Sur « Jean Gabriel Borkman » (1) À monsieur Jacques de Boisjolin. Le conflit pour la Beauté dure éternellement. Comme ces aventuriers des antiques légendes qui partent sur la mer à la conquête de neuves Atlantides, postulateurs du Graal ou chevaliers des Princesses douloureuses, l'Humanité, quittant ses besognes viles et ses lâches pensers, embarque, par instants, vers le mirage de gloire que les poètes font splendir à ses yeux, Devant les fontaines closes et le jardin fermé de l’Inconnu, son désir entreprend des luttes mémorables où s'affirme la présence, le triomphe d’une esthétique, jusque là insoupçonnée. Chaque peuple fournit son contingent de passions et de rêves : puis, le déclin venu, transmet aux familles plus jeunes le soin d’articuler, pour l'avenir, une parole suprême de colère, d'amour ou de fraternité. Lorsque ce pauvre monsieur de Voltaire, pour flagorner la grande Catherine, disait en plein XVIIIe siècle : « C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière », il se montrait aussi bon courtisan que mauvais historien. Les races latines, prédominantes encore dans le conglomérat français, touchaient à l’une des plus hautes manifestations qu’ait fait paraître leur génie. Par le réveil de 89, par l'acquisition de la république, elles allaient reprendre leur rôle d'initiatrices et, cette fois encore, enseigner l'univers. Plus d’un siècle a passé depuis les jours héroïques. Dans ce crépuscule d'un âge à son déclin, le courant intellectuel semble remonter vers les peuples septentrionaux. Ceux que Carlyle confond sous le vocable ingénieux de norses, germains, anglais, scandinaves, ont envahi la plupart des domaines spirituels, histoire, exégèse, poésie, métaphysique, édifiant sur le monde moderne d'incomparables monuments. Leurs conquêtes armées ne firent oncques autre chose qu'attester, dans l'ordre temporel, économique et militaire, cette victoire de l'Esprit. Au théâtre, les Germains (allemands ou scandinaves) se glorifient, en la dernière moitié de notre siècle, par deux poëtes : Wagner, Ibsen, auxquels nous sommes redevables d'une évolution, d'un mouvement sans analogue, depuis les matins verdoyants de la Renaissance. Nous pourrions même, sans grand effort, trouver une influence pareille jusque dans le carnaval de 1830 auquel le nom du danois Shakespeare servit de parure et de drapeau. Nous la trouverions dans les sources, même, de notre Corneille, Northman aussi, dont le verbe grandiloque, ça et là, fait songer aux poëmes abrupts où bat le cœur simple, rude et généreux des vieux Rois de la Mer. Le renom d’Ibsen ne s'est pas implanté, sans coup férir, sur les planches françaises. De notables escarmouches, des prises d'armes éclatantes signalèrent chaque étape de son exode parmi nous. A présent même, que le Maitre Génie entré vivant dans l'immortalité. impose au monde le rayonnement de sa pensée, combien de mensonges sournois, combien d'injures perfides dressent leurs têtes vipérines sur sa voie triomphale ! Réclamations intéressées, gémissements de l'impuissance, craintes pour la recette et les inquiétudes pécuniaires qui gouvernent, au théâtre comme ailleurs, les affections des « chers maîtres » ou des « confrères glorieux » : ces malpropretés, au demeurant, n'entravent en rien l'ascension d'Ibsen au théâtre sa main mise sur les meilleurs esprits de notre temps. Ainsi que le remarque judicieusement le comte Prozor, dans une de ces préfaces lumineuses qui ont si énergiquement contribué à diffuser la gloire d'Ibsen : « Les principes qu'il a semés germent, en « France comme ailleurs et, peut-être, mieux qu'ailleurs. En art, ce « que MM. de Curel, Hervieu et Jules Lemaître, lui-même, tiennent « de lui se manifeste par des œuvres infiniment plus intéressantes « que les produits de l'ibsénisme allemand, parce que ces œuvres ne « sont pas de l’imitation, mais des continuations. » En effet, ce qui donne une signification non pareille au mouvement que l’auteur de Rosmersholm incarne avec tant de grandeur, c'est qu'en dehors même de son génie, Ibsen a suggéré aux écrivains de notre pays une rénovation complète de la formule dramatique. Grâce à lui ont disparu, à jamais, la frivolité, le bavardage, l'esprit du