LES IDÉES MORALES DE HENRIK IBSEN 1. — LA VÉRITÉ NÉCESSAIRE L'ombre que projette notre âge sur l'esprit des écrivains augmente chaque jour et assombrit leur pensée. L'heure n'est plus où dans le rythme des formes et des couleurs s'exaltait l'âme de l'artiste, à la recherche de la seule Beauté, et voici que les temps tragiques sont venus, où l'homme ne peut plus séparer son rêve des choses de son siècle, et vivre en lui comme en une tour d'ivoire, loin des atteintes sociales. La lutte des êtres est devenue plus grave, le vieux monde craque sous les besoins nouveaux qui veulent le briser, la guerre des classes réapparaît, et l'individu, qu'opprime la Société sous la prétention de le protéger, souffre de cette camisole de force qu'on met à ses désirs et au développement de son être. Il y a quelque chose de vermoulu dans notre monde, et, si tous les penseurs s'accordent à le comprendre, ils n'agissent point tous d'une identique manière envers l'ordre établi. Les uns, — Gœthe et Renan sont leurs illustres maitres, — préfèrent, selon l'expression chère à Maurice Barrès, sacrifier aux dieux de l'empire, et répètent avec l’auteur de Faust : « J'aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. » Ceux-là caressent le pouvoir et flattent les hommes officiels, afin d’avoir la paix et de pouvoir tranquillement s'occuper du fond éternel de l'humunité. D'autres n'ont point cette diplomatie ; sincères avec eux-mêmes, ils se révoltent contre les choses dont l'injustice les blesse, et, dans un grand amour de la vérité qui les pénètra, ils livrent leurs assauts à la vieille société dont ils méprisent les bassesses, et qu'ils rêvent de transformer pour le bonheur futur des hommes. Les faveurs et les honneurs, aimés des âmes médiocres, ne vont point à ceux-là : il suffit à leur joie de marcher dans le sillage du Vrai dont ils contempleut l'éblouissement, et d'éprouver avec intensité la sensation de la lutte et l'effort de leurs énergies. Ainsi que lord Byron, Henrik Ibsen est de ces révoltés. Sa vie en Norvège fut une lutte contre les vieilles traditions ; Björnson l'aida de son magnifique talent, mais, tandis qu'Ibsen y mettait toute son âme et toute son inquiétude de pensée, il gardait la sérénité des optimistes dont l'esprit plane au-dessus des choses. Et à l'heure où les deux grands dramaturges unissaient leur puissance pour la révolution des idées, le romancier scandinave Jonas Lie, dans ses Puissances Infernales, dénonçait la vanité des efforts humains, et affirmait que la seule chose durable que l'homme peut ici bas créer, est un réflet de la Beauté suprême, émanation de l’Absolu... Dans tous ses drames, Ibsen revendique la liberté de l'homme, affranchi des servitudes sociales, et se développant harmonieusement dans le bonheur et la vérité. Individualiste intransigeant, il veut soustraire l'individu au mensonge des hypocrisies et des conventions, et pour cela le retirer de la foule, afin que seul avec lui-même, il prenne possession de son être, le connaisse et trouve sa loi morale et sa conception du bonheur. Il faut que l'être humain pense par lui-même, il faut ainsi qu'il se plonge en la solitude où les choses reprennent leur aspect naturel. « L'homme le plus puissant du monde es celui qui est le plus seul, » dit Stockmann, abandonné de ses concitoyens aux âmes médiocres. Car la foule empêche la personnalité d'apparaître, et brise les êtres de noblesse par son contact déprimant. Les grands écrivains de notre âge furent presque tous des individualistes. Le Médecin de Campagne, de Balzac, est une apologie de la solitude, et le Manfred de lord Byron, errant dans la neige de la Jungfrau et se préparant à mourir, murmure ces paroles dédaigneuses : « Lorsque les êtres auxquels j'appartenais, bien que malgré moi, croisaient mon sentier, je me sentais rabaissé à leur niveau, et redevenir poussière. » Le rêve aristocratique de Renan flatte l'individu, fleur rare poussée en serre chaude, et Taine, dans ses études de la vie contemporaine, brise l’ancien contrat social tout en faveur de la société, et montre la volonté individuelle se dégageant de siècle en siècle, se réservant sa part en face de l'autorité envahissante, et exigeant un maximum d'initiative et d'espace pour développer librement toutes ses énergies. Aujourd'hui, M. Maurice Barrès, l’un des jeunes écrivains modernes qui exercent le plus d'influence sur la nouvelle génération, formule d'analogues idées : « La force de l'intelligence et de la sensibilité, — dit-il, — appartient à ceux-là qui vivent dans un contact sincère avec leur moi.» Et ailleurs il pose cet axiome sur l'influence de l'association : « Mettez des jeunes gens ensemble : les plus distingués baisseront, les pires monteront, et il se fera un niveau de médiocrité. » D'où vient donc qu'aujourd'hui les théories socialistes, contraires à ces nobles pensées, aimantent si puissamment les esprits emportés dans un prodigieux courant de pitié universelle ? C’est que si l'association est opposée au développement intellectuel et sensitif de l'être humain, elle peut être utile à son développement purement matériel. Mais l'absorption de l'individu par l'Etat, à laquelle tendent presque toutes nos lois et nos impôts, et à laquelle tend davantage encore le socialisme croissant, répugne et répugnera toujours aux esprits indépendants et fiers ; et la théorie individualiste qui d'ailleurs n’a jamais été politiquement formulée, parce qu'on craint le déploiement des forces libres et des libres énergies, serait bien plus susceptible d'apporter le bonheur aux hommes, même les plus malheureux et les plus souffrants en s’unissant au principe de la solidarité humaine. L'indépendance constitue la noblesse de l'être : or l'abus de l'autorité et du fonctionnarisme émascule les caractères et consacre la médiocrité. L'Etat fait œuvre de mort en empéchant l’éclosion de l'individu. La volonté humaine est, pour Ibsen, le grand moteur des actions et des pensées. Il l'exalte et la magnifie en ses œuvres, cette volonté qui finit par forcer le cours des événements, et que Solness, la plus haute personnification de sa pensée, exerce à distance avec tant de pouvoir. Ses trois grands drames, Brand, Peer Gynt, Empereur et Galiléen célèbrent la splendeur de cette volonté humaine : « Il faut vouloir, — dit Brand, — vouloir l'impossible, vouloir jusqu'à la mort ! — Tout secours est inutile à celui qui ne veut point ce qu'il ne peut pas encore. » Mais la volonté ne peut exister sans la confiance en soi-même : « Croyez en vous, et votre salut est assuré », dit le skalde islandais Jatgeyr aux paroles profondes comme celles des fous de Shakespeare. Tout le drame des Prétendants à la couronne est un hymne à la volonté : le poète oppose l’homme de l'inquiétude à l’homme du vouloir, et le triomphe du second sur le premier atteste la nécessité de la foi en soi-même. Que peuvent l'incertitude et l'éternel doute du jarl Skule, contre