VARIÉTÉS HENRIK IBSEN La représentation des Revenants, de Henrik Ibsen, que le Théâtre-Libre annonce pour cet hiver, attirera l'attention sur l'écrivain norvégien que le public français ne connaît encore que par de rares articles. Je ne sais si sa vigoureuse peinture de mœurs, qui paraîtront sans doute très éloignées, trouvera quelque écho parmi nous ; je me demande surtout si une seule pièce, et la plus étrange peut-être qu'il ait écrite ne produira pas un simple effet d'étonnement et n'inspirera pas la méfiance ! Ibsen n'est pas de ceux qui s'imposent tout de suite et sans lutte. Dans son propre pays, chacun de ses ouvrages a soulevé des tempêtes, et ce n'est guère, je crois, qu'après l'accueil enthousiaste qu'ils ont trouvé en Russie et en Allemagne, que la Norvège s'est aperçue qu'elle possédait un grand poète. A la lecture, ils surprennent d'abord ; ce n'est que peu à peu qu'on en pénètre la rude saveur. Ce n'est que lorsqu'on a réussi à se familiariser avec leurs personnages si différents de nous, pasteurs, consuls, chambellans, bohèmes qui ressemblent à des scaldes, gentilshommes campagnards dont la paisible existence recouvre des tragédies tout intérieures, qu'on en sent toute la puissance et toute la portée. Ils n'ont pas la séduction immédiate des romans russes, mais ils en ont une autre, plus graduelle, plus lente, qui s'exercera certainement ici comme elle s'est exercée ailleurs, et qui fera du nom aujourd'hui inconnu d'Ibsen un nom presque populaire, au même titre que ceux de Dostoïewsky, de Dickens et de Tourguénief. Nous savons très peu de chose des moeurs et de là société des pays du Nord. Le Danemark, la Suède et la Norvège, qui ont entre eux d'évidentes ressemblances, nous apparaissent comme une lointaine Thule dont quelques explorateurs nous ont dé- crit les sites les plus pittoresques. S'il n'y avait pas les contes d'Andersen et quelques nouvelles de Bjœrnsen, nous ne connaîtrions rien de leur littérature. Les noms de leurs écrivains, passés et présents, nous sont presque entièrement inconnus. A peine peut-on faire une exception pour M. Georges Brandrs, que cite de temps en temps un de nos critiques. Mais les autres, les Sœren Kierkegaard, les Esaias Tegner, etc., à peine les esprits les plus cosmopolites en connaissent-ils l'existence. A travers les quelques fragments d'eux qui nous sont parvenus, nous entrevoyons là-bas, dans ces pays ignorés, une vie extrêmement régulière et paisible, une vie de petits pays heureux qui n'ont plus d'histoire, de petites villes où tout le monde se connaît et dont seuls quelques commérages troublent le calme d'eaux dormantes, de familles patriarcales que gouvernent des mœurs d'un autre âge, faites de douceur et de respect. Certains échos que nous apporte de temps en temps la presse fortifient cette impression : récemment c'était la mésalliance d'un fils du roi de Suède épousant une bourgeoise : toute la nation s'y intéressait, et le père, après avoir résisté le temps convenable, finissait par donner son consentement, moyennant quelques conditions correctes et simples, aux applaudissements universels. Quelque temps auparavant, il s'agissait d'un roman de M. Strindberg, Mariés, qui faisait poursuivre son auteur. Il a été traduit et nous avons pu le lire. Eh ! mon Dieu ! c'est de l'eau de rose ; il n'y a pas dans l'Europe méridionale de pensionnaire bien élevée qui n'ait lu dix fois pire ! Une autre fois encore, nous apprenions que les cours de M. Brandes soulevaient l'opinion publique à Copenhague ; savez-vous pourquoi ? Parce qu'il tentait d'introduire dans la critique la méthode de Sainte-Beuve ! Cependant, la presse nous apporte aussi, de temps en temps, des échos d'un ton différent, que nous lisons d'un œil distrait et qui nous étonnent un peu, parce qu'ils vont à l'encontre de toutes les notions que nous avons pu nous faire sur les pays du Nord. Ainsi, en Danemark, il y a une