LE SALON DE 1886 I. LA PEINTURE. Ce qui manque à notre temps, ce n’est pas, en général, l’activité, mais la réflexion dans l’activité. Les artistes, les plus impressionnables des hommes, subissent plus que tous les autres cette fatalité de l’heure présente ; la fièvre qui les agite, en les poussant à une production hâtive et sans relâche, les condamne fréquemment à créer des œuvres de hasard, sans pensée et sans portée, sans consistance et sans durée. La fréquence toujours croissante des expositions indulgentes, la facilité de jour en jour plus bruyante des succès trompeurs de presse ou de coterie, ne sont pas faites pour calmer cette agitation superficielle qui se termine, en fin de compte, pour un grand nombre, par les déboires les plus amers et par les plus cruelles angoisses. Tant que le régime n’en sera pas modifié, le Salon annuel présentera ce double spectacle, fait à la fois pour susciter les espérances et pour les abattre, pour nous donner confiance et pour nous inquiéter : d’une part, un labeur extraordinaire, ingénieux, ardent, varié, se manifestant chaque année par la confection d’une étonnante quantité de toiles peintes, et, d’autre part, un résultat médiocre, tout à fait disproportionné à la somme d’intelligence, de savoir et de passion dépensés. En réalité, pour qui connaît bien les soldats en ligne, leurs manœuvres printanières dans le Palais des Champs-Elysées ressemblent à un lendemain de désastre plus qu’à une veille de victoire, tant le nombre y est grand des invalides avant l’âge et des blessés à mort par le maladroit usage de leurs propres armes ! Jamais, il faut le reconnaître, le métier de peintre n’a été exercé, avec une dextérité apparente, par un plus grand nombre d’artistes ou d’amateurs; jamais l’amour de la nature extérieure, le respect de la réalité vivante, la finesse des sensations visuelles ne semblent avoir été développés d’une façon plus générale ; jamais une liberté pareille n’a été assurée aux manifestations des systèmes les plus contraires comme aux expressions des théories les plus paradoxales. A quoi aboutissent pourtant cette habileté de main, cette vivacité d’intelligence, cette liberté d’esprit? Combien de tableaux, dans ce déballage emplissant jusqu’aux combles trente énormes salons du Palais de l’Industrie, présentent le caractère d’œuvres d’art achevées? Combien méritent d’aller prendre une place sérieuse soit dans une collection publique, soit dans un cabinet d’amateur éclairé? Pour quiconque s’est donné la peine d’en faire le compte, la liste est vite faite. Quelle est donc la cause d’une pareille déperdition de forces? L’irréflexion. On ne pense guère avant de peindre, on pense peu en peignant, on ne pense plus après avoir peint. Très peu se rendent un compte exact de ce qu’ils veulent ou de ce qu’ils peuvent; la plupart s’abandonnent sans défense aux tentations mobiles de l’actualité, qui s’appelle désormais la pensée moderne ou l’influence du milieu. C’est par irréflexion que, depuis vingt années seulement, tant de peintres, bien doués et bien armés, après des débuts honorables ou éclatans, se sont laissé ballotter successivement par toutes les modes qui se succédaient au risque d’y perdre toute force et toute dignité ; c’est par irréflexion qu’ils adoptent précipitamment toutes les idées ou semblans d’idées, justes ou non, raisonnables ou non, qu’un succès quelconque, durable ou passager, a pu mettre violemment en lumière; c’est par irréflexion que, sans s’interroger eux-mêmes, sans consulter leur tempérament, sans respecter leur conscience intime, ils font à chaque instant litière de leur personnalité, devant le premier triomphateur qui passe. Dans le désordre où l’on s’agite depuis la disparition des chefs de 1830, que l’on cherche des conducteurs, rien de plus naturel. Aucune foule humaine ne s’en passe, puisque la médiocrité y domine. Encore faudrait-il qu’on les choisît avec circonspection et qu’on ne se pressât point, sous prétexte d’indépendance, de rompre avec les formules d’académies, si usées qu’elles soient, pour se soumettre aveuglément à des axiomes de brasserie, plus absolus encore et d’une qualité moins éprouvée. Toute idée qui peut mettre des artistes en hostilité complète, soit avec la tradition, soit avec la vie, est une idée mauvaise. C’est à la tradition que tout art emprunte sa technique, c’est par l’observation de la vie qu’il se renouvelle et qu’il crée. Prétendre, dans une société cultivée, se soustraire à l’enseignement du passé ou demeurer indifférent à l’action du présent, c’est se condamner, de façon ou d’autre, à l’impuissance. L’erreur devient bien plus dangereuse si l’on y ajoute encore un mépris plus ou moins profond pour l’exercice de la pensée et si la peinture n’y devient plus qu’un métier manuel dont la plus haute fonction est de donner à l’œil des sensations plus ou moins vives ou subtiles, mais sans répercussion aucune sur l’intelligence. Or, depuis quelques années, si nous ne nous trompons, deux préjugés nouveaux, trop aisément acceptés, troublent la conscience des jeunes peintres, égarent leurs recherches, stérilisent leurs efforts, compromettent l’avenir collectif de l’école en faussant la notion des rôles respectifs que peuvent remplir la tradition et la nature dans la formation de l’art moderne. Le premier est celui qui fait consister le grand art, l’art monumental et décoratif, dans la suppression des compositions équilibrées et mouvementées, dans la réduction des formes expressives à leurs apparences élémentaires, dans l’atténuation systématique des actions de la lumière et des vivacités de la couleur. L’autre est celui qui ne voit de l’art vrai, de l’art sincère, de l’art vivant que dans la reproduction exacte et directe de la réalité environnante et qui prétend interdire, en théorie au moins, toute intervention de l’imagination personnelle. Ceux qui acceptent la première idée regardent mal la nature et ne comprennent plus la tradition ; ceux qui partagent la seconde voient mieux la nature, mais ils ne savent pas s’en servir. Il suffit de théories pareilles, qui encouragent toutes les ignorances et qui excusent toutes les maladresses pour déterminer cet affaiblissement général dans la conception et dans l’exécution, que révèle, dans son ensemble, le Salon de peinture, en 1886, malgré les efforts honorables et heureux faits par un petit nombre d’artistes, d’esprit plus sain et mieux équilibré, qui, connaissant encore leur métier, savent ce qu’il faut de réflexion, de science, de labeur pour faire un tableau digne de ce nom. I. Sans doute on ne saurait rendre les grands artistes responsables des fautes de leurs imitateurs. Plus leur personnalité est particulière, plus leur exemple est dangereux. Un jour Michel-Ange, entrant avec un évêque dans la chapelle Sixtine, aperçut plusieurs jeunes peintres en train de copier quelques figures, aux musculations excessives, de son Jugement dernier : « Oh! que de gens ma peinture va perdre ! O quanti quest’ opera mia ne vuole ingoffire ! » ne put-il s’empêcher de dire. On sait si l’avenir lui a donné raison. M. Puvis de Chavannes ne pèche pas certainement par les mêmes excès que Michel-Ange ; c’est cependant un artiste supérieur, le plus noble et le plus original de ce temps. s’il est doué, comme on peut le croire, d’une semblable clairvoyance, il doit plaindre sincèrement ceux qui l’imitent. Son grand triptyque, destiné à l’escalier du musée de Lyon, la Vision antique, l’Inspiration chrétienne, le Rhône et la Saône, est le complément d’une vaste décoration, dont la composition principale, le Bois sacré cher aux Arts et aux Muses, parue au Salon de 1884, occupe déjà sa place définitive et y fait très bonne figure. Les trois compositions nouvelles, exécutées d’après les mêmes principes, sont plus heureuses encore au point de vue de la conception poétique, de l’ordonnance linéaire, de la tonalité harmonique. C’est par ces trois qualités, en effet, qu’excelle M. Puvis de Chavannes; sous ces rapports, il a exercé et il exerce sur la génération actuelle une action qui n’est pas sans utilité. Comprendre un sujet par ses côtés les plus élevés et les plus simples, en disposer les figures avec justesse et clarté, le présenter dans son ensemble coloré avec un charme profond et pénétrant, ce sont des mérites qui ne courent pas les rues et qui valent bien qu’on les admire sans marchander. En vérité, si le triptyque de M. Puvis de Chavannes n’occupait pas le fond du Salon carré, où trouverions-nous, cette année, dans les deux mille quatre cent quatre-vingt-sept toiles qui l’environnent, un élan d’imagination assez vigoureux pour nous transporter, loin du terre-à-terre quotidien, dans ce monde idéal du rêve qui reste, malgré tout, le but suprême de l’art? Les sujets que l’on considère, à tort ou à raison, comme se prêtant le mieux à l’essor de la pensée, les sujets religieux, allégoriques, mythologiques, patriotiques, ne sont pas tout à fait abandonnés ; quelques-uns de ceux qui s’y exercent sont encore de très habiles gens. Nulle part, cependant, on n’y constate ni cette puissance de conviction, ni cette sincérité d’enthousiasme qui arrêtent forcément le passant surpris ou charmé devant les chastes évocations dues au dilettantisme ému de M. Puvis de Chavannes. Il semble que leurs imperfections mêmes, en leur donnant une apparence de visions passagères, les rendent d’autant plus douces à rencontrer qu’elles sont plus difficiles à retenir. La Vision antique se développe dans un paysage méditerranéen d’une exquise douceur. Au premier plan, des rochers nus ; dans l’éloignement, la mer brillante ; à l’horizon, des montagnes tachées d’ombre; tout s’y dispose avec grandeur dans la clarté sereine et calme d’une lumière azurée. Sous cet azur un peu éteint et mélancolique apparaissent, côte à côte, naïvement superposées sur les assises des roches, comme l’étaient, sans doute les captives troyennes, au temple de Delphes, dans les peintures de Polygnote, de pâles figures, nues ou demi-drapées, que l’imagination du peintre voit sortir des ruines accumulées sur la pente pierreuse. Ruines sacrées, ruines irréparables que personne ne relèvera! Morts adorés, morts bien