LE THÉATRE À PARIS. C'est M. Jules Lemaitre qui avait été jusqu’à ce jour chargé de vous rendre compte, trimestre à trimestre, du mouvement théâtral. Il n’a plus assez de loisir pour se charger plus longtemps de cette lourde besogne. Il m'a passé la main. Mon illustre confrère n'est pas de ceux qu'il soit bien com- mode de remplacer. Je ferai de mon mieux. Sa dernière chronique poussait jusqu'aux premiers jours de décembre. C'est donc là que je remonterai et je m'arrêterai au 1° avril. Cette période est une des plus heureuses et des plus fé- condes que notre théâtre ait traversées depuis bien longtemps, Je cours tout de suite au point lumineux, au jour mar- qué d’une craie blanche, au jour qui comptera dans les an- nales de l’art dramatique. C'est celui où fut joué Cyraro de Bergerac, de M. Edmond Rostand (3 janvier 1898). Voilà déjà trois mois qu'a eu lieu cette première représentation ; la reculée, sans être considérable encore, est assez grande pour que nous puissions juger plus sainement d'une œuvre qui a tourné toutes les têtes. Le premier soir, ce fut une folie, un délire. Il faut avoir vu l'enthousiasme de la salle pour se faire une idée de ce prodigieux succès. On s’embrassait éperdument dans les coulisses ; l'annonce d’une victoire sur un champ de bataille n'aurait pas monté davantage les imaginations de nos Pa- risiens. Ce furent le lendemain dans les journaux des effu- sions de joie et des torrents de louanges. Un poète drama- tique nous était né; il venait de donner son Cid; jusque où ne s'élèverait-1l pas ? Cette veine que l’on disait tarie chez nous jaillissait à nouveau, et elle épanchait une eau abon- dante et traîche ! Il y eut ce que nous appelons aujourd’hui dans notre argot boulevardier un emballement général. Cet emballement est, si vous voulez, tout aussi fort au- jourd’hui, Les recettes n’ont point baissé à la Porte-Saint- Martin ; la brochure s’est vendue à 80,000 exemplaires ; une tournée s’est mise en route pour colporter, comme aux temps de Ragotin, la pièce nouvelle à travers les provinces et à l'étranger ; cette tournée attire dans toutes les villes une in- croyable affluence du public. Moi-même j'ai été à Versailles témoin de ce fait significatif : après le troisième acte, tous les spectateurs se sont tournés d’un mouvement unanime vers la loge de face que l’auteur occupait avec Mme Rostand, et lui ont longuement battu des mains. Pour qui connait la ‘froideur légendaire du public versaillais, ce soudain accès d'enthousiasme prouve plus éloquemment que les plus belles phrases du monde la surexcitation de la foule. Nous atten- dions depuis de longues années l'avènement d’un écrivain dramatique ; nous avons cru l'avoir trouvé; nous nous sen- tions déchus de notre vieille suprématie au théâtre : ce jeune homme nous la rendait ; nous nous fondimes de reconnais« sance et de tendresse. Nous pouvons l'avouer aujourd’hui : il y a bien eu quelque peu d’exagération dans ces transports de joie, et nos manifesta- tions ont passé la mesure. M. Jules Lemaitre, dans un article qui fit sensation, a lui-même d'un geste discret rappelé le pu« blic à plus de modération et à plus de justice. Je n’ai pas pris ma part de la leçon, qui avait été d’ailleurs fort spirituellement donnée ; car je n'avais pas forcé la note. J'excuse pourtant de tout mon cœur ceux qui se sont échappés jusqu'à rappeler les souvenir du Cid et d’'Andromaque. | Songez que depuis dix ans on nous ennuyait, nous autres Français, en nous accablant du génie d’Ibsen, que nous recon- naissions assurément, mais sans jamais le goûter de façon com- plète. Il semblait qu'il n’y en eût plus chez nous que pour les Scandinaves. On nous faisait honte de notre amour des com- positions régulières, de notre goût de clarté, du plaisir que nous trouvions aux situations, de tout ce qui avait, en un mot, fait dans le monde la gloire de notre théâtre. Les beaux esprits avaient commencé la campagne ; les snobs avaient suivi ; puis lentement, et en rechignant, le gros du public. J'étais parmi les