BARBARE À PARIS « À la tête du Petit-Pont s’élevait la tour de bois que défendirent contre le Normands, pendant les sièges de 886, les douze héros parisiens... » Des nommes suivent. Ce texte est gravé sur une plaque de marbre suspendu à l’angle du quai, en face du parvis Notre-Dame. Je m’arrêtai et j’hésitai, moi Normand, à m’aventurer sur le petit pont, me souvenant des placards champêtres rencontrés ça et là dans les chemins du village que j’habitais naguère aux environs de Paris : « Défense de laisser circuler les chiens dans ces potirons. » Ou bien : « Ici, il y a des pièges à la loup. » Et j’ai m'attablai au café voisin afin de réfléchir. C’était bien, en effet, mon cinquième pèlerinage à la Mecque d'Occident que tout croyant doit visiter avant d’aller au paradis. La veille, une société savante, à la rue Serpente, avait fait jouer une mienne pièce par M. Lugné–Poë, et un professeur érudit avait inauguré la soirée par une conférence de montreurs d'ours de ce genre : « Mesdames, Messieurs, « Ce n’est pas grand'chose que vous allez voir tout à l’heure, ce n’est même rien du tout : un ours polaires, un phoque, je ne sais quoi, un barbare enfin. » Mais ce n’était point cette sollicitude qui m'honorait et qui me faisait goûter, non sans délices, le prix d’un permis de séjour chez une nation civilisée : c’était que le « montreur » me fit précisément danser à la rue Serpente. Dès 1280, une foule d’étudiants suédois sont inscrits à l’université de Paris, c’est bien que des statuts pro scholaribus parisienibus furent rédigé par l’archevêque Jean. Au XIIIe siècle, trois collèges suédois existent à Paris : le collège de Scora, in vico Brunelli, en activité jusqu’en 1503 ; le collège de Linkoëping, rue des Carmes, et le collège d’Upsal, rue Serpente. Il y avait donc sept cents ans que mes grands aïeux s’étaient installés à Paris pour se débarbariser, et, certes, ce devait être fini des petites taquineries antinormandes. Plusieurs de ces Suédois du quartier Latin furent admis à professeur en Sorbonne. Tel maître Laurentius, de Suèce, qui enseignait la philosophie et les autres arts libéraux à Paris, en 1348 ; tel Andreas, de Suèce, cum celebritate et ingenti nominis fama. Martinus, professeur de droit, à Paris toujours, fut l'auteur d’une œuvre renommée, Significandi Modi, laquelle garde sa place dans l’enseignement juridique jusqu’au seizième siècle. Que l’on fût alors mieux reçu ne venait pas exclusivement du fait que deux rois de France, Henri Ier et Philippe le Bel, eussent épousé des princesses scandinaves. Peut-être que les mœurs étaient plus douces à l'époque de l’établissement de la chevalerie, institution morale qui avait prit naissance dans les cours des ducs de Normandie. *** Toujours assis quai Saint-Michel, je laisse grimper mes regards le long des murs cicatrisés et balafrés de Notre-Dame. Est-ce un hasard que ce style, récemment dénommé gothique, soit né en Normandie, fantastique et ténébreux, imitant le bois sacré où le sacrificateur faisait pendre les victimes sous le sapin ? La cathédrale romane, c’est la forêt des chênes, en plein cintre, le bosquet des druides ; mais la gothique, c’est la forêt du Nord, la sapinière aux angles aigus. Elle est aussi le bateau pirate renversé, la quille en l’air, les bois tors à nu ; les têtes de dragons qui ornaient la proue des grands navigateurs normands ne manquent pas : voyez les gargouilles. Oui, c’est bien du Nord cela, et d’un barbarisme ravissant, qui a abandonné les froides figures géométriques pour la vie exubérante, incohérente de la flore et de la faune septentrionales. Je me sens un peu réconforté dans mon légitime orgueil de descendre d'ancêtres qui ont insufflé leurs âmes sauvagse dans des formes qui se sont corrompues avec le temps… Et je me dresse, prêt à enfreindre la consigne, décidé à franchir, malgré les terreurs que m'inspirait la plaque de marbre, le seuil de la cité. Devant la statue d’un Henri IV, je me rappelle l’ambassade suédoise qui arrivait à Paris, l’année qui précèda celle de la nuit de la Saint-Barthélémy, pour renouveler les vieux traités entre la France et la Suède et qui dataient des 1456, 1498, 1518 et 1542 ; par ce dernier traité, « les Suédois obtinrent de voyager dans toute