LES DERNIERS VIKINGS ET LES PREMIERS ROIS DU NORD I. The Vikings of the Baltic, by G. W. Dasent, 3 vol. in-8o, London 1875 ; Chapman and Hall. — II. The early Kings of Norway, by Thomas Carlyle, 1 vol. in-8o, London 1875 ; Chapman and Hall. Les romans historiques étaient fort à la mode parmi nous, il y a quelque quarante ans ; aujourd’hui au contraire ce genre est tellement déchu de son ancien prestige que c’est presque une audace que de recommander comme une lecture à la fois émouvante et instructive un récit consacré à la peinture des âges passés. C’est une grave injustice à notre avis que cette défaveur, et nous essaierions volontiers un plaidoyer pour venger ce genre trop délaissé des accusations souvent légères dont il a été l’objet, si le récit que nous voulons signaler n’était assez riche en intérêt pour réclamer tout le temps et tout l’espace dont nous pouvons disposer aujourd’hui. D’ailleurs, ce plaidoyer ne serait pas précisément à sa place ici, car c’est à peine si l’œuvre de M. Dasent mérite le nom de roman, tant elle se tient près de l’histoire et tant elle lui reste fidèle, même en s’en écartant. C’est un récit consacré aux entreprises et aux aventures d’une formidable association de pirates qui, sur la fin du Xe siècle, s’établit sur les bords de la Baltique, à l’embouchure de l’Oder, et fut longtemps un souci et un danger pour les souverains du nord. L’auteur, M. Dasent, est un des hommes les plus versés de l’Angleterre dans la connaissance des vieilles annales de la Scandinavie et de la littérature islandaise, et il est notamment le traducteur de ce Saga de Nial dont M. Geffroy entretenait récemment les lecteurs de la Revue. Aussi, tout plein de son sujet, abonde-t-il en détails et en épisodes qui donnent de l’authenticité même aux parties purement romanesques de son œuvre. L’érudition de l’auteur nous est une garantie de la vérité des mœurs qu’il nous présente, même quand les faits dont il se sert pour nous les présenter sont légèrement inexacts. Il a d’ailleurs loyalement expliqué dans la courte préface qu’il a mise en tête de son récit en quoi consiste la principale de ces inexactitudes : c’est qu’il a suivi pour la disposition des faits la succession même dans laquelle ils sont présentés par le Saga des vikings de Jomsburg, de préférence à la succession établie après enquête par la critique historique moderne. Ayant à choisir entre l’ordonnance de l’histoire poétique et l’ordonnance de l’histoire critique, il a choisi la première comme répondant d’une manière plus directe et plus vivante au genre de composition qu’il se proposait. Inexactitude vénielle s’il en fût, et à laquelle les lecteurs, même les plus érudits, ne perdront pas grand’chose. Pour prendre un des plus considérables parmi ces faits, je suppose que peu de lecteurs se soucieront de savoir si ce ne fut pas à la bière des funérailles du roi Harold à la dent bleue plutôt qu’à celle de Harold le Superbe, père de Sigvald, capitaine de Jomsburg, que Sweyn prononça son vœu contre Ethelred d’Angleterre et que les vikings prononcèrent le leur contre Hakon-Jarl de Norvège ; plus d’un en revanche aimera à savoir ce que c’était chez les vieux Scandinaves qu’une bière des funérailles et quelles scènes s’y passaient. En termes plus généraux, c’est moins l’exacte chronologie de faits aujourd’hui absolument enfouis sous la poussière des siècles que la vérité des mœurs, dont le récit de M. Dasent contient une peinture très vivante et très complète, qui importe au lecteur moderne. C’est cette peinture que nous nous proposons d’en tirer, en écartant les parties plus particulièrement romanesques et en groupant autour des principaux personnages tous les détails qui sont de nature à faire apparaître une image fidèle du dur berceau des nations du Nord, du sauvage enfant que nous y entendons vagir, et des terribles pères nourriciers que nous voyons faire auprès de lui office d’éducateurs. Un livre récent de Thomas Carlyle, les Anciens Rois de Norvège, qui nous arrive en même temps que le roman de M. Dasent, nous permet à beaucoup d’égards de compléter et d’animer encore ce tableau. Ce livre, suite de notes admirables où l’auteur a résumé toute l’histoire de la dynastie d’Harald Haarfagr avec le relief puissant qu’il sait donner à tous ses récits et la vie dont il sait animer la moindre figurine historique qu’il présente, est le résultat probable d’une étude entreprise pour éclaircir les rapports si intimes, mais si compliqués et si obscurs qui ont uni avant et après la conquête danoise l’Angleterre saxonne et les pays Scandinaves. Tous ceux qui connaissent Thomas Carlyle savent, sans que nous ayons besoin de leur en donner l’assurance, qu’ils trouveront dans son livre toute parcelle d’héroïsme, tout acte valant la peine d’être connu ou toute parole valant la peine d’être retenue, qui peuvent se rencontrer dans ces vieilles annales du Nord. Tout ce qu’il y a eu d’humain en Norvège pendant plus de trois longs siècles est contenu dans ce volume court, mais dense de faits et de caractères comme une vieille peinture de Van-Eyck ; le reste est affaire d’érudition pure ou de curiosité. Combien un tel livre est fait pour inspirer le regret que ce moyen âge anglais, dont Carlyle a dit si souvent qu’il était l’époque où l’Angleterre avait été plus particulièrement fertile en hommes vraiment grands, n’ait pas trouvé en lui son historien et son juge ! I. — LES VIKINGS DE JOMSBURG A l’époque où nous transporte le récit de M. Dasent, c’est-à-dire vers la fin du Xe siècle, l’aventureux esprit d’entreprise des hommes du Nord avait subi une altération radicale, conséquence de la transformation bienfaisante que traversaient alors les contrées Scandinaves. La vieille féodalité barbare, plutôt vaincue par la nécessité des temps que par le déclin des qualités guerrières et du féroce esprit de liberté qui l’avaient jusqu’alors maintenue, cédait partout la place à l’élément monarchique ; aux mêmes années et presque aux mêmes heures, Gorm en Danemark, Éric en Suède, Harald Haarfagr en Norvège, jetaient les fondemens des trois monarchies du Nord, royautés d’abord bien imparfaites, bien rudimentaires et bien grossières, mais qui étaient tellement voulues par la nécessité qu’au bout de moins d’un siècle elles avaient acquis une force inéluctable, avaient revêtu leur forme parfaite, s’étaient conquis un renom équivalant à ce que nous appelons la gloire, et que même l’une d’elles, celle de Danemark, s’était élevée jusqu’à la splendeur la plus magnifique. C’est ici l’occasion de faire une remarque qui a son intérêt. Tous les peuples européens, même les plus infimes, ont tour à tour exercé la suprématie sur notre continent ou ont eu leur heure de prépondérance ; seul le Danemark semble faire exception à cette règle générale, et se présente dans l’histoire toujours faible ou toujours malheureux ; cependant il a eu son heure comme toutes les autres nations, et même il les a toutes devancées dans cette voie de la suprématie ; seulement cette suprématie, il faut aller la chercher dans une lointaine et barbare époque, la plus ténébreuse qu’ait jamais traversée l’histoire humaine. A moins que l’on ne veuille compter l’Espagne musulmane des Abdérame comme une puissance européenne, quel était entre le dernier tiers du Xe siècle et le premier tiers du XIe, — alors que la France gisait étouffée sous l’agonie carlovingienne ou rassemblait humblement ses plus proches tronçons sous les premiers Capétiens, alors que l’Allemagne après avoir ramassé l’héritage de Charlemagne le sentait encore mal assuré en son pouvoir, et que Rome passait d’anarchie en usurpation et d’usurpation en anarchie sous les princes de la famille de Théodora et de Marozie, — le royaume réellement prépondérant, sinon le Danemark de Sweyn et de Knut, qui conquirent et gouvernèrent l’Angleterre, tinrent pendant leurs règnes le royaume naissant de Suède dans leurs intérêts et sous le protectorat de leur amitié, et disputèrent la Norvège aux deux Olafs ? Knut le Grand, fils de Sweyn à la barbe fourchue, que nous allons voir figurer dans le récit de M. Dasent, petit-fils d’Harold à la dent bleue, qui porta le Danemark à un si haut degré de puissance, en fut le quatrième roi seulement, en sorte que la suprématie qu’il lui conquit fut presque voisine de son berceau, tant les choses vont vite lorsqu’elles ont rencontré leur vraie direction et leur juste engrenage. Dans ce souvenir, tout lointain qu’il est, le Danemark actuel peut encore trouver une consolation à ses malheurs répétés et à sa récente mutilation. Dans ces conditions nouvelles, la piraterie Scandinave dut nécessairement cesser d’être ce qu’elle avait été, une véritable institution sociale. Chaque année en effet, les jarls et les petits rois des contrées du Nord rassemblaient, dès que le printemps revenait, les jeunes guerriers de leurs districts, et, se mettant à leur tête, s’embarquaient pour quelque expédition aventureuse où ils pouvaient gagner richesse et renom ; c’était comme un système régulier d’écoulement pour le trop plein des élémens d’ardeur et de turbulence qui surabondaient dans cette barbarie vigoureuse, et comme une consécration annuelle de ces mâles qualités de courage et d’énergie que la religion d’Odin recommandait à ses sectateurs comme les seules qui fussent dignes d’estime et de louange. Ce brigandage régularisé, légitimé et élevé à la hauteur du patriotisme était à la fois une école de guerre et une carrière constamment ouverte aux ambitions de la jeunesse Scandinave. Ces moyens de faire son chemin et de se créer sa place étaient bien barbares, mais dans ce monde, où le struggle for life de Darwin domine hélas ! trop réellement, est-il bien sûr que l’on ne trouverait pas quelque chose d’analogue à ces violentes méthodes de parvenir, même au sein des sociétés les plus civilisées ? Par exemple, un des principaux griefs que le baron Lisola, ce fougueux Franc-Comtois qui fut un adversaire si acharné de Louis XIV, faisait valoir contre la France auprès de la maison d’Autriche, c’est que la noblesse française avait pour mission d’entretenir constamment la guerre, afin que ses enfans trouvassent à leur entrée dans la vie une carrière assortie à leur condition et de plus grandes chances de fortune. Et n’est-il pas vrai aussi que, lorsqu’un peuple a été conquérant heureux pendant quelques années seulement, il s’est habitué à l’idée qu’il lui est légitime de s’enrichir par les armes du bien d’autrui, et que lorsque l’insuccès arrive il se regarde presque comme frustré ? Beaucoup de choses en ce monde sont affaires de forme, et peut-être ce vieux système de piraterie Scandinave ne nous paraît-il si loin de nos instincts que parce qu’il se présente à nous revêtu de la chemise de mailles. Sans doute cette institution de la piraterie était un mal ; cependant, comme une loi de la nature ne veut pas qu’il y ait si grand mal qui ne soit mêlé de quelque bien, elle ne fut pas sans fruits pour le progrès humain. Grâce à cette habitude des expéditions navales annuelles, les hommes du Nord furent de remarquables colonisateurs. Par eux, l’Islande glacée entra dans le concert de la civilisation naissante, et l’Islande leur paya plus tard ce bienfait en tenant ces registres de leurs exploits et de leurs aventures, qui, connues sous le nom de Sagas, ont formé un des monumens historiques les plus vivans et les plus originaux que la mémoire humaine ait composés. D’autres peuplèrent les îles Féroe, désertes jusqu’à eux ; d’autres encore, les îles anglaises des Hébrides, des Shetland et des Orcades, où un frère de notre Rollon, fondateur du duché de Normandie, Einar, s’avisa, dit-on, le premier, de se servir de la tourbe comme combustible. Je viens de nommer l’auteur le plus considérable de ces établissemens, de celui qui fut le plus fécond en conséquences historiques, succès de la première croisade, création du royaume des Deux-Siciles, civilisation anglaise, sans compter les plus menus bienfaits pour notre pays qui ont découlé de la conquête de Rollon. Enfin ce fut, dit-on, un certain Islandais du nom d’Éric le Rouge qui découvrit le premier l’Amérique vers la fin du Xe siècle. Si, comme nous le disions tout à l’heure, beaucoup d’opinions sont affaires déforme, il faut avouer aussi que le renom est fréquemment simple affaire de chances. Au fond, ces compagnons de Ragnar Lodbrog ou de Rolf le Marcheur, que faisaient-ils d’autre que ce qu’avaient fait les aventuriers grecs de l’époque primitive, et que cherchaient-ils, sinon quelque Colchide à piller ou quelque Salente à fonder ? Et n’est-il pas vrai que, s’ils n’ont gagné que le nom de pirates au lieu de celui de héros, que se sont acquis les corsaires grecs, c’est qu’ils n’ont pas eu la chance que les chants admirables qui les ont célébrés soient arrivés à faire partie de l’éducation traditionnelle du genre humain ? Cependant ils méritaient la même fortune, car les uns et les autres présentent entre eux d’assez singulières ressemblances, et peut-être de tous les membres de la famille aryenne, les peuples de l’extrême nord sont-ils ceux qui se rapprochent le plus des enfans de la lumineuse Grèce. Les uns et les autres furent également féroces avec héroïsme et fourbes accomplis, navigateurs curieux et grands conteurs d’histoires ; sous ce dernier rapport, l’Islandais, narrateur intarissable, est un véritable frère pour le Grec à la faconde brillante. Les uns et les autres ont conçu et composé leur ancienne histoire d’une manière identique et sous forme poétique, ceux-ci par les chants des rhapsodes, ceux-là par les chants des skaldes et les récits des sagas. Ces ressemblances ne se bornent pas au moral : de tous les types de beauté des divers peuples européens, la beauté anglaise et Scandinave, quand elle est sérieuse, est celle qui, pour la netteté du profil, la précision des traits et la perfection générale du dessin se rapproche le plus du type classique que la sculpture grecque nous a transmis. Enfin il n’est pas jusqu’aux croyances et aux superstitions des deux races qui n’aient de singulières analogies : les trois Nornes de la religion d’Odin ne sont que les trois parques sous un autre nom, et l’ambroisie dont les héros se délectaient en compagnie des dieux de l’Olympe pourrait bien avoir eu le goût de l’hydromel à saveur d’ambre que les guerriers Scandinaves buvaient en compagnie des Ases divins. Ce ne fut pas, on le conçoit, sans les plus extrêmes difficultés que les nouvelles royautés du Nord vinrent à bout d’une habitude si puissamment enracinée. Il y avait d’immenses obstacles à surmonter, et le principal était celui qui se rencontre toujours dans toute nation qui change son état social, c’est que les réformateurs avaient été élevés dans les institutions mêmes qu’ils étaient appelés à changer. La plupart de ces rois avaient été vikings eux-mêmes, et pouvaient être appelés à le redevenir, car pendant tout le Xe siècle et une grande partie du XIe, la piraterie fut le refuge de tous les grands qu’atteignaient les revers de la fortune. Un héritier légitime du trône était-il exclu de la couronne par un usurpateur, un fils de roi avait-il dispute avec son père, un roi même tombait-il du pouvoir, immédiatement la piraterie lui ouvrait ses rangs, et la vie d’aventure lui offrait la promesse de le revancher. Le roi Sweyn, fils naturel d’Harold à la dent bleue, et, par ce fait de sa naissance, en querelle avec son père, fut viking pendant toute sa jeunesse, et conquit le trône par ce moyen. Le premier roi de Norvège, Harald Haarfagr, mit tous ses efforts à limiter la piraterie ; cependant ses fils, et particulièrement l’aîné, Éric, son héritier, furent vikings, dans la pire acception du nom. Vikings aussi les deux fils de Rognwöld, le principal ministre d’Harald Haarfagr, Einar, colonisateur des Orcades, et Rolf le Marcheur, notre Rollon de Normandie ; vikings aussi les fils