ensevelis, que personne ne ranimera! Comme des spectres incertains d’eux-mêmes, comme des ombres mal dégagées du néant, sur les degrés de la montée lumineuse, tous ces fantômes s’arrêtent en silence. Soit qu’ils s’allongent sur le sol, soit qu’ils s’accoudent sur un pan de mur, soit qu’ils essaient de puiser de l’eau ou de poser une flûte à leurs lèvres, leurs attitudes sont languissantes, accablées, comme désespérées. C’est que cette vision d’un monde mort est une vision douloureuse, celle que peut faire un homme du XIXe siècle. L’âme du peintre, éprise de poésie et de beauté, s’y désole et pleure avec une bonne foi profonde. La sincérité de l’artiste y justifie toutes les incertitudes de l’ouvrier, comme dans ces fresques naïves du XIVe siècle italien, plus frappantes pour l’imagination et plus émouvantes pour les cœurs que tous les tableaux corrects et savans des praticiens imperturbables de la période académique. L’Inspiration chrétienne procède directement de ces vieux maîtres de Toscane. La scène se passe au XIVe siècle, dans un cloître roman. A travers les arcades ouvertes on aperçoit quelques pauvres assistés devant la porte d’un couvent. Au fond, une rangée de cyprès dresse, au-dessus des murs ensoleillés, ses masses droites et noires dans l’atmosphère transparente. La beauté du site, la grâce de la lumière n’y sont pas moindres que dans la Vision antique. Depuis Poussin et Lorrain, personne n’avait compris avec cette grandeur les paysages du Midi, où l’architecture, transfigurée dans la clarté, prend l’apparence d’une création aussi naturelle que les végétaux et les pierres. A droite, au pied d’un échafaudage, un peintre, au profil sec, à la barbe pointue, la tête encapuchonnée, droit et maigre dans sa longue robe sombre, s’avance, palette et pinceaux en main, les yeux dressés, comme en extase, vers sa fresque commencée. Le visage, sinon le costume, est presque celui de Cimabue, dans la fresque de la chapelle des Espagnols, à Santa-Maria-Novella. La Sainte Marie Égyptienne, peinte à l’angle du mur, rappelle une figure effacée de Giotto, dans la chapelle du Bargello. Toute la décoration murale est une restitution d’un étonnant caractère. A quelques pas du maître, respectueusement, se tiennent trois élèves ou aides qui regardent de loin son ouvrage. Sur la gauche, un dominicain s’entretient avec un autre artiste, barbu et chevelu, d’une attitude grave. Un religieux, debout sur un banc de pierre, pose une lanterne allumée au pied d’un bas-relief de la madone encastré dans le mur. Dans cette composition, M. Puvis de Chavannes a précisé avec plus de force que dans la précédente les formes de ses personnages, qui, d’ailleurs, sont tous vêtus. Le panneau central qui encadre une porte, n’est plus, au moins par le sujet, une simple évocation du passé. Le Rhône et la Saône y sont représentés, comme ils le furent déjà par Coysevox, sous des formes humaines et symbolisent, suivant la notice, la Force et la Grâce. A gauche, la Saône, jeune femme blanche et pâle, dont le corps languissant se détache sur un fond brumeux de saulées grises, s’affaisse sur ses jambes mal assurées, toute prête à se laisser saisir, tandis qu’à droite, le Rhône, pêcheur rude et vigoureux, ceint d’herbes sauvages, debout, au pied de robustes futaies, dans un horizon de rochers sévères, ramasse son filet bourbeux pour le lancer sur sa belle proie. L’allégorie est ingénieuse et poétiquement exprimée par le contraste bien entendu des attitudes, des paysages, des couleurs. Ces trois compositions, en somme, compléteront parfaitement la décoration déjà commencée du palais Saint-Pierre. Lorsqu’elles seront en place, à la hauteur et dans le demi-jour qui les attendent, les plus difficiles oublieront certaines abréviations ou duretés de formes qui s’exagèrent, à courte distance, sous le jour violent du Palais de l’Industrie, mais qui s’atténuent sensiblement dans l’intérieur d’un édifice, et ils admireront sans hésitation l’ensemble harmonieux d’une œuvre élevée et sérieuse, longuement méditée et savamment poursuivie, où l’auteur de l’Enfance de sainte Geneviève, au Panthéon, aura donné une preuve nouvelle de son entente exceptionnelle de la décoration monumentale. De ce que M. Puvis de Chavannes est un artiste supérieur, s’ensuit-il cependant qu’il faille, en tout et pour tout, le prendre pour exemple? Nullement, en aucune manière, même dans ses qualités, si hautes qu’elles soient. Son système de décoration murale, par grands parti-pris d’harmonies douces et calmes, de lignes sobres bien équilibrées, de figures sommaires à gestes naïfs, sans action hâtive et sans modelés précis, fort bon lorsqu’il l’applique lui-même sur des murs plats, dans un édifice sévère, deviendrait détestable si on l’employait à tort et à travers, au milieu d’une architecture animée et somptueuse, dans des salles de fêtes ou de réunions, sur des voussures ou des plafonds. A plus forte raison ce système produirait les plus déplorables effets si, en dehors du décor mural, on prétendait l’appliquer à la confection de la peinture mobile, grande ou petite, du tableau enfermé dans un cadre. En effet, un tableau vit de sa propre vie ; il peut, il doit contenir une action concentrée ou un spectacle complet. La distribution des lumières, la justesse des formes, l’intensité des expressions, la précision des détails, toutes choses qu’un décorateur, dans certaines conditions, peut exceptionnellement négliger, y joueront toujours le rôle le plus important. Ces observations, assez banales pour quiconque a l’habitude d’analyser des œuvres d’art, ne semblent pas être venues à l’esprit d’un certain nombre de peintres que le succès de M. Puvis de Chavannes a singulièrement troublés dans leur évolution naturelle. Les concours ouverts par la ville de Paris pour la décoration de salles de mairie destinées à des solennités vivantes plus qu’à des méditations rétrospectives nous en ont fréquemment offert des preuves. Persuadés, d’une part, que l’effet décoratif s’obtenait aisément par la simplification des formes et par l’atténuation des couleurs, et, d’autre part, obligés à chercher presque exclusivement, sous prétexte de vérité, leur inspiration dans des sujets contemporains d’un ordre vulgaire, la plupart des concurrens ont cru trouver le secret du grand style dans l’imitation combinée de M. Puvis de Chavannes, l’évocateur d’anciens rêves, et de François Millet, l’interprète des réalités actuelles. Par malheur, la plupart ne possèdent ni le charme poétique qui voile certaines faiblesses du premier, ni la puissance expressive qui ennoblit les lourdeurs du second ; ils n’ont su prendre à leurs modèles que leur indifférence pour les compositions mouvementées, leur parti-pris de déterminations sommaires, leurs mépris pour les jeux brillans de lumière ou pour les éclats vifs de colorations. De là, dans presque toutes leurs toiles, une immobilité glaciale de figures juxtaposées, un évanouissement mélancolique de toutes les tonalités fortes ou joyeuses, une insuffisance des formes et des modelés qui tendent à nous ramener par degrés rapides à tous les balbutiemens, sinon à toutes les barbaries, de la peinture en son enfance. Le Salon contient quelques-uns de ces panneaux décoratifs dus à des hommes de mérite, que leur éducation et leurs débuts semblaient devoir mettre à l’abri de pareils entraînemens. M. Ferdinand Humbert était, à l’origine, un coloriste agité et brillant, d’une curiosité étendue et sagace, regardant volontiers chez Delacroix, chez Rubens, chez les Vénitiens, ne répugnant pas, au besoin, à des accens de réalisme énergique pour donner une expression vivante à ses figures. Comment cette belle flamme s’est-elle assoupie? Il nous montre deux grands panneaux : l’un, Pro patria, en costumes antiques, pour le Panthéon; l’autre, En temps de guerre, en vêtemens et uniformes modernes, pour la mairie du XVe arrondissement. L’un représente les adieux d’un soldat gallo-romain à sa famille sur le seuil de sa maison ; l’autre des transports de blessés dans une rue de Paris pendant le siège. Dans tous les deux on trouve des figures bien campées, des groupes très expressifs, une recherche constante et souvent heureuse de la grande attitude et du geste vrai. Mais pourquoi toutes ces figures se fondent-elles dans le brouillard? M. Humbert nous dira que la première scène se passe au petit jour et la seconde en hiver, à la tombée de la nuit, par un temps de neige. C’est parfaitement vrai, mais ce goût continu pour les brumes, chez un peintre d’histoire, qui doit parler haut et clair, n’est-il pas déjà regrettable? Toutefois, je le veux bien, admettons ces deux crépuscules, celui du matin et celui du soir. Est-il vrai que le même gris y domine, à l’heure où le soleil se lève et à l’heure où il se couche, dans tous les pays et dans toutes les saisons? Est-il vrai que les contours des figures s’y perdent de la même façon? Il suffit, pour se convaincre du contraire, de regarder les excellentes études d’après nature faites de tous côtés par nos paysagistes. Non, le gris monotone qui envahit les toiles de M. Humbert, comme beaucoup d’autres, moins distinguées, c’est un gris d’importation nouvelle, le gris décoratif, qui est en train d’éteindre toutes les palettes. Si l’on n’y prend garde, le triomphe de ce gris sera la mort même de ce grand art de la peinture, l’art brillant, joyeux, ensoleillé, réchauffant par excellence, l’art auquel reviendra M. Humbert, comme on revient à ses premières amours. Ce goût maladif pour les couleurs éteintes, que quelques-uns considèrent comme une distinction d’esprit, prend sa source dans le dilettantisme littéraire ou archéologique qui dérange aisément les cervelles lorsqu’il ne repose pas sur une science solide et lorsqu’il ne s’accompagne pas d’une grande liberté d’esprit et d’un amour sincère de la nature. Nous nous moquons volontiers des Allemands, gens d’étude, parce qu’ils ont donné longtemps et qu’ils donnent encore à presque tous leurs portraits et leurs tableaux de genre une teinte jaunâtre et malpropre, sous prétexte que les chefs-d’œuvre du XVIe et du XVIIe siècles, surchargés de vernis, sont devenus jaunes et sales. Agissons-nous