoire sur le grand interrègne de Bohême (de 1439 à 1453), qui mériterait d'être traduit dans son entier, à M. F. Palacky, jeune homme plein de talent, qui se voue avec un grand zèle à la recherche et à l'examen des sources d'où peut sortir une histoire de Bohême : il voit dans cette histoire une lutte continuelle des Bohèmes pour conserverau milieu des populations étrangères qui les environnent, leur individualité nationale (Bœhmischthum). Selon lui, la question pour la race bohème dans la guerre des Hussites, dans les guerres de la réformation, était une question d'exMr ------------------------------------------------------------------------ Lence. L'histoire politique de la Bohême présente aussi plusieurs particularités remarquables, comme l'impor:Mce très-ancienne du tiers état. Là, la féodalité semble 'avoir jamais été oppressive. Si haut qu'on remonte, on J'ouve les bourgeois des villes formant un ordre indé)endant et représenté. A aucune époque, au contraire, 1; clergé ne forme un ordre distinct et les évêques ne : missent d'aucun droit politique. Au commencement du Vie siècle (c'est toujours M. Palacky qui parle), les I uatre onzièmes des terres sont dans des mains non aris- pratiques. Enfin, les souvenirs de la guerre de trente î ns sont vivants à Prague : on montre encore aujourd'hui r ans la cathédrale un boulet que les Suédois y ont lancé, II de la ville on aperçoit la montagne blanche (Weissen\ erg), où était le camp de Wallenstein. Il suffit d'avoir vu Prague avec son immense enceinte, j 'op vaste pour sa population d'aujourd'hui, ses larges i les bordées de palais, ses vieilles églises, les deux villes J ai la composent, et qui plusieurs fois se sont fait la guerre fi i moyen âge, pour comprendre qu'il y a eu là un passé 3 lémorable. En regardant, des hauteurs qui la dominent, £dte double cité, cette foule de dômes qui lui donnent aelque chose de l'aspect majestueux et monumental de ( orne, ce beau pont couvert de statues, jeté sur un fleuve uvage, tout cet appareil d'une grandeur déchue dont s traces sont partout, on ne peut se défendre de parger l'intérêt qui attache les savants bohêmes à leurs 'uvenirs nationaux et anime leur érudition d'un zèle ttriotique. La lecture de quelques vieux chants indi: ines qu'ils ont publiés justifie encore mieux cet ini rêt, ------------------------------------------------------------------------ II. POÉSIES NATIONALES. Le caractère propre aux nations slaves les distingi d'une manière frappante de toutes les autres. Interne diaire en quelque sorte entre les peuples du Midi et li peuples du Nord, cette race semble tenir aux uns par climat, aux autres par les dispositions naturelles et 1 tempérament. Les Slaves n'ont rien de ce flegme sep tentrional qu'on retrouve à différents degrés chez toute les nations scandinaves et germaniques ; elles ont aus: en général plus de finesse et peut-être moins de can deur. Un sang plus vif, plus chaud, plus léger, cou] dans leurs veines. Ce sont véritablement des méridio naux égarés au Nord. Rien n'est plus délié et plus bril lant qu'un Polonais, et ceux qui ont été à Moskow as surent que la population y est presque aussi animée, E qu'il s'y fait presque autant de bruit dans les rues qu' Naples. Il n'y a pas trop longtemps qu'on a commenc à s'occuper sérieusement des langues et des littérature slaves. Ces belles langues, dont la parenté avec le san scrit est maintenant reconnue, paraissent se rapproche à quelques égards, plus même que le grec, de ce ma gnifique idiome. Si l'abondance de leurs formes les re commande à l'attention du philologue, elles ne sont pa ------------------------------------------------------------------------ t îoins dignes, sous le rapport littéraire, d'exciter viveient l'attention de ceux qui se plaisent à l'étude des f oésies populaires. En effet, chaque branche de la fa- S lille des langues slaves est riche en poésies de ce genre. r es plus connues jusqu'ici, et à ce qu'il paraît les plus elles de toutes, sont les Chants serbes. Les Russes pos- t èdent aussi de fort anciennes poésies nationales, dont uelques-unes remontent, dit-on, jusqu'au temps des randes invasions des Barbares ; et chaque jour il s'en i ompose de fort belles, témoin le fameux chant de mi- E ice (Landwherlied). A Prague, centre intéressant de la culture slave, on a publié récemment des collections de ;;hants populaires polonais, moraviens, slovaques. Il y t aussi, sans compter la Gusla, des recueils de chants lyriques. Dans toutes ces poésies slaves, aussi bien dans celles qui sont nées sous une latitude plus boréale que > lans celles qui ont vu le jour sous un ciel plus doux, on ,'etrouve le même caractère de vivacité, de chaleur, de f passion, souvent une hardiesse et une imagination tout I orientale, pareille à celle qu'on rencontre çà et là dans f es chants de la Grèce moderne qu'a fait connaître le travail si accompli de M. Fauriel. La Bohême a aussi ses chants populaires. Pour en \ recueillir un grand nombre, il suffirait de se promener pendant l'été dans les rues de Prague, où les gens de la campagne les chantent dès l'aube du jour. L'instinct ^musical, universellement répandu parmi les Bohèmes, Y perpétue et y renouvelle sans cesse la poésie popu! laire. Mais, si nous en croyons le témoignage d'un savant \ du pays qui semble du reste zélé pour sa gloire (Ant. r Müller Monatschrift der ges. des vat. mus., 1827, Aug., P. 72), cette poésie n'est pas aujourd'hui ce qu'elle fut r en Bohême, ce qu'elle est encore chez d'autres peuples slaves ; le moment de sa fleur est passé. Heureusement x ; ------------------------------------------------------------------------ un monument plus ancien permet de juger de ce qu'élit a été autrefois. M. le bibliothécaire Hanka a publié er 18191 une collection de poëmes dans l'ancienne langue bohême, assez différente, à ce qu'il paraît, de la langu( actuelle. Cette publication du texte original est accompagnée d'une traduction en langue bohème moderne ei d'une version allemande, qui me permettra de faire connaître quelque chose de ces poésies aux lecteurs français. Le fragment du manuscrit qui les contenait a été trouvé dans le couvent de Kœniginhof, sous un amas de vieux papiers. Sa date parait tomber entre 1290 et 1310, mais la plupart des morceaux qu'il renferme sont évidemment plus anciens. Il en est un , entre autres, le plus remarquable de tous, qui remonte certainement à un temps païen. Le sujet est la résistance des héros bohêmes à des conquérants chrétiens, probablement à des Francs. Ce chant a un caractère sauvage et fier : on y sent un emportement de haine et de valeur qui va bien à une pareille époque. Les autres offrent le même caractère ; seulement il est moins prononcé. Un échantillon de ce poëme servira donc à donner une idée de tous. Je vais en extraire les parties les plus saillantes. c( Ici commence le récit d'un grand combat : « Au-dessus d'un bois noir s'élève un rocher ; sur le rocher monte le fort Zaboj. Il regarde le pays autour de lui de tous côtés; et, à l'aspect du pays, il est rempli de douleur. Il soupire comme si des colombes pleuraient. Longtemps il demeure assis, abîmé dans sa douleur ; ensuite il s'élance comme un cerf, il descend à travers la forêt vaste et solitaire ; se hâtant, il va d'un homme à Une autre édition a paru en 1829, ------------------------------------------------------------------------ an autre ; dans toute l'étendue du pays, il va trouver i chaque brave, lui dit secrètement de courtes paroles , s'incline en passant devant les dieux, et va chercher un ilutre brave. Il s'écoule un jour; le second se passe iiussi, et, comme dans la nuit du troisième la lune se 3 ève, les hommes se rassemblent ici dans le bois, et vers HUX vient Zahoj, et il les conduit dans une vallée, dans s une vallée profonde, au sein de la grande forêt. Au-dessous, bien au-dessous d'eux, se place Zaboj ; il prend non varito plaintif : « Hommes au cœur de frère, hommes jll aux regards étincelants , écoutez , je vous chante des c« profondeurs de la vallée un chant qui me vient du r« cœur, oui, du profond de mon cœur, que le chagrin [« consume. I( Le père est allé vers ses pères ; il a laissé à la maison ses enfants et aussi sa bien-aimée, et à personne il n'a dit : Frère, parle-leur, dis-leur des paroles pateri « nelles. Et voici qu'un étranger est entré avec violence « dans notre pays, et il commande ici dans une langue « étrangère ; et ce que l'on fait depuis le matin jusqu'au « soir, dans l'étranger, il faut que nos femmes, nos en« fants le fassent ici. Il faut que nous n'ayons qu'une « compagne dans tout le cours de notre vie. Depuis « Wesna jusqu'à Morana1, ils chassent les éperviers des Il bois sacrés ; et, s'il y a des dieux dans les terres étranIl gères, c'est devant eux que nous devons nous in« cliner, à eux que nous devons porter les offrandes. I( Nous ne pouvons plus nous frapper le front devant « nos dieux, ni le soir leur porter de la nourriture. I( Là où le père a porté aux dieux de la nourriture, Il où il est allé entonner les anciens cantiques, ils ont 1 La vie terrestre est sous la garde de deux divinités : Wesna (le printemps), et Morana (la mort). ------------------------------------------------------------------------ « abattu tous les arbres, ils ont mis tous nos dieux t i « débris. « — Ah ! Zaboj ! oui, c'est du cœur que vient te « chant, et il arrive à notre cœur, au milieu de noti ,1 « poitrine, que le chagrin remplit. Comme Lumir qui* IC par ses paroles et sa voix, savait émouvoir le Wys: « sehrad et tous les pays, ainsi toi tu émeus moi et toil (1 mes frères. Oui, les dieux aiment les bons chanteurs ! Il chante donc : la puissance t'a été donnée d'enflammen « les cœurs contre l'ennemi. « Le regard de Zaboj rencontre le regard embrasé d colère que lance Slawoj, et il continue ainsi d'enflam fmer les coeurs : « Deux jeunes héros, dont la voix comc « mençait à être virile, allèrent à la forêt. Là, avec l'épé j « et la hache, ils exercèrent leurs bras ; puis ils ca.) « chèrent leurs armes, et revinrent joyeux dans leuio * maison. Et lorsque leur bras fut devenu assez robuste « et leur âme assez forte pour fondre sur l'ennemi, el C( quand les autres frères eurent aussi grandi, tou« - « s'élancèrent sur l'ennemi, et leur colère ressembla è « l'orage du ciel, et le bonheur d'autrefois revint dans « le pays. »> « Tous alors se précipitent vers Zaboj, le pressent dans leurs bras vigoureux ; ils placent les mains sur la poitrine les uns des autres, et prononcent beaucoup de sages paroles ; et la nuit était avancée, le matin approchait : alors ils se dispersent, ils se cachent derrière les arbres, ils sortent du bois par tous les côtés. Il s'écoule un jour ; le second se passe aussi, et après le troisième, quand la nuit était déjà sombre, Zaboj vint à la forêt. Derrière lui des troupes de combattants s'avancent à travers la forêt. Slawoj vient aussi, et derrière lui s'avancent à travers la forêt des troupes de combattants, tous pleins d'une ferme confiance en leur ------------------------------------------------------------------------ hef, tous haïssant le roi1 du fond de leur cœur, tous iortant des armes aiguës, et les portant contre le roi. fi: * « De l'innombrable armée de Ludiek8, un bataillon ombreux s'élance sur Zaboj ; et Zaboj, les yeux en feu, élance condre Ludiek. Comme si, s'arrachant de la )rét, un chêne combattait contre un chêne, Zaboj ondit au-devant de l'armée à la rencontre de Ludiek. udiek le frappe avec son épée, et fend trois peaux de on bouclier. Zaboj lui porte un coup de hache. Ludiek aute lestement de côté ; la hache rencontre un arbre, tombe sur l'armée, et trente guerriers vont rejoindre îurs pères. i •- « Zaboj alors prend sa hache d'armes ; Ludiek saute L,e côté ; Zaboj brandit haut sa hache et la lance à son nnemi , la hache vole et brise le bouclier ; derrière le ouclier elle brise la poitrine de Ludiek. La pesanteur de i i hache épouvante l'âme de Ludiek ; la hache fait sortir rette âme du corps, et pénètre cinq brasses plus avant f ans l'armée. J « Écoutez dans la forêt le hennissement des chevaux. A cheval, à la poursuite de l'ennemi ! partout, chevaux agiles, portez notre vengeance sur ses traces ! » >'t sur les chevaux agiles s'élance la foule des guerriers, J t ils s'élancent rapidement à la chasse de l'ennemi. Les 1 hevaux soufflent de fureur : plaines, montagnes, bois | isparaissent ; à droite, à gauche, tout fuit derrière eux. I oyez, là rugit un torrent impétueux; flot sur flot se j trécipite, et sur les bords rugit l'armée, qui chasse les à - é ( 1 On pense que le roi ennemi est Dagobert. » ' Probablement Louis, ------------------------------------------------------------------------ fuyards : tous s'élancent à travers le courant rapid 1. Beaucoup des étrangers périssent dans les flots : les fie i portent à l'autre rive les guerriers amis. Un milan sai vage déploie ses ailes, et donne la chasse dans toute i plaine à une volée d'oiseaux : c'est l'armée de Zaboj q i se déploie, s'étend, et qui, dans tout le pays, s'élance î la poursuite des ennemis, les terrasse, les écrase 1 II foule sous l'ongle des chevaux ; furieuse, les poursuit i nuit, au clair de la lune, les poursuit au grand jou.4 quand le soleil est brûlant ; et ainsi toujours durant r nuit sombre, ainsi toujours quand le matin commence t poindre. et Les vents rugissent dans le pays, dans le pays ru; gissent aussi les armées; dans le pays à droite, à gaucho marchent les longues lignes de soldats ; ils marchent e i avant avec des cris de triomphe. « Vois, frère, vois A « montagne grise où les dieux nous ont donné la vie i « toire : bien des âmes voltigent ici et là, d'un arbre et l'autre, et devant elles s'épouvantent les oiseaux et le. « bêtes fauves ; le hibou seul ne s'en effraye point. Allan) « à la montagne enterrer nos morts, porter à nos dieuxj « qui nous ont délivrés, de riches offrandes, entonner (1 les chants qu'ils aiment, et leur consacrer les armef « des ennemis que nous avons tués 1. » 1 Ce morceau a été écrit en 1828. ------------------------------------------------------------------------ DISCOURS SUR L'ANCIENNE LITTÉRATURE SCANDINAVE M ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ DISCOURS SUR L'ANCIENNE LITTÉRATURE SCANDINAVE. MESSIEURS, I La bienveillante amitié de M. Fauriel m'a désigné pour remplacer momentanément dans la chaire de littérature étrangère, création si importante et dont il s'est contré si digne. Vous n'attendez pas de moi, messieurs, ;,:ette profondeur de savoir, cette sûreté de critique, cette 'inesse d'exposition, qui caractérisent son enseignement ; Mais ce que vous êtes en droit d'exiger, c'est que celui '¡u'il a choisi s'efforce de ne pas être trop infidèle à ses exemples. Sur ces bancs, où j'ai été son auditeur assidu lt où il me sera doux de m'asseoir de nouveau pour l'enendre, dans des communications journalières aussi instructives, plus précieuses peut-être que ses leçons, j'ai ippris de lui à traiter sérieusement la science, à ne chercher dans les lettres qu'elles-mêmes, à ne point reculer 1 levant de pénibles études, et à ne craindre que l'esprit le système, qui aspire à se passer d'elles. Ces principes y seront les miens. Je tâcherai de tirer de mon sujet tout ------------------------------------------------------------------------ l'intérêt qu'il renferme; mais je m'interdirai sévèremei de chercher à lui prêter un intérêt étranger; et, pot commencer dès ce moment l'application de la méthod que je fais vœu de suivre, laissant de côté tout préan bule, j'entre en matière. Tous les monuments de la littérature qui va nous oc cuper sont écrits dans une langue qui ne se parle plu; si ce n'est dans une île presque inconnue à l'Europe presque entièrement isolée du monde. C'est dans cett île, à peine habitée, que se sont conservés la plupart d ces monuments. Ils contiennent les enseignements d'un religion qui, depuis huit siècles, a cessé d'exister, de traditions héroïques qui ont été étrangères à notre en fance, les récits d'une histoire qui semble se lier à pein, aux histoires que nous connaissons. Quel intérêt peu donc avoir pour nous cette littérature? Que nous fon ces antiquités obscures, cette religion sanglante, ces lan. gues et ces chants barbares? Pourquoi les tirer de1 brumes du nord et de la nuit du pôle? Mais, messieurs, si cette île, pauvre et lointaine, avai été, durant quatre siècles, le siége d'une république in. dépendante, possédant une littérature originale comm< sa civilisation ; si l'étude approfondie de la langue, de 1: mythologie, des traditions scandinaves qu'elle nous i conservées, jetait un jour précieux sur les origines de li plupart de ces peuples barbares qui ont renouvelé l'Europe; si elle rattachait le nord à l'orient, les temps mo dernes à l'antiquité ; si elle révélait les rapports essentiel des nations germaniques avec la Grèce et l'Italie d'uni part, et de l'autre avec la Perse et l'Inde; si cette religioi d'Odin, qui semble, au premier coup d'œil, si bizarre e si monstrueuse, renfermait, avec un système cosmogo nique assez régulier, les traces de sa propre histoire e celle des races au sein desquelles elle s'est formée ; si le ------------------------------------------------------------------------ oésies héroïques de l'Edda étaient les débris d'un grand asemble épique, d'un grand cycle, héritage commun 3S nations germaniques ; si les traces de la diffusion de f cycle se retrouvaient dans presque toute l'Europe ; et la comparaison de ces vestiges dispersés avec le recueil andinave, éclairait la question de la poésie primitive ir des rapprochements avec la formation de l'épopée )mérique, d'autant plus frappants qu'ils sont puisés us loin d'elle; si des monuments d'un genre particuîr offraient, sous le nom de sagas, le plus riche déveppement du récit traditionnel, transition curieuse de la ble à l'histoire ; si leur lecture, importante à d'autres ;ards, faisait mieux comprendre sous quel point de vue i doit étudier les muses d'Hérodote et les premiers lies de Tite Live; si une poésie lyrique où l'exaltation frénée de la guerre et de la mort éclate à côté d'une re•> terche maniérée et d'une pédanterie laborieuse, fermait cercle de cette littérature extraordinaire; si enfin, de < éme qu'en remontant à ses sources, on est conduit au nd de l'orient et au sein de l'antiquité la plus reculée, i suivant son influence sur les temps postérieurs, on / voyait se répandre sur le moyen âge, le traverser même, , dans certaines localités, se propager jusqu'à nos jours; j^iun mot, si ce point trop négligé de l'histoire littéraire ,r uchait à tant de lieux, ce moment à tant de siècles, iut-êtreserais-je justifié à vos yeux d'en avoir fait l'objet longues études, le but de lointains voyages, et de le loisir pour sujet du cours que j'ouvre aujourd'hui devant 'us. Messieurs, la littérature scandinave est peu connue en 'ance. Avant de nous engager dans ses détails, je crois 'voir vous exposer sommairement les principaux faits et s principaux résultats que ces leçons devront établir et ivelopper. ------------------------------------------------------------------------ On n'arrive, messieurs, à l'intelligence complète d'ur littérature, et surtout d'une littérature primitive, qu'e passant par des recherches un peu profondes sur l'hh toire du peuple qui l'a produite, sur les origines, la Jar gue, la religion de ce peuple. C'est aussi par où noi ? commencerons ; c'est quand nous connaîtrons les natioi scandinaves en elles-mêmes et dans leur rapport av( les autres nations; c'est quand nous aurons rattacti leur développement particulier au développement gf néral de l'humanité, que leurs monuments littérairl auront pour nous le sens et la valeur qui leur appai tiennent. La Scandinavie, c'est-à-dire les pays dont se compeu sent aujourd'hui les trois royaumes du nord, le Danff, mark, la Suède et la Norvége, la Scandinavie est cou verte presque tout entière par des populations de rac germanique. Cependant d'autres populations étrangère à cette race ont occupé jadis une grande partie, habiter encore quelques extrémités, et sont errantes sur les cou fins de la terre Scandinave. Ces populations faisaient par tie de la grande famille des nations finoises qui, se dé versant à l'orient et à l'occident des monts Oural, sembler: avoir, à des époques reculées, couvert un vaste espace et joué un grand rôle dans les contrées septentrionale de l'Asie et de l'Europe. Nous arrêterons d'abord notr attention sur ces peuples qu'on pourrait appeler les Cel tes du nord, dont ils disputèrent longtemps lapossessio; aux tribus germaniques ; ces peuples opiniâtres et som bres auxquels une disposition particulière à l'extase fi de bonne heure un renom de magie et de divination, que dans plusieurs endroits, ils ont conservé jusqu'à nos jours race en partie fondue dans d'autres races ou asservi, par elles, mais qui s'étendit sur les deux bords de la Bal tique, conquit la Hongrie, comme l'atteste la langue dt ------------------------------------------------------------------------ 3e pays, fonda sur les plages glacées de la mer Blanche in État qui faisait le commerce avec l'Orient, quand les narchandises de l'Inde descendaient sur la Dwina, aux ieux où est Archangel ; quand les monnaies arabes circuaient dans les comptoirs de la Baltique; et, si l'on en iroit les opinions les plus récentes des orientalistes, race 1 laquelle appartenaient des nations nombreuses du nord le l'Asie, entre autres les Huns, ces terribles vengeurs le leurs frères finois opprimés ou détruits par les nations germaniques. Passant des Finois. premiers habitants de la Scandinavie, aux conquérants germains, ceux-ci nous préseneront deux divisions, et, pour ainsi dire, deux couches tu sein d'une même race. Les plus anciennement établis lans le sud de la Suède et en Danemark portaient le nom le Goths, ce nom qui a retenti dans toute l'Europe, qui t voyagé avec le soleil depuis les bords de la mer Caspienne jusqu'à l'embouchure du Tage. Après les Goths un autre rameau germanique fit invasion dans la péninsuie Scandinave. î Ces nouveaux envahisseurs s'appelaient les Ases, c'esti-dire, les forts, les dieux. Leur chef portait le nom l'Odin, l'une des principales divinités dans le système le religion commun aux Ases et aux Goths, et vraisemblablement aussi à un très-grand nombre de nations germaniques. Les Ases, qui paraissaient être entrés plus au nord que les Goths, établirent sur les bords du lac Mœlern, vers le point où depuis a été Stockholm, le centre d'un pouvoir théocratique et guerrier ; les Goths demeurèrent en possession de la Suède méri- dionale. ï Les Ases pesèrent fortement sur les nations finoises, et les reléguèrent partie au nord dans la Laponie, partie au nord-est dans la Finlande. Les guerres d'extermination ki * , ------------------------------------------------------------------------ que les Ases firent aux Finois remplissent les tradiLi^ scandinaves. Il n'en fut pas de même à l'égard des Gos avec lesquels ils avaient communauté de religion et d'cgine. Mais les Ases, qui prirent aussi le nom de Sué(h (svi-thiod), paraissent s'être placés, vis-à-vis des Gotl, dans une attitude de supériorité sacerdotale et politic,;. dont les traces se retrouvent au moyen âge, et n'ont peêtre pas encore complétement disparu. Maintenant d'où venaient ces Goths et ces Ases? c't demander d'où venaient les nations gothiques et mêiî toutes les populations germaniques. Ici la question k l'origine des peuples scandinaves prend de la grandet ï car elle se rattache à celle de la migration des barbare Nous serons obligés, messieurs, de nous occuper de o immense événement ; nous remonterons, pour ainsi di > ce torrent de peuples en suivant les traces des natio scandinaves. Elles nous conduiront du côté de l'Orien, d'abord aux rives de la mer Noire, et au pied i i Caucase, porte par où ont passé les tribus asiatique espèce de caravansérail sur la grande route du gen, humain, où se sont arrêtés les traînards de toute race, où on trouve comme des échantillons de chacune d'elle enfin de précieux indices nous entraîneront encore pl loin: guidés par eux, nous entreverrons au centre et î sommet de l'Asie, au nord de l'Inde et de la Perse, point d'où sont partis ceux que nous avons trouvés étab! sur les bords de la Baltique et du golfe de la Bothnie. J'espère, messieurs, rassembler devant vous des prêt ves de cette longue course des populations scandinaves travers le monde, qui ne laisseront aucune incertituc dans vos esprits. Mais dès aujourd'hui je dois vous prt venir contre la surprise que cette assertion peut VOl causer. Comment, direz-vous avec Tacite, serait-on ven d'un pays plus heureux dans la triste Germanie ?J'ajonrn ------------------------------------------------------------------------ 'S diverses explications qu'on peut présenter de ce fait, St pour aujourd'hui je me borne à répondre : Connaissons=ous toutes les antiques révolutions qui ont agité ces nasses d'hommes, pressées dans le centre de l'Asie ou [erdues à ses extrémités? C'est du milieu de cet océan fc peuples qu'ont dû se soulever ces grandes tempêtes )nt nous avons à peine aperçu les dernières ondulations fins notre coin reculé du monde ; et se heurtant, et se prisant les uns contre les autres comme des vagues, ils se font rués en désordre partout où ils trouvaient de la place, ins s'inquiéter s'ils marchaient au nord ou au sud, à ¡orient ou à l'occident, n'ayant pas le choix de la marche suivre et de la terre à prendre, allant où ils étaient forîs d'aller, s'emparant de ce qui restait vacant, comme ans une foule on obéit à cette force immense et confuse ui vous entraîne vers un point ou vers un autre. Ainsi .s peuples ballottés pêle-mêle n'ont point choisi librement turs demeures; ils se sont avancés en tous sens, selon ue les poussait et les dirigeait la nécessité. 1 Revenus du fond de l'Orient dans la péninsule scandiave, nous ne nous y renfermerons pas longtemps, car ~ ne fut ni dans cette péninsule qui comprend la Suède et ï Norvége, ni dans la Chersonèse, ou les îles danoises, ue se développa de la manière la plus complète, la naonalité Scandinave. Ce n'est pas dans ces pays que deaient se conserver le plus fidèlement la langue, la reliion, les traditions poétiques des populations qui les abitaient; la Scandinavie devait, pour ainsi dire, se 'ansporter tout entière dans une île; cette île devait tre l'asile et comme le sanctuaire du génie des peuples ermaniques, et nous transmettre un jour les seuls mouments littéraires où il subsiste dans sa pureté. C'est de ette contrée remarquable qu'il faut vous parler. Sous le cercle polaire, entre l'extrémité septentrionale ------------------------------------------------------------------------ de l'Europe et la côte orientale de l'Amérique, aux co: fins du monde vivant, est situé l'un des plus singulk pays que les hommes aient jamais habités : c'est l'Islanc Imaginez une grande île, formée presque tout entit de produits volcaniques, sillonnée de laves, couverte cratères et de glaciers. Tout, dans ce pays boréal, aver qu'on marche sur un gouffre ardent; on vient de francl une nappe de neige, et le pied enfonce dans le soui liquide. Ici s'élancent à cent pieds des jets intermittei d'eau bouillante de deux toises d'épaisseur; là, des c lonnes d'une vapeur chaude sortent du sein de la teri et forment des réservoirs d'air tiède au sein d'une atm sphère glacée. L'Islande est un volcan à plusieurs bouch( Sans doute, elle est sortie un jour de la mer qui l'em ronne ; la cause qui l'a soulevée continue à la travaill en tout sens, et maintenant il semble qu'au milieu de s glaces, dans sa lointaine solitude, elle achève lenteme de se dévorer elle-même. Rien de plus triste, de plus désolé, comme on pe' croire, que l'intérieur d'un tel pays. Les côtes seul, sont habitées, le centre n'est qu'un désert de laves, c l'on ne rencontre ni arbre, ni un être vivant. Pendai quelques mois seulement, l'Islande peut communiqut avec le reste du monde. Durant ses longs hivers, elle e isolée par les tempêtes, et cernée en partie par les glacf que les courants accumulent sur ses bords. On voit ar river les ours blancs, embarqués sur ces glaces qui s'avar cent avec une incroyable vitesse, et si alors il survier une tempête qui soulève et agite ces masses flottante; elles se choquent et se brisent avec d'épouvantables cra quements. Éclairez une pareille scène des feux sanglanl d'une aurore boréale, mêlée à la lueur des volcans, ( reflétée par la neige ; qu'à ces tourmentes de l'océan d nord répondent les commotions des tempêtes souterraine ------------------------------------------------------------------------ lui soulèvent en vagues un sol de laves à demi refroidi, t vous aurez une idée de ce que peut présenter de plus errible et de plus grand la nature septentrionale : telle i st l'Islande, et l'amour de la patrie est si plein d'illusions hez tous les hommes, qu'un proverbe national dit : I/Islande est le plus beau pays que le soleil éclaire. Il L'Islande fut peuplée au IXe siècle, par suite d'une évolution qui s'opéra presque en même temps en )anemark, en Suède et en Norvége. C'est alors que unité de ces royaumes fut fondée, que quelques chefs droits soumirent les autres à leur autorité. Ceux à qui e changement ne convenait point, ceux qui regrettaient ancienne indépendance, émigrèrent, et un grand nom- Ire alla chercher un asile en Islande. L'Islande se trouva insi le refuge de tout ce qui tenait le plus fortement aux anciennes mœurs, aux traditions nationales. Ces fugitifs importèrent avec eux la vieille religion du nord, établirent une sorte de république patriarcale, gouvernée par in président nommé l'homme de la loi. Cet état de chose lura quatre siècles. L'Islandais, dans sa jeunesse, était commerçant ou pirate, quelquefois tous les deux ensem)le, puis, il revenait dans son île, vivait dans sa maison le bois, de ses troupeaux, de quelque agriculture, là où Jlleétait possible, et partageait son temps entre ses affaires lomestiques, les assemblées locales de chaque canton, ît l'assemblée générale qui avait lieu une fois l'an, sur le bateau volcanique de Thing-ValIa, appelé aussi la Monlagne de la loi. Joignez-y quelques coups de main auxluels donnaient lieu les querelles des diverses familles, ît force procès, et vous aurez une idée assez complète de 'existence d'un Islandais. Tout le loisir que lui laissait un genre de vie si peu occupé était employé soit à composer, soit à écouter des chants et des récits. Grâce aux diverses circonstances qui favorisèrent ce penchant na- ------------------------------------------------------------------------ turel, l'Islande devint bientôt le foyer principal delà 1 térature Scandinave, et c'est ainsi que cette littérature la langue dans laquelle elle existe, ont été nommées i différemment Scandinave ou islandaise. Cet idiome appartient à la famille des idiomes gE maniques. Nous déterminerons la place qu'il y occupe celle que la famille dont il fait partie occupe elle-mêr dans le système général des langues. Ici, nous aurons besoin de poser quelques principes, la science étymologique, pour ne pas nous laisser entri ner à des inductions mensongères. Nous examinerons les règles que doit suivre une cr tique sévère dans les rapprochements qu'elle établit s( entre les mots, soit entre les formes grammaticales qu'el compare 1. Grâce à des travaux récents entrepris en Allemagne dans le Nord, et qui se poursuivent en France avec su( cès, la science étymologique à laquelle des tentativt extravagantes avaient attaché une sorte de ridicule, e: devenue une science philosophique et positive tout en semble. Flambeau précieux et quelquefois unique, eli éclaire ce que l'histoire laisse trop souvent dans l'ombre la filiation et le berceau des peuples. En outre, prise e elle-même, elle offre un intérêt indépendant de ce genr de services. L'histoire des langues peut s'appeler un anatomie ou plutôt une physiologie comparée, car un langue est comme un être vivant dont l'organisme se dé veloppe suivant des lois constantes. Nous aurons à étu dier cet organisme, à constater quelques-unes de se lois avant d'entamer la comparaison des idiomes germa niques avec les autres idiomes qui leur ressemblent. Nou 1 Voy. plus loin le morceau intitula : Quelques principes p01l1 l'histoire comparée des langues, ------------------------------------------------------------------------ Wfl/rant alors à cette comparaison, nous pourrons y npBfc)rter quelque méthode et quelque certitude. Les résultats auxquels nous arriverons seront à la fois assez piriants et assez vastes, pour mériter que nous ne marchions $ srs eux que pas à pas, avec prudence et réserve. N'est-ce (â is un fait frappant que l'analogie fondamentale qui Hikiste entre les langues germaniques et les langues grecae et latine? Qu'aurait pensé, bon Dieu ! l'antiquité, iw dédaigneuse et si ignorante de tout ce qui était barri] ire, qu'auraient dit les Romains, si on leur eût appris ne ces Goths, ces Francs, qu'ils regardaient à peine fi )mme des hommes, parlaient une langue dont les prin|J pales racines se trouvaient dans leur propre langue, dont jf grammaire ignorée était une contre-épreuve assez fidèle p celle de Sophocle et de Démosthène, de Cicéron et de irgile? Il fallait, pour reconnaître cette vérité, qu'après bien es siècles, les descendants de ces barbares eussent établi i, es bibliothèques et des académies dans la Chersonèse j imbrique et dans le pays des Cattes. Ce n'est pas tout, d'autres analogies non moins certaines rattacheront les langues germaniques aux anciens eliomes de la Perse et de l'Inde, si étroitement liés euxflêmes avec ceux de la Grèce et de l'Italie; et, pour la .'pconde fois, nous aurons touché aux régions lointaines fe l'Orient, en partant de l'Islande. Enfin, après les considérations de race et de langues, jf n troisième objet de notre étude achèvera de nous préarer à la littérature des peuples scandinaves. Je veux tiarler de leur religion. Afin de répandre quelque lumière sur la mythologie icandinave, je vous présenterai d'abord un tableau de on ensemble. Je construirai devant vous ce monde ou plutôt ces mondes, dont la superposition et la juxta po- ------------------------------------------------------------------------ sition symétrique forment dans les idées scandina^ l'édifice de l'univers. Je déroulerai à vos yeux ce grai drame cosmogonique qui s'ouvre par la naissance monde, et se dénoue par la catastrophe dans laquelle terre, le ciel et tous les dieux périssent pour renaîtr drame lugubre, sur lequel planent d'un bout à l'au) une tristesse belliqueuse et un pressentiment sinist] C'est la vie sortant des ténèbres et des glaces de l'abîm c'est l'univers formé des débris d'un cadavre, un délu de sang, des dieux qui souffrent et combattent, des die qui savent qu'ils doivent mourir ; c'est Balder qui pe de la main d'un frère ; c'est Odin que le loup dévor enfin c'est la destruction universelle des êtres. En pi sence de ces redoutables scènes, on est transporté aui lieu des fantômes du nord, on croit sentir son âme, pres par le froid et la nuit, se dissoudre avec ce nébuleux u vers. Si l'on entrevoit, vers la fin, l'aurore d'une vie n< velle, plus douce et plus sereine, elle est comme ces f( polaires qui brillent d'une lueur vague au sein des loi hivers, sans en dissiper les ténèbres1. Après avoir contemplé ces grands et sombres sy boles, nous tenterons d'en pénétrer le sens, non pari minutieuse interprétation, qui poursuit, dans des dét arbitraires, la chimère d'une explication complète; m en nous attachant à quelques idées fondamentales, n comparerons les mythes principaux de cette religion a ceux qui peuvent leur correspondre réellement dans religions de l'Orient ou de l'antiquité; enfin nous dem derons à la mythologie scandinave sa propre histoi nous chercherons dans son sein les traces des révoluti qu'elle a subies. Nous nous efforcerons de détermi son point de départ et les limites de son extension. I< -i ' Voy. plus loin l'analyse de la mythologie Scandinave. ------------------------------------------------------------------------ )ïncidence des résultats auxquels nous conduira cette reierche, avec ceux que nous aura fournis un travail du lême genre sur les races et les langues scandinaves, ous permettra de nous élever avec confiance à des con; usions qui ne sont peut-être pas sans importance pour ^connaissance des origines et des migrations des peuples ? pour l'histoire du genre humain. i Ainsi préparés à l'étude des monuments de la littérature ;andinave, nous aborderons ces monuments. \ Nous parlerons d'abord des plus célèbres, des Edda. Il existe deux recueils d'une nature et d'une composion entièrement différentes, et qui tous deux portent le om d'Edda. La moins ancienne est un ouvrage du derier grand homme de l'Islande, de Snorri Sturleson, iort au milieu du XIIIe siècle (1241). Cette Edda se comose de plusieurs traités en prose sur la mythologie et la ingue figurées, employées par les scaldes ou poëtes scaninaves. La première partie contient, sous forme de dia)gue, une exposition scientifique de la mythologie scaninave, faite longtemps après qu'on n'y croyait plus, et lans un but purement littéraire. Cette partie de l'Edda ie Snorri est l'ouvrage d'un mythographe : c'est en quelue sorte un dictionnaire de la fable. Une seconde partie ontient un choix de locutions poétiques inventées par es scaldes, de périphrases consacrées parmi eux, et, on )eut rigoureusement le dire, classiques, assez semblables t ce qu'on trouve dans un Gradiis ad Parnassum. Ce recueil avait pour but de faciliter à ceux qui prenaient plaiiir à la lecture des poésies nationales, et qui continuaient i se servir pour les leurs de l'ancien merveilleux Scandinave , l'intelligence et l'emploi du langage des scaldes. Enfin, à ces deux parties l'auteur a ajouté un traité de «grammaire, de rhétorique et de 'prosodie, que termine ------------------------------------------------------------------------ assez pédantesquement un poëme bizarre où sont l'en;'. niées toutes les formes de la versification Scandinave, pèce de métrique en exemples, et que l'auteur a intitule Clef prosodique. Telle est l'Edda de Snorri, nommée aussi l'Edda ii prose, la Nouvelle Edda, la seule dont une partie ait > traduite en français par M. Mallet, compilation préciei; par les faits qu'elle contient, mais sans intérêt et S1; valeur poétique, et qui ne ressemble pas plus à l'auEdda, à l'Edda en vers, à la vieille et véritable Eda que le livre d'Apollodore ne ressemble aux poésies d'L mère. Cette ancienne Edda est une collection de poëmes de. fragments de poëmes mythologiques, gnomiques, li, roïques, recueillis, au XIe siècle, par un Islandais nomi Semund. Les auteurs en sont inconnus, les dates dif ciles à déterminer. Ces poëmes remontent, au moi quelques-uns, à plusieurs siècles avant l'époque oit furent recueillis. Les poëmes mythologiques renferment les dogmes i cette religion sombre et guerrière dont je vous ai entr tenus. Souvent ils sont empreints, comme elle, d'm majesté lugubre et d'une tristesse sublime. Telle est la Voluspa 1, le plus important des poëm mythologiques de YEdda, débris d'une cosmogonie pei due, qui commence par la formation de l'univers et i termine par l'embrasement dans lequel il doit périr : c'e: l'expression voilée des mystères et des oracles ; c'est un vision confuse, gigantesque et terrible; c'est à la fois 1 Genèse et l' Apocalypse du Nord. II y a loin de là, messieurs, à ces poëmes burlesque Voy. pour la Yoluspa, le Haici-Mal et le Chant de Rig, lc Spécimens de VEddçt, donnés dans la suite de ce volume. ------------------------------------------------------------------------ lent satiriques qui se trouvent aussi dans la partie my; aologique de l'Edda, et dans lesquels les divinités scaninaves apparaissent sous un jour grotesque, où le malin oki persifle sans pitié la bravoure des dieux et la chasL îté des déesses, où le maître de la foudre est devenu un ersonnage stupide et vorace ; il y a entre ces deux ordres de poésies toute la distance qui sépare la théogonie 'Hésiode et les railleries de Lucien. Un poëme sentencieux, le Hava-Mal, contient les ada" es de la sagesse antique des nations scandinaves : c'est un récieux dépôt de cette morale traditionnelle que recueille expérience naissante des âges primitifs, que les siècles vivants se transmettent, qui plus tard se conserve si long• mips, et voyage si loin sous la forme vivace et populaire ,,J u proverbe : à côté sont les enseignements de la magie, cette science des Runes qu'on pourrait appeler la ca- Hale du nord. ] Un autre poëme de l'Edda (le Chant de Rig) contient, Tous l'enveloppe d'un mythe symbolique, l'histoire de l'origine de la société Scandinave, et y montre la naissance unes ordres dans ce qui fut ailleurs celle des castes, dans .'