la sérénité et la confiance du roi Hakon ? Les ténèbres de l'âme enfantent la faiblesse, et Skule porte en lui-même le germe de sa défaite, sûr d'être vaincu avant même d'avoir combattu. Solness a besoin, lui aussi, pour vouloir, que Hilda croit en lui, et lorsque celle-ci lui demande, pour lui donner sa foi entière, qu'il fasse l'impossible et monte, malgré les vertiges, au sommet de la tour, pour elle il atteint le faite, parce que cette confiance lui est nécessaire, et il paie de sa vie cette audace dernière. Ce développement de la volonté cadre chez Ibsen avec les influences de milieu et de tempérament. Il admet les dernières conclusions de la philosophie déterministe sur toutes les causes efficientes des actes humains, et le problème troublant de l'hérédité le hante à diverses reprises. Mais la personnalité demeure à ses yeux, et l'homme conserve en lui-même le pouvoir de se transformer et de se personnaliser. Ibsen veut donc affranchir l'individu de ce qu’il dénomme le mensonge vital, c'est-à-dire de la compression morale que l'homme subit dans le monde social ; mais dans cette lutte qu'il entreprend contre la société, les adversaires qu'il a devant lui sont nombreux et redoutables, parce qu'ils possèdent la force toute puissante, la force d’inertie. Leur dénombrement est aussi imposant que ceux du vieux Homère désignant les guerriers aux belles klamydes. Ibsen les énumère dans les Soutiens de la Société et dans Un ennemi du peuple, où il fonce sur eux avec une furie toute juvénile et les disperse à grands coups de cravache qui marquent les figures et cinglent les épaules. Leur défilé est plein de faste ot de majesté. En tête marche ces fameux Soutiens de la Société, tous si convenables et si moraux. Ils veillent au salut de l'état social, au nom duquel ils étouffent le cœur et la pensée des rares individualités. Leur vie est à base d'hypocrisie : qu'importe leur mensonge si la société n'est pas compromise ? Ils n'ont jamais cherché à voir clair en eux-mêmes et autour d'eux. Le tout petit patrimoine d'idées dent ils ont hérité leur suffit amplement. Ils se sont mariés sans connaître leur femme, parce que cela se fait ainsi, et n'ont point songé à pénétrer son âme, etils ont élevé leurs enfants sur leur triste modèle. Ils parlent à tout propos des devoirs qu'a l'individu envers la société, et ne se soucient guère de revendiquer ses droits. Ils ne réfléchissent point sur la vie, et ne voient point la nécessité de réfléchir. Les voici, les plébéiens vulgaires, qui n'ont point su s'approprier par le travail de la pensée la noblesse intellectuelle : Ce sont les hommes influents qui agissent, « comme les chèvres dans une plantation de jeunes arbres, font du mal partout et génent toujours un homme libre, n'importe où il se trouve ef quoi qu'il fasse. » Ce sont les hommes officiels qui ne pensent point par eux-mêmes, se servent avec conviction des idées qu'on leur passe et qu'ils n'ont point discutées, s’accommodent très bien des conventions et des préjugés en cours, et vivent heureux en faisant le malheur des êtres aux cœurs droits. Ce sont les gens en place qui n'ont aucune idée contraire à celles de leurs supérieurs, et trouvent pénible d’être compromis par de proches parents pourvus d'indépendance. Ce sont enfin tous les bourgeois, en appelant bourgeois selon le sens de Flaubert celui qui pense bassement : ce sont toutes les âmes viles qui, objectivant leur turpitude, attribuent toujours les pires motifs aux actions des hommes libres, qui vivent sur un vieux fond d'idées reçues, de pensées apprises, d'hypocrisies commodes, qui se bâtissent là-dessus une façade d’honorabilité et se permettent de traiter de haut les chercheurs de la vérité, gens dénués de scrupules et prêts à troubler l'ordre social. Leurs dignes épouses font partie d'une société de bienfaisance, destinée à combattre la corruption, et se montrent impitoyables pour tout ce qui n’est pas correct et convenable (1). Pour tous ceux-là la vie se résume en ce que Taine appelait dans son Régime moderne, l'acceptation passive de la règle. « Toute cette moralité sent la pourriture comme les draps d'enterrement, » clame le poète avide de liberté ; et l'on comprend le cri désespéré de Dina Dorff qui étouffe dans ce monde étroit : « J'ai peur de tant de respectabilité ! » Puis le groupe des trembleurs suit en hésitant les soutiens de la Société. Ce sont tous ceux qui pensent librement à huis-clos, et sont en public de l'avis officiel ; ils ont le respect des hommes riches et influents, et ne sauraient manifester leur vouloir. Ou bien ils ont une position à ménager, un enfant à établir, un avantage quelconque à obtenir, et préfèrent se mentir à eux-mêmes, plutôt que d'affirmer leurs opinions subversives. Leurs intérêts dominent pour eux la vérité. Enfin, marche derrière eux la masse confuse et lente de la foule qui ne pense pas, et suit docilement le berger parce qu'il est le berger. C'est là majorité compacte, selon Ibsen l'ennemi le plus dangereux de la vérité et de la liberté. Le médecin Stockmann dans son hardi réquisitoire contre l'état social la malmène de cette sorte : « La majorité n’a jamais raison. Je vous le répète : jamais ! C'est un ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre de ses actes et de ses pensées doit se révolter. Qui est-ce qui forme la majorité des habitants d'un pays ? Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles ? Je suppose que nous serons d'accord qu’il y a des imbéciles partout, et qu’ils forment une majorité horriblement écrasante. Mais du diable ! cela ne pourra jamais être une raison pour que les imbéciles règnent sur les intelligents !... La minorité a toujours raison. » Et il traite avec le plus large des mépris la foule des petits qui ont le souffle court et la poitrine étroite, et marchent à l’arrière-garde de l'humanité, n'utilisant que des vérités toutes vieilles et usées, car pour Ibsen le vrai est relatif et progresse éternellement. Il est curieux de voir Ibsen, dont l'observation est d’un poète clairvoyant, se rencontrer avec Taine dont l'analyse expérimentale est d’un froid méthodiste, pour écraser la majorité compacte, et flétrir la domination du nombre, au grand effarement de la démocratie. Telle est l’armée que veut détruire Ibsen. Comme on le voit, elle comprend l'univers presque entier, les pauvres hommes ayant presque toujours peur de la lumièrejet de la réflexion. En tous cas, elle comprend tous les réguliers qui subissent passivement l'ordre établi. L'écrivain n’a guère pour alliés que les intellectuels dont la pensée passe au-dessus des âges et sè libère promptement des atteintes sociales, et les irréguliers qui eurent à souffrir de la compression morale de leur être et se mirent volontairement en dehors de la vie ordinaire, afin d’avoir plus d'air et plus d'espace. C'est presque toujours par la bouche de ceux-ci qu’il proclame les essentielles vérités, et