opposition, qui a la majorité dans la Chambre ; en sorte que le roi, qui veut conserver son ministère conservateur, la dissout de sept en quatorze, d'où quelques dépêches dans les grands journaux. De plus, quelque légère bagarre à Christiania ou à Stockholm nous rappelle également, d'année en année, qu'il y a en Suède et Norvège des radicaux et des socialistes. Nous présumons qu'ils ne sont pas dangereux, qu'ils sont en politique ce que sont les romans de M. Strindberg en morale, et nous passons outre. Eh bien, nous avons tort, le conflit est sérieux, là-bas comme ici. Là-bas comme ici, on remue toutes les questions, on fait le procès de la société, on discute ses exigences, on examine ses bases, on les menace, on les sapera peut-être. Et les drames d'Ibsen ont ce haut intérêt qu'ils nous représentent d'une façon singulièrement vivante cette mêlée, qu'ils nous en livrent les éléments et les caractères, qu'ils nous renseignent sur la lente ébullition de ce pays que nous aimons à nous figurer si tranquille, et avec une hardiesse telle, qu'elle ferait peut-être reculer les plus hardis de nos écrivains. Henrik Ibsen, qui a maintenant soixante ans, vit depuis plusieurs années à Rome, dans un isolement jaloux. Il y demeure étranger ; on ne lui connaît pas d'amis ; tous les soirs, vers sept heures, on le voit entrer au café Aranjo ; quelques Allemands, qui s'y trouvent, le saluent ; mais il ne parle à personne et s'assied seul à sa table. Il a fait de la solitude un principe: « L'homme le plus fort, dit quelque part un de ses personnages, est celui qui reste seul. » Notez que son isolement n'est pas une retraite, qu'il n'entend pas renoncer à exercer une action sur la société. Mais, passionnément individualiste, comme le sont souvent les hommes du Nord, il croit pouvoir exercer cette action par la seule puissance de sa personnalité. Ses œuvres lui paraissent à cet effet des armes suffisantes : il s'abstient de prendre une part directe à l'agitation qui l'intéresse, il n'écrit pas dans les journaux, il ne lance pas de brochures, il ne fait pas de discours ni de conférences, il ne veut pas monter sur la scène politique, et il a dit dans une de ses poésies : « Le bruit des masses m'épouvante, je ne veux pas laisser éclabousser mon habit par la boue des rues, je veux, en purs vêtements de fête, attendre le jour de l'avenir... » Mais son attitude n'a pas toujours été la même, il n'a pas toujours regardé les événements d'aussi loin, d'aussi haut, dirait-il peut-être non sans rai- son, il a su s'y mêler à ses heures. La ruine de sa famille ayant interrompu ses études de médecin, il dut, pour pouvoir les continuer, accepter un emploi de commis pharmacien. Cette circonstance, cette position difficile que ses hautes ambitions rendaient sans doute plus pénible encore, les difficultés et les besoins misérables auxquels il se heurtait, tout cela le prépara à subir l'action de l'esprit révolutionnaire et en 1848 le souffle de révolte qui passait sur l'Europe l'emporta. Il lui inspira ses premiers écrits : des vers aux Hongrois pour les encourager dans leur lutte, une série de sonnets au roi Oscar de Suède pour l'engager à soutenir les intérêts des frères danois, des épigrammes violentes qui mirent sens dessus dessous sa petite ville de Grimstad. Un peu plus tard, il prenait Catilina pour héros de son premier drame : un Catilina qui devenait entre ses mains un utopiste, un rêveur, un humanitaire, indigné de voir triompher à Rome l'injustice et les abus, qui ne se résignait à la destruction que parce qu'il voyait un monde nouveau et meilleur sortir des ruines de l'ancien. Ibsen entrait donc dans la vie, selon sa propre expression, « en se mettant en guerre avec la société » ; il ne devait pas s'en tenir à ces premières escarmouches. Après quelques années de luttes assez vives, pendant lesquelles il fonda un journal, composa un second drame, le Tombeau des