boulevard, le drame en vers, toute cette nauséabonde, inepte et mercantile phraséologie dont les fournisseurs à la mode empoisonnaient, depuis si longtemps, la ville et les faubourgs. Sans prétendre énumérer, dans ce bref entretien, les causes profondes et multiples d’une si grande évolution, je signalerai trois caractères essentiels du drame ibsénien. A savoir : la structure de la fable dramatique; le tempérament excessif, barbare et sans atténuation des personnages ; enfin la logique poussée à l'absurde de la thèse ou de la situation. Ces caractères, vous les retrouvez aussi bien dans Shakespeare et dans Ibsen que dans les épopées de Snoor ou de Seemund ; ils blasonnent les poëmes de la Tétralogie aussi bien que les sagas confuses du « Grammairien Saxon » : ils différencient l’art scandinave de la technique latine, ordonnatrice, avant tout déclamatoire et juste milieu. Ces caractères, je les prendrai pour thème de ma causerie ; j'en ferai, s'il vous plaît, les trois points de mon sermon, puisque, jadis, un critique aussi parisien que fourré de sagesse m'accusa de chanter la Messe Ibsénienne et, même, — horreur ! de la gasconner. En restituant à la tragédie sa fonction didactique et sacerdotale, fonction entrevue, au siècle dernier, par Denis Diderot : « Le comédien sera, disait-il, appelé à succéder au prêtre », les scandinaves rejoignent, dans le passé, la plus haute époque théâtrale, ce matin sans second des libres républiques où dans la sainte lumière d'Athènes, parurent les tragiques grecs. Mais ce n’est point le seul rapport des hellènes avec les norses que cette religieuse gravité du concept dramatique. L'une et l’autre familles condensent, presque toujours, leurs imaginations en épopées ou bien en tragédies, cependant que, chez nous, français, le roman, héroïque, analytique ou familier, le récit d’histoire ou de légende, sont la forme nationale par excellence, tiennent le premier rang, au point qu'il est juste de qualifier poëtes dramatiques, et certes les plus grands que notre sol ait portés, des conteurs comme Balzac, Saint-Simon ou Michelet. Une égale parenté existe aussi entre les inventions dramatiques des deux peuples. Le point de vue, dans l’une et l’autre scène, est près de la fin. Les acteurs savent, dès le début, quelles forces les conduisent, quel héritage exécré pèse sur leurs têtes, quel inéluctable pouvoir guide leurs démarches impuissantes vers un abîme de désespérance et de malheur. Assises sous le frêne Ygdrassil ou dans la nuit primordiale de l'Erèbe, les Parques et les Nornes tissent pour les Ephémères la trame des irrévocables jours. Dans les pièces d'Eschyle ou de Sophocle, comme dans celles d'Henrik Ibsen, chaque mot du dialogue découvre les fils d’une destinée antérieure, se mêlant pour aboutir à la catastrophe comme chaque faisceau de nerfs aboutit au cerveau. Le canevas de ces fils convergents, intriqués l'un dans l’autre, suffit pour étreindre sans rémission les victimes choisies par la Fatalité. C'est dans le passé, dans l'origine même des personnages que l'intrigue prend sa source. Le meurtre d'Agamemnon, les noces infâmes de Gertrude, la débauche d'Alwing le père suscitent de formidables « revenants » : Oreste, Hamlet, Oswald. Ici la situation domine les êtres. Elle découle d’un ensemble de causes supérieures à l'énergie humaine, participant de quelque manière à l’insensibilité, à l’irrésistibilité des forces cosmiques. Les esprits de la terre, de la mer insidieuse et du ciel noir d'orages, le rut bestial des Centaures, les embûches mortelles du sphinx, les ténèbres et les épouvantes mettent quelque chose de leur antique effroi dans les « égarements » d'Œdipe ou de Pasiphaë. L'on entend gronder encore la voix tumultueuse de jœtuns septentrionaux dans la passion furibonde et la tempête sans accalmie que l’auteur de Borkman déchaîne en ses héros. La situation, je le répète, domine, ici, les êtres. La nécessité les étreint. Elle projette sur eux une lumière fantômale, une atmosphère maladive qui les enveloppe comme un suaire et les exclut, pour jamais, de l'univers. Empoisonnés comme d'une malaria, ils agissent avec la précision et la véhémence des spectres. Les femmes d'Ibsen : Hedda