c'est en eux qu’il dépose la droiture et l'honnêteté dont les réguliers hypocrites sont toujours dépourvus. Le mal n'est point tant dans les hommes que dans la société, car l'être humain, broyé sous la machine sociale qui brise sa pensée et écrase soi cœur, est plutôt coupable d’un manque d'énergie que d’une intime perversion. Il a été déformé, et il peut être encore restitué à lui-même. Aussi le rêve d'Henrik Ibsen est-il de lui apporter le suprême affranchissement qui permettra l’éclosion de sa pensée, et le développement de ses forces libres : il lui dénonce le mensonge vital, et lui montre la lumineuse vérité sur laquelle ses yeux doivent toujours se fixer dans sa route à travers la vie. Le problème de l'amour est le premier qui se pose à l'âme en révolte d'Ibsen ; il est la base de la vie humaine et demeure l'infinie préoccupation des cœurs douloureux. Déjà Michelet voulait l'affranchissement moral par le véritable amour. Ibsen formule une identique solution : à ses yeux, l'Amour n’est point hors de la vérité et de la liberté. L'union conjugale qui n'est point fondée sur le choix responsable et libre de deux êtres s'aimant parce qu'ils se connaissent, est le fruit d'un mensonge initial, destiné à corrompre les deux vies des époux ct à briser leur bonheur. Ainsi l'union de Nora et de l'avocat Helmer, dans la Maison de Poupée, repose sur une réciproque ignorance. Nora est la plus délicieuse femme-enfant qu'on puisse rêver, insouciante et câline, joyeuse et rieuse : elle ne sait rien de la vie que son mari néglige de lui faire comprendre ; elle ne sait rien des lois ni du monde, et suivant ses instincts de bonté, pour sauver son mari malade à mourir, elle a fait un faux qui lui a permis de l'emmener en Italie et dele sauver de la mort. Son secret est connu d’un seul homme qui le révèle à son mari dans un but de chantage. Alors en une scène finale qui est d'une frissonnante beauté, écläte le sombre duo de la Séparation des âmes. Helmer reproche à sa femme son mensonge, et la proclame indigne d'élever ses enfants : désormais leur union est à jamais brisée, et ils ne vivront plus ensemble que pour sauver les apparences. Et comme à cette heure grave on apporte à Nora le faux que lui renvoie son persécuteur repentant, Helmer s'écrie : « Je suis sauvé, » et oubliant les définitives paroles qu'il vient de prononcer, il rassure Nora et lui garantit son pardon. Mais Nora garde le silence ; ce qui s’est accompli l’a éclairée sur les êtres et sur les choses : jusqu'à ce jour elle ne connaissait point son mari ; avec terreur elle avait espéré qu’au moment de la catastrophe Helmer prendrait tout sur lui, la couvrant de son honneur et de sa force. Elle avait cru à l'amour absolu qui domine les misères de vivre, et sans même daigner expliquer à l'époux les circonstances de son faux, ne comprenant rien à la société qui punit des actes qu'en son âme elle sait être justes, mais déchirant le voile qui lui cachait la vie, et concevant l'ignorance qui servait de base à son amour, elle se révolte enfin d’avoir toujours été traitée comme une poupée, sans qu'on ait tenu compte de son âme et de son individu, elle revendique les droits de l'être humain qui passent avant ceux d'épouse et de mère, et elle s'éloigne dans l'aurore, ne voulant pas de cette existence à deux, où l'habitude unit deux étrangers, où jamais une parole séricuse ne fut échangée entre eux sur un sujet grave, où jamais leurs êtres ne se mêlèrent en la connaissance de l'absolu Amour. Et comme Helmer désespéré et comprenant qu'il ne fût point à la hauteur de l'estime de sa femme, lui demande à l'instant de son départ ce qui pourra les réunir, elle répond simplement : le prodige qui changerait notre mariage on une véritable union. M. Jules Lemaitre blâmant ce finale de la Maison de Poupée a plaidé contre Nora la morale du bon sens qui lui dit de rester. « On vit très bien sans se connaitre soi-même, — ajoutait-il avec ce ton narquois dont il est coutumier, — à plus forte raison sans être connu des autres. » Et il concluait que s'il y à dans le mariage une grande part de hasard, on s’en arrange tout de même, ainsi que l'enseigne la journalière pratique : toute rébellion serait donc inutile et vaine. M. Lemaitre tient, lui aussi, à sacrifier aux dieux de l'empire. Mais les esprits justes et sincères n'accepteront jamais le marchandage honteux que sont devenues les unions conjugales, et s'efforceront d'introduire en leur vie la connaissance et l'amour nécessaires. D'ailleurs la vérité se venge d'avoir été méprisée, et les fatales déconvenues qu'enfante le mariage basé sur les seules convenances, sont destinées à la joie des observateurs dédaigneux. Henrik Ibsen n'est pas capable de ressentir cette joie : « Ma pensée est amère quand elle n'est pas triste », a-t-it dit un jour, et la vie lui semble chose trop grave pour n'en pas éprouver la mélancolie dans la contemplation de ses hypocrisies et de ses tristesses. Pour lui, l'acceptation du mensonge dans l'existence ne peut pas donner le bonheur : son drame poignant et terrible des Revenanté en est l’attestation cruelle. Peu d'œuvres causent une pareille impression de terreur sourde et profonde, et cette punition dans le fils des fautes du père et de la dissimulation de la mère, laisse au cœur l'involontaire effroi de la loi qui régit nos destinées. Vingt ans, Mme Alving a gardé le silence : unie sans le connaître à un époux dont le mariage ne suspendit point les débauches, elle a comprimé son pauvre cœur défaillant, et s'est efforcée de couvrir aux yeux de tous l'abime de fange où roulait son mari : elle-accomplissait en son nom ses bonnes œuvres, et éloigna son fils Oswald, lorsque le scandale s'installa dans sa propre demeure. Puis elle comprend l'inutilité de son sacrifice : le devoir qu’elle s’est imposé fut stérile, car la faute du père est retombée sur l'enfant dont le cerveau s'en va, et qui lui réclame à grands cris le soleil dissipant les brumes du matin, la joie de vivre dispersant les vaines obligations que s'imposent les âmes. Elle a brisé sa propre vie, et n’a point racheté celle de sonfils: Et la misère de son mensonge lui paraît digne de pitié, car la vérité qui seule peut servir de base à la vie, l’envahit de ses clartés tardives. « Je ne suis pas celle que tu croyais épouser » murmure douloureusement Ellida à son mari Wangel dans la Dame de la mer. Là non plus, leur vie conjugale n'est point faite de franchise et de sincérité. Entre eux se dresse le souvenir étrange que garde en son cœur Ellida d'un fiancé de jadis, venu de Finlande et reparti sur la mer lointaine, d'un étranger qui incarne son rêve d'Inconnue, de vie libre et volontaire et d'amour infini, comme cette grande mer troublante sur laquelle il vogue à pleines voiles. Et rien ne peut briser cette tentation inconnu qui envahit sa pauvre âme de désir, car elle est intérieure et symbolise l'éternel rêve des hommes. Et