IBSEN On va encore me dire que j'ai « l'âme russe », « l'âme norvégienne », et que je ne m'intéresse qu'aux messieurs étrangers qui ne sont pas traduits en français. Ma foi j'ai l’« âme » que je peux et je trouve déjà fort joli d'en avoir une. Quant à être exotique par genre, comme certaines gens se mêlent aujourd'hui d'être mystiques ou wagnériens, sans savoir ce que c'est, le ciel m'en préserve ! Seulement quand on trouve quelque part quelque chose de bien, pourquoi ne pas le dire ? Il faut, voyez-vous, nous intéresser au plus de choses possibles et que notre maison ait des fenêtres percées aux quatre points cardinaux. La pensée qu'à cette heure-ci il a peut-être dans Arkhangel ou dans les Etats du Missouri des personnes très intéressantes, très supérieures à la moyenne du boulevard des Italiens, et de la conversation desquelles je serai éternellement privé, n'est pas sans mélancolie. Est-on un Français médiocre ou ingrat, pour tenter d'élargir le cerveau français en l'enrichissant de ce que les autres peuples ont de mieux ? Je ne le pense pas. Au contraire il devrait y avoir une Société d’acclimatation pour les choses de l'esprit, comme il y en a une pour les plantes potagères et les oiseaux de bassecour. Ce serait une Société très utile, je vous assure. Elle ferait d'abord des traductions un peu meilleures que celles qu'on voit ; elle rendrait françaises des idées, qu'il est dommageable d'ignorer, et puis autre petit avantage elle rendrait impossible la pose du monsieur polyglotte ou se donnant pour tel, qui nous ennuie avec des noms bizarres ne recouvrant rien du tout. Car remarquez, je vous prie, combien je suis éloigné de vouloir éblouir le public par des choses lointaines et baroques si j'avais ce goût, je serais intérieurement un peu ennuyé que mes clients devinssent ici très connus, presque populaires cela me retirera tout prestige, à brève échéance. Le beau mérite, par exemple, de venir parler d'Ibsen après la représentation des Revenants de ce soir au Théâtre Libre, après la représentation de Maison de Poupée, qui sera donnée en octobre à l'Odéon, après que notre ami le comte Prozor aura tout traduit, et qu'on pourra être aussi ferré que nous sur tout cela, rien qu'en achetant chez Savine des livres jaunes à trois francs cinquante ! - Eh bien ! croyez-moi, s'il vous plaît, je serais ravi qu'Ibsen ne soit plus la propriété exclusive d'une demi-douzaine de gens. J'aspire au jour où il n'y aura pas plus de malice à émettre un jugement sur lui que sur l'excellent M. Sardou ; voilà ! Mon « âme norvégienne » ne souhaite pas autre chose. ¤ ¤ ¤ C'est un très rare échantillon de l'humanité, cet Henrik Ibsen ; si rare qu'en vérité je le crois unique. Aucun de nos écrivains, en France, ne peut donner la moindre idée, par approximation, de ce qu'il est. J'ai son portrait sous les yeux ; il ne ressemble à personne. Il a le type scandinave aux pommettes saillantes et à la large mâchoire ; un nez court, une bouche large, mais serrée et presque sans lèvres ; des yeux gris et perçants sous des lunettes, avec ce petit entre-croisement de rides autour des paupières, témoignant d'un regard toujours mobile, qui a scruté le fond d'infiniment de choses ; des favoris blancs coupés à la façon des marins, des cheveux gris en broussaille ou plutôt en forêt vierge ; un front large où apparait plus de volonté encore que d'intelligence ; un port de tête qui semble d'un conquérant et qui est, en effet, d'un homme indomptable, d'un antique viking né sur une côte de récifs, et dont les ancêtres naviguèrent au loin. Est-ce là cet homme de lettres ? diriez-vous ; il a l'air d'un vieux patron de barque... J'ajoute, aussi, que la dose de malheur nécessaire pour développer (ou bien pour tuer, selon la rencontre) la volonté chez un homme, n'a pas manqué à Ibsen. Né en 1828, ce qui lui donne aujourd'hui soixante-deux ans, il s'est exilé de son pays depuis 