NOTES ET LECTURES (ÉTRANGER) Scandales norvégiens Le Tageblatt de Berlin à reçu de son correspondant de Copenhague, des renseignements très curieux, et qui me paraissent éclairer d'un jour très vif les mœurs littéraires des pays scandinaves. Il s'est évidemment joué pour la littérature scandinave le même phénomène que je signalais naguère pour la nouvelle école dramatique allemande. L'attention un moment prêtée par l'Europe entière à ces auteurs du Nord leur a fait perdre la tête ; et leur timidité naturelle, poussée à bout, s'est transformée en une inquiétante mégalomanie. Aussi bien la faute en est-elle surtout à la critique allemande qui, durant quatre ou cinq ans, a été atteinte d'un véritable délire de scandinavophilie. Le temps est encore tout proche où les correspondants danois et norvégiens des journaux berlinois signalaient pour ainsi dire d'heure en heure l'éclosion de nouveaux génies. Je me souviens qu'ayant un jour demandé à un jeune auteur allemand un ou deux noms de romanciers scandinaves ayant une vraie valeur, j'obtins en réponse une liste d'au moins soixante noms : et mon ami eut bien soin de me dire qu'il ne me citait là que les plus géniaux. L'autre semaine encore les deux principaux théâtres de Berlin se sont disputé l'honneur de donner des Revenants, d'Ibsen, une représentation « conforme à l'esprit du drame ». Et les détails de cette lutte ont fait pour le moins autant de bruit à Berlin qu'en ont fait à Christiania et à Copenhague les épisodes tragi-comiques de l'acte inédit d'une pièce nouvelle de M. Ibsen volé dans une imprimerie, par un jeune poète norvégien. Les Allemands commencent enfin à trouver excessive l'importance qu'attachent à eux-mêmes les auteurs scandinaves : mais c'est à eux en grande partie, et peut-être un peu à nous, aussi, que revient la responsabilité de cette situation. Evidemment M. Ibsen, par exemple, se considère comme un personnage surnaturel, et plus proche d'Odin que de M. Alexandre Dumas ; mais avons-nous rien négligé de ce qui pouvait le conduire à cette illusion ? Et quoi d'étonnant si M. Thomas Krag et M. Gabriel Finne, et tous les autres, à sa suite, se sont imaginé être des demi-dieux et en sont enfin arrivés à traiter d'égal à égal avec le dieu lui-même ! Mais voici la lettre du Tageblatt de Berlin : On a beaucoup ri, ces jours-ci, en Danemark, et bien cordialement : et l'objet de ce rire n'a pas été un moindre personnage que le prince des poètes lui-méme, Henri Ibsen. Il serait impossible pour un étranger de se faire l'idée du scandale qui s'est produit dans tous les pays scandinaves, depuis deux ou trois semaines, autour du nom d'Ibsen. Le point de départ de l'affaire a été la publication dans un journal de Copenhague, Politiken, d'un entrefilet donnant le résumé du nouveau drame d'Ibsen, encore sous presse. Les journaux danois, suédois, norvégiens, ont depuis lors consacré des centaines de colonnes à des explications, discussions, argumentations sur ce sujet « d'importance nationale ». L'air a été tout rempli de mots tels que « conduite criminelle », « attentat », « Outrage au génie et outrage au droit des gens ». Aussitôt que parut l'entrefilet du journal danois, Ibsen entra dans une grande colère, fit savoir qu'ii avait été victime d'un vol et qu'il entendait éclaircir la chose devant les tribunaux. Le journaliste auteur de la note déclara alors qu'il avait eu communication du sujet de la pièce par l'intermédiaire d'une dame qui l'avait appris de son mari, lequel à son tour l'avait su d'un jeune écrivain norvégien, M. Thomas Krag. Celui-ci, venu à l'imprimerie pour y corriger les épreuves d'un livre qu'il publiait lui-même, avait emporté par erreur, au lieu de ses épreuves à lui, les épreuves d'une scène de la pièce d'Ibsen Voici maintenant l'imprimeur lui-même mis en jeu. Comment avait-il pu traiter avec autant de négligence un objet aussi sacré ? Aussitôt une enquête fut décidée, un comité se constitua, interrogea toutes les parties intéressées. Le résultat de l'enquête fut que M. Krag n'avait nullement bénéficié d'une erreur des imprimeurs, mais qu'il avait simplement dérobé à l'imprimerie les bonnes feuilles de la pièce d'Ibsen, qu'il s'était d'ailleurs empressé d'aller reporter le lendemain. Cette découverte, sans tempérer la colère d'Ibsen, paraît l'avoir plongé dans une disposition d'esprit élégiaque. C'est du moins ce qu'atteste une sorte de mandement qu'il fit paraître à cette occasion, et où il s'étendait sur ce qu'avait dû souffrir l'honorable famille du jeune Krag en apprenant de quel déshonneur s'était couvert un de ses membres. Là-dessus un second jeune poète norvégien, M. Gabriel Finne, intervint. Il déclara que l'honneur de M. Krag restait intact. Mais aussitôt un troisième jeune poète norvégien fit savoir au publie que M. Finne n'avait pas au- torité pour parler d'honneur. Brusquement, et par un détour imprévu, le Danemark se trouva mêlé à l'affaire. L'article de M. Finne ayant paru dans un journal danois, les jeunes auteurs norvégiens s'en prirent à la presse danoise tout entière, l'accusant de manquer envers eux au respect qu'elle lour devait. Et durant deux semaines, à propos de ce Petit Eyulf à la béquille d'Ibsen, ce ne fut en Norvège que cris de guerre contre le Danemark. Pendant le même temps, Ibsen, sans doute, se sera joyeusement frotté les mains, dans son cabinet de travail, en voyant l'admirable réclame que, cette fois encore, il était parvenu à organiser autour de sa piéce. Cette Henriade aura eu cependant des suites plus graves. Toute la presse et tout le public danois sont aujourd’hui exaspérés contre les auteurs norvégiens ; on en a assez de leurs prétentions, de leurs exigences, de leur vaniteuse admiration d'eux-mêmes. Le règne de l'art norvégien en Danemark touche décidément à sa fin. Et tout cela parce qu'un journaliste de Copenhague a publié quelques lignes sur le sujet d'une pièce qui allait paraître quelques jours après ! T. DE WYZEWA.