lorsque le mystérieux étranger s’envient en toute certitude réclamer Ellida pour l'emmener sur les larges Océans, elle demande à son mari de la dégager, afin qu'en toute liberté elle puisse choisir son destin et suivre l'Etranger cette nuit même, si telle est sa volonté : son union avec Wangel ne fut point librement consentie, et de là vient toute leur misère. Envain Wangel la supplie de renoncer à son rêve : - « l'une peux pas m'empêcher de choisir, — lui replique t-elle affolée, — ni toi ni personne. Tu peux me défendre de partir avec lui, de le suivre, malgré moi. Tu peux me retenir ici de force. Mais tu ne peux pas m'empêcher de choisir, dans le fond de mon âme, de te le préférer, si tel est mon désir, si tel est mon devoir. » On n'enchaine point la pensée et le désir qui demeurent éternellement libres de poursuivre le mystère, l'inconnu lointain et attirant. Et Wangel murmure avec une douleur résignée : — « Je le vois bien, Ellida ! Tu m'échappes de plus en plus. Le désir de l'Infini, de l'idéal irréalisable, finira par jeter ton âme dans les profondeurs sombres de la nuit. » — « Oui, oui, ajoute Ellida suppliante, — je sens au-dessus de moi planer de grandes ailes noires et silencieuses. » Alors Wangel dont la supérieure intelligence comprend le secret des âmes souffrantes rend à la Dame de la Mer sa liberté, afin qu'elle choisisse volontairement entre le rêve qui l’effare et la réalité dont elle comprend soudainement la douceur, et Ellida, ayant la possibilité de contempler face à face le mystérieux Inconnu et d'y pénétrer pour jamais, y renonce librement, car le rêve meurt en nous sitôt qu'il est réalisable, et s'appuyant à son époux retrouvé, Ellida dit enfin cette phrase qui résume la pensée d'Ibsen : « Maintenant, je serai à toi, maintenant je le peux, parce que maintenant je viens à toi en toute liberté, volontairement, comme un être responsable de ses actes. » Ainsi toutes les unions qui ne sont point basées sur la libre volonté etla connaissance ont en elles un principe mauvais qui les dissout tôt ou tard ; le mariage d'Hedda Gabler et de Georges Tesman, issus de deux milieux différents et n'étant point d'une même race d'âme, en est'encore une preuve. Aux yeux d’Ibsen, l'individu ne doit point supporter ce perpétuel mensonge des unions mal assorties : qu'il en sorte plutôt en brisant ces liens hypocrites, mais qu'il n’étouffe jamais en lui la voix de la vérité. Ce n’est pas dans l'amour seul que le poète norwégien veut affranchir les hommes ; c'est dans toute la vie. — « Vous parlez souvent des égards que l’on doit avoir pour la société, — dit un de ses personnages, — moi je pense que la société a aussi des devoirs. » Elle ne doit pas être préférée à l'individu, et tuer son bonheur pour se sauver elle-même. Jamais plus nettement que dans son drame les Soutiens de la Société, Ibsen n’a mis en scène l'opposition des réguliers aux âmes hypocrites et des irréguliers aux cœurs droits et généreux. Le consul Bernick a édifié sa fortune en laissant supporter à un autre le poids de sa propre faute : le mensonge initial qui sert de base à sa vie, le pénètre tout entier, brise ce qui restait encore de bon en lui et le conduit jusqu'au bord du crime dont il subit le vertige. Johann Tonnesen et sa sœur Lona ont, au contraire, secoué les conventions sociales pour suivre la vérité, et leur être s’est développé librement, et les purs instincts dé bonté généreuse se sont épanouis en eux. Frappé par lés événements où s’atteste la loi de la vérité, Bernick a le suprême courage de se libérer du mensonge, et, soulagé de toute l'hypocrisie où il vivait, il renaît à une vie nouvelle. Ici le poète va jusqu’au bout de sa conclusion : « La liberté et la sincérité, dit Lona, voilà les vrais soutiens de la Société, » et non pas les préjugés, les conventions et les faussetés sociales qui empéchent l’homme d’être heureux. Ii ne faut pas étouffer dans l'étre humain les richesses de sa nature, sous prétexte de salut social, il faut qu'il puisse se développer librement et harmonieusement ; il faut avant tout proclamer son autonomie morale. Et nous assisterons alors à la magnifique rénovation de la société, édifiée sur des bases nouvelles, et éclairée des radieuses lumières qui émanent de la vérité enfin dévoilée. Dans ces revendications d'Ibsen pleurent toutes les révoltes des âmes piétinées sous le mensonge social. Elles résument la splendide clameur de colère que poussent les êtres de noblesse et de grandeur, étouffés par la compression morale qu'ils subissent, frappés par la médiocrité qui les domine, l'hypocrisie qui les enserre, désireux de respirer un air plus libre et de se mouvoiren plus d'espace. Elles révèlent enfin la perfidie raffinée et compliquée des âmes basses et bourgeoises qui à l'abri des conventions sociales dissimulent leur ignominie, et rabaissent toutes les pensées et les rêves à leur inférieur niveau. Le poète mourant réclamait plus de lumière ; l’homme moderne réclame plus de vérité et l'élargissement de ce monde où ses poumons respirent un air délétère et s’atrophient en sa poitrine étriquée. II. — LA JOIE DE VIVRE ET LE RENONCEMENT Le rêve d'Ibsen est celui qu’il prête à Rosmer : du bonheur pour tous, créé par tous. Mais à ses youx la vérité qui apportera le bonheur aux hommes n’est pas dans telle ou telle religion. De même qu'il veut affranchir l'individu de l'Etat, il veut l'affranchir de l'autorité morale. Et dans les deux grands courants de pensée qui se disputent encore aujourd'hui le monde, et opposent la douceur de la jouissance à l'intime joie des consciences pures, flotte son âme inquiète, attirée tour à tour vers la joie de vivre des peuples païens, et vers la noblesse du sacrifice que prêche la sublime loi du Christ. Ces régions mystérieuses du Nord, où le poète vécut sa jeunesse, ont toute la mélancolie du domaine de Rosmer où les grands arbres séculaires étendent leur ombre noire, où jamais l'on n’entendit le rire d’un enfant. La tristesse est l'âme de cette contrée où la vie est plus sérieuse et plus grave que chez nous. Et la religion protestante, rigide et froide, qui réprouve la tentation de la Beauté et comprime les sentiments humains éloigne la joie qui s’envole, comme l'eider, vers les pays de la clarté. Cette lourde tristesse qui pèse sur les cœurs, Ibsen en a trop souffert pour ne pas désirer l'écarter des hommes. Le mal est dans l'idée que nous nous faisons de notre devoir : « Ah ! cet ordre et ces prescriptions ! — s'écrie Mme Alwing rejetant sa croyance, — il me semble parfois que ce sont eux qui causent tous les malheurs de ce monde ! » Et comprenant l'inutile sacrifice de son être, elle réprouve cette doctrine du renoncement qui fait regarder le travail comme un fléau de Dieu, et la vie comme une chose misérable. Et dans Solness le Constructeur, Ililda, ce radieux symbole de la Jeunesse, s'écrie fougueusement, en parlant du devoir : « — Je ne puis supporter