servants fidèles du vieux culte ; mais nous n'avions aucun nom nouveau à opposer à cette furie d'admira- tion ibsénienne. Quand nous alléguions une de nos comédies de genre, on ricanait amèrement : Ça... un vaudeville ! un méchant vaudeville ! et nous étions conspués. Je croyais bien que nous avions pour nous la multitude, car on ne change pas plus du jour au lendemain les goûts que les mœurs d’une nation ; mais elle était désorientée, incertaine. Elle demandait un point fixe où se prendre et s'appuyer ; et nous n'en avions pas un seul à lui fournir assez solide, assez éclatant. Et voilà que tout à coup arrivait un jeune poëte qui nous rapportait du fond du dix-septième siècle le théâtre — notre théâtre — avec un incontestable et charmant ragoût de mo- dernité. A Dieu ne plaise que je croie que M. Edmond Ros- tand eût voulu faire une protestation contre l’art exotique et ses admirateurs forcenés. Il n'y avait certes pas songé. Il avait suivi la pente de son génie, qui est tout français. Il n'avait même pas profondément étudié ce dix-septième siècle qu’il ramenait à la lumière. Je tiens de sa bouche que lorsqu'on lui eut dit dans la presse qu'il renouvelait, en l'imi- tant, le vers de Regnard, il courut tout effaré à sa bibliothèque, où il trouva les œuvres du maître, dont il n'avait jamais [lu un seul mot. Peut-être ne connaissait-il pas davantage Scarron, dont il semble que sa poésie est imprégnée. S'il l'avait lu, c’est à travers Victor Hugo. Ilavait fait connaissance avec nos précieux et nos grotesques de la fin du seizième siècle en étudiant des comédies de Molière, le quatrième acte de Ruyv Blas et la Florise de Banville. Nous n’en étions que plus touchés. Il était né Français ; Français de France. Il possédait les qualités qui sont fran- çaises par excellence : la logique et la clarté. I] savait COm- poser une pièce et en distribuer les scènes ; tout chez lui se tournait en jeux de scène, et le dialogue passait constamment par-dessus la rampe. Ajoutez beaucoup de bonne humeur, un pétillement d'esprit, un vers alerte et gai, l’art de trouver à la rime le mot qui fait balle. Et du panache!... oui, du pa- nache ! car cela nous manquait aussi depuis longtemps. On nous avait depuis dix ans assommés de pièces où, sous pré- texte de nous servir des tranches de vie, on avait présenté, dans un langage volontairement ignoble, les plus écœuranñtes vulgarités de notre pauvre nature humaine. Nous en avions et du réalisme et de la rosserie par-dessus les oreillles ! Oh ! quel soulagement de voir sur la scène un héros, un toqué, tapageur, bretteur, décrocheur d'étoiles, mais bon, mais amoureux, mais chevaleresque, qui se battait en duel tout en improvisant des vers, et tuait son homune en lui adressant en pleine poitrine, avec son dernier coup d'épée, la dernière rime de la ballade, Cette ballade du premier acte! non, vous n'imaginez pas le délire, la joie, où elle plongea la salle au jour de la première représentation. Voilà donc enfin d'Artagnan revenu! Un d'Artagnan tout aussi épique, mais plus littéraire ; un d'Ar- tagnan qui savait à fond le langage des ruelles et qui l’aiguisait d'esprit ; un d’Artagnan poète, et qui parfois même donnait dans le sentimental. On à dit, et notre ami Jules Lemaitre a touché ce point avec une infinie délicatesse, on a dit qu'il n’y avait à vrai dire rien de nouveau dans Cyrano de Bergerac, que, loin d’être une aube de comédie originale, c'était un arrangement très ingénieux de beaucoup de choses déjà connues, et qui n'étaient renouvelées que par un tour plus piquant. L’assertion est peut-être juste ; mais nous n’y avions pas regardé de si près. Ce qu’il y avait de nouveau pour nous, précisément, dans Cyrano de Bergerac, c'était cette restauration triomphante de l'art dramatique fran- çais, c'était ce retour offensif et victorieux de notre théâtre national, Eh! je le sais bien que, si l’on veut s’en donner la peine, on trouvera un peu partout dans le répertoire les éléments dont se compose Cyrano. Eh bien ! après! Comme s'il