LES NOUVEAUX DANGERS DU NORD ET LE SCANDINAVISME I. On se rappelle par quelles vicissitudes la Prusse est arrivée à prendre possession des deux duchés de Holstein et de Slesvig, le premier qui faisait déjà partie de l’ancienne confédération germanique et qui avait pour duc le roi de Danemark, le second qui avait toujours été terre scandinave, mais que l’influence allemande avait commencé d’envahir. C’était précisément pour arrêter la marche et prévenir les effets de cet envahissement que les grandes puissances avaient signé le traité de Londres au mois de mai 1852. Elles avaient solennellement garanti par ce traité l’intégrité de la monarchie danoise; elles avaient voulu assurer la succession royale, en désignant à l’avance le duc de Glücksbourg (aujourd’hui Christian IX). Sur la foi de cette garantie et pour neutraliser le progrès du germanisme, le cabinet de Copenhague prit, en novembre 1863, des mesures tendant à rapprocher le Slesvig des autres provinces du royaume; la Prusse y trouva l’occasion d’entraîner l’Allemagne à la seconde guerre des duchés. A l’entendre, il y avait dans les duchés une nationalité allemande que le Danemark opprimait; les Slesvig-Holsteinois revendiquaient, disait-on, leur indépendance sous leur souverain naturel, le duc d’Augustenbourg, et ils avaient droit à l’intervention de la grande patrie allemande qu’ils invoquaient, et à laquelle, ajoutait-on, ils voulaient se rattacher dans l’avenir. Cependant la mort de Frédéric VII, survenue à la même époque, semblait devoir rendre toute sa force au traité de Londres, conclu en prévision de cet événement; mais la Prusse, qui l’avait signé, n’en voulait plus. Elle affirma qu’un vice de forme, l’absence d’une signature représentant la diète de Francfort, entraînait la nullité de cet acte public, et ses juristes déclarèrent, à la face de l’Europe stupéfaite, que ce que les grandes puissances avaient stipulé en 1852 ne comptait maintenant pour rien, et que le duc de Glücksbourg n’était pas l’héritier légitime de toute la monarchie. Nous suivions alors pas à pas dans cette Revue les progrès de l’ambition prussienne; nous nous appliquions à réfuter un à un les raisonnemens hardis du cabinet de Barlin[1]; nous observions avec inquiétude les accès imprudens de la passion allemande. Vienne et Francfort couraient en aveugles vers leur ruine. Il était aisé de prédire qu’on allait assister, si on laissait faire, à une conquête violente, à quelque épisode comme on en avait vu à la fin du XVIIIe siècle, au démembrement d’un de ces états secondaires qu’il eût été de notre politique de soutenir et de grouper autour de nous. Il n’était pas non plus difficile de prévoir que de l’attentat commis naîtrait une Némésis, que les complices se diviseraient, que le plus fort des trois se retournerait contre les deux autres pour les dépouiller et les mutiler. On pouvait dès lors entendre, pour peu qu’on prêtât l’oreille, la profonde et sourde agitation de l’Allemagne; là des forces jeunes, encore intactes, tendaient invinciblement à l’action : heureuse l’Europe si ces forces étaient quelque temps encore contenues par le génie national et par les combinaisons de la politique extérieure, puis dirigées dans le sens de l’unité, de l’indépendance, de la prospérité allemandes! C’était le vœu de tous ceux qui, comme nous, aiment et admirent le génie germanique; mais malheur à tous, aux vainqueurs même peut-être, si ces forces devenaient les instrumens d’une passion mauvaise ! Nous disions cela, mais on nous répondait que cette question des duchés était tout allemande et point européenne; rappeler à ce propos l’obscure affaire des duchés de Clèves, de Berg et de Juliers, devenue l’occasion d’une des grandes guerres des temps modernes, évoquer même le souvenir de la Pologne, c’était pure exagération; il y avait là pour nous, disait un homme d’état» « un maximum de danger et un minimum d’intérêt. » Grave erreur, mot nullement héroïque ! S’il était vrai d’ailleurs qu’il y eût dans quelque province danoise limitrophe de l’Allemagne des groupes de populations parlant la langue allemande, on estimait tout simple que la grande patrie revendiquât cette province, car c’était le temps où florissait la doctrine dite des nationalités, doctrine qui rompait avec le vieux système de l’équilibre européen, et qui, vantant les grandes agglomérations de peuples, sacrifiait les petites nations et n’adorait en réalité que la conquête et la force. L’exécution fédérale s’accomplit en Holstein dès le commencement de 1864; les Prussiens occupèrent le Slesvig comme gage, disaient-ils, et ils envahirent ensuite le Jutland, sans doute comme gage du gage. Et déjà M. le duc d’Augustenbourg déployait ses drapeaux, exhibait ses cocardes, sa couronne et son trône, un trône emprunté, dit la légende, à une troupe de comédiens de province. L’heureuse diète germanique allait compter parmi ses féaux un petit duc, une altesse sérénissime de plus : illusions que devaient suivre des déceptions amères. Il est bien vrai que dans ces conférences de Londres, destinées à régler le sort du Danemark, M. de Bismarck se présentait comme défenseur du droit de la diète germanique et de la sainteté des traités; le candidat pour lequel, de concert avec l’Autriche et la diète, il demandait justice, c’était bien « le prince héréditaire de Slesvig-Holstein-Sonderbourg-Augustenbourg, qui pouvait faire valoir aux yeux de l’Allemagne le plus de droits à la succession dans lesdits duchés, dont la reconnaissance par la diète germanique était assurée en conséquence, et qui, de plus, réunissait les suffrages de l’immense majorité des populations. » Ainsi parle le protocole n° 6 de la conférence; mais quoi! les opinions humaines sont changeantes : M. de Bismarck découvrit tout à coup avec les juristes de la couronne un autre héritier légitime des duchés de l’Elbe, le duc d’Oldenbourg. En revanche, quand le roi de Danemark, Christian IX, par la paix de Vienne du 30 octobre 1864, céda aux grandes puissances allemandes le Slesvig et le Holstein, M. de Bismarck déclara que c’était bien le roi de Danemark en effet qui était l’héritier légitime : on avait de bons motifs pour trouver son acte de cession tout à fait valable. Que faisait-on cependant des prétentions qu’élevaient encore, soit la diète de Francfort avec son candidat obstiné, le duc d’Augustenbourg, soit l’Autriche co-partageante? — Aux premiers on répondait par la convention de Gastein (août 1865) : l’Autriche et la Prusse régleraient à elles seules le sort définitif des duchés, et leurs premières démarches les montraient fort peu disposées à rétablir cette union du Slesvig-Holstein que la diète avait rêvée. Quelques mois plus tard, M. de Bismarck interdisait formellement au duc d’Augustenbourg l’entrée du Holstein; déjà même il se tournait décidément contre l’Autriche, dont il avait fait un pur instrument de sa politique, et il ne cachait plus son intention d’annexer simplement les duchés à la Prusse : l’Autriche et l’Allemagne pouvaient dès lors calculer vers quel abîme elles s’étaient laissé entraîner. On se rappelle l’habileté de M. de Bismarck à isoler et à compromettre le cabinet de Vienne, et puis cette foudroyante campagne qui bouleversa l’équilibre de l’Europe. On avait beaucoup dit avant Sadowa que les traités de 1815 n’existaient presque plus, qu’il fallait se hâter d’en déchirer les derniers restes. Les politiques ennemis de ces traités furent servis à souhait par la mémorable journée du 3 juillet 1866. Comme la question des duchés de l’Elbe avait été la véritable origine de la guerre entre la Prusse et l’Autriche, elle ne fut aussi réglée que par le traité qui termina cette guerre; on sait en quel sens. Par ce même traité de Prague qui reconnaissait la réunion de Venise au royaume d’Italie, la dissolution de l’ancienne confédération germanique, une organisation nouvelle de l’Allemagne sans la participation de l’Autriche, enfin le projet d’une union fédérale plus étroite et sous la direction de la Prusse au nord de la ligne du Mein, l’empereur François-Joseph déclarait céder au roi Guillaume tous les droits qu’il tenait lui-même de la paix de Vienne sur les duchés de l’Elbe. Voilà donc où aboutissait la campagne commencée contre les duchés trois années auparavant. La diète de Francfort et le duc d’Augustenbourg, puis l’empereur d’Autriche, après avoir servi de jouets à M. de Bismarck, étaient par lui châtiés d’avoir pris part à son injuste entreprise. On dit qu’une expression de froide ironie reste gravée sur le visage du célèbre ministre prussien : cette ironie s’explique assez par la seule contemplation de son œuvre. À cette date, il se trouvait qu’il avait déjà en partie vengé le Danemark; par lui avait été infligée mainte ironique leçon. Achèvera-t-il maintenant sans nul obstacle, au nom du principe des nationalités, l’envahissement d’une nationalité voisine? C’est la question que laisse non résolue l’inexécution du traité de Prague. La Prusse n’est pas encore, de par les traités, maîtresse incontestée du duché de Slesvig. L’article 5 de la paix de Prague stipule que l’empereur d’Autriche cédera tous ses droits sur les duchés, mais avec cette réserve « que les populations du Slesvig septentrional seront laissées au Danemark, si, par un vote libre, elles expriment le vœu de lui rester unies. » D’où et de qui vient cette réserve, nous ne pouvons pas l’oublier. Ce n’est pas l’Autriche qui, s’apitoyant tout à coup sûr ces populations danoises livrées à la Prusse, a pu imposer, quoique vaincue, cette gênante condition à son vainqueur. On reconnaît ici l’intervention d’une cour étrangère non intéressée directement dans le débat, et qui n’y apportait alors aucune convoitise. Déjà, pendant les délibérations de la conférence de Londres, qui avait essayé d’arrêter la guerre commencée contre le Danemark, la France, bornant trop son rôle sans