|i distinction des races. Je néglige d'indiquer plusieurs portions curieuses de ,\i Edda, entre autres ce singulier Chant du Soleil, le seul i^iorceau chrétien qu'elle renferme; ce récit du monde invisible que Semund prononça, dit-on, réveillé pour un moment du sommeil de la mort; où les dogmes les plus 'Menaçants du catholicisme font avec les mythes odiniques fine étrange alliance ; où l'on voit un Islandais du xne siècle, inspiré peut-être par ces peintures lugubres des sup1*! >lices éternels qui dès lors hantaient les imaginations néridionales, les rembrunir encore des noires couleurs le son ciel et du sanglant reflet de ses traditions, et empruntant aux deux religions leurs terreurs, créer un enfer ------------------------------------------------------------------------ où se mêle à des souvenirs de la Voluspa un pressentime de Dante. J'arrive à la partie peut-être la plus intéressante l'Edda, la partie héroïque. Tous les poëmes qui la composent, à l'exception d'i seul, se rapportent à un vaste ensemble de faits conce nant tous l'histoire d'une famille, celle des Volsungs, principalement la destinée d'un guerrier nommé Sigurf- Sigurd est le héros du nord. Une grande gloire, u fin triste et prompte; c'est là sa destinée, c'est aussi cet*' d'Achille ; et il est remarquable que dans la Scandinav f comme dans la Grèce, une même pensée mélancolique >. soit associée à celle de la vaillance et de la gloire ; qu, chez les deux peuples, le héros par excellence périsse da: l'éclat de la jeunesse et du triomphe. L'idéal de la vie h maine leur a semblé de même une carrière brillante courte, sans déclin, sans vieillesse, laissant après elle t ! longs regrets, une longue renommée ; dans le nord, c y a joint de longues vengeances. Sigurd est le centre du grand cycle épique dont je voi1 ai parlé au commencement de cette lecture. L'histoire d ce cycle est certainement une des pages les plus curieuse des annales de la littérature primitive. Il est rare qu'o puisse analyser aussi complétement les éléments divert poursuivre avec autant d'exactitude les phases d'une le gende épique. Le jour que réfléchit une pareille recher che rejaillit sur toutes les recherches du même genrt Nous ferons donc avec le plus grand détail cette mono graphie1, d'où l'on peut tirer des matériaux propres compléter l'histoire de la formation de l'épopée grecqu' et des épopées du moyen âge et de l'Orient. Voy. plus loin Sigurd, tradition épique des nations germaniques et dans le volume de poésies Sigurd, tradition épique restituée. ------------------------------------------------------------------------ : Nous recomposerons d'abord la destinée héroïque de igurd selon la version scandinave contenue dans VEdda. i ous verrons le héros conquérir sur un dragon le trésor tal auquel ses malheurs et sa mort sont attachés ; puis . 1er sur la montagne réveiller la jeune Valkyrie dans son liais entouré de flammes ; périr enfin, victime de la jaiusie et de la passion d'une femme, par la main d'un aître ; et celle dont l'amour a demandé sa mort, se tuer our le suivre. A ce moment commencent de nouvelles /entures, et, chose étrange, ici paraissent des noms histriques ; les plus grands noms de la barbarie intervienent dans cette légende islandaise. La veuve de Sigurd evient la femme d'un roi des Huns qui s'appelle Atli, et ans lequel il est impossible de méconnaître le terrible ttila. Dès lors les horreurs s'enchaînent aux horreurs. our venger ses frères mis à mort par Atli, l'implacable rudruna l'égorgé après lui avoir offert le festin d'Atrée. .ofin, la figure d'Hermanrik, de ce puissant roi des naons gothiques, dont l'empire s'étendait de la mer Noire la mer Baltique, clôt cette série de personnages fournis la poésie, les uns par la mythologie, les autres par histoire. Mais ce n'est pas seulement en Scandinavie, dans les hants héroïques de VEdda, que se sont conservées ces ragiques aventures. Le poëme des Niebelungen, écrit en lliemagne au xnr siècle, se compose d'une série d'événenents dont l'analogie avec ceux que nous venons d'indi[uer ne se peut contester. C'est une autre version du nême récit; c'est une autre édition du même cycle. Quel ait peut être plus curieux que ces deux formations du nême terrain épique chez deux peuples et dans deux langues différentes, à une distance de plusieurs siècles ! Il ne ;era pas sans intérêt, messieurs, de comparer cette version allemande à la version Scandinave, de montrer ce t, l, ------------------------------------------------------------------------ qu'elles ont de commun et de divers, d'expliquer ressemblance et cette diversité. Vous pouvez déjà pressentir, messieurs, de quelle ut lité doit être cette étude pour celle des autres poésit primitives. Ainsi, quant aux poésies homériques, on n que le résultat définitif, on n'a point les divers degrés d l'élaboration plus ou moins longue, plus ou moins com pliquée, de laquelle elles sont sorties. La critique es obligée de distinguer après coup les divers éléments qi se sont agglomérés pour former ces admirables masse épiques que la portion la plus cultivée du genre humai admire depuis trois mille ans. La critique cherche à dé couvrir dans ce merveilleux produit des siècles héroïque de la Grèce, les vestiges de plusieurs transformation successives, mais elle ne sait y parvenir que par voi d'induction. Ici, les monuments de ces transformation subsistent; on a dans l'Edda les rapsodies isolées, et le rapsodies réunies en un corps de poëme dans les lungen. Arrivés à ce point, nous connaîtrons l'histoire du cyclt et de ses deux modifications principales. Nous aurons vu sur un vieux mythe Scandinave, d'origine orientale s'implanter le souvenir d'Attila et de Hermanrik, puis er Allemagne, au moyen âge, sur ce fond barbare et idolâtre, s'étendre à demi une couleur chevaleresque et chrétienne. 'Ai Élargissant alors le cercle de nos études, nous chercherons ailleurs des débris du même cycle, des retentissements de la même légende. Nous en trouverons dan: presque toute l'Europe, depuis le pied de l'Hécla jusqu'au pied des Apennins, depuis les bords de la Baltique jusques aux rives de la Loire, depuis le fond de la Polognt jusqu'au cœur de l'Angleterre. Ainsi sera établie l'existence d'une poésie produite pa] ------------------------------------------------------------------------ ^ les nations germaniques, et qui se rencontre à peu près partout où ces nations ont paru. C'est un âge poétique f tout entier avant l'ère de la littérature chevaleresque. t Ce sont là, messieurs, les siècles héroïques des peuples modernes. Elle a eu aussi son Iliade, cette Europe barbare, dont M. Thierry, avec un courage égal à son malheur et à son talent, recompose en ce moment l'histoire, et dont le plus grand écrivain de notre temps a répandu la couleur sur quelques pages immortelles des Martyrs et des Études. Il me reste à vous dire deux mots des sagas et des scaldes. Les sagas ne sont point des poëmes, comme on a paru souvent le croire. Ce sont des récits en prose qui appartiennent à un genre littéraire qu'il n'est pas inutile de signaler. La saga n'est point un fait particulier à l'Islande : c'est un fait général dans la série des progrès de l'esprit humain. La saga, le mot l'indique, c'est ce que l'on dit, ce que l'on raconte ; c'est l'histoire naïve qui correspond à la poésie naïve. En effet, à chaque phase de cette poésie correspond une phase de la saga. Dans un temps donné, ce que les uns chantent, d'autres le racontent. A côté des poésies mythologiques, partout les plus anciennes, il y a les sagas religieuses, les traditions sacrées, qui se transmettent dans les temples. Quand vient l'âge de la poésie héroïque, qui est toujours chantée, vient aussi l'âge des traditions héroïques parlées, si on peut dire ainsi : telles sont la plupart des sagas scandinaves. Enfin les chants populaires ont pour cortége ces contes, comme eux marqués souvent d'un caractère de trivialité, et qui sont de véritables sagas populaires. La saga est donc un produit à part de l'intelligence, comme l'histoire, l'épopée et le roman. ------------------------------------------------------------------------ C'est de l'histoire moins la critique, de l'épopée moii ! la forme, du roman moins la fiction volontaire; c'est d la tradition orale, crue par ceux qui la racontent et ps ceux qui l'écoutent. Dans Hérodote, il y a beaucoup d <: sagas grecques. Les premiers livres de Tite Live sont e s partie des sagas romaines, mises en œuvre par un histo * rien artiste. Si la saga a existé partout où a existé la poé f sie primitive, l'Islande est plus riche qu'aucun pays dan ce genre de traditions. Nous ferons l'inventaire de cett 9 richesse; nous classerons ces nombreux monuments qui j malgré leur commune dénomination, diffèrent si forte -i ment par le sujet et la nature du récit. Nous rangeron o dans diverses catégories les sagas épiques, qui reprodui i sent dans leur rédaction en prose, et complètent en plu t sieurs points le cycle de l'Edda et celui des Niebelun%, gen; les sagas héroïques, qui racontent les destinée;I pleines de meurtres et d'incestes de quelques familles 1 dont la célébrité tragique fut semblable à celle qui s'at-i tacha dans la Grèce au nom des Atrides et des Labdaci-~ des; les sagas historiques, qui contiennent tantôt de pi-q quantes biographies d'individus, tantôt de curieuses^ annales de famille, quelquefois le récit d'événements mémorables, comme la colonisation ou la conversion de; l'Islande, la découverte du Groënland ou celle de l'Amérique, quatre siècles avant Colomb, et qui offrent tou-: jours un tableau fidèle et vivant de l'ancienne vie germanique , des vieilles mœurs du Nord ; enfin, les sagas romanesques et merveilleuses, où l'on voit les caprices de la fantaisie et les extravagances de la crédulité populaire envahir peu à peu et finir par supplanter complétement les majestueuses traditions de la mythologie et les naïfs récits de l'histoire. Voy. plus loin quelques extraits des sagas. ------------------------------------------------------------------------ Je terminerai en vous faisant connaître quelques-uns es principaux exemples de la poésie lyrique des scaldes. :ette poésie, d'un âge postérieur à celle de l'Edda, n'en pas la grandeur et la simplicité. Vous serez étonnés, lessieurs, d'apprendre que, dès le xe siècle, l'épone de la décadence et du faux goût avait commencé our la littérature islandaise. Chose bizarre! ces pirates e l'Hécla poussaient la haine du mot propre et l'amour e la périphrase bien autrement loin que les Précieuses e Molière. C'est une preuve que les raffinements de la ttérature n'attendent pas toujours ceux de la civilisaion, et que la barbarie ne préserve pas de la recherche. En effet, ces poëtes, qui contournaient si industrieuse.lent leur pensée et leur expression, étaient la plupart es guerriers indomptables et quelquefois féroces ; et à ravers ce tissu artificiel, se fait jour en plus d'un endroit m enthousiasme de la guerre, une joie de la douleur et le la mort, un goût de sang, et comme une odeur de arnage dont n'approche, que je sache, nulle autre poéie. Un pareil contraste empreint celle-ci d'un caractère part qui suffirait pour y intéresser, quand elle n'offriait pas fréquemment des traits sublimes, comme le peuent dire tous ceux qui ont lu le chant célèbre de na;nar. Le temps nous manquera, messieurs, pour aller plus oin. Nous ne pourrons nous avancer à travers le moyen ige, pour y écouter retentir les échos de plus en plus afaiblis, mais toujours reconnaissables, des anciennes tralitions du Nord. Nous ne pourrons faire entrer dans l'es)ace trop resserré de ce cours les chants populaires de a Scandinavie moderne. Nous resterons sur le terrain de a vieille Scandinavie. Vous avez pu voir que cette littérature, comme reléguée dans des régions lointaines et ignorées, renferme ------------------------------------------------------------------------ en elle tout un monde, qui a sa mythologie, sa poésul son histoire, et que ce monde à part n'est pas sans ra i. port avec le triple monde de l'Orient, de l'antiquité ii des temps modernes. Quelque rapide et quelque incod plet qu'ait été ce sommaire, il a pu vous donner ui ï idée de ce que nous allons rencontrer dans la carrière ns que peut former la bouche de l'homme sont limies, et parmi les combinaisons possibles, il en est un 'and nombre que l'oreille rejette. Dans ce qui reste, il est pas étonnant qu'il se rencontre des ressemblances, irtout si l'on compare une grande quantité de mots et ne grande quantité d'idiomes; car de ce qu'un mot liste dans une langue, il ne s'ensuit pas nécessairetent qu'un mot analogue ne puisse exister dans aucune utre. Aussi, de rapprochements isolés et fortuits entre îrtains mots de deux langues, on a induit trop légèrelent à la parenté de ces langues. Dans un temps tout enait de l'hébreu, dans un autre, tout du celtique. La comparaison de séries de mots prouve plus que la ------------------------------------------------------------------------ comparaison de mots isolés ; mais ici encore il ret beaucoup de place pour le hasard. D'ailleurs, parti moyen, on ne saurait apprécier d'une manière exacte degré d'affinité de deux langues, on établit seuleme qu'elles ne sont pas entièrement étrangères l'une à l'ai tre, et, comme cette méthode de comparaison a réussi peu près pour toutes, l'universalité même de ce suce en diminue l'importance ; il en résulterait tout au plu pour les langues comparées, une origine commune, n( une fraternité véritable. Un généalogiste croirait-il avo suffisamment établi la parenté de deux familles en d( montrant qu'elles descendent toutes deux en ligne jk recte d'Adam? Outre les ressemblances accidentelles entre les mot: il en est d'autres qui proviennent de circonstances incoi nues. Tout prouve que les peuples ont bien longtemp erré sur la terre avant d'y établir des demeures fixes beaucoup de mots ont pu voyager avec eux. Depuis, le relations commerciales ont nécessairement amené 1 transport et comme le trafic d'une foule d'expressions Le mot de sac, par exemple, qui se trouve presque par tout, a circulé de main en main, pour ainsi dire, d'ui bout du monde à l'autre, avec le meuble utile et portati qu'il désigne. Souvent aussi la dénomination des objets est importée dans un pays avec les objets mêmes ; ainsi en français le,, termes d'art sont italiens et les termes de guerre et d( marine viennent en général du nord. La guerre ellemême établit entre les peuples des communications sanglantes, mais fécondes, qui ne sont pas sans influent sur le langage. Probablement bien des mots ont été portés, il y 2 quelques années, des plaines de la Champagne ou des rues de Paris au fond de la Crimée et aux rives du Volga. ------------------------------------------------------------------------ )'il y avait des étymologistes chez les Cosaques et les iaskirs, auraient-ils le droit d'en conclure à quelques ,:,approchements entre leur langue et le français? Il est cependant des mots fondamentaux qu'on n'emprunte guère aux autres, tels sont les pronoms, surtout es pronoms personnels.. On ne va point chercher dans me langue étrangère une manière de se désigner soinême, de désigner la personne à qui l'on s'adresse ou ;elle de qui l'on parle ; tel est aussi le verbe être, lien de oute proposition, base de tout langage ; tels sont les mots lui servent à dénommer soit les parties du corps, soit les )bjets naturels les plus frappants, soit enfin les sentinents ou les actes les plus simples et les plus essentiels. Tous ces mots primitifs et indispensables forment le onds propre d'une langue et c'est parmi eux qu'il faut hoisirde préférence des termes de comparaison. Mais si cette comparaison se fait au hasard, on sera ouvent trompé par l'apparence d'un faux rapport et on néconnaîtra la réalité d'un rapport certain. Ce sont ces jeux arbitraires de l'étymologie qui l'ont si ort discréditée. Le ridicule a fait justice de cette science détendue qu'aucune difficulté n'arrêtait, qui, de changement en changement, de suppression en suppression, lénaturait complétement un mot pour le ramener à un Lutre, qui faisait venir laquais de vernacula. D'autre part, il est certain que des mots, dont la phyiionomie semble au premier coup d'œil complétement lifférente, ont un rapport très-réel ; il n'est pas douteux lue jour ne vienne de (Lies, et que lucus ne soit la racine de rossignol1. Dies, diurnus, giorno (prononcez djiorno), ancien français, jor, fi francais, jour. - Lucus, lucinia, luciniola, italien, ussignuolo , fi fi,anÇais, rossignol. ------------------------------------------------------------------------ Embarrassé de cette double difficulté et averti par u tact pratique exquis, combien les rapports de mots diffi rent de leurs ressemblances ou de leurs dissemblanc( ■ apparentes, W. Jones en était venu à dire qu'il n'y ava point de règle et qu'il fallait s'en rapporter à l'instint des étymologistes. C'était une ressource périlleuse et u peu désespérée. Enfin, plusieurs savants de l'Allemagne et du Nord, la tête desquels on doit placer MM. Frédéric Schlege Jacob Grimm, Rask et Bopp, ont posé les véritable bases de la science étymologique par des travaux d'un sagacité et d'une critique admirables. Comme ces tra vaux, en grande partie inconnus en France, entrepri d'une manière indépendante, n'ont pas encore été coor donnés entre eux *, même dans les pays qui les ont vu naître, et comme ils ont pour objet la grande famille d langues dont font partie les idiomes scandinaves, je croi utile d'en présenter ici, d'une manière systématique, le principaux résultats. Ces résultats portent sur les règles qui doivent servi. à reconnaître et à mesurer l'analogie qu'offrent les mot: de diverses langues et sur les rapports plus important pour la comparaison de ces langues, de leurs forme grammaticales. Je commencerai par les rapports qui peuvent existe: entre les mots. Je suis obligé d'entrer ici dans quelques considération: sur les éléments mêmes du langage, c'est-à-dire sur le lettres. Je prie mes lecteurs de ne point penser au maître de grammaire de M. Jourdain. L'importance des lois qu nous voulons établir, la grandeur des rapports qui ei dérivent, la portée des résultats historiques où ils peu 1 Ceci a élé écrit en 1831. ------------------------------------------------------------------------ ent nous conduire, commandent la méthode la plus igoureuse et demandent grâce pour la minutie inévi- able des détails. Il faut d'abord poser en thèse générale que chacune les consonnes peut se changer en toute autre consonne t chacune des voyelles en toute autre voyelle, soit imnédiatement, soit en parcourant une série de transfornations intermédiaires. D'où il suit : 1° qu'aucun changement n'est impossible it ne doit être rejeté a priori ; ainsi les deux mots qui paaissent les plus éloignés peuvent venir l'un de l'autre, it en se moquant des étymologies qui semblent les plus brcées, on court risque de se moquer d'un fait ; » 2° Qu'on ne peut croire à un changement par cela seuement qu'il est possible, car tous le sont, et que par 3onséquent il faut des raisons particulières pour se déterminer en faveur d'une étymologie. Ces raisons sont de deux sortes : Ou l'on possède les degrés intermédiaires qu'un mot a parcourus en passant d'une langue à l'autre, ou on connaît les lois générales et particulières qui président à la permutation des lettres entre ces deux langues. De ces lois, celles que j'appelle générales étaient connues de tout temps et je me bornerai à les rappeler; elles se fondent sur l'analogie organique des lettres. Certaines lettres sont voisines dans la série des sons, elles sont produites par une disposition semblable des organes. Le passage de l'une à l'autre est plus naturel, plus fréquent, par conséquent plus probable que s'il s'agissait de deux lettres plus différentes entre elles. D'après cela on conçoit que les permutations doivent s'opérer facilement entre les lettres de même organe, dentales, labiales, gutturales, qui ne sont que la même lettre douce, forte ou aspirée. ------------------------------------------------------------------------ C'est cette loi générale, et depuis longtemps reconni du rapport organique de certaines lettres entre elle: qui doit servir de point de départ dans la comparai sc L des mots. t Mais il est des lois particulières qui gouvernent ui famille de langues, lois en vertu desquelles, non-seuh r ment les lettres de même organe se remplacent, ma, encore se remplacent d'une manière constante dans u < ordre invariable, et pour ainsi dire dans un sens déteil miné. Celui qui a découvert ce principe, M. Jacob Grimn: a montré, pour en donner un exemple, que dans lt4 mots où il y avait un p, en islandais (Vepn, armes), il i avait en allemand un f (Waffen), mais que la réciproque n'était pas vraie, c'est-à-dire que là où était un /en islan¡ dais (Yfar, sur), il y avait en allemand non pas un p, ma; un b (Uber) ; c'est plus que de dire ce qu'on savait qu le le f et le b ne sont que la même lettre articulée différemment, et que par conséquent ces trois sons se substituent facilement les uns aux autres. C'est un pas dl plus et un pas très-important d'avoir reconnu que, dan: une même famille, cette substitution ne se fait pai arbitrairement, mais toujours de la même manière, dt sorte que les langues où elle s'opère passent les unes am autres par une progression régulière. D'après cela, il doit arriver que des mots qui, dans les diverses langues paraissent assez éloignés au premiei coup d'œil, soient reconnus au fond identiques. Seulement les sons qui les composent ont été altérés diversement en vertu d'une différence nécessaire d'articulation qui repose sur une différence essentielle d'organes. Voilà pour les rapports des mots. Les rapports des formes grammaticales sont d'une tout autre importance; on conçoit que le hasard ou certaines circonstances produisent entre les mots une analogie accidentelle. Mais, si le ------------------------------------------------------------------------ mécanisme intérieur de deux langues est le même, si les grandes divisions grammaticales, les déclinaisons et les conjugaisons se correspondent, et si ces conjugaisons et ces déclinaisons qui se correspondent ont des terminaisons analogues; si en appliquant à celles-ci les lois du rapport des lettres observées entre les racines des mots, ou des lois semblables, on les trouva identiques, quel doute pourra-t-il rester sur l'étroite parenté des langues que l'on compare? Au moyen des rapports que nous avons étudiés jusqu'ici, on peut déterminer d'une manière certaine les affinités des langues entre elles. Plus ces rapports sont nombreux, constants, moins l'altération des sons, soit dans l'intérieur des mots, soit dans les désinences grammaticales, est grande, plus les langues sont voisines; ainsi l'existence de ces rapports constate la parenté des idiomes ; leur constance, leur nombre et leur extension en mesurent le degré. Mais pour déterminer l'ordre de filiation, c'est-à-dire le degré d'antiquité relative des langues de même famille, il faut avoir recours à d'autres lois. Les changements réguliers dont j'ai parlé ont lieu également, soit lorsqu'il s'agit de langues contemporaines, soit lorsqu'il s'agit de langues successives ; donc ce n'est pas par eux qu'on peut établir le fait de cette succession ni en trouver l'ordre. En un mot, nous savons quand deux langues tiennent l'une à l'autre, nous pouvons apprécier jusqu'à quel point elles se tiennent de près; il reste à indiquer les moyens par lesquels on peut découvrir que l'une a précédé l'autre. Ici, les mêmes hommes qui nous ont fourni les principes posés plus haut nous fourniront encore ceux dont nous avons besoin. Un nom illustre viendra se joindre aux leurs, celui de M. Guillaume de Humboldt, qui a appliqué son immense connaissance des langues et la ------------------------------------------------------------------------ force d'une des têtes les plus remarquables de l'Europ à l'étude du langage, considéré surtout dans ses rapport avec les pensées. Avec cet appui de plus, après avoi donné idée de ce qui peut fonder d'une manière précis le rapport de ressemblance entre les langues, je vais re chercher ce qui peut indiquer leur rapport de succès' sion. Une langue est un être qui a son organisation, sa vie elle s'assimile les éléments qui lui sont nécessaires, et par une sorte de vertu plastique, leur donne sa forme Elle croit, elle produit, puis se décompose et se dis sout, laissant après elle d'autres langues nées de son sein Eh bien 1 ce développement successif, si semblable ï celui de la vie dans les corps organisés, se fait de mêmt d'après certaines lois. La plus importante, celle qui renferme toutes les autres, est celle-ci. En remontant aussi loin qu'il nous est possible dans l'histoire du développement des langues nous trouvons cette loi remarquable : c'est que leur richesse essentielle, au lieu de s'accroitre, va toujours diminuant. Cette tendance universelle et fondamentale des langues s'observe et par rapport aux mots, et par rapport aux formes grammaticales dont elles se composent. Prenons les mots ; c'est un fait, que plus on s'élève haut dans l'histoire d'une langue ou d'une famille de langues , plus on trouve les mots harmonieux, pleins de voyelles retentissantes ; plus on redescend, plus on les trouve écourtés, appauvris, pour ainsi dire ; les voyelles sonores cèdent la place aux voyelles sourdes : de sourdes elles deviennent tout à fait étouffées, muettes enfin, et finissent par disparaître. Les diphthongues se contractent, les consonnes fortes s'affaiblissent, les finales se détachent et se perdent ; de tout cela, il résulte que les mots sont moins pleins, moins harmonieux, qu'ils ------------------------------------------------------------------------ vont toujours s'atténuant et s'amaigrissant davantage. Ils perdent de plus en plus la puissance de charmer l'oreille, d'ébranler l'âme par les sons ; ils se bornent à éveiller une idée dans l'esprit, il ne sont plus des images, ils ne sont que des signes. Ainsi on voit toute langue commencer par être une peinture et une musique, et finir par être une algèbre. En latin on disait eleemosyna; ce mot est devenu successivement en français almomc, aumône; en anglais alms qu'on prononce ams. — C'est l'histoire universelle des mots. Il en est des formes grammaticales comme des mots. C'est aussi une loi du langage d'aller perdant toujours quelque forme grammaticale, quelque richesse de désinence, quelque ressource de composition. A une certaine époque de la plupart des langues, les formes sont abon dantes, flexibles ; toutes les modifications de l'idée peuvent se rendre par les modifications de la racine; les racines elles-mêmes se groupent et forment, par leur association, des mots composés, pour expliquer des idées complexes; mais il vient un moment où cette fécondité s'arrête, où cette première séve semble tarir ; les flexions se perdent, les rapports ne s'expriment plus par l'association immédiate des racines; les marques des cas, des temps, des personnes disparaissent : il est nécessaire de les remplacer par des articles, des auxiliaires, des pronoms; la dépendance respective des idées a besoin d'être exprimée par des prépositions, des conjonctions, et il faut alors un mot tout exprès pour énoncer lourdement ce qu'indiquait d'une manière rapide un simple changement de terminaison. C'est ce qui est advenu, par exemple, à l'italien et au français. Le Romain disait d'un seul mot : Je serai aimé (amabor) 1; ; son descendant est obligé, Des trois lettres de la terminaison (hOl'), la première indiquait ------------------------------------------------------------------------ comme nous, d'employer trois mots au lieu de trois let tres. Pour rendre deux mots (liber Petri), nous en met tons quatre, le livre de Pierre ; et une expression composée, comme suaviloquens, devient une phrase entière Celui qui parle agréablement. Le même principe s'appli. que à la plus grande partie des langues que nous connais sons : comparez le grec ancien au grec moderne, la langue de Zoroastre au persan d'aujourd'hui, le sanscrit am dialectes actuels de l'Indoustan, l'anglo-saxon à l'anglais le frison au hollandais, l'ancien tudesque à l'allemand enfin la vieille langue scandinave conservée en Islandt f avec celles que parlent la Norvége, le Danemark, h Suède, vous verrez partout l'abondance des formes, li plénitude des mots diminuer considérablement, en passant de l'idiome antique à l'idiome moderne. Ce résultat peut étonner d'abord, il semble contraire à l'idée si naturelle du perfectionnement humain. Mais on doit envisager ce perfectionnement dans son ensemble, et non pas le faire porter sur telle ou telle faculté de la nature humaine; il est trop clair que pour gagner d'un côté il faut se résigner à perdre de l'autre : si on gagne plus qu'on ne perd, il y a perfectionnement; ainsi l'homme, à mesure que la réflexion grandit et mûrit en lui, perd beaucoup des qualités aimables du premier âge, époque charmante de l'inspiration et de l'entraînement, mais il avance, car il s'élève à la maturité, à la dignité de son âge viril, il gagne en philosophie tout ce qu'il perd en poésie. Il en est du langage comme de l'homme, il faut qu'il renonce à cette abondance, à cette grâce de la jeunesse ; mais tandis que sa beauté matérielle diminue, il devient plus précis, moins rapide, moins nombreux l'idée de futur; la seconde, celle de la première personne; la troisième , celle de la passivité. ------------------------------------------------------------------------ )eut-être, mais meilleur pour exprimer les abstractions )lus profondes et les combinaisons plus variées de la )ensée. La grammaire est moins riche, les mots sont noins sonores, mais l'art qui augmente remédie à ces déàuts par des tours ingénieux, par des nuances délicates 'u des associations habiles. 4 Il faut avouer même qu'on a poussé jusqu'au paradoxe 'admiration pour cette richesse primitive des langues, lui, portée trop loin, produit la confusion. Elle fournit e moyen d'exprimer rapidement d'un seul mot plusieurs censées à la fois, mais seulement certaines pensées ou certaines associations de pensées. Je m'explique : en inois, par exemple, une légère modification dans la terminaison d'un nom de lieu indique, dit-on, si celui qui va vers ce lieu veut y entrer, s'il veut y entrer et en sortir, ou aller auprès sans y entrer. Voilà qui est beau, mais supposons un homme qui n'ait pas décidé ce qu'il veut raire, il sait seulement qu'il va à tel endroit, mais il ne ¡ait pas s'il s'arrêtera ou non 1; il est possible qu'il soit fort embarrassé avec ces trois datifs dont chacun dit plus que lui ne veut dire, et qu'il préfère une langue rien moins pourvue de formes compréhensives, où l'on init toujours, avec des prépositions, par dire ce que l'on veut, un peu plus longuement il est vrai, mais où du moins on n'est pas forcé de dire, au lieu de ce qu'on pense, ce que la langue a pensé pour vous. Le véritable point de la perfection des langues n'est donc pas dans l'excès d'une richesse de lexique et de grammaire, souvent fort incommode, en ce qu'elle prive de tout secours étranger, sans être jamais capable de les ' Ne sachant point le finois, j'ignore si cette langue ne présente Pas, ce qui est probable, quelques moyens indirects de se tirer de l'espèce d'embarras que je suppose, il est clair que ceci n'est qu'un exemple pour faire comprendre ma pensée. ------------------------------------------------------------------------ compenser entièrement ; elle est dans ce degré d'aboi dance mesurée, qui n'exclut pas l'emploi de diverses sort, d'auxiliaires, mais aide en général à s'en passer, et par facilité, la rapidité, le mouvement de la phrase, autori la liberté des inversions; la langue grecque et la langi sanscrite sont peut-être celles qui offrent le mieux cet sorte d'avantage. Ces deux langues sont placées à un haut degré d'ant i quité dans la série dont elles font partie. On ne peut r< monter historiquement plus loin qu'elles. Peut-être si c < le pouvait trouverait-on avant leur âge celui des langui démesurément riches, comme le sont en général cell, i des peuples peu avancés dans la civilisation, des Lapon des Basques, des nègres Wolof, ou des indiens de la Di laware; peut-être avant toutes ces langues, toujours ph abondantes en forme à mesure qu'on remonte davantage trouverait-on enfin les langues plus simples qui ont d les devancer. Cette époque de puissance de la féconditj ne fut-elle pas comme la puberté du genre humain! l'enfance n'a-t-elle pas précédé? n'y a-t-il pas ei avant l'époque des langues polysyllabiques et flexibles l'époque des langues monosyllabiques sans flexions; dont la langue chinoise, arrêtée par l'invention prématu rée et imparfaite de l'écriture, et par là avortée et nouéei pour ainsi dire, serait restée comme un curieux monument? ------------------------------------------------------------------------ SPÉCIMENS DE L'EDDA ET DES SAGAS ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ SPÉCIMENS DE L'EDDA ET DES SAGAS. EDDA. EXPOSÉ DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE. Avant de donner quelques fragments tirés de la partie mythologique de l'Edda, il est indispensable, pour l'inilligence de ces fragments, de présenter un sommaire es dogmes qu'ils contiennent. Plus loin, je reviendrai ir ces dogmes, je chercherai à en pénétrer le sens gééral, à les comparer avec les symboles que présentent iverses religions de l'Orient et de l'antiquité. Aujour'hui je me borne à offrir une simple esquisse ou plutôt n cadre où l'on puisse placer quelques scènes détachées t brisées d'un grand drame cosmogonique. FORMATION DU MONDE ET DE L'HOMME. Au commencement il n'y avait ni ciel, ni terre, ni flots, lais l' abîme béant; au nord de l'abîme était le monde es ténèbres, et au sud le monde du feu. D'une source ------------------------------------------------------------------------ jaillissant du monde des ténèbres, découlaient dou fleuves qui roulaient un poison vivant. Ces tristes eai se gelèrent, la vapeur que le poison distillait se conden en givre, cette glace et ce givre tombèrent dans l'abîm Les étincelles qui jaillissaient du monde de feu renco: trèrent la glace et la fondirent, et les gouttes qui s'en d tachèrent produisirent le corps du géant Ymir. Ce géa dormit, et, pendant son sommeil, il naquit, de la sue' de sa main gauche, un homme et une femme; et l't de ses pieds produisit avec l'autre un fils qui avait s têtes. De lui est sortie la race hideuse et malfaisante d Géants de la Gelée. Après Ymir, était née, des gouttes de la glace fondu une vache merveilleuse nommée Audhumbla; quat: fleuves de lait coulaient de ses mamelles et abreuvaie: le géant ; elle-même se nourrissait en léchant le givi dont les rochers étaient couverts : il en résulta, le pr( mier jour, vers le soir, une chevelure d'homme, le 1er demain une tête, le troisième jour un homme tout entiei Il s'appelait Buri. Son fils Bor eut, de la fille d'un géan trois fils: Odin, Vili et Yé, qui gouvernent le ciel et 1 terre. Odin et ses frères tuèrent Ymir, ce qui causa un d( luge de sang, dans lequel périrent les Géants de la Gelée un seul se sauva avec sa famille et fut le père de la nou velle race des géants. Alors, les fils de Bor jetèrent 1 corps d'Ymir dans l'abîme et ils en formèrent le mondt De sa chair ils firent la terre, de son sang la mer, qtl l'entoure comme un cercle, de ses os les montagnes, d ses cheveux les forêts, de son crâne le ciel, et de son cer veau les brumes pesantes. Puis ils prirent les étincelle qui voltigeaient dans la région du feu, et les placèren au milieu du ciel, pour l'éclairer. Des vers, qui s'étaien développés dans la chair corrompue d'Ymir, ils firent le: Nains, race malfaisante et habile comme celle des géants ------------------------------------------------------------------------ f Mais l'homme n'existait pas encore ; voici quelle fut son rigine : un jour, les fils de Bor rencontrèrent sur leur hemin deux troncs de bois informes (c'étaient un frêne t un aune); Odin leur donna le souffle; un autre l'inilligence, un autre le sang et un beau visage. Et ainsi irent formés l'homme et la femme. CYCLE MYTHOLOGIQUE. i Après que le monde, les géants, les dieux, les nains t les hommes ont été formés, commence le grand cycle e la destinée des êtres créés. D'abord les dieux construisent Asgard l'ancien. Là, Idin les charge de présider au sort des hommes. Ils vient un temps au sein du bonheur et de l'abondance. l'est l'âge d'or des dieux ; mais ce bonheur est bientôt roublé : les filles de géants arrivent, les géants menacent îs dieux, les prédictions sinistres commencent ; en vain 3S Ases mettent à mort une prophétesse, les oracles fuestes se renouvellent, et la première guerre a lieu. ,oki, celui qui trompe, tente et raille les dieux, met au 10nde différents monstres : Héla (c'est la mort), moitié lanche et moitié bleue, qu'on précipite dans les ténèTes ; le grand serpent qu'on jette dans la mer, où il deneure plongé, entourant toute la terre de ses replis ; et eloup Fenris qu'on enchaîne. Les dieux cherchent ainsi se garantir de ces êtres funestes, dont ils savent qu'ils 'nt tout à redouter. La perspective des dangers qui les ttendent, de la fin qui les menace, commence à trouver les joies du Valhalla. Chaque jour ces craintes augnentent, ces dangers approchent, cette fin s'avance. Les (éants tendent sans cesse des piéges aux dieux : ils cherchent à enlever le soleil et la lune, que poursuivent touours, pour les dévorer, deux loups de la race de Fenris ; ------------------------------------------------------------------------ ils troublent l'air de sang et de poisons ; en vain Th l'épure avec sa foudre ; la lutte continue : les géants e lèvent Iduna, l'Hébé Scandinave1, qui conserve aux diei leur jeunesse, et ils commençaient déjà à vieillir et à s': faiblir quand elle leur est rendue. Cependant la puissance des dieux est assurée tant qi vivra le bon Balder, fils d'Odin et de Frigga, le plus dou le plus sage des Ases ; il est si brillant, que tout tient ( lui sa lumière ; ses jugements sont irréprochables, et ne souffre rien d'impur en sa présence ; mais ce dieL l'amour du ciel et de la terre, est particulièrement im nacé d'un sort funeste ; ses propres songes l'en avertis sent. Odin va dans le royaume d'Héla réveiller une vieil magicienne endormie dans son tombeau : elle lui préd la mort de Balder. Cette nouvelle attriste et inquiète h dieux. Frigga s'adresse à toutes les créatures et leur de mande d'épargner son fils. Tous le promettent, tant 1 nature entière semble avoir d'amour pour le bon Balder ' mais Loki rend.toutes les précautions inutiles par ses ai tifices ; Balder périt de la main de son frère. Les dieux las des outrages de Loki, l'enchaînent sur des rochers oi un serpent suspendu au-dessus de sa tête distille un ve nin dont les gouttes ruissellent continuellement sur soi visage. Mais sa délivrance approche ; voici la nuit des dieux leur dernier combat contre les géants, leur destructiol et celle de l'univers. D'abord vient le grand hiver, composé de trois hivers sans intervalles d'été ; alors partou règnent la guerre et la soif du sang. Toutes les mauvaise: 1 Hébé était épouse d'Hercule, la jeunesse était unie à la force ; pa une allégorie non moins ingénieuse, Iduna est la compagne de Bragi dieu des vers, ce qui exprime la jeunesse éternelle de la poésie et d la renommée qu'elle donne. 