Gabler, par exemple, Rébecca West ont des mouvements somnambuliques. Toute leur énergie se dépense à rêver d'abord, puis à vouloir la Fatalité qui les étreint. Une telle forme ne saurait admettre de hors-d'œuvre ni d'enjolivements. Quels discours, en dehors de leur unique et sombre aventure, ne messiéraient point à ces redoutables héros ? Leurs paroles sont des glaives. Ils ne se rencontrent que pour entrechoquer leur fureur, que pour rendre sensibles les arrêts du Destin, échangeant des répliques mortelles, des affirmations qui brisent irréparablement leurs existences. Ils ne s'abordent que pour des entretiens utiles, offensants et meurtriers. Cela suffit à les départir de la société parisienne où tout ce qui n’est pas fadeur, snobisme, faux esprit de journaleux et commérages de portiers fait longueur et passe pour déplaire. Cet artifice dramatique : poser, au début, la catastrophe inéluctable est justement le contraire des procédés à la mode parmi nous. Le théâtre contemporain, en France, part du premier acte, tire les noms avec les situations, dans un chapeau, et, remorqué par eux, en déduit les effets. C'est la tessiture en faveur dans les zarzuelas des comiques espagnols : Lope de Vega, Moreto, Caideron, Cervantès et dans les imbroglios des bouffons italiens ; c'est la formule conduite à sa dernière perfection par Eugène Scribe et les faiseurs qui l'ont suivi ; l'art d'embrouiller, débrouiller, déranger et remettre en place les cartons d'un jeu de patience, les pièces hétéroclites d'un casse-tête chinois. L'action pouvant « ad libitum » devenir autre, par le seul caprice du littérateur, puisqu'elle ne repose sur aucune ossature profonde, sur aucune charpente quidditive, demande, pour être agréée du public, des protagonistes étrangers à son essence, dont le rôle consiste à favoriser les tours de passe-passe, à divertir l'auditoire, cependant que l'escamoteur dramaturge travaille de son état. Le ténor de ces sorties de comédies, c’est le beau parleur qui pérore en dehors de la pièce, débite des calembredaines et confabule, si je l'ose dire, avec le parterre, sur la pluie et le beau temps, la fragilité des femmes, le recrutement de la galanterie et la façon de tuer les ours. C’est le conférencier nécessaire d'Alexandre Dumas lequel, sans protestation, peut donner la recette minutieuse d'une salade aux truffes pour mettre en scène les erreurs et le relèvement de Francillon. La loi d'architectonique voulant que l'œil humain embrasse d’un coup l'ensemble d'un monument parfait trouve son application la plus immédiate et la plus haute dans les drames d’Ibsen comme dans les tragédies grecques. La simplicité, que l’École du Bon Sens, Augier, Ponsard, pour ne citer que les défunts, a le tort de confondre, sans cesse, avec la platitude, fait ici paraître son irrésistible omnipotence. Le marbre neigeux de Thorwaldsen révèle des formes non moins pures que le Paros ensoleillé de Polyklète ou de Phidias. Si Jean-Gabriel Borkman n'était, à présent, dans toutes les mains ; si Prozor, le traducteur qui a tant fait pour l'expansion de l'âme scandinave parmi les lettres françaises n'avait publié naguère cet admirable ouvrage, je tenterais, ici, d'en donner l'argument. Soin inutile ! Car vous les connaissez tous déjà ces héros d’Ibsen, à la fois allégoriques et vivants, ce groupe méduséen de vaincus et de désespérés : Borkman, le banqueroutier ; Gunhild, sa femme ; Ella Rentheim et l'adolescent Erhart, optimiste héritier des crimes paternels. Il vous sera donc aisé d'entendre ce qu’ils portent en eux d'humanité générale et d'ethnique spécificité. Madame Borkman, avec son fils Erhard, a ses pareils en France et même en tout pays. Tandis que sa sœur Ella recherche, dans l’homme qu’elle aime, l'expansion de ses idées, la femme de Borkman aspire à la situation mondaine de celui qu'elle épouse. L'une attire à soi, pour en bénéficier, la puissance de la famille ; l'autre rayonne par son abnégation, son dévouement et sa bonté sur la famille désagrégée. Ce violent contraste des sœurs ennemies, contraste qui fera tableau, dans la dernière scène, quand elles se pencheront toutes deux sur l’homme agonisant pour une étreinte suprême de réconciliation et