IBSEN ET LE GOUT FRANÇAIS La révélation qui nous fut faite d'Ibsen date de quinzé ans. À considérer le rang qu'il occupe dans notre admiration, l'influence qu'il exerce sur notre littérature, c'est là sans doute un délai très bref. Je voudrais essayer de marquer les phases de cette extraordinaire conquête du goût français par le génie norvégien et d'en rechercher les raisons philosophiques... En 1889, pour la première fois, le nom de l'illustre dramaturge fut livré au public. L'éditeur Albert Savine mettait en vente un volume contenant deux pièces, les Revénants et Maison de Poupée, traduites par M. Prozor et accompagnées d'une préface de M. Edouard Rod. Modestement, en termes mesurés, avec une modération dans l'éloge et un tact, propres à éveiller la sympathie toujours un peu défiante des Parisiens, le préfacier leur présentait son auteur. « Je ne sais, disait-il, si cette vigoureuse peinture de moeurs qui paraîtront sans doute fort éloignées des nôtres, trouvera parmi nous quelque écho. Je me demande si ces pièces ne produiront pas un effet bizarre. Ibsen n'est pas de ceux qui s'imposent aisément et sans lutte, Dans son propre pays, chacun de ses ouvrages a soulévé des tempêtes. A la lecture ils surprennent ; ce n’est que peu à peu qu'on en pénètre la rude saveur. Ce n'est que lorsqu'on a réussi à se familiariser avec leurs personnages. si différents de nous, pasteurs, consuls, chambellans, bohèmes, gentilshommes campagnards dont la paisible existence recouvre des tragédies intimes, qu'on en sent la puissance et la portée. Ils n'ont pas la séduction immédiate des romans russes ; mais ils en ont une autre, plus graduelle, plus lente, qui s'exercera certainement ici comme elle s'est exercée ailleurs, et qui fera du nom aujourd’hui inconnu d'Ibsen un nom presque populaire, au même titre que ceux de Dostoïewski, Dickens ou Tourguenef. » Le livre eût passé inaperçu de la foule, si M. Jules Lémaître ne se fût avisé de le lire et de analyser longuement, La série d'études qu'il lui consacra, la grâce de ses commentaires attentifs et subtils, de ses louanges enveloppées d'ironie, excitèrent l'attention des lettrés. Ce n'était pas suffisant. Le critique jouissait d'une grande autorité ; on le prenait volontiers pour guide. Mais une pièce de théâtre ne produit son plein effet qu'aux chandelles. Pour juger l'œuvre d'Ibsen, il fallait la voir réalisée sur les planches. L'initiative d'Antoine exauça ce désir. Au mois de juin 1890 il montait les Revenants. Soirée historique et dont la physionomie ne sortira point de nos mémoires. Antoine n'avait donné, jusque-là, que deux ouvrages empruntés aux étrangers, la Puissance des ténèbres et le Pain d'autrui, mais il avait promis de persévérer dans cette voie ; il traînait après lui une armée frémissante de jeunes auteurs affamés d'exotisme, heureux d'opposer des gloires nouvelles à de vieilles gloires qu'ils aspiraient à détruire. Ils garnissaient la salle, jetant des regards farouches aux quelques philistins qui s'y trouvaient égarés. Francisque Sarcey, solidement assis en son fauteuil de balcon, essuyait l'orage d'un front serein. Il se sentait couché en joue par des yeux agressifs et menaçants. Quand le rideau se leva, il se fit un profond silence, auquel succédèrent des applaudissements furieux. Une atmosphère de ferveur dévote planait sur la représentation. Les Revénants, ce n'était pas une pièce que l'on jouait dans un théâtre, c'était un office réligieux que l'on célébrait dans un temple. Depuis plusieurs semaines, l'attente de ce prodigieux événement emplissait les journaux, sous forme d'interviews, de descriptions, d'informations tendancieuses, de panégyriques. On se nourrissait d'Ibsen ; on savait sa vie, sa façon de travailler, le menu de ses repas ; et l'on apprenait aussi qu'il apportait une formule d'art dramatique destinée à supplanter notre art natioual proclamé caduc. Tous les astres s'éclipsaient devant cette étoile ; les petites revues du quartier latin abondaient en sarcasmes contre les impertinents qu'elles supposaient devoir se montrer rebelles ; elles