de Hakon-Jarl, dont nous verrons les vikings de Jomsburg mettre le pouvoir à deux doigts de sa perte. Enfin plus d’un siècle après Harald Haarfagr, les deux plus grands rois qui soient sortis de son sang, Olaf, fils de Tryggvi, et saint Olaf, furent vikings jusqu’à leur avènement, et vikings non par exception, mais absolument et de profession. On voit que les rois du Nord, au Xe siècle, eurent plus d’une occasion de faire l’application du proverbe latin : quis custodiet ipsos custodes, car ceux qui étaient chargés de réprimer la piraterie la pratiquaient eux-mêmes. Directement les rois du Nord ne purent donc faire que peu de choses pour arrêter cette coutume, et en réalité toutes les mesures qu’ils prirent se réduisirent à deux. La première, c’est qu’ils s’interdirent d’organiser et de commander comme autrefois les expéditions maritimes, abstention qui, sans empêcher la piraterie, eut l’avantage de lui enlever sa principale légitimation et de lui faire perdre toute existence officielle. La seconde, résolument appliquée par Harald Haarfagr, fut la prohibition de toute entreprise de vikings contre les terres et les personnes de ses sujets de Norvège. Ce n’étaient pas en effet les seules nations étrangères qui payaient les frais de ces expéditions. Bien que les Normands aient inondé l’Europe entière de leurs hordes pendant un siècle, c’étaient cependant les régions du Nord, de l’Islande aux côtes d’Angleterre, qui restaient le théâtre principal de leurs exploits, et par conséquent les pays Scandinaves avaient à en souffrir autant que les contrées les plus lointaines. Une flotte de pirates norvégiens ou danois se trouvait-elle, soit à l’aller, soit surtout au retour, à court de vivres, elle descendait sur la côte de Norvège ou de Danemark, pillait les fermes et enlevait les bestiaux. C’est par parenthèse à un acte de cette piraterie intestine que la vieille Neustrie dut de devenir la Normandie, Rolf le Marcheur, — ainsi nommé parce qu’il avait les jambes si longues qu’il était forcé d’aller toujours à pied : , aucun cheval n’étant assez haut pour lui, — ayant été obligé de s’enfuir devant la colère d’Harald Haarfagr après un vol de bestiaux commis au retour d’une expédition. Heureusement à ces mesures répressives vint s’ajouter pour la piraterie Scandinave une cause de décadence plus générale et plus efficace, et cette cause ce fut simplement l’existence même des nouvelles monarchies, qui donnèrent un centre à ces ardeurs jusqu’alors éparses et à ces ambitions qui tiraient chacune de leur côté, faute d’un but commun qui pût les satisfaire toutes. La monarchie nationalisa cet esprit d’aventures, qui jusqu’alors s’était obstiné dans un individualisme barbare, en substituant les grandes entreprises collectives aux petites entreprises privées. Ce fut là particulièrement le cas du Danemark. Quel intérêt pouvaient avoir désormais des expéditions qui avaient pour résultat la conquête d’un îlot à moitié désert ou le pillage d’un coin de terre, lorsque la royauté proposait pour but aux ambitions inquiètes la conquête de l’Angleterre entière ? Alors s’opéra une grande et définitive transformation. La piraterie, exclue de l’état, officiellement désavouée en quelque sorte et n’ayant plus d’existence sociale légitime, se chercha une nouvelle forme qui lui permît de vivre encore, et la trouva dans la force de l’association. Des sociétés se formèrent, où affluèrent les aventuriers non-seulement de la Scandinavie, mais de toutes les nations voisines, et dont les membres étaient unis entre eux par des engagemens qui équivalaient à des vœux. De ces sociétés, la plus considérable fut celle des vikings de Jom, localité aujourd’hui inconnue, où ils avaient bâti une forteresse, mais que l’on doit chercher sur la côte de la Baltique non loin de l’embouchure de l’Oder. Sous cette dernière incarnation, la piraterie fut pendant un temps plus formidable que jamais, car elle devint permanente d’intermittente qu’elle était, et elle présenta des forces comme bien peu de nations auraient pu en montrer dans cette époque d’anarchie et de pouvoirs divisés. Les vikings de Jomsburg formaient un corps de 10,000 hommes, pirates et soldats de profession, unis entre eux par les engagemens les plus stricts, possesseurs d’une forteresse qu’ils tenaient pour la forme seulement sous la suzeraineté du roi des Wends, et d’une flotte de 150 vaisseaux, commandés par des chefs, fils de jarls, qui apportaient au service de la compagnie toute la puissance sociale que leur donnaient leur naissance et leur parenté. Ces pirates étaient tous des hommes de choix, car on n’entrait dans leur compagnie qu’aux conditions les plus sévères. Nul ne pouvait y être admis avant dix-huit ans et après trente ans. Chaque homme prêtait à son admission le serment de venger tout membre de la bande comme son propre frère. Tout guerrier qui cédait à un autre à égalité d’armes, tout homme qui parlait légèrement de la bande, ou qui colportait quelque nouvelle avant l’autorisation du capitaine, tout soldat qui retenait indûment pour lui une part de butin, qui dans une difficulté quelconque laissait échapper un mot de crainte ou une plainte, était exclu sur-le-champ. Enfin l’obligation du célibat était formelle ; nulle femme ne pouvait pénétrer dans l’intérieur de la forteresse, et il était interdit de s’absenter plus de trois nuits de suite sans la permission du capitaine. N’en déplaise à M. Dasent, c’est un tout autre nom que celui de condottieri de la mer que méritaient ces pirates, car comment ne pas surprendre ici sous une forme barbare et païenne le type même de ces associations qui furent si puissantes aux siècles suivans ? La compagnie des vikings de Jomsburg fut en toute réalité un ordre de piraterie dans le même sens que les templiers, les hospitaliers, les chevaliers teutoniques et porte-glaives furent des ordres de chevalerie. On voit par là où il faut chercher le principe et le patron de ces sortes d’institutions qui ne sont pas nées, comme on l’a dit, des croisades, mais qui sont tellement inhérentes à la race germanique qu’on les rencontre sous diverses formes partout où cette race était établie. Nous en montrerons peut-être un curieux exemple dans une de nos prochaines études. Ce que firent réellement les croisades, ce fut de les multiplier, de leur donner vogue et faveur, d’en sanctifier le principe et d’en montrer la force et la portée. Les chefs étaient à l’avenant de l’institution, des ébauches premières de chevaliers, déjà parfaites pour certains traits, encore informes pour d’autres. Le fondateur de la compagnie avait été un certain Palnatoki, pirate fameux, qui, paraît-il, conserve encore aujourd’hui dans ces régions du Nord l’ombre d’un nom. A l’époque où commence le récit de M. Dasent, le capitaine était un fils du jarl de Scanie, Sigvald, que l’histoire nous présente comme un personnage étonnamment subtil, perfide et rusé. Un autre chef fameux était Bui, fils de Veseti, jarl de Bornholm, soldat dur, avare et rapace, qui pendant ses expéditions était parvenu à remplir d’or deux grands coffres qu’il ne quittait ni jour, ni nuit, et qu’il emportait toujours avec lui lorsqu’on allait en mer. Quand les expéditions se faisaient sur terre, comme ces coffres étaient une charge trop lourde pour qu’un cheval pût les porter, Bui préférait ne pas quitter la forteresse. Ces fameux coffres le suivirent à la fameuse bataille navale contre Hakon-Jarl, souverain de Norvège, où il fut blessé mortellement ; alors les ramassant de ses mains sanglantes et les plaçant sous ses bras, il s’élança dans la mer et s’en alla garder ses trésors pour l’éternité comme un dragon Fafnir des flots. Les rangs de la compagnie étant ouverts à tous les aventuriers valeureux non-seulement de la Scandinavie, mais des pays étrangers, il s’y trouvait un vieux pirate gallois d’extraction princière, Beorn, fils du roi gallois Howell le Bon, qui ruiné par une expédition de vikings, avait demandé la réparation de sa fortune au mal même qui l’avait détruite. Compagnon de Palnatoki, il était père d’armes de son petit-fils, Vagn, jeune guerrier qui est le héros favori de M. Dasent et qui représente, dans son récit, l’éternel jeune premier, indispensable a tout roman. Ces personnages sont historiques, et la conduite que leur prête M. Dasent est conforme à l’histoire. Une courte observation : tout à l’heure nous disions qu’il y avait plus d’une étroite ressemblance entre les anciens Grecs et les anciens Scandinaves ; maintenant voici qu’à la résonnance de leurs noms, Palnatoki, Bai, Aki, Veseti, on dirait des personnages échappés des anciens poèmes de l’Inde. Le récit de M. Dasent abonde en détails minutieux sur la manière de vivre des vikings. Entrons par exemple dans leur salle de festins, vaste et long carré percé de deux portes étroites à ses deux extrémités, et éclairé sur ses deux flancs par de petites lucarnes pratiquées trop haut dans la muraille pour pouvoir fournir passage. Des deux côtés de la salle couraient deux rangées de bancs, interrompus au milieu par deux sièges plus élevés, réservés l’un au capitaine et l’autre à son lieutenant. Devant ces bancs se plaçaient les tables, qu’on établissait sur des tréteaux et qu’on enlevait après chaque repas. Au centre de la salle, pendant l’hiver, on allumait de distance en distance de grands feux dont la fumée s’échappait par des ouvertures pratiquées au toit. On mange beaucoup dans le roman de M. Dasent, ce qui n’a rien d’extraordinaire avec des héros du genre de ceux qu’il a choisis ; toutefois, quelque robuste que fût leur appétit, les vikings ne faisaient que deux repas, un le matin à neuf heures, et le second le soir à la même heure. On mangeait davantage au premier et on buvait davantage au second, qui était vraiment interminable, car aussitôt que les tables étaient enlevées, les vikings commençaient à se porter mutuellement des toasts, et les libations de bière et d’hydromel les conduisaient fort avant dans la nuit. D’abord le capitaine se levait, tenant une corne pleine d’hydromel dont il vidait la moitié, sommait son lieutenant, placé en face, de lui faire raison, et lui tendait la corne, que ce dernier achevait ; puis de siège en siège, chaque homme sommait ainsi son vis-à-vis, et les toasts se succédaient indéfiniment au milieu des causeries et des chants. Cette ivrognerie quotidienne avait son code de belles manières : un viking devait être un buveur adroit autant que solide. Le grand art consistait à vider la moitié de la corne sans laisser tomber une goutte de la liqueur ; on renversait la tête, on baissait la corne de manière que la liqueur pût tomber dans la bouche sans que le vase touchât les lèvres, tour d’adresse que les paysans et le peuple de diverses régions pratiquent encore, puis lorsque la corne était à moitié vidée, on la redressait d’un coup sec. Les repas se passaient exactement de la même manière à la table des rois du Nord, à cette différence près que lorsque des femmes y assistaient, — elles se tenaient sur une estrade élevée transversalement à l’extrémité de la salle, — et qu’aussitôt après les gâteaux et les friandises, auxquels les guerriers ne touchaient jamais, elles se levaient, laissant les hommes à leurs libations, coutume que la société anglaise a retenue jusqu’à nos jours. On voit à quel point Shakspeare a été un peintre fidèle des anciennes mœurs du Danemark, lorsque Hamlet nous montre le roi s’enivrant bruyamment avec ses hommes, ou pour parler le langage de cette vieille cour barbare, avec ses convives, expression qu’il ne faut pas entendre dans le sens d’invités, mais qui était le nom des cavaliers entretenus par le roi pour porter ses messages ou faire fonctions d’aides-de-camp. Ces vikings, uniformément munis de quatre armes offensives, la hache, l’épée, la lance et l’arc, et d’une seule arme défensive, le bouclier, ne connaissaient pas nos modernes distinctions militaires, et étaient indifféremment marins, fantassins ou cavaliers, selon que le demandaient les circonstances des expéditions. Leur costume était plutôt celui de marins que de soldats, des pantalons aisés, un vêtement de grossière laine rousse, des chaussures de cuir et un bonnet à pointe rattaché sous le menton ; les mieux équipés portaient la chemise de Mailles et un casque plat en acier ; c’est à peu près l’équipement sous lequel les chapiteaux des très anciennes églises romanes nous présentent les gardiens du tombeau de Jésus. Leurs navires méritent une mention spéciale. Ce n’étaient plus ces barques d’osier recouvertes de cuir dans lesquelles les vieux pirates se lançaient à l’aventure, ou même ces longs bateaux dont l’apparition avait effrayé Charlemagne ; c’étaient de belles galères, à cinquante rangs de rames, pouvant contenir de cent cinquante à deux cents hommes d’équipage, très allongées sur les flancs, très hautes et très recourbées à la poupe et à la proue. Artistement travaillées, peintes et dorées à leurs extrémités, munies de voiles composées de bandes alternées de couleur bleue, rouge et verte, décorées d’ornemens et de figures sculptées, on les nommait dragons ou serpens de guerre, parce qu’elles présentaient la forme d’un serpent dont la proue montrait la tête, dont les flancs dessinaient les replis, et dont la poupe figurait la queue. Quelques-uns de ces ornemens étaient en métal et, fait curieux, c’était l’Angleterre, industrielle dès cette époque, qui avait, paraît-il, le monopole de cette fabrication d’art ; le roi Sweyn, nous apprend Carlyle, s’y fournissait des figures dont il décorait les navires à l’aide desquels il conquit une partie du pays. Outre leur nom général de dragons ou de couleuvres de guerre, chacun de ces navires portait un nom particulier comme nos modernes vaisseaux, nom généralement emprunté au règne animal : le Bison, le Lion, l’Ours, le Corbeau, le Cheval de mer, le Long serpent. Lorsqu’on se préparait à une action navale sérieuse, on attachait tous ces vaisseaux ensemble par des cordages, de manière, présenter un front de bataille plus redoutable à l’ennemi dont tous les efforts consistaient à rompre la ligne. Si elle était une fois rompue, la déroute devenait inévitable, ou faction générale se disséminait en cent actions particulières entre navire et navire. Il est à peu près inutile de dire que les vikings excellaient dans tous les exercices du corps, mais un fait plus particulier et moins remarqué, c’est qu’ils semblent avoir eu un goût prononcé pour les tours de force des acrobates et les tours d’adresse des jongleurs. Les lecteurs d’Augustin Thierry se rappelleront certainement les rois de mer lançant leur pique au sommet du grand mât et l’attrapant au vol pour la lancer de nouveau. Un viking de race royale et destiné à devenir roi de Norvège, Olaf, fils de Tryggvi, était particulièrement fameux à cette fin du Xe siècle par ses exploits d’adresse. Il savait jongler avec cinq poignards qu’il rattrapait par le manche, lançait son javelot de l’une ou de l’autre main indifféremment, et même en lançait deux à la fois avec autant de sûreté et de précision que s’il n’en eût lancé qu’un seul. Il faisait mieux encore, car il paraît qu’il pouvait courir sur la pointe des rames pendant qu’elles étaient en mouvement, tour d’adresse difficile à comprendre et qui certainement aujourd’hui enrichirait son homme. Des trois grandes solennités de la vie humaine, les vikings, ne se mariant pas, n’en connaissaient qu’une, celles des funérailles, qu’ils célébraient encore selon les rites héroïques de la religion d’Odin. Lorsqu’après un combat ils étaient maîtres du champ de bataille et que leurs morts restaient en leur possession, ils lavaient leurs blessures, peignaient leurs cheveux et les revêtaient de leurs plus beaux habits, à l’exception des pieds, qu’ils laissaient nus pour un instant ; puis, cette toilette achevée, ils déposaient le corps de chaque guerrier sur son