ce vilain mot, cet odieux mot ! Il est si froid, si aigu, si piquant. Devoir, devoir, devoir ! On dirait des coups d'épingle, ne trouvez-vous pas ? » La loi crée la faute, le remords, la souffrance ; la loi crée aussi l'hypocrisie et le mensonge de ceux qui la contournent habilement. Ne vaut-il pas mieux accomplir tous ses actes librement, par affection et par bonté, plutôt qu'en vertu d’un devoir ? La liberté est le premier principe du bonheur, et l’homme est fait pour être heureux. C'est pour lui que la splendeur des aurores et la gloire des couchants étalent le faste de leurs magnificences, que l’art frissonne au frôlé de l'éternelle Beauté, que les amours réservent la douceur de leurs caresses et le triomphe de leurs voluptés. Son être se cabre devant la souffrance, et, fuyant les ténèbres de la tristesse, il s'écrie comme Julien l’Apostat : « Un hymne, un hymne, pour glorifier la vie, la lumière, le bonheur ! » Le salut est dans la joie de vivre, dans cette joie de vivre qui s'épanouit en la floraison des cœurs, et qui flotte dans les airs parfumés au souffle du printemps, sous les vastes ciels bleus où flamboie l'astre clair. La joie est nécessaire à la vie qui se dessèche sans elle ; elle hâte l'éclosion de l'être, pouvant enfin se librément développer en les rythmes universels, elle magnifie la pensée, et éclate superbement sur les vies extasiées en fanfare triomphante. La vie est bonne en soi : il faut que l'être humain jouisse pleinement des choses, et pour cela qu'il multiplie ses sensations de vie. Ainsi les jeunes femmes d'Ibsen vont parfois jusqu'aux extrêmes du désir de vivre, jusqu’à la séduction de l’épouvante et de l'inconnu. De simples mots murmurés comme en rêve au cœur de ses drames, la grande mer, la mer lointaine, prennent des inflexions mystérieuses et troublantes ; Marthe, dans la beauté de son sacrifice, pousse Dina vers cette vie plus vivante dont elle-même n'aura jamais que le désir : « Va où ton bonheur t'appélle, chère enfant, sur la mer immense ! Que de fois dans mon école, là-bas, j'ai rêvé de cette mer ! Puis on doit être si bien là-bas le ciel est plus vaste, les nuages flottent plus haut qu'ici ; l’homme respire un air plus libre... » (1). Et dans la Dame de la mer, tout le magnétique pouvoir de l'Étranger est fait du charme de la mer, du charme des rêves qui font la vie plus vaste. C'est surtout dans la pensée que les femmes d'Ibsen manifestent leur fièvre de vivre. Elles souffrent des existences monotones et des sorts médiocres, et ne pouvant briser les liens sociaux qui les retiennent, par la pensée elles s'en échappent et voguent au loin dans la vie rêvée, dans les fantaisies cérébrales, plus profondes ct plus hautes que celles des sens. Il y a souvent dans leur cas un peu de perversion intellectuelle : des sensations rares et artificielles les attirent, elles aiment à marcher au bord des abîmes qu'elles contemplent avec un frisson d'étrange volupté. Elles subissent l'attraction du danger et trouvent un bonheur indicible à la sensation du vertige, parce que du moins elles sentent la vie passer en cles à ces instants inouïs. Ce sont des âmes compliquées de femmes du Nord qui, dans les soirs de neige, ont scruté les métaphysiques, et heurté leur pensée aux explications de vivre. Leur vie intéricure fut intense, et se reflète en la pâleur de leurs traits délicats et la profondeur de leurs yeux énigmatiques. L'inconnu, ce qui effraie et attire à la fois, les tourmente. Elles faussent les sentiments par une recherche cérébrale trop raffinée. Ainsi, dans la Dame de la mer, Hilda, lexquise jeune fille dont le cœur est prêt à s'abandonner tout entier à qui est bon pour elle et la caresse, qui aime peut-être, silencicuse, Lyngstrand, le sculpteur poitrinaire, et se plait à l'idée d’être une fiancée en deuil, trouve une saveur étrange à cette pensée que Lyngstrand lui parle sans cesse de partir pour l'étranger et de devenir un grand artiste, et que rien de tout cela ne sera jamais réalisé, car la mort l'a déjà touché. Et dans Solness, lorsque Ililda Wangel voit le bardi constructeur que menace le vertige, debout au sommet de la tour qu'il à construite, elle s'écrit avec extase : — « Oh! que c'est émotionnant! » — Il n'y à pas jusqu'à l'insouciante Nora, de la Maison de Poupée, qui ne trouve une perverse jouissance à l'attente de l'épouvante. Mais le type le plus parfait de cette perversion cérébrale dont Ibsen pousse si loin l'analyse, est cette Hedda Gabler, extraordinairement vivante en sa névrose et sa complexité. Ses traits pleins de noblesse et de distinction, son teint mat, la froide clarté de ses yeux gris d'acier, ont l’inexprimable attirance de l'abîme. De bonne heure, son âme se flétrit par ses curiosités malsaines de jeune lille désireuse de vivre ; elle flirta sans amour et dévirgina sa pensée. Lorsqu'elle épousa à vingt-neuf ans, Georges Tesman, un pauvre homme doux, faible et distrait qui seul lui avait parlé de mariage, elle arrangea simplement son existence. Elle aussi est une indépendante et une révoltée : elle a supprimé de sa vie le devoir, et ne chercha que la jouissance. Mais la jouissance se refuse à ceux qui la raffinent et la veulent étrange : aussi livrée à de perverses fantaisies sentimentales, appelant aimer un mot écœurant, elle souffre de l'Ennui qui définitivement s'installa en son âme désenchantée à jamais. « — Vous pouvez me tutoyer en pensée, mais non pas en paroles, » — dit-elle à Loevborg son ancien flirt. Et cela résume presque son être où l'esprit, dominant les sens, a tout envahi. Et cette perversion intellectuelle est pire que la perversion des sens, car on ne lui connait point d’efficaces remèdes. Elle a orienté sa vie vers la beauté, et la beauté se refuse à elle. Tout ce qui l'entoure est ridicule à ses yeux qui ignorent la splendeur de la bonté et qui, égarés à la contemplation du gouffre, ne voient plus les sommets purs et lumineux. Son rêve avait été de peser sur une destinée, et de lui faire accomplir « quelque chose de grand où ily auraitun reflet de beauté », et lorsque meurt son rêve, elle peut s’écrier en toute vérité : « Ah ! lé ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j'ai touché... », et son tragique suicide désigne la profondeur sombre du mal de sa pensée. Cette complaisance en la dépravation, cette volupté de l'esprit perverti indiquent un état d'âme essentiellement moderne, qu'un philosophe appelait l'amour du mal. Il y a de la volupté dans la douleur, et il y a comme un sombre orgueil dans la pensée de celui qui est cause volontaire d'un malheur et en à conscience. Une phrase de Tolstoï éclaire cette complication de sentiments : « Elle me plaisait tant, — dit-il d'une jeune fille, — que je sentis le désir irrésistible de faire quelque chose qui lui fût désagréable. » — Puis à cet amour du mal se mêle un profond et mélancolique mépris des sensations vulgaires et des banales jouissances. L'esprit