LES SALONS DE 1895 LA SCULPTURE[1] Lorsqu’on s’est promené un certain temps parmi les six cents figures de marbre et de plâtre, plus ou moins dégingandées, qui se groupent en files pressées entre les plate-bandes du palais des Champs-Elysées, et que l’on tombe, épuisé, sur quelque banquette hospitalière, on distingue, si je ne m’abuse, dans la multiplicité des sensations qui accompagnent d’ordinaire un pareil exercice, deux impressions dominantes : la première est que, depuis les grands jours du moyen âge et du XVIIe siècle, depuis les constructions passionnées d’églises gothiques et de palais classiques, jamais peut-être l’école française n’a été en mesure de fournir plus d’ouvriers habiles et de praticiens exercés dans l’art de tailler des images à ceux qui les sauraient employer ; la seconde, que cette multitude de sculpteurs, laborieux et bien éduqués, abandonnés à eux-mêmes par l’indifférence publique, dépensent le plus souvent, à tort et à travers, leur activité stérile en travaux insignifians, d’une virtuosité démodée, faute d’une direction intellectuelle et soutenue qui leur assigne une part utile dans le mouvement général des arts et leur fournisse des motifs d’inspiration plus sérieux et plus nouveaux. Le morceau isolé de sculpture, celui qu’on peut déposer partout, suivant le hasard des circonstances, dans une galerie ou dans un jardin, sur une terrasse ou dans un musée, celui qui n’emprunte point ou qui n’apporte point à l’architecture environnante une part de sa signification et de son expression, ne devrait être qu’une exception rare dans la production courante. Il en fut ainsi à toutes les belles époques de l’art, aussi bien en Grèce qu’en Égypte, aussi bien en France qu’en Italie. Les épaves du passé, marbres, pierres ou bronzes, que les musées, dans leurs froids corridors, recueillent et classent, après la destruction des monumens, comme les feuilles de l’herbier conservent les fleurs jaunies, une fois leurs saisons passées, sans tiges et sans feuilles, loin de la terre qui les nourrissait et du ciel qui les colorait, nous disent, néanmoins, presque toutes encore, par quels liens puissans ou tendres elles tenaient à la vie : décors de temples ou d’églises, parures de villas ou de palais, images funèbres ou voluptueuses, souvenirs de gloire ou d’amour, tous ces groupes, ces figures, ces bustes se sont d’abord associés à mille autres choses pour parler plus naïvement et plus éloquemment à leurs contemporains. Il a fallu quelque catastrophe violente ou les atteintes lentes et fatales du temps pour les livrer ainsi, sans supports et sans accompagnemens, à la curiosité des oisifs et à l’analyse des pédans. Aujourd’hui, les choses vont à l’inverse C’est dans la pièce isolée, dans le morceau de bravoure, celui qu’on destine d’abord au Salon, puis ensuite à un musée, dans le morceau sans destination et sans but, que la plupart des sculpteurs se trouvent réduits, soit par excès d’amour-propre, soit par défaut de commandes, à montrer ce qu’ils savent et ce qu’ils peuvent. De là cette énorme quantité de figures sans signification, qu’on affuble, presque au hasard de noms mythologiques, bibliques, allégoriques, humanitaires, toujours les mêmes, qui ne sont que prétexte à se faire la main ou à prouver sa maîtrise, qui obtiennent fatalement et légitimement les récompenses régulières par leur correction matérielle, mais qui ne présentent pas plus d’intérêt pour le passant dont elles sollicitent les yeux qu’elles n’ont allumé d’ardeur dans l’âme des artistes dont elles ont tout au plus fatigué la main. Ce n’est pas que, parmi ces exercices plastiques, il n’en soit qui ne témoignent, chez leurs auteurs, d’une intelligence délicate ou puissante de la beauté corporelle, parfois même d’une certaine sensibilité poétique ou morale. L’Illusion, par M. Charpentier, ouvre agréablement la série. Pourquoi l’Illusion ? Une jeune femme nue, tenant d’une main une branche de fruits, de