de désespoir ; ce contraste détermine aussi bien la divergence des races que l’antagonisme des complexions. Madame Borkman est une femme du monde, au sens le plus vulgairement œcuménique de ce mot. Elle défère à l'opinion publique, aux préjugés sociaux, au respect des gens titrés, riches ou médisants. Le « devoir éternel d’être brave » n'existe point à ses yeux. Tous les actes de sa vie ont une teinte de couardise et de servilité. Si elle ne consent pas à la réhabilitation de l'époux, ce n'est point qu'elle juge coupables ses malversations, mais parce qu'il est déchu de son prestige social. Ella Rentheim, au contraire, est une fille des libres civilisations du Nord. C'est la Germaine de Tacite, accompagnant le brenn aux cheveux roux, dans les plaines de neige, sur les chariots sanglants des migrations bâtives, par les soirs de déroutes ou de festins. Walkyrie devenue femme, comme Brunehild, pour avoir combattu aux côtés d'un guerrier, elle porte haut la franchise de ses origines et de son cœur. C’est Velléda, c'est Norma, la prétresse inspiratrice du camp de la forêt. Son âme est ingénue, grandiose, étrangère superbement aux simagrées courtisanesques, aux mensonges, aux réticences, aux lâchetés quotidiennes sur quoi reposent, en France, les ménages les mieux assortis. Elle porte la franchise nette d’une conscience qui n'apprit jamais à feindre ou à transiger. Sa droiture native éclate dans les moindres propos : c'est le sermo galeatus dont parle Saint-Jérôme. Avec moins de décision, mais d'une allure aussi hardie, la petite Frida oriente sa puberté vers les entreprises sentimentales. Son tendre courage lui dicte les accents les plus résolus, dès qu'il faut predre parti dans la lutte pour l'amour. Telle, aussi, la candeur véhémente de Juliette découvrant son âme au « beau Montague » sur le balcon de Vérone ; telle Cordélie ou bien Virginia « le gracieux silence » engageant, pour un baiser, leur âme incorruptible. Borkman, qui de toute la vigueur de son intelligence féconde l’action et la domine, manifeste énergiquement, pour sa part, le type norse venu des asgards immémoriaux. Ce banquier, brasseur d'affaires et chercheur d'or qui, dans le carillon de la « Danse macabre », écoute chanter le minerai joyeux de sa délivrance, le minerai, bondissant hors des puits, vers l'activité sociale et les conquêtes industrielles, Borkman est un Kobold préposé aux choses souterraines. C'est un fils de la Nuit, un esprit de la terre, un gnôme des « Niebelungen » qui n’a cessé de forger une épée à Siegfried, de marteler l’« Urgence » sur l'enclume du Destin que pour intenter le conflit économique, seule campagne ouverte aux ambitieux modernes. Il impugne les forces adverses de la banque et du marché avec le même geste dont ses aïeux pourfendaient les monstres polaires, emmi les fjords glacés. Il brandit le marteau de Thor dans les menées de l'intrigue et les spéculations d'argent. C'est un « Roi de la Mer », un druide imbu d'absolutisme religieux. Les sacrifices humains lui paraissent chose ordinaire et légitime. Il ruine sa famille, ses amis, ses clients comme il eût, jadis, immolé des prisonniers de guerre dans le chromlech de Wotan ou d'Irmensul. Borkman est le véritable chef, l'aristocrate né, celui qui, regardant les hommes comme une vaine poussière, n'hésite pas à sacrifier leur existence ou leur bonheur pour des fins comprises de lui seul. La contagion de cette humeur impérieuse gagne peu à peu l'entourage de Borkman. Dans la violence du plaisir, dans la curiosité sensuelle, madame Wilton, l'aventurière, Erhart, fils de Borkman, composent un groupe harmonique à ce prince dont la dépossession n'a pas brisé l’absolutisme. Seul, le vieux poëte Wilhem Foldal, avce son orgueil puéril, ses ambitions étroites de mandarin lettré, fait à Borkman un contraste ironique et lamentable. Son humble utopie : être compris, forme antithèse à la royale utopie de Borkman : être obéi, et, par cette opposition, dégage une amère gaîté qui reste bien dans le ton général ; car cette gaité, selon un mot célèbre, « repose sur le sérieux et la tristesse comme l'arc-en-ciel repose sur la pluie ». Ce n'est point le Hadès antique ni l'Enfer chrétien qu'habiteront