Huns, écrivit une satire politique, Ibsen entra pourtant dans une période plus calme : il écrivit des pièces assez ordinaires, qui réussirent moyennement, et devint même directeur du théâtre norvégien de Christiania. La chute de ce théâtre ramena ses difficultés ; et c'est seulement à partir de ce moment-là qu'il se trouva, ou plutôt se retrouva lui-même. Car c'est bien l'auteur de Catilina, le révolutionnaire, le révolté, qui reparaît dans la Comédie de l'amour, la première des pièces de son vrai répertoire, et dans toutes celles qui suivirent. Seulement, ce n'est plus la politique qui est son terrain ; il va plus loin : ce sont les rouages les plus intimes de la société qu'il étudie, le mariage et la famille ; ce sont les idées sur lesquelles elle repose qu'il analyse, et chacune de ses œuvres nouvelles le pousse plus avant dans cette voie. La révolte, chez Ibsen, paraît provenir d'une extrême droiture de cœur et d'esprit en même temps que d'une inébranlable fermeté de caractère. Ce qui le met en méfiance contre les idées, c'est la façon dont elles s'incarnent ou se réalisent. Il ne fait pas, si je puis parler ainsi, leur procès direct, il ne les analyse pas en elles-mêmes : il montre la misérable contradiction qui existe entre ce qu'elles proclament et ce qu'elles font faire aux hommes. C'est ainsi que le prêtre Brand, un de ses personnages dans lequel il s'est le mieux peint lui-même, frappé de l'énorme distance qu'il y a des préceptes à la pratique de la religion, se dresse contre l'Eglise et consacre tous ses efforts à réveiller la conscience endormie de ceux qui l'entourent. Chez lui, le désir du bien devient une sorte de fanatisme ; il se refuse à admettre le moindre compromis entre les deux puissances opposées qu'il voit se partager le monde. De même que Christ disait: « Qui n'est pas pour moi est contre moi, » il demande, en son nom « Tout ou rien, » et il répète à ceux qu'il sacrifie à sa terrible logique « Si tu donnais tout en réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné » Deux scènes de cette étrange composition sont particulièrement caractéristiques. Dans l'une, la mère de Brand agonisante, lui fait demander les saints sacrements. Elle a mal vécu sa vie, elle s'est injustement emparée de la fortune de son mari mort, elle a péché contre la justice : Brand exige qu'elle renonce à tous ses biens mal acquis. Mais elle les aime plus que sa vie, plus que son salut ; elle n'en peut offrir que la moitié. Brand refuse. Elle a peur, elle don- nera presque tout, elle ne réservera qu'un dixième : c'est encore trop ; Brand reste inflexible : « Tout ou rien ! » Et il la laisse mourir sans confession. Dans l'autre, pendant que sa femme, Agnès, passe la revue des effets de leur enfant mort, qu'elle conserve comme des reliques, une Bohémienne survient avec un enfant presque nu, pour lequel elle ose demander ces bons vêtements chauds. Agnès se révolte ; ces petites choses sont tout ce qui lui reste de son bonheur de mère : l'enfant qu'elle a perdu ressuscite quand elle les regarde, comment pourrait-elle s'en séparer ? « Il ne faut pas s'attacher aux idoles ; donne tout à la femme ! » lui dit Brand. Elle obéit. « As-tu donné de bon cœur ? lui demande-t-il dès que la bohémienne est sortie. - Non. - Alors, tu as accompli ton sacrifice en vain. » Elle se tait, puis, comme il va sortir, le rappelle « Brand ! - Eh bien ? – J'ai menti !... Ecoute, la blessure est profonde, j'ai été faible, je t'ai trompé, je m'en repens... Tu as cru que j'avais tout donné ?... Non, j'ai gardé quelque chose : ce petit bonnet qu'il portait à l'heure fatale, mouillé de larmes, trempé des sueurs de la mort... Oh ! tu ne m'en voudras pas, j'en suis sûre ? - Va où règnent tes idoles ! (Il veut sortir.) - Attends ! - Que veux-tu ? - Tu le sais bien ! (Elle lui tend le bonnet; Brand se rapproche et demande, avant de le prendre) : « Volontiers et sans regret ? - D'un cœur joyeux ! - C'est bien ! Donne-le donc aussi pour l'enfant pauvre ! » De même, dans les Soutiens de la société, il s'agit de la contradiction qui existe entre la position d'un homme dont l'honorabilité paraît à l'abri de tout soupçon, et les moyens par lesquels il l'a acquise. Le consul Berwick, aux débuts de sa carrière, a dû, pour sauver de la ruine la maison qui portait son nom, laisser courir le bruit qu'elle avait eu à subir une série de vols et laisser peser l'accusation de ces vols sur son ami intime, son futur beau-frère, Jean Tœnnesen, qui le savait et se sacrifiait pour lui en partant sans se justifier. Cette faute première engendre une longue série de mensonges et de lâchetés ; son sauveur devient sa victime : il refuse de lui rendre justice, sachant qu'il ne peut le faire qu'en sacrifiant son honorabilité et tous les avantages qu'il en retire journellement, son bonheur, sa position, sa fortune. C'est en vain que sa demi-sœur, qui est dans le secret, cherche à réveiller sa conscience ; c'est en vain que Jean Tœnnesen lui-même, revenu, après une longue absence, le supplie de faire cesser d'un mot l'injuste réprobation qui l'enveloppe : il se raidit, il se défend de toutes ses forces, prêt à tous les mensonges, à tous les parjures qu'il faudra pour sauver son honorabilité. Jean, qui possède de lui une lettre compromettante, l'en menace ; mais avant de se faire rendre justice, il faut qu'il retourne en Amérique, et Berwick se débarrassera de lui en le laissant s'embarquer sur un navire qu'il sait insuffisamment réparé et condamné à une perte certaine. Et il faut une série de hasards pour défaire cet abominable réseau de mensonges, pour amener Berwick à s'amender et pour terminer par un dénouement heureux, qui, du reste, n'est pas dans l'esprit de la pièce et paraît une concession faite à l'optique du théâtre. Qu'est-ce encore que les deux pièces les plus connues d'Ibsen, Nora et les Revenants, sinon le procès non du mariage, mais de la façon dont le mariage est compris ? Dans Nora, on voit un mariage se dissoudre tout à coup, parce que la femme s'aperçoit que son mari est une créature d'autre espèce qu'elle, qu'il l'a méconnue, qu'il est incapable d'apprécier son cœur et de lui faire dans son estime le rang auquel elle a droit : et elle le quitte, plutôt que d'accepter, selon son expression, la vie commune avec un étranger. Dans les Revenants, on voit les suites de la solution contraire : la femme, Mme Alving, qui voulait partir, est restée, parce que le pasteur Manders, pour qui elle éprouvait une secrète tendresse, lui a fait comprendre que c'était son devoir, que les convenances et la morale lui interdisaient un scandale. Je sais peu de plus belle scène que celle dans laquelle, trente ans plus tard, Mme Alving explique au même Manders ce qu'a été sa vie ; il a cru, comme tout le monde, que l'orage s'était apaisé, que la jeune femme, digne et trompée, avait pardonné, que le chambellan Alving, après quelques incartades, était rentré dans la correction : est-ce que sa veuve ne vient pas de construire un asile qui doit porter le nom de son mari ? n'est-ce pas là un témoignage qu'elle veut rendre à sa conduite assagie ? Point. Ces correctes apparences cachent une existence de douleurs, d'humiliations, de honte, un long calvaire gravi le front haut, le sourire aux lèvres,– avec quel regret d'avoir sacrifié toute sa vie à des conventions qui, une fois violées, n'existent plus ou ne sont qu'hypocrisie ! Enfin, Empereur et Galiléen, un drame historique en deux parties, qui est l'oeuvre la plus considérable du dramaturge norvégien, synthétise toutes ses idées et prend les proportions d'un réquisitoire dressé contre les bases de la morale et de la société modernes. Cette œuvre mériterait, à elle seule, une longue étude : nous ne pouvons ici qu'en indiquer les grandes lignes. Sous l'empereur Constance, la jeune religion