l’autre une poignée de roses froissées, qui penche la tête et qui ferme les yeux, est-ce une allégorie bien claire ? Mais les formes sont souples, l’allure bien rythmée, les yeux sont satisfaits. Néanmoins, la vaillance du sculpteur s’accuse plus franchement dans sa vivante et chaude figure en bronze de Madier de Montjau. L’Ève accroupie de M. Dagonet, dans sa pose ramassée, la tête sur ses genoux, rappelle une des dernières compositions de cet excellent Delaplanche ; les jambes, entourées par les bras, sont plus serrées encore ; l’ensemble forme une espèce de masse cubique dans le goût de certaines pleureuses égyptiennes, qui serait assez disgracieuse si l’habileté du sculpteur n’en avait remarquablement combiné les lignes et assoupli les contours. Il n’y faut pas trop chercher l’expression d’une douleur profonde, mais le morceau est d’un bon style. N’est-ce pas encore une Eve quelconque s’éveillant à la vie, que le public croit voir dans la jeune géante, assise sur le sol, les yeux encore clos, soulevée à demi, s’étirant les bras, qui représente, suivant M. Boucher, la Naissance de la Terre ? Le titre semble avoir été mis après coup, comme les noms d’héroïnes bibliques ou d’illustres dames de la renaissance dont les peintres du premier étage baptisent in extremis leurs études d’après le modèle parisien, au moment d’en faire la déclaration légale aux employés du catalogue. Rien ne justifie, ni dans le caractère, ni dans l’attitude, ni dans les accessoires, les ambitions cosmogoniques de cette robuste fille, dont la tête étroite, d’un profil court et mesquin, ne doit pas contenir beaucoup de cervelle. M. Boucher, qui est un de nos plus vigoureux tailleurs de marbre, pense beaucoup à Michel-Ange ; il s’attaque, volontiers, comme lui, aux figures colossales. Désirerait-il, comme lui, joindre, à la gloire de l’artiste, la gloire du penseur ? On le croirait, car il nous présente, depuis quelque temps, toutes ses études comme de hautes synthèses sur lesquelles nous sommes invités à méditer : s’il représente une femme qui s’endort, c’est le Repos ; s’il agrandit, avec un talent considérable, mais sans originalité inventive, le superbe Adam de Jacopo della Quercia, travaillant la glèbe, le pied sur sa bêche, cela devient la Terre. Pour cette dernière figure, passe encore, l’œuvre était imposante et pouvait, jusqu’à un certain point, supporter ce titre ambitieux ; mais, avec ce système, nous n’aurions bientôt plus, au Salon, que des créations philosophiques, scientifiques, symboliques, à trop peu de frais, en vérité, et sans que la pensée moderne s’en trouve suffisamment fortifiée ou éclairée. Il n’est pas de paysanne allaitant son nourrisson qui ne puisse devenir la Maternité ou même l’Humanité, pas de troupier combattant qui ne puisse symboliser la Patrie ou la Gloire. Les grands mots ne suffisent point à faire les grandes œuvres. Avec des intentions plus modestes, la figure de M. Boucher, puissamment modelée en quelques parties, trouverait la critique disposée à plus d’indulgence pour la disproportion et l’insignifiance de la tête, et pour une hésitation générale dans la construction et dans le mouvement de la figure, qui arrêterait, à elle seule, l’imagination dans son essor vers un idéal surhumain. En de pareils colosses, pour qu’ils nous puissent ravir, il faut que la vie surabonde et fasse, d’un bout à l’autre, palpiter toute la masse. D’autres Èves, moins ambitieuses, celle de M. Perrey qui a laissé, comme une charmeuse, s’enrouler le serpent autour de son bras, celle de M. de Gontaut-Biron, plus méditative, sous le titre un peu moderne de Première suggestion, laissent encore un souvenir agréable. Sapho, une autre pécheresse, moins naïve et se prêtant moins aux interprétations morales, continue à attirer, vers le rocher de Leucade, une troupe d’adorateurs attardés. M. Guilbert, naviguant sur la mer bleue, arrive, juste à point, près de la côte, pour voir, de face, la désespérée