beaucoup mieux à Paris en donnant pour excuse à nos décolorations des fresques qui sont usées et les tapisseries qui sont passées ? Et pourtant, s’il nous arrive de nous trouver en présence d’une pièce des Flandres ou des Gobelins qu’un hasard a préservée des morsures de la lumière, quelle joie n’éprouvons-nous pas à y voir retentir, sans notes brisées et sans sourdine, l’accord éclatant des couleurs franches et pures? Ceux même des peintres qui visent aux effets de tapisseries nous semblent donc se tromper en fanant d’avance leurs modèles. Dans des compositions étudiées et non dépourvues de style, comme le Jugement de Paris, de M. Meynier, et la Vertumne et Pomone, de M. Urbain-Bourgeois, il ne nous déplairait point de voir plus de décision dans le modelé et dans la tonalité. M. Mazerolle, à cet égard, se rapproche de la vérité dans ses panneaux du Dépit amoureux et du Misanthrope, où d’ailleurs une gamme moins joyeuse eût attristé l’ombre de Molière. En somme, la pondération dans les lignes et le charme dans les couleurs sont deux qualités essentielles à toutes les peintures décoratives. Quand la peinture décorative est en même temps une peinture d’histoire, elle y doit joindre la précision des formes et l’intérêt de la composition. C’est pourquoi ce système bâtard qui consiste à mêler volontairement le moderne et l’antique en affublant de noms historiques des comparses contemporains, sous prétexte de rajeunir le passé ou d’ennoblir le présent, nous paraît de tous points condamnable; nous n’avons plus, pour faire une pareille confusion, la naïveté des vieux génies qui l’ont commise. Rien n’est plus fait pour gêner l’imagination et la main du peintre dans la liberté qui leur est nécessaire. Qu’on traite un sujet antique, qu’on traite un sujet moderne, il y faut, aller à fond, sans regarder ailleurs ; on n’a pas trop de toutes ses forces pour en tirer quelque chose. Croit-on, par exemple, que MM. Emile Lévy et Comerre, deux hommes éprouvés et sérieux, ne se seraient pas trouvés plus à l’aise dans les mairies des IVe et VIe arrondissemens s’ils avaient donné franchement à leurs figures soit l’aspect antique, soit l’aspect moderne, soit l’aspect décoratif? Non, ils ont sacrifié à la mode du jour, ils ont mêlé les souvenirs classiques avec les exemples réalistes, Pompéi et Millet, l’Italie et Montmartre, le pétase des bergers d’Arcadie et la capuche des maraîchères de la banlieue ; ils ont voulu donner aux manteaux à la mode des airs de toges et aux marmots parisiens des mines de petits sylvains ; leurs paysages, effacés ou compliqués, ont la même incertitude, n’ayant aucun courage, ni celui d’être français, ni celui d’être italiens, ni celui d’être purement imaginaires. Cet éclectisme ne leur a pas porté bonheur, comme il ne portera bonheur à personne, et c’est vraiment dommage ! M. Emile Lévy, le fin portraitiste que l’on sait, montre, dans l’arrangement, l’expression, les colorations de ses aimables figures, toujours soigneusement dessinées, une délicatesse de sentiment et de touche assez rares aujourd’hui. Dans l’Automne et l’Été, avec une personnalité moins marquée, M. Comerre a cependant placé quelques figures agréablement tournées, comme celle de la jeune paysanne qui se laisse conter fleurette ; on y sent un effort parfois heureux pour donner à des formes plus nouvelles des expressions moins convenues. Les voûtes et les plafonds offrent un champ moins facile que les murailles verticales à ces expériences périlleuses. Depuis qu’on a compris l’absurdité d’y accrocher simplement au-dessus des têtes, comme on faisait au commencement du siècle, des tableaux renversés qu’on n’y peut ni voir ni comprendre, la fantaisie décorative y règne heureusement sans conteste. Comment exiger des attitudes régulières et des toilettes à la mode de la part d’allégories émancipées qui passent leur temps à s’envoler dans l’azur? M. Chartran, chargé d’égayer le plafond de la salle des mariages à Montrouge, s’en est agréablement tiré. Asseyant son marié et sa mariée, tous deux fort bien portans, sur une corniche terrestre, devant le ciel de l’idéal, n’ayant pas osé, cela s’explique, garder à l’époux son frac et son chapeau noir, il l’a costumé en légionnaire romain ou peu s’en faut; la jeune fille, enveloppée de ses voiles de mousseline blanche, a eu moins à faire pour se trouver poétiquement vêtue. Tous deux se serrent l’un contre l’autre décemment et amoureusement, tandis que l’Amour adolescent inscrit leur serment sur les tables de la Loi et que l’Hyménée plane au-dessus d’eux, leur préparant sa couronne. Le dessin de M. Chartran est vif et correct ; sa couleur est joyeuse et légère. C’est ce qu’on est en droit de demander à des ouvrages de cette nature. On peut signaler des qualités semblables, à des degrés divers, dans le plafond de M. Schommer, pour le musée de la comtesse de Caen, au palais de l’Institut, dont la figure principale est d’une grande tournure ; dans celui de M. de Liphart, l’Étoile du berger, pour un hôtel particulier; dans celui de M. Dupain, le Passage de Vénus devant le soleil. Bien que sa Mort de saint Jean-Baptiste soit une peinture d’histoire, on est bien tenté de placer M. Henri Lévy au milieu des décorateurs, car ce tableau, au moins dans certaines parties, revendique avec talent et conviction le maintien, dans notre école, des traditions d’éclat, de vie, de mouvement puisées à l’école de Rubens, traditions qui s’accorderaient en définitive beaucoup mieux, dans des salles de théâtre ou de fête, avec le tapage des architectures compliquées, des moulures, des étoffes, des ors, que le système des fantômes immobiles et des juxtapositions froides de tons effacés. La partie droite, dans la pénombre, où se montrent, au haut d’un escalier, Hérodiade et le bourreau, nous paraît insuffisamment raccordée au centre ; mais la figure principale, le saint Jean, nerveux et échevelé, courant et criant dans sa prison, la main droite dressée, dans une vaste auréole de lumière rayonnante, est un morceau hardi et fier, d’une exécution libre, savante, animée, qui réveille et qui réchauffe les yeux attristés par l’uniformité terne et pâle de la plupart des peintures environnantes. Adorons Giotto, admirons Cimabue, ce n’est point nous qui protesterons; mais, par pitié, n’oublions pas que Véronèse et Rubens luisent encore pour tout le monde et qu’Eugène Delacroix a été Français ! II. C’est dans l’histoire, le nu, le portrait, que la science complète du dessinateur et du peintre peut donner sa plus haute mesure. L’état de ces trois formes supérieures, dont les autres dérivent, marque l’état de l’art dans une école. Les tableaux d’histoire sont rares au Salon de 1886 ; les études de nu, sauf quelques exceptions, y restent médiocres ; le portrait seul y domine par la qualité comme par le nombre. Après le magnifique triptyque de M. Puvis de Chavannes, la page la plus importante que l’histoire y ait inspirée est le Justinien de M. Benjamin Constant. Les deux toiles se font face : on ne saurait imaginer contraste plus frappant. Tandis que les figures de M. Puvis de Chavannes, simplifiées comme dans un rêve, à peine vêtues ou modestement drapées, semblent prêtes à se perdre dans un crépuscule immatériel, les figures réelles de M. Benjamin Constant, énergiquement accentuées, chargées de costumes éclatans, s’étalent résolument dans une architecture solide. La solidité des marbres polis, des métaux reluisans, des étoffes somptueuses, est, en effet, ce qui attire d’abord le pinceau vigoureux de M. Benjamin Constant. Nul n’excelle comme lui à construire, en belles matières, un intérieur de salle silencieuse où la ferme épaisseur des lourdes tentures enveloppe d’une harmonie profonde et sourde le chatoiement des brocarts et des soies, le scintillement des bijoux et des armes. Ses représentations, voluptueuses ou tragiques, de harems orientaux, ont eu un succès mérité. La muraille de marbres polychromes, au. Centre de laquelle siège l’empereur byzantin, protégé par une victoire en bronze dans une niche de mosaïque d’or, est un morceau de maître. Les robes et les chapes, tramées de pourpre et d’or, incrustées de pierreries, dont s’enveloppent les six conseillers assis en rang, de chaque côté de Justinien, le long de la grande muraille, brillent, avec une décision soutenue, du même éclat riche et puissant. Cette somptuosité du décor écrase les acteurs, dont les fortes têtes, aux chairs basanées, malgré l’effort marqué de l’artiste pour accentuer leurs expressions méditatives, ont quelque peine à respirer dans cet amoncellement de splendeurs. On croit bien deviner ce que M. Benjamin Constant a voulu exprimer. En fixant, avec une étiquette rigoureuse, de chaque côté du maître, immobile dans son large trône, tous ces jurisconsultes qui ne peuvent ni le voir ni se voir entre eux et, en leur faisant donner lecture d’une loi par un misérable scribe accroupi sur les dalles, demi-nu, en haillons, le peintre a voulu sans doute représenter le despotisme oriental dans toute la rigidité et dans tout l’éclat de son formalisme cérémonieux. La pensée était juste et l’exécution est éblouissante. Nous ne pouvons nous empêcher de croire que le résultat eût été plus satisfaisant si le virtuose avait fait plus de concessions au penseur et s’il avait donné aux figures de ses législateurs, dans le luxe qui les entoure, un intérêt mieux proportionné à l’importance de leur rôle historique. On comprend que M. Benjamin Constant, qui exécute à merveille les accessoires, se laisse aller au plaisir d’en jeter à profusion dans ses toiles, mais il ne faudrait pas que les accessoires lui fissent oublier le principal. Ce qu’on pense de son Justinien, on le pensera de sa Judith; c’est un fort beau morceau de bravoure, mais la tête et le torse, tout ce qui peut exprimer une pensée par la physionomie ou par le mouvement, disparaît dans l’éclat des tapisseries, des étoffes, des orfèvreries. M. Benjamin Constant sera un vrai peintre d’histoire le jour où il intervertira les rôles et, sans perdre sa vigueur d’exécution, saura pourtant subordonner la matière inerte à l’humanité vivante. Dans le groupe qui prend M. Jean-Paul Laurens pour exemple, on