chrétienne a déchu, tiraillée entre les divisions des innombrables sectes. Julien, qui était au commencement un partisan passionné des dogmes nouveaux, en arrive peu à peu, soit par le commerce qu'il entretient avec des mystiques grecs, soit poussé par les événements de sa vie, à considérer le christianisme comme une erreur et une folie ; il revient donc au culte des dieux de la Grèce et de la beauté. Comme la mort de Constance lui donne le sceptre, son apostasie prend une immense importance. D'abord il veut se montrer tolérant et respecter toutes les croyances. Mais, mal entouré, sensible à la flatterie, faible de caractère et d'un esprit sujet à de brusques secousses, il se laisse entraîner dans la voie des persécutions. Ce qui se produit alors vient à l'encontre de tous ses calculs : les chrétiens se réveillent sous les coups dont il les frappe, les plus tièdes deviennent ardents, les sectes ennemies se rapprochent, de tous côtés on court au martyre avec joie, en même temps qu'apparaît, au contraire, l'impuissance dès anciennes croyances ; en sorte qu'il sert la cause qu'il croyait ruiner, qu'il voit se détacher de lui ceux-là même qu'il comptait employer comme instruments dans sa lutte, et qu'il meurt en se sentant vaincu. Tout l'effort du poète porte sur la peinture du caractère de Julien, qui ne ressemble point il est à peine besoin de le dire, au Julien de l'histoire, mais qui sert à traduire, comme une sorte de symbole, la conception que s'est faite Ibsen des redoutables problèmes auquels il touche. Et il n'est pas difficile de reconnaître que, comme un de ses personnages dont il semble avoir fait son porte-parole, le mystique Maximos, il comprend la nécessité historique de l'avènement du christianisme sans l'admirer ni l'aimer, sans cesser d'aspirer à un « troisième règne » qu'il ne définit pas, mais qui serait la réconciliation entre la théorie de la jouissance, fond des croyances païennes, et celle de la renonciation, base des doctrines nouvelles. C'est certainement lui qui parle quand son héros dit : « Toute ma jeunesse n'a été qu'un effroi illimité devant l'Empereur et devant Christ. Il est terrible, cet Homme-Dieu énigmatique et sans pitié. Partout où j'ai voulu aller, il s'est trouvé devant moi, avec ses exigences absolues et inexorables. » Avec lui encore, il regrette « le trésor perdu de la sagesse ancienne », la beauté disparue, la gaieté des fêtes de Vénus et de Bacchus, qu'il essaye de ressusciter et dont il ne parvient à faire que d'odieuses orgies. Mais c'est lui également qui, par la bouche de Maximos, se console de cette inévitable transformation dans l'attente d'un avenir plein de mystère. « Dans le voisinage d'une ville que j'ai autrefois habitée, raconte en effet l'ingénieux philosophe, il y avait une vigne célèbre pour l'excellence de ses raisins ; quand les bourgeois de la ville voulaient de bons raisins, ils en faisaient chercher là. Or, il y a quelques années, je retournai dans cette ville, et personne ne connaissait plus les raisins jadis si estimés. Je cherchai donc le propriétaire de la vigne et je lui dis « Est-ce que tes ceps sont donc morts, mon ami, que personne ne connaît plus tes raisins ? - Non, me répondit-il, mais tu sais que les jeunes ceps donnent de bon raisin et de mauvais vin, et les vieux ceps, au contraire, de mauvais raisin et de bon vin. C'est pourquoi, étranger, je réjouis encore les cœurs de mes concitoyens, grâce à l'abondance de ma vigne, mais autrement : par le vin, non par les raisins... Le vignoble du monde a vieilli, et tu veux encore offrir des raisins à ceux qui maintenant ont soif de vin nouveau !... » Comme pour que sa pensée de révolte soit plus clairement exprimée, Ibsen fait intervenir, dans la plupart de ses pièces, des personnages qui ont rompu avec les conventions sociales et qui, sous les dehors d'une vie déréglée, cachent toutes les qualités de droiture, de franchise et