ces âmes furieuses. Après la consommation de leurs destins, elles iront s'asseoir, entre les génies monstrueux, les eubages et les guerriers, dans le Walhalla sanguinaire, où les braves, après la bataille, se passent à la ronde une coupe d’immortalité, Ainsi que les héros buvant, à pleines cornes, L'hydromel prodigué dans les festins guerriers, Quand les skaldes chantaient sur la harpe des Nornes. Le caractère de Borkman et celui des femmes qui luttent pour son amour font jaillir, des contradictions sociales, à la fois la situation et la doctrine du poëme : Contradiction d'une société qui punit le vol et qui encourage la richesse ; Contradiction d'une institution, le mariage, qui est fondée sur l'amour et qui prétend discipliner l'amour : Contradiction de la famille dont chaque membre choisit, pour l'enfant, une situation artificielle, en désaccord avec ses instincts, alors que l’enfant, lui-même, préfère vivre et tourne en dérision leurs espérances comme leurs enseignements. Le drame pivote sur ces antinomies. Borkman a voulu « créer des millions ». Maître des mines, des carrières, des chutes d'eau, de mille exploitations naissant sous sa main, il a tenté d'ouvrir à la richesse des routes nouvelles, de constituer d'énormes compagnies, de rendre le « minéral » vivant et agissant dans le congrès des hommes. À cette ambition il a tout immolé : tendresse, honneur, probité, le droit régalien du génie, antérieur, supérieur à toute civilisation représentant, seul, pour lui, un impératif digne de son intelligence. Les dépôts confiés, les valeurs commises à sa garde, l'épargne du pauvre et le pain de ses enfants, il a tout consumé dans la fournaise, pareil à ces alchimistes qui, pour faire de l'or, brûlaient jusqu'aux étais de leur grabat. Mais la trahison démantela son œuvre à la veille du succès. Isole depuis, paria volontaire, seul comme un Napoléon qu'une balle aurait estropié à sa première bataille, comme un aigle blessé, comme un loup malade, plein de hurlements, il habite un logis sépulcral dont il fait sa prison. Là, devant l'hostilité furieuse d'une épouse implacable, sorte d’erynnis familière, il attend le jour de la revanche, l'heure libératrice où le pays entier viendra lui demander, à genoux, d'être, à jamais, son guide, son argentier et son héros. Hélas ! Il n’est pas d'homme indispensable en affaires, les plus abjects étant les plus habiles dans le maniement des intérêts. Il semble qu'Ibsen, moins préoccupé de créer des symboles que des hommes dans son drame nouveau, ait ici fait quelque erreur touchant le signification de son protagoniste. Pourquoi faire de l’ « homme représentatif » un dompteur de matière, un Lesseps, si vous voulez, puisque les seuls conducteurs de peuples sont en réalité les contemplatifs, les réveurs, les idéologues, ceux qui méprisent et qui passent loin du contact déshonorant de la vie quotidienne. Laissez aux pieds-plats les soins de l'argent ou de la politique. Que plus haut tende l'effort du « surhumain » ! Pour l’œuvre matérielle, progrès industriel, économique, etc., — comme Ils disent — l'homme supérieur est de trop. Sa forte volonté, sa noblesse, la hauteur inviolable de ses desseins font tache et peur en cette cuisine. C’est une besogne bien mieux faite par la coopération multiple et quasi-inconsciente des animalcules sociaux. La systématisation n'y peut que nuire. Le « Volontaire » qui, de notre temps, apporta, dans l’action, le plus de vigueur et de netteté, celui dont les petits arrivistes d'hier et de demain font leur idole et leur manitou (à peu près comme des punaises s’exerçant au vol de l'épervier), Napoléon, n'a rien sauvé, n'a rien bâti qui soit durable. Son œuvre sanglante s’est effondrée avant lui. D'autres, les nains, en cueillirent les épaves, en ressucent encore les fructueux débris. Au surplus, le droit de Borkman, formulé par Ibsen, est un absolu qui, comme tous les absolus, résulte d’une question mal posée. Les devoirs envers les proches, les voisins, les créanciers et les devoirs envers le genre humain ne sont pas de même nature. Souvent même en collision, ils ne sauraient être jugés les uns par les autres. Ce n’est pas une des moindres gênes du dramaturge que d’avoir