bouclier et plaçaient ses armes à ses côtés. Les morts étaient alors en bonne tenue pour paraître convenablement devant la valeureuse compagnie de la salle d’Odin. Il ne restait plus qu’à les munir de chaussures pour le voyage suprême, lequel était long et fatigant, car il fallait se rendre d’abord à la demeure de l’infernale Hela, située à une profondeur de neuf mondes ; la déesse y retenait les lâches et les esclaves et laissait les vaillans prendre la route du Valhalla. On apportait donc les chaussures des morts, que pour cette circonstance on appelait souliers d’enfer ; le soin de les attacher appartenait aux plus proches parens du mort, à défaut de parens, à son frère d’armes : fraternité qui, dans une telle association, était considérée comme plus étroite que les liens du sang. Ces cérémonies accomplies, les vikings enlevaient les morts sur les boucliers et les transportaient au lieu de leur sépulture. Si le terrain environnant présentait quelque tumulus naturel, un tertre suffisamment élevé ou un monticule, on en décapitait le sommet de manière à obtenir une surface plane, on déposait les morts sur cette surface, on creusait tout autour un fossé profond et on entassait la terre jusqu’à ce que la forme du monticule fût à peu près rétablie. Si le terrain ne présentait aucune élévation convenable, on entassait sut les morts d’énormes amas de terre, de gravier et de cailloux. C’étaient là les funérailles ordinaires et pour le commun des soldats ; mais dans les grandes circonstances et pour les grands chefs la sépulture était plus héroïque. De même que les rois barbares étaient ensevelis avec leur cheval de guerre ; les chefs vikings étaient ensevelis avec et dans leur vaisseau, dont on abaissait le grand mât et qu’on entourait et remplissait de terre jusqu’à ce qu’il eût disparu pour faire place à un gigantesque tumulus de forme oblongue, couronné d’énormes pierres. II. — LES VIKINGS ET LE ROI SWEYN. Le roi Sweyn à la barbe fourchue et les vikings de Jomsburg se connaissaient de longue date et ne s’en aimaient pas mieux pour cela. Sweyn avait été le fondateur involontaire de Jomsburg. Bâtard comme Guillaume de Normandie et né d’une Arléte danoise, il eut querelle dans sa jeunesse avec le roi Harold à la dent bleue, qui ne voulait pas reconnaître pour sien ce fils de l’artisane Æsa. Des récriminations et des injures la querelle passa vite aux coups ; Sweyn se révolta, et les vikings lui ouvrirent leurs bras. Palnatoki avait été son père d’armes, et l’on sait combien était forte chez toutes les nations barbares cette parenté militaire qui s’est maintenue pendant toute la période chevaleresque, et très particulièrement en Angleterre, comme on peut le voir par les drames historiques de Shakspeare, où ces noms de père, de fils et de frère reviennent perpétuellement dans les discours des chevaliers. Palnatoki prît parti pour Sweyn, mais, ayant été forcé de faire un voyage dans le pays de Galles, où il s’était taillé une manière de principauté à la pointe de sa lance, il trouva à son retour son fils d’armes étroitement cerné par le roi dans une petite crique de la côte suédoise. Le vieux pirate n’essaya pas de le délivrer par la force, et pensa que dans la situation où la fatalité de la guerre l’avait placé, il n’avait d’autre moyen de le sauver que de lui donner le trône. Il se jeta dans une barque avec un seul compagnon et s’approcha de nuit du camp d’Harold à la dent bleue. Le roi était là devant eux, vivement éclairé par la lueur des feux, aisément reconnaissable à son casque d’acier surmonté d’un sanglier d’or ; une flèche siffla dans l’air, et le lendemain Sweyn était salué souverain de Danemark presque sans combat. Palnatoki se garda bien de se vanter auprès de son fils d’armes du service qu’il venait de lui rendre, car il savait que chez ses compatriotes il n’y avait pas de reconnaissance qui pût l’emporter sur le devoir imposé par la querelle du sang ; mais Sweyn comprit d’où le coup était parti, et, arrachant du corps de son père la flèche qui l’avait percé, il la mit en réserve pour la présenter au meurtrier au jour où s’accomplirait la vengeance ordonnée également par la tradition et par la nature. C’était une coutume en vigueur dans tous les pays Scandinaves, depuis les rois et les plus puissans jarls jusqu’aux plus humbles paysans, de célébrer l’entrée en héritage par une fête en l’honneur du défunt ; cela s’appelait boire la bière des funérailles, et nul fils n’y manquait jamais, en quelque mésintelligence qu’il eût vécu avec son père. Lorsque Sweyn annonça son intention de tenir la bière des funérailles d’Harold, Palnatoki pria le roi d’excuser son absence, sous prétexte que des affaires importantes le retenaient dans le pays de Galles, et le roi à sa considération consentit à ajourner le festin. Trois ou quatre fois l’invitation fut réitérée, et autant de fois le pirate usa d’excuses pour n’y pas répondre ; enfin, au bout de trois ans, l’invitation se changea en sommation, et Palnatoki, sentant qu’il fallait obéir, se rendit au festin royal, mais en emmenant avec lui cent hommes bien armés et trois bons navires, dont au débarquer il fit tourner les proues du côté de la mer, avec ordre aux marins de se tenir les rames en mains prêts à partir au premier signal. Lorsque le festin fut terminé et que les toasts commencèrent, le roi remit à l’un de ses serviteurs une flèche dont la barbe était enroulée dans un fil d’or, avec ordre de la passer à la ronde en demandant à chaque guerrier s’il la reconnaissait pour sienne. « Donne-moi cette flèche, car elle m’appartient, » dit hardiment Palnatoki lorsque le serviteur s’arrêta devant lui. « Palnatoki, dit le roi, quand donc t’es-tu séparé de cette flèche ? — La nuit même où je tuai votre père, le roi Harold, » répondit le pirate. Sur ce mot, le roi ayant donné l’ordre de mettre à mort le vieux chef et ses hommes, un combat s’engagea dans la salle de festin, tout semblable à celui du festin de Kriemhild dans la salle d’Attila, et Palnatoki, se frayant un passage à force de tuer, courut à ses vaisseaux. Il sortit du Danemark, s’enfuit sur la côte du pays des Wends, et il en résulta la forteresse de Jomsburg, qui depuis lors fut pour le roi Sweyn un sujet de perpétuelles inquiétudes et comme une sorte de remords. En manquant sa vengeance, il était devenu l’auteur involontaire de la prospérité de ces vikings, composés en grande partie de ses propres sujets, et qui maintenant, vassaux des rois wends, pouvaient prêter dans une heure dangereuse leurs services à ses ennemis. Il cherchait donc un moyen de se débarrasser des pirates de Jomsburg sans en trouver d’efficace, et de leur côté les vikings, qui connaissaient les sentimens du roi à leur égard, et qui avaient, depuis cette bière des funérailles d’Harold, une sorte de querelle du sang avec lui, ne demandaient pas mieux que de favoriser tout projet qui pourrait lui nuire. L’amour, plus puissant pour les œuvres de la haine que la haine elle-même, se chargea de fournir à l’un et aux autres l’occasion désirée. De tous les engagemens qui liaient entre eux les pirates de Jomsburg, le plus puissant était l’obligation du célibat. C’était cette absence de famille qui en faisait précisément une grande famille où tous les intérêts individuels se trouvaient en harmonie avec l’intérêt général, où les cœurs n’étant point partagés concentraient sur la compagnie seule toutes leurs forces de dévoûment. Cette obligation du célibat n’était pas particulière aux vikings de Jomsburg ; elle était pour ainsi dire de tradition chez les aventuriers scandinaves. Ces hommes qui n’avaient peur de rien avaient peur de l’élément féminin, et le regardaient comme un dissolvant de l’ardeur militaire. Dans un chant admirable composé pour une génération antérieure, le Code viking de Frithiof, fils de Hilding, se trouvent ces conseils qui, tout peu galans qu’ils soient, ne manquent ni de sagesse ni d’expérience. « Les jeunes filles sont en lieu de sécurité sur le rivage, elles ne doivent pas venir à bord. Fût-elle Freya, prends garde à la jeune fille, car la fossette de sa joue est une fosse pour toi, et ses blondes tresses flottantes sont un piège. » Les chants des skaldes, les légendes sanglantes du Nord, et ce qui était d’un enseignement plus direct encore, les événemens de l’histoire récente, ne disaient-ils pas également à quel point l’influence des femmes était fatale, soit qu’elle s’exerçât avec douceur, soit qu’elle s’exerçât avec violence ? Dans le premier cas, elle perdait les cœurs des braves en leur persuadant qu’il y avait quelque chose au-dessus de la guerre, et dans le second, quelles semences de haines et quelles moissons de vengeances ! N’était-ce pas pour satisfaire un désir de femme que, quelque cent ans auparavant, le royaume de Norvège avait été fondé et tant de braves jarls réduits à la dépendance ? Il y avait alors une belle jeune fille du nom de Gyda, dont Harald aux blonds cheveux (Haarfagr) devint amoureux ; mais lorsqu’il demanda sa main, elle répondit nettement qu’elle n’était pas faite pour un simple jarl et qu’elle n’épouserait jamais qu’un roi ; sur quoi Harald fit vœu de laisser croître sa blonde chevelure jusqu’à ce qu’il eût satisfait à la condition posée par sa bien-aimée. Il en résulta douze ans de guerre, au terme desquels tous les jarls eurent succombé ou se furent soumis. Ce ne fut donc pas sans soulever d’âpres récriminations que Sigvald, fils du comte de Scanie, le capitaine de Jomsburg, vint annoncer à sa compagnie l’intention où il était de se marier, et lui proposa de modifier la loi qui prescrivait le célibat à ses membres. Si une femme avait été assez forte pour faire le royaume de Norvège, une autre ne pourrait-elle pas l’être assez pour défaire la compagnie de Jomsburg ? Néanmoins l’abstinence charnelle étant pour les saints eux-mêmes une dure épreuve, l’est à plus forte raison pour des pirates, et la masse des vikings pensant avec son capitaine qu’il y avait des lèvres plus aimables que celles qu’ouvrait le fer dans les combats, accéda à la proposition de Sigvald ; mais les prophéties des puritains de la bande revinrent par la suite plus d’une fois à leur souvenir, car les femmes furent aussi fatales à Jomsburg qu’elles le furent au royaume des Bourguignons, selon les traditions germaniques et le poème des Niebelungen. La jeune fille sur laquelle Sigvald avait jeté ses vues était Astrida, fille aînée de Burislaf, roi des Wends et suzerain pour la forme de Jomsburg, qui s’élevait sur son territoire : une prétention bien hautaine pour un capitaine de vikings, simple fils de jarl et destiné à n’être que jarl lui-même, pensait et disait le roi Burislaf ; malheureusement le pauvre souverain n’était pas tout à fait en mesure de refuser, car il était dans la plus embarrassante des situations. Il redoutait les vikings et il en avait besoin pour la protection de ses états. Les vikings faisaient la police de la côte contre leurs confrères des autres bandes du Nord, et ils la faisaient merveilleusement, justifiant ainsi le proverbe septentrional qui prétend que si l’on veut prendre un voleur, c’est un voleur qu’il faut charger de ce soin. Depuis qu’ils étaient maîtres de Jomsburg, cette côte autrefois inculte et déserte s’était peuplée et couverte de riches moissons. En outre, Burislaf pouvait avoir besoin d’eux pour sa propre sécurité à lui-même et contre ses sujets, encore païens rebelles et obstinés. Ce n’est point qu’il fût chrétien lui-même, mais par politique il avait cru prudent de faire semblant de vouloir le devenir. En conséquence il avait été marqué du signe de la croix, ou primesigné, comme on disait alors, ce qui était la préparation au baptême et le premier pas d’introduction au sein du christianisme. Il n’avait pas cru pouvoir faire moins, afin de prévenir le redoutable mécontentement de l’empire d’Allemagne, qui tout récemment, sous le grand Othon, avait imposé par la force le christianisme au Danemark d’Harold à la dent bleue, et il n’avait pas cru devoir faire plus par crainte d’une collision avec ses sujets, qui lui avaient fait fort nettement entendre qu’ils n’avaient plus besoin des rois de leurs pères, si ceux-ci abandonnaient la religion de leurs pères. Un danger était donc à prévoir dans le cas où il serait un jour forcé d’aller plus loin que cette marque de bonne volonté, et ce jour-là les vikings pouvaient lui être d’un puissant secours. Dans cette situation difficile, le roi Burislaf avait pris le parti de louvoyer, d’amuser Sigvald d’espérances sans lui faire aucune promesse positive ; mais les événemens ne lui en laissèrent pas le temps. Au moment où on lui signalait l’approche des vikings, arrivèrent à sa grange deux cavaliers porteurs d’un message du roi Sweyn de Danemark, qui signifiait à Burislaf que, si le tribut imposé aux Wends par son père Harold à la dent bleue n’était pas enfin payé, il devait s’attendre à la guerre. À cette nouvelle, le pauvre Burislaf sentit s’abattre ce qui lui restait de courage ; mais sa fille Astrida comprit à l’instant tout le parti qu’on pouvait tirer de cette mauvaise nouvelle, et là où son père voyait la ruine, elle sut démêler le salut. « Que Sigvald obtienne, dit-elle au roi, la promesse de ma main à ces deux conditions : la première, qu’il affranchira vos états de tout tribut exigé par l’étranger, et la seconde, qu’il livrera dans un délai fixé le roi Sweyn en notre pouvoir. S’il est assez hardi pour tenter cette entreprise, il peut succomber avec sa bande, et vous voilà délivré de la crainte de ces vikings ; s’il réussit, il vous délivre du roi Sweyn et du tribut, et s’il refuse ou qu’il échoue sans succomber, vous serez à tout le moins délié de toute promesse. » Burislaf salua donc comme des libérateurs ces vikings qui la veille lui semblaient des hôtes fort mal venus, pour d’autres raisons encore que des raisons politiques, car à ses embarras de gouvernement ce roi joignait des difficultés financières, et il calculait avec terreur que cette visite de Sigvald et de ses cinquante hommes d’armes allait mettre ses caves à sec, ses greniers à vide et ses étables à sac, et qu’il lui faudrait jeûner et s’abstenir de s’enivrer au moins pendant six mois pour réparer la brèche que leur séjour allait faire à ses revenus. Cette cour rustique, établie en pleine campagne, à la fois fastueuse et besoigneuse, et se sentant plus de la prodigue magnificence polonaise ou russe que de l’âpre économie germanique, a été peinte avec bonheur dans sa douceur patriarcale et son éclat menteur par M. Basent, qui n’a pas moins bien réussi à mettre en contraste, dans l’analyse des caractères, l’astuce et la finesse slaves avec la vaillance et la brutalité Scandinaves. Burislaf reçut ses convives avec tout le luxe que lui permettaient ses ressources, couronne d’or en tête et manteau royal aux épaules, escorté de pages et de porteurs de flambeaux de cire, en riches et gais costumes, et les vikings, qui s’étaient déjà étonnés à leur arrivée de recevoir un essuie-mains par homme, purent s’extasier à leur aise sur le brillant éclairage inconnu aux régions du Nord, où l’on ne brûlait que du suif et des bois résineux, et sur les magnificences de vêtemens qu’il faisait ressortir, surtout à l’estrade où siégeaient les princesses, en chemises de soie et en habits de brocard rehaussés de fourrures. Pour les amuser, le roi fit combattre ses deux nègres, cadeau de l’empereur de Byzance, fit chanter par ses joueurs de harpe les plus douces mélodies nationales, et, divertissement mieux assorti à leurs mœurs, leur donna dans ses forêts une chasse où plusieurs d’entre eux se distinguèrent contre les sangliers et les ours. Le résultat de cette brillante réception fut qu’après un court échange de paroles mielleuses et perfides du côté de Burislaf, hautaines et brutales du côté de Sigvald, le roi consentit à la demande du chef viking, et que