doute, avait du moins insisté pour que l’on consultât les populations; elle restait dans sa ligne de conduite lorsque, médiatrice après Sadowa, elle faisait accepter, quoique bien tard, une sorte d’hommage au droit réel des nationalités. Que cette réserve insérée dans l’article 5 n’ait été due qu’à la France, il y en a beaucoup de preuves. M. de Bismarck et M. de Beust l’ont dit à la tribune, l’ont affirmé dans leurs dépêches. M. de Bismarck surtout, dans un discours prononcé à la chambre prussienne pendant la discussion de la loi d’annexion des duchés, le 20 décembre 1866, a donné à ce sujet des explications qu’il est bon de recueillir : « Les événemens de juillet dernier, a-t-il dit, ont mis la France en position de donner à l’expression accentuée de ses vœux un poids exceptionnel. Assurément personne n’eût alors conseillé à la Prusse d’engager en même temps deux grandes guerres européennes, ou bien de compromettre, dans le moment où elle n’avait pas encore recueilli tous les fruits de la guerre qui s’achevait, ses rapports avec d’autres grandes puissances. C’est dans ces circonstances que la France a été invoquée comme médiatrice par l’Autriche, et qu’elle a eu de la sorte le droit de faire entendre sa pensée. Aux conditions qu’elle nous offrait, il fallait répondre immédiatement par une acceptation ou par un refus. Nous étions en mauvaise situation pour bien juger comment nous pourrions faire face aux conséquences d’un refus; nos communications étaient détruites, les télégrammes n’arrivaient qu’en cinq ou six jours des capitales étrangères au quartier-général. Nous avons cru, ainsi placés en présence d’offres qui étaient, comme on dit, à prendre ou à laisser, ne pas devoir jouer le tout pour le tout, au risque de compromettre sur une mauvaise carte tout ce que nous avions gagné. C’est à ces complications que la réserve de l’article 5 doit son origine. Elle est du reste conçue en des termes qui nous laissent quelque latitude pour l’exécution. Nous sommes engagés, il est vrai : ni le vote du comité ni les résolutions de la chambre ne peuvent nous délier de nos promesses; mais du moins la condition qui nous est imposée sera par nous exécutée de telle sorte qu’il n’y ait aucun doute sur l’indépendance et la loyauté du vote, ainsi que sur la volonté populaire dont il devra être l’expression. » Il y avait dans ces paroles du premier ministre, après quelque mauvaise humeur tout d’abord, l’annonce de bonnes résolutions. C’était beau de se donner ainsi pour protecteur d’un loyal scrutin, pour exécuteur sincère des volontés des peuples. Qu’a fait cependant le cabinet de Berlin, depuis tantôt quatre années, pour mettre en pratique ces généreuses maximes? La réserve de l’article 5 ne fixait pas une date précise, il est vrai, pour ce vote des populations du Slesvig septentrional; mais il va de soi qu’il devait avoir lieu avant une organisation définitive de la conquête, puisqu’il s’agissait de savoir à laquelle des deux patries ces populations appartiendraient. Il eût été naturel d’y satisfaire avant d’incorporer le Slesvig dans la monarchie prussienne, avant d’entrer dans la confédération allemande du nord avec un territoire ainsi agrandi. M. de Bismarck ne l’entendit pas de la sorte. Le traité était du mois d’août; dès septembre, malgré une première adresse ne laissant aucun doute sur le vœu formel des populations du Slesvig, il saisit le parlement de Berlin d’un projet de loi d’annexion ne contenant pas même une mention expresse de la rétrocession à laquelle le vote stipulé pourrait donner lieu, mais se référant toutefois aux divers articles de la paix de Prague. M. de Bismarck savait à qui il s’adressait : députés et ministre étaient en communauté de sentiment. Le comité de la chambre prussienne chargé d’examiner le projet fit un rapport significatif. Il déclara « qu’il ne lui appartenait pas de donner son autorisation à l’application malheureuse du principe des nationalités dans le Slesvig septentrional, ni de ratifier ainsi peut-être l’abandon de contrées s’étendant jusqu’à Flensbourg, et sur le sol desquelles tant de sang allemand et surtout prussien avait été versé. » Le comité exprimait naïvement l’espoir qu’on réussirait dans les négociations à écarter complètement la clause de l’article 5 du traité de Prague, ou du moins à restreindre la votation à la partie la plus septentrionale du Slesvig. Il ne pouvait, pour le moment, consentir qu’à l’incorporation pure et simple de la totalité des duchés. La loi consacrant ce résultat, appliquant tout de suite aux duchés la loi électorale de la confédération allemande du nord, et pour le 1er octobre suivant la constitution prussienne, est du 24 décembre 1866. Vingt jours après, une curieuse proclamation du roi Guillaume invitait les habitans des duchés à reconnaître les faits accomplis et à recevoir leur nouveau souverain avec autant d’empressement qu’il en mettait lui-même à recevoir ses nouveaux sujets; c’était beaucoup demander. Le roi de Prusse fut officiellement proclamé jusqu’à la frontière septentrionale, c’est-à-dire jusque dans les districts qui eussent dû être réservés. Ceux des fonctionnaires qui n’acceptèrent pas de prêter un nouveau serment furent destitués; cette mesure atteignit un grand nombre de prêtres, de magistrats, de maîtres d’école, jusqu’aux petits employés des postes et de la voirie. Dans le même temps, les opérations de la conscription prussienne durent se faire aussi jusque dans le nord, et toute la jeunesse des cantons danois, en vertu de l’article 19 de la paix de Vienne, qui lui permettait d’aller remplir le service militaire en Danemark, quitta ses foyers : il ne resta pour les recruteurs prussiens que les infirmes, les boiteux, les bancals et les sourds. Ce n’en était pas moins toute une série d’exils qui désolaient et ruinaient beaucoup de pauvres familles, et le gouvernement prussien prenait des mesures pour que ces exils devinssent définitifs. L’émigration des vaincus entrait fort bien dans les vues du vainqueur. Au mois de février suivant, le cabinet de Berlin ordonna que les élections eussent lieu dans le Slesvig pour le parlement de la confédération allemande du nord, tant il avait hâte de consolider les attaches de sa nouvelle annexion. Ici cependant s’offrait un piège où l’habileté de la Prusse allait se laisser prendre. Les habitans danois du Slesvig septentrional, par ce vote qu’on leur imposait, et auquel, après réflexion, ils n’eurent garde de se soustraire, allaient avoir une occasion de se compter et d’affirmer leur nationalité devant la Puisse et l’Europe ; ils seraient d’autant plus fondés ensuite à revendiquer l’exécution de l’article 5 du traité de Prague. Le vote fut significatif ; il démontra clairement que la population danoise, soit en majorité plus ou moins prononcée, soit presque sans mélange d’autres élémens, occupe les districts situés au-delà d’une ligne passant au sud de Flensbourg et allant rejoindre par le nord de Tonder la côte occidentale de la péninsule. La moitié du Slesvig située au nord de cette ligne, en nommant des députés de nationalité danoise, se déclarait au moins par les quatre cinquièmes des voix pour sa réunion au Danemark. Toutes les fois qu’on a parlé de diviser le Slesvig, c’est cette ligne que le Danemark a réclamée. C’est la vraie, la nécessaire limite de partage : nous avons vu plus haut un comité de la chambre prussienne en faire l’aveu. — Le vote ordonné par la Prusse elle-même avait en réalité cette signification ; mais M. de Bismarck faisait la sourde oreille : son seul plan de conduite à l’égard du Slesvig allait être de gagner du temps et de germaniser. Le conflit survenu à propos du duché de Luxembourg parut toutefois l’ébranler un instant. Il sembla qu’en ce moment critique il voulût régler ses comptes. Le 7 mai 1867, le même jour où une conférence s’ouvrait à Londres, et alors qu’on pouvait s’attendre à une discussion générale des affaires européennes, il daigna enfin communiquer officiellement au roi Christian IX ce traité de Prague qui intéressait si fort le Danemark, et il se déclara prêt à ouvrir des négociations pour l’exécution de l’article 5. Au mois d’octobre, des conférences, ou plutôt de simples pourparlers dénature à n’engager personne, s’entamèrent en effet à Berlin entre un conseiller de légation prussien et M. de Quaade, ministre da Danemark ; il fut aisé de se convaincre, dès le commencement, que ces conversations ne pouvaient amener aucun résultat sérieux. On ne parlait, du côté de la Prusse, que d’une simple rectification de frontière, affranchissant une faible partie des populations qui réclamaient. Bien plus, pour le peu qu’elle rendrait, la Prusse exigeait, en faveur du petit nombre de familles ou d’individus allemands qui continueraient de résider sur ces territoires, des garanties dont la surveillance lui offrirait sans cesse une occasion d’intervenir dans l’administration intérieure du Danemark. M. de Bismarck parlait, en termes dont l’obscurité pouvait paraître redoutable, de « droits individuels, locaux et communaux. » Il écrivait au ministre de Prusse à Copenhague : « Les garanties que nous demandons sont une des modalités de l’exécution de l’article 5. Si la paix de Prague ne les prévoit pas expressément, au moins ne les exclut-elle pas. S’il y a lieu de tenir compte des vœux de la population dans les districts en question, on ne voit pas pourquoi ceux des Allemands ne seraient pas pris en considération là où ils sont en minorité. Les minorités ont droit également à notre protection... Les expériences que nous avons faites pendant les dernières années sont en contradiction trop complète avec les assurances venues de Copenhague au sujet du sort heureux qui attendrait les Allemands vivant sous la domination danoise; il nous serait impossible de nous résoudre à les abandonner sans conditions. » Il paraîtra sans doute