faisant le grand saut et descendant vers l’abîme. C’est d’un œil inquiet et surpris qu’on voit tomber, tous voiles rejetés, les jambes écartées, ce beau corps de marbre qui va se briser ou s’aplatir, dans une seconde, sur la grève. Cette fixation d’un mouvement rapide et fatal, qu’interrompt seulement, pour la circonstance, et contrairement à la vérité, un artifice de métier, est une de celles qui répugnent le plus à l’art sculptural. On ne saurait approuver M. Guilbert de s’en être servi. Le gros public, sans doute, s’extasie d’abord devant ces difficultés d’équilibre qu’il considère comme des tours de force, mais, avec son invincible bon sens, il s’en détourne aussi vite qu’il y est venu, éprouvant, lui-même, peu de plaisir et même quelque embarras à analyser les perfections plastiques ou l’expression douloureuse d’une personne qui tombe si vite et qui devrait déjà être en bas. Dans le cas présent, c’est dommage, car la personne est belle, d’une beauté mûre, assurément, mais encore attrayante, avec un air de tête passionné et fatigué ; c’est le meilleur morceau de marbre qu’ait sculpté M. Guilbert ; on en aurait mieux apprécié les mérites, s’il avait été présenté plus simplement. MM. Armand-Auguste en faisant comparaître Sapho devant Phaon, Mme Cranney-Franceschi, en nous la montrant encore debout sur le rocher. M. Seysses, en recueillant son corps tombé sur la plage se sont conduits en sculpteurs plus avisés. Celle de Mme Cranney-Franceschi est une aimable femme, de petite beauté, mais d’un désespoir sincère ; en s’avançant vers le précipice, sa résolution prise, elle rejette sa lyre inutile et s’arrache du front la couronne méprisée ; le mouvement est heureux, bien qu’il cache trop le visage. M. Seysses, qui a de la vigueur et du style, a donné à la grande victime une beauté plus ferme, presque virile. Couchée à plat sur les rochers, les deux mains étendues sur sa lyre qu’elle n’a pas abandonnée, les jambes repliées, elle ne montre guère que le dos ; c’est une bonne étude, menée avec soin, très intéressante pour les spécialistes, mais qui, comme toutes les études de ce genre, reste insuffisamment expressive et ne parle guère à l’imagination. Ne faut-il pas voir encore une conséquence de ces habitudes scolaires auxquelles leur isolement condamne trop longtemps les sculpteurs dans cette multitude, chaque année croissante, de figures couchées et plaies qui s’étale sur les bas piédestaux du Salon ? Ce ne sont, de tous côtés, que morts ou mourans, évanouis, endormis, la plupart sans mouvement, quelques-uns se livrant à des contorsions violentes, soit par suite d’un cauchemar, soit pour cause d’empoisonnement. Pourquoi cet amour des attitudes horizontales ? Rien de plus simple. C’est que le modèle, étendu de la sorte, sur un bon tapis, donne aisément une pose plus longue et plus régulière que le modèle debout, dans une attitude expressive et pénible à tenir. Cela devient presque une étude de nature morte, et le sculpteur est impardonnable qui ne l’exécute pas en perfection. Mais quelles fonctions sociales donner à tous ces gisans, qui ne présentent ni l’intérêt iconographique, ni l’intérêt historique par lesquels les vieilles images funèbres, allongées, les mains jointes, dans leurs superbes costumes ou dans leur grave nudité, sur la pierre des tombeaux, nous retiennent et nous instruisent ? Dans un jardin ou dans une galerie, quelle pauvre décoration que ces corps aplatis, sans expressions et sans reliefs ! Ce ne sont donc que des thèmes d’atelier, et c’est ainsi qu’il les faut juger. Mais que de temps et d’efforts perdus par d’excellens praticiens et qui auraient pu être mieux employés ! Parmi ces études, la victime de Cléopâtre, l’Esclave empoisonné, de M. Loiseau-Rousseau, mérite une attention spéciale. Le spectacle n’est pas récréatif ; le pauvre diable, tombé sur le dos, en proie aux convulsions d’une horrible agonie, se tord violemment, la tête renversée en