à mesurer entre eux ces incommensurables. Les servitudes collectives et les obligations privées ne se font la guerre qu'à cause qu'elles sont mal entendues. Ainsi Borkman pouvait suivre toute son audace financière sans enfreindre le code et sans ruiner les siens. Il érige sa maladresse en emportement. A quoi bon, d'ailleurs, cette violence impériale pour industrialiser un district norvégien ? Nous touchons à une époque où l'intuition des affaires, la puissance hors ligne dans les choses de l'argent, seront devenues insignifiantes, inutiles et quelconques, tout le monde faisant état de féconder les deniers publics. Bientôt, sans doute, il n’y aura pas plus, en économie politique, de « secrets des cabinets » qu'en diplomatie, tant le niveau bourgeois est efficace pour aplatir les facultés les plus brillantes ! Le génie des temps futurs se déploiera bientôt dans les arts d'échapper à la société, dans la récupération de l'individu par lui-même, dans l'édification de cette « tour d'ivoire » où Solness prétend se donner un refuge contre la laideur ambiante, la bassesse des hommes et leur imbécillité. Deux erreurs graves, au surplus, expliqueraient très suffisamment le désastre de Borkman. C'est d'abord son illusion quant aux moyens de réaliser l'Idée, puisqu'il ne croit pas, jusqu’au bout, à sa solitude et consomme en vain le désespoir de celle qu'il aimait ; puis sa folle confiance dans l'avocat Hinkel, ennemi congénital, sa croyance enfantine dans un appui du dehors. Ce qui explique cette aberration d’où le drame jaillit, c’est précisément le nordisme de Borkman. Prométhée appartient aux types lumineux des Aryas, tandis que Borkman sort des brouillards de la Scandinavie. Une sorte de brume enveloppe les cerveaux les mieux trempés dans ce monde crépusculaire. Des fantômes redoutables surgissent dans les cavernes de leur « moi », comme ces apparitions que le soleil de minuit évoque sur la neige des banquises et les nuages du pôle. L'originalité même de Borkman, son profond et rude génie, sa foi tenace dans le succès le rendent impropre au maniement de ses contemporains. Pirate, chef de bande, guerrier, son tempérament excessif l'emporte, à chaque instant, hors des bornes sociales. Ces brusques décisions, cette confiance indéracinable, ces colères soudaines sont les vertus, les vices topiques du Barbare ainsi que cet orgueil d'autant plus redoutable qu'il s'abreuve de lui-même et se replie en soi. La superbe intérieure de Borkman est le poison sublime dont il lui faut mourir. Borkman tombe, en effet, sitôt qu'il veut reprendre contact avec les choses. Il meurt pour avoir estimé que le commandement des forces matérielles l'emporte sur la joie et la gloire de penser et que l’homme fait impunément banqueroute à l'amour. Néanmoins sa fin est enviable qui lui rend, avec la compréhension des choses, la tendresse de l'amante et le respect de l'épouse, le trésor intégral du bonheur déserté. La mort, en effet, rouvre la paix et la consolation à quiconque veut fortement et pense avec hauteur. C’est le baptème, Le sacre et l'investiture des magnanimes cœurs. Après avoir vécu comme Robert Macaire, Borkman meurt comme Socrate, avec des pleurs de femme sur ses pieds engourdis par la neige et le trépas. Il meurt, dans un soir de blanche épouvante, un soir d’apothéose boréale que hantent les visions confuses et magiques des paradis perdus. Telle est, en sa robuste économie, en sa riche unité, le nouveau drame soumis à l'incompréhension des normaliens. Je comparais, au début, l’art des tragiques grecs avec celui d'Ibsen. Personne de vous ne contredira ce juste hommage. Oui, les types éternels que crée, de nos jours, le Maître scandinave égalent en beauté simple, en grandeur superbe les demi-dieux qu'enfanta, pour Athènes, le vieux soldat de Marathon. Les fils de H’Rold marchent pareils à ceux d'Erechtée. Leur barque à proue aiguë qui conduisait le roi Olaff sur les côtes de Norvège et les Northmans à la conquête du monde, leur barque de pêcheurs, de bandits et d’apôtres vogue près de la galère salaminienne sur l'océan de l'Idéal ! LAURENT TAILHADE (1) Conférence faite au théâtre de l'Œuvre les 8 et 9 novembre 1897. « SUR JEAN GABRIEL BORKMAN. »