que M. de Bismarck use ici de singuliers raisonnemens. Quoi! lorsque l’article 5 déclare que la Prusse devra laisser au Danemark les districts dont les populations exprimeront le vœu de rester danoises, cela comporte que la Prusse pourra conserver un droit de protection sur certains groupes dans ces districts ! Quoi! si l’article 5 ne dit pas un mot d’un tel droit, c’est parce qu’il l’admet à l’avance, quant au contraire tous les efforts, pitoyablement nuls, de la diplomatie européenne depuis tantôt vingt ans n’ont d’autre objet que de séparer absolument Allemagne et Danemark! M. de Bismarck parle de restitution quand il aurait dû commencer par ne pas prendre; il rêve intervention nouvelle au moment où il met la main sur toute une partie de la monarchie danoise que les ingérences allemandes sont parvenues à détacher. Sur ce danger-là, le cabinet de Copenhague était trop bien édifié ; il en avait trop souffert pour ne pas s’en garder à tout prix désormais. Bientôt interrompus, repris inutilement de janvier à mars 1868, les pourparlers cessèrent enfin tout à fait, de sorte qu’après plus de trois ans écoulés la condition stipulée par l’article 5 n’a reçu encore aujourd’hui aucun commencement d’exécution. Ce qui n’a pas chômé, ce qui ne s’est pas arrêté un instant, ce sont les mesures administratives pour germaniser, bon gré mal gré, cette moitié septentrionale du Slesvig. Dans ces lamentables histoires d’oppressions et de conquêtes, les navrans souvenirs ne sont pas seulement ceux des batailles, des occupations militaires, des bannissemens, des prisons. A côté de ces maux, il y a, dans les intervalles des crises extrêmes, les souffrances de chaque jour sur le sol de la patrie asservie, celles qui pénètrent jusqu’au foyer, qui torturent le cœur et avec lesquelles il faut vivre. Longtemps le jeune Polonais fut fouetté à l’école, s’il lui arrivait de parler autrement qu’en russe, tandis que la mère polonaise, au retour et pendant tout le soir, lui versait, avec l’accent de la langue nationale, l’ardente inspiration du patriotisme et de la vengeance. Le Slesvig du nord subit en ce moment de la part de la Prusse une oppression qui, pour n’aller plus aux luttes armées, grâce à la disproportion des forces, n’en reste pas moins tracassière et funeste. Le grief douloureux entre tous, suivant les pamphlets populaires que nous avons sous les yeux[2], c’est la substitution de la langue du conquérant à l’idiome national dans l’église, dans l’école, dans les tribunaux. Ces pays sont fortement chrétiens; habitans des villes ou des campagnes, ce leur est une amère déception, quand ils se réunissent le dimanche pour la lecture de l’Evangile et le prêche, ou bien pour chanter les psaumes, d’entendre le prêtre et une infime minorité de fonctionnaires prussiens, maîtres impérieux du pays, imposer la langue allemande, et faire sortir les récalcitrans sous prétexte qu’à une autre heure le service se fera dans la langue du pays. Ils ne voient pas sans une douleur profonde leurs prêtres remplacés par des hommes qu’ils croient beaucoup plus soucieux d’étouffer la nationalité danoise que de soigner les intérêts spirituels du pays qui leur est livré. « C’est bien plus triste encore, dit un de ces petits livres, si nous passons de l’église à l’école. De l’église, on peut se dispenser, après tout, en cherchant autour de son propre foyer la lecture, la prière, l’édification en commun; mais on est forcé d’envoyer ses enfans à l’école, et d’accepter pour eux une lutte contre nature. Cette éducation première, qui doit être offerte avec une douceur indulgente, saisie avec une curiosité attrayante et féconde, elle devient ici pour l’enfant un sujet d’effort pénible et en même temps de défiance, car d’une part il a pénétré les vrais sentimens de son père et de sa mère, et lui-même, dans ses rapports avec le maître, il se voit privé de ces simples et naïves explications, de cet échange confiant, auxquels seule la langue maternelle peut se prêter. Chaque jour, l’abîme se creuse plus large entre l’élève et le maître ; chaque jour, celui-ci vient avec sa froide science, offrant des pierres au lieu de pain aux lèvres des affamés... Comme les prêtres, ces instituteurs sont ou des étrangers, des Allemands ouvertement ennemis de la nationalité à laquelle les élèves appartiennent, ou d’anciens membres de ce parti slesvig-holsteinois auquel le Danemark doit, pour une bonne part, ses malheurs. Ce qu’est d’ailleurs l’enseignement, on peut le deviner. S’agit-il de géographie et d’histoire, le Danemark n’est qu’un misérable pays qui vaut à peine d’être mentionné. On l’a puni de son vain orgueil et de la tyrannie qu’il exerçait sur les deux nobles duchés de Slesvig et de Holstein; il en est réduit aujourd’hui à deux ou trois îles et à un fragment de presqu’île qui devra naturellement bientôt échoir à la puissante Allemagne. Tous les héroïques souvenirs de la Scandinavie sont avec grand soin passés sous silence : il y faut substituer sans cesse l’éloge de la grande patrie germanique. » Après l’église et l’école, les cours de justice; nos documens en font une étrange peinture. Entrez, disent-ils, au tribunal de la ville de Flensbourg, centre judiciaire important pour une grande portion du Slesvig septentrional. L’accusé y est le plus souvent obligé de recevoir les questions et de rendre ses réponses par l’organe d’un interprète; outre les dangers de confusion en de si graves circonstances, il est convaincu, à tort ou à raison, qu’aux yeux de ses juges la cause même de son premier embarras est un crime de plus. « Une moitié de la population du Slesvig en est réduite à ceci, que toute accusation doit être soutenue devant des juges qui ne savent pas la langue des accusés ou qui sont autorisés à faire comme s’ils ne la savaient pas. » Aux postes, aux douanes, aux chemins de fer, aux théâtres, partout, dans la zone intermédiaire où le mélange des deux langues offrait de faciles prétextes, et souvent même dans les districts tout à fait septentrionaux, comme à Haderslev, où le gymnase, tout danois, a dû devenir tout allemand, la langue nationale a été proscrite. Il y a bien une certaine presse qui a pu conserver le libre usage du danois, mais à la condition de répandre dans les campagnes du Slesvig les doctrines purement allemandes, le mépris et la haine du Danemark. Ajoutez un accroissement considérable de l’impôt direct, un système de patentes qui pèse sur les plus humbles métiers, et en tout une prédominance funeste, antipathique, menaçante, de l’ordre militaire sur l’ordre civil, un régime comme d’état de siège. Que l’article 5 du traité de Prague soit pendant quelques années encore laissé en oubli, et la résistance, espère-t-on, cessera d’elle-même par l’émigration et par l’épuisement. La résistance légale du moins sera longue et opiniâtre, à en juger par l’énergie patriotique avec laquelle, depuis près de quatre ans, elle s’organise et se continue. Les élections pour le parlement allemand, en février 1867, en ont été le premier épisode. Le duché de Slesvig avait quatre députés à nommer. Partage arbitraire des circonscriptions, candidatures officielles, tout cet appareil électoral ne manqua pas de fleurir, comme on le pense, à l’ombre des baïonnettes étrangères. Dans le premier district, c’était le bailli lui-même que le gouvernement prussien recommandait aux électeurs. Un comité spécial envoyait des lettres ainsi conçues : « Monsieur, vous recevrez ci-inclus un bulletin de vote au nom de M. Kjær, bailli de Haderslev; on espère que, dans votre propre intérêt comme patenté, vous lui donnerez votre voix le 12 courant. « Monsieur, le comité vous prie de donner votre voix à M. Kjær, bailli de Haderslev, et d’agir en votre cercle dans l’intérêt de son élection. Il va sans dire que votre empressement à vous conformer à cet avis exercera une heureuse influence sur votre position comme maître d’école et aura pour vous-même des conséquences agréables. » Intéressantes variétés d’un type bien connu naguère sous un autre climat. — Malgré ces entraves, les deux premières circonscriptions donnèrent deux députés purement danois, MM. Ahlmann et Kryger, et les deux autres deux députés non pas prussiens, mais augustenbourgeois, MM. Baudissin et Francke. Tous les districts du Holstein élurent pareillement des augustenbourgeois et non des prussiens. Le second moyen de résistance légale, c’est l’infatigable protestation de MM. Ahlmann et Kryger. Nommés en octobre et novembre 1867 membres de la chambre des députés de Berlin, ils refusèrent le serment à la constitution prussienne, ne se considérant pas comme sujets de la Prusse jusqu’à l’entière exécution du traité de Prague; M. de Bismarck, en leur déclarant que nul n’avait droit à réclamer de lui l’exécution du traité, si ce n’était l’Autriche, sa co-contractante, ne les persuada pas. Ils pouvaient répondre en effet, avec l’article 1121 de notre code civil, avec le droit romain impérial, avec la justice et l’équité, que le tiers en faveur duquel deux parties ont stipulé a le droit de profiter, s’il le veut, de la stipulation, et qu’on ne doit pas l’en frustrer. La chambre, en refusant de les admettre, ne fit que rendre nécessaires de nouvelles élections, et les vit revenir par trois fois à Berlin pour protester sans cesse. Au parlement de l’Allemagne du nord, où ils avaient pris place, le serment envers la Prusse n’y étant pas obligatoire, ils avaient émis le vœu que le service militaire ne fût pas exigé du Slesvig septentrional jusqu’à ce que le sort du pays fût réglé conformément au traité ; ils avaient proposé que les districts auxquels pouvait s’étendre le bénéfice du traité de Prague ne fussent pas compris, quant à présent, dans le territoire fédéral : vaines demandes, auxquelles M. de Bismarck, ministre ou chancelier, partout présent, opposait toujours mêmes réponses, mais protestations utiles contre