arrière, s’arc-boutant des épaules et des cuisses, les jambes tendues, se déchirant d’une main la poitrine et de l’autre arrachant des lambeaux de la peau de bête sur laquelle il se débat. Le sculpteur, toutefois, a mené sa tâche avec une résolution si ferme et si soutenue, il a si fortement, d’un bout à l’autre, exprimé la tension musculaire et l’angoisse du désespoir, dans tous les membres de ce corps robuste, sans affectation mélodramatique ou sentimentale, qu’il faut reconnaître dans cette habileté mieux qu’une virtuosité banale. On doit désirer voir ce jeune artiste appliquer, le plus tôt possible, sa vigueur bourguignonne à quelque ouvrage plus significatif. Le Christ au tombeau, qu’un artiste de Tours, M. Varenne, très au courant de l’art national du XVe siècle, a modelé, dans le goût simple et fort des vieux imagiers, reste, malgré cette imitation avouée, une œuvre personnelle, d’un caractère grave et d’une expression ressentie qui la distinguent suffisamment des figures environnantes. On regarde aussi, avec plaisir, les corps charmans d’une jeune Épave, que M. Akermann (de Stockholm) a trouvée sur la plage et d’une Madeleine jetée sur le sol par M. Barnhorn (des États-Unis) ; dans ces deux morceaux, l’exécution est attentive et délicate, mais, d’ailleurs, toute française. La remarque peut s’appliquer aux ouvrages de presque tous les étrangers, qu’on rencontre dans la section de sculpture ; l’influence directe et unique des maîtres français s’y marque plus profondément que dans les œuvres de peinture. Le fait s’explique à la fois et par l’absence d’écoles indigènes, dans la plupart des nations, et par la persistance d’une tradition séculaire qui a presque toujours assuré aux sculpteurs français, depuis le XIIIe siècle, sauf durant la période italianisante de la Renaissance, notamment au XVIIe et au XVIIIe siècle, une suprématie incontestée en Europe, surtout dans l’Europe septentrionale. Suprématie durable, fondée à la fois sur des qualités de tempérament spécial et sur un régime de forte éducation technique, et que toutes les expositions universelles n’ont cessé de mettre en lumière ! Quelques-unes des qualités traditionnelles de la sculpture française, soit cette franche vigueur de conception, et cette hardiesse simple d’expression qu’elle a héritées du moyen âge, soit cette intelligence de la beauté ou tout au moins de l’élégance plastique que le XVIe siècle lui a léguée, soit le goût du grand rythme et de l’équilibre décoratif qu’elle doit à l’enthousiasme laborieux des périodes classiques, se retrouvent, toujours, à des degrés divers, dans les œuvres exposées chaque année. Suivant son propre tempérament, chaque sculpteur, à l’occasion, demande un peu plus conseil aux maîtres académiques, ou aux maîtres primitifs ; la plupart, avec raison, se nourrissent à la fois de toutes ces traditions successives et combinées dont l’amalgame irréductible donne, en réalité, dans l’art comme dans la pensée, à notre âme française, mixte et multiple, internationale et universelle, sa puissance vivace d’expansion et de communication. C’est sans parti pris de pédantisme ni d’archéologie qu’ils cherchent simplement, en s’inspirant de la nature et de la vie, à exprimer, par les moyens techniques les plus complets, ce qu’ils ont envie de dire ou ce qu’on les engage à dire. Nous ne voyons pas ce qu’ils auraient à gagner à devenir des théoriciens plus exclusifs ou des érudits plus systématiques, à s’enfermer, de parti pris, comme l’y pousseraient volontiers tour à tour des amis convaincus, d’opinions diverses, mais également formalistes, dans la gêne étroite d’un réalisme opiniâtre, ou dans la vague ivresse d’un idéalisme conventionnel. La noblesse des images de Chartres et de Reims, la sincérité des effigies de Saint-Denis, l’élégance des déesses d’Anet et de Fontainebleau, la vigueur pompeuse des héros de Versailles ou des athlètes de Marseille, la grâce aimable des nymphes de Trianon, tout