y avait jamais rien de nouveau sur le théâtre! Il n’y a de nouveau, comme il n’y a de personnel que la forme. Est-que la forme n'appartient pas en propre à M. Edmond Rostand ? est-ce qu'elle n'est pas originale ? C’est là, comme partout, la sauce qui fait passer le poisson. Dans les précédents ouvrages de M. Rostand, nous avions noté avec quelque appréhension un certain penchant à la pré- ciosité, Il nous avait parfois gâté le plaisir que nous éprou- vions à écouter la Swmaritaine. C’est que le raffiné n'allait guère avec le sujet, qui exigeait plus de naïveté. Mais le pré- cieux, loin d’être un défaut, se change en qualité dans Cyrano. Il est tout naturel que le héros et son amie Roxane fassent montre de ces sentiments subtils et alambiqués, qu'ils se servent de ces tours précieux de langage, qui étaient si fort à la mode au temps où se passe l’action, vers la fin du seizième siècle. Il semble que M. Edmond Rostand ait vécu à cette époque, tant la langue lui est naturelle. Les métaphores dont il fleurit son vers ont toutes poussé dans le jardin d’Arthénice. Je me laisse aller et je m'aperçois que je ne vous ai pas en- core conté la pièce. A quoi bon ? Vous en avez lu partout l'analyse ; vous avez acheté la brochure : vous verrez certaine- ment l'œuvre au théâtre. Leut-être vous aura-t-il été plus agréable que je vous mette au courant de nos impressions, que je vous explique le pourquoi de notre emballement. Ïl y a pourtant deux points sur lesquels je voudrais insister de façon plus particulière, M. Rostand nous a rendu le vers du théâtre. Victor H ugo se vantait d’avoir disloqué ce grand niais d’alexandrin. M. Rostand l’a reçu de ses mains ; mais il lui a ajouté l'aisance, la grâce rapide et souriante du vers de ce Regnard qu'il n'avait pas lu. C’est un vers à la fois très simple et très pittoresque ; parfois invertébré, ce qui lui donne le naturel de la conversa- tion, le plus souvent plein, dru et sonore: une merveille de facture. C'était une opinion qui avait cours chez nous depuis un siècle et plus que si l’alexandrin se pouvait employer dans le grand drame, il n’y avait plus moyen d'écrire la comédie en vers. On alléguait Andrieux, Doucet, et mème (en faisant quel- ques réserves) Emile Augier et Ponsard. Béni soit M. Rostand qui a retrouvé le vers aisé, agile et souple de la comédie ! Je souhaite qu’il ne lui fasse point d’infidélités pour la prose. Et maintenant ce serait une ingratitude de ne pas dire que si M. Rostand a mis sur ses pieds le personnage de Cyrano, Coquelin l'a créé une seconde fois après lui. Lui aussi, il nous a, dans la diction et dans l'allure, restitué le panache que les Frédérick et les Mélingue semblaient avoir pour jamais em- porté dans la tombe. Quelle admirable sonorité du vers! quelle merveilleuse et impeccable sûreté d'exécution ! quel art de varier à l'infini les nuances les plus délicates, tout en gar- dant le mouvement de la scène! Je n’ai pour lui qu’une crainte : c’est qu'il ne joue trop longtemps le rôle, dont le public ne parait point près de se lasser. M. Henri Lavedan nous a donné coup sur coup deux pièces, qui toutes les deux ont beaucoup réussi ; Catherine, comédie en quatre actes qui s'est jouée à la Comédie-française, et le Nouveau Feu, comédie-vaudeville en quatres actes repré sentée aux Variétés, De ces deux pièces, la première, après une quarantaine de représentations, voit ses recettes baisser ; la seconde pour- suit glorieusement le cours de son succès, devant des salles uniformément combles. Toutes les deux sont intéressantes. Le bon accueil qu'a reçu Catherine est curieux à constater, parce qu'il marque une évolution significative dans le goût public. Depuis tantôt vingt ans le public n'avait guère goûté et applaudi que les comédies rosses, celles dont l’adultère faisait le fond, qui jetait sur des situations plus que scabreuses un langage cru et violent : on s’imaginait que son palais, perdu de vitriol, serait incapable de se délecter à un verre de lait pur. J'en augurais mieux pour ma part, Il