les traitaient d’idiots, de ramollis, de goîtreux, d'académiciens, — la pire injure. Cet excès d'intolérance provoqua un effort en sens contraire... Sarcey se roidit dans une résistance entêtée, irréductible. Jules Lemaître lui-même — l'initiateur — manifesta quelque agacement d'être entrainé plus loin qu'il n'aurait voulu, par des disciples qui n'avaient point sa sagesse. Il devint le « girondin » de ces « montagnards ». Il fut traité de réactionnaire par les « snobinettes » dont il avait déchaîné l'enthousiasme. Il se vengea en faisant malignèment observer que le génie novateur d'Ibsen était un reflet de Dumas fils, de George Sand et des doctrinaires de 1848... Ibsen s'émut ; il déclara n'avoir pas lu George Sand... Mauvais argument, car on peut être influencé par un auteur sans le lire, et subir, sans le connaître, le rayonnement de ses idées. Il y a des fils de Rousseau qui ignorent l'Emile et le Contrat social... Ces querelles, ces batailles, le feu de ces polémiques contribuèrent davantage à répandre chez nous la réputation d'Ibsen que ne l'eût fait un suceès incontesté et paisible... Il fallait que son génie fût d'une trempe robuste pour ne pas croulér, à ce moment, dans le ridicule. Il eut de terribles adulateurs, surtout en la personne des symbolistes. Vers 1890, le symbolisme régnait. À travers les fourrés de là forêt ibsénienne, on fit la chasse aux symboles ; on en découvrait partout, sous les gros arbres et sous les brins d'herbe. Chaque mot du dialogue était pesé, palpé, torturé. Au troisième acte des Revenants, Oswald, après avoir réclamé vainement le poison libérateur, murmure : « Le soleil, le soleil !... » Qu'était-ce que ce soleil ? Que signifiait ce balbutiement ? Exprimait-il un regret, un espoir ? Désignait-il le soleil terrestre qui réchauffe les membres glacés du malade, ou le soleil divin dont l'aube triomphante illumine l'avenir ? C'étaient à l'infini des dissertatiins sur ces matières... Et la foule, partagée en deux camps, railleuse ou « emballée », mais non point indifférente, se prenait à réfléchir qu'un homme sur qui l'on n'arrive pas à se mettre d'accord est sûrement un grand homme... La foule (entendez par là les deux du trois mille personnes qui créent l'opinion et constituent l'avant-garde du troupeau) se satura peu à peu de l'esprit d'Ibsen, comme elle s'était imprégnée de l'âme de Tolstoï. Une inconsciente évolution s'accomplit en elle. Chacun de ces auteurs lui renvoya l'écho agrandi, magnifé de ses propres sentiments, de ses aspirations, de ses rêves. Tolstoï lui enseigna la pitié, Ibsen la révolte... Avec Tolstoï elle s'attendrit sur les misères humaines. Avec Ibsen elle s'insurgea contre le pharisaïsme et l'égoïsme, principale source de ces misères. Le poète norvégien secouait le joug de la tradition et de la règle, dressait la loi naturelle, comme une tour guerrière, en face de la loi écrite. Il arrivait à une heure favorable. Les solutions qu'il proposait sont bien celles qui conviennent à une époque inquiète, trouble, dépossédée des anciennes certitudes, s'orientant vers un horizon indécis. Embrassez l'ensemble de son œuvre. Tous les problèmes qui nous passionnent y sont agîtes. La Dame de la mer, Maison de Poupée, Le Canard sauvage visent l'union de l'homme et de la femme, sujet éternel de drame et de comédie. Dans l'Ennemi du Peuple, dans Solness, dans Rosmersholm, dans Jean-Gabriel Borkman, la question sociale est effleurée... Des figures surgissent, modelées d'une main ferme et souple, caractères complexes, nets par le dessin, et, par l'expression, d'une mobilité infinie. L'atmosphère qui les enveloppe est chargée d'effluves. Il y a toujours, dans ce théâtre, des coins d'ombre et de mystère. Rien n'y est simple, clair et direct comme dans notre art latin. Des ferments y bouillonnent ; on devine qu'un réseau de circulations souterraines s'enroule autour des personnages et détermine leurs actes. Ce sont pour la plupart des détraqués, des hystériques, des demi-fous. Les hommés sont des monstres d'orgueil, épris de chimères, ou bien de pauvres êtres, comme