donne aussi au mobilier historique l’importance qui lui est due; on n’y dédaigne pas non plus les rendus vigoureux de la matière ; cependant, l’action humaine, volontiers lugubre et tragique, y tient toujours la première place ; l’étude de l’histoire et de l’archéologie s’y traduit souvent par des conceptions intéressantes. Le Grand Inquisiteur chez les rois catholiques, par M. Jean-Paul Laurens, c’est Torquemada, entrant brusquement chez Ferdinand et Isabelle. Il leur reproche de prêter l’oreille aux propositions des juifs qui leur ont offert 30,000 ducats pour continuer la guerre sainte contre les musulmans, avec l’espoir de ne pas être inquiétés dans leur foi. La question sémitique n’est pas nouvelle : « Judas a vendu son maître pour 30 deniers, s’écrie le dominicain fanatique, en brandissant le crucifix, Vos Altesses veulent le vendre une seconde fois. Le voici, prenez-le ! » Ce n’est qu’une anecdote ; le peintre, avec tact, ne lui a pas donné de grandes proportions, mais la scène est vivante et bien caractérisée. La figure du moine exaltée est noblement violente, sans grimace, sans mélodrame, d’une coloration grave et vibrante dans un milieu bien adapté. Depuis quelques années, le pinceau de M. Laurens, autrefois un peu dur, acquiert de la souplesse et de la liberté. Sa lumière, moins sèche, se distribue avec plus de chaleur autour des formes plus adoucies. En outre, quand il fait un tableau, M. Laurens ne le compose ni ne le peint comme il ferait d’un pan de mur. C’est une marque de réflexion intéressante à constater chez lui, comme chez tous les artistes qui mûrissent incessamment leur talent par l’étude. L’influence de M. Laurens est visible dans plusieurs toiles remarquées, notamment dans la Mort de l’évêque Prœtextatus, par M. Bordes, que le jury a déjà signalé en 1884 pour ses qualités de naturaliste énergique. M. Bordes a pris son sujet dans les Récits mérovingiens, qui ont souvent inspiré si virilement M. Laurens. Prétextat, évêque de Rouen, l’ancien protégé de Brunehaut, a été frappé en pleine église par des assassins à la solde de Frédégonde. Deux diacres l’ont transporté dans sa chambre et couché sur son lit. À ce moment, soulevant la lourde portière, couronnée d’or, marchant droit dans sa robe somptueuse de brocart vert, le front haut, ironique et impudente, apparaît la reine meurtrière. Le vieillard, nu jusqu’à la ceinture, sous ses couvertures éclatantes, le flanc saignant, redresse sa tête ridée et blanche pour maudire son ennemie. La scène est saisissante et disposée, sans brutalité, avec une résolution très ferme, dans un milieu archaïque soigneusement approprié. Malgré quelques sécheresses, l’exécution, dans son ensemble, est solide et bien nourrie. C’est de l’art sain et sincère ; il n’y manque qu’un peu plus d’aisance et de chaleur pour devenir du grand art. M. Bordes franchira-t-il heureusement la limite qui sépare l’anecdote historique de l’histoire synthétique, le style de la chronique du style de l’épopée? On doit l’espérer; toutefois, la chose n’est pas facile, si nous en jugeons par les efforts que font plusieurs de ses prédécesseurs pour y parvenir, sans obtenir toujours des résultats complets. L’envoi de M. Albert Maignan ne nous donne pas, nous l’avouons, tout le contentement qu’on est en droit d’attendre d’un artiste si consciencieux et si distingué, dont les visées sont toujours hautes et qui parfois a trouvé de poétiques inspirations. Son Réveil de Juliette ne marque aucun affaiblissement d’esprit ni de main ; il y a même dans la façon de grouper et de traiter les figures plus d’aisance et d’ampleur que par le passé ; les deux amans, pris en eux-mêmes, ne sont pas d’un caractère banal ; par malheur, ils sentent le théâtre. Or, si rien n’est plus émouvant qu’une scène bien jouée au théâtre, rien n’est plus déplaisant dans la vie et dans l’art que les attitudes, les mouvemens, les physionomies de théâtre. Le charme profond de Roméo et de Juliette dans Shakspeare, c’est d’être spontanés, naturels, passionnés jusqu’à l’invraisemblance et à la folie. Notons que, dans Shakspeare, lorsque Juliette s’éveille, Roméo est déjà mort : c’est en voyant son cadavre qu’elle se frappe elle-même. Dans l’opéra qu’on en a tiré il fallait un duo final ; c’est l’opéra, c’est le duo qui a inspiré M. Maignan. Dans l’attitude exaltée de Juliette, dans sa tête tendue du côté du spectateur cherchant le ciel dans ses yeux, dans sa bouche grande ouverte, il est resté quelque chose de convenu qui nous gâte notre plaisir. Il n’est pas toujours aisé de traduire par le dessin les épisodes les plus émouvans de l’histoire ou de la poésie. C’est un mérite d’avoir l’amour et le respect du passé ; c’est un mérite de savoir l’évoquer sous des apparences vivantes ; mais tout le passé ne se prête pas à l’interprétation plastique et pittoresque. La curiosité littéraire, mal dirigée, peut être plus dangereuse pour un artiste qu’un manque de lettres presque complet. Plusieurs carrières de peintres ont été, de notre temps, perdues par l’excès du dilettantisme. Ce qui s’exprime bien par la plume ne s’exprime pas toujours bien par le pinceau ; or, l’on n’est peintre qu’à la condition de parler d’abord aux yeux par les formes et par les couleurs. M. Rochegrosse est-il bien pénétré de cette vérité élémentaire dont l’oubli a coûté si cher à tant d’hommes d’une imagination merveilleuse, condamnés, par leur infériorité technique, à voir leurs ambitions de peintre continuellement trompées et à ne pouvoir s’élever au-dessus de l’illustration ingénieuse ou brillante du livre? A-t-il médité sur la destinée, glorieuse en apparence, douloureuse au fond et remplie de déceptions, de Gustave Doré, qui avait de trop bonne heure lâché la proie pour l’ombre et qui ne put jamais la ressaisir? Les débuts de M. Rochegrosse, son Vitellius, son Andromaque ont été accueillis avec une rare bienveillance; ils le méritaient. Sous l’encombrement des détails archéologiques on sentait, dans ces tentatives d’un tout jeune homme, une ardeur de recherches et un besoin de mouvement qui semblaient annoncer un remueur de souvenirs et d’images. On désirait une connaissance plus sûre du métier et une observation plus exacte de la nature, c’est-à-dire ce que l’âge et l’étude peuvent donner. La Folie du roi Nabuchodonosor ne nous prouve pas que M. Rochegrosse ait pris assez résolument le bon parti. Sa conception du despote babylonien, se roulant, vêtu d’étoffes d’or chargées de pierreries, dans des monceaux d’ordure, au bas d’un grand escalier (l’escalier de Vitellius et d’Andromaque !) tandis que, sur les marches supérieures ses courtisans le regardent avec surprise ou ironie, est la conception d’un esprit plus préoccupé des apparences factices du théâtre que des réalités vivantes de l’histoire. L’apparition fantastique de l’ange diaphane qui écrase le roi dans une lueur verdâtre rappelle bien plus les projections électriques que les divinités assyriennes. La figure principale est exécutée avec énergie et conviction, mais les mamamouchis obèses qui le regardent d’en haut appartiennent plutôt à l’opéra bouffe qu’à l’épopée. Dans cette toile toute pleine de noir, où les ombres sont opaques et l’atmosphère épaisse, comment reconnaître la lumière orientale? A l’âge de M. Rochegrosse, rien n’est perdu, il suffit de se mettre au vert pour se sauver. Le vert pour un peintre, c’est l’étude de la nature, l’observation de la vie, la méditation sur les œuvres des maîtres simples et sains, la pratique du nu, du portrait, du paysage. Les amis de M. Rochegrosse, que ses flatteurs pourraient perdre, lui rendront un grand service en lui prêchant ce régime. Il est à remarquer que presque tous les peintres qui, par l’exercice de l’étude académique et du portrait, se tiennent en commerce constant avec la nature, s’assurent une longévité particulière de production. Lors même que les chaleurs de la jeunesse se sont apaisées chez eux, ils continuent à progresser ou ils s’affaiblissent avec moins de rapidité que les compositeurs de fantaisie ou les coloristes de tempérament, chez lesquels se fane aussi vite qu’elle s’est épanouie une sorte de beauté du diable séduisante mais passagère. Ils peuvent même presque impunément se prodiguer en des redites toujours intéressantes parce que le fond en reste solide et vrai. Dans la nymphe blanche et nue de M. Henner, qu’il appelle la Solitude, comme dans la tête de fillette, enveloppée de noir, qu’il intitule Orpheline, on retrouve pour la centième fois cette combinaison harmonieusement ménagée des reliefs pâles et des fonds obscurs, cette fusion ingénieusement délicate des formes assouplies dans la lumière qui constituent la personnalité poétique de M. Henner. Il y a chez lui un parti-pris évident, comme il s’en forme un chez tout artiste convaincu et studieux, qui, ayant trouvé sa façon de voir originale, s’y tient, soit par habitude, soit par volonté; mais ce parti-pris, provenant de l’étude personnelle, n’a rien qui ressemble à une imitation d’autrui impuissante et froide. Nous l’acceptons donc, nous l’aimons, nous l’admirons, nous en jouissons, car nous sentons, dans ces répétitions infiniment nuancées du même thème, non-seulement l’inépuisable richesse de la nature, qui offre à un esprit exercé tant de variétés délicates dans le même effet, mais encore l’extraordinaire puissance de l’artiste qui, en fouillant toujours dans la même mine, sait en extraire toujours des trésors nouveaux, dont l’apparence n’est monotone qu’aux yeux inattentifs. C’est aussi par la science intime des formes choisies que M. Bouguereau, plus attaché que M. Henner aux ordonnances traditionnelles, continue à donner un intérêt durable à ses compositions mythologiques, dont les grâces un peu fades sont souvent relevées, avec beaucoup d’agrément, par la rare souplesse d’une exécution singulièrement aisée, brillante et égale. La Vénus taquinée par un essaim d’Amours, qu’il appelle le Printemps, ne vise ni à la pureté attique, ni à l’ampleur romaine. C’est une Vénus très apprivoisée et très modernisée, mais elle plaira avec raison à la société aimable pour laquelle elle est faite et qui cherche dans les œuvres d’art la distraction plus