l’injure faite à une vivante nationalité. De leur côté, les commettans de MM. Ahlmann et Kryger ne cessaient de réclamer directement pour qu’on leur fît justice. Nul échec ne les lassait. A peine le projet de loi d’annexion était-il proposé aux chambres prussiennes, qu’ils faisaient leurs réserves dans une première adresse au roi Guillaume, dès septembre 1866. Lorsque, deux ans plus tard, le roi vint visiter les duchés, ses nouvelles provinces, pendant que les hobereaux du Slesvig-Holstein le suppliaient de se faire proclamer empereur d’Allemagne, les principaux habitans du Slesvig septentrional demandaient à lui présenter leur supplique, moins agréable; éconduits avec cette réponse que le roi de Prusse ne pouvait les écouter parce qu’il n’avait pas auprès de lui son ministre des affaires étrangères, ils prenaient acte du moins de ce qu’on reconnaissait ainsi à l’article 5 une portée diplomatique et internationale. C’est en se fondant sur ce même droit qu’avec le concours de tout le pays ils viennent de rédiger une adresse nouvelle signée par 27,500 citoyens, chiffre très important pour de si petits pays. Cette pétition invoque la pure et simple exécution de la réserve du traité de Prague; elle demande que la Prusse, comme elle s’y est engagée, fasse voter les districts du Slesvig septentrional sur la question de savoir s’ils veulent être allemands ou danois, et qu’elle se conforme ensuite au sens des suffrages librement exprimés. La députation n’a obtenu à Berlin, comme on sait, ni l’audience du roi ni celle du ministre de l’intérieur, auquel on l’avait renvoyée. De leur côté, les députés de la seconde chambre prussienne, dans la séance du 22 octobre dernier, ont accueilli avec des rires ironiques la nouvelle protestation de MM. Ahlmann et Kryger. Cette superbe indifférence n’est pourtant qu’un mépris du droit, indigne d’un grand peuple; ce n’est pas là une force, c’est une faiblesse. Et ne serait-ce pas aussi une preuve de faiblesse, après tout, cette inexécution du traité de Prague? La Prusse ne serait-elle pas, en réalité, impuissante à se contenir ou à contenir certaines passions de l’Allemagne? S’il en est ainsi, il y a là un danger pour l’Europe, en vue duquel toutefois certains dérivatifs pourraient, ce semble, être invoqués. II. Pour quels motifs réels la Prusse n’exécute-t-elle pas l’article 5 du traité de Prague? Nous essaierons de répondre à cette question obscure en nous aidant soit des paroles de M. de Bismarck, soit de correspondances émanées d’Allemagne et que nous avons tout lieu de croire éclairées et sincères. Ce n’est pas seulement, on le pense bien, pour le plaisir de retenir malgré eux sous sa domination quelques districts du nord du Slesvig, habités par deux cent mille âmes, que le cabinet de Berlin se prive du mérite de tenir sa parole envers l’Autriche ou, pour mieux dire, envers la France même. M. de Bismarck est certainement d’avis, comme nous le sommes de ce côté du Rhin, que de graves dissentimens entre la France et l’Allemagne seraient fort nuisibles aux deux pays, et qu’une guerre entre eux serait un épouvantable fléau. D’où vient donc l’ajournement que nous déplorons? On dit autour de M. de Bismarck : « L’exécution de l’article 5 n’est pas facile. Comment d’abord doit s’accomplir ce vote libre dont il est fait mention? Sans doute, dans la pensée du gouvernement français qui a dicté cette réserve, il s’agit du suffrage universel ; cependant ni la Prusse ni les duchés ne sont encore familiers avec ce mode de votation; quel droit aurait le Danemark à demander qu’on y eût recours? Secondement, sur quels districts portera la réserve? Quels districts seront appelés à voter? Le duché de Slesvig comprend au sud une nationalité aujourd’hui tout à fait allemande : ce n’est pas de celle-là sans doute qu’il s’agit. Au centre, la nationalité est mixte, et il y a encore des familles allemandes dans la partie septentrionale, bien que la majorité y soit danoise. Comment l’Allemagne abandonnerait-elle des districts où les Allemands sont aussi nombreux que les Danois? Tout ce qu’elle peut concéder, c’est que le vote ait lieu dans les districts qui sont purement du nord; encore ne rendra-t-elle ces territoires que si elle obtient des garanties en faveur des Allemands qui les habitent. La ville de Flensbourg, qui se trouve dans la partie centrale du Slesvig, ne saurait donc être appelée à voter. De plus il y a certains points au nord même de cette ville dont jamais la Prusse ne se dessaisira : telles sont les forteresses d’Als et de Dybböl, nécessaires à sa frontière, et où le sang prussien a coulé. » Ainsi parle-t-on à Berlin; mais la réponse, en vérité, ne paraît pas difficile. Non-seulement vous savez que c’est le suffrage universel que la France, dès la conférence de Londres, en 1864, a proposé pour mettre fin à la situation équivoque des duchés, mais vous savez encore que les populations dont il s’agit de régler le sort politique n’ont pas d’autre vœu. Bien plus, les élections pour le parlement allemand, ordonnées par vous-mêmes, se sont faite dans les duchés par le suffrage universel direct, tout citoyen âgé de vingt-cinq ans ayant droit de voter. On ne voit donc pas sur quoi s’appuie l’objection, sinon sur une évidente répugnance pour un vote dont on prévoit la portée. En effet, quand seront en présence pour un vote libre, comme dit l’article 5, les trois partis danois, augustenbourgeois et prussien, quand la question posée sera celle-ci : voulez-vous être sujets du Danemark ou sujets de la Prusse? il est possible qu’une bonne moitié au moins de la partie mixte vote avec les districts du nord pour le Danemark; on en a pour gage l’élection de 1867. — Vous demandez ensuite jusqu’où devrait s’étendre la convocation pour le vote. L’article 5, dites-vous, ne parle que des districts du nord, et le Danemark prétend sans raison que ceux du centre doivent être aussi consultés. Le droit et l’équité répondent que la partie mixte surtout doit être appelée au vote, et la lettre du traité n’y contredit pas, puisque c’est particulièrement le nord de cette partie mixte qui peut souffrir de ne pas rester danois. Pour ce qui est d’Als et de Düppel, le refus de les rendre est fort grave. Ces deux points font partie du Slesvig septentrional, incontestablement danois; on peut s’en assurer en consultant les cartes dressées pour montrer la distribution des langues dans le Slesvig; si l’on se défie de la carte danoise de M. Allen, on a la carte allemande de M. Geertz, qui donne à ce sujet les mêmes indications; toutes deux se trouvent dans le volume de M. Gosch intitulé : Danemark et Allemagne depuis 1815. L’ouvrage a paru à Londres en 1862, et les rapports de nationalité ou de langue n’ont pas pu changer beaucoup depuis sept années. Lors des élections de février 1867, ces districts ont donné les neuf dixièmes des voix au parti danois. La Prusse allègue pour motif de son refus que sur ces deux points beaucoup de sang prussien a été versé. C’est vrai, ce petit peuple danois s’y est bien battu; mais c’est dire en même temps que beaucoup de sang danois aussi y a coulé; peut-être l’un vaut l’autre. — Est-ce que pour les protéger contre le redoutable Danemark ces forteresses d’Als et de Dybböl seraient nécessaires aux Prussiens? Non; ils n’invoquent pas un tel argument, qui serait ridicule. Ce que dit le cabinet de Berlin, non publiquement, mais tout bas, c’est que derrière le faible Danemark il faut apercevoir la Russie. On peut échanger de brillantes décorations, on peut crier ensemble hurra! et rappeler 1813 sans que pour cela la défiance et les griffes réciproques soient pour longtemps hors de cause. La Prusse a omis récemment de renouveler après échéance le cartel d’extradition en vertu duquel, pendant beaucoup d’années, les Polonais réfugiés en Prusse étaient livrés à la Russie; de son côté, la Russie, dans les provinces baltiques, ne ménage guère les intérêts et les privilèges des Allemands. Le tsar actuel se montre bienveillant, il est vrai ; mais en sera-t-il de même de son successeur? On dit qu’il n’a pas de goût pour les hommes de Berlin. Conclusion : il faut prévoir l’avenir et garder contre la Russie le plus de forteresses qu’on pourra vers la Baltique. — Ce que dit aussi la Prusse, ce qui est plus sûrement encore le fond de sa pensée, c’est que l’Allemagne du sud, à laquelle une secrète ambition commande de plaire, serait fort irritée, si M. de Bismarck cédait au Danemark quelque parcelle du territoire conquis. Que la réserve du traité de Prague soit l’œuvre de la France, ce n’est qu’une raison de plus, pense-t-on à Berlin, pour que le sud de l’Allemagne refuse absolument toute concession. On se trompe peut-être en pensant ainsi; peut-être, si M. le duc d’Augustenbourg fût devenu, suivant le vœu de l’Allemagne, maître des duchés, aurait-il négocié plus facilement que M., de Bismarck. Or ce sont précisément ces sentimens da la Prusse, cette conviction de la faiblesse excessive du Danemark, derrière lequel se cacherait la Russie, cette crainte de déplaire à l’Allemagne du sud, qu’on voudrait enchaîner par de certains bienfaits, c’est tout cela que nous redoutons pour l’Europe. En voulant gagner des suffrages au sud du Mein, la Prusse renonce à modérer certaines ardeurs d’un patriotisme exagéré, et si le Danemark est si faible, il faut se hâter, dans l’intérêt commun, de lui rendre quelque force. A vrai dire, ceux qui ne voient pas quelle menace immédiate l’inexécution de l’article 5 fait peser sur le Danemark sont, croyons-nous, bien aveugles. C’est évidemment à lui que seraient indispensables les forteresses d’Als et de Dybböl, pour lui constituer une frontière, uns tête de pont en face de l’Allemagne. Tant que les lambeaux danois du Slesvig resteront sous la domination germanique, le Danemark mutilé n’aura nulle défense contre les agressions, et avec lui sera