ce dernier accéda aux conditions difficiles suggérées par Astrida. De toutes les erreurs du jugement humain, il n’en est pas de plus lourde que celle qui s’est plu à attribuer à la barbarie la bonne foi, la naïveté et la franchise ; on n’a qu’à parcourir les annales des divers peuples européens pour se convaincre au contraire que, depuis l’invasion jusqu’à la fin du XIIe siècle, la fraude et la fourberie sous leurs formes les plus variées ont régné universellement et sans rencontrer dans l’opinion des peuples d’alors la plus petite réprobation. Sigvald ne songea pas un instant à enlever le roi Sweyn à main armée ; pour cela, il aurait fallu engager un combat régulier dont la chance pouvait lui être fatale ; il s’arrêta donc à l’embuscade et au guet-apens comme aux moyens les plus sûrs de réussir sans péril. Il sortit de Jomsburg avec quelques navires et se dirigea sur un point de la côte de la Baltique où il savait que Sweyn faisait séjour momentanément dans une de ses maisons de campagne. A l’arrivée, son frère Thorkell, que sa haute taille avait fait surnommer le Gigantesque, sobriquet fréquent chez ces guerriers du Nord, rivaux des chênes et des sapins de leurs forêts, descendit seul à terre, et se rendant auprès de Sweyn, le pria de venir en toute hâte vers Sigvald, qui se mourait à bord de son navire, et qui, avant de partir pour le Valhalla, voulait communiquer au roi des choses importantes pour son gouvernement. Sweyn hésita quelque peu, mais Thorkell était pressant. Sigvald, disait-il, était dans un tel état de faiblesse qu’on ne pouvait le descendre à terre ; il n’y avait pas une heure à perdre, car il pouvait expirer d’un instant à l’autre, et le roi, qui se trouvait d’ailleurs en ce moment sous l’influence des libations du soir, partit avec cinquante hommes. Arrivés sur le rivage, le roi et son escorte trouvèrent les navires disposés de telle sorte qu’il fallait en traverser plusieurs avant d’atteindre celui de Sigvald, et à chaque fois qu’ils en abordaient un, Thorkell retenait dix hommes et faisait couper le câble qui attachait ce navire au reste de la flottille, si bien que, lorsque le roi atteignit le vaisseau de Sigvald, il était à peu près seul et sans secours efficace, ni moyen de lutte possible. « Veuillez vous courber sur mon lit, seigneur, car ma voix est si faible que vous auriez peine à m’entendre, » dit Sigvald. Le roi, sans défiance, accéda à la prière du capitaine, et celui-ci, se redressant aussitôt, saisit sa dupe de ses deux poignets vigoureux, et d’une voix de tonnerre donna l’ordre de faire force de rames et de se diriger sur Jomsburg. Hébété par ce coup de perfidie et incertain du sort qui l’attendait à Jomsburg, Sweyn resta quelque temps sans parler ; mais, rassuré par la promesse que Sigvald lui donna qu’il serait toujours, quoique captif, traité comme roi de Danemark, il fit taire son ressentiment et attendit avec une gaîté hypocrite les explications qu’on avait à lui présenter. Il essaya cependant de prendre sa revanche sur Sigvald par une de ces ruses où se révèle l’état moral de cette sombre époque, toute faite de violence et de perfidie. Au souper, Sigvald, qui s’était aperçu que le roi était venu à son vaisseau sans épée, tant sa confiance avait été grande, lui en tendit une richement ornée de pierreries qu’il avait enlevée naguère en Irlande dans le tumulus d’un ancien guerrier. « Eh bien, ceignez-moi de cette épée, Sigvald, » dit Sweyn, et, le capitaine ayant obéi, le roi ajouta tout aussitôt : « Maintenant Sigvald, fils d’Harold, m’a ceint de sa propre épée et m’a rendu hommage en témoignage que je suis le souverain de toute cette bande. » De toutes les formes de la fourberie il n’y en avait peut-être aucune dont les hommes de cette époque aimassent autant à user que de l’équivoque. Surprendre la bonne foi d’un adversaire, abuser de son inattention, escroquer un serment dont celui qui le prêtait ignorait la portée, escamoter un hommage féodal et engager sa dupe à son insu, c’étaient là les tours de gibecière de la politique d’alors. On connaît le serment que Guillaume le Bâtard fit prêter à Harold sur le drap qui recouvrait les redoutées reliques des saints. Parmi les ruses du genre de celle de Sweyn dont ma mémoire me présente en cet instant le souvenir, il en est une qui faillit avoir des conséquences sérieuses pour notre avenir national, à l’aurore de la dynastie capétienne. Hugues Capet étant allé en Italie trouver Othon II pour rompre l’alliance que Lothaire cherchait à former contre lui, l’empereur, après avoir promis au duc de n’entrer dans aucune coalition qui pût lui nuire, lui fit signe de prendre son épée et de l’en ceindre, ce que Hugues allait faire, moitié par reconnaissance et moitié par inattention, lorsqu’un de ses conseillers, Arnulphe, qui comprit la gravité de cet acte, se saisit de l’épée, et, comme pour épargner une fatigue à son maître, en ceignit le souverain germanique. Cet hommage escamoté constituait Hugues vassal de l’empereur, c’est dire qu’il détruisait dans son principe même la révolution dont le duc était le représentant, puisqu’il aurait rattaché la France à l’empire, au moment même où elle aspirait à s’en séparer absolument et à se créer une destinée indépendante. Il est vrai que la dupe n’était pas toujours victime, car dès qu’elle s’apercevait qu’elle avait été jouée, elle cherchait comme Sweyn un moyen de rendre la pareille, et elle le rencontrait fréquemment. En voici un exemple que nous trouvons dans les Anciens rois de Norvège de Carlyle, et qui se rapporte plus directement au sujet qui nous occupe. Un jour, le roi Harald Haarfagr vit entrer dans sa salle un messager anglais porteur d’une magnifique épée, cadeau du roi, Athlestan. Il la prit, la sortit du fourreau, et pendant qu’il était en train de l’examiner, il fut tiré comme en sursaut de sa contemplation par ces mots du messager : « Ah ! ah ! tu es maintenant le feudataire du roi anglais mon maître, tu as accepté son épée et tu es son homme. » Harald Haarfagr ne répondit pas ; mais l’année suivante il dépêcha à son tour un messager en Angleterre avec son plus jeune fils qu’il avait eu d’une esclave, Hakon, alors tout enfant. Le messager entra dans la demeure d’Athlestan, et sans parler déposa l’enfant sur ses genoux. « Quel est cet enfant ? demanda Athlestan. — C’est le fils du roi Harald, qu’une esclave lui a enfanté. Il te le donne à cette heure comme fils adoptif, » lui fut-il répondu. Et comme le roi faisait mine de vouloir commettre quelque acte de violence, le messager le calma tout aussitôt en ajoutant ces paroles : « Tu l’as tenu maintenant sur tes genoux. » Alors Athlestan consentit à être joué et s’appliqua à remplir envers le jeune Hakon tous les devoirs de l’adoption dont l’engagement lui avait été escamoté par cette ruse. Sigvald ne consentit pas, lui, à être joué et fit comprendre à Sweyn que ce n’était pas l’heure de la subtilité et de la ruse, mais celle de la violence et de la force, qu’il était captif dans Jomsburg et qu’il n’en sortirait qu’après avoir satisfait à sa volonté, qui était qu’il épousât Gunnhilda, la seconde fille du roi Burislaf. Sweyn écouta ces déclarations de Sigvald, le visage empourpré et comme tuméfié par la colère, ce qui était un trait de tempérament particulier, paraît-il, à tous les rois de cette première race de Danemark, Knytling de leur nom patronymique. Toutefois, sentant bien qu’il était tombé dans un piège dont il fallait sortir à tout prix, il réprima sa fureur et répondit qu’il accédait aux exigences de Sigvald. Il fut donc conduit à la résidence de Burislaf comme un prisonnier de guerre plutôt que comme un roi, et là, après qu’il eut déclaré solennellement que le présent du lendemain (ce Morgengab que, selon l’ancienne coutume des nations germaniques, le fiancé offrait à sa fiancée le lendemain du mariage) serait la renonciation à tout tribut sur le royaume des Wends, on le fit approcher d’une estrade où les princesses, voilées et vêtues de blanc, se tenaient aux deux côtés de la reine. Le mariage fut accompli selon les rites traditionnels de l’ancienne religion d’Odin, plus chers aux cœurs scandinaves que les rites, de date trop récente encore, du christianisme, c’est-à-dire sur le marteau de Thor, vieille hache de silex prise comme symbole du maillet dont le dieu Thor s’était servi jadis dans sa lutte contre les géans. Sweyn saisit cette hache et la déposa sur les genoux de la princesse en prononçant à haute voix ces paroles : « Sur ce marteau sacré, moi, Sweyn, roi de Danemark, je te prends, toi, Gunnhilda, fille de Burislaf, pour épouse légitime. » Avec ces paroles prenaient fin toutes les cérémonies du mariage, dont la consommation charnelle n’avait jamais lieu au logis de la fiancée, mais à celui du fiancé, où l’épouse était conduite à cheval le lendemain par son seigneur, impatient d’entrer en possession. Après cette cavalcade, qui s’appelait la chevauchée de la fiancée et qui était comme une réminiscence des temps primitifs, où les mariages prenaient la forme de rapts et de conquêtes, les époux étaient dits encouchés ou, pour parler d’une façon moins barbare, unis à un seul lit. Le roi étant captif, c’était sa prison, Jomsburg, qui était désignée pour être le théâtre de cette consommation du mariage ; mais avant d’y retourner, il lui fallut subir une humiliation plus inoubliable encore que toutes les précédentes. Dans sa hâte d’en finir avec ce mariage forcé, Sweyn n’avait pas remarqué qu’il y avait dans la salle deux fiancées voilées et vêtues de blanc, et, comme Sigvald ne lui avait pas jusqu’alors soufflé mot de ses projets, son étonnement, en le voyant s’avancer vers Astrida, n’eut d’égal que son courroux, lorsqu’il comprit que son mariage avait été la condition même de celui de Sigvald, qui pour comble de mépris avait choisi pour lui la plus belle des deux sœurs et lui avait laissé la moins désirable. Une fois remis en liberté et rentré dans ses états, Sweyn ne songea plus qu’à se venger de cette perfidie, et quelques mois après son retour en Danemark, les vikings virent arriver à Jomsburg, par un jour de tempête, un Islandais porteur d’un message de sa part. Cet Islandais se nommait Havard et, pour son esprit ingénieux et mordant, avait été surnommé « langue de couleuvre. » Prenons occasion de cette arrivée pour résumer ce que nos auteurs nous apprennent des Islandais de cette époque. Ils ne jouent dans le récit de M. Dasent qu’un rôle fort indirect et ne sont mêlés à l’action générale que d’une façon épisodique ; mais leur importance dans l’histoire du Nord a été telle, que l’ingénieux auteur ne pouvait se dispenser de les présenter au second plan de son tableau dans leurs types les plus caractéristiques. Ces types divers peuvent se réduire à deux principaux. Le premier représente la barbarie dans son expression la plus franche et la plus primitive, avant l’aurore de toute notion morale et de toute conscience, c’est-à-dire l’animal fort et qui sent sa force, dont le bras peut tuer et se lève instinctivement pour tuer, entrant en défiance devant toute approche humaine, grognant devant le silence, hurlant aux premières paroles, s’élançant comme un ressort meurtrier au premier mot de reproche ou de menace, à la fois taciturne et violent, toujours plongé dans un mutisme morose et toujours prêt à faire explosion, un véritable fils de la terre d’Islande, à la fois brûlante et glacée. De ce genre est un certain Rapp, que l’auteur nous présente proscrit d’Islande pour ses crimes et réfugié dans la demeure d’un ami de Hakon-Jarl de Norvège, Gudbrand de la Vallée, dont il paie l’hospitalité en souillant de sang son foyer, luxurieux, homicide, incendiaire, sacrilège, et tout cela presque innocemment, car qui pourrait s’étonner qu’un ours blanc du pôle n’eût pas reconnaissance de l’asile prêté, et qu’un loup rendu anthropophage par la bonne chère des champs de carnage eût envie de faire pâture de ses hôtes ? Le Han d’Islande de Victor Hugo, qui, comme on le voit, n’était pas si loin de la vérité historique que l’ont cru nombre de beaux esprits railleurs et de zélés défenseurs du bon goût, pâlit presque devant ce personnage hideusement bestial. D’autres nous sont représentés comme ayant des habitudes de guerriers des lointaines époques préhistoriques, — et en effet l’âge historique ne venait-il pas à peine de commencer pour eux ? De cette dernière variété est un certain Thorleif, que nous voyons marcher à la grande bataille navale entre Hakon-Jarl et les vikings de Jomsburg, ayant pour toute arme une massue faite d’un jeune pin déraciné dans la forêt voisine du rivage. Le second type d’Islandais, beaucoup plus sympathique, est aussi plus singulier : il représente, à l’aurore de la civilisation scandinave et à la tout à fait première aube de la civilisation islandaise, ce que l’esprit littéraire a de plus compliqué en bien et en mal. Doués de plus de curiosité que de sens moral, grands écouteurs et grands conteurs d’histoires, les Islandais savaient représenter avec une grandeur presque épique les exploits des héros, mais ils savaient à l’occasion faire disparaître cette solennité pour donner essor à un esprit narquois, railleur, porté à la satire et ami de la médisance. De ces deux esprits, c’était peut-être le dernier qui leur était le plus naturel, et ils en usaient sans aucun scrupule, au gré de leur cupidité et de leurs rancunes. Chose étrange, dans, cette époque encore entièrement héroïque, les skaldes de race islandaise nous sont représentés comme entachés de cette vénalité et de cette versatilité par amour du lucre, dont les ennemis des gens de lettres se sont si souvent complu à les accuser. À ce vice capital, ils ajoutent toutes les vanités et toutes les manies si bien peintes par Lesage, et réalisent à la lettre le type qu’un critique célèbre appelait ingénieusement l’animal poète. Dès qu’un skalde est froissé, dès qu’on a refusé d’écouter un de ses chants, dès qu’il est froidement applaudi ou que la récompense est faible, il passe sur-le-champ même à l’ennemi. C’est l’histoire d’Einar, le skalde de Hakon-Jarl, qui, furieux que le maître de la Norvège ne veuille pas perdre son temps à écouter une de ses rhapsodies à l’heure même où le danger menace, prend ses jambes à son cou pour gagner les vaisseaux de son ennemi Sigvald et se fait poursuivre par les gardes d’Hakon, lequel demande qu’on lui ramène son poète mort ou vif. Quelquefois même, pour changer de camp, ils n’avaient pas besoin de changer de maître, ils n’avaient besoin que de changer de place, et c’est là l’histoire d’Havard, le messager de Sweyn à Jomsburg, qui, assis à la table de Sigvald, entonne une chanson satirique composée par lui-même contre le roi dont il s’est chargé de transmettre et d’exprimer les volontés. On voit que les vices reprochés aux hommes de lettres datent de loin, et si cela ne leur fait pas de la noblesse, cela leur fait au moins des quartiers. Le skalde islandais portait à Sigvald un message de la plus extrême importance. Le roi Sweyn faisait savoir au capitaine de Jomsburg que son père Harold le Superbe, le jarl de Scanie, venait de mourir, et qu’il devait sans retard venir boire la bière de ses funérailles dans sa demeure héréditaire où il l’attendait, lui, Sweyn, avec une partie de sa cour. Sigvald fit répondre qu’il s’y rendrait dans le plus bref délai, mais comme le piège était visible, le capitaine viking, rendant ruse pour ruse, s’embarqua avec les forces entières de Jomsburg, c’est-à-dire 10,000 hommes. Sweyn, en voyant sa vengeance lui échapper, était près de s’abandonner à la colère du désespoir ; mais sa femme Gunnhilda lui souffla une inspiration à peu près semblable au plan que sa sœur Astrida avait naguère suggéré à leur père Burislaf. « Vous voulez vous venger de ces vikings, et vous aviez pensé à les brûler dans la salle du festin, et parce que leur nombre