Oswald et Rank, victimes de fautes qu'ils n'ont pas commises, martyrs de l'atavisme, cette forme moderne de la Fatalité. Les femmes, Nora, Hedda Gabler, Hilde Wangel, obéissent à l'impulsion de leurs nerfs, alors qu'elles s'imaginent écouter la voix de la conscience et du cœur ; un besoin de changement, une insatiable soif d'inconnu les dévorent. Et sur ce petit peuple souffle un vent d'amertume et de pessimisme. La philosophie flottante d'Ibsen n'aboutit pas à des conclusions précises : elle n'est affirmative que sur un point : elle est résolument individualiste. Mais d'autre part, elle reconnaît la nécessité du mensonge pour la conservation de la race ; et quant au salut collectif de cette race, elle ne propose aucun moyen de l'assurer. Elle avoue son impuissance. Tout ce chaos serait assez rebutant, si l'écrivain n'y avait jeté le mouvement et la vie. C'est en cela que son génie éclate. Il crée. Il fait des types, assez particuliers pour porter l'empreinte de leur lieu d’origine, assez généraux pour être universellement compris. Ce métaphysicien est un incomparable psychologue, un excellent peintre de mœurs. Il s’est toujours défendu d'avoir voulu faire de ses drames l'occasion de plaidoyers pour ses idées personnelles. Répondant aux critiques qui cherchaient sa personnalité dans les Revenants, il écrivait : « Dans toute l'œuvre il n'est pas une opinion qui puisse être imputée à l’auteur. J'ai pris grand soin de l'éviter. La méthode, la technique de la construction de ce drame défend à l'auteur d'apparaître. Mon intention était de produire dans l'esprit de mon lecteur l'idée qu'il était le témoin de quelque chose de vrai. Rien ne serait plus contraire à ce but que d'introduire les vues de l'auteur dans le dialogue. S'imaginent ils que je n'ai pas assez d'instinct dramatique pour ne pas le savoir ? Dans aucune autre de mes pièces, l'auteur n'est plus absent, plus extériorisé que dans les Revenants. » Ce désir de réalisme, d'objectivité semble avoir été une de ses préoccupations essentielles. Au critique anglais Edmund Gosse, qui jugeait que l'Empereur et le Galiléen aurait dû être écrit en vers, Ibsen répondit encore une fois : « Je désirais produire sur l'auditeur un effet de réalisme, lui laisser penser qu'il assistait à quelque chose qui s'était réellement produit. En employant le vers, j'eusse été à l'encontre de mon propre désir. Nous ne vivons plus dans le temps de Shakespeare. Le style doit se conformer au degré d'identité qui traverse la représentation. Mon drame n'est pas une tragédie dans l'ancienne acception du terme. Je veux peindre des êtres humains, et c'est pourquoi ils ne doivent pas parler « la langue des dieux. » Malgré ses prétentions au réalisme, Ibsen ne se laisse pas facilement pénétrer ; il y faut une attention soutenue, un effort d'application dont la moyenne des spectateurs est incapable. Aussi ses pièces n'ont-elles eu, en France, qu'un petit nombre de représentations. Si l'on additionnait les soirées d'Antoine à celles de Lugné-Poe, on arriverait à un chiffre dérisoire, que dépasse le plus médiocre vaudeville. Et ceci est une nouvelle preuve que l'œuvre est une chose, que l'idée en est une autre, et que le rayonnement de l'idée est indépendant de la diffusion de l'œuvre. Ibsen n'a guère agi directement que sur une élite, et c'est par cette élite qu'il a atteint la foule. Il a façonné toute une école de dramaturges qui se sont assimilé sa doctrine, sa méthode, ses procédés, qui les ont pliés à l'usage du public. Tout notre jeune théâtre, c’est Ibsen éclairci, simplifié, « filtré », si j'ose ainsi dire, C'est Ibsen sans Ibsen, c’est la philosophie, la psychologie d'Ibsen sans sa morale. C'est la moelle d'Ibsen greffée sur l'arbre d'un autre terroir et portant de nouveaux fruits. C'est la fusion du Nord et du Midi, du rêve scandinave et de la grâce française. Ibsen exerce sur la génération actuelle une influence analogue à celle de Shakespeare sur la génération romantique. Ce rapprochement est le plus glorieux laurier dont on puisse faire hommage à sa tombe. ADOLPHE BRISSON.