offre, plus que nos sens trop bornés, un champ vaste et attrayant aux désirs des voluptés rares et complexes ; et c'est bien cette perverse recherche des sensations cérébrales trop raffinées qui est le vice suprême étudié par Joséphin Péladan, le dernier sursaut des Sociétés mourant de leur décadence. Jamais peut-être ne fut créée dans la littérature une âme aussi ténébreuse et aussi compliquée qu'Hedda Gabler. Remarquez le chemin parcouru depuis Emma Bovary. Il a fallu des siècles de civilisation et d’intellectualisme pour aboutir à cet état cérébral. Et pour trouver une œuvre d'un art aussi exacerbé, il faut aller jusqu'aux disciples de Baudelaire, jusqu'aux décadents les plus subtils et les plus aigus qui cherchent sans cesse un inconnu frisson de beauté. La fièvre de vivre peut ainsi conduire jusqu'aux vertigineux abîmes de pensée, et c'est par un semblable excès de cérébralité que notre vieux monde, repoussant avec dédain les fantaisies trop bornées des sens, et illimitant la volupté par la perversion du désir, en arrive au dépérissement et à la mort dont il ne sera sauvé que par la bonté et la simplicité. La joie de vivre n’est point l’unique but de la destinée humaine. Oui, l'homme pourrait fixer à sa vie le but de la jouissance, si sa vie était éternelle, et si la mort ne projetait point son ombre sur chacune de ses heures précaires. Mais l'Amour est frère de la Mort, et toute joie trop profonde pleure une douleur cachée. Que peut être la doctrine du plaisir, lorsque l'on voit mourir ceux que l'on chérit le plus, et que son amour rêvait immortels ? Quelle consolation peut-elle apporter lorsque l'âme désemparée ne connait plus que la souffrance ? Tant que l'on est heureux, on peut réver de jouir toujours et de ne point chercher d'autre but à la vie : vienne la douleur, et, dans son immense détresse, l'homme comprenant le mystère des choses et l'inanité de la jouissance, cherche un suprême refuge vers le ciel qu'il contemple, et sentant sa petitesse infinie dans l'infini des mondes qu'il reflète cependant, il murmure : La croyance est la seule consolation dans les douleurs humaines, et la Foi peut seule redonner le goût de vivre, parce que nous n'avons pas droit au bonheur, et parce que nous devons faire notre devoir. Ibsen a bien compris que la théorie païenne de la joie de vivre ne pouvait suflire à notre âme : « L'antique beauté, dit l'Apostat, n'est pas longtemps belle. » Elle est morte pour nous, et nos esprits ont trop connu un autre idéal pour pouvoir revenir à la pure jouissance. Nous naissons, — comme Hilda l'explique à Solness, — avec des consciences débiles qui souffrent du plaisir et arrêtent la volonté ; nous ne pouvons plus avoir les consciences saines et robustes de ces Wikings des Sagas légendaires, de ces rois de mer qui s'en allaient au loin piller, incendier, tuer les hommes et prendre les femmes, et jouissaient pleinement de la vice. Le Christianisme à déposé en nous le supérieur désir des joies éternelles : il nous a enseigné la noblesse du sacrifice, et cette loi d'amour qui dit aux hommes de se renoncer eux-mêmes et de faire du bien aux autres. Rien ne pourra détruire cet enseignement qui fut en nous déposé, et, malgré la recherche du plaisir et les caresses de la volupté qui font oublier et rendent heureux, il y aurà toujours des heures où nous entendrons pleurer en nous-mêmes la parole du vieux Akim : il faut avoir une âme. « Le bonheur, — dit Rosmer, — c'est avant tout le sentiment doux, gai, confiant, d'une conscience pure. » La satisfaction intérieure nous est nécessaire pour que nous voyons heureux. Et à côté des revendications de la joie de vivre, Ibsen qui connaît bien notre pauvre âme moderne tourmentée d'inquiétude a montré la résignation douloureuse et çependant heureuse des êtres dont la vie ne fut qu'un long renoncement : ce sont alors les amours brisées qui pleurent la douceur de leur souffrance, ce sont les sacrifiés qui se réjouissent avec des larmes de leur sacrifice, ce sont enfin toutes les vies des dévoués qui cherchent le bonheur des autres avant leur propre bonheur. Il y a dans les Soutiens de la Société une admirable scène : après avoir donné Dina comme femme à Johann, lorsque ceux-ci se sont éloignés sur la mer lointaine, Marthe avoue à Lona qu'elle aimait Johann de tout son cœur meurtri et qu’elle l'attendit quinze années, espérant qu'il l’aimait encore : et cependant sans un murmure, sans une plainte, elle s'est rejetée dans l'ombre, comprenant que le temps avait passé sur elle en le touchant à peine, et lui choisissant elle-même sa femme afin qu'il fût heureux. Peu de pages sont aussi attendrissantes que cette courte scène d'une poignante simplicité : c’est toute la splendeur du sacrifice librement accompli qui frissonne et qui manifeste sa suprême beauté. Julie Tesmann dans Hedda Gabler, est une sœur de Marthe et de Lona ; comme elle, elle renonça sa propre joie, et ne songea qu’à celle des autres. Que peut être la recherche du plaisir à côté de ces nobles dévouements qui font les âmes grandes et rehaussent les pensées ? L'esprit d'indépendance et de révolte sans la bonté du cœur n’enfante que des ruines, et les douces héroïnes d'Ibsen, sœurs en sacrifice des humbles de Tolstoï, d'Akim le vieillard et du petit soldat Karataïev à l'âme sublime, sont plus grandes que tous ceux qui cherchent leur unique développement sans crainte de marcher sur les autres pour y parvenir. L'homme n’est pas seul sur la terre, c'est là ce qu'oublie l'individualisme intransigeant ; il a devant lui une limite que nul ne franchit impunément, et qui est cette loi : ne fais nas de mal à autrui. L'œuvre d'Ibsen ne conclut pas. Dans son rêve d'apporter le bonheur aux hommes, il s’est efforcé de concilier la joie de vivre qui demande le libre épanouissement des instincts et des forces, et l'anoblissement de l'être qui s'embellit du renoncement. « Tu sépares le corps et l'âme ; pourtant crois-moi, ils ne font qu'un, » cette parole de Brand est la définitive formule qu'il proclame. Il ne faut point développer en nous qu'un seul côté de notre nature, car l'équilibre de notre individu est rompu alors, et nous souffrons d'une gêne impossible à écarter. Nous ne devons pas plus oublier les besoins de notre corps que ceux de notre âme, et seul l’harmonieux développement de tout l'être humain, dans la liberté et la vérité, donnera satisfaction à notre complexe nature, en lui restituant sa magnifique unité, et nous apportera le bonheur que nous rêvons. C’est là le troisième état que vaguement la pensée d'Ibsen évoque aux heures de désir, et qui sera l’heureuse et définitive union de la chair et de l'esprit, de la renonciation et de la jouissance, de la morale et de la beauté. Le poète sait bien que nous sommes loin encore de ce rêve supérieur, mais à l'humanité dont la marche éternelle ne s'attarde point aux mêmes sillages de vie, il désigne dans l'aurore des