violenté, insulté, avili, ce principe des nationalités au nom duquel seul la Prusse a fait ses récentes conquêtes. Tant que cette dernière puissance voudra conserver Als et Dybböl, tant qu’elle voudra dénier la ligne de partage qui donnerait satisfaction du moins à l’article 5, elle paraîtra se réserver pour reprendre bientôt sa marche. Ce système de germanisation que nous voyons s’accomplir en ce moment, sous nos yeux, dans le Slesvig septentrional, qu’est-ce autre chose que l’envahissement progressif qui s’est accompli à diverses époques dans les autres parties de ce duché? Le système a pleinement réussi. Quelle que soit aujourd’hui la résistance des populations danoises qu’on livre à l’Allemagne, si elles continuent à être abandonnées à elles-mêmes, le temps et la Prusse en auront bon marché. On rendra les populations au Danemark, oui, mais on gardera le territoire, qu’on peuplera d’Allemands. C’est chose toute simple : l’émigration et l’exil feront place aux colonies germaniques; les écoles prépareront une génération qui ne saura plus guère la langue nationale; une autre génération viendra ensuite qui ne la saura plus du tout. Croit-on que ce jour-là l’influence allemande n’aura pas fait déjà quelques progrès dans les provinces limitrophes, c’est-à-dire dans le sein même de la monarchie danoise abandonnée, elle aussi, à sa faiblesse devant la puissante monarchie prussienne? La contagion qui a déjà envahi le Slesvig gagnera infailliblement le Jutland et ensuite les îles. Combien de tentations inviteront la Prusse à violer l’indépendance du Danemark ! Avec le Jutland et les îles, elle serait maîtresse de la Baltique, elle disposerait de toute une population de matelots habiles et d’une série de ports admirables. Elle n’acquerrait pas seulement de précieux avantages, elle échapperait aussi à de sérieux dangers. En cas de guerre, il n’est pas douteux que ses ennemis ne songeassent à s’assurer tout d’abord la docilité ou la connivence du Danemark, afin d’avoir des lieux de débarquement, des campemens, des refuges, des positions stratégiques; cela s’est toujours fait ainsi. La Prusse ne sera-t-elle pas naturellement tentée de les prévenir? Ne faudra-t-il pas d’ailleurs que le grand peuple allemand reste fidèle, comme on l’a dit, à sa mission civilisatrice? Ne sera-t-il pas indispensable de protéger les nouvelles positions militaires, non-seulement Kiel, mais Dybböl et Als? Les prétextes ne manqueront pas. Déjà le gouvernement prussien médite d’ouvrir ou d’améliorer sur la côte occidentale du Slesvig des ports qui vont attirer tout le mouvement de l’exportation agricole pour l’Angleterre, et qui, de la sorte, créeront au Jutland une concurrence funeste. Bien plus, n’y avait-il pas eu déjà une tentative pour envelopper le Danemark tout entier dans le Zollverein? L’annexion du Jutland à la Prusse, c’est là un événement prochain, en tout cas inévitable au dire des officiers prussiens, qui en parlaient naguère ouvertement et sans gêne : ceux qui ont les cheveux blancs espèrent qu’ils verront, avant de mourir, leur drapeau flotter à la pointe de Skagen, cap extrême du Jutland septentrional. Alors seulement, disent-ils, la Prusse aura ses frontières naturelles. Faisons un pas de plus. Nous avons affirmé que le péril sous lequel le Slesvig septentrional succombe aujourd’hui menace également le Danemark, rendu par son isolement incapable de résistance. Croit-on qu’il faille s’arrêter là, et que le royaume-uni de Suède-Norvège n’ait pas à compter avec le même danger? La Russie verra-t-elle donc avec indifférence les nouveaux envahissemens de la Prusse sur les côtes de la Baltique? On sait que depuis longtemps elle inquiète elle-même l’extrême nord par ses empiétemens continus dans les plaines de la Laponie; elle pousse en avant ses troupeaux de rennes dans ces vastes pâturages; du même pas, son influence et sa domination s’acheminent vers l’ouest, et en même temps ses vaisseaux dépassent le cap, faisant voile vers ces fiords de la côte nord-ouest de la Norvège, que les eaux tempérées du gulf-stream empêchent de geler jamais. On peut se rappeler que ce fut là un des griefs invoqués par les cabinets lors de la guerre d’Orient, en 1854. Avec quelle ardeur la Russie ne reprendrait-elle pas ces anciens projets, quand elle pourrait en quelque mesure les justifier par la nécessité de trouver, en face des conquêtes de la Prusse, une compensation sérieuse! Tout en revendiquant cette proximité de la Mer du Nord, elle continuerait de lutter, on peut le croire, pour ne pas être exclue de la Baltique, et elle mettrait en œuvre à l’égard du roi de Suède et de Norvège, comme la Prusse à l’égard du roi de Danemark, les ressources puissantes dont elle aussi dispose, offres et menaces. Qui sait combien peu il lui faudrait attendre avant qu’une diplomatie désorientée ou distraite, avant qu’un dangereux concours de circonstances, soit des diversions habiles, soit un désarroi général, vinssent lui fournir l’occasion de réduire la Suède et la Norvège à l’état de vassales? Et qui empêcherait finalement les deux cabinets de Pétersbourg et de Berlin de s’entendre au sujet de leurs intérêts dans le nord? Serait-ce la première fois? En fait de violations de traités, en fait de protections et d’interventions perfides, sommes-nous si loin des plus mauvais jours du XVIIIe siècle? Maint journal rédigé dans le nord sous des inspirations étrangères, par exemple, en Danemark, la feuille intitulée la Couronne, a plus d’une fois déclaré que ce royaume était destiné à devenir une province allemande, et la Suède avec la Norvège une province russe. S’il est vrai que le nord soit ainsi menacé, quels moyens peuvent prévenir une telle altération de l’équilibre général? Une guerre, nous le disions, serait le plus terrible fléau. Ne peut-on pas souhaiter plutôt de voir les états dont la faiblesse est une tentation et un danger acquérir, par d’utiles alliances, des forces nouvelles? La cause première de l’inertie à laquelle les peuples Scandinaves sont aujourd’hui condamnés, l’origine des malheurs qui ont déjà frappe le Danemark, la raison de cette anxieuse insécurité qui peut paralyser tout développement en Suède et en Norvège, le germe des périls qui commencent de planer presque également sur tout le nord, c’est l’isolement funeste des deux groupes qui le composent. Signaler la nature d’un mal, c’est bien souvent en indiquer le remède. Le seul remède vraiment pratique qu’on puisse invoquer ici, non pas sans doute en l’affirmant infaillible en présence de complications extrêmes, mais en regrettant de ne l’avoir pas vu opposer à des périls qu’il aurait prévenus sans doute, c’est celui vers lequel l’esprit public commence enfin de se tourner avec espoir, non-seulement en Danemark, c’est-à-dire dans le pays actuellement le plus menacé, mais aussi chez les deux autres nations sœurs. Puisque nous sommes dans un temps qui se vante de respecter les nationalités, pourquoi les peuples scandinaves ne nous prennent-ils pas au mot? Pourquoi ne réclament-ils pas le bénéfice des théories qu’affichent l’opinion et même la diplomatie européenne? La condition inévitable pour se faire compter à cette heure, c’est de déployer aux yeux de tous son drapeau national; si l’on est plusieurs ayant droit à ce drapeau, c’est de s’unir étroitement pour le tenir haut et ferme, et ne s’entendre pas dire au moment du danger: « Comment vous aiderions-nous, si les vôtres ne vous aident pas? » Est-ce le Danemark tout seul qui appelle à son secours? L’Europe, quelques titres qu’il ait aux sympathies, n’a pas souci d’un si petit royaume. Est-ce la Norvège ou la Suède que menace la Russie par le nord? Si elle n’y a pas d’autre intérêt, l’Europe est d’avis que ce sont là des questions obscures, chétives, lointaines; elle se dit que le principe de non-intervention est des plus salutaires, et qu’après tout les Russes sont redoutables. Il en serait autrement, à n’en pas douter, si l’on entrait dans sa théorie nouvelle. Elle se vante de respecter les nationalités : eh bien ! que ce ne soit plus le Danemark isolé qui réclame ses droits; que trois voix au lieu d’une affirment la nationalité scandinave, l’Europe sera plus attentive, et l’ennemi plus réservé. Supposez l’union des trois états du nord accomplie avant les derniers événemens, — très probablement ils n’auraient pas eu lieu. D’abord les forces militaires, du côté de la défense, auraient été accrues. Les ressources maritimes surtout sont à considérer. La Prusse ne possédait en 1865 que 2 vaisseaux cuirassés et 31 navires à hélice, tandis que les trois états du nord réunis comptaient 9 vaisseaux cuirassés, 40 navires à hélice et 15 à roues. Avec cet effectif, ils pouvaient ensemble susciter à l’ennemi beaucoup d’obstacles. L’armée envahissante ne se hasardait pas à travers tout le Jutland, à moins de s’être emparée d’abord de tous les points fortifiés de la côte; elle était obligée de surveiller avec inquiétude et difficulté les lieux de débarquement, puisque la flotte scandinave se voyait en état de jeter à l’improviste des troupes capables de couper la retraite. Dût-elle n’être pas de longue durée, cette résistance donnait le temps à l’opinion de s’éclairer, à la diplomatie de se concerter, aux gouvernemens d’agir, non plus pour un petit pays d’un million et demi d’habitans, peu capable de nuire ou d’être utile, mais pour une fédération de trois peuples occupant une place et remplissant un rôle en Europe, pour une nationalité compacte, énergique, impossible à méconnaître. Les dangers du nord appellent si évidemment ce remède que l’union Scandinave a failli se réaliser tout à coup, il y a quelques années, dans un moment de crise suprême. C’est là tout un curieux épisode peu connu, et qui nous permettra de mesurer à quelle distance nous sommes du jour où l’on peut espérer de voir la paix de l’Europe étayée de cette force