d'honnêteté dont sont dépourvus les autres, les réguliers. Tel est le Jean Tœnnesen des Soutiens de la société, et aussi l'étrange personne qui l'a accompagné dans ses voyages en Amérique, sa demi-sœur Lona Hessel : pour lui, elle est montée sur les planches d'un café-concert, elle a couru les pampas en vêtements d'homme, elle a même écrit un roman qui a soulevé des tempêtes. Aussi est-elle un objet de scandale dans sa ville natale, où, quand elle revient, on la regarde comme un malséant objet de curiosité, dont il ne faut pas trop approcher. Et c'est elle qui amène Berwick à reconnaître ses fautes, c'est elle qui tire la morale des événements auxquels elle a assisté : « Liberté et Vérité, voilà les soutiens de la société. » Les personnages comme Jean Tœnnesen et Lona Hessel, dans les pièces d'Ibsen, ont toujours raison contre les autres, les pasteurs, les recteurs, les gens qui représentent l'ordre établi. Toutes les fois que ceux-ci émettent un jugement, les faits viennent leur donner tort, et ils apparaissent presque toujours, ou comme des esprits faibles, facilement dupés, incurablement ignorants des hommes et des choses, ou comme des chevaliers d'industrie enveloppés d'apparences très respectables, et inconscients, tant ils sont persuadés qu'ils agissent comme tout le monde. « Examine l'intérieur des hommes les plus estimés, dit Berwick à Lona Hessel, et tu trouveras en chacun au moins un point noir qu'il faut dissimuler. Et vous vous appelez les soutiens de la société ! s'écria Mlle Hessel. - Elle n'en a pas de meilleurs. - Alors qu'importe qu'une telle société soit soutenue ou non !... » Vous voyez qu'Ibsen va jusqu'au bout de ses théories, avec une logique inflexible, comme Brand, son héros préféré. Il en a souffert quelquefois : ce n'est pas impunément qu'on rompt aussi complètement avec les opinions reçues, surtout dans un petit pays très attaché à ses traditions, où l'opinion exerce son pouvoir avec une extrême rigueur et ne tolère pas volontiers le libre jeu des idées. De là une de ses dernières œuvres, et des plus belles, son drame de Rosmersholm, sur lequel je voudrais insister encore : Rosmersholm est le nom d'une propriété, qui depuis des générations appartient à la famille des Rosmer, de père en fils, pasteurs ou magistrats. Le dernier des Rosmer était pasteur ; mais, après la mort de sa femme, qui était atteinte d'une maladie mentale et s'est suicidée, il a renoncé aux croyances de sa jeunesse et il est sur le point de passer dans le camp des progressistes, pour travailler avec eux à l'œuvre d'émancipation qu'ils poursuivent. La lutte entre les deux partis, progressiste et conservateur, est à ce moment des plus vives et tout de suite Rosmer, qui est d'une nature toute contemplative, et n'a jamais connu les hommes, apprend ce qu'il en coûte de se jeter dans la mêlée. Il se fâche avec son plus ancien ami, le recteur Kroll, qui dirige la résistance des conservateurs et qui, tout de suite, commence à le calomnier sans aucun égard ni pour leur ancienne amitié, ni pour la noblesse de son caractère ; d'autre part, il ne comprend pas grand'chose au langage que lui parlent ses nouveaux alliés, gens habiles, très diplomates, qui voudraient que, pour donner plus de poids à son adhésion à leurs idées politiques, il gardât le secret sur la transformation religieuse qui s'est opérée en lui. Rosmer a gardé chez lui l'ancienne gouvernante de sa femme, une personne d'une trentaine d'années, nommée Rebecca West. Il vit avec elle dans une sorte d'union spirituelle, dans la plus complète intimité de pensées - à ce qu'il croit du moins - l'aimant sans s'en douter, jusqu'au jour où les calomnies que ses anciens amis repandent sur lui l'éclairent sur son sentiment. Mais en même temps, il découvre peu à peu que Rebecca n'est pas ce qu'il croyait ; elle s'est introduite chez lui avec le but déterminé de s'emparer de lui, elle a poussé sa