formidable rend impossible cette vengeance qui était indigne d’un roi, voilà que vous abandonnez la partie et que vous consentez à être une seconde fois la dupe de Sigvald ; mais le nombre même de vos ennemis est l’élément de votre vengeance. Que ne leur arrachez-vous après boire le vœu d’une expédition contre le jarl Hakon, souverain de Norvège, l’homme que vous haïssez le plus au monde ? Ils donneront dans le piège, n’en doutez pas, car il y a dans une telle expédition gloire et butin à recueillir, et alors il arrivera de deux choses l’une, ou qu’ils succomberont sous les coups du jarl Hakon, et alors vous serez vengé sans qu’il en ait rien coûté à votre honneur, ou qu’ils triompheront du souverain de Norvège, et alors vous serez débarrassé de votre puissant ennemi. » Sweyn reçut ce conseil comme une inspiration du ciel, car il lui fournissait le moyen non-seulement de se venger, mais de réaliser une entreprise toujours présente à son esprit, la conquête de la Norvège. C’était un projet qui, bien que d’origine récente, était déjà presque de tradition en Danemark. Cela avait commencé sous le règne d’Éric à la hache sanglante, le détestable fils du sage Harald aux blonds cheveux. Profitant de la faiblesse dans laquelle le royaume de Norvège était tombé pendant qu’Éric était occupé à assassiner ses frères l’un après l’autre, les Danois avaient fait butin du pays autant qu’ils avaient pu, puis lorsqu’Éric eut été chassé par ses sujets et qu’il fut mort en exil, ils haussèrent leurs prétentions et les portèrent sur le pays même. La veuve d’Éric avait fait adopter son fils aîné par le roi Harold à la dent bleue ; ce fut là le prétexte et l’occasion de continuelles ingérences dans les affaires de Norvège pendant tout le règne du plus jeune fils d’Harald Haarfagr, Hakon le Bon, celui-là même que nous avons vu adopter par le roi saxon Athlestan. Hakon finit par succomber sous ces invasions des fils d’Éric, incessamment répétées, et après sa mort le vieux roi de Danemark eut plus que jamais la main dans les affaires de la Norvège, grâce à une circonstance qui ne manquera jamais de se présenter dans tout pays qui aura subi pendant un certain temps l’ascendant d’un voisin puissant. Cette circonstance, c’est que le Danemark devint le refuge de tous les mécontens de Norvège, et, ce qui est pis, l’auxiliaire de toutes les victimes qu’il avait aidé à faire et le vengeur de toutes les haines qu’il avait contribué à engendrer. Le personnage qui va tout à l’heure nous occuper, Hakon-Jarl, en fut un mémorable exemple. Il était fils d’un ministre de Hakon le Bon, Sigurd, jarl de Trondhjem, mis à mort par les fils d’Éric après la mort du roi qu’il avait honnêtement servi. Hakon se réfugia en Danemark, et là il combina les voies et moyens d’une des vengeances les mieux conçues et les moins banales que nous ayons jamais rencontrées dans aucune histoire. Le roi Harold à la dent bleue avait un certain cousin, nommé également Harold, qui avait si lucrativement exercé le métier de viking qu’il s’était acquis le surnom de riche. Cet Harold le Riche était une véritable épine pour son cousin le roi à la dent bleue, à qui il avait eu la témérité de demander une part de son royaume. « Pourquoi donc, suggéra Hakon au roi de Danemark, ne pas employer cet importun personnage à renverser le roi de Norvège Harald à la fourrure grise, et une fois qu’il vous aura rendu ce service ne pas le supprimer lui-même ? » Le conseil fut jugé bon, et alors Hakon, qui trouva dans sa fourberie profonde des ressources suffisantes pour jouer les trois princes à la fois, s’en alla vers Harold le Riche, le viking aux prétentions téméraires, et lui insinua d’agrandir son ambition. Pourquoi pas un royaume tout entier, celui de Norvège par exemple, au lieu d’une part de royauté en Danemark ? Harold le Riche prend à l’hameçon qui lui était tendu avec toute la gloutonnerie d’un corsaire : « Eh bien ! conclut Hakon, apprêtez une flottille de guerre, et attendez le signal que je vous donnerai. » Cela dit, il arrange, sous un prétexte menteur, une entrevue entre le roi Harold à la dent bleue et le roi Harald à la fourrure grise à Lymfjord. Le roi de Norvège se rend sans défiance à ce rendez-vous, où il rencontre les navires d’Harold le Riche et la mort, mais il est vengé aussitôt que vaincu, car Hakon, jetant le masque, tombe brusquement sur Harold le Riche, encore tout enivré de sa victoire, le tue, puis, retournant sur-le-champ en Norvège, maintenant sans maîtres grâce à sa double fourberie, il s’empare du gouvernement avec l’aide et le consentement d’Harold à la dent bleue dont il se déclare le tributaire. Il resta jusqu’à la fin l’ami du roi de Danemark, mais il trouva moyen de le duper comme les autres, car il n’acquitta jamais le tribut auquel il s’était obligé. C’est à ce point que s’était arrêtée la rivalité entre les deux pays lorsque Sweyn conçut le projet de lancer les vikings de Jomsburg contre ce perfide Hakon, doublement détesté et comme tributaire récalcitrant et comme ancien ami de son père, Harold à la dent bleue ; mais, après l’insuccès de cette expédition, elle continua pendant tout le reste du règne de Sweyn et pendant celui de son fils Knut, amena la mort des deux Olaf, les deux plus grands rois qu’ait eus la Norvège, et dura plus ou moins vive jusqu’à l’extinction de la race d’Harald Haarfagr. La bière des funérailles du jarl de Scanie, père de Sigvald, fut bue avec une magnificence inusitée. Jamais encore dans le nord on n’avait vu fête si fastueuse. Pensez un peu, toute une armée faisant ripaille, obligée de se répandre dans les cours, dans les bois, sur la plage, dans les vaisseaux à l’ancre pour se repaître des bœufs et des moutons de son capitaine et s’enivrer de l’hydromel de ses celliers ! Une telle fête ruinait pour des années les domaines de Sigvald ; mais il s’estimait heureux d’avoir échappé à ce prix aux pièges de Sweyn, et il s’abandonnait aux joies du festin sans défiance du coup qui allait lui venir de ces joies mêmes. C’était un usage, à la fin de ces cérémonies, que l’héritier prît solennellement en face de ses convives tels ou tels engagemens et formulât tel ou tel vœu, qu’il jurait d’accomplir. Ici encore nous avons l’origine de ces vœux, qui durèrent autant que la chevalerie, qui furent particulièrement à la mode aux XIVe et XVe siècles, et dont un entre autres, le fameux vœu du héron, nous fut si fatal. Après que Sigvald eut été régulièrement investi par Sweyn de ses insignes de jarl de Scanie, — par exemple, la verge ou le bâton de commandement, un symbole analogue au bâton de maréchal, — après qu’il eut bu solennellement à son entrée en héritage et qu’il eut baisé les mains du roi en signe d’hommage, il s’apprêtait donc à prononcer ses vœux selon les formes habituelles, ce qui se faisait en posant le pied sur l’un de deux poteaux bas placés devant le siège royal ; mais Sweyn, le prévenant, lui demanda la permission de profiter de l’occasion présente pour prononcer le vœu qu’il n’avait pu faire connaître à la bière des funérailles de son père Harold à la dent bleue, par suite de la scène que nous avons racontée. Adroitement il insinua que le Danemark avait deux ennemis qu’il serait glorieux de vaincre, Éthelred d’Angleterre et le jarl Hakon, et regrettant de ne pouvoir se charger que d’un seul, il choisit le roi d’Angleterre. Les toasts avaient succédé aux toasts, et les convives étaient alors dans cette situation que décrit si bien ce proverbe du Nord : « Quand la bière est dans l’homme, son esprit est dehors. » C’est sur cette disposition que comptait Sweyn, et son attente ne fut pas trompée. Après lui, Sigvald se leva et, posant le pied sur le bas poteau, il fit vœu de partir pour la Norvège et de n’en revenir que lorsqu’il aurait renversé Hakon-Jarl. Alors il se passa une scène que l’on pourrait appeler une nuit du 4 août, barbare et belliqueuse pour l’élan spontané et la témérité des résolutions. Les chefs vikings se levèrent les uns après les autres, renchérissant à l’envi sur le vœu de leur capitaine. C’est, dis-je, une nuit du 4 août barbare ; mais, par les formes, cette scène, telle qu’elle est présentée dans le récit de M. Dasent, rappelle de la manière la plus frappante la scène des vœux des chevaliers de Bourgogne au banquet du duc Philippe le Bon dans la chronique d’Olivier de la Marche. Lorsque la raison fut revenue, l’enthousiasme se refroidit ; mais les vœux étaient prononcés, les vikings avaient donné dans le piège de Sweyn, et il n’y avait plus qu’à en sortir par là victoire ou à y périr. III. — LES VIKINGS ET HAKON-JARL. La Norvège a eu de plus grands souverains que Hakon-Jarl, elle n’en a eu aucun de plus original. C’est un des plus singuliers mortels qui aient jamais régné dans aucun pays, et l’un des caractères historiques les plus naturellement formés pour la poésie dramatique qui se puissent concevoir. Le poète danois OEhlenschlager l’a mis en scène avec succès, sans avoir, pour ainsi dire, rien à changer à ce que l’histoire nous apprend de lui ; mais le vrai poète qu’il lui aurait fallu, c’était quelqu’un des contemporains de Shakspeare, Marlowe aux inspirations sataniques, Webster aux passions cruelles, ou Ford à la psychologie dépravée. Un personnage ténébreux, sinistre, ne demandant ses ressources qu’aux puissances infernales de l’âme, et dont toutes les aspirations, même les plus élevées, tournaient au profit de ces puissances. Il passait pour magicien et l’était en effet, non-seulement parce qu’il consultait le sort au moyen de balances ou par d’autres jongleries semblables, mais parce qu’il était maître consommé dans les arts de la fourberie, qui constituent véritablement la magie. Nous avons vu par quel chef-d’œuvre de trahison il avait réussi à amener la vacance du pouvoir en Norvège, et à se substituer à la race d’Harald Haarfagr. Usurpateur politique autant qu’heureux, il ne voulut jamais du nom qu’avaient porté ceux qu’il avait dépouillés, et se contentant d’être roi de fait, il gouverna vingt ans la Norvège sous son simple titre de jarl. Son gouvernement fut dur, âpre, mais obéi et redouté, comme le sont facilement ces sortes de dictatures monarchiques. Une seule chose nous en importe en dehors de sa résistance aux vikings de Jomsburg : sa politique, dans ce qui était à cette époque la grande question du Nord, c’est-à-dire la substitution du christianisme à la vieille religion d’Odin. Cette politique fut la principale affaire de son règne, et c’est par elle que son caractère se révèle tout entier. Cette substitution s’accomplissait partout dans le Nord avec lenteur, tiédeur et mauvais vouloir ; en Danemark, elle avait été tout récemment opérée par la forte volonté de l’empereur Othon Ier, qui l’avait imposée à Harold à la dent bleue ; en Suède, elle s’était arrêtée en grande partie à la province de la Gothie orientale et avait été repoussée par les souverains, car nous voyons plusieurs années après le point du temps qui nous occupe, la princesse suédoise Sigrid répondre à Olaf, fils de Tryggvi, qui sollicitait sa main en mettant sa conversion au christianisme parmi les conditions du mariage : « Ce sont les dieux de tous mes ancêtres, choisis ceux qu’il te plaira et laisse-moi les miens. » Quant à la Norvège, le christianisme venait à peine d’y faire son apparition, et il n’y avait encore poussé que de très faibles racines. Le roi Hakon le Bon, le plus jeune fils d’Harald Haarfagr, l’avait importé d’Angleterre, où il avait été baptisé à la cour du roi saxon Athlestan, son père adoptif. Disons ici par parenthèse que c’est à l’Angleterre que la Norvège a du véritablement le christianisme ; il en est venu à trois reprises différentes, car il fallut recommencer souvent cette difficile entreprise : sous Hakon le Bon, sous Olaf, fils de Tryggvi, qui pendant sa vie de viking avait été baptisé, selon la tradition, par un ermite des îles Sorlingues, et rebaptisé par Elphége, archevêque de Cantorbéry, et enfin, et cette fois d’une manière définitive, sous le second Olaf, qui, pirate aussi dans sa jeunesse, se fit instruire dans la nouvelle religion et en embrassa les principes avec une ardeur si particulière qu’elle lui gagna le nom de saint. Pour en revenir au roi Hakon, l’introduction du christianisme en Norvège fut le grand souci de son règne, et il y réussit peu. Il faut qu’il ait été réellement bon en effet, pour s’acquérir cette épithète en dépit de la constante opposition où sa tentative le mit avec ses sujets. Le roi n’avait qu’horreur pour les coutumes religieuses de son peuple, et le peuple n’avait que mépris pour la religion de son roi. Heureusement il avait auprès de lui, pour tempérer cet antagonisme, un sage-conseiller, Sigurd, jarl de Trondjhem, le père même de Hakon-Jarl, païen conciliant et même un peu sceptique, un caractère tout au rebours de celui de son fils. Sigurd rendait au roi le service de donner de ses actes et de ses paroles les interprétations les plus populaires. Carlyle en cite un curieux exemple. Un jour Hakon étant obligé, dans une fête nationale, de boire la bière sacrée, fit le signe de la croix au-dessus de la coupe avant de la porter à ses lèvres, et comme l’assistance grommelait sourdement en demandant l’explication de ce geste : « Ne voyez-vous pas, dit Sigurd, qu’il fait le signe du marteau de Thor avant de boire ? » Cette adroite parole prévint une explosion, mais les mécontentemens n’étaient pas toujours aussi faciles à apaiser, et un jour que dans une assemblée populaire, convoquée dans le district de Trondjhem, — une sorte de parlement primitif qui s’appelait Thing, — Hakon pressait impérieusement ses sujets de renoncer aux anciens dieux et d’embrasser le christianisme, il souleva une effroyable tempête parmi ces paysans et ces propriétaires qui, ayant toujours eu avec leurs rois le franc-parler le plus familier, n’eurent aucune habitude de respect à dominer pour lui faire une déclaration où les anciennes cortès d’Aragon n’auraient rien trouvé à ajouter pour la fierté des expressions et l’indépendance des résolutions. « Nous ne savons vraiment, lui dit, dans un petit discours admirable de netteté, un certain orateur du nom d’Osbjorn, si tu es dans l’intention de refaire de nous des esclaves avec cette étonnante proposition que tu nous fais d’avoir à renoncer à la religion que nos pères ont elle avant nous, et avant eux tous nos ancêtres, d’abord dans l’âge de la sépulture par le feu, et puis dans l’âge de la sépulture en terre, et cependant ces ancêtres étaient de beaucoup nos supérieurs, et leur religion aussi nous a porté bonheur. Nous t’avons si fort aimé que nous t’avons élevé au-dessus de nous pour faire exécuter les lois du pays et pour nous parler à nous tous comme leur voix. Nous sommes encore disposés à garder le pacte que nous avons fait avec toi à ta première assemblée, pourvu que tu ne nous demandes pas des choses impossibles ; mais si tu veux t’entêter avec obstination à ce projet et employer la force, nous avons pris la résolution de nous retirer de toi et de nous choisir un autre chef qui nous laissera suivre en, toute liberté la croyance qui nous est agréable. Et maintenant, roi, choisis entre ces deux partis avant que l’assemblée se sépare. » Lorsque quelques années plus tard l’autre Hakon voulut réagir contre ces faibles commencemens du christianisme en Norvège, il est aisé de comprendre quel appui il trouva parmi des populations animées des sentimens que révèle ce discours. Il ne faut pas s’y tromper cependant ; les obstacles que le christianisme avait à surmonter étaient nombreux, mais au fond ils étaient plus grands en apparence qu’ils ne l’étaient en réalité. Les facilités que le jarl Hakon rencontra parmi les populations norvégiennes pour sa réaction païenne consistèrent simplement dans la force acquise des habitudes séculaires et dans le premier étonnement que dut causer à des hommes pénétrés