m'avait semblé à diverses reprises, en tàtant le pouls du public, pressentir un réveil d'honnéteté : il avait soif de Berquin. C’est là-dessus qu'avait tablé M. Henri Lavedan, et il ne s’est point trompé. Catherine est un conte moral de Marmontel. C'est une jeune fille charmante, mais qui est née et qui a été élevée dans un milieu pauvre de petits bourgeois. Un duc s’éprend d'elle et l'épouse. La voilà transportée dans un monde tout autre que celui où elle a vécu ; elle n’en connaît pas les usages, elle en ignore les préjugés. Elle froisse à chaque instant, sans le. vouloir ni le savoir, les habitudes aristocratiques de son mari. Il se détache d'elle, et peu s’en faut qu’il ne la trompe. Mais le hasard l’arrète sur le bord de la faute; un ami lui fait voir l’indignité de sa conduite. Il s'aperçoit que sa femme est su- périeure à toutes les autres par les qualités de cœur et même pa les grâces de l'esprit ; il se repent de l'avoir méconnue et obtient son pardon. Ce petit conte sentimental et romantique est écrit dans la tonalité douce de Lavedan. M. Jules Claretie avait bien peur, en le donnant, d’exciter la verve gouailleuse des reporters et de faire hausser les épaules à son public des mardis et des jeudis. Point du tout. Les blasés ont été ravis. Vous rappelez-vous un vaudeville de Raoul Toché, où quelques viveurs fourbus, éreintés, restaient à passer la soirée chez une grande cocotte, après que le flot des invités s'était écoulé : “Et maintenant, s’écriait l’un d’eux, sablons la camomille !” Mardistes et jeudistes, et nous tous à la suite, nous avons sablé la camomille de Catherine. Il y a dans la pièce un second acte où l’auteur nous à montré Catherine, au milieu des siens, veillant au soin du ménage, corrigeant le devoir du petit frère, servant le repas de la famille qu'elle égaie de son babil. Ce gentil tableau d'intérieur nous a enchantés. Dieu sait pourtant que dans l’ancien vaudeville il avait été fait bien des fois au théâtre! Mais on l'avait oublié, et puis il était re- nouvelé par quelques touches contemporaines. Catherine avait été mise en scène avec un goût exquis à la Comédie-française ; Mile Lara avait été délicieuse dans le rôle de Catherine ; Mile Brandès, d'une perversité très attirante dans celui de la méchante femme. Nous étions sortis de la première en nous disant: en voilà pour une trentaine de repré- sentations à pleine salle ; — nous ne nous étions pas trompés. Le Nouveau Feu du même auteur ira plus loin aux Variétés. C'est qu'il y a toujours à Paris un public plus nombreux pour le vaudeville outrancier que pour la paisible comédie de genre. Et puis, il faut bien le dire, M. Lavedan se meut plus aisément dans le vice que dans la vertu. Il pourrait s'appliquer le mot si plaisant d’un personnage de Meilhac: “Oh! qu'il fait bon vivre dans un siècle de décadence !” Quel succès à la première! Ce n’était pas une joie pure et enthousiaste comme au Cruno de Rostand. Mais comme on s’est amusé ! comme on ari! Le nouveau jeu, c’est de prendre dans ses idées, dans son langage, dans sa conduite le contre- pied de ce qui se fait ordinairement. Ainsi fait, comme vous savez, l’Alceste de Molière. Mais Alceste est une grande âme et un cœur chaud. Costard est un sot, qui ne rompt en tout avec l'usage commun que pour “épater le bourgeois.” Tou- jours en avant pour devancer, c’est sa devise ; et l’imbécile, qui n'a jamais pensé par lui-même, finira dans la peau d'un bour-. geois vieux jeu, après mille extravagances qui lui auront coûté fort cher. L'auteur a peint fort gaiement ce type, qu'il a poussé à la caricature, ainsi qu’il convient dans un vaudeville. Il l’a montré bafoué, ridiculisé par une cocotte avec qui il mange sa fortune ; trompé par sa femme qu'il a épousée sans la connaître par bra- vade, toujours content de lui, et riant le premier des niaiseries qu'il débite. ‘ Il lui a prêté, ainsi qu'à ses autres personnages, un langage qui, tout en amusant beaucoup le public, a paru scandaliser quelques puritains. Trop d’argot, se sont-ils