2 Voy. plus haut la tragédie d'OElenschlaeger. ------------------------------------------------------------------------ uissances sont déchaînées, elles marchent conduites par urtiir (le noir), qui porte un glaive de flammes étincemtes ; les dieux et les héros, ayant Odin à leur tête, i avancent pour les combattre. Hommes et dieux suc^ )mbent, Surtur jette le feu sur le monde, le ciel et la irre périssent dans un grand embrasement ; mais une utre terre sort du sein des flots, les fils d'Odin et de lior remplacent leur père. Balder et son frère, de la iain duquel il avait reçu le coup mortel, reviennent des ombres demeures d'Héla s'asseoir en paix dans les salles enouvelées d'Odin ; une nouvelle ville s'élève, là où était .sgard l'ancien; un couple humain a échappé au grand mendie, ce couple pur se nourrit de rosée, il recomlencera la race des hommes. ------------------------------------------------------------------------ LA VOLUSP A., OU PROPHÉTIE DE LA VOLA. Le chant mythologique le plus important est celui q est intitulé la Prophétie de la Vola. C'est un fragmen ou mieux, la réunion de plusieurs fragments qui coi tiennent le sommaire des principaux mythes scandinave plutôt rappelés que retracés, par quelques grands trai d'upe poésie souvent obscure, toujours bizarre, que quefois sublime. C'est l'expression voilée des oracles ; ce sont des er seignements mystérieux sur l'origine des choses, c'e. l'annonce lugubre de la grande catastrophe dans laqueli l'univers et les dieux doivent périr pour renaître. Les traditions sur lesquelles repose le poëme ap partiennent à la plus ancienne époque de la mythologi Scandinave. Ici les dieux sont des êtres cosmiques et no; des personnages héroïques. Le poëme que nous possédon est évidemment un débris d'une cosmogonie perdue ; i offre de grandes lacunes, de grandes obscurités; quelque parties sont de sèches énumérations de noms mystiques Tout cela indique, non pas un poëme primitif, mais ui abrégé, un résumé incomplet de traditions, et probable ment de chants qui remontent à une antiquité encore plus reculée. Telle qu'elle est, la Voluspa doit être classée au nombre des plus anciens chants de l'Edda par le mètre, la nature ------------------------------------------------------------------------ r iées, le caractère du style concis, heurté et simple, |t!icun mélange de la recherche maniérée qui se fait Sentir dans les scaldes du IXe siècle. cadre du poëme est celui de plusieurs chants mygiques de l'Edda. C'est un personnage de la race des js, ici une vola 1, qui raconte aux dieux réunis les lées de l'univers. Tout ce qui a trait au grand comui doit amener la fin et le renouvellement du monde léveloppé avec la complaisance d'un prophète qui ig&ses ennemis. Cet hymne sinistre du dernier jour I qu'il y a de plus remarquable dans le poëme. C'est vision confuse, gigantesque et terrible, c'est, comme dit, l'Apocalypse du Nord. pi la traduction de quelques lambeaux de ces proQS souvent sans liaison, mais empreintes de toute la deur et de toute la tristesse de la sombre mythologie ünave. Li vieille était assise à l'est, dans le bois de fer; là, mit au monde les enfants du loup Fenris. L'un d'eux avenir puissant, et, sous une forme enchantée, rer la lune. il se nourrit de la vie des hommes lâches. Du siége lîëux dégoutte le sang. Les rayons du soleil deviennoirs, tous les vents sont empoisonnés.. , .. De loin je vois venir le crépuscule des dieux et le derlombat. |e dévorant2 hurle sur la bruyère de Gnipa, les liens lent et le loup se précipite3. Ma ou vala était le nom qu'on donnait aux prophétesses qu'on en diverses circonstances pour prédire l'avenir, surtout à la m ce des enfants. ârmr, le Cerbère Scandinave, dont les aboiements expriment StW&ici les bruits souterrains qui précèdent la grande catastrophe. fe loup Fenris, le principe destructeur, est déchaîné. ------------------------------------------------------------------------ Il Il se précipite à l'est, à travers les vallées pleines d 1 poison, de tourbe et de fange « Elle vit un palais loin du soleil, sur le rivage des es davres; ses portes sont tournées au nord. Des gouttes d poison y ruissellent à travers les soupiraux. Il est pav| de serpents 2. « Là, elle vit marcher dans des torrents pesants, les par jures, les meurtriers, et ceux qui séduisent les femme ; d'autrui. « Là, le serpent Nithüggr cherchait les corps des tré i passés, le loup traînait les cadavres. Comprenez-vou' ceci? Savez-vous ce que je veux dire? « Alors les frères combattront, et l'un tuera l'autre. Le enfants des sœurs brisent la parenté. Alors il est du d'être dans le monde. L'adultère y règne. C'est l'âge de haches, l'âge des glaives; les boucliers sont fendus. C'es l'âge des tempêtes, l'âge des meurtres; jusqu'à ce qut le monde soit détruit, aucun homme n'épargnera ui autre homme. cc Les enfants de Mimir S jouent. L'arbre du monde s'em brase. Heimdall souffle dans la corne antique de Giallar; ces sons remplissent l'air. Odin converse avec la tête dt Mimir. « Ygdrasil, le puissant frêne4, s'agite; le vieil arbre gémit quand les géants sont déchaînés; tous les êtres tremblent dans les routes de la mort, jusqu'à ce que le feu de Surtur dévore le monde. cc Le dévorant rugit sur la bruyère de Gnipa, le loup brise ses chaînes et se précipite. La fange, les tourbières désignent le pays habité par les Finois. C'est vers ce pays que se dirigent les mauvaises puissances. 2 C'est l'enfer scandinave. :J Les vagues sont déchaînées ; le crâne de Mimir, c'est l'Océan. 4 C'est le monde. ------------------------------------------------------------------------ « Le grand serpent qui entoure la terre se roule, posdé de la furie des géants ; le serpent presse les vagues, .igle crie, de son bec pâle il déchire les cadavres; le isseau des morts est mis il flot. ................. « Surtur 1 vient du midi, roulant des flammes, de son aive resplendit le soleil du dieu des morts ; les rochers brisent, les géantes errent, les hommes foulent les lies de la mort et le ciel se fend. « Où en sont les Ases? où en sont les Alfes 2? la vaste smeure des géants rugit; les Ases tiennent conseil; les ges habitants des montagnes soupirent à l'entrée des vernes. Comprenez-vous ceci? Savez-vous ce que je ux dire? « Le soleil commence à noircir, la terre tombe dans la er, les brillantes étoiles s'évanouissent, la fumée 011)ie au-dessus de l'incendie, les flammes se jouent dans ciel. Il Alors, elle vit la terre admirablement verte de nouveau rtir de la mer; elle vit les cascades se précipiter, et, i-dessus, voler l'aigle qui guette le poisson du haut ÎS rochers. ! ................. Il Alors les moissons croîtront sans être semées ; tout alheur sera détruit : Baldur viendra et bâtira avec autr8 la belliqueuse demeure d'Odin, le palais sacré 1 Le Noir, c'est-à-dire l'obscur, le voilé, le dieu suprême, qui détruit renouvelle l'univers. 2 Les génies, les puissances de la nature. 3 Baldur ou Balder et son frère Hautr ou Hother qui l'a tué (voyez, us haut, OElenschlaeger, la mort de Balder) renaîtront pour vivre paix au sein de l'harmonie universelle rétablie entre les êtres. ------------------------------------------------------------------------ des dieux. Comprenez-vous ceci? Savez-vous ce que veux dire? « Elle vit s'élever un palais plus beau que le soleil, si le haut Gimli ; là, habiteront les bonnes races à jama heureuses. Il Le sombre dragon vient volant, le dragon étincelai vient des rochers ténébreux : il plane au-dessus des can pagnes, emportant des cadavres..... Et maintenant Vola retombe dans la nuit. » ------------------------------------------------------------------------ LE HAVA-MAL, OU LE DISCOURS SUBLIME D'ODIN. POËME GNOMIQUE. Sous ce titre, le compilateur de l'Edda a réuni divers 'agments qui contiennent et la partie morale de la docrine d'Odin, et des enseignements magiques, concerant surtout la science des runes. Dans la première ivision du Hava-Mal, c'est Odin lui-même qui parle; 'est cette partie qui a donné son nom au tout. Elle constitue un poëme gnomique, dans lequel, sous ne forme sentencieuse, sont déposées les idées que se usaient les anciens Scandinaves de la supériorité intelactuelle et morale. Les vertus les plus recommandées ont la prudence, l'hospitalité, la libéralité ; il y a des onseils sur l'amour et l'amitié. Le premier de ces sentinents n'y est pas présenté avec un grand raffinement, nais il s'y montre sans brutalité. Il y a sur l'amitié des )ensées touchantes, et sur la gloire des mots sublimes. Çà et là des réflexions naïvement satiriques, d'autres lui trahissent une habitude irréfléchie de férocité, fornent un contraste frappant, mais naturel, avec le ton 5rave et sage de l'ensemble. La fin du Hava-Mal est un petit traité de magie qui ------------------------------------------------------------------------ expose les effets surnaturels de la puissance des runes on y trouve la source de la plupart des idées supersti tieuses du moyen âge; on voit là en germe, ce qui, mêl plus tard à d'autres idées conservées par tradition d l'antiquité ou venues de l'Orient, a été la sorcellerie. Je vais donner une idée du Hava-Mal, en traduisant le sentences les plus frappantes et les plus naïves. Il est remarquable qu'il n'y en ait presque aucune qu recommande la bravoure. Elle était tellement dans le moeurs et dans le tempérament du peuple, qu'il n'étai pas besoin d'en parler. On sera, je pense, frappé de quelques pensées oi éclate un sentiment profond de sociabilité. La charilt chrétienne, ou le sentiment social étendu à l'espèce tou entière, est en germe dans plusieurs de ces maximes dt la vieille sagesse germanique, entre autres dans celle qu se termine ainsi : l'homme est la joie de l'homme. « Regarde bien de tous côtés avant d'aller plus loin. car tu ne sais où peut être caché ton ennemi. « Heureux celui qui donne ! Un hôte entre, où va-t-ii s'asseoir? ................... « Il a besoin de feu celui qui est entré. Ses genoux sont glacés ; il a besoin d'habit et de vêtements celui qui vient par-dessus les montagnes. « On ne peut prendre avec soi en voyage une meilleure provision que beaucoup de sagesse ; elle vaut mieux que l'or dans un lieu inconnu. C'est un secours dansle besoin. « La bière n'est pas si bonne qu'on le dit pour les enfants des hommes. Plus un homme boit, moins il se connaît lui-même. ------------------------------------------------------------------------ « L'oiseau de l'qubli 1 plane sur l'ivresse, et ravit à homme son intelligence. .................. « L'insensé croit qu'il vivra éternellement s'il fuit le )mbat, mais l'âge même ne lui donnera pas la paix, est à sa lance à la lui donner. cc L'insensé veille toute la nuit et pense à beaucoup de loses ; puis, quand le matin vient, il est fatigué et le )in qui le tourmentait lui demeure. « Quand l'ignorant vient dans une réunion, qu'il se tise, personne ne s'aperçoit mieux combien il sait peu u'après qu'il a beaucoup parlé. « C'est faire un long détour, que d'aller vers un ami ompeur, quoiqu'il demeure sur votre route; c'est t rendre un chemin de traverse, que d'aller vers un ami 1 dèle, quoiqu'il demeure au loin. « Si tu as un ami auquel tu te eonfies, pour en bien i tuir, il faut mêler vos pensées, échanger avec lui des résents, et aller souvent le trouver. « Si tu en as un autre auquel tu ne te confie point, et si t ~pendant tu veux en profiter, il faut parler finement, b enser prudemment, et lui rendre ruse pour dissimulaon. « J'étais jeune autrefois, j'allai seul, et je m'égarai dans es routes trompeuses. Je me suis cru riche quand j'ai ouvé un autre ; l'homme est la joie de l'homme. .................. ' le héron de l'oubli. ------------------------------------------------------------------------ CI Un jour, dans un champ, je donnai mes habits à dei hommes des bois. Quand ils en furent revêtus, ils sen blèrent des héros. L'homme nu est timide. « L'arbre se déssèche, qui n'est revêtu ni d'écorce de feuillage. Ainsi est l'homme sans ami ; l'homme 1 peut vivre seul. « La paix entre les ennemis est comme un feu qui bru cinq jours: au sixième il s'éteint. Ainsi s'en va toute cet amitié. .................. « Les grains de sable sont petits, les gouttes d'eau soi petites, petites aussi sont les pensées humaines. Tous r sont pas égaux. Chaque siècle ne porte qu'un homme. cc Il faut avoir un bon entendement, mais pas trop d sagesse. Ne cherchez pas à prévoir votre sort, et votr âme sera libre de soucis. ................. « Il doit se lever de bonne heure, celui qui veut gagne les biens ou la vie d'un autre. Le loup qui reste couch ne trouve pas un repaire. On ne triomphe point en doi mant. « Comme l'aigle s'étonne égaré sur la mer sauvage jusqu'à ce qu'il parvienne à la rive ; ainsi est l'homme qu vient parmi beaucoup d'hommes où il a peu d'amis. .................. « Tout homme sage doit se servir avec précaution d( sa force, car on trouve lorsqu'on vient parmi les braves que nul n'est fort contre tous. ................... IC Bien que malheureux, nul n'est entièrement privé ------------------------------------------------------------------------ i bonheur. L'un est heureux par ses fils, l'autre par ses ;iis ; l'un par ses richesses, l'autre par ses bonnes [ tions. 1 « J'ai vu briller le feu dans la salle du riche, mais dent la porte se tenait la mort. « Le boiteux peut monter à cheval, le sourd combattre f illamment, celui qui n'a qu'une main paître les trouaux; il vaut mieux être aveugle que mort 1. On ne ut rien faire d'un mort. .................. 1 « Ton troupeau meurt, tes amis meurent, et toi-même i dois mourir ; mais pour celui qui s'est acquis une Inne renommée, cette renommée ne mourra pas. « Ton troupeau meurt, tes amis meurent, et toi tu dois oùrir aussi; mais je sais une chose qui ne meurt mais, le jugement sur ceux qui sont morts. 9 CI Il faut louer la journée le soir, une femme quand elle t morte, un glaive quand il est éprouvé, une fille quand le est mariée, la glace quand tu es dessus, la bière ,rès que tu l'as bue. CI Il faut se servir d'un vaisseau pour les voyages, d'un mclier pour la défense, d'un glaive pour l'attaque, mais une jeune fille pour les baisers. t ............... Il Personne ne doit croire les discours des jeunes filles Ce passage est un de ceux qui prouvent l'antiquité du Hava-Mal. y a dans le texte, il vaut mieux être aveugle que brûlé (brendr). usage de la crémation des corps précéda en Scandinavie celui de nhumation qu'on trouve déjà à l'époque historique la plus reculée. 1 ------------------------------------------------------------------------ et ce que disent les femmes ; car le cœur de la femme été fait sur une roue tournante, et la ruse placée dai son sein. Un arc qui se brise, un feu qui brille, un loup q hurle, une corneille qui crie, un porc qui grogne, i arbre sans racine, une vague qui monte, une chaudiè qui bout, un trait qui vole, une vague qui tombe, ui glace d'une nuit, un serpent roulé en cercle, les prop de lit d'une nouvelle épouse, une épée émoussée, i ours qui joue, le fils d'un roi, un veau malade, i esclave indocile, une sorcière qui prophétise des ma heurs, une pluie nouvellement tombée, un ciel clair, i maître qui sourit, l'aboiement d'un chien, l'amour dl femmes de mauvaise vie, un champ semé de boni heure. — On ne doit point se fier à ces choses, ni trc tôt à son fils ; le champ de blé dépend du temps, le fi dépend de son intelligence ; tous deux sont incertains ................... « La paix avec les femmes est comme une pensée qi fuit, comme un voyage sur une neige glissante avec u cheval âgé de trois hivers, rétif et encore mal dompté c'est comme de croiser dans une tempête avec un vais seau sans mâts ; c'est comme de vouloir, sur une mon tagne couverte de neige pendant le dégel, saisir dl: rennes à la course. « Qu'il parle doucement celui qui désire l'amour d'un jeune fille, qu'il lui offre ce qu'il possède, qu'il loue s beauté, ainsi il l'obtiendra. « Que nul homme ne blâme l'amour d'un autre ; sou vent un beau visage charme le sage, mais n'enchaîn pas l'insensé. Il Qu'on ne blâme personne pour cette faute qui est cell ------------------------------------------------------------------------ ce beaucoup d'hommes. Des sages il fait des insensés ermites enfants des hommes, lui le puissant désir. . « La pensée seule sait ce qui convient au cœur, et il t'est point de pire maladie que de ne prendre plaisir à en. » Cette dernière phrase semble écrite pour notre temps, s tais dans toute cette fin il pourrait bien y avoir quelques laits plus modernes que le reste. ------------------------------------------------------------------------ LE CHANT DE RIG. Ce chant n'est ni un chant cosmogonique comme la Voluspa, ni un chant éthique et magique comme le Hava-Mal; c'est un chant politique et historique dans le fond, contenant, sous une forme mythologique, l'origine sacrée de la hiérarchie sociale, dans le nord, celle des trois ordres qui la constituent, et, en même temps, la succession des trois races qui ont peuplé la Scandinavie, et dont chacune correspond à l'un de ces trois ordres. Voici quelle est l'idée de ce chant. Un des Ases ou dieux, Heimdall, sous le nom de Rig, qui veut dire le fort, le puissant, arrive sur. le bord de la mer, en un certain pays ; là, il trouve deux époux, dont les noms sont symboliques : c'est l'aïeul et l'aïeule (Edda). Ses hôtes lui offrent un pain grossier et la chair d'un veau ; ensuite il se place dans leur couche, au milieu d'eux. Il passe ainsi trois nuits, puis reprend son chemin. Neuf mois s'écoulent, et l'aïeule enfante un fils: on répand sur lui l'eau lustrale (ancien baptême des Scandinaves), et on l'appelle l'esclave (Thrœl) : « Il était noir, la peau de ses mains était rude, ses genoux arqués, ses doigts épais, sa figure hideuse, son dos courbé, ses talons saillants. Quand il fut devenu fort, son occupation était de tra- ------------------------------------------------------------------------ ailler l'écorce, de faire des paquets de branchages, et de [as porter à la maison. Une femme errante vint dans sa demeure ; la plante de es pieds était meurtrie, ses bras brûlés par le soleil, son ez était déprimé. Elle s'appelait la servante » Ce couple misérable s'unit, et de cette union résulte la ace des esclaves. Les noms de leurs fils et de leurs filles ont significatifs ; ce sont des noms d'opprobre : le somfe, le grossier, le querelleur, le paresseux, l'épais; la ente, la déchirée, etc. : leurs occupations sont « de faire les haies, d'engraisser les champs, de soigner les porcs, le garder les chèvres, de fouiller les tourbières. » Ensuite Rig vient dans la demeure d'un autre couple. :ette fois ses hôtes se nommaient le grand-père et la rand'mère. « Le mari construisait un métier à tisser, sa 'arbe était soignée, il avait une touffe de cheveux sur le ront, son vêtement était serré ; il y avait un coffre sur le )Iancher. La femme faisait tourner le rouet, elle ouvrait es bras, elle préparait des vêtements. » Rig se couche encore entre eux et passe ainsi trois luits ; neuf mois après, il naît à la grand'rnère un fils [u'on appelle le paysan (Karl). « On l'enveloppa dans le ln. Sa chevelure était rouge et son teint rubicond, ses eux étincelants. Il commença à croître et à se fortifier, il apprit à lompter les taureaux, à faire des charrues, à construire les maisons de bois, à bâtir des granges, à fabriquer des ihars, à conduire la charrue. On lui amena sa fiancée, vêtue d'une peau de chèvre, >ortant le trousseau de clefs ; elle s'appelait la diligente : III la plaça sous le voile de lin. Les époux habitèrent en,emble, ils échangèrent leurs anneaux, ils étendirent eur couche, et ils établirent leur demeure. Leurs enfants s'appellent : l'homme, le garçon, le co- ------------------------------------------------------------------------ Ion, le sujet, l'artisan, etc. ; de là est sortie la race de paysans. » Ensuite Rig s'en alla dans une demeure tournée au sud Làétait un couple qui s'appelait le père et la mère. « L'e poux était assis et tordait le nerf d'un arc ; il ployait ui arc, il fabriquait des flèches; la mère regardait ses bras tissait la toile, affermissait ses manches Ses sourcil étaient plus beaux, son sein plus éblouissant, son col plu blanc que la neige la plus pure. Rig s'asseoit au festin entre eux deux. Alors la mère prit une nappe brodée, une nappe de lii blanc, et en couvrit la table ; elle prit ensuite des paim minces, des pains d'un blanc froment, et les plaça sur h nappe. Elle plaça sur la table des plats ornés d'argent, plein: de venaison, de lard, d'oiseaux rôtis; le vin était dans lt pot. Les coupes étaient garnies de métal. Ils parlaient et conversaient jusqu'à ce que le jour finît. » Rig va cette fois encore se coucher entre les époux. Il passe ainsi trois nuits, et au bout de neuf mois la mère mit au monde un fils qu'elle enveloppa de soie, on l'arrosa de l'eau sacrée, et on le nomma le noble (Jarl). « Sa chevelure était blanche, ses joues vermeilles, ses yeux brillaient comme ceux d'un petit serpent. Il Le noble grandit dans la maison. Il apprit à brandir la lance, à tordre le nerf de l'arc, à fabriquer des flèches, à faire voler des traits, à agiter des lances, à monter sur des chevaux, à lancer des chiens de chasse, à tirer le glaive, à nager. Rig vint à sa demeure ; Rig le voyageur lui enseigna les runes, il lui donna son nom. Il l'avoua pour son fils, et voulut qu'il possédât des champs héréditaires, des champs nobles et des demeures antiques. Ensuite, le noble chevaucha par un chemin sombre, ------------------------------------------------------------------------ ar des montagnes glacées, jusqu'à ce qu'il arrivât à une emeure. Là il commença à brandir sa lance de tilleul, il oussa son cheval, il tira son glaive, il éveilla la guerre, il Ï ougit les champs , il fit du carnage, il gagna de la erre. Ensuite il gouverna seul dix-huit gards, il divisa ses rihesses et les partagea entre tous, donnant aux uns des nneaux d'or, aux autres des chevaux agiles. Il distribua ! es anneaux, il brisa les bracelets. Le noble (Jarl) épouse la fille du baron (Herser), et eurs enfants sont le fils, l'enfant, la race, l'héritier, le garent, le descendant. Le dernier de ses enfants est Konr, e chef, le roi. « Les autres enfants du noble se livrèrent iux occupations de leur père, ils domptèrent des cheaux, ils courbèrent des boucliers, ils aiguisèrent des raits, ils brandirent des lances. Mais le plus jeune, le roi :onnut les runes : les runes du temps, les runes de l'éernité. Il sut sauver la vie des hommes, émousser le tranchant des glaives, apaiser la mer. [ Il comprit le chant des oiseaux, il sut éteindre le feu, ïalmer et endormir les douleurs. Il posséda la force de iiiuit hommes. » Mais au milieu de cette science, il est troublé par une corneille qui lui dit qu'il serait mieux de monter à cheval, et de coucher des armées dans la poussière. Elle lui parle de Dan et Danpr, qui possèdent des terres meilleures que les siennes, qui sont habiles marins et bons guerriers, et là finit ce qui reste de ce chant singulier. L'intention politique de ce chant est évidente : c'est d'exprimer l'institution divine de l'ordre social, tel qu'il existait de toute antiquité en Scandinavie. L'esclave, le Paysan, le noble sont désignés par leur nom, et caractérisés par les occupations qui leur sont attribuées. Tous ------------------------------------------------------------------------ trois sont fils d'un dieu. Ainsi là, comme en Orient,u théologie était la base de la législation. L'intention historique n'est pas moins certaine. No Y avons vu que la Scandinavie, occupée primitivement p i des tribus finoises, avait subi deux invasions de la rai germanique, celle des Goths et celle des Ases. Ces trois co r ches de populations sont évidemment représentées par h trois générations qui sortent de Rig. La race des indigène est caractérisée par la noirceur de sa peau et par d'auto signes physiologiques que l'on retrouve encore au joui! d'hui chez les Lapons, qui en sont un débris. Comme). ne pas les reconnattre à leurs genoux arqués, à lei: figure hideuse, à leur dos courbé, à leurs talons saillants: Le nom de cette race indigène est celui de la servitude parce qu'elle fut asservie par la race plus belle et plu forte qui vint ensuite envahir le pays. Cette autre rac est désignée également dans ce chant par ses carac tères physiques, entre lesquels la blancheur de la pea, et la couleur blonde des cheveux tiennent le premifi rang. La portion de cette race dont l'émigration en Seau dinavie est la plus ancienne qui portait le nom de Gott et donna, comme nous l'avons vu, ce nom à une portio de la Scandinavie, est représentée ici par la classe intei médiaire, entre la race primitive réduite en esclavage pt la conquête, et la caste des derniers conquérants. E effet, le rôle politique des Goths était intermédiaire enti l'asservissement absolu qui était le lot des Finois et 1 commandement suprême, qui était le partage des Aseï ou Suédois. C'était probablement les Goths qui formaieJ la masse des colons ou paysans libres, tandis que ltj Ases étaient les chefs militaires. Les Ases paraissent avoir été une population d'élitj une tribu éminente, supérieure en intelligence et e beauté aux Goths, ses frères par le sang, et ses devar ------------------------------------------------------------------------ ters dans la conquête. Aussi, le poëme dont nous nous ccupons insiste-t-il sur l'éclat et la blancheur de leur :int, sur la vivacité de leur regard. La fiction de l'aïeul et de l'aïeule, du grand-père et de z grand'mère, du père et de la mère, indique l'ordre 'ancienneté des trois populations. Le noble, qui va faire la guerre vers le nord, rappelle es expéditions fréquentes des Ases contre les peuplades noises cantonnées dans la partie septentrionale de la candinavie, dont les traditions de la mythologie monrent tant de traces. Remarquez que le roi (Konr) est un fils du noble (Jarl), u'il est son dernier fils. En effet, la royauté est née de ette sorte de féodalité primitive que formait l'autorité adépendante des chefs, avant que l'un d'entre eux, sorti le leurs rangs, né de leur sang, eût soumis cette autorité ~ la sienne en se faisant roi. ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ SIGURD TRADITION ÉPIQUE DES PEUPLES GERMANIQUES ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ SIGURD t, TRADITION ÉPIQUE DES PEUPLES GERMANIQUES. I. HISTOIRE DE LA TRADITION SELON L'EDDA ET LES NIEBELUNGS. Sigurd est l'Achille du Nord. La destinée de ce personlage héroïque est le point culminant d'un cycle épique, léritage commun d'une portion des races barbares : es origines de ce cycle se perdent avec celles de la nythologie scandinave à laquelle il se rattache dans la luit des traditions orientales. Des souvenirs confus de la grande migration des peuples s'y sont associés à des souvenirs d'un autre âge. Ce curieux dépôt de poésie primiive, spontanément formé au sein des populations sep- 1 Prononcez Sigour. ------------------------------------------------------------------------ tentrionales de l'Europe, a voyagé de contrée en contrée s'est transmis de siècle en siècle depuis le pied de l'Bée] jusqu'au pied des Pyrénées et des Alpes, depuis le rives de la Baltique et du Rhin jusqu'à celles de la Loir et del'Adige. Cette poésie non écrite mais chantée, no morte et immobile mais toujours vivante, et par consé quent se renouvelant, se transformant, se diversifian sans cesse, a traversé le moyen âge, et retentit encore dans quelques chansons, dans quelques légendes popu laires, parmi les brumes des îles Féroë, aux bords de lacs de la Norvége, au sein des bruyères de la West phalie. Dans nos temps plus de curiosité que de poésie, ni nous intéresserons-nous pas au moins, comme à un fai digne d'étude et d'attention, à cette biographie d'un* épopée de l'Europe primitive, à ses courses à traver: les lieux et les âges, à ses vicissitudes, à ses aventure qui forment, pour ainsi dire, une autre épopée dont 1: tradition est le héros ? Il me semble qu'il y a quelqui charme à suivre ainsi, comme à la trace, à travers Il monde, une antique et naïve histoire, à l'entendre ra conter en diverses langues, par diverses générations, voir comme chaque peuple la fait sienne , l'empreint dl son propre caractère, l'altère ou l'enrichit de ses propre souvenirs. C'est comme de suivre à travers le ciel ui beau et sombre nuage, de voir ses contours onduler au: caprices du vent, ses flancs s'embrunir ou s'éclairer au: jeux de la lumière, ses flocons s'éparpiller ou se groupe dans les airs : et ce nuage, comme ceux d'Ossian, con tient les ombres du temps passé. Ce n'est pas ici le lieu d'embrasser, dans toute soi étendue, le développement des légendes héroïques di Nord. Je me bornerai à détacher de leur ensemble ci qui en forme le centre, la destinée du héros par excel- ------------------------------------------------------------------------ : ace, de Sigurd; et je m'adresserai aux deux princiiles sources qui nous l'ont conservée, l'Edda scandinave le poëme allemand des Niebelungs. L'Edda, recueil fait en Islande au XIe siècle, de i ants scandinaves plus anciens, qui contient les débris * îs vieilles croyances et des vieilles traditions du Nord, 12dda raconte à sa manière l'histoire de Sigurd. Je i mnerai d'abord une analyse rapide de ce récit et la trafiction de quelques fragments. J'en ferai de même pour > poëme des Niebelungs, où se retrouve une autre veran de la même histoire, et je comparerai les deux !rsi,ons. 1. L'EDDA. Les chants de diverses époques et d'auteurs inconnus 3nt se compose l'Edda, sont courts, souvent mutilés, (complets, obscurs. Cherchons à travers ses débris la lite des faits dont se compose la vie héroïque de igurd. Après divers incidents assez confusément indiqués, la îrie d'événements que la tradition connaît et raconte /ec quelque détail, commence par l'histoire d'un trésor aquel est attaché une malédiction. Cette histoire du 'ésor fatal est toute mythologique, les trois principaux ersonnages de l'Olympe scandinave y interviennent. :'est là tout ce que nous avons à y remarquer. Cette histoire est racontée à Sigurd par un nain, espèce ie personnage qui figure fréquemment dans la mythoogie Scandinave, et dont les attributs sont la science et a perfidie. Celui-ci se nommait Regin et avait été l'intituteur de Sigurd. Il excite le héros à aller mettre à nort un dragon, ou plutôt un enchanteur nommé Fafnir, qui avait revêtu cette forme, pour faire ainsi ------------------------------------------------------------------------ la garde du trésor fatal, et s'en emparer. Ce conse: était inspiré au nain Regin par un esprit de vengeance car ce Fafnir était son frère, et après avoir tué leur pèr commun, il avait refusé de partager avec lui le tréso maudit, déjà cause de plus d'une horreur, et qui devai en causer bien d'autres dans la suite. Sigurd, qui avait son père à venger, devoir particulière ment sacré pour un Scandinave, répondit: « Les enfant J de Hunding riraient haut, eux qui ont tranché les jourj' de Sigmund, si j'allais en quête de l'or rouge avant d'avoi vengé mon père. » Il va donc d'abord accomplir cette vengeance, triomphe de ses ennemis, et, en signe de triomphe, grave. avec le glaive, un aigle sanglant sur le dos du meurtrie] de son père. Puis il va sur la bruyère où veille le dragon Fafnir, se place sur la route du monstre, creuse une fosse profonde, s'y cache, et quand Fafnir passe, lui perce le cœur avec son glaive, puis il s'élance de la fosse, et en ce moment, dit le texte, ils se regardèrent l'un Vautre ; alors s'établit entre le monstre et son meurtrier ce sombre et singulier dialogue. « FAFNIR chanta. Compagnon, jeune compagnon, de qui es-tu né ? De quel homme es-tu fils, toi qui as rougi ta brillante épée dans le sang de Fafnir? Le glaive a pénétré jusqu'à mon cœur. SIGURD. Je m'appelle Sigurd. Mon père s'appelait Sigmund, je t'ai tué avec mes armes. FAFNIR. Qui t'a excité? comment as-tu été excité à ravir ma ------------------------------------------------------------------------ 3? Jeune homme aux yeux étincelants, tu as eu un ;re farouche. Les oiseaux de proie se sont réjouis à ta iissance. N* SIGURD. Mon courage m'a excité, mes mains m'ont aidé et mon aive aigu. Rarement il devient brave et aguerri aux .essures celui qui tremble quand il est enfant. 1% r FAFNIR. Je te donne un conseil, Sigurd ; fais attention à mon ,nseil. Retourne promptement dans ta demeure; cet grillant, ces trésors étincelants causeront ta perte. SIGURD. Toi, tu n'as plus besoin de conseils, j'irai vers cet or li est sur la bruyère; mais toi, Fafnir, reste ici dans ln agonie jusqu'à ce que tu descendes chez Héla. FAFNIR. Regin m'a trahi ; il te trahira à ton tour, il causera noe mort à tous deux. Je sens qu'à cette heure Fafnir avait finir sa vie; ta force l'emporte. » Regin, qui s'était tenu éloigné pendant le combat, approche alors, il ouvre le sein de son frère Fafnir, en re le cœur et boit le sang de la blessure. Sigurd prend le cœur du monstre et le fait rôtir. Penant cette opération, il porte par hasard son doigt à sa ouche ; dès que le sang du dragon eut touché ses lèvres, ' comprit le langage des oiseaux. Il entendit alors des irondelles chanter dans les rameaux ; elles s'entreteaient de la perfidie du nain prêt à attenter aux jours de igurd, et conseillaient à celui-ci de se débarrasser de .et ennemi. Sigurd profita du conseil, il coupa la tête lïl ------------------------------------------------------------------------ de Regin, mangea le cœur de Fafnir, et but le sang d deux frères. Alors il entendit encore le chant des hiroi délies ; elles parlaient d'une jeune vierge, au pays d Francs, endormie au sommet d'une montagne, dans t palais étincelant qu'environnait un rempart de tlamml Sigurd s'empare des trésors du monstre, en charge se cheval Grani, et se met en route pour aller chercher merveilleuse jeune fille. Cette jeune fille est Brunhilde la Valkyrie, qu'Odin frappée d'un sommeil magique pour la punir d'avo donné, sans sa permission, la mort à un de ses guer riers ; il lui a interdit les combats et l'a condamnée au ma riage ; mais elle a fait serment de n'épouser que celt qui serait capable de traverser la flamme dont son palai est entouré. Sigurd arrive et la réveille en fendant sa cuirasse Alors elle salue le jour, la terre et la nuit, les dieux et le: déesses. Elle lui donne ensuite des enseignements sur les diverses sortes de runes, leur origine, leur usage, et quelques conseils ; le tout peut passer pour un petit traité dE magie et de morale encadré dans le récit. Leur entretien se termine ainsi : Sigurd dit : Il Il n'y i pas d'homme plus sage que toi, et je jure que je te posséderai, car tu es tout à fait selon mon sens. Il Elle répondit : « C'est toi que je voudrais quand j'aurais à choi sir entre tous les hommes; Il et ils confirmèrent cela pai serment. Sigurd arrive ensuite dans un pays où il fait amitié ave< deux frères Gunar 1 et Hogni, qu'on appelle aussi le; Nifflungs. Il épouse leur sœur Gudruna2, mais ce n'es 1 Prononcez Gounar. 2 Prononcez Goudrouna. ------------------------------------------------------------------------ n'après que leur mère a donné à Sigurd un breuvage lagique qui lui fait perdre le souvenir des serments n'il a prêtés à Brunhilde. Bientôt Gunar veut lui- téme aller conquérir la vierge merveilleuse, et Sigurd compagne son beau-frère dans cette expédition ; mais ni autre que lui et son cheval Grani ne peut traverser le u enchanté qui entoure la demeure de Brunhilde. Que .ire? Lui et Gunar changent de forme. Sigurd, ainsi 'ansformé, paraît devant Brunhilde, qui est obligée de iî soumettre à celui qui a triomphé de l'épreuve du feu. ependant elle s'étonne que ce puisse être un autre que igurd. Sigurd passe trois nuits près de Brunhilde; mais, respectant les droits de son frère d'armes, il place entre ille et lui son épée nue, et remet pure à Gunar l'épouse u'il lui a conquise. Brunhilde, à qui nul breuvage n'a fait perdre la raison, ie peut se consoler d'être à un autre qu'à Sigurd ; sa passion, ses combats, la résolution furieuse de le faire :iérir qui naît de cette passion même, sont exprimés dans ,Edda par quelques traits brusques, naïfs et profonds. Voici les plus saillants : « Entre eux les destinées cruelles se placèrent. Elle tait assise dehors, le soir, quand il lui fallut dire ces j'aroles : « Je veux posséder Sigurd ou mourir. Ce i guerrier florissant de jeunesse, je veux le tenir dans Il mes bras. « J'ai dit ce mot, et voici que je m'en repens. Gu'< druna est sa femme; j'appartiens à Gunar; de tristes il destinées nous ont envoyé de longues douleurs. » 7 Cc Souvent elle marche le cœur plein d'ennui, souvent îlle marche sur la neige et la glace des montagnes, le ■>oir quand Sigurd et Gudruna se retirent ensemble. 