1864. Il n'en a emporté qu'un souvenir morose. Ses parents, moitié commerçants et moitié marins, s'étaient ruinés ; le jeune homme avait dû se faire élève en pharmacie pour ne pas mourir de faim. Mais les professions douces n'étaient pas son affaire, il avait l'humeur d'un sauvage, les énergies d'un révolté. Il écrivit une sorte de tragédie de collège à la louange de Catilina et à la confusion de tous les gouvernements constitués. Il y avait du Jules Vallès chez ce Scandinave luthérien. Cela n'allait pas très bien à la petite bourgeoisie de là-bas, un peu congelée, et voilà que dès vingt ans, Ibsen s'est mis, comme il le dit lui-même, « sur le pied de guerre avec la société ». A vingt ans, cela est naturel, et je crois même qu'il faut avoir passé par là pour avoir chance d'arriver un jour à une situation élevée ; mais Ibsen n'est pas devenu plus transigeant avec l'âge. « Je n'ai aucune espèce de talent, écrivait-il naguère à un ami, pour être bourgeois conservateur et orthodoxe, et comme je n'ai pas de talent pour cela, ma foi, je ne m'en mêle pas. » C'est pourquoi, après avoir exercé, divers métiers, et notamment celui, très orageux, de directeur de théâtre, exaspéré de toutes les taquineries qu'on lui faisait, il partit, il s'exila. Ecoutez le cri d'adieu de son âme blessée en quittant sa Norvège : L'oiseau eider, en Norvège, bâtit son nid sur un escarpement au-dessus de la mer bleue ; il dépouille sa poitrine de son fin duvet ; il fait sa couche chaude et molle. Cependant, les pêcheurs ne connaissant pas la clémence, viennent, et pillent le nid jusqu'à la dernière plume. Cette cruauté n'abat point chez l'oiseau le désir d'aimer ; il s'arrache encore la poitrine. - Et on revient, et on emporte son ouvrage. Mais, infatigable, il recommence son nid dans un trou du rocher. - Une troisième fois, encore, on le pille, on lui ôte tout. Alors, à la fin, il élève dans le printemps ses ailes. Avec sa poitrine saignante, à travers les brumes de la nuit, il s'envole loin, vers le Sud, où le ciel est plus souriant. Rappelez-vous, quand vous lirez ou entendrez Ibsen, cette « poitrine saignante ». C'est un détail à ne pas oublier. Pour moi je suis sûr que derrière presque toutes les âpretés, comme presque tous les dandysmes littéraires, il y a un peu de douleur cachée ; prenez-y garde. Il est allé vers le Sud, en effet, le poète dont chaque drame était interdit, chaque intention calomniée, à qui toute liberté était retirée. Il s'est établi à Rome d'abord, puis à Munich, en garni, n'ayant rien à lui que quelques gravures pendues au mur. Il vit seul ; c'est un taciturne et un concentré. Il trouve le moyen de se passer, ou à peu près, de la société, ce qui est une condition préalable bien nécessaire, quand on veut se donner le droit de lui dire son fait. Sa seule satisfaction est d’écrire : « La vie, dit-il, c'est la guerre perpétuelle contre toutes les lâchetés, sous notre front et dans notre cœur ; la poésie, c'est la revanche, c'est la mise en liberté de notre être. » Il faut donc écouter les drames d'Ibsen comme des soupirs de délivrance. Ce n'est pas chose littéraire, oh non ! Chez aucun auteur vous ne trouverez mieux appliqué ce principe qui nous est cher, à nous autres (je parle pour quelques-uns) ; que tout écrit, que toute parole est un acte, et doit être jugé comme tel. Sans doute il est, par-dessus le marché, un grand artiste ; il y a du Shakespeare dans cet anarchiste, ne vous y trompez pas, et ce prince Kropotkine est le premier dramaturge peut-être d'à présent ; mais pour lui comme pour feu Robert Browning et en général pour tous ces esprits de race germanique, le caractère est le principe du talent. Leur faculté créatrice est surtout énergie morale ; leurs ouvrages, c'est de l'action mise en paroles. Ils ne sont de très grands poètes que parce qu'ils sont de grands hommes. ¤ ¤ ¤ Au premier abord, pourtant, ce qui vous frappera dans ce