écriés. Ils n’ont pas pris garde que cet argot ne consiste pas uniquement à sub- stituer au mot de la langue courante un mot de la langue verte, de dire, par exemple, la profonde pour la poche et la foquante pour la montre. C'est une invention perpétuelle de métaphores inattendues et plaisantes. Ainsi Bobette dit à Costard en le raillant sur son mariage prochain : ‘__ Quand lui passes-tu l'anneau dans la tringle ?” La métaphore est triviale, soit, mais elle est si imprévue et si : drôle ! Le dialogue de Lavedan abonde en trouvailles de ce genre. Si j'insiste sur ce point, c’est que je tiens que c’est justement l’un des principaux attraits et l’un des premiers mé- rites du Nouveau Feu que ce jaillissement perpétuel d’expres- sions créées, que cet argot. Le reprocher à Lavedan, c’est à peu près comme si l’on reprochait à Molière d’avoir mis, pour peindre les précieuses, des préciosités de langage dans Îa bouche de Mascarille. | Je doute que les étrangers y trouvent autant de plaisir que nous. Mais ils admireront la vivacité du trait caricaturé. Je les prie seulement de se souvenir que Costard et Bobette sa mai- tresse et Labosse, le vieux fêtard, sont d'énormes caricatures. M. Lavedan a peint là un monde exceptionnel et encore a-t-il démesurément grossi la charge. Ii goüteront aussi l'imprévu et le comique des situations. 11 y a dans cette pièce deux scènes impayables, qui provoquent chaque soir un fou rire dans la salle. Mme: Costard est en partie galante avec un amant, quand le commissaire frappe à la porte : Ouvrez, au nom dela loi! L’effarement des deux complices donne lieu aux jeux de scène les plus divertissants. Mais voilà où l’histoire prend des proportions épiques. A l'acte suivant, Costard qui vit avec Bobette, lui conte, l'aven- ture de la veille ; comment, aidé du commissaire de police, il a suivi sa femme à la piste et est arrivé à la porte de la chambre d'hôtel où elle prenait ses ébats. Bobette écoute, ravie et bourrant dans sa joie les coussins de coups de poing: — Continue, lui dit-elle, continue. — J'arrive donc à la porte et alors. A ce moment on frappe trois coups à la porte de la chambre de Bobette. Les deux amants s'arrêtent et se regardent interdits. — Ouvrez, au nom de la loi! crie une voix derrière la porte. C'est la revanche de Mme Costard ; elle fait à son tour pin- cer son époux en flagrant délit. Ce revirement d’un inattendu si exhilarant est une des plus heureuses trouvailles du vaudeville contemporain. La pièce est jouée à miracle par Brasseur, Dieudonné, et sur- tout par Mlle Jeanne Granier qui est étourdissante de verve gamine et de naturel. Elle sait garder dans ses excentricités les plus folles une juste mesure : c'est une comédienne et l’une des plus sûres que nous ayons dans les théâtres de genre à Paris, M. Sardou a voulu donner un pendant à Madame Sans-Gêne. Sous le titre de Pamnéla, il nous a conté au Vaudeville la légende de Louis XVII enlevé de la prison du Temple par les fidèles de la royauté. La pièce avait quatre actes ; elle n’a duré que peu de jours sur l'affiche ; ni le grand nom de l’auteur, ni le talent de l'actrice chargée du principal rôle, Mme Réjane, n’ont pu sauver cette comédie peu intéressante. On avait fait grand bruit avant la première représentation du soin que M. Sardou avait pris de fouiller les archives et de se documenter sur ce point d'histoire. Mais au théâtre le public ne se soucie guère de l'exactitude historique. Il veut être ou ému ou amusé. Madame Sans-Gêne était fort amusante; Paméla ne l'était point. Ce n'était au fond qu’une comédie anecdotique, qui affichait des prétentions au grand tableau d’histoire. Cette affec- tation a paru insupportable et quelque peu ridicule. On en a aussi quelque peu voulu à l'auteur d’avoir spéculé sur la sen- siblerie des femmes, d’avoir montré Paméla débarbouillant le petit roi qui pleure, la tête sur son épaule. C'était la carte forcée de l’attendrissement. Le public, qui est parfois de meil- leure composition, a cette fois refusé de la prendre. Bref, cette