nouvelle. III. Il y a deux sortes de scandinavisme. Il y a un scandinavisme littéraire et moral, si l’on peut ainsi parler, dont nous avons ici, en d’autres temps, retracé l’histoire[3]. Ce fut celui des trente dernières années, auquel contribuèrent à peu près tous les hommes éminens du nord contemporain, poètes, écrivains, artistes, publicistes. Il y en a un autre qui commence à prendre forme. L’agitation scandinave, au milieu des graves circonstances extérieures qui, dans ces derniers temps, inquiétaient tout le nord, affecta peu à peu des allures plus essentiellement politiques. On ne faisait peut-être pas moins de discours, on n’assemblait pas moins de meetings qu’autrefois, mais on se préoccupait davantage d’arriver à des résultats pratiques. Particulièrement depuis 1866, un grand nombre de sociétés dites scandinaves se sont formées en Danemark, en Suède et en Norvège. Ces sociétés, se multipliant dans les villes et dans les campagnes, se sont donné pour mission de démontrer la nécessité et la possibilité d’une alliance. Elles se chargent de provoquer des réunions pour écouter les objections et les combattre, pour résoudre à l’avance toutes les difficultés préliminaires, pour proposer des plans, pour convertir les esprits. Elles suscitent les délibérations publiques, enregistrent les avis motivés, ajoutent à la parole les publications à bas prix, brochures, pamphlets périodiques, journaux quotidiens. De tant de citoyens dévouas qui se consacrent à cette tâche en pensant travailler ainsi aux intérêts les plus chers de leur patrie, le plus infatigable est M. C. Rosenberg. Déjà connu par un volume érudit sur notre Chanson de Roland et par des études sur l’ancienne poésie Scandinave, il s’est donné à la prédication du scandinavisme politique et pratique. Il est partout présent par la parole et la plume, en agitateur, non pas certes au nom de l’insurrection et de la guerre, mais au nom de l’alliance future, au nom de la sécurité publique et de la paix. La polémique n’est pas absente de son rôle, car il a pour contradicteurs ceux qui craignent dans chacun des trois états que leur patrie n’ait des sacrifices à s’imposer, quelque amoindrissement ou quelque abdication à subir pour entrer dans l’union commune. À ces craintes, les scandinavistes répondent par un programme intelligent et sincère : « alliance des trois royaumes de manière à former une puissance unitaire envers l’étranger, chaque royaume conservant indépendantes sa constitution et son administration intérieures. » La Norvège, disent-ils, a-t-elle rien perdu de son autonomie depuis qu’elle est unie à la Suède? N’a-t-elle pas au contraire exercé sur la Suède, plus puissante qu’elle, le naturel ascendant que lui donnent sa constitution et ses mœurs? N’est-ce pas entraînée par son exemple et pour s’élever au niveau de son ferme esprit libéral que la Suède renonça, il y a quelques années, au partage suranné de la nation en quatre ordres, et y substitua le système des deux chambres, comme dans la plupart des états modernes? De même, en quoi et pour qui serait dangereuse l’accession du Danemark? La Suède a prouvé qu’elle ne redoutait pas le progrès et qu’elle saurait l’aborder toute seule. Ce n’est pas le Danemark à son tour qui aurait à craindre, avec sa constitution démocratique, avec sa vive énergie, quelque diminution de sa dignité ou de son indépendance en entrant dans l’union projetée. Sans s’émouvoir des objections ni des critiques, et pour démontrer d’ailleurs qu’ils entendaient proposer autre chose que de vaines théories, les scandinavistes ont publié, disions-nous, des plans de constitution fédérale dans lesquels ils s’efforçaient de résoudre les difficultés de l’exécution. Ils prétendaient ainsi pousser leur démonstration jusqu’aux dernières limites, jusqu’à l’entière évidence. Ils avaient aussi l’espoir d’être utiles à leur cause en accumulant les matériaux avec lesquels, au moment favorable ou nécessaire, il deviendrait possible de construire l’édifice. En présence de telles publications, leurs adversaires persistans eurent beau jeu à leur dire : « Chimères que tout cela! rêveries d’érudits et de publicistes! » jusqu’au jour où, pendant l’année 1864, au milieu de la guerre entre le Danemark et l’Allemagne, l’opinion publique se préoccupa dans tout le nord d’un projet absolument semblable venant d’une source telle et si haute qu’il était impossible de refuser à un pareil acte ni au mouvement qui l’avait inspiré un caractère très notable et très nouveau. Voyons comment, sous la pression de l’opinion publique et sous celle des événemens, le scandinavisme avait fait de remarquables progrès, et comment de la sphère toute littéraire et morale, de la sphère des idées et des sentimens, il était passé dans le domaine décidément politique et pratique. Il n’est pas nécessaire, pour rechercher les origines du scandinavisme pratique, de remonter au-delà de la période contemporaine. Ce qui précède n’offre en ce sens que certaines combinaisons purement monarchiques, peu soucieuses du vœu des peuples, et se détachant sur une trame commune de perpétuelles dissensions entre les trois royaumes du nord, à la faveur desquelles Russie et Allemagne pénétraient toujours davantage parmi eux. Un des points culminans de cette longue anarchie entre des états qui devraient être depuis longtemps alliés est le règne de Charles XII : on vit alors le Danemark, ennemi acharné de la Suède, appeler à lui les armées russes, les accueillir sur son territoire, dans ses ports, et méditer avec Pierre Ier l’invasion de la péninsule suédoise pour y reprendre les belles provinces que les Danois y avaient longtemps possédées. Et, de son côté, l’héroïque et fou roi de Suède, croyant écraser l’allié de son ennemi, formait les Russes à la victoire, leur ouvrait par ses défaites les côtes de la Baltique, et secouait imprudemment le sommeil dans lequel cette nation barbare était encore plongée. La Scandinavie et l’Europe ont également souffert de ces divisions et de ces haines. Peu s’en fallut, il est vrai, que le prince royal de Danemark, en 1743, ne fût élu successeur éventuel du roi de Suède; l’intervention de la Russie empêcha seule cette union. En 1810, lors de l’élection de Bernadotte comme prince royal de Suède, le roi de Danemark Frédéric VI, que Napoléon recommandait, fut son concurrent, et faillit recueillir la succession suédoise; mais encore une fois, la conscience nationale restait trop étrangère à ces combinaisons dynastiques. La réunion de la Norvège à la Suède en 1814 ne fut qu’une compensation de la perte de la Finlande, accordée par les alliés au détriment du Danemark, et pourtant il semble que, dans cette dernière transformation, l’influence d’un nouvel esprit se manifeste. Ce n’est pas par la violence que ce rapprochement s’accomplit; les représentans norvégiens y donnent leur assentiment, les conditions sont celles d’une parfaite égalité. L’union s’est développée depuis, toujours dans le sens libéral, la Norvège affirmant chaque année davantage son indépendance, la Suède s’élevant peu à peu, pour ce qui lui restait de progrès à faire, au niveau des institutions presque républicaines que l’autre royaume s’était données, si bien qu’une telle union peut être invoquée aujourd’hui non-seulement comme un prélude, mais, à certains égards, comme un modèle pour la future confédération scandinave. Les deux guerres intentées de nos jours par l’Allemagne contre le Danemark, voilà quels ont été pour le scandinavisme pratique les vrais momens d’épreuve : ils ne sont pas restés absolument stériles. En 1848, au mois d’avril, quand on apprit à Copenhague que les Prussiens venaient d’entrer en Holstein, le roi Frédéric VII écrivit au roi de Suède pour invoquer son secours. L’agitation était extrême dans tout le nord; à Christiania comme à Stockholm, l’esprit public était très favorable à une intervention active. Oscar Ier partageait au fond les sentimens de son peuple; mais il n’avait pas encore rompu les liens où l’avait d’abord engagé la politique russe pratiquée par Bernadotte, son père, en 1812. Précisément il venait de recevoir un message de Pétersbourg, annonçant que le tsar Nicolas était bien disposé envers le Danemark. Et de fait le tsar redoutait un partage de la monarchie danoise, ayant lui-même un droit héréditaire à une portion du Holstein, droit qui se fût perdu, si les deux duchés avaient formé un état indépendant sous une nouvelle maison princière. Quand on eut appris la bataille de Slesvig, le roi de Suède convoqua son conseil des ministres et le comité secret de la diète, alors assemblée; puis, dans une lettre en date du à mai, il instruisit le roi de Danemark des résolutions qu’on venait de prendre. Le résultat, à vrai dire, était médiocre. Tant que la lutte ne concernait que le duché de Slesvig, le roi de Suède se proposait seulement de négocier, de concert avec les puissances qui voulaient l’intégrité du Danemark; il ne ferait un pas de plus que lorsqu’une au moins de ces cours se déciderait aussi à marcher en avant. Toutefois une attaque sur le Jutland ou sur quelqu’une des îles danoises lui paraîtrait si menaçante pour la commune indépendance du nord, qu’il serait prêt, ce cas échéant, à envoyer un corps d’armée en Fionie pour repousser toute entreprise pareille. Il venait d’ailleurs de donner des ordres pour la réunion de 1,500 hommes soit à Gothenbourg, soit en Scanie, et pour l’armement à Carlscrona de quatre frégates, avec transports et vapeurs nécessaires. Quelques jours après, la diète de Stockholm, puis le storthing norvégien votaient les subsides de guerre, et le 8 juin le corps auxiliaire suédois abordait en Fionie, pendant que les forces de mer croisaient en vue des côtes. Or les Allemands, sous la conduite du général Wrangel, venaient de franchir la frontière du Jutland et par conséquent d’envahir les parties intégrantes de la