1) « On m'a privée d'époux et de joie, je trouverai ma fjoie dans des pensers cruels. » ------------------------------------------------------------------------ Dans un de ses accès de jalousie, elle excite Gunar faire périr Sigurd. « Tu me perdras, Gunar, tu perdra entièrement ma terre et moi-même ; jamais je ne parta gerai une joie avec toi ; je m'en retournerai où j'étais au paravant, auprès de mes proches et de mes amis, là je de meurerai et je mènerai une vie tranquille, si tu ne fai périr Sigurd, et si tu ne deviens un roi au-dessus des au tres rois. >» « Ayons soin que le fils suive le même chemin que 1 père. Il ne faut pas élever ce jeune loup ; car à qui la ven geance ou la composition du sang a-t-elle été plus facile parce que le fils de son ennemi vivait? » Gunar hésite à lui obéir, à se priver d'un tel appui, i manquer ainsi à la foi jurée, il hésite ainsi durant unt heure. Enfin, il va trouver son frère Hogni, et lui dit : « La seule Brunhilde vaut mieux pour moi que toutes les femmes ; je perdrai plutôt la vie que de consentir à perdre les richesses de mon épouse. « Veux-tu que nous nous emparions du trésor de ce chef? Il est bon de posséder l'or des fleuves \ de jouir de ses richesses et de goûter en paix le bonheur. » Enfin, ils se décident pour le meurtre, et en chargent Guttorm2, leur plus jeune frère qui n'avait rien juré. Sigurd est traitreusement percé pendant son sommeil. « Le glaive pénétra jusqu'au cœur de Sigurd. Le vaillant tenta la vengeance, il chercha à porter un coup au meurtrier qui s'enfuyait. Le fer étincelant atteignit Guttorm, lancé fortement par la main du roi. » Son ennemi tomba en deux parts ; les mains et la tête tombèrent d'un côté; ce qui restait avec les pieds tomba 1 Ce nom poétique de l'or fait allusion à celui que roulent certains fleuves, et qui joue un si grand rôle dans toute cette histoire. 1 Prononcez Goutorm. ------------------------------------------------------------------------ n arrière. Gudruna, qui dormait sans inquiétude à côté le Sigurd, se réveilla nageant dans le sang. Elle frappa i violemment ses deux mains, que le héros au cœur l'acier se souleva sur son lit. Il Ne pleure pas si amèrement, ma jeune épouse: tes frères vivent... La reine oussa un soupir, et le roi rendit l'âme : elle frappa si iolemment ses fortes mains, que les coupes de fer retendent, et que, dans la cour, les oies crièrent. » Alors Brunhilde rit : elle rit une fois de tout son cœur, uand de son lit elle put entendre les gémissements aigus ie la fille de Giuki. Il Gunar indigné lui dit : Tu ne ris pas, femme furieuse, i'un bonheur qui te soit réservé, tu pâlis : il semble que i mort va te saisir. Tu mériterais que l'on tuât devant )i ton frère Atli, tu verrais ses blessures ; tu serais obliée de bander ses plaies sanglantes. Mon frère est plus luissant que vous, dit Brunhilde. Puis elle se plaint de a destinée : elle ne voulait pas se marier, son frère l'y a )rcée ; alors elle n'a désiré que Sigurd. — « Je n'ai jamais aimé qu'un seul homme, dit-elle. Je n'avais pas une âme changeante. Atli apprendra tout cela quand il demandera si j'ai accompli mon voyage chez Héla. Je ne suis pas femme d'un cœur assez faible pour passer ma vie avec un autre époux. Un jour ma vengeance viendra sur mes ennemis. » Il Gunar, le chef des guerriers, se leva et jeta ses bras utour du cou de Brunhilde, et chacun se mit en devoir un après l'autre de calmer sa douleur. « Elle repoussa tout le monde et ne se laissa pas déourner du long voyage. » Gunar fit appeler Hogni pour lui parler. Il Je veux, it-il, que tous les guerriers viennent dans ma salle, les iens comme les miens ; maintenant il en est besoin pour ïUpêcher que cette femme fasse le voyage de la mort, ------------------------------------------------------------------------ et qu'un malheur résulte de ses discours : qu'en toi ceci le destin gouverne. Il Mais Hogni répondit : « Ne la détourne nullemer du long voyage d'où puisse-t-elle ne jamais reveni Funeste elle est venue des genoux de sa mère ; elle a ét enfantée pour de perpétuels malheurs, et pour troubl( le cœur de beaucoup d'hommes. 1) « Gunar s'éloigna sombre : il fut là où la Valkyri partageait ses ornements. Elle promenait autour d'ell ses regards sur tous ses trésors, sur ses esclaves, qu'ell avait voués à la mort, sur les servantes de la salle. Ell revêtit sa cuirasse d'or : la joie fut loin de son âme jus qu'au moment où elle se perça de la pointe de so glaive. Elle tomba renversée sur son lit et blessée par 1 glaive. « Brunhilde ne voulait pas que Sigurd vécût pour U1 autre, il fallait le punir de l'avoir trompée : maintenan qu'il n'est plus, elle ne veut plus vivre. Elle donne se parures à ses femmes, en leur recommandant de le brûler avec elles, quand elles viendront la rejoindrt chez les morts ; puis, s'adressant à Gunar, elle lui annonce les malheurs qui doivent arriver, et le menace d< la vengeance de son frère, d'Atli qui doit épouser Gudruna ; puis elle prédit la perte de ce frère lui-même victime à son tour de la veuve de Sigurd. Il Gudruna, ditelle , monte dans son lit avec un cœur irrité et un glaive aigu. " Elle ajoute : Il Il serait mieux à notre sœur Gudruna de suivre sor premier mari dans la mort, si on lui donnait de bons conseils, ou si elle avait un cœur comme le nôtre. Il Enfin elle dit à Gunar : « Je t'adresserai une demande, ce sera ma dernière demande en ce monde : fais dresser un vaste bûçhei ------------------------------------------------------------------------ ans la plaine, afin qu'il y ait place pour nous tous, qui evons mourir avec Sigurd. « Qu'on range à l'entour des boucliers, des tentures, es tapis magnifiques, des guerriers choisis ; qu'on me rûle à côté du héros. « Qu'on brûle de l'autre côté de Sigurd mes esclaves :'nés d'or ; que deux soient à la tête avec deux faucons ; ue tout soit égal. « Qu'on place entre lui et moi le glaive tranchant, le laive orné d'or, comme il fut placé entre nous, quand ous montâmes dans la même couche et qu'on nous ppelait du nom d'époux : alors les portes étincelantes u Val-Balla ne se fermeront point devant lui, s'il avance suivi de mon cortége. Notre marche ne sera pas ; ins éclat ; car cinq de mes femmes, huit de mes seriteurs, mon père nourricier et ma nourrice me sui- ! pont. « J'en dirais plus, si l'épée me donnait le temps de arler davantage. Ma voix meurt, ma plaie s'ouvre. J'ai it vrai : c'est ainsi qu'il fallait finir ! Il [ Un chant d'un pathétique peut-être aussi vif est elui qui est consacré à peindre la douleur de Gudruna. in voit qu'il est d'un autre auteur; car il offre dans les > étails des différences frappantes dès les premiers vers. IC Il arriva un jour que Gudruna était près de mourir; j uand, assise tristement, elle se penchait sur le corps e Sigurd,. elle ne soupira point, ne frappa point ; ans ses mains, ne se plaignit pas comme les autres f îmmes. « Des chefs brillants vinrent vers elle pour adoucir 'on cuisant chagrin. Gudruna ne pouvait pleurer : la ristesse de son âme était si grande, qu'elle était prête à J e briser. Il Les nobles épouses des chefs étaient assises cou- ------------------------------------------------------------------------ vertes d'or auprès de Gudruna, et chacune d'elles ri conta le plus amer chagrin qu'elle eût réprouvé. « Alors parla Giflôga, la sœur de Giuki. « Nulle pl: « que moi n'est privée de plaisir sur la terre : j'ai per( « cinq maris, deux filles, trois sœurs, huit frères, et « reste seule. » « Mais Gudruna ne put jamais pleurer, tant elle ëtï triste de la perte de son époux, tant son âme était ei durcie par la mort de ce roi. Il « Alors parla Herborga, la reine du payé des Hun «< Moi, j'ai une douleur plus cruelle à raconter : mes se] « fils et mon mari, le huitième, sont tombés dans le pal « de l'est. Il Mon père et ma mère, mes quatre frères, ont été C( jouet de l'Océan. Le flot a frappé le plancher de leu: « vaisseaux. Moi-même j'étais forcée de soigner, de pn « parer, de diriger leurs funérailles. J'ai souffert toi « cela dans une année, et pendant ce temps nul ne m « consolée. « Et alors je fus enchaînée et prise de guerre, et, aval Il la fin de cette année, déjà avancée, j'étais obligée d « parer l'épouse d'un chef et de lui attacher sa chaussur CI chaque matin. « Elle me tourmentait par jalousie; elle me frappait d « coups violents. Je n'eus jamais de meilleur maître « mais jamais de pire maîtresse. » « Gudruna n'en put pour cela pleurer davantage, tar elle était triste de la perte de son époux, tant son âm était endurcie, par la mort de ce roi. » « Alors parla sa sœur Gullranda : « Vous en savez peu « nourrice, quelque sage que vous soyez, pour console « une jeune femme. » Et elle fit découvrir le corps di roi. IC Elle retira le tapis .du cadavre de Sigurd, et posa le ------------------------------------------------------------------------ ues du héros sur les genoux de sa veuve. « Vois-tu, ton bien-aimé ; colle ta bouche sur ses lèvres, comme si tu l'embrassais vivant. » « Gudruna regarda. D'un regard, elle vit la chevelure i roi teinte de sang ; ses yeux, qui brillaient naguère, eints; sa poitrine déchirée par le glaive. « Alors Gudruna retomba sur les coussins : ses cheux se détachèrent; ses joues devinrent rouges, et une uie de larmes ruissela jusqu'à ses genoux. Il Elle pleura cette fois, la fille de Giuki, à tel point, que s larmes se précipitaient en abondance, et dans la cour s beaux cygnes répondirent à ses cris. » Chrimhilde, mère de Gudruna, donne à sa fille un 'euvage amer et froid dans une corne à boire, sur lalelle étaient gravés des runes sanglants, et qui contelient toute sorte d'ingrédients magiques : c'est le type 1 chaudron des sorcières de Macbeth, qui elles-mêmes iint les trois Nornes 1 de la mythologie Scandinave. Ce breuvage enlève la mémoire à Gudruna. Chrimhilde presse d'épouser Atli, roi des Huns. « Ne me pressez ,M, répond-elle, avec tant de passion : il accablera Gunar e maux; il arrachera le cœur à Hogni. « Et moi, je n'aurai point de repos que je n'aie privé i 3 la vie ce chef du combat. 1) 1 Après cette prophétie sinistre, elle se résout et va, iivie d'un nombreux cortége, dans le pays d'Atli, qui i attend pour l'épouser. Atli, de son côté, a fait d'horbles songes, où figurent Gudruna et ses enfants, et qui oivent aussi se réaliser. C'est sous ces sombres auspices ! ue commence cette union, d'où naîtront des catastrophes |lus épouvantables que tout ce qui a précédé. I 1 Elles s'appellent, dans le Macbeth de Shakspeare, the weird Esters, d'Urda, nom de la principale des Nornes. ------------------------------------------------------------------------ Atli, roi des Huns et frère de Brunhilde, a épousé 1 j veuve de Sigurd ; mais cette alliance ne l'empêche pa de méditer l'extermination des meurtriers de ce héros des deux frères Nifflungs Gunar et Hogni, qui ont caus la mort de sa sœur Brunhilde, et qui possèdent le fameu trésor de Fafnir. Il envoie vers eux un messager pour les inviter à veni le voir dans sa demeure et s'asseoir à sa table. Le mes sager leur promet des boucliers choisis, des glaives bril lants, des casques étincelants d'or et une multitud, d'esclaves, des housses, des armes et des chevaux. Guna soupçonne la ruse d'Atli : il dit à son frère : « Nou avons sept salles pleines de glaives, et chacun a une poi gnée d'or; mon cheval est le meilleur des chevaux, moi glaive, le plus tranchant des glaives..... 1) Puis il se de. mande d'où vient que leur sœur leur a envoyé un anneat entouré de poil de loup : c'est sans doute un avertissement; cependant il se décide. Il part avec un sombn pressentiment. Voici leur voyage : Il Les vaillants firenl voler les pieds des chevaux par-dessus les montagnes, £ travers la forêt sombre et inconnue. Toute la forêt des Huns fut ébranlée quand ces hommes, au cœur farouche, la traversèrent : ils traversèrent des espaces verdoyant! qui semblaient fuir derrière eux. 1) Ils arrivent enfin dans le pays d'Atli. Ils le trouveni dans son château de guerre (borg), buvant avec ses guer. riers au milieu d'une salle entourée de boucliers. L'épouse d'Atli, la sœur des Nifflungs, dès qu'ils son entrés, sent qu'ils sont perdus : elle leur dit de fuir « Sœur, il est trop tard, répond Gunar. Il Alors on li prend et on l'enchaîne. Pour Hogni, il tua sept homme: avec son glaive acéré, et il en poussa un huitième dan: le brasier ardent : c'est ainsi qu'un homme vaillant s< garantit de ses ennemis. ------------------------------------------------------------------------ l)n demanda ensuite à Gunar s'il voulait racheter sa ; avec de l'or. Voici ce qu'il répondit : « Que je tienne dans ma main le cœur d'Hogni, arraché ;3C un poignard émoussé de la poitrine de ce vaillant fils roi. Il Ils arrachèrent le cœur d'un esclave, qui s'appelait alli, le placèrent tout sanglant sur un plat, et le porent à Gunar. Alors Gunar, ce chef du peuple, chanta : Il Ici je vois le ;ur d'Hialli le lâche ; il ne ressemble pas au cœur d'Hoi le brave; il tremble beaucoup sur le plat où il est icé : il tremblait la moitié davantage, quand il était dans poitrine du lâche. Il Quand on arracha le cœur d'Hogni tout vivant, il rit. ? dernière pensée eût été de gémir. On plaça son cœur 19lant sur un plat, et on le porta à Gunar. Alors le noble héros Nifflung chanta : « Là je vois le îur d'Hogni le brave ; il ne ressemble pas au cœur Sialli le lâche ; il tremble peu sur le plat où il est placé ; tremblait la moitié moins dans la poitrine du brave. « Que n'es-tu aussi loin de mes yeux, Atli, que tu le ,as toujours de mon trésor. A moi seul est confié mainaant tout le trésor caché des Nifflungs; car Hogni ne - plus. Tant que nous vivions tous deux, je craignais ujours qu'il ne te le révélât. Désormais je ne crains us : jè suis seul. » Alors on le plaça vivant dans un lieu rempli de sernts, où le héros en colère mourut en frappant fortement 1 harpe avec son pied. Au bout de quelque temps, un jour qu'Atli revenait du mage, son épouse s'avance à sa rencontre avec des ses d'or, remplis de miel. Un grand festin a lieu, après oi elle s'adresse ainsi à Atli : •tsfr ------------------------------------------------------------------------ « Roi des glaives, tu as mangé dans ce miel le cœur sari glant de tes fils. Le noble Atli, me suis-je dit, peut man ger de la chair d'homme dans un festin et la distribuer ses braves. CI Tu n'appelleras plus à tes genoux tes deux enfants Eirp ni Eitil, le charme de tes heures de festin ; tu ne le verras plus, quand, assis sur ton siége royal, tu distribue l'or à tes guerriers, mettre un manche à une pique, cou per la crinière des chevaux, ou dompter des poulains. Il se fit un grand tumulte sur les bancs et sous les tentes Les guerriers poussèrent des cris étranges. Les enfants de Huns pleuraient. Gudruna seule ne pleura point ; car ell ne pleura jamais, depuis la mort de Sigurd, ni ses frè res au cœur d'ours, ni ses tendres enfants, ses enfant sans défiance, qu'elle avait engendrés avec Atli. Il Puis elle profite du sommeil où l'ivresse avait plongi son époux. « Sa main meurtrière abreuve son lit de sang : elle là che les chiens, qui s'élancent hors de la salle, et elle ré veille les serviteurs par un incendie. Ainsi elle vengea se frères. « Elle livra aux flammes tous ceux qui étaient dans l'in térieur et qui étaient revenus du lieu sombre où périrer Gunar et son frère. Les vieilles poutres tombèrent, le tri sor était fumant, les demeures royales brûlèrent, lE guerrières qui y étaient renfermées tombèrent, privée de la vie, dans le feu dévorant. Tel est le dénoûment de cette tragédie lugubre. Tar dis que ces diverses scènes sont présentes à notre espri transportons-nous dans un autre temps, dans un auti pays, dans une autre littérature. Passons de la Scandin: vie à l'Allemagne, de YEdda aux Niebelungs. ------------------------------------------------------------------------ II. LES NIEBELUNGS. Les Niebelungs ont été rédigés vers la" fin du XIIe siècle 1 le commencement duxni6. On ne sait pas précisément i quel lieu, mais c'est certainement dans le midi de lllemagne. Le nom de celui qui, à cette époque, donna de vieilles traditions germaniques la forme dans laquelle DUS les possédons aujourd'hui, n'est pas connu d'une lanière certaine. On sait seulement que c'était un de ces l'oubadours allemands qu'on appelait chantres d'amour, rinnesinger. , Les Niebelungs restèrent ignorés jusqu'au XVlIie siècle. lors quelques fragments de ce poëme attirèrent l'attenon de Lessing, esprit remuant et vaste qui a donné à Allemagne ce mouvement critique d'où est sortie sa lit- ^rature, et qui a commencé presque tout ce qui s'est tiit depuis. L'école suisse de Bodmer, qui cherchait avec lus de zèle que de génie une poésie nouvelle, en fit connaître un peu davantage 1. Enfin c'est au commencelent de ce siècle que les Niebelungs furent publiés pour i première fois dans leur entier. Leur apparition fut un vénement national. L'enthousiasme et un peu la manie i lu moyen âge régnaient en Allemagne. Un poëme qui peignait avec naïveté, quelquefois avec grandeur, les vieilles nœurs, les vieux sentiments germaniques, fut accueilli tvec une exaltation tout à la fois littéraire et patriotique ; mis quand vinrent les mauvais jours, quand un pouvoir étranger pesa sur le pays, ce fut surtout aux Niebelungs lu'on s'adressa pour y chercher une image de ce passé lu'on étudiait, qu'on inventait, afin d'y trouver un asile *1 Chrimhilden räche1 1757, 4". ------------------------------------------------------------------------ contre la triste réalité du présent. On admira, on commenta ce poëme des Niebelungs, comme on rêvait l'ancien empire germanique, avec l'ardeur des regrets et la passion de l'indépendance. Cet élan historique et poétique fut utile; l'érudition, la critique, l'imagination, si elles ne créèrent pas entièrement le patriotisme allemand, le fortifièrent. Les âmes se ravivèrent à ces souvenirs, et on peut dire que la découverte d'un poëme national aida les Allemands à se sentir une nation. Pour nous, ce qui nous intéresse en ce moment dans les Niebelungs, c'est que les événements racontés dans ce poëme nous présentent un rapport frappant avec ceux qui font le sujet d'une partie des chants de l'Edda, avec tout ce qui concerne le meurtre du héros Sigurd et la vengeance tirée de sa mort dans le pays des Huns. Je vais raconter brièvement les événements du poëme des Niebelungs. Je passerai ensuite à la comparaison de l'épopée allemande et des chants scandinaves. D'après d'anciens récits, il y avait à Worms, dans le pays des Burgondes, une noble jeune fille nommée Chrimhilde, et dans les Pays-Bas vivait un noble fils de roi nommé Sigfrid. A l'époque où le poëme commence, Sigfrid avait déjà accompli plusieurs hauts faits. Le plus merveilleux avait été de ravir à un dragon le trésor des Niebelungs. Un jour il entend parler de la belle Chrimhilde du pays de Bourgogne, se prend pour elle d'un grand amour et monte à cheval avec ses guerriers pour courir cette aventure. Chrimhilde avait deux frères, dont l'aîné s'appelait Gunther et régnait en Burgondie. Le plus redoutable de ses guerriers s'appelait Hagen. Les Burgondes demandent à Sigfrid et à ses cavaliers ce qui les amène. « On m'a raconté dans le pays de mon père, dit Sigfrid, qu'ici étaient les plus braves guerriers qu'ait jamais commandés un roi ; j'ai beaucoup entendu dire cela et je suis ------------------------------------------------------------------------ enu ici pour en faire l'épreuve. » Puis il propose à Gunier de combattre en engageant réciproquement leur * ays au vainqueur. Le roi décline la proposition, mais li offre de tout partager avec lui, et à cette condition igfrid se radoucit ; Il il resta un an dans le pays et sans oir la belle Chrimhilde. Pour elle, elle le voyait souvent e sa fenêtre et alors elle n'avait besoin de nul autre passeWemps. » 7 Voici comment ils devaient être rapprochés. Le roi de . ;axe et le roi de Danemark déclarent la guerre à Gunher. Il propose à Sigfrid de l'accompagner; Sigfrid ac< epte, et taille en pièces les ennemis du roi. Pour sa réi ompense, on charge Chrimhilde de lui donner le salut le bienvenue. Sigfrid paraît devant elle, et ils se regardent l'un l'autre avec des yeux pleins d'amour. Il Janais dans la saison d'été, dans les jours de mai, il n'avait J jorté dans son cœur une aussi grande joie. » Mais bienôt une nouvelle expédition se présente. Il y avait en Is«ande, au delà de la mer, une reine nommée Brunhilde, l'une grande beauté et d'une force merveilleuse; elle léfiait ceux qui venaient lui faire la cour à des exercices lans lesquels elle excellait, et s'ils étaient vaincus, ils )erdaient la vie. Gunther forme le dessein de tenter cette i )érilleuse aventure et demande encore à Sigfrid de l'accompagner. Il y consent à cette condition, que s'il sert le roi dans cette entreprise, il obtiendra de lui la belle Chrimhilde. Ils arrivent ensemble en Islande. Grâce à Sigfrid et à un chaperon magique qui le rend invisible, junter triomphe ou paraît triompher des épreuves et obtient la reine. Cependant Brunhilde diffère son départ 3t rassemble autour d'elle une foule immense de parents et de vassaux. Sigfrid alors va chercher du renfort dans le merveilleux pays des Niebelungs, habité par des nains et par des géants, pays qu'il avait autrefois soumis par ------------------------------------------------------------------------ ses armes et d'où il avait rapporté son trésor et son chaperon. Brunhilde cède enfin et accompagne son vainqueur. Sigfrid réclame de Gunther la main de Chrimhilde ; il l'obtient, et on célèbre à Worms les deus noces le même jour. Tout se passe à merveille entr( Sigfrid et sa jeune épouse. Il n'en va pas de même poui le roi Gunther. Au moment où il se croit le plus sûr e le plus près dè posséder la fière Brunhilde, elle lui défend de toucher sa blanche chemise ; et comme il veu braver cet ordre, la robuste héroïne lui attache les pied et les mains et le suspend à un clou contre la muraille Le lendemain, Sigfrid paraît très-satisfait, mais Gunthe est soucieux. Il raconte sa mésaventure à son beau-frère qui est toujours son recours dans les grandes difficultés Sigfrid, d'accord avec lui, s'introduit le soir dans 1 chambre royale, invisible au moyen de son chaperor La reine le prend pour son époux et veut le traiter comm elle a traité celui-ci la veille. Il a beaucoup à faire pot venir à bout de cette terrible femme, qui tantôt le près contre le mur, tantôt serre les doigts du fort Sigfrid c manière à faire jaillir le sang de ses ongles. Enfin il s'il rite de la résistance d'une femme; quand elle veut lier, il la serre à son tour de manière à faire crier toi les membres de son corps. Alors elle se confesse vair cue; Sigfrid lui enlève son anneau, et Gunther, qu caché dans un coin, a assisté à cette étrange lutte, vie; profiter de la victoire de Sigfrid. « Je ne m'opposerai ji mais à ton noble amour, lui dit Brunhilde; j'ai éprou' maintenant que tu étais digne de commander à ui femme. » Sigfrid retourne dans son pays avec Chrimhilde. D ans se passent sans événements. Enfin Gunther les invi à une fête qui dure onze jours. Pendant ce temps ui dispute s'élève entre les deux reines, à l'occasion de ------------------------------------------------------------------------ prééminence de leurs époux. Le dialogue devient de plus m plus pressé et mordant ; enfin Chrimhilde dit dans son emportement à la femme de Gunter : « Tu as été la concubine de Sigfrid. » Brunhilde tout en larmes va se )Iaindre à son époux. Sigfrid se justifie. Mais la vindicaive Brunhilde demande à son mari la mort du héros. Le plus farouche de ses guerriers qui hait Sigfrid, lagen, achève de l'y décider. On fait une grande chasse, ît dans cette chasse, tandis que Sigfrid se penche pour boire au bord d'une fontaine, Hagen le perce entre les épaules dans le seul point où il fût vulnérable, et que la trop confiante Chrimhilde lui avait révélé. * « Le héros s'élance de la fontaine, un long manche le pique sortait de sa poitrine; il espérait trouver son ire ou son glaive, et alors Hagen aurait été payé de ses services. » Ne trouvant que son bouclier, il le lance à son assassin 3t le renverse, puis il meurt et l'on apporte à Chrimhilde son cadavre sanglant. On cherche à lui cacher les auteurs du meurtre, mais telle les devine sur-le-champ par un instinct de douleur. ;Le vieux père de Sigfrid, Sigmond, veut attaquer les Burgondes. I( Nous ne sommes pas les plus forts, lui dittelle, attendons. » Après lui avoir ravi son mari, ses frères et Hagen lui ravirent encore le trésor des Niebelungs qu'il lui avait laissé : on le précipita dans le Rhin. Dépouillée de tout, Chrimhilde « supporta beaucoup de j maux durant treize années, sans pouvoir oublier la mort !du brave; » enfin vint l'heure de le venger. "Attila, roi des Huns (qui s'appelle ici Etzel), ayant perdu sa femme Herka, envoie demander en mariage la veuve de Sigfrid, dont la renommée de beauté est venue j jusqu'à lui ; ses messagers la trouvent encore noyée dans ■! les larmes ; elle refuse d'abord d'épouser ce païen ; mais ------------------------------------------------------------------------ enfin, contrainte par ses frères, elle cède et part pou le pays des Huns. Ils arrivent à la cour d'Attila, 01 étaient toutes sortes de peuples et un grand nombre di héros. Au bout de treize autres années, la pensée de venge Sigfrid, qui ne quittait Chrimhilde ni jour ni nuit, lui fai demander à Attila d'engager ses frères à venir la voir Attila y consent, elle a soin de comprendre dans l'invi tation le terrible Hagen, son ennemi le plus abhorré. De: ménestrels viennent de la part d'Attila au pays des prin. ces burgondes, et les engagent en son nom à le visite] en Hongrie, au solstice prochain : ils hésitent. Hager: leur dit de se défier de Chrimhilde. Enfin ils partent ave( une nombreuse suite de guerriers. Avant leur départ el pendant leur voyage, des prédictions fatales leur annoncent qu'ils ne reviendront pas du pays des Huns. Un sombre pressentiment les gagne, mais ne les détourne pas; et Hagen brise, avec un farouche héroïsme, la barque dans laquelle ils ont passé le Rhin, parce qu'il sait qu'elle ne leur servira pas pour le retour. Arrivés chez Attila, ils y trouvent Dietrich de Berne (Théodorik de Vérone), qui les avertit que Chrimhilde pleure encore Sigfrid. Hagen répond : Il Qu'elle pleure autant qu'elle voudra, il est couché depuis maintes années frappé à mort. Qu'elle aime maintenant le roi des Huns, Sigfrid ne reviendra pas ; il est enterré depuis longtemps. » Chrimhilde pense à sa vengeance : elle se prosterne aux pieds des guerriers d'Attila pour leur demander la mort d'Hagen. Cependant les Niebelungs, comme on appelle dans cette partie du poëme les princes burgondes, se sont assis à un festin magnifique. La nuit vient : Hagen et son ami le ménestrel Volker font la garde et empêchent les meurtriers envoyés par Chrimhilde de pénétrer dans la salle où les ------------------------------------------------------------------------ rinces sont couchés. Le lendemain, après la messe, un rrand tournoi a lieu. Dans ce tournoi, un chef hun est :3rcé par la lance d'un Burgonde; cependant Attila ent encore pour le maintien de la paix. Mais bientôt la \ :tte s'engage : Chrimhilde cherche à armer, contre ses ères, Théodorik et son vieux compagnon d'armes, Hilebrand : comme ils refusent, elle s'adresse à Bléda, ère d'Attila; celui-ci va chercher querelle aux Bur)ndes et il est tué. Les guerriers huns s'avancent pour înger Bléda. Le Burgonde qui l'a frappé est frère Hagen, il supporte quelque temps seul l'assaut des uns : ceux-ci lancent tant de traits dans son bouclier, n'il ne peut plus en supporter le poids; cependant il )mbat toujours. Hagen arrive enfin à son aide, et la lêlée s'engage alors d'une manière terrible; le féroce agen tue le jeune enfant d'Attila et jette sa tête dans le bin de sa mère. Les Burgondes se retranchent dans l'ne salle hors de laquelle ils lancent les corps de leurs inemis, et sept mille morts roulent le long des marches |ù l'escalier jusqu'au milieu des Huns qui les reçoivent 5 jec de grands cris. Vingt mille se présentent pour rem'tacer leurs frères; les Burgondes combattent encore, combattirent ainsi tout un long jour d'été. La nuit ent : épuisés de fatigue , ils demandent la paix et a Acheter le dommage qu'ils ont fait. Les Huns sont prêts ' y consentir, mais Chrimhilde les en empêche : Il Ne les lissez pas sortir de cette salle, dit-elle ; qu'ils y périssent )us. » Son plus jeune frère, Giselher, lui demande râce : « Très-belle sœur, dit-il, je me doutais bien peu ue tu m'avais envoyé inviter au bord du Rhin pour me tire venir dans ce pays au sein de tant de maux. Qu'aii fait aux Huns pour mériter la mort? — Je ne puis vous tire grâce, répondit-elle ; on ne me l'a point faite. Hagen l'a causé une trop profonde peine. Pour cela, il n'y a ------------------------------------------------------------------------ point de rançon tant que je vivrai ; il faut que vous payi( tous pour lui. » Cependant elle ajoute : Il Voulez-vou me donner Hagen seul en otage? et je vous laisser; vivre, car vous êtes mes frères, nous sommes les enfant de la même mère... Il Les guerriers refusent, et Chrim hilde dit aux siens : « Que pas un ne sorte d'ici, qu'o mette le feu aux quatre coins de la salle; ainsi seron vengées toutes mes douleurs. Il On lui obéit, et on pouss dans la salle, à coups de traits et de glaive, ceux qt étaient encore à l'extérieur. Un des guerriers était tour menté par la soif, Hagen lui cria : Si tu as soif, bois d sang. « Alors le brave s'en fut là où il trouva des morts il s'agenouilla près d'une blessure, il leva sa visière, détacha son casque. Il commença à boire le sang, qu ruisselait : quoiqu'il n'y fût pas accoutumé, cela lui sem bla grandement bon. » Cependant le feu pleut sur leur tête, ils le reçoiven sur leurs boucliers. Hagen leur crie d'éteindre les tison sous leurs pieds, dans le sang. Ils passèrent ainsi la nuit. Le lendemain six centt vivaient encore. Pour ranimer le courage des Huns, Chrimhilde remplit d'or leurs boucliers : elle force à combattre contrt ses frères le bon margrave Rüdiger, qui les avait accueilli' à la frontière, et qui avait fiancé sa fille au plus jeune d'entre eux. Attila se joint à elle. Rüdiger répond : « Seigneui roi, reprenez tout ce que vous m'avez donné, terres et château.... mais comment voulez-vous que je fasse? Je les ai reçus dans ma maison ; je leur ai offert à boire et à manger, et je leur ai donné un don ; comment pourrais-je travailler à leur perte ? » Cependant Chrimhilde le supplie encore. Alors il dit : Il La vie de Rüdiger paiera aujourd'hui l'amour que vous et mon seigneur m'avez montré. » Puis il va aux assiégés : Il Braves Niebelungs, ------------------------------------------------------------------------ ur dit-il, défendez-vous mieux que jamais. — Je devais )us servir et je viens vous combattre. » « Plût à Dieu, ajouta-t-il, que vous fussiez encore sur s bords du Rhin, et que je fusse mort ! Il Ses adversaires sont consternés et touchés de ce lan- ge. L'un d'eux, Gernot, lui dit : « Et maintenant que ( eu vous récompense, seigneur Rüdiger, pour les riches ms que vous nous avez faits. Si je dois être funeste à ; i si noble courage, j'aurai regret a votre mort. Je porte i l'arme que vous m'avez donnée, bon héros; elle ne 'a jamais manqué dans le péril. Maint chevalier est mbé sous son tranchant; elle est franche et sûre : .mais guerrier ne fit un plus riche don. Il Et si vous ne voulez pas renoncer à votre dessein, si tus voulez venir à nous et me tuer les amis qui sont [ i près de moi, si alors, avec votre propre glaive, je vous e la vie, j'en serai fâché pour vous, Rüdiger, et pour 'tre noble épouse. » Puis le plus jeune des frères, celui qu'il a fiancé ec sa fille, lui demande s'il veut la rendre sitôt nuve. « Que Dieu ait pitié de nous, dit le brave homme, » et levèrent leurs boucliers pour combattre; cependant igen adresse encore un mot à Rüdiger. Il Je suis dans un grand souci. Le bouclier que dame otelinde m'avait donné, les Huns l'ont haché à mon 'as. Plût au dieu du ciel que j'en eusse un aussi bon je celui que tu portes, Rüdiger; je ne demanderais pas autre armure. Il — Je te donnerais volontiers mon bouclier, si j'osais faire devant Chrimhilde : mais n'importe ! prends-le, agen, et porte-le. Puisses-tu le porter jusqu'au pays 3s Burgondes ! )1 if Alors tous sont émus, de chaudes larmes tombent des i ------------------------------------------------------------------------ yeux de ces guerriers farouches. Tous pleurent de ce qu'o ne peut éviter cette nécessité terrible; puis le combat commence, et Rüdiger meurt percé de son propre glaiv par Gernot, qui meurt ainsi que lui. La mort de Rudiger produit une consternation géné raie. Les guerriers de Théodoric, tous ces héros qui dans la tradition allemande, l'entourent comme les douz pairs entouraient Charlemagne, en cherchant à arrache le corps de Rüdiger aux Niebelungs, en viennent au: mains avec eux, et alors commence un carnage, auprè duquel ce qui a précédé n'est rien; presque tous le grands noms du cycle germanique sont en présence Ces héros d'une force et d'une vaillance gigantesques st heurtent dans une épouvantable mêlée. Les guerrier: marchent dans le sang, et le sang rejaillit au-dessus dt leurs têtes. Enfin il ne reste plus du côté de Théodori( que le vieil Hildebrand, et du côté des Niebelungs que Hugen et Gunther. Théodoric leur offre de se rendre à lui : ils refusent avec colère. Alors il combat contre chacun l'un après l'autre, se rend maître d'eux, et les remet à Chrimhilde, en lui recommandant de les épargner. Elle le promet : puis, faisant venir Hagen, elle lui demande où on a caché le trésor de SigfrId. (1 J'ai juré, dit-il, de ne le révéler à personne. >» CI Il faut en finir, » dit la noble dame. Et elle ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête. Elle l'apporta par les cheveux devant Hagen. Hagen lui dit : Il Le noble roi des Burgondes est mort. Maintenant nul autre que Dieu et moi ne sait où est le trésor, et toi, diablesse, tu ne le sauras jamais. >» « Elle dit : Vous m'avez gardé injustement mon or, mais j'aurai au moins l'épée de Sigfrid, celle que por- ------------------------------------------------------------------------ 1 liait mon bien-aimé, quand je le vis pour la dernière Mois. » î Elle la tira du fourreau : il ne pouvait s'y opposer. Elle t ie prépara à lui ravir la vie; elle lui coupa la tête avec le glaive. Le roi Attila le vit et en fut très-affligé. î Alors le vieil Ilildebrand, indigné de voir périr un tel guerrier de la main d'une femme, la frappe elle-même il mort. C'est le dernier incident de ce grand drame, qui 5e termine en nous montrant tous les guerriers couchés morts, Chrimhilde hachée en morceaux, et les deux derniers héros, Théodoric et Attila, restés presque seuls, qui ; pleurent les amis et les parents qu'ils ont perdus. III. COMPARAISON. Dans la fable des Niebelungs, il est impossible de ne pas [trouver une autre version de la fable contenue dans quelques chants de l'Edda. Comme Sigfrid, Sigurd avait connuis un trésor et tué un dragon. Tous deux font amitié ivec une famille de princes nommés Nifflungs dans YEdda, ît auxquels on donne en Allemagne le nom identique de Viebelungs. L'aîné, qui s'appelle Gunar en Scandinavie, M'appelle Gunther en Burgondie. Hogni, frère de Gunar, I y est représenté par le guerrier Hagen. Des deux côtés îe trouve le personnage de Brunhilde, même nom, même [rôle, même caractère. C'est également une vierge merveilleuse et guerrière ; c'est de même le héros qui la sub! fugue et la livre à son ami ; c'est de même elle qui cause sa mort; enfin, c'est de même un roi des Huns qui s'appelle Atli ou Etzel, double altération du nom d'Attila, l qui épouse sa veuve. Jusqu'ici la marche de l'action est exactement pareille. A partir de ce point, la même série d'événements conti- ------------------------------------------------------------------------ nue, mais avec quelques différences importantes ent l'une et l'autre version. 1° DIFFÉRENTS NOMS TRANSPOSÉS. D'abord, selon l'Edda, la veuve de Sigurd s'appel Gudruna ; dans les Niebelungs, ce nom est remplacé p celui de Chrimhilde. Il y avait bien une Chrimhilde da la tradition Scandinave, mais c'était une magicienne, mè et non sœur des Nifflungs. Cette confusion de deux nor pris l'un pour l'autre, de deux personnages qui se coi servent dans la tradition en changeant de rôle, est un fi qui se présente fréquemment dans l'histoire des trad tions. Les peuples font ce qu'on fait tous les jours quai on se souvient imparfaitement d'un récit : on suit à p( près l'ordre des événements, mais l'on confond les nom 2° ÉVÉNEMENTS DÉPLACÉS. Ce ne sont pas les noms seuls qui se déplacent ain dans le souvenir et se transportent d'un personnage à u autre personnage. Pareille chose arrive pour les événe ments : on prête à l'un ce qui est arrivé à l'autre ; et ps là le même fond de récit, en passant de bouche en bon che, devient une histoire toute différente. Ainsi, pour ce qui nous occupe, dans l'Edda, c'est AI tila qui fait périr les meurtriers de Sigurd. Leur soeu désire les sauver, et c'est leur mort qu'elle venge su Attila. Dans les Niebelungs, au contraire, Attila ne veu aucun mal aux princes burgondes. C'est leur sœu qui, furieuse de ce qu'ils lui ont ravi son époux e l'héritage de son époux, conspire leur ruine avec unt perfidie profonde, et l'exécute avec une inflexible cruauté. ------------------------------------------------------------------------ Voilà assez de ressemblance pour établir que ces deux ables ont un rapport certain d'origine, et assez de difféen ce pour faire juger impossible que l'une soit un cal[ue de l'autre. Maintenant étudions la légende qui sert de base commune à ces deux versions; nous reviendrons plus tard ur leurs différences. le L DEUX PARTIES DANS LA LÉGENDE. Il faut distinguer dans cette légende deux parties, l'une ontenant l'histoire du trésor, du dragon, de Brllnhilde, le tout ce qui arrive jusqu'à la mort de Sigurd ; la seonde comprenant tout ce qui suit cette mort, la puniion de ses auteurs, et ce qui se passe dans le camp d'Atila. Ces deux parties sont de nature et d'époque diverses. I PREMIÈRE PARTIE MYTHOLOGIQUE. Le fond de l'histoire de ce personnage, qui dans le Nord 'appelle Sigurd, et qui en Allemagne a pris le nom de 'igfrid, est un mythe dont le sujet est celui-ci : un héros riomphant d'un dragon gardien d'un trésor. Ce mythe l'était probablement pas plus originaire de la Scandina'ie que l'ensemble de la religion à laquelle il se ratta'hait. Il est vraisemblable que, comme elle, il venait de 'Orient. Les critiques danois les plus habiles y ont vu me manière symbolique d'exprimer ce fait si frappant )our des peuples pleins d'imagination et d'avidité : 'or que roulent certaines rivières de l'Europe et de fj'Asie. j Une autre explication plus haute de ce mythe consiste te ------------------------------------------------------------------------ à admettre que l'histoire du héros Sigurd ait été primit vement celle du dieu Odin lui-même, dont Sigurd, qu son origine rattache à lui, serait une manifestation, un sorte d'incarnation reproduisant dans sa vi€ héroïqu la destinée divine, à la manière des héros Crichna ( Rama, incarnations de Vichnu. Dans ce point de vue, un idée primitivement mythologique eût été, par l'effet d temps et le cours naturel des choses, rabaissée à un évé nement humain. Le nom de Sigurd (destinée de la vi( toire) ressemble à plusieurs noms d'Odin, le père de 1 victoire, le victorieux, etc., et celui des Nifflungs, enne mis et meurtriers de Sigurd, contient la racine nijli brouillard, ténèbres, qui, dans la mythologie scandinave sert à dénommer le monde des mauvaises puissances 2 ei guerre avec le bon principe. Quoi qu'il en soit, cette guerre du bon et du mauvai: principe, et le triomphe momentané de celui-ci, sont ex primés symboliquement dans le mythe héroïque qu nous occupe comme dans le cycle de la destinée de' dieux, dans la mort de Sigurd comme dans celle d'Odin ou de Balder. Ce mythe, qui a ses analogues dans plusieurs religions antiques, est, ce me semble, la partie fondamentale et primordiale de la tradition. DEUXIÈME PARTIE HISTORIQUE. Sur cet ancien fonds mythologique, probablement d'origine orientale, sont venues s'implanter des traditions d'une origine toute différente. Odin était père de la race des Volsungs dont le plus célèbre est Sigurd. 