œuvre manquée n’a eu que le nombre de repré- sentations qu'obtient toujours une pièce signée de ce nom cé- lèbre. Elle s’est traînée durant un mois au milieu de f'indiffé- rence générale. Je ne dirai que quelques mots de deux œuvres qui ont fait beaucoup de bruit, mais qui sont plutôt des manifestations politiques que des pièces de théâtre : les Mauvais Bergers, de M. Octave Mirbeau, à la Renaissance et le Repas du Lion, de M. F. de Curel, chez Antoine. La première, annoncée avec grand fracas la veille et comblée d’éloges le lendemain par une bonne partie de la presse, n’était qu'un long tissu de déclama- tions creuses, terminées par un spectacle plein d'horreur. Elle n’a pu, malgré la fougue avec laquelle l’a poussée Mme Sarah Bernhardt, malgré le talent qu'y a déployé M. Deval, malgré un système de réclames savamment organisé, s'imposer longtemps au public. — La seconde avait des parties superbes, partout on y sentait la main d'un maïtre écrivain. Ses deux premiers actes formaient une exposition rapide et émouvante ; le troisième était presque tout entier occupé par une discussion philoso- phique entre un socialiste nuageux et un chef d'usine qui savait juste ce qu’il voulait et le disait avec une netteté et une ampleur admirables ; il enleva la salle le premier soir ; mais le dernier acte, confus et brutal, compromit le succès, même devant ce public des premières qui a un faible pour M. de Curel. La réserve s’accentua aux représentations suivantes, La foule, qui rendait pourtant justice aux éclatantes beautés éparses dans l’ouvrage, ne fut pas prise par lui et s’en détacha chaque soir davantage. Il fallut espacer les représentations, qui ont pris fin à l'heure où j'écris. Le Repas du Lion gagne à être lu en brochure. Deux pièces dont on peut dire qu’elles sont tombées, car elles n'ont pu fournir qu'un petit nombre de représentations, avec des recettes médiocres, méritent cependant d'attirer notre attention. Car elles sont supérieures par des qualités d'étude psychologique et de style à des ouvrages que nous avons vus réussir bruyamment : c’est le Passé, comédie en cinq actes de M. de Porto-Riche, à l'Odéon, et l’Afranchie, comédie en trois actes de M. Maurice Donnay, à la Renaissance. Dans le Passé, M. de Porto-Riche nous a peint avec une déli- catesse et une force de. touche merveilleuses, une femme... ou plutôt la femme, la seule qu'il ait connue ; l'enamourée, qui a dans le sang et dans l'os, comme on dit, l’homme qu’elle aime ; et qui l'aime en dépit de tout, le sachant infidèle, menteur, parjure, lâche ; se le reprochant en mourant de douleur et l’ai- mant toujours. Le seul trait particulier dont M. de Porto-Riche ait marqué l’Antoinette du Passé, c'est qu’elle à l'horreur du mensonge : elle est vraie pour elle-même et elle exige des autres une entière franchise. Il y a même au premier acte une longue et spirituelle dissertation entre Parisiens sur cette ques- tion : est-il permis de mentir en amour ? M. de Porto-Riche, qui est un moraliste aigu et pénétrant plus qu'un homme de théâtre, a écrit là un merveilleux chapitre de La Bruyère. Ila conclu par la négation. Vous rappelez-vous la scène de Molière où Elvire, la pauvre abandonnée, vient rendre une dernière visite à Don Juan qu'elle n’a cessé d’ainier ? A la voir en larmes, Don Juan sent pour elle comme un revenez-y d'amour ; il lui conte des douceurs, et si elle ne résistait pas, il aurait bientôt fait de la reprendre pour la quitter encore. C'est avec cette scène là que M. de Porto-Riche a fait sa pièce François Prieur est un Don Juan, un homme à femmes. Il les séduit toutes. Ce n’est pas qu'il soit très beau ni même très spirituel. Il n’est supérieur en rien. Il a le je ne sais quoi. Les femmes ne peuvent le voir sans l'aimer, et une fois qu’elles s'en sont éprises, c'est pour la vie. Et lui, il ne peut voir une femme sans qu'aussitôt le désir ne s’éveille chez lui. Il est amoureux du premier coup et sincèrement amoureux, au moins pendant l'heure où il exprime son amour. Antoinette