que l’exaltation, le charme plus que la force, la grâce des douces redites plus que la hardiesse des inquiétantes nouveautés. M. Mercié tourne aux idées de M. Bouguereau. Ce grand artiste, qui est un lion quand il sculpte, aime à se faire agneau quand il peint, prouvant ainsi la souplesse de son imagination. Le petit Amour trempant une fleur dans le Sang de Vénus, blessée au pied, forme avec sa mère un groupe charmant; l’ordonnance seule y révèle l’excellent sculpteur, tandis que l’exécution, délicate et raffinée, marque une habileté de peintre presque trop recherchée. Deux études de nu ont surtout frappé les yeux. L’une est celle de M. Raphaël Collin, une jeune femme, couchée sur le dos, dans une prairie d’un vert tendre, qui porte le nom de Floréal. Les formes sont jeunes et sobres ; le modelé, dans une lumière douce, est conduit sur tout le corps avec une exquise douceur ; l’expression de la tête est gentille, douce et gaie. L’artiste avisé s’est tenu à bonne distance entre l’amollissement facile et malsain des reliefs et des couleurs, qui tente parfois les décorateurs, et le trompe-l’œil violent et brutal que recherchent les réalistes. s’il penche et s’il peut tomber, c’est d’ailleurs du côté des décorateurs ; la brume grise le menace, mais, pour le moment, il n’est pas encore enveloppé. La seconde femme nue, l’Éveil, est due à M. Carolus Duran. Celui-ci est un coloriste primesautier, d’un tempérament franc et robuste, inégal dans ses productions, mais que cette maudite brume, au moins, n’a jamais approchée. C’est plaisir de retrouver ce peintre de race, toujours jeune dans ses bonnes heures, entonnant encore d’une voix hardie, au milieu de tant de peintures éteintes, la chanson joyeuse des couleurs vives, fières et retentissantes. La beauté blanche, aux cheveux ébouriffés, qu’il étend sur un lit défait, accoudée sur son oreiller, n’y méditant guère, n’est ni déesse, ni grande dame. On peut rêver des formes plus fines, des reliefs plus purs, des modelés plus suivis, mais comment n’être pas pris d’abord par cet accord triomphant des carnations solides et rosées, des boucles luxuriantes et blondes, des draperies et des coussins dont les blancheurs et les rougeurs résonnent avec un éclat voluptueux autour de ce jeune corps? c’est bien le cas de reconnaître que la vie est la qualité essentielle dans une œuvre d’art ; car, lorsque la vie y apparaît par un côté quelconque, même imparfaite, même superficielle même toute sensuelle, on est bien prêt de tout pardonner. Le Portrait de Miss***, toute jeune fille, d’une galbe fin et pur, chastement serrée dans le fourreau d’une robe étroite, rappelant par l’attitude correcte et l’expression douce certaines figures du premier empire, est exécutée par M. Carolus Duran dans une gamme rose d’une sonorité délicieuse, avec la même prestesse et avec plus de distinction. Aux deux études de nu très brillantes de MM. Collin et Carolus Duran on peut en joindre quelques autres, d’un aspect plus modeste ou d’une facture moins personnelle, mais qui témoignent d’un goût sérieux pour les études nécessaires à tout peintre d’histoire. Les mieux conduites, dans cet ordre d’idées, sont celles de M. Loeve-Marchand, qui ne sait pas encore faire un tableau, mais qui exécute à merveille un morceau de nu. On trouve aussi une grande conscience, sous ce rapport, dans les Sirènes de M. Léon Berthault, les Hiérodules de M. Rosset-Granger, la Nourmahal et la Madeleine de M. Prouvé, le Surpris par la marée de M. Maxime Faivre, et chez quelques autres jeunes gens qui semblent se préparer à de belles entreprises. La Vénus de M. Berton, maudite par les saints du désert, décrivant, dans sa chute, comme une étoile blanche, une parabole dans l’abîme de la nuit, est une figure modelée avec un certain sentiment prudhonien ; elle montre chez l’auteur un réel progrès et l’étude intelligente des maîtres. On a remarqué aussi les tentatives faites par quelques peintres anglais ou américains pour acclimater résolument les figures nues dans les paysages réels des climats septentrionaux. Le Dolce far-niente et les Dryades et Faunes de M. Robert Browing, le fils de l’illustre poète, et l’Arcadie, de M. Harrison, se prêtent à de curieuses observations. Tous les deux analysent les formes humaines avec cette perspicacité dans la précision individuelle du détail et cette indifférence pour la régularité plastique qui caractérisent la race anglo-saxonne; aussi leurs figures prennent-elles souvent des attitudes plus imprévues qu’agréables et plus vraies que vraisemblables. Les coins de bois verts où M. Browing assied ses nymphes trapues, tout remplis de sources et de mousses, sont peut-être d’une humidité dangereuse. L’Arcadie de M. Harrison, une Arcadie de Normandie, tout au plus, n’est pas moins aquatique. C’est le long d’une rivière, dans des herbes à peine séchées par un pâle soleil, sous des branchages de saules et de pommiers, que se promènent ses baigneuses. Les jeux charmants et doux de la lumière à travers les feuillages frais, sur les nudités claires, y sont délicatement étudiés. C’est un essai de renouvellement qu’on doit au moins signaler. Depuis quelques années, on s’est donné beaucoup de peine pour jeter une animation nouvelle dans cet art si intéressant du portrait qui a toujours compté, en France, un grand nombre d’excellens ouvriers. Les portraitistes ne pouvaient rester insensibles à ce grand mouvement de retour vers une observation plus attentive des détails réels et des phénomènes lumineux, qui, déterminé d’abord par notre glorieuse école de paysagistes, est en train d’agiter et de régénérer toutes les variétés de peinture anecdotique, familière, fantaisiste, confondues autrefois sous le nom collectif de peinture de genre, et qui ont en général pour objet la représentation de la vie contemporaine. C’est une tendance déjà très répandue de placer, autant que possible, les personnes vivantes dans leur milieu habituel au lieu d’isoler leur visage ou leur personne sur un fond neutre ou indifférent. Ainsi faisaient volontiers, à l’occasion, Holbein, Rubens et tant d’autres. En vérité, cette manière de faire, qui offre un si beau champ aux développemens pittoresques, est tout à fait raisonnable, à la condition qu’on n’en fasse pas un principe et pourvu qu’on ne l’applique pas à tort et à travers. Autant il peut être utile d’expliquer une physionomie par l’accompagnement choisi de quelques accessoires révélant ses habitudes intellectuelles ou physiques, autant il pourrait être inconvenant de noyer cette physionomie sous l’amas de détails exacts, mais parfaitement insignifians. Le naturalisme, tel que peuvent le pratiquer les portraitistes comme tous les autres peintres, n’est point du tout l’acceptation en bloc de tous les détails qu’offre pêle-mêle la nature, mais seulement le choix intelligent, parmi ces détails, de ceux qui peuvent communiquer plus de clarté, plus d’éclat, plus de force, plus de charme au sujet traité. Le savant le plus populaire de notre pays, M. Pasteur, par exemple, a été représenté au Salon plusieurs fois, notamment par M. Bonnat.et par M. Edelfelt. Le tableau de M. Edelfelt, très vivement brossé, d’une allure tout à fait intime et familière, montre M. Pasteur dans son laboratoire, au milieu des fioles et des éprouvettes, en train d’examiner une pièce anatomique dans un flacon. Rien de plus naturel, rien de plus vivant; c’est exact, c’est amusant, mais, en vérité, le mobilier par le aussi haut que la figure, la physionomie du penseur s’efface au milieu des verreries qui scintillent, et, malgré l’intérêt de curiosité que la postérité attachera certainement au reportage minutieux et ingénieux du peintre suédois, ce n’est pas à lui qu’elle demandera l’image définitive de M. Pasteur. Au contraire, la figure peinte par M. Bonnat affecte, comme d’habitude, une solitude austère dans un milieu indéfini. Le fond gris, plus résonnant, que M. Bonnat a substitué cette fois à ses anciens fonds noirs ou bruns, la jolie tête de la fillette en bleu qui s’appuie sur la hanche de son grand-père, ne modifient même pas cette impression. Le savant est isolé, bien isolé, pour qu’on le voie mieux, comme une statue sur son piédestal. Son visage, dont la clarté, au-dessus des vêtemens noirs, saisit seule le regard, s’enlève, avec une précision énergique, comme une médaille rudement frappée, sur le fond indifférent, avec une force d’expression intellectuelle d’autant plus entière que rien alentour ne peut l’atténuer. Le portrait de M. Bonnat est l’image historique ; celui de M. Edelfelt n’est qu’une image anecdotique. L’un se complète par l’autre, mais on ne saurait les admirer au même degré. Il est permis de croire que, chaque fois qu’il s’agira d’un visage où l’intelligence surtout doit parler, il sera convenable d’user de discrétion et de ne pas étouffer cette parole de l’âme sous le bruissement confus du murmure des choses. A côté du portrait presque en pied de M. Pasteur, M. Bonnat expose un portrait en buste de M. le vicomte Delaborde, compris avec la même fermeté expressive, et qui restera l’un des morceaux les plus mâles sortis de sa main. Les observations précédentes feront sans doute comprendre pourquoi des deux admirables portraits en pied exposés par M. Cabanel, le Fondateur et la Fondatrice de l’ordre des Petites-Sœurs des pauvres, les visiteurs du Salon, par un très juste instinct, préfèrent la religieuse au religieux. M. Cabanel les a placés l’un et l’autre dans leur milieu ordinaire, assis chacun sur une modeste chaise, près d’un petit bureau chargé de papiers, dans des cabinets clairs, dont les murailles blanches sont également tapissées de cartes géographiques et de tableaux administratifs. Dans les deux figures, l’attitude est simple et aisée, le noir des vêtemens grave et souple, la physionomie intelligente, convaincue, bienveillante et douce. Les qualités du dessinateur et de l’observateur s’y montrent au même degré, à un degré rare de tout temps et même rare dans l’œuvre de M. Cabanel. Pourquoi donc cette différence d’impression? c’est que, dans le portrait de la Fondatrice, tous les détails expressifs de l’ameublement, éclairant la figure, mais ne