théâtre, c'est un air de simplicité et de naturel. De petits bourgeois menant une vie fort restreinte ; des maisons où le soir la lampe s'allume, à l'heure où les volets se ferment, et qui sont vraiment des « intérieurs ». Les personnages, pasteurs, conseillers de district, femmes de charge, paysans, parlent chacun le langage de sa condition. Ils ne se soucient pas du public, paraissent même oublier sa présence, et ne font pas de « mots » pour l'éblouir ou le divertir. Il pleut ou il neige ; l'heure du dîner arrive et on va se mettre à table. C'est la vie de tous les jours, découpée et reproduite telle quelle. Les indications de mise en scène qu'Ibsen fournit ne sentent pas du tout les planches, mais au contraire la bonne foi d'un homme qui est réaliste sans le savoir, parce qu'il peint ce qu'il voit, à la façon de Matsys et des vieux maîtres flamands. Voilà, dans les Revenants qu'on va jouer ce soir, un appartement, avec un jardin vitré derrière lequel on aperçoit le paysage, mélancolique à travers un voile de pluie ; cela est si bien localisé que vraiment on y assiste. Voilà, dans Maison de Poupée, une chambre ordinaire, un jour de Noël, où Nora, la jeune maman, entre avec ses emplettes ; tout à l'heure nous allons la voir jouer avec ses enfants, en se cachant sous la table, en riant, en chantant, dans sa maison close, sans se soucier des centaines de spectateurs qui la regardent. Le toit de la maison est soulevé comme un couvercle, et l'on voit tout ce qui s'y passe, un jour pareil, en apparence, à tous les autres jours. Voilà, dans Rosmersholm, une chambre au rez-de-chaussée par les fenêtres ouvertes, le soir tombe, des personnages entrent, parlent du temps qu'il fait, des nouvelles de la politique, comme s'ils avaient du loisir, comme s'ils ne portaient pas sur leurs épaules cette chose terrifiante une situation dramatique à développer. Non, en vérité, c'est la vie, la vraie vie sans apprêt et sans retouches. Vous voulez du réalisme ? En voilà. Et pourtant, cher monsieur Sarcey, « c'est du théâtre ! » C'est du Zola, ou mieux, du George Eliot, et tout de même c'est du Dumas père, par un prodige incompréhensible. Dans les Revenants, drame bâti sur l'idée de l'hérédité des tempéraments et des âmes, qui est une chaîne comparable à l'antique fatalité, il vient d'être question d'un souvenir ancien : le père du jeune Oswald, mort depuis longtemps, avait, dans cette salle à manger à droite, embrassé une servante, il y a bien des années ; cette servante était devenue sa maîtresse, il avait eu d'elle une fille qui est là, toujours servante ; le fils du maître est maître à présent. Et voici que tout d'un coup, par la porte entr'ouverte, on entend, dans cette même salle à manger, la jeune servante crier d'une voix étouffée « Oswald, es-tu fou ? lâche-moi ! » Ce sont les mêmes paroles, au même lieu, à vingt ans d'intervalle. La voilà l'hérédité, non racontée comme par Maupassant, mais mise sous les yeux, dans son horreur inexorable... Est-ce du théâtre ? Dans Maison de Poupée, la jeune femme étourdie, légère, enfant encore, mais en qui une personne sommeille, que l'imminence d'un danger réveillera, est acculée au désespoir. Une lettre est remise à son mari, qui sera ouverte dans tant d'heures, et dont l'effet ne peut être conjuré. Elle a essayé de toutes les ressources, mais en vain : il ne lui restera qu'à mourir, ce délai passé. « Plus jamais le revoir (son mari). Jamais, jamais, jamais. Et les enfants, ne plus les revoir, eux non plus ; Ah ! cette eau glacée, noire. Oh ! cette chose... cette chose sans fond... Ah ! si c'était passé seulement !... » Mais elle doit aller au bal, y danser une tarentelle ; et elle la danse, avec quel entrain désespéré, en personne qui va mourir ! Elle regarde sa montre « Il est cinq heures. D'ici à minuit, sept heures. Puis vingt-quatre heures jusqu'à minuit prochain... Vingt-quatre et sept ! J'ai trente