des mœurs nées d’une religion toute guerrière l’apparition d’une doctrine qui recommandait le jeûne, conseillait de ne pas s’enivrer, mettait la paix au-dessus de la guerre, et défendait de verser le sang de son ennemi. Quelques-uns des raisonnemens inspirés à ces populations par cette logique de la routine qui ne manque jamais d’assaillir toute innovation bonne ou mauvaise, et qui est souvent si courte, sont venus jusqu’à nous. « Comment travaillerons-nous, si nous ne mangeons pas ? » disaient-elles, lorsqu’on leur recommandait le jeûne ; « comment la terre sera-t-elle cultivée si on nous enlève notre temps de travail ? » disaient-elles lorsqu’on leur recommandait le respect du dimanche. Une pareille logique ne pouvait tenir longtemps qu’à la condition d’être soutenue par un grand zèle et une grande ferveur ; or cette condition manquait absolument dans le Nord à cette époque. Il était arrivé à la religion d’Odin ce qui arrive à toute religion vieillie, c’est qu’il n’en restait plus qu’un simulacre extérieur et que la foi intérieure s’était éteinte. De là chez ces populations une disposition déjà ancienne au scepticisme et qui ne fit qu’augmenter lorsqu’on vint leur proposer de nouvelles croyances. Placées entre des dieux anciens auxquels elles ne croyaient plus parce qu’ils étaient trop vieux, et un dieu nouveau auquel elles ne croyaient pas encore parce qu’il était trop jeune, leur embarras d’esprit fut grand et se traduisit chez les masses rustiques par une tiédeur voisiné de l’indifférence, et chez les hommes qui menaient une vie guerrière de tous les jours, tels que nos vikings, par un parti-pris d’athéisme où le culte expirant semblait avoir fait passer toute son énergie. « A quoi crois-tu ? demandait saint Olaf à l’un de ses soldats. — Je crois en moi, lui répondit le guerrier. » Le philosophe Emerson, si j’ai bonne mémoire, a cité ce mot dans son fameux essai Self reliance, comme exemple de l’appui que l’homme doit chercher en lui-même, et le mot peut être en effet pris dans ce sens, si on l’abstrait du milieu historique où il a été prononcé ; mais, si on l’y laisse, on lui trouvera une signification moins morale. Ce mot, habituel aux guerriers du Nord aux Xe et XIe siècles, exprimait la croyance toute brutale à laquelle ils s’étaient arrêtés dans l’incertitude où les laissait le conflit des religions. Ils déclaraient croire en eux-mêmes, croire à leur vaillance personnelle, à l’excellence de leurs armes, à la vigueur des bras qui les maniaient et aux bons coups qu’elles portaient. Cet individualisme athée et ce culte intérieur de la force ont été mis en lumière par M. Dasent dans leur nuance la plus particulière et la plus précise. Hakon-Jarl a été peint avec grand détail par M. Dasent et jugé par Thomas Carlyle en quelques traits d’une lucidité admirable ; toutefois on serait presque tenté de trouver qu’ils sont restés l’un et l’autre en deçà de la triste justice qui lui est due. Dans cette réaction contre le christianisme, Hakon-Jarl fit montre d’un génie véritable et d’une entente merveilleuse de l’un des mécanismes les plus essentiels et les plus puissans de toute religion. On voit clairement qu’Hakon essaya de créer un ravivement de ferveur parmi les populations en atteignant cette disposition intérieure au scepticisme qui ne les laissait soumises à la religion d’Odin que par la seule force de l’habitude. Le moyen qu’il employa pour arriver à ce but fut exactement le même qu’ont employé à leurs heures critiques des religions autrement puissantes que le vieux paganisme du Nord, la dévotion. Atteindre l’intérieur de l’homme par l’habitude des pratiques extérieures, élever l’accomplissement, de ces pratiques à la hauteur d’un devoir essentiel et indispensable, effaroucher l’âme par l’exigence de ces pratiques au moment même où elle fait montre d’indépendance, lui faire violence si besoin est, et préférer l’irriter et la révolter que la laisser dans l’état de tiédeur ou de sécheresse sceptique ; telle a été la tactique de la plupart des réformateurs célèbres du catholicisme en particulier, et telle fut la tactique du jarl Hakon. M. Dasent nous le montre prosterné, dans l’attitude la plus complète de l’humilité, dans les temples bâtis et décorés par lui, multipliant les génuflexions devant les idoles des vierges du bouclier, les valkyries Thorgerda et Irpa, déclarant que ce n’est pas assez de croire aux dieux, mais qu’il faut encore les prier avec tremblement, leur prodiguer les marques de respect et de soumission, ou même en inventer de nouvelles pour se les rendre favorables. Hakon était donc dévot dans toute l’exactitude du mot, c’est-à-dire croyant aux rites, aux cérémonies, à la récitation des formules consacrées, et dévot à ne reculer devant aucune extrémité, aussi noire fût-elle ; la tradition raconte qu’au milieu de la bataille navale contré les vikings de Jomsburg, voulant se rendre les dieux favorables, il leur sacrifia son plus jeune fils. Sa dévotion le faisait passer pour magicien aux yeux des populations, qui prenaient ses prières pour des incantations et ses gestes pour des sortilèges ; mais il croyait lui-même à la magie, c’est-à-dire à l’efficacité de certains moyens pour entrer en communication avec l’invisible, et nous le voyons, dans le récit de M. Dasent, cherchant à connaître la volonté des dieux par des dés sculptés d’or et d’argent jetés dans des balances d’or. Il avait en lui, dit excellemment Carlyle, une sorte de puséysme scandinave, et ce que nous venons de dire suffit pour expliquer ce mot sans qu’il soit besoin de commentaires. Représentant de la haute église, high-churchman par excellence de la religion d’Odin, telle fut en effet la définition originale que l’on peut donner du jarl Hakon. C’est contre cet homme singulier et profond que les vikings de Jomsburg vinrent se heurter et se briser pour accomplir leur vœu téméraire. Les vikings partirent de Danemark pleins de confiance, et nul doute qu’ils eussent réussi dans leur entreprise si, remontant lestement la côte de Norvège et n’opérant que les descentes nécessaires au ravitaillement de leur flotte, ils étaient tombés à l’improviste sur Hakon-Jarl. Malheureusement pour leur succès, ils s’arrêtèrent au sac de la ville de Tunsberg, puis s’attardèrent à parcourir la côte en brûlant les fermes et les villages, en sorte qu’ils laissèrent au cri d’alarme des populations le temps d’arriver aux oreilles du jarl qui, n’étant pas seulement un dévot fervent, mais un homme de la plus redoutable activité, eut bientôt pris toutes ses mesures de défense. Sur-le-champ ses messagers portèrent dans tous les districts de la Norvège la flèche de guerre, signe de convocation analogue à cette croix brûlée par le bout et teinte dans le sang d’un chevreau qui appelait les Écossais aux armes. L’arrivée de cette flèche n’était pas un simple appel au patriotisme du peuple, c’était un ordre absolu de marcher, et quiconque n’obéissait pas était brûlé dans sa maison, ou, s’il parvenait à traverser les flammes, pendu à l’arbre le plus voisin ; mais les cas de désobéissance étaient rares parmi ces peuples, que leur vieille religion avait instruits à considérer la lâcheté comme le plus grand des crimes, et on n’avait presque pas souvenir que cette pénalité eût été jamais appliquée. Tous accoururent à son appel, même les proscrits et les gens hors la loi pour crime de bravoure mal employée, et il n’y eut si mince pêcheur qui ne mît sa barque au service du jarl. Aussi Hakon eut-il en peu de temps réuni des forces considérables dans les districts du Nord, où il faisait sa résidence ; il les concentra entièrement dans sa flotte et vint attendre ses ennemis dans la baie d’Hjoring. Autant qu’il est possible de comprendre les descriptions qui nous sont données, cette baie était double, c’est-à-dire formait comme deux enceintes dont l’une, du côté de la mer, était fermée par une muraille de rochers coupée au centre par une ouverture assez large pour donner passage aux vaisseaux, et dont la seconde s’ouvrait du côté de la terre en forme de fer à cheval. C’est dans cette seconde enceinte que le jarl Hakon s’était comme tapi avec sa flotte par une disposition bien entendue, qui lui ménageait le rivage en cas de désastre, et qui créait aux vikings le désavantage marqué d’un retour par l’étroite passe s’ils étaient vaincus. Les vikings franchirent allègrement le défilé, se formèrent en trois divisions, attachèrent leurs vaisseaux les uns aux autres pour donner avec ensemble, puis les cornes de Sigvald sonnèrent le signal du combat, et l’action s’engagea. Ce ne fut pendant longtemps que grêle de pierres énormes, de flèches, de dards et de lances ; cette abondance de projectiles lancés des deux flottes à la fois avait pour but d’éclaircir les équipages des navires, et ce n’était, que lorsqu’on les croyait suffisamment éclaircis qu’on essayait de rompre la ligne de l’adversaire et de monter à l’abordage, Hakon, secondé par ses deux fils aînés, Éric et Sweyn, essaya plusieurs fois de rompre cette longue ligne de cent cinquante navires et fut souvent sur le point de réussir ; mais chaque fois le combat fut rétabli à l’avantage des vikings, et à la fin, bien que l’issue de la lutte fût encore fort éloignée, il sembla aux deux flottes que la victoire faisait mine de vouloir tourner du côté des assaillans. Hakon sentit le péril, et en capitaine habile et prudent, interrompit le combat et fit reculer sa flotte comme pour lui donner un instant de repos, mais en réalité pour gagner du temps sur la fortune, qui semblait vouloir se prononcer en faveur de ses ennemis, et la jouer, s’il était possible. Un des chefs vikings, le premier pour l’intrépidité, Bui, fils du jarl de Bornholm, comprenant le piège, voulait que les vikings poursuivissent leur avantage sans laisser à Hakon le temps de respirer ; mais Sigvald, qui était un autre Hakon pour la perfidie et la prudence, sinon pour la dévotion, objecta que le combat durait depuis longtemps, qu’il fallait donner aux troupes quelques heures de repos, et ce conseil prévalut au grand détriment des vikings. Profitant de cet intervalle d’inaction, Hakon descendit à terre et se rendit avec un de ses conseillers dans un petit temple situé près du rivage pour y consulter la volonté des dieux. Dès qu’il avait eu appris l’arrivée des vikings, une de ces obsessions tenaces qui sont propres aux dévots de tous les temps s’était emparée de son esprit. Peut-être les dieux sont-ils irrités contre la Norvège ? mais peut-être pourraient-ils être apaisés par le sacrifice de quelque noble victime ? Qu’ils me la nomment, et que la Norvège soit sauvée, même au prix de mon propre sang ! Si les dieux pouvaient être apaisés, il n’y avait plus maintenant un instant à perdre pour connaître leur volonté. Il s’agenouilla donc devant l’idole de Thorgerda, la vierge du bouclier, et lui défilant une longue liste de noms illustres la supplia de lui désigner par un signe la victime qui lui plairait. Il paraît que la déesse fit un signe affirmatif lorsque fut prononcé le nom d’Erlend, le plus jeune fils d’Hakon. A la fois triomphant et désespéré, Hakon descendit au rivage et fit connaître le sombre oracle qui venait d’être prononcé. Le jeune Erlend n’hésita pas, et, se précipitant sur le vaisseau de Sigvald, où il trouva une mort immédiate, il accomplit la volonté des dieux. La bataille recommença ; mais à peine les flottes étaient-elles en mouvement que les élémens annoncèrent de la manière la plus significative la satisfaction des dieux. Quoiqu’on fût alors en novembre, époque où les tempêtes sont rares dans les mers du Nord, le vent se mit tout à coup à souffler avec violence. En un instant, une nuit noire comme le crépuscule des dieux de la mythologie Scandinave envahit la scène de l’action, et les nuées, se déchirant sous les détonations d’un effroyable tonnerre, firent pleuvoir sur les vikings une averse épaisse d’énormes grêlons de la grosseur d’un œuf, tandis que la flotte du jarl Hakon, mieux protégée contre le vent, restait spectatrice du terrible phénomène sans en être atteinte. Plusieurs fois la tempête s’arrêta et reprit, et toujours avec les mêmes caractères. Cette tempête si exceptionnelle jeta l’inquiétude dans les âmes des assaillans. Pour être viking, on n’en est pas moins un homme, et si esprit fort qu’on soit on redevient aisément superstitieux aux jours de grand péril. Les vikings, en temps ordinaire, pouvaient bien se vanter de ne croire qu’en eux-mêmes, mais à ce moment beaucoup se rappelèrent qu’on leur avait autrefois enseigné à croire au dieu Thor, et pensèrent qu’il ne leur serait pas bon de l’avoir contre eux. Et il semblait être contre eux, en vérité, et les menacer de son puissant marteau. Par un de ces privilèges héréditaires qui sont particuliers aux familles aristocratiques, plusieurs chefs vikings avaient le don de seconde vue ; de ce nombre était Bui, qui commandait l’aile gauche de la flotte. Il avait levé la tête pendant une des averses de grêle pour observer le ciel, et qu’avait-il vu ? Une femme gigantesque volant sur un nuage les bras étendus et laissant échapper les grêlons de ses doigts. Bui, qui était d’un caractère morose et peu communicatif, garda le silence sur cette vision, et pour contrôler le témoignage de ses yeux, il se contenta d’appeler un soldat que lui avait donné au départ sa belle-sœur Tofa, et qui passait aussi pour avoir le don de seconde vue. « Lève la tête, lui dit-il, et dis-moi si tu vois quelque chose dans le ciel. » Le soldat leva la tête. « Je la vois, l’ignoble sorcière, s’écria-t-il, ses bras sont étendus, et de ses doigts s’échappent les grêlons qui nous lapident ! » Bui avait donc bien vu. Les puissances surnaturelles combattaient en toute évidence contre les vikings. Au même moment, à l’aile droite de la flotte, un jeune chef qui avait aussi le don de seconde vue, contemplait la même vision sinistre. Les nouvelles de ces effrayantes merveilles se répandirent rapidement de vaisseau en vaisseau, et, à cette nouvelle, il s’en joignait une autre faite pour décourager les cœurs les plus vaillans, c’est que cette tempête avait été soulevée par les sortilèges du jarl Hakon, qui avait payé de la vie de son fils l’appui des pouvoirs invisibles. Alors les soldats envoyèrent une députation auprès de Sigvald pour lui déclarer qu’ils s’étaient engagés à combattre des hommes, mais non des démons, et qu’ils refusaient de continuer la lutte. Après avoir essayé vainement des remontrances, Sigvald qui jugeait déjà la partie perdue, saisit habilement le prétexte que lui fournissait ce refus de combattre plus longtemps, fit sonner la retraite et prit le chemin de la passe conduisant à la seconde baie, au milieu des railleries et des injures d’une partie des chefs vikings, irrités de cet acte de prudence comme d’une désertion, et qui déclarèrent, en Scandinaves de la vieille école, qu’ils combattraient jusqu’à la mort. Parmi ces chefs qui écoutèrent plus la bravoure que la prudence se trouvait Bui. Il combattit longtemps en désespéré ; criblé de blessures, il en reçut enfin une dernière qui le défigurait horriblement : « Ah ! s’écria-t-il en recevant le coup, les filles de Fünen ne voudront plus nous embrasser ! » Puis, plaçant sous ses bras les deux fameuses caisses remplies d’or qui ne le quittaient jamais, il se précipita dans les flots. Toute cette partie très développée du récit de M. Dasent constitue une scène des plus émouvantes, qui à l’intérêt dramatique en unit un autre plus précieux, celui de la vérité, car l’auteur n’a fait qu’y mettre en œuvre les détails que lui fournissait soit l’histoire, soit la légende. La déroute des vikings fut complète ; tous les navires qui n’avaient pu ou voulu suivre Sigvald dans sa retraite furent détruits et leurs équipages massacrés. Un petit nombre de survivans furent faits prisonniers et moururent sous la hache d’Hakon