l’annihilant pas, maintenus avec soin dans une subordination savante, ne servent qu’à mettre en lumière la figure et laissent en toute liberté rayonner cette sainte physionomie. La tête du Fondateur, au contraire, ainsi que tout son avant-corps, se trouvent perdus dans la grosse tache verte d’une carte de géographie malencontreusement accrochée au mur. Il suffit de cette note inattendue et violente, de cette note excessive et fausse, pour troubler les valeurs harmoniques de la toile, absorber la physionomie du personnage, lui faire perdre en apparence son équilibre sur sa chaise. La réalité donnait sans doute cette note verte, mais comment un praticien aussi habile que M. Cabanel ne l’a-t-il pas fait disparaître, ou tout au moins atténuée dans la mesure nécessaire? C’est une petite tache dans un chef-d’œuvre, mais comme on regrette de l’y voir ! Il est si doux d’admirer sans restriction ! Les portraits exposés par MM. Élie Delaunay et Jules Lefebvre, moins importans que ceux de M. Cabanel, sont presque aussi remarquables. Nous serions même bien près de déclarer que le Portrait d’une dame un peu mûre, d’aspect peu séduisant, aux yeux verts, vifs et pénétrans, par M. Élie Delaunay, nous paraît le meilleur morceau du Salon. Par la précision rigoureuse du dessin, la souplesse de l’enveloppe colorante, la décision imperturbable de l’exécution dans le principal et dans les accessoires, ce portrait, malgré quelques tendances aux noirs, porte la marque d’un vrai maître. Le Portrait de M. Henri Meilhac, dans une tonalité un peu triste, ne lui est pas de beaucoup inférieur. Quant à M. Jules Lefebvre, dont le talent, fait de patience et de conscience, grandit régulièrement, avec une conviction exemplaire, par la réflexion et par la volonté, il n’était pas encore arrivé à donner à ses portraits, naguère un peu aigres dans leur précision, l’autorité du style qui nous arrête cette fois devant eux : l’un, celui de Mme T***, représente une jeune femme blonde, en noir, debout, d’une distinction un peu triste et d’une simplicité délicieuse ; l’autre, celui de Mme G***, nous montre une dame plus âgée, en robe bleue décolletée, à mi-corps et assise. Ce dernier, mieux placé, qu’on voit plus aisément, montre dans l’analyse résolue de la physionomie, dans l’exécution serrée, libre, savoureuse des carnations et des vêtemens, une sûreté d’œil, d’esprit et de main qui assignent aujourd’hui à M. Jules Lefebvre comme à M. Delaunay un rang hors ligne parmi nos portraitistes. Un portrait qui fait aussi grand bruit, mais dans une tout autre direction, est le Portrait de M. Damoye, par M. Roll. M. Roll, un des chefs les plus vaillans d’une école naturaliste qui se croit intransigeante, possède, en réalité, des qualités de peintre franches et robustes dont on pourrait trouver des exemples classiques. Il ne croit pas suffisamment, à notre gré, à la vertu des dessous étudiés et précis, ni à la nécessité des modelés suivis, mais il fait parfois oublier ces oublis par une verve puissante de brosse et un rendu énergique de la réalité. C’est ce qui lui est arrivé dans le Portrait de M. Damoye, portrait en pied d’un paysagiste, chargé de son bagage, marchant à grands pas dans une rue de la ville. L’allure est très gaie, la tête lumineuse et vivante, en plein air, comme on dit. Mais voyez la force du bon sens! Pour être fidèle à son principe, M. Roll aurait dû, autour et tout près de sa figure, faire éclater ces surfaces de murailles ou grouiller tous ces passans qui, en réalité, dans une rue, forment toujours un fond brutal aux gens qu’on approche et qui gênent l’œil pour les isoler. C’est ce que Bastien-Lepage, à l’exemple de Manet, a essayé, avec sa conscience méticuleuse, de rendre en plusieurs occasions. M. Roll s’en est bien gardé et nous ne l’en blâmons pas. Afin de donner plus de relief, trop de relief peut-être à son personnage, qui prend ainsi l’aspect photographique, il a rejeté dans le fond, il a noyé, il a atténué l’agitation et le brillant réels des choses. Quand la vérité est la vérité, il y faut bien venir : la vérité, c’est qu’il serait inutile et qu’il est impossible de rendre la nature d’un seul coup, sous tous ses aspects, tout entière, et qu’il arrive toujours un moment où l’artiste est obligé de choisir et de simplifier : la science des sacrifices, dans l’art comme dans la vie, est le commencement de la sagesse. Rien n’est plus amusant que de voir une série de bons portraits, rien n’est plus ennuyeux que d’en écrire ou d’en lire la nomenclature. Nous nous contenterons donc de rappeler que M. Paul Dubois et M. Hébert ont exposé chacun deux portraits de femmes où l’on retrouve, chez l’un, cette expression délicate de la vérité, chez l’autre, cette émotion de fine poésie qui donnent un accent si particulièrement distingué à leurs œuvres, et de signaler, entre autres, les études variées et intéressantes dues à MM. Friant, Mathey, Fantin, Carrière, Dannat, Courtois, Doucet, Morot, Machart, Wencker, B. de Monvel, Layraud, Callot, Mmes Breslau, Roth, etc. III. Le goût du paysage franc et naturel, la sympathie sérieuse pour les classes populaires qui se sont répandus depuis quelques années, ont modifié complètement les habitudes des peintres attachés à la représentation des sujets familiers, qu’on confondait tous autrefois, quelle que fût leur portée, sous le titre collectif de peintres de genre. Parmi eux, c’est désormais le petit nombre qui va demander à l’histoire ou à la littérature des anecdotes servant de prétexte à des mises en scènes spirituelles ou à des caprices de couleur. La plupart se vouent à l’interprétation ou à la copie des mœurs contemporaines : ils y apportent la gravité d’observation, l’ardeur d’imagination, l’amour de vérité, qu’on croyait autrefois devoir réserver à la peinture religieuse et historique. Beaucoup d’entre eux se montrent même disposés, sans des raisons toujours suffisantes, à donner à ces sujets familiers une importance monumentale par les dimensions comme par l’exécution. C’est là, en réalité, sur ce terrain d’un abord sans doute plus facile, mais tout plein encore de mines inexplorées, que se porte le mouvement le plus actif de toute l’école moderne, aussi bien en France qu’à l’étranger. L’évolution de cet art nouveau devient d’autant plus intéressante à suivre que les artistes du dehors et que nos artistes nationaux y apportent, avec une curiosité et une sensibilité croissantes, une émulation de jour en jour plus sérieuse et plus vive. Ce qui manque à beaucoup de ces observateurs naturalistes, souvent doués d’une franchise remarquable, pour faire d’excellens ouvrages, c’est la science nécessaire à tous, celle qui s’acquiert par des études sérieuses et par des expériences réitérées, la science du dessin et celle du tableau. Savoir donner, dans l’air ambiant, aux taches colorées qu’y produisent les hommes et les choses, leur juste place et leur valeur réelle, c’est quelque chose, c’est même beaucoup ; cela ne suffit pourtant pas à leur donner leur forme et leur relief, sans lesquels ces taches ne sont que de vaines apparences. Savoir saisir, dans la réalité, comme un instrument de précision bien ajusté, un coin de nature ou un groupe de figures dans l’exacte proportion de ses lignes et dans les véritables valeurs de ses colorations, c’est un art déjà difficile, mais ce n’est point encore savoir faire un tableau. Le tableau définitif, le tableau saisissant, le tableau complet n’existe que lorsque l’intelligence personnelle a suffisamment combiné les élémens vrais pris dans la nature pour en faire un tout indissoluble et complet, et ce tout se trouve alors si indissoluble et si complet, qu’on ne saurait, sans en compromettre tout l’effet, en changer ni les dimensions, ni l’ordonnance, ni la tonalité. Quand il est excellent, on ne peut même s’imaginer qu’il aurait pu être fait autrement, ou plus grand ou plus petit, ou plus vide ou plus rempli. L’idée irréalisable qu’on peut et qu’on doit exécuter entièrement son tableau d’après nature, soit devant un modèle indifférent dont la pose annihile le mouvement, soit devant un paysage dont les apparences changent à chaque seconde au gré du ciel, est une des idées les plus fausses qui puissent rapetisser la conception et refroidir l’exécution. Autant l’étude partielle du morceau doit être poussée avec scrupule devant la nature, autant l’ordonnance du sujet et son achèvement définitif doivent être combinés, en dehors et à côté d’elle, en pleine liberté d’esprit. Cet art difficile et nécessaire de savoir faire un tableau assure à ceux qui le possèdent, même lorsque leur manière peut paraître vieillie ou démodée, une suprématie qu’il est facile de constater chez presque tous les survivans de la génération précédente, beaucoup mieux instruite à ce sujet que la génération actuelle. Celui qui sait faire un tableau et qui sait dessiner a l’avantage de ne rien perdre de ses efforts ; chacun de ses traits porte ; qu’il soit même un coloriste médiocre, sa composition reste intéressante et grandit par la transposition dans le dessin ou la gravure. C’est le cas de MM. Boulanger, Leroux, Gérôme, François Flameng, qui traitent encore avec esprit ou poésie l’anecdote historique dans de petits cadres. Le Maquignon d’esclaves à Rome, par M. Boulanger, nous exhibe, exposés sur une estrade, dans des poses et avec des expressions appropriées, quelques pièces fraîches de marchandise humaine, fillettes résignées ou curieuses, gamins indifférens, une captive désespérée, une négresse effarouchée, un ouvrier silencieux, tandis que, gros et gras, couronné de fleurs, un martinet au bras, les jambes ballantes, le hideux marchand s’empiffre philosophiquement de lupins en attendant l’acheteur. L’étalage offre du choix aux connaisseurs. Les poses, comme les expressions, sont variées par un dessinateur attentif et précis, avec une habileté du meilleur aloi. L’art de grouper ensemble plusieurs figures est aujourd’hui si négligé qu’un tableau comme celui de M. Boulanger devient au Salon un exemple nécessaire. Il faut reconnaître un mérite de même nature, avec moins de fermeté et plus de brillant, chez M. François Flameng, qui, dans son Feu de fusil à Dieppe en 