monarchie danoise. Quel motif pouvait donc empêcher désormais les Suédo-Norvégiens de se joindre effectivement à l’armée alliée et d’entrer en ligne? La lumière s’est faite aujourd’hui sur ces questions, qui ont jadis fait naître beaucoup de fâcheuses conjectures. L’influence redoutable de la Russie était intervenue. Au moment même où le cabinet suédois venait de publier qu’il y aurait lieu de sa part, en certaines occurrences imminentes, à rompre avec la Prusse, le tsar Nicolas l’avait publiquement félicité de ses « déclarations pacifiques, » et l’on avait compris à Stockholm que c’était un ordre formel de s’arrêter. D’ailleurs, en forme de commentaire, et pour le cas où l’on n’eût pas compris, on avait reçu la visite du grand-duc Constantin, Il est vrai que le ministre des affaires étrangères de Russie s’était hâté d’écrire également à Berlin, pour qu’on évacuât le Jutland au plus vite. Le tsar avait sans doute réfléchi que, si les Danois venaient à recevoir dans cette guerre un énergique secours du gouvernement voisin, il pourrait bien se faire qu’ils allassent chercher à Stockholm un successeur à Frédéric VII, qui n’avait pas d’enfans. On a médit alors en Danemark, quand on n’en avait pas l’explication, de l’inaction du corps auxiliaire. Sans doute on pouvait souhaiter une conduite plus hardie; mais on doit cependant reconnaître que, sans l’arrivée de ce secours, la Russie aurait laissé plus longtemps du moins le champ libre à l’armée prussienne. Ce qu’il eût fallu, c’est que le cabinet de Stockholm, affranchi des influences de Saint-Pétersbourg, fût lié d’avance par des engagemens formels l’obligeant à secourir immédiatement le Danemark menacé par l’Allemagne. En présence d’une telle union, ou bien l’agression n’aurait pas eu lieu, ou bien, s’attaquant à trois peuples à la fois, elle aurait rencontré tout d’abord des forces plus imposantes qui eussent ralenti, sinon arrêté ses progrès, et par là suscité des interventions d’autre genre. Celle de la Russie ne fut ici que funeste. Le roi Oscar manqua l’occasion de gagner, pour lui ou pour son fils, la triple couronne; il vit désigner comme futur successeur du roi de Danemark le prince Christian de Glucksbourg, alors agréable au tsar. L’échec profita cependant à l’esprit public. Loin de prendre le change, il aperçut où était le mal et quel serait désormais le droit chemin : il fallait rompre tous liens compromettans avec la Russie et l’Allemagne, pour mettre ensuite en commun ses forces comme ses intérêts. Les progrès du scandinavisme pendant les années suivantes peuvent se calculer d’abord aux changemens qui s’accomplirent dans les dispositions du roi Oscar. Il est vrai que de grands événemens venaient l’y aider. Pendant la seconde année de la guerre d’Orient, il conclut avec l’Angleterre et la France ce traité du 21 novembre 1855, par lequel il s’engageait à entrer en ligne avec nous, si les hostilités reprenaient au printemps de l’année suivante. Ainsi le fils de Bernadette répudiait enfin ce qui restait encore d’une politique depuis longtemps reniée par ses sujets. Quelques mois plus tard, en juin 1856, le roi Oscar recevait à son château de Drottningholm une députation scandinaviste plus nombreuse que toutes celles qui, dans les précédentes années, avaient propagé l’agitation nationale, et il parlait publiquement un langage inspiré désormais des mêmes sentimens qui animaient autour de lui les représentans des trois peuples. Son fils Charles XV, qui lui succéda en 1859, eut bientôt l’occasion de montrer avec quelle ardeur il s’associait aux espérances Scandinaves. Les exigences de l’Allemagne contre le Danemark s’étaient renouvelées à mesure que les perfides combinaisons de 1852 produisaient leurs résultats calculés et prévus, c’est-à-dire la dissension et l’anarchie; la Prusse menaçait, gagnait du terrain. Quand il fut évident qu’une seconde guerre à l’occasion des duchés était imminente, pendant l’été de 1863, le roi de Suède ouvrit avec le roi de Danemark des négociations pour une alliance défensive. Déjà étaient rédigées les instructions que devait recevoir à ce sujet le comte Henning Hamilton, représentant du cabinet de Stockholm à Copenhague, quand survint la mort de Frédéric VII, le 15 novembre 1863. Le lendemain, M. de Manderström, le ministre des affaires étrangères, disait encore que rien n’était changé dans les dispositions du cabinet de Stockholm; mais le 20, apprenant les prétentions du duc d’Augustenbourg, il demandait aux puissances signataires du traité de Londres s’il ne fallait pas se concerter, et dans la pensée de cette entente commune s’évanouissait celle de la négociation engagée avec le Danemark. On peut se rappeler combien les événemens se précipitèrent alors, en dépit de cet impuissant traité de Londres qui avait cru prévenir tous les dangers. Subitement, au milieu de ce trouble, quand le projet d’union était de fait abandonné, le roi Charles XV le reprit de son autorité privée, mais en ajoutant cette fois à la proposition d’une ligue défensive celle d’une confédération définitive de tout le nord, répondant à la fois aux nécessités présentes et aux vœux de l’avenir. Nous nous servirons ici, pour retracer ce curieux épisode de l’histoire du scandinavisme encore très mal connu dans la nord même, de documens inédits que nous devons à de précieuses communications. En avril 1864, pendant qu’un armistice et la convocation d’une conférence à Londres suspendaient les hostilités de l’Allemagne contre le Danemark, le roi de Suède envoya par son bibliothécaire, M. de Qvanten, deux lettres autographes adressées, l’une au roi de Danemark Christian IX, et l’autre à l’évêque Monrad, président du conseil des ministres à Copenhague. À ces lettres était joint un projet dont voici les principales dispositions : la Suède, la Norvège et le Danemark formeraient entre eux une confédération de nature à réaliser pour ces trois royaumes une parfaite communauté de politique et de défense extérieures; cette communauté s’étendrait aux autres branches de gouvernement ou d’administration, d’industrie ou de commerce, intéressant à la fois les trois états. Chaque peuple devait conserver absolument intactes ses propres institutions. Pour atteindre l’unité politique, on instituerait un parlement fédéral, composé de deux chambres; les membres de la chambre haute, nommés à vie, seraient en partie choisis par les deux rois, en partie élus par les diverses assemblées des trois royaumes, dont chacun enverrait un nombre égal de députés. Il n’en serait pas de même pour la chambre basse, dont les membres seraient élus en nombre proportionnel aux chiffres de population. Le parlement fédéral fixerait le budget commun pour les affaires étrangères, le contingent commun soit pour la marine, soit pour l’armée, et la contribution en argent due par chaque état. Les territoires de la monarchie danoise dépendant ou qui viendraient à dépendre de l’Allemagne ne feraient aucunement partie de la confédération nouvelle. Toutefois le gouvernement suédo-norvégien s’opposerait de toutes ses forces et par tous les moyens à ce que la partie danoise du Slesvig fût enlevée au Danemark. Il travaillerait de plus, lors de la conclusion de la paix, à ce que le Slesvig ou telle partie de ce duché qui ne retournerait pas à l’Allemagne devînt partie intégrante du Danemark propre. Enfin les deux dynasties royales de Suède-Norvège et de Danemark concluraient entre elles un traité de famille en vertu duquel les trois couronnes scandinaves parviendraient à se réunir sur une même tête. Telles étaient les bases du projet touchant lequel le roi Charles XV désirait pressentir les dispositions du roi de Danemark et de son principal ministre, laissant à ceux-ci le soin d’engager à ce propos, s’ils le voulaient, des négociations officielles avec le cabinet de Stockholm, et les invitant à faire intervenir, s’ils le jugeaient utile, la considération de cette nouvelle alliance au milieu des conférences de Londres. Il appartenait au Danemark, suivant l’auteur de la proposition, de prendre officiellement ici l’initiative, puisque son propre danger avait été l’occasion de ce dessein; surtout on devait se souvenir qu’il était de toute nécessité de n’admettre dans l’union projetée aucun élément germanique. On aiderait le roi de Danemark à revendiquer seulement la moitié nord du duché de Slesvig, parce que les circonstances de la guerre donnaient à penser dès lors que le Slesvig ne pourrait être conservé tout entier; mais il faudrait que les territoires réunis fussent incorporés au reste de la monarchie danoise, de manière à laisser subsister moins que jamais les occasions pour l’Allemagne d’intervenir dans les affaires intérieures du nord. Nous avons sous les yeux, sauf les lettres des deux rois, la correspondance inédite qui s’est échangée à ce sujet. Aux premières ouvertures, faites en dehors de toute voie constitutionnelle, on répond de Copenhague tout d’abord par un assentiment reconnaissant; M. Monrad, par exemple, écrit directement au roi de Suède le 28 avril : « J’avais eu plusieurs occasions déjà d’apprécier avec quelle infatigable attention votre majesté suit les destinées du Danemark, et combien sa sympathie est vive pour notre juste cause. Cette fois votre majesté, non contente de sauvegarder le présent, a voulu prémunir à jamais et le Danemark et ses propres états contre le danger qui menace toujours les petits peuples de la part de voisins puissans, si, reconnaissant leurs communs intérêts, ces petits peuples ne se soutiennent mutuellement et de toutes leurs forces unies contre les violences étrangères. Je prie votre majesté d’agréer ma profonde gratitude pour l’honneur qu’elle m’a fait de m’associer à la première connaissance d’une grande idée, féconde pour l’avenir des trois monarchies. Dans les souvenirs de l’histoire, cette initiative couronnera son nom d’une gloire