avec ce stoïcisme martial propre aux anciens Scandinaves, qui a rencontré si souvent tant d’expressions d’une poésie mâle comme leurs âmes, sérieuse et triste comme la nature, scène de leurs existences. Tout cruel qu’il était, Hakon ne fut pas cependant absolument inexorable, et, à la prière de son fils Éric qui semblait deviner que ces vikings de Jomsburg étaient destinés à lui rendre un jour quelque sombre service, il consentit à faire grâce à quelques-uns et à les recevoir dans sa paix, ce qui impliquait l’octroi d’une pleine sécurité pour les vaincus et l’abandon par eux de tout projet de vengeance contre le vainqueur. M. Dasent nous a donné la très longue formule de cette paix royale. Le document est curieux et mérite d’être cité, ne fût-ce que pour son style poétique, fort différent du style officiel moderne, il en faut convenir, mais qui a l’avantage incontestable d’être moins monotone et moins sec, et de nous laisser apercevoir à travers ses phrases quelque chose des mœurs des hommes du Nord et même des paysages de la nature ambiante. Voici, avec toute sa prolixité poétique et sa solennité sacerdotale, cette formule où, comme dans toutes les civilisations primitives, la religion est appelée à consacrer les garanties politiques. « Ceci est la première parole de notre déclaration de paix, que de même que nous sommes tous pardonnés devant les dieux, ainsi nous serons tous en accord et conciliation les uns avec les autres, au manger et au boire, au marché et au lieu de rencontre, à la porte du temple et dans la salle du jarl, et dans quelque lieu que ce soit où les hommes se réunissent. Nous nous sommes ainsi accordés, comme s’il n’y avait jamais eu aucune querelle entre nous. Nous partagerons le couteau et la viande, et toutes autres choses entre nous, comme des amis et non comme des ennemis. Si des disputes s’élèvent désormais entre nous, des amendes seront payées, mais aucune lame ne sera rougie. Mais si quelqu’un de nous brise la paix maintenant faite et tue après la garantie donnée, celui-là sera chassé comme un loup, et chassé aussi loin que les hommes chassent les loups le plus loin, ou aussi loin que des hommes prient dans des temples, que les feux brûlent, que la terre porte de la semence, que les jeunes filles disent « mère, » que les navires sillonnent la mer, que les boucliers brillent, que le soleil fond la neige, que les Finnois glissent sur des souliers à neige, que le sapin croît, que l’épervier fuit en un jour d’été sous un bon vent les deux ailes déployées, que le ciel s’étend sur la terre, que la terre est peuplée, que les vents soufflent, que les eaux courent à la mer, que les hommes sèment le blé. Il sera banni de l’Asgard et du Midgard, et de tout autre séjour que l’enfer. Chacun de nous prend des garanties de l’autre pour lui-même et ses héritiers engendrés et non encore engendrés, nommés et non nommés, et chacun de nous à son tour accorde des garanties viagères et des garanties éternelles, des garanties ordinaires et des garanties exceptionnelles, qui seront toujours tenues aussi longtemps que durera la terre et que les hommes vivront à sa surface. Maintenant nous serons en paix et en accord partout où nous nous rencontrerons, sur terre ou sur lac, sur navire ou sur patins, sur mer ou sur coursier, Compagnons de rames, Et compagnons de pompes, Sur le banc des rameurs et au tolet, Si de notre aide besoin est. Nous voilà en bon accord sur des termes égaux, comme le père avec le fils ou le fils avec le père, pour toutes nos actions. Maintenant serrons-nous la main sur cette déclaration de paix, et gardons tous fermement ces garanties avec la volonté des dieux et devant le témoignage de tous ceux qui viennent d’entendre nos garanties. Puisse-t-il obtenir l’amour des dieux, celui qui gardera toutes ces garanties, et puisse-t-il s’attirer la colère des dieux, celui qui violera les garanties légales. Maintenant nous sommes pacifiés de tous nos cœurs, et puissent les dieux être pacifiés à notre égard à nous tous ! » La victoire de Hakon-Jarl à Hjoring porta pour un moment un coup terrible à la compagnie des vikings de Jomsburg. Près des deux tiers périrent dans cette expédition, mais de pareilles associations ont la vie dure, et il fallut au temps encore près d’un siècle pour avoir raison de celle-là. Elle se reforma, toujours sous le commandement de Sigvald, dont nous allons voir dans les pages suivantes le dernier exploit de ruse et de perfidie. Dans les années qui suivirent, ils prirent part comme troupes mercenaires aux campagnes du roi Sweyn en Angleterre ; une partie périt encore dans le massacre fameux de la Saint-Brice, où la population saxonne fit une si horrible boucherie de ses envahisseurs danois ; mais M. Dasent les voit campés en Angleterre jusque sous le règne du fils de Knut. On peut même dire qu’ils survécurent à toute la piraterie du Nord, car ils ne furent définitivement détruits que par Magnus le Bon, le fils de saint Olaf, nombre d’années après que son père eut frappé d’interdit et fait disparaître dans le Nord ce métier de viking qu’il avait pratiqué pourtant lui-même dans sa jeunesse, lorsqu’il était pauvre et proscrit. Carlyle soupçonne sur certains indices, et particulièrement sur le rapprochement des dates, que les Danois qui reçurent une si sanglante défaite en Écosse, à Loncarty, sous le roi Kenneth III, furent peut-être ces pirates reconstitués de Jomsburg. Si ce sont eux, ils ont été les collaborateurs involontaires de Shakspeare, car il se rencontre dans cette bataille un épisode dont le grand poète s’est emparé pour en faire une partie du dénoûment de son adorable drame de Cymbeline. Voici cet épisode tel que nous l’avons naguère lu dans Hollinshed. La victoire s’était d’abord déclarée pour les Danois, et les Écossais s’enfuyaient par un étroit sentier où ils étaient égorgés par leurs ennemis comme du gibier pris au piège, lorsqu’un paysan nommé Hay, qui travaillait dans un champ voisin avec ses deux fils, s’étant arrêté pour reprendre haleine, aperçut la déroute de ses compatriotes. Ce paysan qui travaille à proximité d’un champ de bataille et pendant la lutte même, sans se détourner de sa besogne, paraîtra peut-être un personnage fabuleux ; mais il faut songer que les jours de l’artillerie n’étaient pas venus, que la bataille se concentrait sur un terrain très étroit, que ces combats à la hache et à la lance ne pouvaient avoir de résultats meurtriers que sur ce terrain même, et qu’enfin la vie sociale était infiniment moins troublée par la guerre qu’elle ne l’est de nos jours : le très érudit Macaulay ne nous a-t-il pas représenté les paysans anglais allant à leurs travaux et poussant leurs chariots sur les champs de Towton et de Bosworth dès que la victoire avait laissé le terrain libre ? Hay, saisi d’une belle indignation patriotique, s’arme d’un soc de charrue, entraîne ses fils avec lui, et tous trois allant se placer en travers du sentier, repoussent de ces Thermopyles à la fois fuyards et poursuivans. Les Écossais reprirent cœur à ce secours inattendu, et les Danois furent défaits. Qui ne reconnaîtra dans cet épisode Belarius et les deux frères chasseurs, Arviragus et Guiderius, transformant en victoire la déroute de l’armée bretonne, arrêtée par le moyen employé par Hay et ses deux fils ? Qu’elle ait été cependant perdue par les vikings de Jomsburg ou par d’autres Danois, cette vieille bataille de Loncarty, si inconnue aujourd’hui, a donc eu le mérite et l’honneur de fournir un dénoûment à Shakspeare ; dans neuf siècles d’ici, — ce qui est juste le temps qui nous sépare de cette journée, — combien de nos fameuses batailles modernes n’auront pas même ce résultat ! IV. — OLAF, FILS DE TRYGGVI. La Victoire de la baie de Hjoring porta à son comble la popularité et la puissance du jarl Hakon ; mais une prospérité exceptionnelle laisse rarement prudens ceux qu’elle comble de ses faveurs, et en dépit de sa magie et de ses arts de fourberie, le jarl ne sut pas ruser avec l’heureuse fortune aussi bien qu’avec la mauvaise. A mesure que la vieillesse avança, les deux vices les mieux faits pour déshonorer le soir d’une existence, la sensualité et l’avarice, s’emparèrent de lui de plus en plus. Il prit l’habitude de faire enlever ouvertement et de vive force les femmes et les filles de Norvège qui agréaient le mieux à ses convoitises amoureuses souvent renouvelées, pratique qu’il ne put continuer longtemps sans entasser sur lui des haines ardentes et des désirs de vengeance qui de moins en moins silencieux commencèrent par substituer à son surnom de riche celui de méchant : Hakon, le méchant jarl, c’est ainsi qu’il était maintenant désigné en Norvège, surnom prophétique d’une ruine imminente qu’il n’apercevait même pas, aveuglé qu’il était par sa fortune. Sa sécurité cependant n’était pas absolue, car il y avait dans sa prospérité un point noir qui lui causait souvent maint souci, et ce point noir c’était l’existence en Angleterre d’un certain viking du nom d’Olaf, Norvégien de naissance, disait-on, et dont la renommée avait porté jusqu’à lui les exploits. Inquiet, Hakon dépêcha un homme de confiance à Dublin, où résidait cet Olaf, et à son retour le messager put rapporter à son maître les peu rassurans renseignemens que voici : cet Olaf n’était rien d’autre que le fils de Tryggvi, un rejeton de la race d’Harald Haarfagr, mis à mort par les fils d’Éric à la hache sanglante. Il était né trois mois après la mort de son père, pendant que sa mère fuyait de retraite en retraite devant la haine de la veuve et des fils d’Éric. Il avait été séparé de sa mère depuis son enfance, vendu comme esclave à diverses reprises, et d’aventure en aventure, il était arrivé jusqu’à un de ses parens, personnage important dans la Russie d’alors. Devenu grand et instruit de sa naissance, il avait embrassé la carrière de viking, et s’était mis à courir les mers en quête de renom et de fortune. Il avait réussi à acquérir l’un et l’autre, car il faisait maintenant grand bruit et grande figure dans le monde. Tout récemment il avait été le compagnon d’armes de Sweyn de Danemark pendant sa campagne contre Ethelred d’Angleterre, avait fait avec lui le siège de Londres, pillé nombre de provinces, et arraché au malheureux Ethelred les premières sommes de ce fameux tribut appelé danegeld (argent des Danois), que les vainqueurs étaient en train de faire monter de 16,000 à 48,000 livres. De cet argent prélevé sur Ethelred, il avait distrait 150 livres dont il avait fait don aux moines des îles Sorlingues pour acheter un beau crucifix d’or et dire des messes pour le repos de son âme après sa mort, car Olaf était chrétien, et c’était sans doute par reconnaissance envers le souvenir d’un bon ermite qui l’avait baptisé dans les Sorlingues qu’il avait fait ce beau cadeau aux moines de ces îles. On ne pouvait pas dire que cette conversion eût été funeste à Olaf, car il était heureux en toutes choses : une princesse d’Irlande s’était éprise de lui et l’avait épousé à Dublin, d’où de temps à autre il partait pour quelque excursion de viking dans les Orcades, les Hébrides et autres îles voisines. Il était à craindre qu’il ne nourrît la pensée de pousser ses excursions plus loin, peut-être même jusqu’en Norvège. Au moment où le messager lui portait ces renseignemens, le jarl se trouvait aux prises avec un des plus grands embarras intérieurs qu’il eût encore rencontrés, embarras causé par un des caprices de cette sensualité à laquelle il lâchait de plus en plus les rênes. Alléché par la beauté d’une de ses sujettes, une certaine Gudrun que ses charmes exceptionnels avaient fait surnommer Rayon de soleil du bosquet, il dépêcha deux esclaves avec ordre de la lui mener. Cette Gudrun fut la Lucrèce de ce Tarquin du nord. Son Collatin, qui était un propriétaire considérable, chassa les esclaves avec indignation, et prévoyant bien que le jarl n’accepterait pas cette résistance, il envoya sa flèche de guerre à ses voisins et à ses paysans et souleva une révolte. Hakon s’apprêtait à la réprimer, lorsque tout à coup une effrayante nouvelle vint paralyser son énergie. Cet aventurier du nom d’Olaf, qui lui avait causé de si vifs soucis, était en Norvège, et le pays entier se levait sur ses pas. Obligé de fuir devant ses paysans, Hakon se vit abandonné, jour par jour, par tous ses soldats et ses hommes d’escorte, et enfin il se trouva seul avec un unique esclave. Cerné de tous côtés par la haine universelle, sans partisans et sans amis, il eut l’idée d’aller demander asile à une de ses anciennes maîtresses du nom de Thora, et après avoir enfoncé son cheval sous la glace d’une rivière et laissé sur les bords son épée et son manteau pour faire croire à une mort accidentelle, il s’achemina vers la demeure de cette femme. L’ancienne maîtresse se montra charitable ; mais, objectant que sa maison serait fouillée, elle fit cacher Hakon et son esclave dans une cave pratiquée sous une étable à cochons qui était déjà creusée sous terre. Dans cette fosse à deux étages, dont il occupait le plus profond, retraite en parfait rapport avec les honteuses passions qui l’avaient conduit à cette extrémité, le jarl passa deux jours et deux nuits au milieu d’affreuses tortures, n’osant se laisser aller au sommeil par défiance de son esclave, dont il craignait d’être abandonné ou assassiné, défiance qui fut justifiée. De leur sale cachette, les deux hommes apprirent l’arrivée d’Olaf dans ces parages, et peu de temps après ils purent l’entendre haranguant les révoltés du haut d’une énorme pierre et promettant honneur et récompense à qui lui apporterait la tête d’Hakon. Alors profitant d’un moment où le jarl, vaincu par la nature, s’était endormi, l’esclave le poignarda, puis il lui coupa la tête et la porta à Olaf en réclamant la récompense promise. « Tu étais donc son esclave ou son serviteur, puisque tu étais avec lui dans cette étable ? » dit Olaf. Sur la réponse affirmative de l’esclave, le prince lui fit compter 100 marcs d’argent. « Voici la récompense que je te devais ; mais maintenant je te dois autre chose, la punition qui est due à un esclave traître et meurtrier de son maître. » Et après ces paroles il le fit décapiter. Olaf, fils de Tryggvi, fut une belle âme servie par des organes robustes, condition toujours heureuse pour les belles âmes, mais plus particulièrement chez un peuple qui accordait une si grande estime à la force physique. C’était, nous l’avons dit déjà, l’homme le plus renommé du Nord pour les exercices du corps, et à ces qualités d’adresse et d’agilité il joignait les qualités morales les mieux faites pour plaire aux gens de Norvège : loyauté et véracité dans ses actes, jovialité et franc-parler populaires dans ses discours. Cette même heureuse harmonie entre l’âme et le corps distingue pareillement le second Olaf, qui, avant de porter le nom de saint, porta celui de Vigoureux, tant il était solidement bâti, et l’on doit remarquer à cet égard qu’il n’a pas été inutile à la fortune du christianisme dans le Nord d’y avoir pour promoteurs principaux deux hommes exceptionnellement robustes. Ce qui est certain, c’est que ce fut à cette circonstance qu’Olaf dut les méthodes énergiques et expéditives avec lesquelles il poursuivit l’œuvre commencée par Hakon le Bon et interrompue par Hakon-Jarl. Un mélange de colère méprisante et d’ironique bonne humeur est le caractère de la guerre qu’il fit au vieux paganisme, qu’il s’appliqua en toute occasion à dépopulariser par le ridicule, et cette tactique fut aussi celle de son homonyme saint Olaf ; l’un et l’autre poussèrent le paganisme hors de Norvège à coups de pieds, pour ainsi dire. Il enfonça les portes de quelques temples et brisa quelques idoles ; mais d’ordinaire il préférait à la violence la facétie, qui pouvait égayer son naïf public sur le compte des païens obstinés. Un jour, une députation de ces derniers vint le trouver