1795, fait mouvoir, dans une belle lumière, de jolies figures lestement dessinées et restituées avec autant d’esprit que d’exactitude. Le Bain, qui réunit, dans un coin du parc de Versailles, au XVIIIe siècle, dans des attitudes séduisantes et des costumes de fantaisie parfois succincts, un essaim assez folâtre de jeunes Parisiennes, pour être un peu moins franc, n’est guère moins habile. Les titres ingénieux ou mystérieux que M. Gérôme donne à ses tableaux contribuent presque autant à leur succès que le soin rigoureux avec lequel il les dessine et les achève. Son Œdipe n’a rien de grec ; c’est Bonaparte, le jeune Bonaparte, à cheval, arrêté dans les sables d’Egypte; le sphinx qui l’interroge, c’est le sphinx colossal, à tête camuse, à moitié enfoui près des pyramides. Le monstre cinq fois millénaire et le futur Napoléon se regardent fixement ; ce muet colloque nous inquiète et nous émeut. Le sujet serait bon pour la littérature comme pour la peinture. Le Premier Baiser du soleil sur les grandes pyramides de Giseh, un tableau voisin, montre M. Gérôme plus exclusivement préoccupé du paysage oriental; il est alors aussi précis dans l’analyse de la lumière que dans la détermination des formes solides. Il y a moins de résolution et plus de vague, moins de netteté et plus de charme dans les deux petites compositions antiques de M. Hector Leroux, le Vésuve et le Soir. Ce sont toujours ses figures accoutumées, mais enveloppées, avec une douceur délicate, dans un air à la fois plus tiède et plus vaporeux qui en rafraîchit la poésie. La recherche du dessin net et clair est poussée jusqu’à la sécheresse chez MM. Worms et Vibert, qui se sont voués aux scènes espagnoles. M. Worms y garde, d’ailleurs, plus de gaîté, de souplesse, de bonhomie, tandis que l’esprit de M. Vibert tourne de plus en plus à la bouffonnerie, comme sa couleur à l’aigre. Une vivacité plus légère, avec un sens plus fin de la vie et des choses, anime toujours les études demi-mondaines et demi-rustitiques de M. Heilbuth, de M. Charnay et de quelques autres. Parmi les scènes d’histoire militaire, le Bataillon carré de 1815, de M. Protais, vaste amoncellement de victimes mortes à leur poste, blanchissant dans la plaine, après la bataille, sous la silencieuse caresse des premières étoiles, et le Buzenval, de M. Médard, composition émue, d’une exécution puissante, malheureusement inachevée par suite d’une maladie cruelle, sont certainement les morceaux les plus émouvans. Un massacre de chouans dans la Chapelle de la Madeleine, à Malestroit, a été l’occasion pour M. Bloch de montrer surtout son habileté à étudier un effet de lumière calme dans un intérieur. L’ouvrage le plus important dans ce genre est le Combat de Fére-Champenoise par M. Le Blant, où les gardes nationaux, refoulés par les alliés, se font massacrer jusqu’au dernier sans mettre bas les armes. Le désordre et l’effarement héroïques des dernières résistances y sont rendus avec une véracité poignante. L’ingénieuse disposition prise par l’artiste pour montrer le développement de l’action, lui a permis de l’envelopper dans un vaste paysage orageux, dont l’aspect sombre et agité rend plus tragique encore cette lutte inégale et désespérée. Le tableau de M. Le Blant, où s’agite pourtant une foule nombreuse de combattans, est de dimensions très modérées si on le compare aux énormes toiles dans lesquelles se perdent aujourd’hui un grand nombre de peintres de scènes campagnardes ou populaires, et même de simples paysagistes. En thèse générale, en dehors des sujets décoratifs ou historiques, on peut affirmer que toute espèce de sujet gagne à être condensée dans un petit cadre. Une toile de chevalet suffit à dire tout ce qu’un peintre, même le plus profond, peut sentir et penser. Poussin, Rembrandt, Claude Lorrain, Teniers, Watteau, Chardin, Théodore Rousseau n’en ont guère voulu d’autres. La petite toile, il est vrai, supporte moins les ignorances et dissimule moins les tricheries ; plus on est vu de près, plus on a besoin de se bien tenir. En outre, l’excès de la grandeur matérielle accordée aux cadres a le grave inconvénient de désaccoutumer les yeux de chercher dans une peinture la forte unité d’effet qui produit seule une impression durable. L’artiste s’habitue à mal relier ses figures, à ne plus avoir la salutaire horreur du vide, à exagérer ses effets, à délayer ses impressions, pour remplir insuffisamment tout ou partie de ces grands espaces. Un bon nombre d’études ou de tableaux, que leur grandeur creuse a dû faire reléguer justement sur les cimes, auraient été très intéressans s’ils avaient été poussés avec plus d’intensité dans un champ plus restreint. Les maîtres expérimentés comme M. Jules Breton ne commettent pas cette faute. Une petite toile lui suffit, comme les années précédentes, pour transporter notre imagination au milieu des paysans laborieux, en plein air, en pleine lumière, devant l’immensité paisible des campagnes ouvertes. C’est à l’heure la plus chaude du jour, dans la plaine sans habitations, sans arbres, sans ondulations, au moment du Goûter. Le travail, de tous côtés, s’arrête, et trois paysannes se sont installées autour d’un maigre tas de cendres fumantes, dans lequel rime d’elles ramasse quelques pommes de terre. La seconde, assise dans les broussailles, tient une tartine en se tournant vers la plaine; la troisième, une jolie brune, étendue, sur le sol, aplat ventre, mord à belles dents dans un morceau de pain en souriant, sous sa capuche d’indienne, du sourire inconscient de la jeunesse active et bien portante. Au loin, on aperçoit la silhouette d’une femme debout et tenant une cruche penchée au-dessus des lèvres d’un petit garçon qui se dresse avidement pour mieux boire; un autre groupe de travailleurs est étendu dans l’ombre courte d’une meule basse. Toutes les attitudes, toutes les expressions, tous les détails du dessin et de la coloration, observés dans la nature, mais recueillis, simplifiés, fortifiés par l’imagination, se combinent pour nous donner l’impression que le peintre a voulu rendre, la douceur du repos après le travail dans la chaleur. M. Jules Breton ne donne à la figure humaine la grandeur naturelle que lorsqu’il la traite en vue d’une étude spéciale d’expression, comme dans son autre tableau, la Bretonne, une paysanne du Finistère, vue à mi-corps, en noir, assise, tenant une cierge allumé. Cette figure simple est d’un recueillement admirable. M. Dagnan-Bouveret, dont les scènes, bourgeoises ou rustiques, depuis longtemps remarquées, gardaient encore en ces derniers temps, dans leur fine exactitude, quelque sécheresse et quelque mesquinerie, vient de grandir singulièrement par sa belle toile du Pain bénit. Quelques paysannes, vues à mi-corps, de profil, sont assises, sur trois rangs, dans les bancs de l’église, devant-un mur peint en jaune et taché de plaques vertes de moisissure. Presque toutes ces villageoises sont vieilles, tannées, d’expressions fatiguées, casanières, béates; parmi elles se distinguent pourtant une jeunesse de vingt ans, à l’œil vif, aux chairs fermes, dont le teint ensoleillé éclate de fraîcheur sous le bonnet blanc tuyauté, et une petite fille, joufflue et bouffie, toute gauche dans sa robe verte du dimanche, regardant avec une curiosité impatiente du côté de l’enfant de chœur, en robe rouge, qui longe le banc, de dos, en offrant la corbeille du pain bénit. L’arrangement est d’une simplicité naïve et libre qui fait penser aux primitifs de Flandre ou d’Italie. L’accord sobre et grave des visages brunis, des robes sombres, du mur sali, du gamin éclatant, est soutenu, sans faiblesse, avec une fermeté magistrale. Tous les détails insignifians, inutiles, gênans sont sacrifiés résolument, sans qu’il y paraisse, afin de laisser toute leur valeur expressive aux figures et notamment aux visages. Dans cette église numide, sur ces braves femmes usées par la vie, flotte un doux et salubre parfum de simplicité, de foi, d’honnêteté. Ce n’est pas seulement un observateur et un penseur qui peuvent rendre tout cela ; il y faut aussi la main d’un bon ouvrier : M. Dagnan-Bouveret a fait aujourd’hui sa pièce de maîtrise. Il ne faudra peut-être qu’un peu d’expérience à un jeune voisin de M. Dagnan, M. Brouillet, à qui de franches études de plein air ont valu récemment une bourse de voyage, pour prendre aussi un rang distingué parmi nos peintres de mœurs populaires. Son Paysan blessé, qu’on rapporte chez lui, est traité dans des proportions trop épiques, non-seulement pour l’intérêt du sujet, mais surtout pour les qualités mêmes du peintre, qui sont le soin, la finesse, la précision. Aussi n’a-t-il pas pu recueillir ni concentrer, d’une façon suffisante, sa lumière trop égale, de façon à bien présenter ses figures, que cette uniformité de grand jour creuse et décolore. Toutefois, si on examine avec attention le groupe principal, on y constate une volonté rigoureuse dans la combinaison des mouvemens, dans l’équilibre des lignes, dans la variété des expressions, dans le dessin du morceau, qui pourraient bien annoncer un artiste de sérieuse valeur. Un autre jeune homme qui avait abordé, avec franchise et bonheur, dans ces années dernières, le problème séduisant de la lumière fraîche dans des milieux clairs, M. Dinet, continue à faire de très curieuses études dans la même direction. Dans la clairière rocheuse où il assied son Vieux Conteur, racontant des histoires à deux petits paysans, la lumière pétille si vivement sur les pierres et les bruyères qu’elle semble presque artificielle, mais il y a beaucoup de vérité et de charme dans les attitudes et les gestes naïfs de ses figures. L’amour de la lumière calme et expressive, de la lumière bienfaisante qui égaie les yeux et qui réchauffe les âmes, soit qu’elle s’épanche librement à l’extérieur, soit qu’elle pénètre par des ouvertures plus ou moins généreuses dans l’intérieur des habitations, n’est pas, dans ce moment, particulier aux peintres français. Les peintres étrangers, notamment ceux de Hollande, de Suède, de Norvège, auxquels les vieux maîtres des Pays-Bas ont toujours donné, à ce sujet, d’excellens conseils, se livrent à l’analyse des phénomènes lumineux avec une ardeur