immortelle. » En présence de telles réponses, le roi Charles XV n’avait plus qu’à saisir ses propres ministres d’une démarche qu’ils avaient jusqu’alors ignorée. M. le baron de Geer et M. le comte de Manderström acceptèrent d’abord la pensée de cette négociation ; mais bientôt M. de Manderström, ministre des affaires étrangères, refusa de s’engager plus avant. En même temps l’on recevait des lettres de Copenhague qui déclinaient l’initiative, la renvoyaient au cabinet de Stockholm, comme au plus puissant, et estimaient qu’il serait dangereux pour le Danemark de faire connaître aux conférences de Londres le projet d’union entre les trois peuples du nord. M. Monrad enfin exprimait certaines vues qui pouvaient s’interpréter Sans un sens tout à fait contraire à l’une des principales conditions énoncées tout d’abord. Dans sa nouvelle lettre au roi de Suède, en date du 13 mai, après avoir émis l’avis que ce serait au cabinet de Stockholm à décider quand devraient s’ouvrir les négociations, il ajoutait : « L’unité politique du nord doit être une garantie de la possession du Holstein. Tant que nous possédâmes la Norvège, l’élément scandinave se trouvait assez fort et la monarchie danoise assez grande pour que l’élément germanique y fût présent sans danger. La perte de la Norvège a créé chez nous le slesvig-holsteinisme, que l’union du nord pourra seule anéantir. Il en est des états comme des corps célestes : ils exercent une force attractive en rapport avec leur grandeur. Le Danemark a subi des violences à Francfort ; le nord uni ne serait pas exposé à un pareil traitement : l’Allemagne n’est brave qu’envers le faible. Au moyen du Holstein, le nord exercerait une influence sur la politique européenne. Je souhaite donc de tout mon cœur que l’unité dynastique par rapport au Holstein puisse être conservée. Votre majesté ne partagera peut-être pas ces vues… » Nous savons ce qu’on peut dire pour justifier cette lettre. Il n’y avait pas encore, il n’y eut jamais de négociations entamées, de sorte qu’on n’est pas autorisé à croire que M. Monrad et le cabinet danois auraient prétendu résister à la condition de n’admettre dans la confédération nouvelle aucun élément germanique. Il est vrai aussi que les affaires du Danemark n’étaient pas encore aussi compromises qu’elles le furent bientôt après, quand M. de Bismarck les eut prises directement en main. Au moment où M. Monrad écrivait, on pouvait continuer d’espérer qu’on se servirait, au jour des négociations, des titres que le Danemark avait sur le Holstein. Pourquoi, par exemple, dans le cas où une alliance du nord rendrait nécessaire l’unité dynastique, ne ferait-on pas de ce duché dano-allemand, pour quelque prince déshérité, un apanage servant d’utile dédommagement ? Quelle que soit la valeur de ces explications, il faut bien reconnaître, ce semble, que la lettre de M. Monrad manquait d’à-propos, et qu’elle allait précisément contre la condition expresse, inévitable de toute alliance. À aucun prix, le cabinet de Stockholm n’aurait pu consentir à une confédération dans laquelle seraient entrées des provinces dépendant par un lien quelconque de l’Allemagne ; Suède et Norvège avaient trop bien appris par l’exemple du Danemark ce qu’il en coûtait d’avoir des relations nécessaires avec un voisin trop puissant. D’ailleurs, sur un point fort délicat, le Danemark avait entièrement répondu aux ouvertures du roi de Suède et de Norvège. Par l’ordre du roi Christian, M. Monrad avait rédigé et envoyé à Stockholm un plan de traité de famille pour régler la succession. Afin de ménager aux deux dynasties les mêmes chances d’avenir, celui des deux rois actuels qui mourrait le premier aurait l’autre pour successeur. À ce dernier succéderait non pas son héritier naturel, mais celui du premier mort, et à celui-ci de même non pas son naturel héritier, mais celui du premier survivant. Ainsi la couronne oscillerait pendant deux générations de l’une à l’autre dynastie, après quoi seulement elle demeurerait à la ligne agnatique de celui qui aurait été le dernier revêtu de la triple royauté. Il peut sembler qu’une combinaison pareille témoigne d’une singulière abnégation de la part des familles intéressées ; mais le fait est là, nous avons sous les yeux la proposition de Charles XV et le texte du projet rédigé au nom de Christian IX par M. Monrad ; nulle raison n’autorise à soupçonner que cette démarche du premier ministre de Danemark ait pu n’être pas entièrement sincère. — Après la lettre du 13 mai, nous ne trouvons plus qu’une missive de M. de Qvanten à M. de Carlssen, grand-veneur du roi de Danemark, très connu par ses sentimens scandinavistes, et qui avait été mêlé comme tel à cette correspondance intime. Il venait d’entrer dans le cabinet danois en qualité de ministre de l’intérieur, et le confident de Charles XV lui écrivait le 16 mai : « Sa majesté voit dans votre arrivée au ministère une garantie de la fermeté avec laquelle M. Monrad veut adopter le programme scandinave, et de la réalisation prochaine de ce programme pour le bonheur et la sûreté des trois peuples du nord. Il y a déjà neuf jours que sa majesté a expédié sa réponse à la lettre de M. Monrad, et jusqu’ici aucune communication ne lui est parvenue à ce sujet. Sa majesté s’inquiète vivement d’un retard grâce auquel les adversaires de ce projet, ceux d’une intervention armée de la Suède au sujet du Slesvig septentrional et central, peuvent préparer leur résistance, tant au sein du conseil suédois qu’au dehors. L’affaire une fois entamée entre les deux gouvernemens, le danger à cet égard sera naturellement moindre. Sa majesté croit pouvoir poser en fait que le baron de Geer, vrai chef du ministère, est favorable à l’union. Il s’est du moins exprimé dans ce sens. Si cet homme d’état s’engage une fois dans cette cause, on peut être assuré qu’il y restera consciencieusement fidèle, étant homme de beaucoup de suite dans les vues et de fermeté pour l’action. » Est-ce l’arrivée de la lettre du 13 mai, est-ce le refus de M. de Manderström, est-ce une intervention du prince Oscar, frère du roi, qui a tout à coup refroidi ce zèle à Stockholm ou qui en a suspendu les effets? Nous ne le savons pas, et on ne le sait pas généralement dans le nord, où toute cette question, disions-nous, est encore à cette heure assez peu connue. En tout cas, la correspondance et les pourparlers en restèrent là : il ne paraît pas qu’on y soit revenu depuis lors, et cet échec des idées unionistes a remis en souvenir l’échec précédent, celui de la fin de 1863. Que penser de ce second et singulier épisode? Beaucoup de bons esprits ont estimé que la proposition du roi de Suède, introduite d’une façon un peu anormale, ne serait devenue sérieuse qu’à partir du jour où l’on aurait vu le prince Oscar, futur héritier de la couronne suédo-norvégienne, et le cabinet de Stockholm s’associer officiellement et publiquement à cette pensée. Ces velléités de gouvernement personnel en face de peuples qui ont pris à la lettre la sincère pratique du régime constitutionnel n’étaient peut-être pas de nature à inspirer la confiance qu’en vue d’une future union mériterait cependant la pensée du roi de Suède. Qu’importait donc la forme? Pourquoi fournir si promptement un prétexte ou un motif de rompre des préliminaires engagés? Le cabinet de Copenhague n’avait rien à perdre, et il avait tout à gagner. La condition relative à l’exclusion des élémens germaniques était des plus sages; elle était conforme aux plus pressans intérêts du Danemark et du nord. Ce qui n’est pas douteux, ce qui se dégage visiblement de l’épisode de 1864, c’est le caractère de nécessité politique avec lequel le scandinavisme commence à s’imposer. Qu’on désapprouve tant qu’on voudra la manière dont s’y est pris le roi de Suède, qu’on interprète comme on l’entendra ses allures, ses intentions, ses calculs, il n’en est pas moins vrai qu’en proposant une union scandinave et la future unité de dynastie, il a cru prendre les devans dans une entreprise réputée aujourd’hui salutaire et praticable; il a cru le temps arrivé où l’on ne traiterait plus ce projet de vaine utopie, et la réponse faite à ses premières ouvertures a prouvé que la pensée était juste. Or d’où vient ce progrès réel, sinon de ce qu’en présence de tant de dangers l’union des trois peuples est en effet un refuge désormais absolument nécessaire? Les deux rois qui représentent le nord scandinave ont été ensemble d’avis, quelques semaines durant, qu’il en faudrait venir là, et la joie causée par le mariage récent de l’héritier danois avec la fille unique du roi de Suède a prouvé que telle est la conviction générale et intime des trois peuples. Les Scandinaves sont édifiés sans doute sur ce qu’ils peuvent attendre des puissances occidentales, tant qu’ils seront affaiblis par la division. Les gouvernemens de France et d’Angleterre leur feront, s’ils y tiennent beaucoup, leur confession ; l’un des deux particulièrement la pourra faire d’un cœur contrit, sachant ce que ces dernières années lui coûtent. Ils voient ce que pèsent sur la conscience des cabinets les intérêts des petits peuples. L’Europe toutefois se vante encore de soutenir les nationalités; qu’ils réunissent donc leurs élémens épars. Ne comptant d’abord que sur eux-mêmes, bannissant d’entre eux toute défiance afin d’être mieux unis, ils retrouveront, au milieu des vicissitudes de l’avenir, l’assistance qui, pour leur intérêt et le nôtre, leur a trop longtemps manqué. A. GEFFROY. ↑ Voyez en particulier, dans la Revue du 15 décembre 1863, l’Agitation allemande contre le Danemark. ↑ En Stemme... Une voix du Nord-Slesvig, brochure in-12, Copenhague 1869. — Meddelelser om Bergivenhederne... Récit de ce qui s’est passé en Slesvig depuis l’invasion austro-prussienne, brochure in-8o, etc. ↑ Voyez la Revue du 1er mai 1857, le Scandinavisme et le Danemark dans la crise actuelle.