la France sans payer plus de droits que les indigènes et de s'y fixer en disposant de leurs biens ». Sans me fier à des traités trop souvent perfides, mais muni de mon sauf-conduit, je continue ma promenade et, dans les brumes matinales, au-dessus des arbres, je vois s’ériger le Louvre, pareil à une chaîne jurassique avec les arêtes pointues de ses cheminées et de ses mansardes. Je me trouve ici en plein dix-septième siècle, époque où la Suède aide la France à garder l'hégémonie en Europe contre la maison d'Hasbourg ; je pense à Axel Oxenstjerne en ambassade solennelle, reçu par Richelieu, qui, de Compiègne, se rend à Paris pour voir en personne le chancelier de Suède et traiter à propos de la continuation de la guerre de Trent ans, cette guerre qui coûta à la Suède son meilleur roi et qui rapporta à la France l’Alsace et la Lorraine. Et je songe aussi que la Suède, par son ambassadeur de Staël, l’époux de la fameuse dame, est le premier Etats européen qui reconnut, en 1795, la République française. De l’autre côté de l'eau, la coupole de l’institut : le grand siècle où la science suédoise remporta des victoires plus sûres que celles de ses armées d’autres fois. Ai-j’ai besoin d’aller aux environs du Jardin des plantes pour y trouver le nom de Linné immortalisé par une rue, voisine de celle de Buffon et Cuvier ? Faut-il faire le voyage de Montmartre pour y découvrir la rue portant le nom de Berzelius ? Je viens de feuilleter sa chimie au laboratoire de la Sorbonne et j’ai épélé son nom, ainsi que ceux de trois autres de mes compatriotes, sur la façade de la Bibliothèque Sainte Geneviève. Et sous cette coupole même, ou tout près, j'eus l’honneur d’entendre in absentia deux mémoires lus devant le vieux sage à l'habit vert. Si, interrogeant un étudiant de l’Ecole des mines, je lui demandais des nouvelles des minéralogistes Scheele, Wargentin, Bergmann, il m'en pourrait beaucoup parler sans savoir qu’ils sont du Nord et que Scheele partage avec Lavoisier l'honneur d’avoir fondé la chimie actuelle. Et, si vous voulez me suivre sous la coupole du quai Voltaire, aux archives, vous sauriez combien de barbares suédois on été membres de l’Institut depuis Bergmann, qui fut le premier, en 1760, jusqu’à Nordenskiold, Loven et Retzius, les derniers. *** Je passe aux beaux-Arts. Dans le Louvre même, Alexandre Roslin, vers 1760, est installé comme portraitiste après avoir été reçu de l’Académie royale de peinture. Son œuvre principal, le Retour de Louis XV de la ville de Metz, a tenu autrefois une place honorable à l’Hôtel de Ville. Pierre Adolphe Hall, « peintre du roi et des enfants de France », appelé le Van Dyck de la miniature, habita ici jusqu’à la Révolution, où il prit part à l’assaut de la Bastille. Puis, c’est Gustaf à Lundberg, pastelliste, dont les portraits de Boucher et de sa femme furent le succès du Salon de 1743. Les souvenirs m'asaillent. Je commence à me sentir un peu de la maison, fier de savoir que mes ancêtres ont contribué à faire la gloire scientifique et artistique de la Ville-Lumière – qui me traite aujourd’hui en intrus, un peau-rouge, en anthropomorphe. Une halte au Tuileries. C’est là que, les 20 juin 1791, le comte de Fersen, l’ami dévoué de Louis XVI et Marie-Antoinette, conduisit lui-même les chevaux qui devaient sauver le roi et la reine fuyant vers Aix-la-Chapelle, où Gustave III rassemblait les Français expulsé afin, avec le concours de la Russie, de leur rendre le droit de séjour dans leur patrie. C’est là que le régiment le Royal-Suédois, au service de la France depuis cent ans, combattait pour son maître ; c’est là que Bernardotte… etc., etc. *** Si j’étais professeur de lycée, je voudrais faire une conférence à la rue Serpente et, comme sujet, je choisirais les origines de la littérature française. Et je commencerais en ces termes : « A l’entrée du temple dédié à toute les gloires de la littérature française, on voit comme propyle la poésie normande. C’est le gigantesque poème du Roman de Rou ou de Rollon, qui l’inaugure… » Ne serais-je pas certain d’être interrompu par les haros de mon auditoire ? Je prends le parti de couper court je renvoie le lecteur à mes souvenirs de Rouen, que j’espère communiquer prochainement. August Strindberg