2 Niffiheim, demeure des ténèbres. ------------------------------------------------------------------------ L'époque de l'invasion des barbares, époque terible de dévastations et de renouvellement, avait laissé e frappants souvenirs chez les peuples de cette famille ermanique à laquelle appartenaient les Scandinaves. armi ces souvenirs, nul n'était plus grand que celui 'Attila. Ce nom, resté, dans la mémoire des peuples, égal des noms merveilleux des héros de l'ancienne mylologie, ne tarda pas à se confondre avec eux; car la édition rapproche toutes les célébrités, et ne tient pas lus compte des distances de temps que de celles de eu. Attila, devenu dans la poésie un personnage presue idéal, vint figurer naturellement à côté du héros par xcellence, de l'ancien Sigurd 1. Il fallut peu de chose ,our lier ces deux traditions, une confusion de noms uffit. Brunhilde avait pour frère un Atli, nom indigène n Scandinavie, et qui figure dans une autre partie de 'Edda; la ressemblance de ce nom avec celui d'Attila >ut suggérer l'idée de faire de Brunhilde la sœur lu roi des Huns, et ainsi, tout ce qui concernait elui-ci se trouva rattaché à la légende de Sigurd. ..'histoire, devenue fabuleuse , fut entée de la sorte sur 'antique mythologie, mais non de manière à ce qu'on l'apercût pas l'hétérogénéité primitive des deux paries. Ainsi se forma, par l'alliance de deux éléments originairement distincts, la légende qui fut le patrimoine commun des races germaniques et dont nous ivons présenté les deux versions les plus célèbres : la version scandinave dans VEdda, et la version allemande dans les Niebelungs. Comparons les deux 1 versions. 1 Il en fut de même à plusieurs degrés de Tliéodorik, d'Ermanrik et 1 d'Odoacre. ------------------------------------------------------------------------ VERSION SCANDINAVE. Si l'on compare les chants héroïques de l'Edda au Niebelungs, on est frappé de la différence de caractèr qu'offrent les deux monuments, là même où la suite dt événements présente le plus de ressemblance. L'Edda es purement païenne. Les mœurs qu'elle peint sont les an ciennes mœurs du Nord et à demi celles de l'Orient. Le sentiments de l'époque barbare s'y produisent dans tout, leur rudesse et souventdans toute leur atrocité, brusques emportés, profonds. VERSION ALLEMANDE. Dans les Niebelungs, il y a un vernis de christianism( et de chevalerie sur ce fond sauvage. Çà et là perceni bien des traits assez nombreux de l'antique barbarie, mais c'est à travers des idées, des sentiments, des peintures plus modernes. C'est le caractère original et h mérite particulier des Niebelungs, de peindre naïvemen ce mélange de paganisme et de christianisme qui a sub. sisté si longtemps dans les mœurs et les croyances de! hommes du Nord. Dans les Niebelungs, la scène est ai moyen âge ; mais on aperçoit souvent le grand corps dt barbare sous l'armure du chevalier. Dans l'Edda, Brunhilde se fait brûler avec Sigurd presque comme une veuve indienne, et fait brûler ave< elle ses esclaves, comme on enterrait avec lui ceux d'ui roi barbare ou d'un despote d'Orient. Odin intervien pour protéger et conseiller sa race. Sigurd entend le langage des oiseaux dès que le sang du dragon a touché se: lèvres, d'après une croyance très-ancienne et fondé< probablement sur l'idée orientale de la science du ser- / ------------------------------------------------------------------------ :nt. Dans les Niebelungs, on va à la messe ; il y a des urnois, de la chevalerie, de la galanterie à côté de ces terriers qui boivent le sang des blessés, et de cette irimhilde qui porte par les cheveux la tête de son }re et coupe de sa propre main celle de son ennemi. Lj. SORT DES DEUX PARTIES DE LA LÉGENDE. — PARTIE MYTHOLOGIQUE. Si nous examinons le sort qu'ont subi dans la version iemande les deux parties de la légende, nous remarierons que la première, et surtout le commencement la première, est peu développé dans les Niebelungs, : combat de Sigurd et du dragon est relégué dans l'avantène. Tout ce qui tient à ce point, qui était primitiveent le fond même de la légende, est obscur et confus. aventure des trois personnages mythologiques, qui ivre l'Edda et contient le principe de tout ce qui suit, été complètement laissée de côté. Le nom même de ebelungs, ce nom si expressif dans le Nord, où, comme •us l'avons dit, il se rattachait à tout l'ensemble des idées ythologiques, conservé sans but en Allemagne, ne s'y ttache plus à rien. Tantôt ce sont les merveilleux bitants d'un pays inconnu, d'oùSigfrid a rapporté son îsor et son chaperon ; tantôt les Niebelungs sont les inces burgondes meurtriers de Sigfrid , et leurs cheliers. Ce double emploi n'atteste-il pas une rémiscence vague de ce fait, que les Nifflungs étaient les nemis de Sigurd, et, en même temps, l'oubli de ce l'étaient les Nifflungs et Sigurd? 'On trouve çà et là dans cette partie de la tradition allelande quelques traits qui la rattachent à la Scandinavie. Insi Brunhilde habite en Islande, au delà de la mer. Le ys merveilleux des Niebelungs est une fois indiqué en ------------------------------------------------------------------------ Norvégel. La rareté même de ces traits isolés, qui n semblent pas tenir au reste du récit, ou sont en contra diction avec lui, montre que l'histoire de Sigurd es venue au bord du Rhin d'ailleurs : ce sont des traces d contact avec les traditions scandinaves, que les peuple allemands ont oublié d'effacer. Là où quelques faits, quelques personnages merveil leux, appartenant à cette première partie, ont subsist, dans les Niebelungs, ils se sont dénaturés complétemen s et ont perdu tout leur caractère. Ainsi la Valkyrie, frap pée par Odin pour lui avoir ravi un guerrier, endorme ; d'un mystérieux sommeil dans un palais qu'entoure unt j flamme divine, est devenue une simple guerrière, don la conquête est une véritable aventure de chevalerie. At lieu du changement de forme des deux héros, qui nous re portait aux antiques idées de la métempsycose, le chapeau magique, merveilleux subalterne et récent, et enfin des: scènes naïves sans doute, mais comiques et quelquefois' grotesques, résultant de ce merveilleux, voilà ce qu'on trouve dans la première partie des Niebelungs, voilà ce qu'on ne trouve pas dans l'Edda. C'est dire assez, quant a! cette première partie, dans laquelle des deux versions lai donnée commune et primitive a été le moins altérée. PARTIE HISTORIQUE. Pour la seconde partie, on devrait s'attendre à y rencontrer la tradition d'Attila, mieux reproduite dans les Niebelungs que dans l'Edda; car le fléau de Dieu a traversé l'Allemagne, et n'a jamais mis le pied en Scandinavie. Cependant il n'en est pas toujours ainsi ; et si, dans les Niebelungs, la résidence d'Attila en Hongrie, et la route 1 Nieb., v. 2971, ed. Hagen, 1824. ------------------------------------------------------------------------ 1 Iii y mène, sont plus exactement définies; si les noms son frère Bleda et de sa femme Herka sont conservés, uns l'ensemble du récit de l'Edda, la réalité historique imble moins dénaturée. Attila y meurt dans son lit, de main d'une femme, comme le voulait une tradition que [j; historiens latins nous ont transmise1. Ainsi, dans la irsion Scandinave, le fait a un peu plus de vérité, malLé l'éloignement des lieux, par cela seul qu'elle est plus ,,:cienne, et qu'elle a été recueillie et remaniée par des r ains moins modernes que celles des poëtes qui nous xt donné cette refonte, qu'on appele les Niebelungs. i En Scandinavie et en Allemagne, Attila a perdu dans )i légende sa physionomie historique ; il en a été de rame pour Charlemagne dans les poëmes chevaleresques )il moyen âge. Telle est la marche des traditions poétiques, s cycles qui se forment autour d'un grand nom. Ce o,m reste toujours au centre du cycle, mais à mesure :i'on avance, l'histoire du personnage qui le porte s'oude; on cesse de s'intéresser à une grandeur passée qui ?! se lie plus aux événements, aux intérêts du temps lèsent. D'autres héros moins célèbres dans le monde, ;ais plus importants pour le pays et pour l'époque, atti1 nt à eux l'attention et finissent par occuper, pour ainsi rre, tout le premier plan de la légende. Cependant la fiire du vieux héros se retire toujours de plus en plus ;'rs le fond de la scène, ses contours vont peu à peu s'efrçant dans le vague. Ce personnage, devenu étranger à ,,tction et aux événements qui continuent à se mouvoir )(tour de lui, touche au ridicule ; c'est ce qui est arrivé our Charlemagne, pour le roi Arthur, c'est ce qui est tj'esque arrivé pour Attila, surtout dans les Niebelungs, W Marcellinus comes. Ed. Sirmond, p. 5211 : Noctu mulieris manu wltroque confoditur. ------------------------------------------------------------------------ où, les bras croisés pendant l'épouvantable catastrophe il ne prend part à rien, ne tente de rien empêcher, laisse sa femme commettre des atrocités sur les Burgondes auxquels il veut du bien, et la laisse ensuite massacrel : avec un égal flegme. Un bon homme, voilà ce qu'ave( s le temps, l'imagination populaire avait fait du terrible Attila. La grande catastrophe qui termine les Niebelung; était-elle un souvenir de la fameuse bataille des champ< catalauniques, où combattirent des représentants d( presque toutes les populations barbares, ou de celle que se livrèrent, après la mort d'Attila, ses fils et les peuples qu'il avait rassemblés sous ses drapeaux, ou bien de ces* deux batailles à la fois? On ne sait, mais enfin à ce nom d'Attila se rattachait la pensée d'une immense extermina- tion ; à ce nom se rattachait aussi l'idée d'un vaste em- pire et d'une grande quantité de chefs de diverses na-t tions germaniques sous les ordres du grand chef barbare ; par là, on était conduit à placer autour de lui tous les ¡ noms célèbres dans les traditions germaniques, quels qu'ils fussent : ainsi on faisait Théodoric son lieutenant, parce que des Goths et un autre Théodoric avaient servi dans son camp. Le plus curieux des anachronismes des Niebelungs est d'avoir mis en relation avec Attila le margrave Rüdiger, mort dans le ixe siècle en combattant les Hongrois, qu'on appelait aussi les Huns, et pour comble de confusion, on y voit figurer l'évêque Pellegrin, mêlé à tous ces personnages héroïques plus anciens, uniquement pour avoir rédigé en latin au XIe siècle la tradition qui a servi de base aux Niebelungs. L'épisode consacré à Rüdiger est plein d'un intérêt touchant et de sentiments chevaleresques, qui seuls démontreraient qu'il est d'un autre temps que le sanglant tableau dans lequel il est encadré. ------------------------------------------------------------------------ &'■ DIFFÉRENCE DES DEUX POÉSIES. Si nous passons de l'histoire comparée des deux verons de la légende à l'examen de leur mérite poétique, i supériorité de pathétique me paraît du côté de l'Edda. es Niebelungs ne savent rien de cette passion et de cette iort de Brunhilde qui ébranlent si fortement. La douleur e Chrimhilde est faible à côté de celle de Gudruna. ''autre part, dans les amours de Chrimhilde et de Sig'id, se peignent fidèlement la douceur et la tendresse 'âme des Allemands. Dans le récit de leur première en'evue, par exemple, il y a une innocence naïve, je dirai resque une gaucherie touchante, qui contraste singu~rement avec les horreurs qui suivent. Les Niebelunr/s offrent, dans une foule de détails de :œurs, un charme paisible, une grâce domestique, et, lIaut à la première partie, du moins on peut dire qu'elle assemble aux chants de YEdda, olt il y a plus de mou3ment, plus de force, comme l' Odyssée ressemble à Iliade. > Ainsi s'est formée cette légende épique, ainsi elle s'est versifiée dans les deux principaux monuments qui la [intiennent. Son histoire ne s'arrête pas là; elle a subi en d'autres modifications, elle a laissé bien d'autres aces; mais, comme je l'ai dit en commençant, ce n'est is ici qu'on peut tenter d'épuiser cette histoire. D'ail- urs elle est liée à deux histoires plus générales dont le fait partie : celle du cycle scandinave et celle du :rcle allemand pris dans leur totalité, et qui, tous deux, illbrassent beaucoup d'autres choses que le meurtre et t vengeance tirée du meurtre de Sigurd, les deux faits axquels je me suis borné. Cette notice, malgré sa brièfesté, n'aura pas été peut-être entièrement inutile, si elle ------------------------------------------------------------------------ a donné une idée un peu précise du rapport de l'Edd.!, et des Niebelungs, et fourni un spécimen de l'ordre dj» faits le plus curieux que présente l'histoire de la poésif!1 des assimilations et des transformations que subisseij partout les épopées primitives 1. Voy. un essai de restauration de celte légende épique, Heures ci poésie, p. 280. ------------------------------------------------------------------------ SAGA D "EGILL ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ SAGA DEGILL. f r J'ai choisi parmi les Sagas historiques une des plus considérables et des plus intéressantes, la Saga d'Egill, pour en donner un extrait détaillé. C'est un tableau complet de la vie islandaise, pendant le premier siècle de !a république , temps qu'embrasse presque entièrement la longue vie d'Egill. Egill peut passer pour le type du héros des Sagas islandaises ; il en réunit toutes les qualités, il en éprouve toutes les fortunes. Il est tour à tour guerrier, pirate , marchand, juge et toujours poëte. * La Saga commence, comme à l'ordinaire, avant la naissance du héros, par l'histoire de ses ancêtres. En effet, les Sagas historiques étaient des espèces de mémoires de famille, dans lesquelles les généalogies ne sont jamais négligées, et les rapports de parenté toujours indiqués avec soin. i La scène est d'abord en Norvége, antérieurement à la colonisation de l'Islande. Le premier personnage dont parle la Saga, est le grand-père d'Egill, Ulf (le loup). Elle débute, selon l'usage, par cette forme simple de récit : Un homme s'appelait puis elle nomme ses parents avec leurs surnoms, et mentionne quelques-unes de ces qualités dont sont constamment pourvus les héros des Sagas. Ulf était un homme grand et fort, nul n'était ------------------------------------------------------------------------ son égal.... Dans sa jeunesse, il fut viking t, fit d, courses en mer, pilla, puis il épousa la fille d'un auti pirate, son compagnon d'aventures, et tous deux s'éti blirent dans leur champ. Il était riche en biens-fonds en biens meubles. Son père mort, Ulf hérita du titi de land-man ( vassal), qu'avaient possédé ses aïeu? C'est un commencement de transmission féodale. Ulf s livrait aux occupations qui partageaient le temps de Islandais : le soin des champs , celui de ses forges et d ses troupeaux. Quand le jour baissait, il devenait som bre, et à peine alors osait-on l'approcher. C'est pour quoi, faisant allusion à son nom, on l'appelait loup d\ soir. Il paraît qu'Ulf avait une disposition à l'extase, qu se manifestait par un sommeil ( magnétique probable. ment), qui le prenait tous les soirs, et par l'état appel, hamniramm, dans lequel certains individus, appelé: Bersekrs, offraient un déploiement de forces prodigieux, une exaltation morale extraordinaire et une insensibilité absolue. Ulf eut deux fils, Thorolf et Grimm. Celui-ci fut père d'Egill, principal héros de la Saga. Thorolf était beau et brave, joyeux et actif, surtout marchand (ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi pirate), et chéri de tout le monde. Grimm avait les cheveux noirs ; il était sombre d'aspect et d'âme comme son père. Il était entendu dans le gouvernement de la chose domestique, habile à travailler le fer et le bois. L'hiver il allait souvent, dans une barque, à la pêche des harengs. Thorolf, sitôt qu'il eut atteint l'âge de vingt ans, demanda à son père un long vaisseau, et commença ses 1 Ce nom et celui de roi de la nter étaient les noms que se donnaient les pirates scandinaves. ------------------------------------------------------------------------ courses de mer. Il s'associa quelques amis. Durant tout l'été ils exercèrent le métier de viking, firent beaucoup de butin et de belles prises. Ils employèrent ainsi plusieurs étés, et ils passaient les hivers auprès de leurs pères. Thorolf rapporta grand nombre de choses précieuses à son père et à sa mère ; et ainsi il était fort riche et honoré. Ici la Saga entre dans l'histoire générale de la Scandinavie , et fait assister à l'une de ses révolutions les plus intéressantes. Je veux parler de la révolution opérée par Harald aux beaux cheveux , qui soumit à sa tyrannie les rois (Fylki-Konung)1 de la Norvége, jusque-là indépendants. La Saga peint énergiquement la résistance de divers chefs à Harald : l'un d'eux s'enferme vivant dans un tombeau , avec douze serviteurs, pour lui échapper ; un autre est tué en combattant, et son fils , qui va demander du secours à un troisième, lui adresse ces énergiques paroles : cc Le malheur, qui nous a frappés, ne tardera pas beaucoup à vous atteindre. Il faut donc prendre le parti que nous avons pris pour la défense de nos biens et de notre liberté, et employer pour cela tous les hommes dont vous pouvez espérer des secours , et je veux, avec les miens , m'opposer à cet orgueil et à cette tyrannie ; autrement il faut vous résigner, comme ont fait les gens de Naumedale, à subir volontairement la honte d'être les esclaves d'Harald. Cela semblait à mon père une victoire , de mourir dignement dans sa royauté, plutôt que devenir, dans son vieil âge, l'inférieur d'un autre roi. Je crois que tu penseras de même, toi et tous ceux qui valent quelque chose, et qui savent résister.» Excité par ces paroles, t' f Rois de province ou d'armée. Fylki a ces deux sens qui, à une époque d'occupation militaire, se confondent. ------------------------------------------------------------------------ celui auquel elles s'adressaient forme une alliance ave deux autres petits rois. On fait courir la flèche de guerre pour que tous les hommes puissants se rassemblent : 1 message belliqueux vient trouver Ulf, le loup du soir. C sombre personnage refuse de faire partie de l'expéditio contre Harald ; on voit là les limites de l'obéissance du par les hommes puissants aux jarles et aux rois qui exer çaient sur eux une sorte de suzeraineté. «Le roi, di Ulf, pourrait penser que c'est mon devoir de me mettre ei campagne avec lui, s'il défendait son propre pays, mai je ne me crois pas obligé de le suivre hors de ses frontières , pour aller me battre contre Harald. Dites-lu donc qu'Ulf demeurera dans sa maison pendant cettt chevauchée, et ne rassemblera point d'armée. » Harald bat successivement ses ennemis, puis les foret à entrer à son service ou à quitter le pays ; à d'autres, arrache la vie ou fait couper les pieds, les mains. « Harald, dit la Saga, s'empara dans chaque province des biens libres, de toute la terre cultivée ou non cultivée , même des lacs et des golfes. De sorte que tous les habitants étaient ses fermiers, et même ses bûcherons. Ceux qui recueillaient le sel, les chasseurs et les pêcheurs, lui payaient tribut. » Le roi Harald envoie à son tour vers Ulf, pour l'engager à venir auprès de lui. Le vieux Ulf refuse et déclare qu'il veut finir ses jours en paix, loin du service des rois. On s'adresse à son fils Grimm : celui-ci refuse aussi la dignité de land-man (vassal), du vivant de son père, « qui, dit-il, doit être mon supérieur tant qu'il vivra. Il Harald est irrité de ce refus. Enfin, un de ses soldats, beau-frère d'Ulf, le décide à laisser son autre fils Thorolf entrer au service d'Harald. Thorolf se distingua au combat naval d'Hafursfiord, qui décida de la puissance d'Harald. A ce combat, Tho- ------------------------------------------------------------------------ rolf occupait le poste d'honneur à l'avant du vaisseau du roi, dont il portait l'étendard. Il fut blessé , aucun de ceux qui se tenaient devant la voile ne fut sans blessure, excepté ceux qui étaient Bersekrs, et que le fer ne mordait pas. L'un des blessés à mort, Bardr, demande au roi la permission de disposer de ses biens, et l'ayant obtenue : c( Je veux, dit-il, que toute ma succession, en biens meubles et immeubles, passe à Thorolf, mon ami et mon compagnon. Je lui lègue ma femme et mon fils à élever. Il Cette convention fut faite selon la loi, le roi le permettant. Harald transmet à Thorolf tous les honneurs dont Bardr était revêtu, et entre autres le privilége d'aller lever le tribut ohez les Finois. Thorolf épouse la veuve que son ami lui a transmise par héritage, puis il part pour aller dans le pays des Finois , recueillir le tribut : en même temps il fait le commerce avec eux. Tout se passe amicalement, mais non sans quelque crainte de la part des Finois. Ayant appris que les Hyflinges, population probablement de même race, située plus à l'orient, exerçaient des brigandages dans le pays des Finois, il les attaque, tue cent de ces brigands, et revient dans sa demeure, avec un riche butin. Là il faisait pêcher le hareng, la morue, qui, à cette époque , dit la Saga, se trouvaient dans l'Halgo land 1. Là étaient aussi des veaux marins et des œufs. Thorolf avait toujours chez lui cent affranchis (ou hommes libres), et il devint bientôt célèbre par sa richesse, ,sa magnificence et sa libéralité. Cet été, Harald fut visiter la province d'Halgoland. Des festins lui furent offerts par les paysans, par les vassaux et les riches habitants. Thorolf donna au roi un repas magnifique. Sa suite était de cinq cents hommes, 1 Province de la Norvège que Thorolf habitait. ------------------------------------------------------------------------ tandis que celle du roi n'était que de trois cents. Thoro avait fait arranger, en salle de festin, une vaste grange blé, c'est-à-dire étendre la paille sur les bancs, et sus pendre les boucliers à la muraille. Le roi se plaça sur 1 siége le plus élevé, tout était rempli de convives. Le rc promena son regard autour de lui, et rougit de colère Depuis ce moment, on remarqua qu'il était triste. Aprè une hospitalité de trois jours, Thorolf reconduisit le ro au rivage, et lui fit don d'un vaisseau magnifique qu'i avait construit; en même temps il lui protesta que c'étai pour lui faire honneur, et non par esprit de rivalité qu'i avait réuni tant de monde à son festin. Le roi reprit alor: sa gaieté, et se sépara de lui en bonne intelligence. Mai; des envieux de Thorolf ne tardèrent pas à ranimer la défiance du roi. Cependant Thorolf continuait à transmettrt au roi le tribut finois , qui s'élevait beaucoup plus haul qu'avant lui. Ce tribut consistait en diverses fourrures et en peaux de lièvres. Le roi lui ordonne d'entrer à son service ; il refuse pour ne pas se séparer de cette foule qui l'entoure et qu'il fait vivre. Alors le roi confisque une partie de ses biens, son privilége de lever l'impôt finois, et en fait don aux envieux de Thorolf. Celui-ci met sur quelques vaisseaux tout son monde et toutes ses richesses, et va s'établir au nord, dans son bien de Sandness, où il vit avec la même magnificence qu'auparavant. Pour la soutenir, il va l'hiver faire une expédition dans le pays des Finois, et au printemps, il entreprend un voyage de commerce en Angleterre. Il avait un grand vaisseau propre à résister à la mer, fourni de tout ce qui est nécessaire, peint dans la partie qui s'élevait au-dessus de l'eau ; la voile était tissée de rouge et d'azur ; sur ce vaisseau Thorolf plaça des poissons secs, des peaux, des fourrures blanches et grises. Il apporta tout cela en Angleterre, à l'époque d'un marché, et ------------------------------------------------------------------------ -,n rapporta du blé, dumiel, du vin, des vèteiiients. C'était là le commerce qui se faisait déjà entre la Norvége et l'Angleterre vers 878. Le roi, toujours excité contre Thorolf, fait surprendre et capturer un de ses vaisseaux richement chargé. Dès le printemps suivant, Thorolf, de marchand levenu pirate, se venge d'Harald en enlevant dans le détroit du Sund, dès cette époque rendez-vous d'un grand nombre de bâtiments, un vaisseau appartenant au roi, puis il va revoir son père, le vieux Ulf, qui, pour la dernière fois, lui fait part des tristes pressentiments que lui inspirent l'audace de Thorolf et la puissance d'Harald. w En effet, Harald part en personne pour venger l'outrage qu'il a reçu. Il prend sur sa route, par réquisition, les bateaux des paysans quand il en a besoin. Arrivé près de la demeure de Thorolf, le roi fait planter son étendard, pousser le cri de guerre et sonner l'attaque. Quand Thorolf et ses gens l'entendirent, ils coururent à leurs armes, car les armes de chacun étaient suspendues audessus de sa place. Le roi entoure la maison et fait sortir les femmes, les enfants et les vieillards. Sigrida, femme de Thorolf, demande au roi de faire la paix avec lui. Le roi répond : « Si Thorolf se rend à ma discrétion, il COllservera sa vie et ses membres ; ses hommes seront punis suivant leurs crimes. » Thorolf refuse ces conditions. On met le feu à sa maison ; alors il exhorte ses compagnons à briser le mur de la salle; ils y parviennent, ayant en tête un ennemi supérieur en nombre; et, adossés à la maison en feu, ils résistent longtemps. Enfin, Thorolf s'élançant jusqu'au lieu où se tenait le roi entouré du rempart de boucliers que formaient les plus braves de son armée, s'écrie : « Il eût fallu m'élancer trois pieds plus loin ! » Et, entouré de lances et de glaives, il reçoit le coup de mort de la main du roi. I Celui-ci fait venir les frères de Thorolf : « Prenez, leur ------------------------------------------------------------------------ dit-il, le corps de votre parent, et donnez-lui des funé railles convenables. Enterrez aussi les autres guerrier qui sont morts ; qu'on panse les blessures de ceux qu peuvent encore vivre, mais qu'on ne pille rien ici, ca tout est à moi ! » Le Scalde Aulver, parent d'Ulf, demande au roi s'il n fera rien pour payer Thorolf à son vieux père et à soi frère Grimm pour les dédommager de sa mort. Le y roi consent, à condition que tous deux viennen vers lui. Le Scalde va donc les trouver. Le vieux pèr< s'informe soigneusement de la manière dont tout s'es passé dans le dernier combat de son fils ; s'il ne s'est pas signalé par quelque exploit avant de tomber, quelles armes l'ont frappé, où il a reçu le plus de blessures enfin dans quelle position il est tombé. Le Scalde répond qu'Harald a porté à Thorolf une blessure qui, à elle seule, a été mortelle, et que Thorolf est tombé sur la face, aux pieds du roi. Le Loup-du-Soir répond : « Tu as bien fait de t'en souvenir, car les hommes vieux racontent que la mort de ceux qui tombent sur la face est vengée, et que cette vengeance appartient à celui qui était alors le plus près d'eux. » Ulf refuse encore de se mettre en route à son âge pour aller trouver le roi. Grimm se décide à y aller : « Je ne serai pas long, dit-il, dans la satisfaction que je demanderai au roi. n Je parlerai pour toi, dit son ami. Grimm se rend près d'Harald, suivi de onze de ses gens, tous d'une grande taille, d'une force et d'une bravoure terribles. « C'est la coutume, dit-il, qu'on approche sans arme du roi ; alors, que six de nous entrent vers lui, et que les six autres restent au dehors et gardent nos armes. » Le Scalde parle en faveur de son parent. Le roi promet un dédommagement pour la vie de Thorolf, mais exige que Grimm entre à son service. Grimm refuse. A cela le roi ne répondit rien, mais son visage se couvrit ------------------------------------------------------------------------ l'une rougeur sanglante. Le Scalde fait promptement sortir Grimm et ses amis, et leur recommande de s'éloigner rapidement. A peine sont-ils sortis, que le roi lit : « J'ai connu, au regard de ce grand homme chauve, Iu'il a la férocité du loup ; il serait funeste à des hommes lue nous regretterions, si on lui en laissait le pouvoir ; liiez donc près de lui et tuez-le. » On ne put l'atteindre ; nais, de retour chez son père, ils délibèrent ensemble du parti qu'ils peuvent prendre. Il ne leur en reste pas d'autre lue de s'exiler volontairement ; alors ils pensent à l'Islande où quelques-uns de leurs amis se sont déjà établis, et ils se décident à suivre leur exemple. Il Là, disent-ils, on s'empare du sol sans l'acheter, et on s'établit où l'on veut. » Ils mettent donc sur deux vaisseaux marchands toutes leurs richesses mobiles. Pour leurs terres, personne ne voulut les acheter, de crainte de déplaire au roi. t Dans plusieurs endroits de cette Saga, on admire à quel point Harald avait déjà porté sa tyrannie, et à quel degré d'abjection devaient se résigner ceux qui l'acceptaient. On voit aussi par quelles suites de démêlés, d'injustices et de violences, une famille énergique qui est représentée comme conservant fidèlement la vieille empreinte du Nord, est forcée de s'expatrier, et comment se peupla l'Islande. 1 Pendant la traversée d'Islande, le père et le fils guettaient le passage des vaisseaux. La vue de Grimm, exercée à les distinguer de loin, reconnut celui sur lequel deux frères, exécuteurs serviles et féroces des volontés d'Harald, avaient autrefois enlevé un vaisseau appartenant à Thorolf. Ils remarquent où le vaisseau s'abrite pour la nuit, puis mettent à la mer deux barques : chacun monte dans l'une d'elles avec vingt hommes. Ils s'élancent sur le vaisseau. Le vieux Ulf est saisi de sa fureur extatique, ------------------------------------------------------------------------ qui se communique par contagion à plusieurs de sei compagnons. Il porte à Halvard, un des deux frères en-V nemis de son fils, un coup qui, à travers son casque, pé nètre dans sa tête et s'enfonce jusqu'au manche ; et i retire son arme à lui avec tant de force, qu'il enlève ei même temps le corps d'Halvard et le lance dans la mer Ensuite ils massacrent tous leurs ennemis, à l'excep. tion de deux ou trois hommes de la dernière condition auxquels ils accordent la vie. Après leurs accès, les Ber sekrs étaient pris d'une grande fatigue ; c'est ce qui arriv; à Ulf ; l'âge s'y joignant, il se sentit bientôt près de mou rir. Il ordonne qu'on mette son cadavre dans une caiss< et qu'on le jette dans la mer; et comme la tempête avai éloigné le vaisseau de son fils du sien, il recommande ei mourant qu'on lui porte son dernier salut ; « et, ajoute-t-il s'il arrive en Islande, et si, par événement, quelque incroyable que la chose puisse paraître, j'y arrive avant lui, qu'il établisse sa demeure le plus près possible du lieu ot j'aurai abordé. » En effet, Grimm trouve le coffre où est son père, au fond d'un golfe. Il descend à terre en cet endroit , où il lui élève avec des pierres un tertre funèbre, A peine débarqué, Grimm reconnaît le pays, choisit le lieu de son établissement et de l'établissement des hommes qui l'accompagnent. Ensuite il s'occupe de faire vivre sa tribu. Au commencement, ils avaient peu de troupeaux, mais ce qu'ils en avaient passait l'hiver en liberté dans les bois. Ceci semble indiquer une température plus douce que la température actuelle. Quant aux forêts dont la tradition fait souvent mention en Islande, on sait qu'elles y sont devenues extrêmement rares, et même y ont presque disparu. Les nouveaux colons s'occupaient aussi à recueillir le bois jeté à la côte, à pêcher, à prendre des phoques, à recueillir des œufs d'oiseau. A cette époque, les baleines approchaient de terre, il était ! ------------------------------------------------------------------------ 'acile de les harponner. Grimm se livrait aussi au travail de orger le fer; et même il composa, pour exciter la vigiance de ses ouvriers, un chant plein d'obscures allusions à la mythologie odinique, que la Saga a con- ;ervé. Grimm eut deux fils : Thorolf et Egill : encore cette 'ois, l'un des deux frères était doux et beau. L'autre, Egill, était laid, sombre et ingénieux. A l'âge de trois ans, 1 était déjà grand et fort comme les autres petits garçons e sont ordinairement à sept. Ses premières aventures innoncent son caractère résolu et indomptable. Son père refuse de l'emmener à un festin ; le petit Egill part seul, sur un cheval malade, et s'avance à travers les marais, sans connaître le chemin. Il arrive au festin, et, déjà poëte, improvise des vers sur son aventure. Pour le frère d'Egill, Thorolf, il commença ses courses le Viking avec Biorn , fugitif norvégien retiré en Islande, lue Grimm y avait recueilli. Le roi Harald se faisait vieux. Le plus cher de ses fils était Érik, qui reçut le nom de Blodaux, hache sanglante. Thorolf avait fait don au jeune prince d'un beau vaisseau pour s'assurer sa bienveillance. En effet, à peine Érik l-t-il replacé sur le trône de Norvége son père Harald, qu'il donne à Thorolf la place d'honneur à l'avant de son vaisseau, et le poste de porte-étendard , les deux plus grandes marques de distinction qu'un guerrier pût recevoir. 1 Pour Egill, à qui son âge ne permettait pas encore les expéditions guerrières, il montrait déjà ses dispositions violentes par les jeux auxquels il se livrait. 1 Dans une lutte avec son propre père Grimm, celui-ci est pris d'un accès de cette fureur surnaturelle à laquelle sa race était sujette ; Egill, qui a été maltraité par lui, se venge de son père en allant tuer dans la cuisine un ser- ------------------------------------------------------------------------ viteur qui lui était cher. Le père et le fils passèrent, d la Saga, l'hiver sans se rien dire. Thorolf refuse d'emmener son intraitable frère fair avec lui le métier de Viking. Egill coupe le câble d'u vaisseau de Thorolf et le livre à la tempête ; Thorolf cra gnant d'autres tours de ce genre, dont Egill le menact consent à l'emmener avec lui. Ils vont en Norvège ; ] Egill arrive dans une métairie du roi Érik, qu'adminis trait un certain Bardr qu'aimaientbeaucoupleroietlareiu Gunhilda; Bardr leur sert à boire du petit-lait et une liqueu faite avec de l'avoine, leur assurant qu'il n'a point de bièr à leur offrir. Le roi et la reine arrivent pour les sacrifice des déesses1 ; le roi fait asseoir Egill à sa table ; Bard alors trouve et sert de la bière ; on porte beaucoup d toasts (mimis), et pour chacun il fallait vider la corne boire. Egill boit pour lui et pour ses compagnons quant ils sont fatigués; il raille en vers Bardr et le mensongqu'il leur a fait. Bardr mêle du poison au breuvage qu'i offre à Egill ; Egill se blesse la main de son couteau, e avec son sang, trace sur la corne des runes ; il chante, e la corne se brise. Bientôt après, il punit son hôte perfide en lui enfonçant à l'improviste son épée au milieu de li poitrine ; puis il s'échappe, va se cacher dans une petit' île, trompe à force d'adresse ceux qui le cherchent, er blesse et en tue plusieurs, et se réfugie auprès de son ami Ariubiorn, dont le père parvient à le réconcilier moyennant rançon pour le meurtre, avec le roi, en se faisant d'après l'usage islandais, garant d'Egill auprès de lui. Vient ensuite le récit d'une expédition en Courlande. dans laquelle, selon les idées du temps, Egill se couvre de gloire. En voici les circonstances les plus caractéristiques Disa-blot. Disa, ce sont les nornes ou parques; blot, sang, voulant dire fête, sacrifice, indique un culte sanglant dans son origine. ------------------------------------------------------------------------ Après avoir fait un riche butin en diverses rencontres , Egill et son frère éprouvent le besoin de vendre le bien volé. Pour cela, en arrivant sur la côte de Courlande, ils font avec les habitants une trêve de quinze jours, pendant laquelle ils leur vendent ce qu'ils ont pris. A.près cela, ils entrent en campagne. Ici est racontée avec détail une véritable expédition de Normands. « Ils arrivent sur leur vaisseau à l'embouchure d'un fleuve, dans un lieu où était une grande forêt ; là ils exécutent leur descente ; ils se divisent en petites troupes de douze hommes, et s'avancent à travers la forêt; bientôt ils arrivent aux lieux habités, ils pillent et tuent. Il Le groupe de douze hommes à la tête duquel était Egill, est surpris, enveloppé, et tous ceux qui en font partie ayant été blessés, ils sont garrottés et emmenés par les habitants. On délibère sur ce qu'on doit faire des captifs : le maître de la maison où ils sont enfermés pensa qu'il était sage de les tuer tous l'un après l'autre ; mais son fils lui représenta que la nuit était venue, et qu'il n'y aurait aucun plaisir à les tuer ainsi. Il demanda qu'on attendît le matin; on se décide pour ce parti ; Egill est attaché à un poteau par les pieds et les mains. Il parvient à arracher ce poteau, coupe avec ses dents les cordes de ses mains, détache alors celles de ses pieds, et ensuite délivre ses compagnons ; ils brisent les parois de la salle où ils sont, et se trouvent dans une autre ; là, ils aperçoivent une trappe, la soulèvent, entendent une voix humaine : c'est celle d'un Danois fait prisonnier l'année précédente, avec ses fils; dirigés par eux, Egill et ses compagnons brisent encore une paroi et se trouvent dehors. Ceux-ci voulaient se hâter de fuir vers la forêt, mais Egill ne veut pas partir les mains vides, il se fait conduire par ceux qu'il a délivrés dans l'appartement supérieur, où étaient ordinairement déposées les richesses et les armes, Ils y montent, trouvent les domestiques oc- ------------------------------------------------------------------------ cupés à faire les lits, les égorgent, s'emparent de beau coup d'armes et d'une grande partie du trésor de leur ennemis, puis gagnent la forêt ; alors Egill s'arrête. « Cett expédition , dit-il, ne vaut rien du tout ; elle n'est pa digne de guerriers ; nous avons volé à cet habitant soi bien sans qu'il en sût rien. Ce sera pour nous une hont à toujours; allons à l'habitation, et apprenons-lui ce qu s'est fait. Il Egill y retourne seul ; les Courlandais étaien rassemblés dans la salle du festin ; il prend dans la cuisini une pièce de bois allumée à une de ses extrémités et me le feu au plancher. Il entasse du bois devant la porte dt la salle, et quand les convives veulent s'élancer au dehors il les tue. Le maître demanda qui avait causé cet incendie ; Egill répondit : « Quelqu'un de qui tu ne l'aurait jamais attendu hier au soir; nous te chaufferons aussi fort que tu le désireras ; je te préparerai un bain aussi doux que le lit que tu avais préparé pour moi et mes compagnons. Ici est ce même Egill que tu as fait garrotter et attacher avec soin à un poteau dans ta maison et qui maintenant te paiera ce que tu mérites pour ton hospitalité. Il Puis Egill le met à mort ; le reste périt en grande partie, ou sous ses coups, ou au sein des flammes ; il retourne vers ses compagnons qui le reçoivent avec une grande joie ; puis ils font voile pour le Danemark; et là, ils guettaient les vaisseaux marchands, et pillaient quand ils en trouvaient l'occasion. Un de leurs exploits fut d'aller prendre d'assaut et de livrer aux flammes la ville de Lund , qui est représentée comme étant déjà à cette époque un marché célèbre. Ensuite ils sont très-bien reçus par un Jarl, Danois, qui envoie d'abord vers eux pour leur demander s'ils apportent la paix ou la guerre. La réponse de Thorolf est curieuse : « Nous n'avons pas besoin de piller ici et de faire I ------------------------------------------------------------------------ i guerre; cette terre n'est pas riche. n D'après cette assuince, le Jarl va sans suite trouver les pirates, et invite à n repas leurs chefs, avec une suite aussi nombreuse u'ils le désireront. Ils se rendent à l'invitation. Selon les îœurs germaniques, on boit d'abord; puis en attendant ) festin, on tire au sort la formation des couples, composés chacun d'un homme et d'une femme qui, pendant f oute la soirée , devront boire ensemble. Le sort donna tour compagne à Egill la fille du Jarl, fière et belle fille lui, quand il voulut prendre place auprès d'elle, le re)oussa avec dédain, en lui chantant quelques vers où elle ui reprochait d'avoir rarement fourni aux loups des mets :hauds, et de n'avoir pas vu dans tout l'automne, le corbeau croassant au-dessus du carnage. r Mais Egill la saisit, la plaça près de lui et lui répondit par la chanson suivante : Il J'ai marché avec mon glaive sanglant, de sorte que le corbeau m'a suivi. Les vikings ie sont avancés fièrement, et leurs lances retentissaient. Furieux , nous avons combattu ; le feu planait sur la demeure des hommes, et nous avons endormi dans le sang ceux qui veillaient aux portes de la ville. » Puis ils burent ensemble toute la soirée, et ils étaient htrès-joyeux. Cette petite scène nous donne une idée de ce qu'étaient les petits vers de société chez les anciens Scandinaves. Ensuite les pirates, après avoir échangé avec le Jarl des dons, à la manière homérique, s'en séparèrent en bonne intelligence. 