pauvre femme au désespoir, en lui laissant pénétrer la transformation morale qui s'opérait en Rosmer et que Rosmer lui cachait soigneusement, plus tard même en la trompant sur la nature des relations qu'elle entretenait avec lui, en sorte qu'elle est responsable de sa mort : la malheureuse créature ne s'est pas tuée dans un accès de folie, comme on l'a cru, mais parce qu'elle s'est figuré qu'elle était un obstacle au bonheur de son mari. C'est Rébecca elle-même qui avoue toutes ses machinations à Rosmer, quand il lui demande sa main : elle aussi s'est transformé aux côtés de cet homme honnête et bon ; elle n'est plus l'intrigante qu'elle était à son arrivée ; elle a été vaincue par ce qu'elle appelle « les idées de la famille Rosmer » qui, dit-elle ont « énervé ma volonté et l'ont plié sous un joug pour lequel elle n'était pas faite. Les idées de la famille Rosmer ennoblissent, mais tuent le bonheur... » Rosmer est brisé par cette découverte : elle lui enlève, avec sa bonne conscience toute sa force ; il se croit coupable, il se croit criminel ; il ne se sent plus ni le courage ni la volonté d'entrer dans la mêlée où il comptait rendre tant de services aux hommes. En même temps, il aime cette Rebecca à laquelle l'attachent tant de liens d'habitude et une sympathie qui résiste à tout. Il lui pardonne. Il pourrait encore être heureux avec elle s'il parvenait à croire à la nécessité de sa transformation. Mais il ne peut pas, il sent que, quoi qu'elle fasse, il doutera toujours d'elle. Une seule chose pourrais le convaincre : c'est qu'elle fasse ce que sa femme avait fait. Dans un entretien suprême, il se laisse entraîner jusqu'à le lui dire. Rebecca comprend et sent que c'est, en effet, là la solution, et, après une scène admirable qu'il faudrait citer tout entière pour faire admettre l'étrangeté de ce dévouement, ils vont ensemble se jeter dans la rivière même ou avait fini leur victime. Il y a, dans toutes ces pièces, certains traits qui nous les font paraître très étrangères, par lesquels elles sont bien d'une race que nous connaissons peu et dont nous différons beaucoup : un vigoureux individualisme, l'individualisme propre au peuples du Nord, obligés de dépenser une plus grande énergie dans la lutte pour la vie, plus pénible qu'ailleurs sous un climat rigoureux, et dont Ibsen est imprégné jusqu'aux moelles ; une conscience puritaine, à la fois pointilleuse et rigoureuse, la conscience que forme et développe la pratique d'une religion austère ; une conception générale de la vie, de ses devoirs et de ses fins beaucoup plus sévère que la nôtre, si sévère qu'elle nous paraît parfois exagérée et fausse, et que nous avions peine à admettre quelques-unes des situations auxquelles elles conduit ; une façon tout autre de poser et d'examiner les problèmes de morale ou de philosophie ; en sorte que des personnages comme Brand ou comme Rosmer, qui sont à coup sûr les figures les plus caractéristiques de la galerie d'Ibsen, nous échappent en partie, rt que c'est seulement par un grand effort de sens critique que nous parvenons à les saisir. Mais cet effort vaut la peine d'être tenté. De plus en plus, il devient nécessaire de se familiariser avec les idées les plus éloignées et les sentiments les plus étrangers. Le développement de la pensée moderne n'est plus l'apanage d'un petit nombre de nations point. Des peuples qui, jusqu'à présent, était demeuré en dehors du mouvement intellectuel, y apportent à leur tour des éléments nouveaux ; et si, dans ce travail, les nations perdent un peu de la vivacité, de l'originalité de leur qualités particulières, elles gagnent peut-être une plus complète intelligence des conditions et des destinées de l'humanité civilisée. Pourquoi donc refuserions-nous aux personnages scandinaves d'Henrick Ibsen un peu de l'attention que nous avons si largement prêtée aux héros russes des Tolstoï et de Dostoïewsky ? EDOUARD ROD.