a été vilainement quittée par lui, il y a quelques années, quand la pièce commence. Ils se retrouvent en pré- sence. Il se reprend de passion pour elle ; comme Elvire, elle se défend ; elle le chasse, il revient ; elle va de nouveau céder, se ressaisit encore et lui échappe. C'est toujours la même scène. Le tort irrémédiable de la pièce, c’est que l’auteur a refait au trosième la scène du second; au quatrième la scène du troisième, et au cinquième la scène des deux autres, en la mon tant à chaque fois de ton, comme on ajoute de quart d'heure en quart d'heure de l’eau chaude dans un bain où est plongé le thermomètre qui indique le degré de température. ; Le drame ne se composait donc que de deux scènes d'amour, l’homme pressant, suppliant, menaçant, en proie à toutes les fureurs des sens déchainés ; l’autre, amoureuse sans doute, mais après s'être abandonnée à des transports de passion, se reprenant, se défiant, remettant au lendemain la défaite qu'elle craint et qu’elle souhaite ; et rompant enfin d’une façon définitive sur un dernier mensonge que lui fait François. Le public s'est fatigué de ces recommencements. On assure que l'auteur à l’intention de remettre sa pièce en trois actes. Il peut se faire que sous cette forme nouvelle et ainsi allégée elle plaise davantage. Elle est toute pleine de pensées pro- fondes, d'analyses du cœur délicates et subtiles ; elle est écrite d'un style rare, à qui l’on ne saurait reprocher que le trop de soin. Il n'y a pas une phrase qui ne soit industrieusement taillée à facettes par un artiste habile. Nous avions tous le premier soir été charmés de ’Affranchic de Donnay et tous nous en avions, en sortant du théâtre, prédit la courte et triste destinée. C'est une pièce du genre de celles que nous appelons des pièces invertébrées. C’est une suite de conversations qui tournent autour d’un sujet à peine indiqué. Ces conversations ont beau être, les unes piquantes et spirituelles, les autres déli- cieuses, le public ne tarde pas à s'en détacher parce qu’il sent qu’elles ne le mènent nulle part. Sans doute, se dit-il, ces gens- là sont charmants ; ils pétillent d'esprit et pratiquent les mots; mais ils causent de leurs affaires sans avoir pris la peine de me les expliquer et de m'y intéresser ; il n'y a pas de raison pour que je les écoute ; il y aurait même à cela quelque indiscrétion. L'Affranchie a trois actes. Il n’y a rien, mais rien du tout, ce qui s'appelle rien, dans les deux premiers. Et ces deux pre- miers n’en sont pas moins un enchantement pour les délicats, tant ils abondent en observations fines, en saillies ingénieuses, en couplets spirituellement tournés. C’est de l'essence de dia- logue parisien. Au troisième acte se trouve une scène qui est de théâtre, dont l'effet à été grand, mais qui par malheur est épisodique. Assurément elle se rattache au semblant d'action imaginé par l'auteur ; mais on pourrait la supprimer, sans que personne dans la salle s’en aperçüt. Cet acte se termine par la scène à faire, par la scène qui résume et clôt le drame. Dans L'Affranchie, M. Donnay a voulu nous peindre une menteuse, — disons mieux : la menteuse, — la femme qui ment sans nécessité, par goût, par habitude. Le mensonge lui coule de la bouche comme l’eau d’une source. Elle a dans le mensonge une merveilleuse insouciance, Roger, l'amant d’Antonia, a fini par apprendre qu’il a été trahi par elle. Il s'explique avec elle et, naturellement, elle commence par mentir; puis, mise au pied du mur, toute retraite coupée, elle se jette à ses pieds, elle lui demande pardon; elle crie elle pleure, elle se tord ; elle veut rentrer en grâce. Tout cela ne nous touche point, parce que nous n’y sentons pas l'accent de la sincérité et que la faute n’est jamais pathétique. Le der- nier mot est bien joli: Antonia, épuisée de lamentations et de prières, est tombée évanouie sur un fauteuil. Sa tête flotte sur le dossier. La vieille bonne entre : -— Bon Dieu ! s’écrie-t-elle, madame est morte. L'amant, d'un ton sardonique : — Peut-être! I1 