1 Cependant la reine Gunhilda, plus irritée que le roi contre la famille de Grimm, excite un certain Eyvind à faire périr Thorolf ; et comme il lui dit qu'il n'a trouvé aucune occasion de l'attaquer, elle lui demande de tuer au moins quelqu'un des gens de Thorolf, pour que tout ne fût pas perdu. Singulière solidarité des hommes de ------------------------------------------------------------------------ même tribu, sur laquelle se basait cette vengeance ind recte, dont nous avons déjà vu un exemple. Eyvind, pour complaire à la reine, attaque et tue u écuyer de la suite de Thorolf, dans un festin donné l'occasion d'une fête solennelle. Pour avoir troublé la pai sacrée, Eyvind fut déclaré loup, c'est-à-dire anathéma tisé et contraint de fuir. Le roi offrait une forte somm pour le meurtre de l'homme de Thorolf ; mais Thorolf d sait qu'il n'avait jamais accepté de rançon pour la vie , ( qu'il n'en prendrait point. C'était un point d'honnem chez les Scandinaves, de refuser ces accommodement pécuniaires, qui empêchaient la vengeance. L'année suivante, Thorolf et Egill attaquèrent leur en nemi qui s'établit en Danemark, où il défendait, pou le roi, la côte de Jutland contre les pirates, et lui prirent un vaisseau. Après ce qui s'était passé, les deux frères ne se souciaient pas de retourner en Norvège ; il leur fallut don( se diriger vers de nouveaux pays. Ils firent voile poui l'Angleterre. Nous allons les suivre dans cette contrée qui, pendant plusieurs siècles, eut des rapports si fr<& quents avec la Scandinavie. * Thorolf et Egill ayant appris qu'Adalstein (Athelstane] avait besoin de secours contre des chefs révoltés, et qu'il y avait là espoir de gagner beaucoup, s'y rendent avec leurs soldats ( lidi). Le roi anglais, jugeant à leur aspecl qu'ils lui seraient d'un grand secours, les engage à entrei à son service et à défendre ses frontières. Adalstein étail chrétien ; il exigea d'eux qu'ils se fissent marquer du signe de la croix 1. C'était une coutume parmi les ma^j 1 Primsigna; mot à mot, marquer du premier signe. C'était un( première initiation au christianisme, à laquelle, comme on voit, or n'attachait pas une grande importance. A ------------------------------------------------------------------------ iands et ceux qui entraient au service des rois chré3ns ; car, quand ils étaient marqués de ce signe, ils isaient le commerce également avec les chrétiens et les lÏens, et suivaient du reste la religion qu'ils préféraient. ?ill et Thorolf y consentirent. Olaf, roi d'Écosse, profite, pour attaquer l'Angleterre, h la jeunesse d'Adalstein et des mécontentements de L usieurs de ses Jarls, qui portaient autrefois le nom de )i l qu'Alfred leur avait fait perdre avec leur indépenmce. Deux Jarls gardaient, pour le roi Adalstein , la 'ovince de Northumberland; bientôt, ainsi que beau)up d'autres, ils passent avec leurs troupes du côté Olaf. Adalstein fait offrir à son ennemi un combat sinilier, dans le champ du Noisetier. On appelait ainsi un pace entouré de bâtons de noisetier, lice de ces temps n contenaient en germe un si grand nombre des idées des coutumes que depuis la chevalerie a recueillies développées1. Le vainqueur, dans ce tournoi, devait re roi d'Angleterre. Mais bientôt on entame une négociation qui montre le cette époque de violence avait aussi sa diplomatie ; )rès avoir trompé Olaf sur le nombre de son armée, dalstein l'amuse d'une espérance de tribut, jusqu'à ce a'il ait rassemblé toutes ses forces ; alors il lève le masné , et propose la paix, à condition qu'Olaf sera son omme lige. Olaf s'aperçoit trop tard, qu'ainsi qu'on le ti avait prédit, il a trouvé les Anglais rusés. Le combat lieu. Tout est décrit avec exactitude : les armes sont le isque, le glaive, et une sorte de lame ou de javelot 1 Voy. Egill-Saga, p. 275-6. La description des apprêts de ce imbat singulier reproduit grossièrement les préparatifs d'un tournoi : s tentes, les barrières; « et dans ce temps, dit la Saga, c'était la couime que le roi à qui on avait fait ce défi ne pût, sans infamie, connuer les ravages de la guerre avant d'avoir terminé ce combat. » ------------------------------------------------------------------------ nommé Kesin; on porte des cuirasses et des bouclier, La bataille est racontée avec un mouvement quelquefo épique. « Thorolf fut saisi d'une telle fureur, qu'il rejeta so bouclier sur son dos, et prit sa lance à deux mains : aloi il s'élance en avant, et frappait à droite et à gauche ; t l'ennemi s'écartait des deux côtés; et il en tua beaucoup Il se dirigea vers l'étendard du jarl Ilring : rien ne tena devant lui. Il tua l'homme qui portait l'étendard du Jarl et coupa le bâton et l'étendard : ensuite il enfonça s lance (spiot) dans la poitrine du Jarl, à travers la cui rasse et le corps, de manière qu'elle sortit entre le épaules; et l'enleva, avec sa lance, au-dessus de sa tête puis il planta dans la terre le manche de sa lance , et 1 Jarl expira ainsi transpercé, et tous le virent. Il Après ce fait d'armes, et quelques autres , les Écossai sont mis en fuite. Egill et Thorolf les poursuivent e massacrent les fuyards sur les bruyères. Le lendemain, lieu un second combat auquel les deux rois prennell: part. Thorolf s'avançait d'un pas si rapide, que peu d( guerriers pouvaient le suivre. En vain un soldat marchaii près de lui, en le couvrant de son bouclier, il est bientôt percé de coups. Son porte-étendard se replie vers le gros de l'armée. Alors, dit la Saga, Egill, voyant le drapeau de Thorolf reculer, comprit qu'il ne le suivait pas. Ensuite Egill s'élance pour venger son frère, et décide la victoire. Ayant trouvé le corps de son frère, il le lava, le déposa dans son tombeau , suivant l'usage du temps, avec ses habits et ses armes. Ensuite il lui mit à chaque bras un bracelet d'or, avant de se séparer de lui, puis on amoncela des pierres sur le mort ; par-dessus on jeta de la terre, et Egill lui chanta un adieu funèbre. Ce devoir accompli, Egill va rejoindre le roi Adals- ------------------------------------------------------------------------ F ein; il le trouve occupé à boire et se livrant à la joie. Le oi lui fait signe de s'asseoir à la place d'honneur. Egill, l'ans une sombre douleur, s'assied, jette son casque à es pieds, place son glaive sur ses genoux , le tire à moitié du fourreau et l'y replace ensuite. Ici est un portrait d'Egill, que le narrateur semble voir evant lui, tant il décrit avec détail sa personne, proba,lement d'après un type conservé par la tradition : « Egill ivait la face large, le front vaste , de grands sourcils, le iez court, le tour des lèvres très-développé , le menton •rodigieusement fort, le cou gros, et des épaules d'une argeur monstrueuse , un visage sombre et terrible lors- Iju'il entrait en colère ; il était du reste bien fait, plus ,rand que qui que ce soit. Sa chevelure était épaisse, et de a couleur du poil des loups. Il était chauve avant l'âge. 1) i En outre, Egill avait un tic terrible; c'était d'abaisser jin de ses sourcils noirs vers sa joue , et d'élever l'autre ,ers son front. Après la mort de son père, assis en face lu roi, il faisait cette grimace effroyable. Il ne voulut >oint boire, quoiqu'on bût à lui, et tour à tour il abaissait ou élevait ses sourcils. Le roi Adalstein, assis sur son ,iége , avait aussi placé un glaive sur ses genoux, et après lu'ils eurent été assis quelques moments, le roi tira le glaive du fourreau, ôta de son bras un bracelet d'or, le )laça à la pointe de son glaive, se leva de son siège, s'avança vers Egill, et le lui tendit par-dessus la flamme. Egill se leva, reçut le bracelet à la pointe de son glaive, ''attira vers lui et se remit à sa place. Le roi se rassit. Egill mit le bracelet à son bras ; alors ses sourcils rentrèrent dans leur état ordinaire ; il déposa son glaive et son masque, accepta une vaste corne à boire, la vida et chanta pour remercier le roi du don qui l'avait consolé. Dès ce moment, il buvait et conversait avec les convives. ! Le roi fait apporter deux coffres d'argent, et dit a ------------------------------------------------------------------------ Egill de les porter en Islande, et de les partager entre so père et les autres parents de Thorolf, pour être le prix d guerrier qu'ils ont perdu. « Quant à toi, ajoute-t-il, je t donnerai le prix de ton frère , comme il te conviendra 1 mieux, en biens meubles ou en biens-fonds, si tu veu demeurer encore près de moi. » Egill passa un hiver e grand honneur auprès du roi Adalstein ,-et la Saga cit une strophe du chant qu'il composa alors à sa louange et pour lequel il reçut encore deux bracelets et une robe que le roi avait portée. Puis au printemps il fit voile pou la Norvége. Là, il épousa la veuve de son frère, puis il retourn; en Islande, et garda pour lui l'argent que le roi anglai: lui avait donné à partager entre son père et ses proches Son beau-père étant mort en Norvège, et son beaufrère Onundr s'étant emparé de tout l'héritage, Egil s'embarqua pour la Norvège ; et la Saga passe des récits de guerre qui l'ont jusque-là presque exclusivement remplie, aux détails d'un procès qu'elle ne décrit pas avec moins de soin et d'intérêt. Egill réclame sa part de l'héritage du père de sa femme. Onundr repousse, avec violence, cette réclamation qu'ose faire, en Norvége, un homme mis hors la loi, par le roi Erik. «Tu demandes l'héritage de ta femme, ajoute-t-il , et l'on sait que sa mère était esclave. Il Alors Egill l'appelle en justice et le somme de paraître au GulaThing 1. « J'irai au Gula-Thing, dit Onundr, et je ferai en sorte que tu ne le quittes pas vivant. » Egill persiste dans sa résolution. Arinbiorn , son ami, obtient, pour lui, du roi, qu'il puisse jouir de la loi ; et le printemps venu, Espèce de tribunal en plein air, célèbre par les arrêts qu'on y rendait, et qui ont servi de base à la législation norvégienne. ------------------------------------------------------------------------ accompagné ainsi qu'Egill d'un nombreux cortége, il se ffend avec lui à l'assemblée. L Le roi Erik s'y trouvait aussi, ayant une suite nombreuse, dont faisaient partie l'adversaire d'Egill, Onundr, |it ses frères. I Quand le moment fut venu, tous deux s'avancèrent r-refs l'endroit où étaient les juges, pour produire leurs arguments. Le lieu du jugement était une plaine entourée le piquets de coudrier, qu'enveloppait une corde : on aphelait cela le lieu sacré (Vé-Bond); en dedans, les juges étaient assis en cercle au nombre de trente-six, douze de la province de Firda, douze de la province de Signa, douze de la province de Horda, et ces trois douzaines ¡J'hommes devaient juger toutes les causes. Ce fut Arin)biorn, l'ami d'Egill, qui choisit les juges de Firda, et Thordr (probablement un ami d'Onundr), qui choisit ceux de la Signa. Le roi Érik était là avec six ou sept vaisseaux; il y avait aussi une grande foule d'habitants. !Egill commença son action (mal), par demander aux ijuges de lui accorder son droit dans son démêlé avec Onundr; ensuite il exposa les titres qu'il avait à l'hériitage de Biorn, son beau-père, disant que sa femme était non-seulement très-libre, mais descendait d'aïeux nobles ; il demandait aux juges d'accorder a sa femme la moitié des biens meubles et immeubles faisant partie de la succession de Biorn. Onundr soutenait, au contraire, que la succession devait lui appartenir tout entière, sa femme étant née de l'épouse légitime de Biorn, tandis que celle d'Egill était, disait-il, le fruit de l'enlèvement et du concubinage. Il menaçait Egill de la puissance du roi et de la reine Gunhilda, par lesquels il se vantait d'être protégé, et enfin promettait de produire des témoignages qui attesteraient l'illégitimité de la naissance d'Asgerda, femme d'Egill. Arinbiorn, parent de la mère ------------------------------------------------------------------------ d'Asgerda, se lève furieux, et invoque le témoignage d roi : le roi ne trouve rien à dire, et Egill improvise quel ques vers sur son bon droit, où selon son usage, il ses ennemis. Arinbiorn produisit douze témoins choisis, qui tou attestaient le droit d'Asgerda et offraient de l'attester pa serment. Les juges étaient prêts à recevoir leurs ser ments si le roi n'y mettàit pas son veto (bannadi eigi) ; l roi répondit qu'il n'approuverait ni n'empêcherait rien La reine, furieuse, reproche au roi sa neutralité, appelll son frère, et lui dit d'aller avec sa suite empêcher qui cette odieuse seatencene soit rendue. En effet, ils brisen le lien sacré, renversent les pieux de coudrier, et troublent le jugement. Alors il se fait un grand mouvemen' dans l'assemblée. Tout le monde était sans armes; Egil dit : « Onundr peut-il entendre ma voix? — Je l'entends, dit Onundr — Eh bien ! je te provoque en combat singulier (holm-gang), à cette condition que nous combattions ici, dans le Thing, de sorte que celui-là ait l'argent, les biens meubles et immeubles, qui remportera la victoire; et toi, si tu n'oses pas, tu es un misérable. » Alors le roi Érik répondit : « Si tu as un si grand désir de combattre, Egill, nous pouvons t'en fournir l'occasion. » Egill dit : Il Je ne veux pas me battre avec les forces du roi et une multitude trop supérieure en nombre; mais devant un nombre égal, je ne reculerai pas, et il m'importe peu que leur rang soit illustre ou non. » Arinbiorn dit : « Allonsnous-en, Egill, il n'y a rien ici à gagner pour nous ; " et il se retira avec sa troupe. Alors Egill se retourna et dit à haute voix : « Je vous prends à témoin, toi Arinbiorn, toi Thordr, et les chefs, et les juges, et tout le peuple, que je mets au ban toutes les terres que possédait Biorn, fils de Brinulf, que j'interdis de les habiter, de les cultiver, d'en retirer aucun fruit. Je les interdis à toi, Onundr, et ------------------------------------------------------------------------ à tous les autres hommes indigènes ou étrangers, nobles ou non nobles ; et quiconque agira à l'encontre, je déclare qu'il a violé la loi, rompu la paix, et j'appelle sur lui la colère des dieux. » \ Ainsi se termine cette séance du Thing, orageuse comme elles l'étaient souvent ; dans laquelle on voit la marche des actions judiciaires, le serment des douze, d'où naquit le jury, le pouvoir royal en présence de la loi, l'appel à la force répondant au refus de se soumettre à la justice, la violence troublant l'exercice de cette justice sans garantie, et enfin une protestation contre l'illégalité. Dans tout cela se montre le sentiment du juste cherchant à se faire jour à travers l'emploi de la force, et le principe social aux prises avec l'élément barbare. Le roi fait poursuivre Egill, mais celui-ci échappe et parvient à tuer un homme sur un vaisseau du roi. Mis hors la loi, Egill surprend son ennemi Onundr et le tue avec un fils du roi Érik âgé de onze ans. C'est alors qu'il dit ces paroles remarquables : Conduisons-nous en guerriers (hermanliga), tuons tous les hommes et prenons tout l'argent que nous trouverons. Avant de s'embarquer pour fuir, Egill prit un bâton , plaça au sommet une tête de cheval, et dit en le plantant dans la terre : « J'élève ce bâton de mépris contre le roi Érik et la reine Gunhilda. Il Il tourne la tête du cheval du côté de la terre et dit: Je dirige cette malédiction contre les génies de la terre qui habitent ce lieu, afin qu'ils soient errants, et qu'aucun ne trouve de demeure jusqu'à ce qu'ils aient chassé du pays le roi Érik et Gunhilda. Il Alors il planta en terre le bâton de mépris, et y traça des caractères (runar) qui contenaient la formule tout entière de l'imprécation. Ensuite Egill se rend en Islande, où meurt cette année (934) son vieux père Grimm. Bientôt il part pour l'Angleterre. Ce voyage est représenté comme l'effetd'une opé- ------------------------------------------------------------------------ ration magique (seida) par laquelle la reine Gunhildr; rendait impossible à Egill de jouir d'aucun repos en Is. lande , avant d'avoir été la trouver. Cette action sur li volonté à distance est un des faits les plus curieux qu'oi ait attribués au magnétisme. La reine Gunhilda était ei Angleterre avec le roi Érik , qui avait été obligé de fui: son royaume et avait été investi du Northumberland paiq Adalstein pour le défendre contre les Écossais. Egill, sur.;J pris par une tempête près de la côte, aborde d'une ma. nière toute Scandinave, en dirigeant son vaisseau vers h rive, de manière à ce qu'il échoue et soit brisé. En mettanl pied à terre, il apprend que le roi Érik est en Angleterre; il réfléchit qu'il sera difficile de lui échapper, et prend k parti de l'aller trouver. Par le conseil de son ami Arinbiorn, qui avait abandonné ses possessions en Norvège pour s'associer au roi fugitif, ils vont ensemble chez Erik ; ils le trouvent à table. Arinbiorn lui dit : 1( Je t'amène un homme qui a fait un long voyage pour venir se réconcilier avec toi ; il est glorieux pour toi, Seigneur, que tes ennemis viennent d'eux-mêmes des terres lointaines, et semblent, malgré leur éloignement, ne pouvoir supporter ta colère... Il Après ces paroles, et quelques autres qui montrent l'art du courtisan commençant à s'élever autour de ces petits souverains à demi sauvages, Érik promenant ses yeux autour de lui, aperçut Egill, qui surpassait de toute la tête ceux qui l'environnaient. Il s'emporte et le menace. Egill embrasse le pied du roi en signe d'hommage, et chante quelques vers qui ne l'adoucissent point. « Tu n'as rien à espérer, lui dit le roi, que la mort. Tu devais savoir que tu ne trouverais aucune grâce auprès de moi. » La reine demande immédiatement lé supplice d'Egill. Arinbiorn dit : « Si Egill a mal parlé du roi, il peut racheter cela par des louanges qui dureront toujours. 1) Gunhilda dit : « Nous ne voulons écoute^ ------------------------------------------------------------------------ tucune louange de sa part; roi, ordonne qu'on emmène Egill et qu'on lui coupe la tête ; je ne veux ni supporter ses paroles, ni le voir. Il Mais Arinbiorn obtient du roi que le supplice d'Egill soit différé jusqu'au lendemain matin, 3t promet de le ramener. Rentré dans sa demeure, il conseille à Egill de composer un chant (drapa) en l'honneur lu roi; puis il le laisse seul et va prendre avec ses gens !e repas du soir. Avant de se coucher , il retourne près l'Egill, et lui demande où en est le chant ; Egill répond qu'il n'a rien composé ; une hirondelle placée en dehors de la fenêtre l'avait sans cesse troublé par son chant. Arinbiorn va regarder derrière la fenêtre et voit s'envoler un fantôme; il demeure là jusqu'au jour, et Egill termina son poëme. Ensuite ils vont ensemble trouver le roi avec une grande multitude de gens armés. Arinbiorn lui demande de laisser aller Egill en paix ; et comme Gunhilda cherchait encore à exciter le roi contre ce guerrier, Arinbiorn ajoute que lui et les siens défendront Egill jusqu'à la dernière extrémité. Le roi s'adoucit , Egill commence à chanter des vers à haute voix, et aussitôt on se mit à l'écouter. Le poëme qu'il chante offre, à un degré frappant, ce mélange d'emportement et de recherche, de verve et d'obscurité qui caractérise la poésie lyrique des Scaldes dont Egill y accumule toutes les beautés réelles, et y conserve toutes les difficultés de rime et d'allitération. On conçoit qu'on ne néglige rien pour un succès quand la tête en dépend. * Tandis qu'Egill chantait, le roi était debout, fixant sur lui des yeux farouches : quand il eut fini de chanter, le roi lui permit de se retirer ; mais lui recommanda de se garder 'de paraître jamais devant ses yeux ou ceux de ses enfants. g A cette époque régnait, en Norvège, Hakon, fils d'Adalstein, roi aussi juste qu'Harald et son fils Erik avaient été tyranniques. ------------------------------------------------------------------------ Egill va lui demander la permission de réclamer eru core une fois l'héritage de sa femme. Celui qui en éta le détenteur amène au Thing douze hommes, prèts jurer qu'il n'avait rien qui appartînt à Egill. Egill répon à ce singulier acte de procédure par un autre égalemer étrange pour nous : il propose le duel, comme moye d'éclaircir la question de droit. Le vainqueur devait im moler un bœuf, qui était amené sur le lieu du combat Egill jette tout à coup ses armes, saisit son ennemi dan ses bras , le renverse , le tue en le mordant à la gorge s'élance vers le bœuf, le prend d'une main par les na seaux, de l'autre par une corne, et le renverse en lu brisant le cou. Puis, selon son ordinaire, chante quelques vers sur l'exploit qu'il vient d'accomplir. 44 Après plusieurs autres duels, aventures et procès Egill déjà vieux perd son fils chéri, Bodvar. La douleu; de cet homme farouche, adouci, et en quelque sort( dompté par la vieillesse, est peinte dans la Saga en traita énergiques. Quand il eut trouvé le corps sur le rivage, i! le mit sur son cheval, s'en fut avec lui, vers le tertre funèbre de son père Grimm, et l'y plaça. Le trouble de son âme gonflait tellement sa forte poitrine, dit la Saga, qu'elle rompit son vêtement. De retour dans sa maison, il se retira dans le réduit où il avait coutume de dormir, ferma la porte et se coucha. Personne n'osait aller lui parler : il resta là couché pendant trois jours, et ne but ni ne mangea. Le troisième jour au matin, sa femme envoya un de ses serviteurs chercher Thorgerda, celle de ses filles qu'Egill chérissait le plus ; en arrivant, elle dit à sa mère qu'elle n'avait pas pris de repas du soir, parce quelle voulait aller chez Freya (mourir). Ensuite elle fut à la porte de la chambre de son père , l'appela, et le pria de lui ouvrir. Je veux, dit-elle, que nous fassions le même chemin. Egill ouvrit, et Thorgerda se coucha sur â ------------------------------------------------------------------------ un autre lit. Il Tu fais bien, ma fille, dit Egill, de vouloir suivre ton père; tu m'as montré beaucoup d'amitié. — Comment, répondit-elle, aurais-je pu vouloir survivre à cette peine? Il Ensuite tous deux se turent pendant une heure ; sur quoi Egill dit : Il Qu'y a-t-il, ma fille? ne mâches-tu pas quelque chose?—Je mâche de l'algue, dit-elle ; car je pense que cela me fera mal : autrement je craindrais de vivre trop longtemps. - Est-ce mauvais pour l'homme? dit Egill. —Très-mauvais, dit-elle; veux-tu en manger?—Pourquoi pas?» dit-il. Un peu de temps après, elle appela et demanda à boire, on lui donna de l'eau. Alors Egill dit : « Cela vient de l'algue que tu as mangée ; cela augmente la soif. —Père , veux-tu boire? Il dit-elle. Il prit ce qu'on lui offrait dans une corne, et but à longs traits ; Thorgerda dit : « Nous sommes trompés, c'est du lait! Il Alors Egill enleva de la corne tout ce qu'il tenait avec Ses dents, et jeta la corne de côté. Thorgerda dit : « Quel parti prendrons-nous, maintenant ! notre plan est renversé ! A cette heure, je voudrais, mon père, que nous prolongeassions notre vie, afin que tu fisses un chant de deuil sur Bodvar, et moi je le graverai sur un bâton. Ensuite nous mourrons, si bon nous semble. Il Egill commençait à reprendre ses forces à mesure qu'il avançait dans le poème ; quand il l'eut terminé, il le chanta à sa femme, à sa fille, à toute sa famille ; et alors, se levant de son lit, il fut se rasseoir à sa place accoutumée. k Depuis ce temps, Egill ne sortit plus de son pays, où la Saga remarque qu'il n'eut de querelle avec personne. Il fit encore une pièce de vers pour son ami Arinbiorn, qui était établi en Norvége, où Egill ne pouvait plus aller, parce qu'il s'y était fait trop d'ennemis. | Cependant les enfants d'Erik avaient été chassés de avantages, que les Ases acceptèrent une partie du culte des Vanes, et placèrent les divinités de ces peuples à côté des leurs. Dans tous les cas, le mélange de religion s'opéra, et la guerre qui l'amena eut lieu hors de la Scandinavie. Depuis ce moment, les dieux Ases sont engagés dans des guerres continuelles. Ces guerres sont celles qu'après leur arrivée en Scandinavie les Suédois eurent à soutenir contre les aborigènes finois et contre les Goths qui s'étaient établis plus au sud avant l'arrivée des Ases. On voit, en effet, que ceux-ci trouvèrent en Scandinavie plusieurs races qu'ils confondaient sous le même nom d'Iotun. Je dis plusieurs races, car si, en général, les ennemis des Ases sont représentés comme des êtres hideux, dans quelques passages, au contraire, on parle de leur beauté. C'est la même contradiction qu'on a trouvée dans ce que divers auteurs disent des Huns. On l'a expliqué par le mélange des populations tartares avec d'autres populations dans les armées d'Attila. Ici l'on peut supposer un mélange des Goths et des Finois. Ceci du moins est certain : toutes les fois que la mytho- ------------------------------------------------------------------------ logie nomme les ennemis des Ases, elle les nomme Finois, ou bien elle les désigne par cette dénomination injurieuse Iotun, que l'on traduit par le mot de géant, faute d'en trouver un qui la rende exactement. Mais c'est plutôt être malfaisant qu'il faut dire. En effet, parmi les ennemis des Ases, il y a des nains aussi bien que des géants. Là où le type finois est demeuré pur, les hommes sont petits et leur extérieur est plutôt celui d'un peuple de nains que d'un peuple de géants. Mais des mélanges avec d'autres races, avec la race Scandinave ellemême (et on trouve des traces de ces mélanges) avaient pu donner à quelques uns une taille plus élevée, que grandissait encore la terreur qu'inspirait la renommée de leur puissance magique. Là, où les Finois avaient conservé leur petite taille, ils figuraient comme nains dans les légendes scandinaves. Aussi voit-on que les nains sont toujours avec les géants, qu'ils habitent dans le même pays. Enfin les nains sont nés du corps d'Ymir, père des géants; ils ont donc la même origine. Ainsi, les Finois composaient la masse de ces populations ennemies des Ases. Aussi leur nom et celui d'iotun, mauvais génie, sont synonymes, et dans la même phrase d'un ancien poëme, il est dit que Thor a brisé la tête aux lotuns, aux princes de la montagne, aux Finois. Les lotuns sont appelés géants des montagnes et géants de la gelée parce que les Finois avaient été refoulés par les tribus des envahisseurs du côté du nord et relégués sur le sommet des montagnes. On place leur pays au bord de la mer du côté de l'est, ce qui est précisément la contrée qu'occupaient les Finois répandus sur les bords du golfe de Bothnie. D'après le rôle que joue cette race dans la mythologie Scandinave, elle semble avoir un caractère de férocité ------------------------------------------------------------------------ tout particulier retrouvé par Tacite dans les Fenni 1 et qui l'Europe a vu renaître dans les Huns2 d'Attila. Elit semble aussi avoir été douée d'une tendance particulièrt < à l'extase, d'une disposition épileptique dont les sorcier*r; lapons offrent encore aujourd'hui l'exemple et qui a valuli aux anciens Finois de la Scandinavie la renommée deb science prophétique et de puissance magique qui leut f est constamment attribuée. Chose plus remarquable ! ces peuples féroces paraissent t avoir été assez intelligents et assez habiles dans l'art dei travailler les métaux. Toutes les épées des héros scandi-i naves sont forgées par des nains. Leurs ennemis mêmes;e semblent reconnaître en eux une supériorité intellec- : tuelle. C'est aux nains savants que les A ses s'adressent s dans leurs périls. Loki, le représentant de la race enne-mie des dieux est aussi inventif que perfide. C'est avec le) sang d'un géant qu'il prépare aidé par des nains le breu-f vage qui donne le talent de la poésie. Il est dit que les nains connaissent les runes, c'est-à-dire l'art de l'écriture. Cette race finoise se montre partout sombre, ingénieuse, violente et rusée. Il y eut certainement des alliances entre elle et le peuple conquérant. La paix fut d'abord troublée par trois filles qui vinrent du pays des géants. Plusieurs dieux y choisirent des femmes. Un géant qui demande Freya pour épouse, Iduna ravie par un autre géant auquel les dieux finissent par la reprendre expriment sans doute des enlèvements de femmes scandinaves faits ou tentés par les Finois. D'ailleurs, nous avons vu qu'au commencement, Odin vivait au milieu des géants de la gelée et que Loki était son frère d'armes. Outre le sens cosmogonique que « Fennis mira feritas. » - Les Huns étaient finois. Hun paraît être le même mot que Feu. ------------------------------------------------------------------------ peuvent avoir ces singulières expressions, il est naturel d'y voir une allusion à un temps où les deux peuples avaient fait alliance, alliance qui, probablement à l'occasion de quelque femme enlevée, fut brisée à son tour comme l'avait été la paix de l'ancien Asgard avec les Vanes. 1 Alors commença une guerre d'extermination entre les Ases et les Finois, et les mythes qui désignaient la lutte du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, pris dans une acception nouvelle, désignèrent les combats de la nation conquérante et la longue résistance du peuple conquis. j Qu'on ne s'étonne pas de me voir donner un double sens à ces mythes, une des explications n'exclut point l'autre. Rien de plus naturel à un peuple primitif que de confondre ses ennemis avec les puissances malfaisantes auxquelles il croit : rien pour lui ne ressemble plus au mauvais principe que ce qui l'arrête ou lui nuit. A cette ppoque il n'est pas question d'une distinction exacte entre la nature des objets hostiles ; ce qui domine c'est un sentiment énergique de leurs effets: des effets pareils sont attribués à la même cause. Alors un tel peuple personnifie les forces destructives de la nature et en fait des puissances ennemies armées contre les forces productrices; ide même ses propres ennemis sont pour lui les puissances du mal, comme il identifie naturellement sa race et sa cause avec celles de ses dieux, il ne sépare point dans sa pensée leurs adversaires de la race et de la cause qu'il déteste. Ainsi faisaient les Persans quand ils considéraient le Touran, c'est-à-dire le pays situé au nord du leur et habité par des races turques ou tartares, comme le séjour d'Arimane et des mauvais génies. Il en fut de même pour les .Scandinaves. Dans les idées qu'ils avaient apportées de j l'Orient le nord était la patrie du mauvais principe. Leurs ennemis se trouvaient au nord, raison de plus pour unir ------------------------------------------------------------------------ dans une même horreur les habitants de ces contrées glacées et ténébreuses avec les puissances du froid et de la nuit. Non-seulement les Finois représentent dans la mythologie scandinave les mauvaises puissances, mais une partie de cette mythologie de la Scandinavie dans laquelle ils figurent, a subi probablement l'empreinte de leur propre religion, en a reçu la couleur et recueilli les traditions. La religion des Finois paraît avoir été surtout le culte des objets naturels, du feu, du vent et des eaux 1. Or, il est à remarquer que dans la mythologie scandinave les forces naturelles sont représentées par des nains ou des géants. Loki, le chef de leur race (en finois, loge), est le feu, le grand aigle dont les ailes par leur mouvement produisent les vents, est un géant. Des nains sont placés aux quatre points cardinaux. Ægir, l'ancien dieu de la mer est aussi un géant. Enfin la mythologie finoise connaît le géant Ymer qui existait avant les dieux, et il paraît que c'est chez ce peuple une tradition nationale et non pas empruntée aux Scandinaves ; car Odin n'intervient point là, tout se passe au sein de la race des géants. De plus, selon les Finois, Ymer habitait les bords du golfe de Bothnie. La Laponie s'appelle la terre d'Ymer, et la ville d'Umea doit son nom à ce géant. Enfin ce nom tel que l'écrivaient les Finois, Yime ou Yumo, se rattache à celui de leur divinité nationale Yumala et à celui d'Yumaler qu'ils donnent aux plus anciens habitants de leur pays, qui ainsi que leurs dieux eux-mêmes descendent des géants. D'après cela, je ne doute pas qu'admis à titre de puis- Loge, le feu, Kare, le vent, Ilmarina, l'air, Hlar ou Mgir, la mer, et Tiennes, le tonnerre. Voy. Ganander, Mythologia (ennica. ------------------------------------------------------------------------ sances funestes dans la mythologie Scandinave, les Finois n'y soient entrés avec le cortége de leurs propres mythes. On s'expliquerait ainsi les images bizarres et quelquefois repoussantes qu'on y rencontre, images qui ne semblent pas appartenir au ton sévère mais pur du reste de la mythologie scandinave et qu'on dirait se rattacher aux fictions hideuses d'une race plus ancienne et encore plus barbarei. On conçoit que ces emprunts doivent se rencontrer surtout dans la période qui forme comme l'avant-scène de la mythologie de l'Edda, et que les peuples Scandinaves aient confondu cette époque de leur cosmogonie dans laquelle les géants règnent sans partage, cette époque de désordre qui précède l'arrivée d'Odin avec les temps qui précédèrent leur propre arrivée en Scandinavie. Après cette première période de la mythologie Scandinave tout empreinte de ses rapports avec les traditions finoises et portant même des traces non équivoques des envahissements de ces traditions il se présente une autre époque de cette mythologie qui a son caractère particulier. Elle comprend tout ce qui a rapport aux dieux établis dans la Scandinavie par la première invasion des tribus germaniques. On peut jusqu'à un certain point démêler dans ce qui nous reste des traditions du nord ce qui appartient à cette première invasion des Goths ou anciens Ases, d'avec les additions et les modifications qu'y ont apportées les nouveaux Ases et le nouvel Odin , et retrouver ainsi dans les phases de la mythologie la succession que présente l'histoire de la nation elle-même. 1 La sueur d'Ymir, par exemple, qui produit les premiers géants. La sueur joue un grand rôle dans les superstitions finoises. ------------------------------------------------------------------------ En effet, comme on a déjà pu le remarquer, la mythologie scandinave nous découvre deux âges distincts. L'un ; est celui des mythes cosmogoniques, l'autre celui des mythes héroïques. Dans le premier, les dieux sont des puissances de la nature, dans le second, des personnes divines, des individus. Le premier de ces deux âges est évidemment l'âge cosmogonique. Il est donc naturel de penser que les Goths apportèrent en Scandinavie une religion de la nature dont les Ases ou Suédois firent une religion guerrière. C'est dans cette première religion des Goths qu'Odin était le soleil et Thor la foudre. Elle était plus près des religions de l'Orient. Le caractère particulier aux peuples du nord y était moins prononcé. Là il n'y avait point de Valhalla. Les âmes des morts habitaient les tombeaux ou erraient autour du lieu de leur sépulture, on honorait les saintes montagnes. Le jour, la nuit, étaient adorés sous leurs noms sans personnification anthropomorphique.La terre était la fille et la femme d'Odin et représentait le principe passif. Plus tard on la voit remplacée par Freya qui est une femme, une reine, comme Odin est devenu un guerrier et un roi. Les Vanes ne paraissent point dans la première période. Ce sont les nouveaux Ases, les Suédois qui apportèrent ce culte que les Goths ne connaissaient pas. Mais les Ases ayant eu à soutenir dans leur ancienne patrie une guerre contre une nation avec laquelle ils finirent par se réconcilier et ayant admis les dieux de cette nation dans leur propre système de croyance importèrent ces dieux en Scandinavie. Aussi voyons-nous que c'est en Suède, au centre de leur puissance que les Vanes étaient surtout révérés. Freyr, par exemple, y était plus honoré que partout ailleurs et c'est de lui que les familles royales de Suède prétendaient descendre. Dans les pays, au contraire, où les nouveaux conqué- ------------------------------------------------------------------------ rants avaient moins pénétré et où l'ancienne race gothique s'était conservée plus pure, en Norvége, par exemple , Thor était avec Odin le plus révéré des dieux. Il existe même quelque trace d'une antique supériorité qu'il aurait eue sur celui-ci dans une tradition qui, au rebours de la tradition générale, ferait de Thor le père d'Odin, au lieu de le lui donner pour fils. Probablement dans cette première forme de la religion scandinave Odin n'avait point la supériorité qu'il acquit dans la suite. Mais le chef des nouveaux Ases ayant pris son nom, et l'ayant rendu célèbre par la fondation de son empire, respectable par l'appareil du nouveau culte qu'il institua, Odin fut le premier des dieux ; de là résulte qu'il joua successivement plusieurs rôles, remplis auparavant par des divinités plus anciennes qu'il fit oublier. Cet ascendant du nouvel Odin, qui se liait à celui que prenait en Scandinavie la race nouvellement établie, dut soulever des résistances parmi les partisans de l'ancien culte, qui étaient les hommes de l'ancienne race, ou plutôt du rameau le plus ancien de la race Scandinave. La tradition du faux Odin, vaincu