temps futurs que nous voilent les brouillards du présent, la lumière qui l'appelle et brillera sur son bonheur, oubliant que si le bonheur parfait n’est point de ce monde, il à toujours, du moins, effleuré les âmes éprises de bonté et de charité. III. — L'INUTILE RÉVOLTE. Ainsi le rêve d’affranchir les hommes du mensonge et de leur apporter le bonheur avec la vérité animait l’âme d’Ibsen confiant dans son œuvre et dans son apostolat. « Il faut faire disparaître comme des animaux nuisibles tous ceux qui vivent dans l’hypocrisie, » semblait-il déclarer par la bouche de Stockmann. Et il allait devant lui, dispersant les préjugés et éclairant les hommes. Mais sur sa route les préjugés renaissaient, et les hommes ne voulaient pas être éclairés. De quel droit ce philosophe venait-il les troubler dans leur vie de médiocrité et de fausseté dont ils avaient l’accoutumance, et pourquoi voulait-il les soustraire malgré eux à leur habituel mensonge ? Le monde marchait très bien tel qu'il était et s’accommodait de l’ignorance ct de la mauvaise foi ; dès lors, à quoi bon lui faire subir une dangereuse transformation ? Et ces clameurs de toutes parts montaient vers le poète qui tout d'abord ne daignait les entendre, perdu en un songe lointain, et qui soudainement les ayant comprises, fut saisi d’un grand découragement en voyant l'inanité de son œuvre, et désespéra à jamais de sauver les hommes en réalisant sa pensée primitive. Pourquoi donc le mystérieux spectre va-t-il visiter l’âme de Hamlet sur la terrasse d'Elseneur, et la torturer de l'inquiétude du doute ? Pourquoi forcer les hommes à réfléchir, et leur dire les paroles qui les font rentrer en eux-mêmes, et les obligent à penser ? Tout est vain et stérile, toutes les lumières flamboient inutilement, rien ne vaut la nuit noire où se plonge volontairement l'humanité, désireuse d'oublier ou de ne pas savoir. Et Ibsen ne distinguant plus la vérité dans les ténèbres épaisses qui s'accumulent autour de lui, doutant des hommes et doutant de lui-même, n'ayant plus cette foi en lui qui le réconfortait aux heures douloureuses, marche résolument dans le chemin de la mort : il abandonne les êtres à leur opiniâtre ignorance, et, — spectacle inouï dans les littératures, — il bafoue lui-même sa pensée et foule aux pieds son rêve, poussant jusqu'aux cieux le plus formidable cri de désespoir qui ait été poussé par des vivants. Et nulle clameur de révolte n'est plus tragique que ce pessimisme soudain, saisissant le poète au cours de sa tâche. Déjà il avait compris la lâcheté générale qu'il heurtait de front ; il savait que celui qui dit la vérité est un ennemi du peuple, et, dans l’Union des jeunes, il écrivait « qu’il est dangereux de démolir une vieille tour, car on peut soi-même y laisser sa peau ». Mais voici que les passionnés débats soulevés par les drames où il réclamait l’affranchissement de l'être humain, — les Revenants, la Maison de poupée, les Soutiens de la Société, la Dame de la mer, Un ennemi du peuple, — viennent déchirer le voile d’illusion qui lui dissimulait encore l’abjection universelle des âmes : c’est alors que, pris de dégoût pour l'inutile vérité et comprenant que le mensonge vital est nécessaire à l'homme, il écrit le Canard sauvage sur la banqueroute des âmes ignorantes, et Rosmersholm sur celle des âmes supérieures. Il ne faut point troubler les êtres faibles qui ne peuvent supporter la lumière, telle est la pensée du Canard sauvage. À chaque jour suffit sa peine : que ceux-là vivent dans l'hypocrisie, la vérité ne leur est point nécessaire et les fait vainement souffrir. Tous vivent d'illusions dans le ménage d'Hialmar le photographe, depuis le vieux père Ekdal qui tire des coups de fusil sur d'inoffensifs lapins dans un vaste grenier figurant à ses yeux les vastes forêts de jadis, jusqu'à la petite Hedwige, une douce et craintive enfant, qui soigne un pauvre canard sauvage symbolisant l'âme humaine. Ils sont heureux ainsi, bien que l'union de Hialmar soit bâtie sur le mensonge. C’est alors qu'apparait le colporteur d'idéal, une sorte de personnage ridicule dans la bouche duquel Ibsen a mis toutes ses belles théories de vérité et de liberté ; seulement ce malheureux Grégoire ne s’en sert qu’à contre-temps. Il entreprend le salut de Hialmar, son ami d'enfance, et pour que Hialmar reconstruise sa vie conjugale sur le pardon et la sincérité, il lui raconte toutes les tares familiales qu’ignore celui-ci. Mais le phénomène qu'il attend ne se produit aucunement ; la grande scène de pardon dont il attendait la rénovation des âmes éclairées enfin est remplacée par une série de scènes où le désespoir et le ridicule se coudoient ; et son zèle intempestif pour la vérité produit la mort de la pâle et malheureuse Hedwige qui, se croyant abandonnée de son père, se tue auprès du canard sauvage. « ... Eh si ! la vie aurait beaucoup de bon, malgré tout, n'étaient ces maudits créanciers qui viennent à la porte des pauvres gens comme nous leur présenter la réclamation de l'idéal. » Ces paroles sont dites par le docteur Relling, un personnage de la pièce qui représente le bon sens. Celui-là se rend un compte exact de la vie ; il estime les gens à leur juste valeur. Il sait qu'ils vivent très bien sans la vérité, et il proclame cet axiome : « Si vous ôtez le mensonge vital à un homme ordinaire, vous lui enlevez en même temps le bonheur. » Aussi se fait-il un devoir d'entretenir soigneusement les illusions de ses semblables ; il est l'adversaire résolu de Grégoire, et quand celui-ci vient réclamer les droits de l'idéal, il essaie de lui faire comprendre qu'il n’y à jamais personne de solvable. Mais Grégoire est un de ces malheureux logiciens qui suivent jusqu’au bout leur idée, et il entasse les infortunes sous prétexte de sauver les hommes et de leur apporter le bonheur. Ainsi, — prociame douloureusement Ibsen, — la revendication de l'individu, brisant les hypocrisies sociales, et se libérant du mensonge, est mal fondée; la vérité ne sert à rien qu’à faire souffrir et il faut renoncer à jamais à l'imposer aux hommes. Mais si les âmes ignorantes ferment les yeux à la lumière, les âmes supérieures auront-elles du moins le courage de la contempler face à face? Oui, peut-être ; mais cet anoblissement de l'être aura pour conséquence fatale la ruine du bonheur. Faire la lumière tue la joie. Et la joie est nécessaire à la vie. Et dans ce drame indiciblement douloureux de Rosmersholm pleurent l'impossible bonheur, l'impossible union des âmes. Rosmer est un noble caractère, séduisant par sa grâce un peu triste, sa bonne foi, et cette conscience inquiète qui énerve sa volonté et fait de lui un frère de Hamlet. Il a senti le besoin d’affranchir son esprit en toutes choses, et dans cette possession de lui-même qu'il a acquise par son courage, il connaît, auprès de Rébecca dont l'âme est sœur de la sienne, ce bonheur sans désir, fait de calme et de joie. « L'esprit