sort et le rideau tombe. L'Affranchie a été depuis publiée en brochure. Je vous en- gage à la lire. Elle est très amusante et l’on peut y goûter à loisir l'esprit si alerte et si parisien de Donnay. Si la chute de sa pièce pouvait lui être une leçon, à lui aussi bien qu’à beaucoup d’autres jeunes gens, pleins de talent aussi, qui, écrivant pour le théâtre, ne veulent pas accepter les conditions nécessaires du genre ! Le Mariage bourgeois, comédie en quatre actes de M. Al- fred Capus qui s'est jouée au Gymnase, est entachée du même défaut. Elle est diffuse et le sujet se dégage malaisément des broussailles de l'exposition. Un troisième acte assez émouvant a prolongé la durée de la pièce, qui a fourni une carrière hono- rable, mais peu brillante. M. Alfred Capus vaut mieux que son œuvre. Et cependant le simple vaudeville, le vaudeville à qui- proquos continue de fleurir. Le Contrôleur des W'agons-lits, vaudeville en trois actes de M. Bisson, attire tous les soirs aux Nouveautés une nombreuse affluence de spectateurs qui rient de tout leur cœur à une parodie désopilante du Banquo et des spectres de Macbeth ; c'est une trouvaille que l'idée de cette scène ! Rivarès et Loupr que je cite parce que le vaudeville est d’un débutant, M. Fontanes, amuse fort le public de Déjazet. Le mélodrame n’a pas été heureux : ni la Foueuse d'Oreue, ni la Pocharde ne valent plus qu'une mention sommaire. Je devrais m'arrêter davantage à Don Fuan de Mañara, drame en quatre actes et cinq tableaux de M. Edmond Haraucourt, joué à l'Odéon. Mais la pièce a été si fraiche- ment accueillie que j'aime autant ne pas insister. M. Harau- court n'en est pas moins un poète très convaincu, qui abonde en beaux vers, qui deviendra peut-être quelque jour un homme de théâtre : peut-être !.…. Il ne serait pas juste, dans une revue qui s'appelle Cosmo- polis, de ne pas accorder une petite place aux tentatives de théâtre international. On nous a donné à la Renaissance la Ville morte d'Annunzio, un beau poème, d'où il s'est dégagé un ennui si dense qu'il a fallu, au bout de quelques jours, en interrompre les représentations ; à l’Odéon, le Clavijo de Gœæthe, qui a fait mieux apprécier l'esprit étincelant de Beau- marchais dans ses mémoires ; le Révisor de Gogol, qui à fait l'effet d'une pièce de Scribe ou plutôt d'un élève de Scribe, mais qui, moi personnellement, m'a beaucoup diverti; le troisième acte est d'un mouvement endiablé. Je note, à part, un drame catalan, les Terres Busses de M. Guinera, traduit par M. Bertal, que nous a offert Mile Maguéra au Théâtre d'auditions. La pièce est d'une belle férocité d’allures, et si elle eût été jouée sur un vrai théâtre, avec la mise en scène nécessaire, peut-être eut-elle obtenu un grand succès. Elle n'a été écoutée que d'une élite d'amateurs, qui eu ont goûté avec un vif plaisir la saveur artistique. La Geisha, une opérette anglaise, dont le succès a été im- mense à Londres, a complètement échoué ici. En revanche, Cocher, rue Boudreau ! une opérette de MA. Gavaultet Cottens, a longtemps attiré la foule à l'Athérée-Comique. Vous rappelez-vous cette histoire, devenue légendaire, d'un médecin à qui le tribunal confe l’exumen d’un homme qui a été fort maltraité dans une bagarre : le médecin compte Îles moindres égratignures et les plus petites ecchymoses, et au moment de terminer son rapport, il ajoute : plus, un bras cassé, dont nous ne nous étions pas aperçu. Je m'aperçois au moment de conclure que j'ai oublié les Transatlantiques, comédie en quatre actes de M. Abel Hermant qui s'est jouée au Gymnase. C'est une satire légère des. mœurs américaines, dont les trois premiers actes ont beau- coup plu. Le quatrième a gâté la bonne impression qu’avaient laissée les trois autres. Vous pouvez voir par cet exposé, qui est forcément rapide et sommaire, que notre théàtre n’est pas si malade qu'on veut bieñ le dire. Je vois tout au contraire naïtre et croître une aube charmante de nouveaux talents. Uno avulso, non defcit aller auveus, dit le poète. FRANCISQUE SARCEY.