et contraint de fuir, semble même indiquer un échec subi par les nouveaux Ases. Mais il paraît que ces revers momentanés furent suivis d'un triomphe complet, et la suprématie de la nouvelle doctrine s'établit comme celle du nouveau peuple. Odin, son dieu de prédilection, fut celui des chefs, des rois, des riches : pour être bien reçu de lui, il fallait non-seulement être brave, mais avoir de l'or et être d'un rang illustre. Thor, au contraire, demeura le dieu protecteur du peuple qui ne tenait que le second rang en Scandinavie. Ainsi tandis que les uns le disaient plus noble qu'Odin, sans doute parce qu'il était plus ancien, les autres l'appelaient le dieu des esclaves. Mais ------------------------------------------------------------------------ c'était une exagération née de l'orgueilleux sentiment qu'inspirait aux Suédois leur supériorité sur leurs frères les Goths, car ceux-ci leur cédèrent bien la primauté, mais ne furent jamais leurs esclaves. Peut-être voulait-on plutôt indiquer par là un rapport de Thor avec les nations finoises. Celles-ci avaient peutêtre adopté son culte , car ils adoraient aussi le tonnerre ; sous le nom de Taran ou Tiermes. En général leur reli- i gion, qui consistait dans le culte des objets physiques, des vents, du feu, des eaux , se rapprochait plus de la première période de la mythologie scandinave que de la seconde. Il semble aussi que l'avant-garde des peuples scandinaves les ménageait plus que les impitoyables guerriers d'Upsal. C'est à cette époque primitive qu'eurent lieu entre les : races aborigènes et les races scandinaves les alliances , les échanges de mythes dont nous avons parlé. Mais i quand les Suédois s'emparèrent du pays libre au nord i de celui des Goths, ils se trouvèrent jetés sur les Finois. Ceux-ci, acculés dans cette région de forêts et de marécages qui forme la partie septentrionale de la Suède, de la Norvége et la Laponie actuelle, firent une résistance opiniâtre. Aussi c'est le Thor suédois (Asa-Thor), qui est représenté comme leur ennemi acharné, tandis que l'ancien Thor, celui dont le char est la foudre (Oko-Thor), était peut-être adoré par eux. La mythologie scandinave vient donc de quatre sources : 1° La religion des Finois ; 2° Le système de croyance commun aux peuples scandinaves , sous sa forme la plus ancienne, qui est celle d'un symbolisme physique, tel que les Goths l'apportèrent en Scandinavie ; 3° Le même système de croyance transformé en une religion presque purement guerrière, par le chef des ------------------------------------------------------------------------ Suédois, le conquérant zélateur et réformateur du culte d'Odin , avec lequel il fut confondu ; 4° Enfin quelques éléments empruntés à une religion d'un caractère tout différent, à la religion des Vanes. Il est curieux de suivre dans l'histoire d'un ordre de divinités, la trace de ces diverses phases religieuses. Les divinités de la mer nous en offrent un remarquable exemple. Les plus anciennes que nous présente la mythologie scandinave avaient été empruntées aux peuples finois. C'était le géant iEgir dont le casque répand l'effroi , terrible comme toute sa race ; c'était la déesse Rann, tendant sous les flots son filet perfide pour faire périr les vaisseaux, avide d'or et de cadavres. Aux divinités finoises succède un dieu Vane. A ces affreuses divinités succède Niord , le père de la déesse de l'amour et du dieu de l'abondance, Niord qui apaise les flots et protége les navigateurs. Il paraît qu'aucune divinité de la mer ne sortit du sein de la mythologie scandinave ellemême , ce qui tient à ce qu'originairement ces peuples n'habitaient point un pays maritime, mais un pays de montagnes. Plus tard ayant appris à connaître cet élément qui devait devenir le leur, ils empruntèrent d'abord aux Finois une divinité terrible , puis aux Vanes un dieu plus doux. Un autre mythe curieux, sous le rapport historique, est celui de la géante Skadhi. Les Ases avaient tué son père. Elle vient s'en plaindre et les menace. Pour la consoler, on la marie au dieu Niord. N'est-ce pas là un coitimencement d'alliance entre les Ases et les Finois, une tentative pour fixer ceux-ci au bord de la mer? La suite du récit le prouve. Les deux époux ne purent vivre ensemble. Niord détestait le séjour des montagnes où les hurlements du loup troublaient son sommeil. Skadhi se ------------------------------------------------------------------------ plaignait du cri des oiseaux de mer. Elle reprit son arc et ses patins, et retourna chasser sur les montagnes. C'est un vif emblème de cette impossibilité où l'on est encore aujourd'hui d'empêcher les Lapons , qu'on cherche à arracher à la vie nomade, de la reprendre à la première occasion , de l'antipathie d'une race de pêcheurs et de marins, et d'une race de chasseurs qui ne peuvent changer leurs habitudes. On peut l'affirmer, d'après les travaux des savants du nord , l'étude de la mythologie scandinave conduit aux mêmes origines que l'étude des langues et des traditions historiques de ces peuples. Ces trois ordres de preuves concourent pour placer ces origines en Orient et les rattacher à celles d'un grand nombre de nations célèbres, les Indous, les Persans, les Grecs, les Romains, tous les autres peuples germaniques, les peuples slaves et même jusqu'à un certain point les peuples celtiques. Si , pour arriver d'une manière certaine à cette conclusion , il nous a fallu passer par des détails qui ont pu fatiguer l'attention du lecteur, peut-être en sera-t-il un peu dédommagé, en se trouvant en présence de ce grand résultat auquel nous pouvons maintenant nous élever avec confiance. Qu'on se représente cette race indo-germanique à laquelle nous appartenons, la plus noble des races humaines , parce qu'elle est la plus belle et la plus intelligente , descendant des sommets qui s'élèvent au centre de l'Asie et se répandant sur le monde qu'elle doit civiliser, comme un grand fleuve. Ce fleuve jette deux bras vers le sud , qui descendent dans l'Inde et dans la Perse. Cependant le fleuve continue à s'avancer vers l'occident ; il entre dans la Grèce par le nord , il traverse la mer et passe en Italie ; déjà quatre grandes religions sont sorties de son sein. Le brahmanisme, le zoroastrisme, le poly- ------------------------------------------------------------------------ théisme grec et le polythéisme romain. Cependant une portion de cette illustre famille de peuples erre autour des établissements qu'ont formés ses frères. Les plus beaux pays ont été occupés les premiers, les bords du Gange , ceux de l'Euphrate, les rives de la Méditerranée. Dans ce qui reste, se répandent les tribus qui n'ont pas encore d'établissement fixe. Leur innombrable multitude flotte durant des siècles vers les confins de l'Europe orientale, sous les noms de Gètes et de Scythes, puis l'envahissent sous celui de Goths et sous une foule de dénominations diverses, que les anciens résument par le mot vague de Germains. Ces Germains continuant toujours à suivre, É à travers mille oscillations, le mouvement qui les portait d'Orient en Occident, et dessinant les contours du monde romain arrivent au bord de la Baltique et au bord du Rhin. Alors un choc immense a lieu entre les deux portions européennes de la race indo-germanique. Celle qui s'était civilisée d'abord et corrompue ensuite, et celle qui n'était pas corrompue, qui était barbare et appelée à une civilisation supérieure. L'élément nouveau , germain , barbare écrase l'élément ancien et se mêle à ses débris. De la fermentation des deux éléments germe la société moderne qui a, comme la société grecque et romaine, sa racine en Orient. Ainsi tout est venu deux fois de l'Orient, et deux fois sur la terre occidentale tout a pris un caractère nouveau. L'Orient, qui avait été le berceau de la société gréco-romaine, est le berceau de la barbarie, la barbarie est le berceau du moyen âge , le moyen âge est le berceau des temps mol dernes. Telle est la filière par où a passé tout ce que $- nous n'avons pas conservé du monde gréco-romain. Or, | ce point de contact entre l'orient et le nord, entre la * plus haute antiquité et les temps modernes , c'est dans $ la langue, la littérature et les traditions scandinaves, ------------------------------------------------------------------------ qu'on peut seulement le trouver, parce que là seulemen le type germanique s'est conservé dans sa pureté , s'esi développé avec indépendance. Ainsi un grand intérêl s'attache à ces traditions, filles des traditions orientales, sœurs des traditions gréco-romaines, et qui forment ur anneau essentiel de la chaîne immense et encore obscure des développements de l'humanité. ------------------------------------------------------------------------ DES SCALDES ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ DES SCALDES. L'Edda est certainement le monument le plus remarquable et le plus intéressant de l'ancienne poésie Scandinave; cependant pour compléter l'histoire de cette poésie il faut parler de chants moins anciens, quoique fort anciens encore , dont les auteurs portaient le nom de Scaldes. Les poëtesinconnlls qui ont composé l'Edda étaient bien de véritables scaldes, mais on ne sait rien d'eux à cause de leur antiquité. L'Edda est un monument primitif, sans date, sans nom d'auteur. Quand on se sert de la dénomination de scalde, on l'applique à des poëtes dont le nom s'est conservé, dont on connaît et l'époque et souvent en partie l'histoire. Les scaldes étaient en général des guerriers ; ils chantaient les exploits des chefs célèbres, et excitaient les soldats au combat : ils se présentaient devant les jarles et, les petits rois de la Scandinavie, et pour prix de leurs chants recevaient des bracelets et d'autres présents. Ils étaient fort considérés et jouaient souvent le rôle de conseiller et d'ambassadeur. Harold aux beaux cheveux leur donnait la place d'honneur en face de lui, la première après la sienne, et un scalde épousa la fille d'un roi de Danemark. Quelques sagas donnent une idée de la vie des Scaldes. ------------------------------------------------------------------------ Telle est la saga de Gunlauga nommé à la langue de serpent, et la saga de Kormak. Saint Olaf, qui en sa qualité de chrétien avait quelque éloignement pour les scaldes toujours suspects de paganisme , ne put renoncer à l'éclat que leurs chants répandaient sur la victoire ou la mort des braves. A la bataille de Stikklarstad où il périt, il avait avec lui trois scaldes, il les fit appeler dans l' enceinte des boucliers (Skoldborg) que formaient autour de lui les plus vaillants et les plus forts de l'armée. « Vous vous tiendrez ici, leur dit-il, et vous verrez ce qui se fera de remarquable, de sorte que vous n'ayez pas besoin pour celadu dire des autres, car c'est à vous qu'il appartient de le raconter et de le chanter1. » Deux des scaldes tombèrent aux côtés du roi, le troisième demanda de ne pas leur survivre. Blessé à mort", il chanta encore en l'honneur d'Olaf, arracha le trait de son sein et mourut. On conçoit que ces hommes, qui, comme disait Saint Olaf, ne chantaient pas par ouï-dire, que ces hommes pour qui la poésie faisait partie du combat, se mêlait à l'ivresse du triomphe ou à l'agonie du trépas, sussent exprimer avec quelque énergie ce qu'ils sentaient si bien , les joies de la guerre et de la mort. Les chants des scaldes étaient souvent improvisés. La faculté merveilleuse de l'improvisation poétique est commune dans les époques primitives ; la preuve qu'elle était autrefois très-répandue dans le nord c'est qu'on voit dans les sagas, des héros, des femmes et des enfants improviser des vers dont la tradition nous a conservé un grand nombre. Là où l'écriture n'existe point, où il n'y a point de lettres, mais une poésie chantée qui est toute l'histoire, toute là science du temps, l'imagination acquiert un 1 Heimskr. S. de Saint-Olaf, c. 218. ------------------------------------------------------------------------ essor incroyable : alors la poésie est aussi facile que sera plus tard la parole. Alors aussi la mémoire qui n'est pas surchargée de ce poids du passé, qui écrase les siècles plus avancés, la f mémoire, qui n'est pas devenue paresseuse par l'habitude de se reposer sur l'écriture, de ce qu'elle doit garder, la mémoire, aidée par la musique, est capable d'efforts f qui nous semblent des prodiges. C'est ainsi que les élèves , des druides , apprenaient par cœur les vingt mille vers qui contenaient leur mystérieux savoir. C'est ainsi que partout des masses considérables de poésie se transmettant par la tradition à travers les siècles. Dans les sagas scandinaves , on voit souvent une foule apprendre sur le moment un chant qu'elle vient d'entendre '. Plus tard pour soulager la mémoire on traça sur des bâtons avec des runes le vers qu'on voulait con» server. Un guerrier blessé mortellement, disait à sa fille : « Pendant que je te raconterai mes exploits, et que je composerai sur eux un chant, toi tu le graveras sur un bâton. » Les chants des scaldes étaient-ils des chants populaires dans la véritable acception du mot ? ! On ne saurait appeler la poésie des scaldes une poésie populaire. Une poésie populaire n'a pas d'auteur; elle est le produit de tous et non d'un seul. En outre, les scaldes étaient, en général, des guerriers éminents, des hommes riches et puissants; ils ne formaient point un corps, mais ils exerçaient presque une profession : il y avait en eux avec la différence des temps du poëte de cour, leur poésie était une poésie d'art et cette poésie d'art, comme nous le verrons, ne tarda pas à devenir une poésie de métier. 1 « Uber den ursprung und Verfall der Islandischer historiografie. » P. E. Müller, p. 21. ------------------------------------------------------------------------ Les plus anciens scaldes dont nous ayons des morceauxde quelque étendue sont du ixe siècle, de l'époque vers i laquelle se fit le passage de l'autorité locale des chefs indépendants au pouvoir des rois. Harald aux beaux i cheveux qui accomplit en Norvége cette révolution avait à sa cour une foule de scaldes dont les noms ont été conservés. A cette époque tout héroïque les scaldes sont presque uniquement guerriers ; mais tout prouve qu'antérieurement il y avait eu une période de scaldes religieux. Le même développement qui a remplacé le sacerdoce par la royauté, qui a fait descendre la mythologie du ciel sur la terre, a fait sortir la poésie des temples et l'a fait passer dans les camps. C'est partout à une certaine époque la marche des choses. Ce qui prouve qu'il en a été ainsi en Scandinavie, c'est l'origine sacrée de la poésie attribuée à Odin et aux Ases, .ce sont les noms qui lui sont donnés et qui expriment l'idée d'un chant magique; enfin c'est la langue poétique des scaldes qui est tout empreinte d'une origine sacerdotale ; de là les cent noms significatifs d'Odin, de là les dénominations étranges du soleil, de la terre, de la mer, dénominations qui contenaient un enseignement mystique et que l'habitude conserva en poésie même lorsqu'on n'y attacha plus une importance religieuse. Ainsi, le soleil s'appelait celui qui joue avec le nain Dvalin; la terre s'appelait l'épouse d'Odin; la mer la femme d'JEgir. Une langue poétique, dans laquelle les objets étaient ainsi désignés par des noms mythiques, ne pouvait avoir pour créateurs que des prêtres. Ces scaldes-prêtres furent probablement les auteurs de la partie mythologique de l'Edda; quelques autres fragments de poésie mythologique ont été conservés par ------------------------------------------------------------------------ l'auteur de cette compilation, qui porte le nom de Nouvelle Edda. Deux poëmes célèbres, l' Hostlauga et le Thori drapa, sont composes en l'honneur de Thor ; mais comme l'époque sacerdotale est passée, c'est par son côté guerrier qu'ils célèbrent le dieu. Je dirai un mot de ces deux chants, qui peuvent être considérés comme les derniers efforts de la poésie mythique dans le nord, et son passage à la poésie héroïque. L'Hostlauga est l'ouvrage d'un scalde célèbre et l'un des plus anciens que nous connaissions, Théodolf de Hvin, qui vivait sous Harald aux beaux cheveux , au ixe siècle. Ce que nous avons sous ce titre est un fragment en vingt strophes d'un chant beaucoup plus long, consacré à retracer les divers exploits du dieu Thor. Notre fragment ne parle que de son combat avec le géant Hrungnir, et de la manière dont il mit à mort un autre géant, Thiasse, qui avait ravi Iduna, la déesse de la jeunesse. Déjà on reconnaît dans ces anciens chants l'obscurité qui, depuis, fut de plus en plus le caractère de la poésie des scaldes. Déjà on y trouve ces inversions laborieuses, ces périphrases recherchées, qu'on multiplia toujours davantage, et qui rendent presque entièrement inintelligibles les poésies des derniers scaldes. Ce n'est plus la simplicité sublime de l'Edda, mais il y a encore de la grandeur dans la manière de pemdre , et on entrevoit un certain idéal gigantesque à travers cette obscurité et ce désordre, produit d'une inspiration fougueuse, quoique déjà travaillée, et d'une recherche encore bar- : bare. « On voit encore des traces de ce qui advint quand la terreur des géants Thor attaqua la demeure des ------------------------------------------------------------------------ monstres avec l'ennemi brûlant des habitants des ro-| chers (le Marteau-Foudre). La colère du frère de Meili' (Thor) bouillonna; le fils de la terre (Thor) s'en alla sur son char au jeu des traits. La route de la lune (lej ciel) tonna sous lui. « Tous les abîmes du ciel brûlaient ; partout la terre basse fut frappée de la foudre par le parent d'Uller (Thor); lorsque les boucs attelés au char commode du dieu des temples (Thor), le traînèrent vers Hrungnir. La femme d'Odin (la terre) se fendit. « Le frère de Balder ne pardonna pas alors à l'homme dévorant des montagnes, à l'ennemi des hommes. Les rochers s'ébranlèrent et se brisèrent ; les hauteurs du ciel brûlèrent. J'ai entendu dire que le chef des baleines des montagnes (des géants), qui errent dans la nuit (Hrungir), se prépara courageusement à la défense1 lorsqu'il vit son ennemi (Thor) prêt au carnage. « La glace pâle du bouclier de guerre vola promptement aux pieds des rochers ; les dieux le voulaient ainsi; les destinées le voulaient ainsi. L'homme de pierre2, avide de sa propre ruine, n'eut pas longtemps alors à attendre le coup du compagnon terrible du marteau aigu (de Thor, qui porte la foudre). Il Le meurtrier de Beli renversa sur l'arme du bouclier l'ours (le chef) belliqueux de la race odieuse qui habite les rochers où la tempête retentit. Le prince des cavernes tomba frappé par le marteau aigu ; mais celui qui détruit les géants des montagnes attendit le monstre souterrain. 1 Cette poésie est si obscure que des hommes également versés dans l'ancienne langue Scandinave proposent souvent des sens entièrement opposés. Ici M. Thorlacius traduit moti hravckna par fortiter obversum, et M. Afzelius par fœrskrœktas, fut effrayé. 1 Le coeur et la tête de Hrungnir étaient de pierre. ------------------------------------------------------------------------ (1 Et la massue du mari de la géante (Hrungnir), en se brisant avec force, vint frapper en sifflant le fils de la terre (Thor) au sommet de la tête. La pierre qui aiguise les épées (la massue de pierre) demeura immobile dans la tête du fils d'Odin (Thor) teinte de son sang. » Suit une strophe si obscure, que les interprètes ne sont pas d'accord sur ce qu'elle exprime. M. Afzelius y voit encore le triomphe momentané du géant sur le dieu , et Thorlacius une allusion à la vengeance que Thor tira de l'ennemi qui l'avait frappé. Les treize autres strophes de lhostiaufl(i forment un fragment séparé, et roulent sur la mort du géant Thiasse et l'enlèvement d'Iduna. Celles que j'ai traduites suffisent pour donner une idée du style de ce débris de poëme. Je passe au second dont j'ai parlé. Le Thori drapa, qui célèbre d'autres aventures du dieu Thor, est d'une époque moins ancienne. On le voit à l'entortillage et à l'obscurité qui se sont encore accrus, et à la grossièreté de certains passages d'un grotesque repoussant. L'auteur s'appelait Eilif, et paraît avoir vécu à la fin du xe siècle et dans les premières années du Xl". Sa destinée, dont on sait peu de chose, offre cela de remarquable, qu'il chanta Thor et Jésus-Christ. Sa vie, commencée sous Hakon-jarl, le farouche défenseur du paganisme en Norvége, celui qui, suivant la tradition, sacrifia son jeune enfant à ses sanglantes divinités, finit probablement sous saint Olaf, qui porta le dernier coup aux restes de l'idolàtrie par l'établissement du droit ecclésiastique. C'est à ce poëme du Thori drapa que se termine l'histoire de l'ancienne poésie mythologique des scaldes. Mais il reste à parler de la partie historique de leur poésie, de celle que les sagas nous ont conservée. ------------------------------------------------------------------------ D'abord, une partie des sagas ont pour base d'anciens chants transformés en prose, soit naturellement, à l'époque où le souvenir du vers a péri, et où la mémoire des événements subsiste encore, c'est ce qui est arrivé pour la Volsunga-saga; soit artificiellement, lorsque les anciens chants servent de base à la rédaction d'une histoire. C'est ainsi que l'Islandais Snorri et le Danois Saxon le Grammairien disent tous deux fonder leur récit sur des chants nationaux, dont Snorri donne parfois des fragments, et que Saxon, qui écrivait en latin, traduit en hexamètres qu'il a soin de faire le plus virgiliens qu'il lui est possible. Snorri, esprit supérieur pour son temps, s'appuie avec confiance sur le témoignage des scaldes, à partir d'Harald aux beaux cheveux. « Avec Harald, dit-il, il y avait des scaldes dont on sait encore les chants, ainsi que ceux où sont célébrés tous les rois qui depuis ont gouverné la Norvége, et nous prenons en grande considération ce qui est rapporté dans les chants qui furent composés pour les chefs eux-mêmes ou pour leurs fils. Nous tenons pour véritable tout ce qui se trouve dans les chants sur leurs guerres ou leurs aventures. Il est bien vrai que la coutume des scaldes est de louer surtoutceuxen présence desquels ils se trouvent, mais aucun n'oserait attribuer à un chef une action qui ne lui appartiendrait pas, et que tous les auditeurs aussi bien que lui sauraient être fausse. » L'Yglinga-saga contient une histoire des premiers temps de la Suède, qui rattache les événements de cet âge antique à l'arrivée d'Odin dans la Scandinavie. Or, une grande partie de cette saga est empruntée à des chants de scaldes, entre autres, à l'Yglinga-Tal, poëme généalogique de ce même Thiodolf de Hvin , de ce scalde norvégien, auteur de lHostlau,(Ia. L'ensemble de ------------------------------------------------------------------------ la saga qui contient le récit des origines historiques de la Suède, se ressent de cette origine poétique et forme un cycle d'aventures tragiques qui repose sur une malédiction attachée à une chaîne d'or, comme le cycle épique de Sigurd repose sur la malédiction attachée par Fafnir mourant à un trésor fatal. C'est par une longue tradition à travers bien des chants héroïques analogues à ceux de la seconde partie de l'Edda, qu'a pu se former cet ensemble poétique que Snorri a rédigé sous le nom d'Yglinga-Saga. Thiodolf de Hvill lui-même travaillait, comme il le dit, sur d'anciens chants, dont son poëme n'était qu'un extrait. L'Yglingasaga a recueilli la tradition contenue dans ces chants exactement comme Tite Live, selon Nieburh aurait fait entrer dans les premiers livres de son histoire les anciens poëmes dont le savant allemand y retrouve les débris. Le spectacle de ce qui s'est passé dans le nord à l'origine de l'histoire confirmerait ces idées sur l'origine de l'histoire romaine, aussi bien que la formation et les vicissitudes du cycle épique de l'Edda, confirmeraient- en partie le système de Wolf sur Homère. Ainsi le nord au- rait eu le destin du midi. Ainsi on retrouverait entre les peuples germaniques et ceux qui les connaissaient ou plutôt les ignoraient sous le nom de barbares, une merveilleuse analogie de langue, de mythologie, une marche parallèle dans les développements de l'imagination et de l'intelligence. On ne peut nier qu'elles ne jettent un jour nouveau sur l'histoire de l'esprit humain, ces recherches qui font retrouver la langue de Démosthène et celle de Cicéron chez les Goths, les mythes de l'Inde, de la Perse et de la Grèce dans les temples d'Upsal, l'Iliade au mi: lieu des hordes d'Alaric , et Tite Live chez les Islandais t du xiii, siècle. | Outre les chants qui ont servi de base aux sagas histo- ------------------------------------------------------------------------ riques dont la subtance seule a passé dans le récit, il er3 est qui y paraissent sous leur forme poétique. Ou ilE; sont cités comme autorités, ou ils sont placés dans la bouche des personnages. Dans le premier cas sont tous les chants des scaldes t sur la mort ou les victoires des héros de l'ancienne bis- ; toire Scandinave; la forme de ces chants est toujours i lyrique; le style en est souvent recherché, tourmenté, obscur, mais aussi quelquefois sublime d'emportement; guerrier ; les images en sont peu variées, mais fortes et hardies. Les vers qui dans les sagas sont placés dans la bouche des personnages, sont ou des débris de poëmes où les personnages figuraient et parlaient, ou bien ils sont l'ouvrage de l'auteur de la saga. C'est leur caractère qui peut faire reconnaître à laquelle de ces deux origines ils appartiennent. Ainsi on est tenté de rapporter à une bien vieille poésie des vers d'un tour brusque et naïf, d'un style sombre et grand comme ceux qui suivent, surtout quand on pense qu'ils, se trouvent dans une saga qui appartient à une époque où le raffinement et l'entortillement poétiques étaient en grand honneur chez les scaldes et par conséquent qu'ils ne sauraient être de cette époque. D'ailleurs, un court fragment peut plus facilement qu'un chant étendu appartenir à une haute antiquité. Voici ces vers. Un guerrier les adresse à Hialmar pendant qu'il combat Agantyr. Comment te trouves-tu, Hialmar? As-tu changé de couleur ? Je te revois fatigué Par tes nombreuses plaies. Ton casque est tombé, ------------------------------------------------------------------------ Ta cuirasse est brisée ; Je te le dis, proche est ta fin. HIALMAR répond. J'ai seize blessures ; Ma cuirasse est en pièces ; Il fait sombre devant mes yeux; Je ne peux plus marcher. Enfonce-moi dans le cœur L'épée d'Agantyr, Trempée dans le poison. ........... A l'ouest un corbeau s'envole, Sur la bruyère sauvage. Après lui vole Un aigle qui n'est pas moindre. A cet aigle je fournirai Sa nourriture : Il boira mon sang. r C'est dans la saga de saint Olaf que nous a été conservé !e plus ancien chant de guerre scandinave que nous possédions. Le jour où Olaf mourut à Stikklarstad, la saga rapporte que « s'étant réveillé vers le matin et pensant qu'il était de trop bonne heure pour réveiller l'armée , le roi )demanda où était le scalde Thormoder. Il était près de lui ; il répondit, demandant ce que le roi désirait. Le roi dit : « Récite-moi quelque chant. » Alors Thormoder se 'leva et chanta si fortement qu'on l'entendit dans toute l'armée. Il chantal'ancien Biarka-Mal qui commence ainsi : Il Le jour se lève ; le coq a chanté; il est temps, il est « temps de commencer notre travail. Il Levez-vous, amis , compagnons du roi, vous tous, 1\ nobles compagnons du roi ! » ------------------------------------------------------------------------ « Ici Rolfr aux mains robustes, un de ces hommes de « bonne race qui ne fuient jamais ! « Je ne vous réveille pas pour le vin ni pour le babil des « femmes. — Sus ! Je vous éveille pour le rude jeu des « armes. » La saga ajoute alors : « Le peuple s'éveilla, et commet le chant était terminé, les hommes le remercièrent pour ce chant ; ce chant trouva beaucoup de faveur auprès d'eux ; on le jugea bien composé et on l'appela huskarlahvæt, c'est-à-dire l'aiguisement des braves. Le roi le remercia aussi, puis il prit un bracelet d'or qui pesait un demi-marc, et le donna à Thormoder. Il Le Rolfr dont il est parlé dans ce fragment de chant est un personnage des temps héroïques scandinaves. Un chant qui remontait jusqu'à lui, qui était ancien au temps de saint Olaf, doit avoir une bien haute antiquité. Aussi est-il parfaitement simple1. Voici le chant fait pour la mort d'Eric Blodoxe, roi de Norvége, qui périt dans une expédition maritime, au milieu du xe siècle. « Quels sont ces rêves? dit Odin; il me sembla que je me levais avant que le jour commençât à poindre, afin de préparer le Valhalla pour les guerriers tombés dans les combats. Je réveillai les Einheriar", j'ordonnai 1 Saxon le grammairien a connu ce chant et l'a translaté suivant son usage en hexamètres ronflants. Voici comment il traduit le couplet « Levez-vous amis courageux, levez-vous nobles compagnons du roi » « Ocius evigilet quisquis se regis aroicum, « Aut meritis probat aut sola pietate futetur, « Discutiant somnum proceres, sopor improbus absil. « Incaleant animi vigiles : sua dextera quemque, « Aut famae dabit aut probro profundet inerti. « Nox haec aut finis erit aut vindicta malorum. u 1 Les guerriers d'Odin. ------------------------------------------------------------------------ aux serviteurs de répandre de la paille sur les bancs, de nettoyer les coupes, et aux Valkyries d'apporter du vin, comme si un roi approchait, de nobles héros venaient du monde des vivants, et mon cœur était réjoui. BRAGll chanta : « Quel bruit retentit ici, comme si s'avançaient des milliers de guerriers ; tous les murs. de la salle retentissent comme si Balder revenait dans la salle d'Odin. f « Maintenant, dit Odin, tu prononces, ô Bragi, des paroles insensées, quoique tu saches beaucoup de choses. Ce bruit est à cause du roi Érik, qui va bientôt être l'hôte d'Odin. « Sigmund et Sinfiotli2, levez-vous en hâte et allez audevant de ceux qui viennent. Mon espérance me dit que c'est Érik ; invitez le roi à entrer. « — Pourquoi, demanda Sigmund, Erik est-il attendu ici dans ta salle avec plus d'impatience que les autres rois? Il — Odin répondit : Parce qu'il a ravagé beaucoup de pays, parce qu'il a promené au loin son glaive d'où le sang ruisselait. : « — Mais dis : Pourquoi l'as-tu séparé de la victoire, puisqu'il était brave à tes yeux? « — Parce que le lot des batailles, dit Odin, demeure toujours incertain. Le loup (de la guerre) bien qu'avide, conduit le héros au siége des dieux. r CI Salut à toi, Érik. Sigmund a salué par un chant ta bienvenue; entre en paix dans la salle. Mais puis-je te demander si beaucoup de chefs t'ont suivi ici, du sein ! de la mêlée? 1 Le dieu des vers. 2 Anciens héros de l'époque mytliico-liéroïque qui figurent dans le cycle de Sigurd. ------------------------------------------------------------------------ ERIK répondit : « Cinq rois sont ici. Je te dirai les noms de tous, et moi je suis le sixième. n Le plus célèbre des chants que les sagas placent dans la bouche des héros, est le Chant de mort de Ragnar On peut dire de ce chant le contraire de ce que nous avons dit à propos de celui que nous venons de citer. 1: est trop long pour qu'on puisse croire qu'il se soit conservé à travers les siècles depuis l'époque de Ragnar c'est-à-dire le VIlle siècle, jusqu'à l'époque de la rédaction de la saga, qui est du XIlIe. En outre, quelques expressions, telles que celle-ci, la messe des lances pour le bataille, le rapportent à un temps postérieur à l'établissement du christianisme. M. Müller le suppose composé par un scalde du xie siècle, et recueilli plus tard par le rédacteur de la saga. « Nous avons haché avec le glaive. « J'étais bien jeune quand nous nous avançâmes, à l'orient, dans le détroit d'Oresund. — Là nous servîmes des blessures nombreuses aux bêtes féroces et aux oiseaux au pied jaune. — Les glaives retentirent sur les casques élevés. — Tout l'Océan était une plaie. — Le corbeau marchait dans le sang des morts. « Nous avons haché avec le glaive. « Quand les traits commencèrent à voler vers les hautes poitrines des guerriers, l'armée jeta ses boucliers. — Le glaive, dans la bataille, mordit les rochers de Scarfa. — Avant que le roi Rafno tombât, les boucliers furent sanglants. — Un sang bouillant ruisselait de la tête des combattants sur leurs cuirasses. III .............. ------------------------------------------------------------------------ CI Nous avons haché avec le glaive. « Une pluie de sang dégouttait des boucliers dans le golfe de Barda. — Les milans s'abattaient sur les pâles cadavres. — Quand l'arc avait mugi, les pointes des traits mordaient les cuirasses avec fureur; la flèche courait aux blessures, la flèche aiguë et couverte d'une sueur sanglante. « Nous avons haché avec le glaive. « En face du golfe d'Hiading, nous avons tenu haut, dans le fort de la bataille, nos boucliers magiques. — Alors on a pu voir des hommes qui déchiraient les boucliers avec leurs glaives. — Alors on a entendu au milieu du murmure des épées les casques se briser. — Ce n'est point un plaisir pareil de placer près de soi dans un lit une vierge éclatante de beauté. ................... (1 Nous avons haché avec le glaive. CI Qui est plus certain que la mort pour le brave? Que lui importe d'être entouré d'un nuage d'armes? Celui qui vit en paix gémit souvent de sa vieillesse.... On dit qu'il est funeste d'exciter l'aigle au jeu des glaives. - Le lâche ne jouit jamais de son cœur. - Il faut donc que les jeunes gens s'avancent un contre un au choc des glaives. — Que l'homme ne recule pas devant l'homme : telle a toujours été la noblesse du brave. — Celui qui recherche l'amour des jeunes filles doit être intrépide au milieu du fracas des armes. — Une chose me réjouit toujours, c'est que je sais que des sièges sont préparés dans la demeure de mon père Balder. — Bientôt nous boirons la bière dans les cornes1. — L'homme fort ne gémit point en présence de la mort. On avait cru voir ici une preuve de la coutume de boire dans les crânes. Ce trait de barbarie souvent cité reposait sur un contre-sens. ------------------------------------------------------------------------ « Je ne viendrai pas avec des paroles de désespoir dans la demeure magnifique d'Odin. ................... « Nous avons haché avec le glaive. cc Tous mes enfants tireraient leurglaive pour labataille, s'ils connaissaient ce que je souffre tandis que de nombreux serpents me déchirent les entrailles. — Le cœur de mes fils doit être bon d'après la mère que je leur ai donnée. cc J'ai combattu cinquante fois : je ne croyais pas que je dusse finir ainsi. — Jeune , j'ai appris à ensanglanter le fer. — Les Ases nous invitent. —11 ne faut pas pleurer la mort. -Il est temps de finir.