pour l’engager à renoncer à son entreprise ; le roi les invite à donner leurs raisons, et voilà qu’ayant ouvert leurs bouches, elles restent béantes sans pouvoir se refermer et sans qu’une parole articulée en puisse sortir. Devant cet amusant prodige opéré probablement par la fascination de ses regards ou la timidité inspirée par sa personne, le roi se hâte de crier au miracle et prouve à ces païens ensorcelés que ce qu’ils ont de mieux à faire est de recevoir le baptême. Une autre fois, invité par ses jarls récalcitrans à prendre part à une grande solennité religieuse, le roi se rend sous forte escorte au temple où devaient s’accomplir les cérémonies, fait saisir onze des principaux personnages présens, et leur déclare que, puisqu’il faut qu’il redevienne païen, il ne le redeviendra pas à demi, et qu’ayant à offrir un sacrifice, il veut l’offrir sous sa forme la plus haute, c’est-à-dire celle des sacrifices humains, et cela non sur des personnes d’esclaves et de malfaiteurs, mais sur les hommes les plus considérables du pays, victimes plus dignes des dieux. Sur quoi les onze victimes désignées, au risque de déplaire aux dieux, s’empressèrent de plaire au roi en recevant le baptême et en donnant des otages comme garanties de la sincérité de leur conversion. C’est une chose curieuse et qui vaut d’être notée que le tour d’esprit rustique et plébéien de presque tous ces vieux rois du Nord, et particulièrement des meilleurs. Comme son homonyme, le roi saint Olaf aimait les facéties, et les facéties archi-populaires encore, celles dont le livre de l’Eulenspiegel a fourni plus tard le plus parfait modèle. En voici une qu’on peut présenter comme le type du genre. Parmi les confidens de saint Olaf se trouvait un Islandais du nom de Thorarin, homme de bon conseil, mais extrêmement laid. Ce Thorarin, qui couchait dans la chambre royale, dormait un matin un pied hors du lit. « Voilà bien, dit saint Olaf en s’éveillant, le pied le plus laid qu’on pût trouver dans toute cette ville. — Ah ! roi, dit Thorarin, il y a peu de choses dont on ne puisse trouver les pareilles en bien cherchant. Je parie, avec ta permission, roi, que je t’en trouverai un plus laid. — Je tiens le pari, dit saint Olaf. » Là-dessus Thorarin tire son autre pied. « Il est encore plus laid, car il a perdu le petit doigt. — J’ai gagné, crie Olaf, car le moins il y a d’une chose laide et moins laide elle est. » Cela est mieux fait pour être apprécié dans une chaumière, pendant une veillée d’hiver, au milieu des gros rires, que dans une réunion de choix plus délicat ; mais quoi ! nous sommes au commencement du XIe siècle, et en Norvège, pays où les mêmes mœurs familières et rustiques étaient également partagées par les rois et les paysans. Bien qu’il eût été épousé par amour lorsqu’il résidait en Irlande, le roi Olaf ne fut pas heureux avec les femmes. Nous ne savons comment la première, l’Irlandaise, se conduisit à son égard, mais celles qui lui succédèrent lui firent une vie passablement difficile, et il finit par mourir de leurs ambitions et de leurs vengeances. De terribles personnes que ces beautés du Nord, qui, pour l’énergie barbare, valaient leurs maris et leurs frères ! Si forte était cette barbarie que nous la voyons persister dans tous les pays où la race Scandinave s’était établie, notamment en Normandie, longtemps après la conquête ; il n’est certainement pas un lecteur de l’Histoire de Normandie d’Orderic Vital qui ait oublié les femmes de la sauvage famille des Talvas, les Sibile et les Mabire avec leurs passions homicides et leurs pommes empoisonnées. Celles auxquelles eut affaire Olaf étaient précisément de ce calibre. Un jarl païen récalcitrant, du nom fort rébarbatif de Jarnskaegg, ayant été tué par les gens du roi pour résistance à ses volontés, Olaf, en galant homme, voulut épouser sa fille en manière de réparation. C’était du reste une coutume fort en honneur dans les pays Scandinaves ; quand on tuait le père, on dédommageait la fille en l’épousant. Il semblerait à la logique vulgaire que ce ne devait pas être là une condition d’heureux ménage, mais les moralistes l’ont dit depuis longtemps, diverses sont les mœurs des nations, insondable est le cœur féminin, et il paraît au contraire que le cas de Chimène et de Rodrigue se renouvela fréquemment dans ces régions Scandinaves. M. Dasent en a présenté un exemple dans un épisode de ses Vikings, l’amour du jeune Vagn pour la belle Ingibeorg dont il a tué le père, épisode que nous avons passé sous silence, parce qu’il constitue la partie purement romanesque de son récit. Cependant la chose tourna moins bien pour Olaf qu’elle n’avait tourné en d’autres occasions, car le matin de sa nuit de noces, au moment où il rouvrait les yeux, il aperçut sa peu reconnaissante épouse brandissant un couteau dont elle s’apprêtait à le poignarder. Olaf se hâta de renvoyer cette fille trop vindicative à ses foyers héréditaires. Avant cette aventure, il avait eu la fantaisie de présenter ses hommages à une vieille princesse suédoise, mère du roi d’alors, qui se nommait Olaf comme lui. Il aurait pu mieux choisir, car Sigrid, — c’était le nom de cette reine-mère, — avait exactement le caractère peu sociable et les exigences difficiles à satisfaire que le poème des Niebelungen attribue à la reine Brunhild. Les sollicitations amoureuses avaient, paraît-il, le don de l’agacer ; mais elle savait se débarrasser de ses prétendans avec une fermeté de décision qui laissait peu de chose à désirer. Un cousin d’Olaf, Harald Graenske (du vert pays), le père même de saint Olaf, et un jeune prince de Russie ayant simultanément pressé cette mégère de leurs. instances, et persisté malgré son double refus, furent brûlés par ses ordres avec la maison même où elle leur avait donné à contre-cœur l’hospitalité. Un tel caractère était pour faire réfléchir ; toutefois Olaf, qui sans doute poursuivait avec cette union la réalisation de quelque plan politique, et qui d’ailleurs n’était pas homme à se laisser intimider facilement, envoya ses vœux à Sigrid en les accompagnant de beaux présens, entre autres d’un collier, don d’Hakon-Jarl à l’idole de Thor. Un superbe collier en apparence, mais qui prouva, lorsque les orfèvres de la reine l’examinèrent, que l’hypocrite Hakon avait connu l’art d’être magnifique avec économie, car le revêtement seul était en or. Cette découverte indisposa Sigrid, qui avait d’abord accepté avec quelque satisfaction les instances d’Olaf. « Celui qui peut tromper en cette matière peut tromper en beaucoup d’autres, » dit-elle avec colère. Toutefois elle se calma ; Olaf, puissant et renommé, n’était pas un homme à dédaigner, et elle consentit à une entrevue ; mais la querelle recommença lorsque Olaf posa comme principale condition du mariage la conversion au christianisme. « Ce sont les dieux de tous mes pères, répondit-elle, garde les tiens et laisse-moi les miens. » Sur ces paroles, Olaf entra dans une colère si terrible qu’il finit par traiter la reine de vieille païenne décrépite, et par la frapper légèrement de son gant au visage. On peut aisément imaginer comment Sigrid prit cette offense et avec quelle vigilance elle guetta l’heure de sa vengeance. Une autre femme lui fournit l’occasion désirée. Une sœur de Sweyn à la barbe fourchue, Thyri, fiancée contre son gré à notre ancienne connaissance, le vieux roi wend Burislaf, ne trouva rien de mieux, pour échapper à cette union détestée, que de chercher un refuge auprès d’Olaf, qui, se trouvant alors sans femme, épousa la fugitive. Ce mariage s’était donc fait contre la volonté de Sweyn, et pour comble de complications, ce dernier venait justement d’épouser l’altière Sigrid. Thyri avait dans le pays des Wends des propriétés qu’elle engagea son mari à réclamer. Olaf refusa d’abord, prévoyant les difficultés qui pourraient en résulter avec Sweyn, mais enfin, vaincu par les larmes et les reproches de sa femme, il équipa une flotte et s’apprêta à rendre visite à Burislaf. Alors Sigrid, prenant prétexte de cette expédition, qu’elle représenta comme menaçante pour les princes du Nord, noua contre le souverain de Norvège une coalition où entrèrent son fils Olaf, son mari Sweyn, et le jarl Éric, le fils d’Hakon-Jarl, depuis longtemps ambitieux de venger la mort de son père. Ni les uns ni les autres cependant n’osaient attaquer immédiatement la flotte d’Olaf. Il leur fallait du temps pour se préparer. Dans cet embarras, les coalisés eurent recours au rusé Sigvald, le capitaine de Jomsburg, et le chargèrent de s’insinuer auprès d’Olaf, de surveiller ses mouvemens et de les en informer. Sigvald, acceptant avec empressement cet office d’espionnage et de perfidie, peut-être dans le désir de faire oublier ses anciens péchés contre Sweyn et Hakon-Jarl, joignit en voyage la flotte d’Olaf, gagna sa confiance et l’accompagna chez son beau-père Burislaf, où, l’enguirlandant de flatteries, il sut le retenir sous des prétextes quelconques aussi longtemps qu’il était nécessaire aux préparatifs des coalisés. Quand ceux-ci eurent enfin réuni une flotte assez considérable pour écraser celle d’Olaf, ils firent un signe à Sigvald, qui ne chercha plus à créer d’obstacles au départ d’Olaf, et le roi reprit fraternellement avec le viking le chemin de la Scandinavie, sans se douter que la trahison guettait son passage de la baie d’une petite île aujourd’hui, paraît-il, reprise par la Baltique. Lorsqu’on fut arrivé proche du lieu désigné d’avance pour être la scène du guet-apens, Sigvald, s’esquivant avec autant d’agilité, mais moins de dommages, qu’il l’avait fait naguère à la baie d’Hjoring devant la victoire d’Hakon-Jarl, laissa le roi seul, réduit à ses propres forces, en présence du formidable armement de ses ennemis. Olaf ne se troubla pas devant cette apparition inattendue et refusa de fuir. « Je n’ai jamais fui d’une bataille, que Dieu dispose de ma vie ! » répondit-il à ses capitaines qui lui représentaient l’inégalité des deux flottes en présence. « Le roi était monté sur le gaillard d’arrière du Long-Serpent, le plus beau et le plus grand de ses navires, dit Snorro Sturleson, cité par Carlyle ; il avait un bouclier doré et un heaume incrusté d’or ; sur son armure, il avait un court habit rouge et se distinguait aisément. » Trois fois son navire fut abordé par Éric, qui trois fois fut repoussé. Olaf combattit tant qu’il lui resta un homme ; puis, sans donner à son ennemi la joie de triompher de sa mort, il se précipita dans la mer. « On le voit encore, dit Carlyle, avec son habit rouge étincelant sous les rayons du soleil couchant, s’enfonçant sous les vagues pour y trouver son long repos. » La mort d’Olaf, fils de Tryggvi, est le dernier fait mémorable auquel se trouve associée la piraterie scandinave en général et celle de Jomsburg en particulier, et avec elle prend fin naturellement le tableau que nous nous étions proposé de tracer et que nous avons voulu pousser jusque-là, bien que le récit de M. Dasent s’arrêtât après la bataille d’Hjoring. Tout ce qui nous reste à ajouter, c’est que cette mort, après un court interrègne occupé par le fils d’Hakon-Jarl, livra le trône de Norvège au dernier viking notable, c’est-à-dire à saint Olaf, le fils de cet Harald Graenske que la mégère Sigrid avait fait brûler pour se délivrer de ses importunités amoureuses : un viking, sous une forme fort adoucie cependant, et qui se présente à nous plutôt comme un aventurier noble et un royal officier de fortune que comme un pirate du type traditionnel. Ce fut ce viking qui prononça l’arrêt de mort définitif contre la piraterie, et il n’eut aucune peine à le faire exécuter dès qu’il eut achevé l’œuvre de conversion religieuse commencée avec tant de difficultés par Hakon le Bon, et si vigoureusement poussée par le premier Olaf. Une fois délivrés de leur paganisme, tout entier consacré à la force et à la vaillance, et qui les séparait du reste du monde en le leur présentant comme une proie légitime à dépouiller, les hommes du Nord furent saisis et enlacés dans la république chrétienne des peuples européens, et ils restèrent sous le filet bienfaisant que la religion leur avait tendu. La conversion au christianisme impliquait tacitement la renonciation à la piraterie, et ils ne purent échapper à la logique de leur nouvelle situation. Désormais plus d’églises à piller et de peuples à considérer comme ennemis ; ces églises étaient le sanctuaire de leur culte, et ces peuples étaient leurs frères. Politiquement aussi la situation était bien changée. Ce qui avait singulièrement facilité ces invasions qui pendant trois siècles ne cessèrent de partir du Nord, c’était l’état d’anarchie progressive dans laquelle la dissolution de l’empire carlovingien plongea l’Europe ; mais maintenant avec la féodalité commençante les vikings allaient trouver partout des Hakon-Jarl et des batailles d’Hjoring. La piraterie n’avait plus à attendre que des défaites, mince profit pour un métier qui veut être lucratif ; elle disparut donc, non-seulement parce qu’elle ne répondait plus au nouvel ordre social, mais parce qu’il n’y avait plus pour elle avantage à continuer d’être. Une double question à laquelle il est assez difficile de répondre et que nos historiens n’abordent pas, s’éveille dans notre esprit. Les temps de transition, c’est-à-dire les passages d’un état social à un autre, sont toujours pénibles et délicats ; par conséquent, il serait curieux de savoir exactement quelles furent matériellement et moralement les conséquences les plus immédiates de cette cessation de la piraterie. Jusqu’à quel point l’état matériel de ces pays naturellement pauvres, encore trop jeunes à la civilisation pour que le capital, comme on dit aujourd’hui, eût eu le temps de s’y accumuler, fut-il affecté, lorsque la piraterie cessa d’une part de faire écouler sur l’Europe le trop plein de leurs populations, et de l’autre de faire remonter sur le Nord les richesses de l’étranger ? Nous n’avons, dis-je, aucune réponse à cette question, mais il est permis de croire, sans vouloir faire pour cela l’apologie de la piraterie, que le premier résultat en fut un appauvrissement longtemps insensible et dont les effets ne se laissèrent apercevoir que lorsque la cause première qui les avait produits était depuis longtemps oubliée. Est-ce par exemple aux seules guerres excitées par les ambitions des rois et des grands qu’il faut attribuer l’effroyable misère qui détermina, un siècle et demi après saint Olaf, la jacquerie des birkenbeiner, et mit fin à la dynastie d’Harald Haarfagr ? Ces paysans norvégiens révoltés étaient si dépourvus de toute chose qu’ils en étaient réduits à porter des culottes d’écorces de bouleau, d’où leur nom de birkenbeiner, un genre de sans-culottisme qui a de la couleur locale, on en conviendra. Cette misère aurait-elle eu le temps de grossir et de faire tas dans le bon temps de la piraterie, et combien aurait-il fallu alors d’expéditions malheureuses pour que les populations en fussent réduites à se vêtir d’écorces d’arbres ? La réponse à la seconde face de la question est plus facile. On peut soupçonner sans aucune témérité d’imagination que le regret et le souvenir mélancolique des jours d’autrefois entrèrent longtemps pour une bonne part dans l’état moral où la cessation des anciennes habitudes plaça les hommes du Nord, et que bien souvent sans doute les jeunes gens enfiévrés par les convoitises et le besoin d’activité de leur âge, arrêtèrent leurs regards sur la mer avec le désespoir d’être venus trop tard au monde, ou virent passer dans le lointain des flots comme des démons tentateurs les ombres des anciens héros qui les appelaient aux aventures glorieuses et à la curée des richesses étrangères, cependant que les cloches chrétiennes, luttant avec leurs rêves d’ambitions homicides, les rappelaient à la vie de paix, à l’honnête labeur et au sentiment de la fraternité. ÉMILE MONTÉGUT.