qui doit nous tenir en éveil. Outre qu’ils sont, en général, par tempérament, plus hardis coloristes que nous, ils apportent d’ordinaire, dans la représentation de la vie quotidienne, une sorte de bonhomie naïve et d’attendrissement naturel auxquels nous sommes moins enclins et qui donnent à leurs tableaux une saveur fort appréciable. Est-ce à notre éducation, est-ce à nos habitudes sociales qu’il en faut demander la cause? Nous avons beaucoup de peine à être sensibles sans sentimentalité, attristés sans pessimisme, tragiques sans déclamation. Presque tous les sujets, empruntés à la vie des ouvriers, qui ont l’intention de nous émouvoir, affectent des mises en scènes mélodramatiques qui n’atteignent pas toujours leur but. On pourrait remplir une salle entière de tous les meurtres, suicides, rixes, scènes d’ivresse, de grèves, de clubs où l’ouvrier parisien n’apparaît que sous un jour lugubre ou sous un aspect détestable. Quelques-uns de ces tristes épisodes sont traités avec émotion et talent, notamment la Misère de M. Perrandeau, et le Lendemain de paie de M. Marec. Mais comment ne pas voir avec peine des artistes jeunes s’enfoncer non-seulement dans les idées sombres, mais, ce qui est plus fâcheux encore, dans la peinture noire? Leur pinceau s’alourdit en même temps que leur esprit s’afflige ; l’assombrissement de leur pensée s’étend sur leur palette. C’est aussi le cas de M. Geoffroy, le peintre attitré des écoliers, qu’il connaît si bien et dont il nous a raconté tant de fois les douleurs petites ou grandes. Son étude, les Affamés, est sincère et poignante, mais les figures y sont dispersées, la couleur éparpillée, l’effet général réduit plutôt qu’augmenté par la grandeur de la toile. Un impressionniste qui a fait quelque bruit, M. Raffaelli, dont l’observation est brutale mais pénétrante et parfois vivement exprimée, en nous montrant quelques ouvriers au travail, Chez le fondeur, a fait, dans un air plus respirable, une étude beaucoup plus saine. Parmi les scènes pacifiques d’atelier assez nombreuses au Salon, la plus saisissante par la simplicité des attitudes, la justesse de la lumière, la finesse de la peinture est le Dérapage des métaux de M. Gueldry. C’est dans les études d’intérieurs familiers ou laborieux, aussi bien que dans les études de plein air, qu’excellent surtout les étrangers. Il y aurait une étude spéciale et intéressante à faire sur la façon dont les Hollandais, les Suédois, les Norvégiens, les Anglais, les Américains, élevés souvent dans nos écoles, mais très habiles à reconquérir leur indépendance, comprennent les poésies de la vie humble et les savent exprimer à l’aide de la lumière. La rivalité qu’ils ont établie, avec nous, sur ce terrain longtemps inexploré, où les découvertes vont se suivre rapidement, est de nature à nous faire réfléchir. Jusqu’à présent, nous gardons une supériorité de tradition technique; en général, même chez nos réalistes les plus intransigeans, le dessin est plus net, le dessous plus précis, l’équilibre de la composition mieux trouvé ; mais la simplicité, la vivacité et quelquefois la profondeur de l’impression devant les accidens communs de la vie, éclatent chez beaucoup d’étrangers avec une spontanéité surprenante. Lorsqu’ils y joignent la souplesse et la richesse des colorations, ils font des œuvres touchantes et vraiment dignes d’admiration. Nous ne saurions entrer dans l’examen de toutes leurs études, mais nous signalerons en première ligne, parmi beaucoup d’autres, à ceux qu’intéresse cette recherche d’un art populaire, les tableaux si vrais et parfois si poétiques de MM. Israëls, Kuehl, de Vos, Vail, Salmson, Artz, Baixeras, Kroyer, etc. Toutes ces aspirations, en France et l’étranger, vers la vérité saine et franche des choses, vers l’expression simple des figures, vers la clarté fraîche de l’atmosphère, sont dues à l’action puissante qu’exerce depuis déjà longtemps, sur les imaginations rafraîchies, notre illustre école du paysage renouvelée par Jules Dupré, Théodore Rousseau, Millet. Là, l’activité n’a jamais cessé d’être féconde, et bien qu’on puisse y voir avec inquiétude quelques jeunes gens, comme leurs camarades d’à côté, se dépenser en inutiles efforts pour remplir, avec une matière trop mince, de trop vastes cadres, on peut constater que, dans cette section, les yeux restent toujours bien ouverts, l’admiration éveillée, la main ferme et vive. Un des survivans, toujours jeune, de la grande école, M. Français, reste là, d’ailleurs, pour prêcher d’exemple et pour donner des conseils, qu’on ne suit pas toujours, en renfermant, dans quelques pouces de toile, plus d’espace, plus de grandeur, plus d’émotion que ses voisins ambitieux en plusieurs mètres carrés. Son Pont sur l’Eaugronne et son coin de Ravin près Plombières, où chaque touche, fine et juste, a sa valeur et sa signification, prouve combien la science est une partie essentielle du talent, combien elle le fortifie, l’agrandit, le soutient, le perpétue! c’est, d’ailleurs, l’opinion bien évidente de tous les paysagistes sérieux. Tous, en vieillissant, comprennent que la composition raisonnée est le fonds solide sur lequel doivent reposer leurs observations réelles et tous s’efforcent non plus de s’annihiler devant les choses comme il est naturel et salutaire à l’étudiant inexpérimenté et modeste de le faire longtemps, mais de dégager de leur for intérieur, avec toute la sincérité possible, l’impression personnelle qu’ils ont reçue de ces choses. C’est lorsque le paysagiste est arrivé à cette pleine possession de lui-même, qu’il est vraiment un maître, c’est alors qu’il fait rayonner dans son œuvre une émotion communicative dont une partie de la nature se trouve tout à coup éclairée. Pour arriver à ce résultat il faut des habitudes studieuses, une curiosité obstinée, une franchise de tous les instans avec soi-même ; mais, quand on possède ces qualités, il est rare qu’on ne trouve pas son heure, il est rare qu’on ne donne pas à la fin sa note à soi, plus ou moins éclatante, plus ou moins profonde, mais du moins grave et originale. Les paysages où se manifeste, dans sa pleine maturité, avec une science sûre, une personnalité intéressante, sont assez nombreux au Salon. Avec ceux de MM. Vollon, Bernier, Harpignies, Hanoteau, de Curzon, Pointelin, Lansyer, Busson, Grandsire, Jacomin qui sont coutumiers du fait, nous signalerons le Plateau de la Montjoie, de M. Pelouze, le Soir, dans la Hague, de M. Rapin ; un Grain, de M. Boudin; le Sentier perdu, de M. Zuber ; la Fleur du paysan, de M. Demont; l’Étang neuf de Billonnay, de M. Porcher, l’Avril, de M. Isenbart, tableaux d’impressions saines et fortes, étudiés avec soin et poussés avec conscience, où le talent de ces artistes déjà connus se développe avec une liberté et une sûreté qu’ils n’avaient pas encore atteintes. Il y a, en vérité, beaucoup d’agréables stations à faire devant ces paysages du Salon, même devant les simples études, ne fût-ce que pour admirer l’étonnante habileté de main avec laquelle les plus jeunes praticiens savent aujourd’hui représenter, dans l’air léger, par des nuances infiniment graduées, la longue fuite vers l’horizon des grands espaces labourés, fleuris ou boisés, sous un ciel calme ou orageux. La Plaine, à Saint-Aubin-Quillebœuf, de M. Binet, et les Avoines, de M. Jan-Monchablon sont, dans cet ordre de sensations délicates, deux morceaux étonnamment heureux. Parmi les animaliers, MM. Barillot, Burnand, Vayson, tiennent le premier rang; et la nature morte, entre les mains de MM. Vollon, Philippe Rousseau, Bail, Zachariam, devient un poème vivant, comme entre celles de M. Desgoffe, une curiosité précieuse. En somme, dans le paysage comme dans le portrait, dans la peinture contemporaine comme dans la peinture historique, le Salon de 1886 ne dénote aucune suspension, ni aucun affaiblissement de vitalité ; mais il trahit de plus en plus, dans l’exercice de cette vitalité, une incertitude de directions, une insuffisance de méthodes, une incohérence de principes qui en diminuent sérieusement la force créatrice, et qui compromettent la durée comme la qualité de ses productions. Les flatteries, les ignorances, les indifférences de la critique et du public contribuent sans doute pour beaucoup à cette pauvreté des résultats définitifs, malgré un si grand et si constant effort. Toutefois, le système actuel des expositions entre aussi pour une bonne part dans le développement de cette anarchie inféconde et meurtrière. Grâce à la promiscuité scandaleuse du Palais de l’Industrie, qui admet pêle-mêle l’excellent et le mauvais, le médiocre et le détestable, le public, de plus en plus dérouté, confond plus que jamais la force et la brutalité, la conscience et l’impudence, l’apparence et l’effet, et les peintres eux-mêmes se trompent pendant longtemps, d’aussi bonne foi qu’ils trompent les autres, sur leur propre valeur. Grâce à cette facilité insupportable des Salons annuels, les Écoles des beaux-arts, les Écoles de dessin, les Écoles industrielles voient s’enfuir avant l’heure, avec des études incomplètes, les meilleurs de leurs élèves, qui, de cette façon, manquent toujours de l’instruction la plus indispensable à leur art, s’ils ont une véritable vocation, ou qui se condamnent à une vie misérable, en dérobant au pays des forces nécessaires, s’ils étaient seulement aptes aux travaux décoratifs ou industriels. Ce n’est pas le lieu de traiter ici cette dernière question, qui est des plus graves ; il suffit de l’indiquer. Nous en restons donc plus que jamais convaincus, la réduction progressive des œuvres admises au Salon annuel est la première mesure à prendre pour relever le niveau de la production dans la section de peinture. Ce régime serait aussi profitable aux artistes qu’agréable au public, car il permettrait d’apprécier plus justement les œuvres et forcerait insensiblement les exposans à se montrer plus difficiles pour eux-mêmes. C’est une mesure d’utilité publique que le bon sens réclame et qui s’imposera un jour. La société des artistes français, qui tient désormais en main les destinées du Salon annuel, se ferait grand honneur en accomplissant spontanément ce devoir civique. GEORGE LAFENESTRE.