—Les dieux qu'Odin m'envoie m'appellent dans sa demeure. — Joyeux, je boirai la bière avec les Ases sur un siége élevé. — Les heures de la vie sont écoulées. — Je mourrai en riant. )1 Quand on arrive aux derniers scaldes, l'obscurité des inversions, la bizarrerie et l'extravagance calculée des métaphores augmentent toujours davantage. On ne doit pas s'en étonner si on se rappelle que dès le IXe siècle nous avons vu l'ours des baleines qui errent la nuit sur les montagnes, pour dire le chef des géants. Mais c'est bien autre chose au XIIe et au XIIIe siècles. On peut en juger par le poëme de Sturli Thordason sur Hakon le Vieux, roi de Norvégè 1, composé vers la fin du xme siècle. Là, rien n'est appelé de son véritable nom : là, l'or est l' aurore d11 bras; la main , le siége de l'épervier ; la flèche, la sangsue des blessures. Le désordre étudié des mots rend l'intelligence du sens le plus simple prodigieusement difficile. La vie du roi Hakon est racontée en énigmes. L'auteur a disposé à la suite les unes des autres une série d'allusions 1 II ne faut pas le confondre avec Hakon, fils d'Harald, que chanta le scalde Eyvind quatre siècles auparavant. ------------------------------------------------------------------------ obscures aux événements de cette vie; du reste, il suit fidèlement les faits, et sous cet amas d'images forcées et de périodes incohérentes, se cache une exactitude assez sèche. Il faut voir, dans le curieux ouvrage de M. Olafsen 1, jusqu'où ces poètes, à la fois raffinés et sauvages, poussent l'artifice des périphrases. Ainsi, un guerrier est nommé celui qui brandit le feu de la couverture de la guerre : la couverture de la guerre est un bouclier ; le feu du bouclier, un glaive ; celui qui manie le glaive , un guerrier. Le ciel est le toit de la maison des ennemis de Thor (les géants) : c'est-à-dire ce qui couvre les montagnes, etc... On pourrait multiplier à l'infini les exemples de ces périphrases à côté desquelles les commodités de la conversation sont une manière toute naturelle d'appeler des fauteuils. Quand un peuple jeune et plein d'imagination se met à être recherché, il porte dans ce défaut toute l'ardeur de cette jeunesse, toute la richesse de cette imagination : il en résulte une poésie monstrueusement maniérée. Cette obscurité, dont les scaldes enveloppaient à dessein leurs pensées, a encore d'autres raisons que ce goût des tours de force qu'on voit paraître dans toutes les littératures, quand les effets simples et naturels ont été atteints et semblent épuisés. Il y a chez les nations germaniques un certain fond de curiosité patiente qui leur fait aimer à pénétrer ce qui est mystérieux, à fatiguer leur esprit sur ce qui est obscur ; en outre on voit dans les sagas que cette obscurité des scaldes avait son utilité. Dans l'une d'elles, un personnage nommé Viga-Glum se vante du meurtre de son ennemi, mais comme il le fait en vers, il ne donne de soupçon à personne, jusqu'à ce qu'un cer- t Om nordens gamle digkonst, 1786, p. 115 et suiv. ------------------------------------------------------------------------ tain Thorvard à force d'y penser, découvre le sens que le scalde y avait caché. C'est surtout quand ils sont devenus chrétiens et continuent à employer une langue poétique empruntée à une croyance qui n'est plus la leur, que les scaldes mettent une froide extravagance à la place de l'enthousiasme, et cherchent à suppléer par des tours de force à ce qui leur manque en inspiration. Enfin, les jeux de mots venant se mêler à cette manie de locutions bizarres, il en est résulté une obscurité étudiée dont rien ne peut donner l'idée, et de là résultent les plus grandes difficultés qu'offre l'interprétation de la poésie des scaldes. En voyant de quelle nature sont ces difficultés, on est un peu consolé de ne pas toujours les résoudre. Dans la fabrication des périphrases dont j'ai cité des exemples, il arrive de substituer à un mot qui entre dans la périphrase, une autre périphrase qui exprime non pas le sens du mot qu'elle remplace, mais celui d'un de ses homonymes. Ainsi litr veut dire nain et couleur; on a besoin du mot litr, couleur, dans une périphrase poétique pour exprimer le nom de la femme, on remplace ce mot couleur par une périphrase voulant dire nain ; c'est une énigme se compliquant d'un calembour. ------------------------------------------------------------------------ CHANTS POPULAIRES DANOIS ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ CHANTS POPULAIRES DANOIS. C'est surtout par la nature du merveilleux, qui a laissé des traces dans presque tous ces chants, que malgré les différences de langue, d'époque, de religion, ils se rattachent à l'ancienne poésie Scandinave. Ce merveilleux se compose de croyances populaires qui appartiennent au moyen âge chrétien, et dont la source est dans la mythologie de l'Edda; il est curieux d'étudier là comment un culte se survit à lui-même par des superstitions presque ineffaçables : rien ne se fonde ni ne se détruit en un jour, et toute religion qui périt laisse après'elle ses fantômes. Les dieux principaux aux noms desquels s'attachent le zèle et la haine des nouveaux apôtres, succombent les premiers dans une lutte dirigée surtout contre eux, mais les êtres surnaturels d'un ordre inférieur échappent davantage à la proscription en raison de leur obscurité, et parce qu'ils sont souvent plus familiers aux classes populaires, en général fidèles à leur croyance. Protégés par cette double cause, ces êtres qui tenaient une place secondaire dans la mythologie d'un peuple, finissent par survivre à cette mythologie ; tantôt proscrits, tantôt tolérés, tantôt expliqués par la nouvelle religion, ils subsistent sous son ombre et finissent quelquefois par se greffer sur elle. C'est ce qui arriva quand le christianisme s'établit ------------------------------------------------------------------------ dans l'empire romain ; les anciens dieux, les dieux de l'État, des poëtes, des philosophes, tombèrent avec leurs temples, furent anéantis avec leurs prêtres. Mais les divinités populaires se conservèrent sous les formes confuses de lamies, de larves, de lémures, et il n'est pas sûr que les vampires ne viennent pas de là. De même en Scandinavie, il resta de l'ancienne foi détruite, la croyance aux géants, aux nains, aux enchantements, mais tout ce qui resta prit un caractère moins divin, moins idéal. Les génies des eaux et des montagnes devinrent des lutins; les nornes, les volas, sorte de parques qui savaient l'avenir, furent des diseuses de bonne aventure. La science mystérieuse d'Odin ne fut plus que la sorcellerie.... C'est sous cette forme dégradée, mais reconnaissable encore, que certains vestiges de la mythologie scandinave se montrent dans les ballades danoises au moyen âge ; la suivante est empreinte d'un merveilleux vague et sombre, qui laisse dans l'âme comme une froide terreur. GERMANN LE JOYEUX GUERRIER. « Le roi et notre jeune reine sont assis à une large table et parlent longuement de s'embarquer sur la mer. REFRAIN. « Ainsi il vole sur les flots. CI Le roi et la jeune reine s'embarquent sur la mer; parce que la jeune reine n'est pas restée à la maison, à tous deux un grand malheur est advenu. Comme ils approchaient de terre, leur vaisseau s'arrêta. Là vint à tire-d'aile un affreux corbeau, et aussitôt il sembla qu'on touchait le fond. « Y a-t-il donc quelqu'un de « caché sous les vagues et qui arrête le vaisseau? dit la ------------------------------------------------------------------------ « reine ; je donnerai or et argent si le vaisseau recom« mence à marcher.... Entends-tu cela, noir corbeau? ne « nous fais plus toucher le fond, et tu auras or et argent. Il Tu en auras quinze livres pesant. — Or et argent, j'en « ai moi-même, cela ne me servira de rien ; mais ce qui « est au-dessous de ta belle ceinture, de cela j'ai grande « envie. — Je n'ai rien au-dessous de ma ceinture que « ma petite clef, je m'en ferai forger d'autres tant qu'il « me plaira, si Dieu me ramène vivante dans mon pays. Il Elle tira donc la petite clef et la jeta sur le tillac; le noir corbeau s'envola soudain et parut réjoui de ses paroles. La reine descendit sur le sable blanc, mais quelle fut sa douleur? Germann le joyeux guerrier était vivant audessous de son cœur. « Et il ne s'était pas accompli plus de cinq lunes après ce temps, que la reine monta dans la salle d'en haut et mit au monde un bel enfant; il fut mis au monde le soir et baptisé dans la nuit : on le nomma Germann le joyeux guerrier. On le nomma ainsi pour le cacher. En neuf hivers et encore un hiver, il fut élevé et devint le petit garçon le plus intrépide que l'on pût voir. Il se fortifia en grandissant ; il apprit à bien manier son cheval. Toutes les fois que sa mère le voyait, elle était pleine de souci et de tristesse. « 0 dites-moi, ma mère, ma chère « mère ! pourquoi vous fait-il de la peine de me voir « passer? pourquoi vous désolez-vous à toute heure? — Il Écoute, Germann, joyeux guerrier, quand tu étais en« core tout petit, hélas ! je t'ai promis à un monstre.—Et « vous, écoutez-moi, ma mère chérie, laissez là votre dou« leur ; comme Dieu me donnera mon sort, de cela nul « ne peut me garder. » C'était un jeudi matin, en automne, quand les jours deviennent sombres, la chambre des femmes était ouverte, on y entendit un grand cri, l'horrible oiseau entra, il se plaça en face de la reine. ------------------------------------------------------------------------ « Très-gracieuse reine, pensez à ce que vous m'avez:; « promis. » Mais elle lui jura par Dieu, par tous les saints, ? qu'elle ne savait avoir aucun fils , ni aucune fille sur la terre. Alors l'affreux oiseau s'envola. Que son cri fut effrayant ! partout où je trouverai Germann le joyeux, guerrier, il m'est donné. CI Or, Germann eut envie d'épouser la belle Adelutz, qui avait quinze ans accomplis. Il désirait aller voir sa fiancée, mais comment franchir la mer qui environne l'île où elle habite? Alors Germann le joyeux guerrier mit son habit d'écarlate et il alla dans la salle d'en haut vers sa mère chérie. Germann le joyeux guerrier entra avec son habit d'écarlate : « Ma mère, prêtez-moi vos « ailes' pour passer la mer.—Mes ailes sont suspendues CI dans un coin à une grande hauteur, les plumes tombent « toutes sur la terre. Si tu vas dans un pays étranger, je « ne te reverrai plus. — Ne craignez rien, les ailes sont si « larges et je volerai si bas au-dessous des nuages, et si je « vis jusqu'à l'été, je m'en ferai faire de neuves. » Il s'attacha les ailes et vola bien loin au-dessus de la mer. Il trouva l'horrible corbeau posé sur un écueil ; il éleva, il abaissa son vol, il s'envola bien loin et quand il fut au milieu du détroit, il entendit une odieuse voix : Il Sois « le bienvenu, Germann, joyeux guerrier; où as-tu tardé CI si longtemps ? ta mère t'a donné à moi lorsque tu étais « encore petit. —Laisse-moi aller, laisse-moi voler, que « je parle avec ma fiancée ; nous nous retrouverons ici •< quand je reviendrai d'auprès d'elle. — Eh bien ! si tu « veux voler plus loin, je vais te marquer. Quand tu seras (1 parmi les chevaliers et les pages, tu n'oublieras pas 4 Dans l'original il y a un mot qui pourrait plutôt se traduire par vêtement empenné; ce vêtement empenne est mentionné dans l'Edda à l'occasion d'un voyage du dieu Freyr chez les géants. 2 ------------------------------------------------------------------------ « mes paroles. » Alors il lui arracha l'œil droit et but la moitié de son sang. CI Le chevalier vint vers sa fiancée, il vint dans la chambre de la jeune fille tout sanglant et tout pâle. Les autres jeunes filles qui étaient dans la chambre continuèrent à jouer et à s'ébattre; toutes les jeunes filles étaient là assises et ne faisaient pas grande attention à lui. Mais la fière Adelutz jeta ciseaux et broderies quand elle l'aperçut. Les jeunes filles demeurèrent tranquilles et continuèrent leurs jeux, mais la belle Adelutz battit des mains en le voyant. Soyez le bienvenu, Germann, joyeux héros, que vous est-il donc advenu ? pourquoi vos habits sont-ils sanglants et vos joues pâles?—Adieu, chère Adelutz, il faut que mes ailes m'emportent : celui qui m'a arraché mon œil aura aussi le reste de mon corps.... Elle tira un peigne d'argent et se mit à peigner elle-même les cheveux de Germann, et à chaque cheveu qu'elle peignait elle versait une larme. Elle maudissait la mère de Germann, qui avait rendu son sort si cruel. La belle Adelutz, le serrant dans ses bras, disait : « MauIl dite soit ta mère qui nous a causé un sort si cruel. — « Écoutez-moi, chère Adelutz, ne maudissez pas ma « mère ; ce qui arrive, elle ne l'a pas voulu, et tout le « monde est soumis à la volonté de Dieu.... Il Il s'attacha les ailes et vola bien haut parmi les nuages ; elle avait aussi des ailes et volait toujours après lui. « Retournez, CI chère Adelutz, retournez dans votre maison. La porte « de votre salle est restée ouverte, vos clefs sont sur la « pierre. — La porte de ma salle peut rester ouverte, « mes clefs peuvent rester sur la pierre, mais je vous « suivrai jusqu'à l'endroit où vous périrez. Il « Tous les oiseaux qu'elle vit ou rencontra, elle les coupa en morceaux , mais l'odieux, l'affreux corbeau, elle ne put l'approcher. ------------------------------------------------------------------------ cc La belle Adelutz descendit en volant sur le rivage, elle n'y trouva pas Germann le joyeux guerrier, mais seulement sa main droite. Alors elle vola furieuse au milieu des nuages pour y trouver l'affreux corbeau; elle vola vers l'est, elle vola vers l'ouest, elle voulait qu'il pérît de sa main ; tous les oiseaux qu'elle trouva, elle les coupa en trois morceaux ; elle trouva enfin l'affreux corbeau1 et le coupa en deux morceaux ; elle voltigea longtemps sur la bruyère sauvage, jusqu'à ce qu'elle mourut de douleur. C'est pour Germann le joyeux guerrier qu'elle souffrit tous ces maux et la mort. n Une ballade fort extraordinaire est celle qui porte le nom de Vonved (Held Vonved) : on est étonné de rencontrer dans la poésie de ces temps naïfs un sentiment qui semble appartenir à une époque plus avancée de la; civilisation. C'est une tristesse sombre et vague, qui poursuit le héros comme une furie, le chasse au hasard à travers le monde et le pousse à détruire ce qui se rencontre sur son chemin. Joignez à cela une inquiétude curieuse de l'esprit qui va faisant des questions, proposant des énigmes, et devient une fureur qui tue ceux qui ne peuvent les résoudre. C'est une des expressions les plus franches et les plus directes de cette souffrance, que le midi ne connaît pas et qui, née dans le nord du malaise de l'âme en lutte avec la nature, et par suite avec elle-même, se représente si souvent dans les ouvrages des poëtes septentrionaux et a été, suivant le 1 Le corbeau, dans la mythologie Scandinave, est une forme de Loki : alors il est identifié au mauvais principe. ------------------------------------------------------------------------ temps, la tristesse d'Ossian ou des Niebelungs, la mélancolie d'Hamlet ou de Werther, le désespoir de Faust ou d'Harold. La légende de Vonved semble surtout le type de la légende d'Hamlet qui, puisée aussi par Shakspeare dans les traditions danoises et pleine du même sentiment, pourrait bien avoir le même fond et n'être qu'une autre localisation de la même idée, avec cette différence que la sombre manie du héros de la ballade se produit par l'énergie désordonnée de l'action, et que la mélancolie du héros de la tragédie se perd en réflexions et en discours. Or, c'est le mélange d'une résolution faible avec une âme violente, d'une grande mollesse de conduite avec une grande tristesse d'imagination, qui appartient à Shakspeare et fait l'originalité et la profondeur de sa conception. Vonved a aussi son père à venger, sa mère l'y exhorte, lui conseille de laisser là sa harpe d'or et d'aller chercher sa vengeance. Voici avec quelle amertume il répond : Il Et si je vais dans ce pays lointain, je ne reviendrai jamais à la maison. Il me soucie peu de ma harpe.... Et ses joues devinrent pâles. Il Sa mère, qui est sorcière, lui donne un charme pour le rendre invincible, et il part en répétant les sombres paroles d'un long adieu. Vonved est possédé d'un profond désir de combattre. Son voyage est un voyage merveilleux, il va toujours et ne rencontre aucun homme, ne voit aucune ville. Enfin il rencontre un guerrier et ses douze fils, il les combat et les tue; il continue son chemin et trouve l'homme aux bêtes, qui porte un sanglier sur son dos, un ours sur son bras ; il apprend de la bouche même de ce singulier personnage que c'est lui qui a tué son père. (1 Si tu as tué mon père, dit-il, je ne veux ------------------------------------------------------------------------ aucune autre rançon, et c'est avec ton sang que tu payeras. » Là-dessus ils combattent et après un lutte de quatre jours, Vonved est vainqueur. Mais le désir de guerre et de sang qui le pousse n'est pas satisfait ; il va toujours devant lui, proposant à ceux qu'il rencontre des énigmes tantôt élevées, tantôt ridicules, et tuant sans pitié ceux qui ne les résolvent pas, donnant ses bracelets d'or à ceux qui lui indiquent des guerriers à combattre. Ainsi chevauchant et exterminant, il arrive à une ville ; il prie la guette de le laisser entrer et sur son refus saute par-dessus le mur, va s'établir à la table du roi, boit, mange et le raille. Ce roi se trouve être son oncle, celui-ci cherche à le retenir pour lui faire honneur. Mais tout cela ne plaît pas à Vonved, qui veut retourner chez sa mère; on va voir pourquoi : « Vonved reprend sa route, — il y avait tant de rage dans son cœur ; et quand il arriva au château, il y avait là douze sorcières. » Ces sorcières le frappent et lui les tue les unes après les autres. Voici comment finit l'histoire de ce désespéré : « Sa mère eut le même bonheur, il la coupa en cinq mille morceaux. Alors il va dans la salle d'en haut, là il mange et boit un vin limpide ; ensuite il prend sa harpe d'or et en joue avec fureur jusqu'à ce que toutes les cordes soient brisées. Il Les ballades danoises ne sont pas toutes marquées d'un caractère aussi sombre ; il en est même de gaies et d'enjouées comme les suivantes, qui pourront donner une idée de cet autre aspect de la poésie populaire des Scandinaves. ------------------------------------------------------------------------ LA PROFONDEUR DE LA MER DU NORD. Le frère parle à sa sœur, et souvent il lui répète : « Ne veux-tu point prendre un mari ? » mais elle ne pense qu'à celui qu'elle aime. Il — Non pas, ô non pas, mon cher frère, je suis trop petite encore pour me marier. « — Cependant, j'entends dire de tout côté que tu as voulu déjà te marier. « — On dit tant de choses ici et là ; mais c'est une folie, tu peux compter là-dessus. 1\ — Quel était ce beau chevalier qui ce matin est sorti à cheval de la tour de ton château ? 1\ — Ce n'était pas un beau chevalier, c'était mon palefrenier sur son cheval. « —Quels étaient les deux souliers qui étaient l'autre jour devant ton lit? « — Ce n'étaient pas deux souliers, c'était une pantoufle à moi. « — Quels étaient ces deux petits enfants qui l'autre jour étaient couchés dans ton lit? « — Ce n'étaient pas deux petits enfants, c'était ma poupée qui était couchée près de moi. « — Quel était ce cri d'enfant que j'ai entendu chez toi ce matin? « — Les enfants ne crient point de la sorte ; c'est ma servante qui pleurait parce qu'elle avait perdu sa petite clef. « — Quel était ce beau berceau que j'ai vu chez toi en cachette? « — -Ce n'était pas un beau berceau, c'était mon ouvrage en soie. ------------------------------------------------------------------------ « Frère, si tu sais encore des questions à m'adresser, je sais un plus grand nombre de réponses à te faire. Il Lorsque les femmes ne pourront trouver une réponse sur-le-champ, l'eau manquera dans la mer du Nord. Il Cette jolie ballade rappelle une romance espagnole dont le caractère est tout autre, et dont le dénoûment est tragique, celle de la Blanche Fille (la Blanca Nina). Dans cette romance, les choses se passent différemment. L'amant dans sa sécurité a déposé son armure auprès de la comtesse. Le comte survient à l'improviste : « Fille d'un père traître, que fais-tu? — Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en pleurant, parce que vous m'avez laissée seule pour vous en aller sur les montagnes. — Jeune femme, ces mots sentent la trahison.... Dites-moi, à qui appartient ce cheval que j'entends làbas hennir? — Seigneur, il est à mon père, qui vous l'a envoyé ! — Mais, à qui sont ces armes que j'ai vues dans la salle? — Seigneur, elles sont à mon frère. — Mais, à qui est cette lance que j'aperçois? — Prenez-la, comte, oui, prenez-la, et percez-moi le cœur avec cette lance.... Cette mort, bon comte, il y a longtemps que je la mérite. Il Encore une ballade plaisante. Ici le comique nait de l'opposition d'un naturel intrépide et entreprenant avec un caractère mou et timide ; le mouvement du récit est plein de verve et de gaieté. Les propos hardis et brefs du seigneur Yon respirent un certain mélange d'entrain calme ------------------------------------------------------------------------ et de flegme résolu tout à fait Scandinave, et qui, dans la bouffonnerie, a quelque chose d'héroïque. La suivante offre à peu près le même caractère. « Le seigneur Lave se met en route vers l'île lointaine. PREMIER REFRAIN (adressé probablement à l'auditoire). « Vous êtes bien nés. u Là il va se marier à une jeune fille si avenante. u —Je me mets en route aussi, dit le seigneur Yon. DEUXIÈME REFRAIN. « Attachez votre casque d'or, et suivez le seigneur Yon. « Il épousa sa fiancée, et revint avec elle dans sa maison ; chevaliers et varlets chevauchèrent à leur rencontre. tt —Je suis aussi là, dit Yon. « On plaça la fiancée sur le banc nuptial, et on lui offrit largement à boire. (1 — Buvez cela lestement, dit Yon. On conduisit la fiancée au lit nuptial ; on oublia de dénouer sa ceinture. « — Je la dénouerai, dit Yon. u Le seigneur Yon ferma la porte si lestement. — Bonne nuit de ma part au seigneur Lave. Il — Moi, je couche ici, dit Yon. u Un messager vient au seigneur Lave : le seigneur Yon dort avec ta jeune fiancée. « — Cela est vrai, dit Yon. « Le seigneur Lave frappa la porte : Lève-toi, seigneur Yon, et laisse-moi entrer. « — Reste dehors, dit Yon. Il Lave frappa la porte de la lance et de l'épieu : Lèvetoi , seigneur Yon, et viens dehors. « - Attends un peu, si j'en fais rien, ditYon. ------------------------------------------------------------------------ « — Si tu ne laisses pas ma fiancée en paix, j'irai me plaindre au roi. « — Comme il te plaira, dit Yon. « Le matin, de bonne heure, sitôt qu'il fait jour, le seigneur Lave va se plaindre au roi. « — J'y vais aussi, dit Yon. « J'avais épousé une jeune fille pour moi, le seigneur Yon a dormi le premier avec elle. « — Cela est vrai, dit Yon. « — Mais, aimez-vous tous deux la jeune fille assez pour briser une lance à son sujet? Ii — J'en serais charmé, dit Yon. « Le matin, dès que le soleil se lève, les chevaliers viennent voir le combat. « — Me voici, dit Yon. « A la première course qu'ils firent le cheval du seigneur Yon tomba sur les genoux. « — Dieu me soit en aide, dit Yon. « A la seconde course qu'ils firent, le seigneur Lave tomba par terre. « — Le voilà à bas, dit Yon. et Yon retourne à son château, la jeune femme l'attend en dehors de la porte. « — Tu m'appartiens, dit Yon. « Maintenant Yon a triomphé de son ennemi. PREMIER REFRAIN. « Vous êtes bien nés. « Et il dort dans les bras de la jeune femme. « — Je l'ai bien gagnée, dit Yon. DEUXIÈME REFRAIN. « Attachez votre casque d'or, et suivez le seigneur Yon. » ------------------------------------------------------------------------ . ,r.; BELLIQUEUX1. * « Il est un cloître qui s'élève au-dessus des bois, et qui porte des girouettes dorées. Devant ce cloître sont douze guerriers qui veulent le ravager. « Devant ce cloître sont douze guerriers qui veulent le ravager ; ils ont tué les vaches et les bœufs qui devaient servir à la nourriture des religieux. « Alors le moine regarda par la fenêtre, et aussitôt les poutres et les murs se fendirent. « — Si les guerriers ne sont pas plus de douze, je m'en charge, « Le moine dit à son serviteur : Va me chercher ma massue, je veux aller dans le bois, je veux mettre ces guerriers à la raison. l « Quinze hommes, ni plus ni moins, apportèrent la massue; le moine la souleva avec deux doigts, si légèrement il pouvait la porter. « Le moine prit la massue sur son épaule, et s'achemina vers le bois ; là il trouva les douze guerriers qui voulaient le prendre. « Ils traçaient des cercles sur la terre, et chacun d'eux chantait un chant différent. Je vous le dis avec vérité, c'était un chant bien lugubre. 1 Le Moine belliqueux est le type du Joyeux frère, transporté si heureusement par Walter Scott des ballades anglaises, dont Robin- Hood est le héros, dans le roman d'Ivanhoe. On retrouve ce type remarquable, mis en rapport avec le cycle de l'épopée germanique, dans l'histoire de Walther d'Aquitaine, telle qu'elle est racontée dans une chronique italienne (Chronicon novaliciense), et je ne serais pas étonné que la tradition en eût apporté quelque chose à l'auteur de Gargantua. Le Moine belliqueux des chroniques et des ballades a peut-être pour dernier et très-digne descendant le frère Jean des Entomures. ------------------------------------------------------------------------ Il D'abord, il en tua quatre, puis il en tua cinq, puis il les tua tous; alors le moine tonsuré eut envie de combattre davantage. « Alors, le moine tonsuré eut envie de s'aller promener ; il sortit donc du bois, et s'avança avec prudence à travers la bruyère. « Ainsi, il sortit du bois, allant avec prudence à travers les montagnes ; là il rencontra un vieux enchanteur qu'on appelait Sivord Giaelde. IC — Est-ce le même moine qui a causé dommage aux guerriers? Alors, fuis honteusement ou tiens ferme comme un homme. Il — Oui, je suis le moine qui ai causé dommage aux guerriers. — Je ne veux point fuir honteusement, mais je veux tenir ferme comme un homme. (1 Au premier coup que porta l'enchanteur, il frappa le moine sur la tête, si bien que la peau de son front creva, et que ses habits furent trempés de sang. « Au premier coup que porta le moine, il renversa l'enchanteur à terre. « — Mal t'en advienne, moine tonsuré, tes coups de massue sont pesants. « Cesse, moine tonsuré, ne me frappe pas davantage, je te donnerai de l'argent, de l'or, et encore plus de petite monnaie. « Le moine courait; l'enchanteur rampait, et ainsi ils étaient de la même taille ; il lui montra une petite maison avec quinze girouettes dorées ; là le moine reçut de l'or et de l'argent tant qu'il en voulut. « Il fit conduire au cloître sept charges d'argent et sept charges d'or, et dit : Trouvez-en un autre qui sache mieux jouer de la massue. Il Cela fut ainsi jusqu'au soir, quand le soleil était prêt ------------------------------------------------------------------------ à se coucher. Or, le moine avait encore quinze milles à faire jusqu'à son couvent. « Et cela fut ainsi jusqu'au soir, quand le soleil s'abaissait vers la terre. Alors le moine s'empara du premier plat qu'on servit sur la table de l'abbé. « Il mit quinze moines en pièces parce que la soupe n'était pas prête ; il en pendit quinze dans la cheminée, parce que le poisson n'était pas encore cuit. « Le petit garçon qui apportait le gruau pour la bouillie dit : Toutes les fois que le moine doit revenir au couvent, il faut l'attendre autant qu'il veut. Il Cela dura jusqu'au soir, quand on dut s'aller coucher ; alors, il creva un œil à l'abbé qui tardait trop longtemps. « L'abbé courut au lit ; il n'osa pas tarder davantage, mais, je le dis avec vérité, il avait de ce moine grand'douleur et grand embarras. « De bon matin, dès que le jour commença, les cloches se mirent à carillonner, mais le moine tonsuré ne voulait ni lire ni chanter. « Il alla au chœur où étaient les moines et les nonnes ; personne en présence du moine tonsuré n'osait lire ni chanter. « Alors, de leur dévot abbé, ils firent un moine, et le moine tonsuré devint l'abbé du couvent ; il conserva son pouvoir pendant plus de trente ans, et le moine tonsuré mourut abbé avec honneur. » D'autres ballades montrent la révolution qui s'opère dans la société. L'ordre et les lois luttent avec l'indépendance et le brigandage. Ceux qui auraient figuré dans les sagas comme des héros, ici sont décapités, roués ou pendus ------------------------------------------------------------------------ comme des bandits. Cependant l'intérêt populaire s'atta- chera encore longtemps à tout ce qui résiste au nouvel ordre de choses. Les martyrs de cette résistance demeurent dans les chants du peuple, et ainsi, après l'âge véritable de la poésie héroïque , il s'en forme une sorte de répétition ou de parodie dans laquelle les hommes qui appartiennent à cet âge qui n'est plus, déployant toujours les mêmes qualités, exercent sur les imaginations le même empire. Seulement le théâtre a changé : ils étaient la société, ils sont hors d'elle; du rôle de héros, ils ont passé à celui de rebelles ou sont dégradés jusqu'au métier de brigands ; et la poésie qui les chante, se dégradant avec leur condition, la romance s'est avilie jusqu'à la complainte. Il est une époque intermédiaire entre ces deux époques extrêmes, à laquelle se rapporte un grand nombre de ballades écossaises et plusieurs ballades danoises. Sir Plog me paraît présenter un tableau frappant de cette lutte entre les nouveaux pouvoirs et les vieilles mœurs de la société Scandinave. La scène est placée au temps du roi Éric-Emund, qui passe pour avoir cherché à diminuer la misère du peuple et à contenir les grands. Dans la ballade, il a fait rouer un d'eux qui probablement ne l'avait pas volé. Un messager vient vers son frère le Noir Plog : « Le roi, dit-il, fait rouer ton frère. » Le sire Plog sauta par-dessus la large table; il ne fit pas grand discours. Il mit à ses jambes des bottes de peau de daim ; il y attacha des éperons dorés. — On voit par sa toilette que le Noir Plog est un chevalier. — Ensuite il monte à cheval et va au thing se présenter devant le roi. CI Si j'avais été ici ce matin, dit-il, les choses se seraient beaucoup mieux passées. Mon frère est sur la roue et ne ------------------------------------------------------------------------ l'a pas mérité. Sire roi, il en adviendra malheur. Si j'étais venu cinq heures plus tôt, il m'aurait suivi à la maison. Maintenant mon frère a perdu la vie, mais votre foi est entachée. » Le roi répondit : Il Ton frère méritait largement la mort. Si chacun conseille avec la violence et l'épée, alors la loi ne vaut pas un fétu. —Mon frère était si brave ! nous aurions pu le racheter avec de l'argent et de l'or. — Je ne me soucie de l'or ni de l'argent , la loi doit avoir son cours, et si tu parles plus longtemps sur ce sujet, tu pourrais bien avoir le même sort. » Le roi dit à neuf chevaliers : Il Liez le sire Plog sous mes yeux. — Roi, si tu es un homme, prends-moi et lie-moi toi-même. » Le roi ôta ses gants blancs et le sire Plog brandit son épieu doré ; il en tua quatre, il en tua cinq, il tua le roi et tous ses hommes. Quand il eut tué tous las hommes du roi, il rapporta le corps de son cher frère à la maison. On porta le corps du roi à Ribes : là il repose sous un marbre blanc. Le sire Plog quitta le pays, et on n'entendit plus rien dire de lui. » Cinquante ans plus tard, sous Valdemar Ier, les choses ont déjà marché. Un jeune seigneur fait violence à la femme d'un paysan, qui va se plaindre au roi. Le père du chevalier, puissant guerrier, se jette aux pieds de Waldemar. Il offre son cheval et mille marcs d'argent. Le roi répond : « J'en donnerais trois mille pour le délivrer, si je n'avais à en répondre devant Dieu. » Le pauvre jeune homme est conduit au supplice, en disant : 1( Je me consolerais de mourir, si elle n'avait pas été si noire. — Noire ou blanche, il fallait la laisser en paix, )) et on lui coupa la tête sur son bouclier. Voilà bien du respect pour l'honneur d'un paysan. C'est que les rois s'étaient avisés d'encourager l'agriculture et de réprimer le brigandage, et ils s'en trouvèrent bien. ------------------------------------------------------------------------ Ces ballades ne sont point des chroniques; on ne peut s'en rapporter à elles pour l'exactitude des faits, car il est impossible qu'un fait en se transmettant par la tradition ne s'altère pas; il n'y a d'immobile que ce qui est mort, c'est-à-dire écrit; mais on y trouve : une expression fidèle des mœurs successives de chaque époque, les doléances et les joies du peuple, ses souvenirs d'affection ou de haine, son amour pour la pre- mière femme de Waldemar le Victorieux, la bonne reine Degmar, qui pour présent de noce demande qu'on donne la liberté aux prisonniers, et qu'on affranchisse les laboureurs du denier de la charrue ; ses malédictions contre Bérengère, la seconde femme de Valdemar, la méchante reine qui, le matin de la nuit de ses noces, longtemps avant le jour, demandait à son époux qu'aucun fils de paysan n'eût un cheval, qu'aucune femme ne portât de l'écarlate ; qui lui disait : « Cher seigneur, de quoi a besoin le paysan, si ce n'est d'une porte, d'une fenêtre et d'une faucille aiguë? de quoi a besoin le bourgeois dans sa maison, s'il a deux bœufs et une vache? » Aussi quand vint la guerre, la première flèche atteignit Bérengère au milieu du cœur, et pas un œil ne pleura. ------------------------------------------------------------------------ QUELQUES PENSEES DE KELLGREN. C'est à Kellgren , né au milieu du siècle dernier, qu'on commence à entrevoir dans la poésie suédoise un mouvement vers quelque chose de nouveau, un effort pour sortir de l'ornière où elle était engagée. — Kellgren n'était point un génie assez hardi pour faire une révolution dans sa littérature; il paraît même avoir été doué à un très-faible degré de la faculté d'inventer, puisque l'idée de la plupart de ses ouvrages ne lui appartient pas; mais il avait un esprit vif qui, bien qu'environné encore de beaucoup de préjugés, ne pouvait s'empêcher de regarder un peu par-dessus. On voit par la verve de ses poésies d'amour qu'il sentait pour son compte ; il ne pouvait donc s'arranger de ces sentiments tout faits que se passaient de main en main ses prédécesseurs. Malgré cela, le besoin d'innovation se trahit plus chez Kellgren par l'indécision et la diversité de l'imitation que par une originalité créatrice. Cet homme, qui prenait ses épigraphes dans Dorat, et qui, par un choix assez malheureux, avait traduit YOlympie de Voltaire, traduisait aussi Lessing, et ne dédaignait pas Baggesen et Wessel, auteurs danois, alors peu connus en Suède, quoique voisins, parce qu'ils n'étaient pas traduits en français. ------------------------------------------------------------------------ Kellgren flotte sans cesse entre les superstitions de son école et les besoins de son esprit, la nature qui le pousse et la convention qui l'enchaîne. Ce qui contribua surtout à arrêter l'essor que Kellgren aurait pu prendre, ce fut la faveur et l'influence du roi Gustave 111. Ce prince n'avait pas échappé plus qu'un autre à l'ascendant de notre esprit et de notre littérature du XVIIIe siècle. — La couronne lui tomba au milieu des salons de Paris, et il retourna dans son pays bel esprit français, et ne voyant rien de plus beau que de calquer sa langue et sa poésie sur les nôtres. On peut dire que Gustave était animé d'un zèle véritable pour ce qu'il croyait utile à la culture de son peuple. — Il fonda l'Académie suédoise, et en nomma Kellgren directeur. Lui-même était auteur; on a recueilli et publié ses œuvres après sa mort. Comme la vivacité de l'expression est le principal mérite des poésies de Kellgren, je n'essayerai pas de les faire connaître par une traduction. Il n'en est pas de même de sa prose, l'idée est parfois aussi piquante que la forme. LA PHILOSOPHIE SUR LE GRAND CHEMIN. Tel est le titre que Kellgren a donné à quelques réflexions qui lui étaient survenues pendant un voyage en Scanie : « Au lieu de faire comme tant d'autres, dit-il, de décrire ce que j'ai vu et ce que mon cocher a vu mieux que moi, ce que tous les voyageurs qui me suivront et leurs cochers verront entre Stockholm etYstadt, il m'est venu dans l'esprit d'apprendre à mes contemporains et à la postérité ce que j'ai pensé et ce que probablement personne autre que moi n'a pensé sur cette route de deux cents lieues. » ------------------------------------------------------------------------ Je citerai quelques-unes de ces fantaisies d'un voyageur et des réflexions que Kellgren publia pour faire suite à la Philosophie sur le grand chemin. LES PAYSANS. — LES CHEVAUX DE POSTE.— LE ROI ET LE PEUPLE. Heureux, trois fois heureux le pays où le roi a autant de tendresse pour son peuple qu'un paysan suédois en a pour son cheval. Sujets, ne demandez pas des Épictète pour vous gouverner. Ne désirez pas d'être considérés comme des égaux par ceux que votre adoration déifie. Souhaitez seulement que par la grâce d'en haut ils en viennent à comprendre cette vérité : Un cheval mort ne peut tirer, un cheval trop fatigué ne peut avancer. » LES COCHERS. «< 0 cochers, quand vous apercevrez-vous que le fouet est fait pour le cheval, et non le cheval pour le fouet? CHEMINS DANGEREUX. — TÉNÈBRES. — SÉCURITÉ. « Croire est pour la plupart des hommes synonyme de ne pas y penser. Ils font pour leur religion ce qu'on fait pour sa maîtresse : on craint d'examiner les choses ; on est trompé et heureux. » LE PAPILLON. — SENSIBILITÉ. — FAIBLESSE. —TALENT. « Sentir vite et sentir profondément, voilà ce qui fait le talent du poëte, de l'orateur, de l'artiste. Ne vous étonnez donc point s'ils sont plus faciles à blesser que les autres hommes : l'épingle qui transperce le papillon ne pénètre pas la peau de l'ours. Il LES MENDIANTS. « Les sots font l'éloge de la bonté du:cœur comme les mendiants exaltent la libéralité. » ------------------------------------------------------------------------ RÉFLEXIONS. « Il y a deux choses que la multitude n'apprendra jamais : à comprendre ce qui est simple et à ne pas comprendre ce qui est incompréhensible. >» « Celui qui se sait méprisé fait tout au monde pour devenir haï. » u La constance d'un attachement n'est souvent que la vanité de ne pas s'avouer dupe. « Ce que Dieu a créé de plus irritable, c'est la fibre d'un auteur ; comme l'araignée il vit dans chaque fil de sa toile. » « La tête a son courage comme le cœur, et le manque de talent n'est souvent qu'un manque de résolution. Croire en soi, c'est doubler ses facultés. >» « C'est une modestie bien délicate ou une bien grossière envie que de rougir en entendant louer son ami. Il « Régler ses actions d'après le conseil d'autrui, c'est faire faire ses habits sur la mesure d'un autre. » (c Il est rare de trouver des amis qui nous restent attachés dans le malheur, peut-être plus rare encore d'en trouver qui nous aiment dans le bonheur. » « Les âmes fortes ne reçoivent pas facilement une im pression, mais la conservent d'autant plus longtemps; l'acier est lent à s'échauffer, mais une fois échauffé il ------------------------------------------------------------------------ garde sa chaleur, pendant que le plomb dix fois se fond et dix fois se refroidit. Il « Le passé est une belle maîtresse qui nous a abandonnés, le présent est une épouse dont nous ne remarquons pas les agréments, l'avenir une courtisane qui séduit dans l'ombre, et qu'on met à la porte quand une fois elle a mis le pied chez nous. Il « Il en est du génie en Suède comme du soleil ; nous avons quelques jours d'été aussi beaux que dans les contrées méridionales, mais tout le reste est automne ou hiver. )) ------------------------------------------------------------------------ L'ORIGINE DE LA POÉSIE SUIVANT BAGGESEN. Je clorai ce volume par une folie poétique du Danois Baggesen ; écrivain capricieux, spirituel, souvent bizarre, connu surtout en France par la Parthénéide, que M. Fauriel a employé son rare talent à traduire. Dans une carrière agitée, Baggesen a produit un assez grand nombre d'ouvrages dans lesquels le sérieux et le comique se succèdent et se mêlent souvent. — La pièce de vers sur l'Origine de la poésie, est une boutade assez piquante si l'on veut passer condamnation sur ce qu'il y a de grotesque et d'un peu grossier dans la donnée. Ceux qu'effrayerait cette annonce peuvent ne pas aller plus loin. Suivant Baggesen, les dieux avaient fait un homme qui savait tout, nommé Kuaser. Ce Kuaser tombe entre les mains de deux nains malicieux qui lui coupent la tête, et recueillent son sang. En y mêlant du miel, ils en composent un hydromel merveilleux qui a la vertu de rendre poëtes ceux qui en boivent. Peu de temps après, ces nains sont pris par un géant nommé Sutung, et pour sauver leur vie lui abandonnent la possession du breuvage inspirateur. Celui-ci cache ce trésor dans les profondeurs du DovreField, et le place sous la garde de la belle Gunloda, sa fille. Odin résout de le dérober ; il pénètre dans le ------------------------------------------------------------------------ souterrain, attendrit Gunloda, et boit la liqueur magique. Mais le géant, qui était un enchanteur, découvre le larcin, et furieux, s'élance sous la forme d'un aigle à la poursuite d'Odin qui s'enfuyait sous le même déguisement. Un combat terrible s'engage ; les dieux qui les contemplent d'Asgard, dans la crainte qu'il n'échappe à Odin quelque chose du précieux hydromel, placent en hâte, au-dessous des combattants, des tonneaux, des cruches, tout ce qu'ils peuvent trouver ; la lutte s'engage, et Baggesen la peint ainsi d'une manière moitié poétique, moitié burlesque : « Le frêne Ygdrasil et les murs d'Asgard répétèrent le foudroyant arrête! du redoutable enchanteur; tous les dieux en tressaillirent, et toute la création fut attentive quand la serre de Sutung s'enfonça dans le corps d'Odin. Thor lance contre le géant un tonnerre enveloppé de tourbillons. Soudain le ciel est noir ; un sourd craquement parcourt toute la terre; le soleil, la lune tremblants se cachent, s'évanouissent; Sutung n'est point effrayé de ce fracas ; d'un fort coup de son aile il éteint la foudre qui roule lentement autour des combattants et retourne vers Asgard d'où elle était venue. — D'aigle Odin se change en lion. — Sutung en fait autant.... Enfin, ils prennent toutes les formes qui pourront plaire à nos lecteurs. —Tantôt ce sont des serpents, tantôt des ours furieux ; ce sont deux chats, deux éléphants, deux docteurs qui se disputent ; enfin, deux aigles. >» Ce que les dieux avaient craint arriva. Odin, dans la chaleur et le trouble du combat, laissa échapper par deux extrémités le breuvage en question, et de là l'origine de deux sortes de poésie. Ce qui était sorti de son bec était malheureusement la portion la plus petite ; elle fut recueillie avec soin, et c'est ce qui fait les bons poètes ; l'autre portion, beaucoup plus considérable, abreuve ceux dont l'inspiration se ressent d'une origine moins pure. ------------------------------------------------------------------------ Baggesen complète l'explication de l'allégorie en indiquant que le mélange du miel avec le sang du sage Kuaser exprime que toute poésie se compose de vérité et de fiction, et il ajoute gaiement : « Et si Odin obtint les bonnes grâces de Gunloda, avant de toucher de ses lèvres le breuvage désiré, nos pères ont; voulu sagement, dans ce charmant exemple, nous montrer par quel chemin on arrive au temple de la poésie. »