des Rosmer ennoblit... mais il tue le bonheur... » Et dans cette purification de leurs êtres, Rosmer et Rébecca ne peuvent être heureux, car le passé, révélé par un besoin de vérité qui pousse Rébecca à s’accuser pour ne point déchoir d’elle-même, les sépare et brise à jamais la réalisation de leur amour. Ainsi la lumière est venue porteuse de malheur, et à chassé la joie qui semblait s'installer en ce domaine sombre de Rosmersholm où les morts reviennent sous la forme de chevaux blancs ; le passé est revenu, lui aussi, la vérité l'a réveillé tandis qu'il dormait, oublieux des choses. Et Rosmer dit à Rébecca ces mots désespérés : « Je ne crois plus ni en toi ni en moi. Je ne connais rien au monde qui vaille la peine de vivre. » Et, pris tous deux de la nostalgie du néant, ils s'en vont ensemble à la grande libératrice, à la mort qui les appelle là-bas, vers le torrent roulant ses eaux fuyantes. Le mensonge les aurait sauvés ; par lui ils auraient connu la joie. La vérité leur a rendu la vie douloureuse et odieuse. Il y à une angoisse profonde dans ce caractère de Rébecca : elle s’en vint des mystérieux nords vers Rosmersholm, et le sensualisme mystique de son âme qui s’est développé en elle dans la fréquentation de Rosmer a mutilé sa force et sa volonté. Leur rêve, à tous deux, de l’ennoblissement des êtres, se brise en leurs cœurs souffrants, et dans le naufrage de leurs pensées et de leur bonheur, peut-être éprouvent-ils la jalousie amère de ceux qui sont capables de vivre sans aucun idéal. « La nuit noire, c'est encore ce qu’il y a de mieux », dit Ibsen : plus de lumière, plus de vérité, car les âmes ne la peuvent supporter, mais partout le mensonge et les ténèbres, et les hommes seront encore susceptibles de joie et de plaisir. … Ainsi le navire s’en va par les jours de lumière et les nuits de ténèbres. En proue il porte l'Espoir et en poupe il porte la Mort. Et la mort se dissimule tout d’abord, laissant le navire, ivre de joie et de clarté, s'élancer vers les terres mystérieuses qu'il s'en va découvrir, et où les hommes trouveront la vie plus large et plus heureuse. Puis, las de guider les hommes vers des terres promises auxquelles ils ne croient plus, l'Espoir s'envole à jamais dans les cieux éperdus, laissant la seule Mort gouverner le navire qui continue sa marche, désemparé et désorienté, magnifique dans les couchants d’or ruisselant sur ses flancs, et mirant son naufrage inévitable en la splendeur des soirs. Ainsi, la pensée d'Ibsen s’exaltait autrefois dans son rêve d’affranchir les hommes, et de leur apporter le bonheur avec la liberté et la vérité. Puis, les horizons s’obscurcirent, et bientôt il ne vit plus en lui-même qu’un profond désespoir, car les hommes refusaient son bonheur et repoussaient son rêve. Et il continua à symboliser sa pensée en des œuvres de désenchantement qui frissonnaient de l'ombre de la Mort et de l'immense vanité de tout. Mais les êtres meurent et les pensées demeurent. L'homme de génie ne travaille point pour un temps, il rayonne sur les âges plus ou moins éloignés où germe son idée, où se réalise son rève. Et c’est pourquoi la révolte d'Ibsen n'est point stérile, car la jeunesse, cette jeunesse qu'il appelait avec amour, l’a comprise et recucillera son héritage. Une suprême fois il a symbolisé sa pensée en Solness le constructeur, un des chefs-d'œuvre les plus mystérieux et les plus mélancoliques de l'âme humaine. Solness bâtissait tout d'abord des églises, et élevait ainsi l'esprit des hommes, à qui la vieille foi est nécessaire. Puis le mépris lui vint de cette société comprimée, vivant sans liberté et sans bonheur, enchaînant ses instincts et ses forces stérilisées ; et dans un grand désir d’affranchissement, voulant apporter aux hommes la joie de vivre, il leur construisit des foyers, « des demeures claires, où l’on est bien, où il fait bon vivre, où père, mère et enfants passent leur existence dans la joyeuse certitude qu'on est vraiment heureux d'être de ce monde, et de s’appartenir les uns aux autres. » Mais les hommes ne furent point satisfaits : le souvenir subsistait en eux de la vieille foi passée, et leurs consciences débiles, entrainées tour à tour par l'instinct et le désir du libre développement de l'être, et par l’idée enracinée du devoir et du renoncement, souffraient de ce duel à l'issue impossible : s'ils n'étaient point heureux dans leurs anciennes églises, ils ne l’étaient pas davantage en leurs nouveaux foyers. Et la jeunesse, à laquelle jadis le constructeur dans l'exaltation de son espoir avait promis le royaume de ses rêves, à laquelle le poète, ayant foi en lui-même, avait promis le royaume du bonheur, la jeunesse vient réclamer sa créance : elle entre dans l'atelier de Solness, sous la forme de Hilda, un être de beauté et d'amour, et l'atelier est inondé de lumière. Mais le vieux constructeur à perdu toute confiance en lui : le doute a pénétré son âme, il ne croit plus pouvoir donner le bonheur aux hommes. Hilda veut son royaume ; elle veut qu’il lui bâtisse un château dont la tour vertigineuse dominera les foyers humains; et là, dans leur libre amour, ils pourront être heureux, et Solness aura construit enfin la maison du bonheur. Le constructeur renait à l'espoir : pour qu'il retrouve sa primitive volonté, il faut que Hilda croit en lui, et Hilda lui promet sa foi si elle le voit monter, malgré le vertige dont il est coutumier, au sommet de la haute tour qu'il vient d'édifier. Solness, dans son immense désir de satisfaire la jeunesse et de lui donner le bonheur, monte au faite des échafaudages, et, pris du vertige inévitable, se broie la tête sur les dalles, tandis que Hilda enthousiaste regarde toujours en haut, et crie triomphalement : « Il à atteint le sommet, et j'ai entendu des sons de harpe dans l'air...» Solness est donc mort vaincu, et, avec lui, est mort son rêve de bonheur. Mais la Jeunesse n’a point vu le vertige qui l’a saisi et qui prend les pauvres hommes lorsque leur pensée monte aux suprêmes altitudes, ellea vu le poète accomplissant sa promesse, elle a cru à la possibilité de son rêve, et tentera, elle aussi, l'ascension suprême. Ainsi, la pensée d'Ibsen, dominant les hommes frissonnant dans le doute, leur à montré, malgré le désespoir de son être, la vérité qui fut l'âme de sa vie ; ne choisissant point entre la doctrine païenne de la joie de vivre et la doctrine chrétienne de l’ennoblissement de l'être, il a seulement enseigné aux hommes à s'affranchir d'eux-mêmes et à regarder en eux. Car la vérité n’est point hors de nous; elle est en nous-mêmes, et c'est à chacun de nous qu'il appartient de la découvrir. Et maintenant, que l'humanité prenne possession de son âme, qu’elle pense par elle-même et se libère du mensonge vital, et qu’elle suive sa marche éternelle, les yeux fixés toujours sur la pure Lumière. Henry Bordeaux. Février 1894. (1) Les Soutiens de la Société. (1). Les Souiiens de la Société.