et une heures à vivre ! » – En ce moment même, son mari l'appelle, qui ne doit rien deviner : « Mais que devient donc la petite alouette ? – La voici ! » répond-elle, en tombant toute souriante entre ses bras. - Que dites-vous de cette fin d'acte ? Est-ce du théâtre ? Le frisson, l'angoisse, l'épouvante, au milieu des choses communes, voilà l'impression que produit proprement le théâtre d'Ibsen. Et cela est étrangement nouveau. Cela est même ce que cherche à tâtons notre théâtre, lequel oscille entre les documents humains sous forme dramatique et le drame sans humanité. Mais n'allez pas croire qu'Ibsen ait débuté à la façon de nos jeunes auteurs du Théâtre Libre, par le réalisme cru. Loin de là ; il n'a d'abord donné que des poèmes, souvent fantastiques toujours pleins de rêve. Dans sa jeunesse, il n'en était pas à la copie des choses qui existent. Oh ! que non ! Cette passivité est très mauvais signe, et j'aurais mauvaise opinion d'un auteur qui ferait du réalisme à vingt ans ; à quarante ans il ne ferait plus rien, il serait à sec. Il faut être idéaliste et poète d'abord ; cela est selon la nature : le réalisme n'est que le fruit tardif de l'expérience de la vie. Ainsi Ibsen commença par de magnifiques drames injouables, où ses idées flottaient à l'état de nuées avant de se solidifier en personnages. Et toujours il lui en resta cette touche shakespearienne, cette façon de voir la vie de haut, dans tout son développement, de la naissance à la mort , qui donne à son théâtre une telle portée philosophique. Nul sur la scène n'a touché plus au fond des entrailles de l'humanité depuis... oh ! depuis bien longtemps. Quelles profondes paroles, presque toujours amères ! « Le contact de votre grande âme ennoblit, dit un personnage de Rosmersholm, et, par suite, tue le bonheur. » - « Pierre Mortensgaard, dit un autre, peut tout ce qu'il veut... Et cela parce que Pierre Mortensgaard ne veut jamais plus qu'il ne peut. Pierre Mortensgaard est capable de vivre sans aucun idéal. Et c'est là, vois-tu, c'est là que gît tout le secret de la victoire. C'est là le comble de la sagesse en ce monde. Dixi. » Combien y a-t-il de dramatistes modernes dont on pourrait ainsi extraire toute une philosophie humaine ? ¤ ¤ ¤ Le dernier mot de cette philosophie, c'est : Agis, affranchis-toi, efforce-toi, et, avant tout, conforme tes actes à tes croyances. Il n'y a qu'un péché vraiment mortel, c'est le mensonge, et le plus mortel des mensonges, c'est celui qu'on se fait à soi-même. Cela n'est pas du tout, comme dans Indiana ou Valentine de George Sand, une déclaration des droits de la passion au-dessus de la coutume et de la loi. Le puritain Ibsen ne pense à rien de tel ; il est le moins sensuel des hommes. Il ne s'adresse qu'au jugement et à la volonté. « Si tu crois dit-il, agis en croyant, et cela jusqu'au bout, jusqu'au martyre et à la mort ; mais pas de demi foi, ni de formule acceptée passivement ; mets-toi d'accord avec toi-même. Et sois d'abord une personne. Ceci est le premier commandement, nous verrons ensuite. » Doctrine très incomplète, qui le nie ? Car la personne une fois formée doit trouver l'emploi d'elle-même, et cet emploi ne peut être que dans le sacrifice au bien d'autrui de cette volonté si chèrement affranchie. Doctrine virile, cependant, et par suite bonne à être écoutée de notre génération, dont l'esprit est assez haut, me semble-t-il, mais à qui il manque encore de mettre ses actions au niveau de son esprit. « Mon Dieu à moi est un Dieu jeune et qui a de la moelle dans les os », dit Ibsen dans sa tragédie de Brand. C'est pourquoi je recommande Ibsen aux jeunes gens. C'est un auteur norvégien, un exotique, sans doute, et je sens tout le ridicule qu'il y a à paraître l'apprécier. Mais que voulez-vous que je dise ? il est norvégien malgré moi ; je serais enchanté qu'il fût français, et il faut tâcher qu'il le devienne un peu. Paul Desjardins.