cela, c’est également notre patrimoine, et nous ne saurions vouloir y renoncer, même en partie, sans nous amoindrir et nous affaiblir. On aura beau dire et beau faire, l’âme d’un artiste français sera toujours une âme éclectique, mobile et souple comme l’âme même de la nation. N’est-ce pas, en vérité, à cette facilité d’évolution, toujours accompagnée d’un goût attentif et d’une science loyale, que nos sculpteurs français, depuis la Renaissance, doivent d’avoir échappé à la contagion des décadences environnantes ? Laissons-les donc libres de prendre avis et conseil où ils voudront, efforçons-nous, seulement, de les occuper ; c’est là la grande affaire. Combien l’idée d’une destination précise, d’un effet déterminé, combien l’obligation de satisfaire à un bon programme ou d’étudier seulement une figure intéressante donnent de force et de ressort à un sculpteur ! Les œuvres de MM. Falguiére, Mereié, Paul Dubois, Frémiet, Marqueste, Verlet et bien d’autres, à un degré moindre, en sont des preuves frappantes. Parmi les nombreuses statues historiques qui se dressent sur les gazons des Champs-Elysées, le Henri de La Rochejaquelein par M. Falguiére, est celle dont on se souviendra le plus longtemps. Ce n’est qu’un plâtre, à peine complet, resté à l’état d’ébauche en quelques parties, mais si vivant, si expressif, d’une allure à la fois si décidée et si simple, si martiale et si douce, qu’on en reste tout ému et charmé. Ah ! certes, oui, il les devait entraîner aisément, les bons paysans de Vendée, croyans et naïfs, ce beau et svelte jeune homme à tête d’ange, dont le profil extatique et énergique rappelle, sous son haut feutre à larges bords, celui des jeunes saints nimbés devant lesquels on s’agenouille dans l’ombre des chapelles. Nulle convention, nul sacrifice pourtant de vérité, ni d’exactitude. Debout, chaussé de bottes molles, vêtu d’une longue redingote, coiffé de travers, une main sur la garde de son sabre, l’autre gantée et tenant l’autre gant, le gentilhomme insurgé se présente, au repos, dans la tenue la plus correcte. Au repos ? Disons-nous bien ? D’attitude, cela est vrai, mais non de cœur ni d’intention ; car, sans un geste, sans une violence de lignes, l’étonnant sculpteur a animé, d’un bout à l’autre, et le corps et les vêtemens, de cette passion intérieure, de cette conviction belliqueuse et religieuse, qui rayonnent, si vivement, sur le visage. Si M. F aiguière n’avait pas appliqué sa pensée à la réalisation d’une si haute et noble figure, nous aurions probablement une Ariane ou une Junon de plus. Faut-il nous en plaindre ? Assurément non. Le modèle de La Rochejaquelein qui, dans sa forme définitive, nous réservera sans doute encore quelques surprises, ajoute déjà à la gloire du sculpteur un rayon plus pur et plus vif, nous ne voulons pas dire inattendu ; nous retrouvons là, en effet, avec plus d’ampleur et de liberté, ce charme d’une inspiration tendre et forte qu’on salua, dès 1868, dans le Tarcinus martyr, et que vingt-sept ans d’une fécondité ininterrompue n’ont pas épuisée chez l’artiste toujours grandissant. S’apitoyer mélancoliquement sur la fâcheuse éducation de nos sculpteurs que leurs maîtres condamnent ou qui se condamnent eux-mêmes à étudier l’Antiquité et la Renaissance, les plaindre d’être à la fois capables de comprendre les plus belles élégances de la plastique et les plus nobles simplicités de l’expression, ne voir dans cette ouverture et cette étendue d’intelligence qu’une cause « l’impuissance ou d’affaiblissement, n’est-ce pas, en vérité, le résultat d’une bien singulière erreur, et qui semble inexplicable lorsqu’on regarde les Jeanne d’Arc de MM. Paul Dubois et Mercié ? Pour avoir complété à Florence et à Rome cette saine éducation des yeux qu’ils avaient commencée et qu’ils devaient continuer dans leur pays, pour avoir débuté, avec un éclat qu’on ne saurait oublier, l’un par cet incomparable Narcisse, si délicieusement animé du souffle grec, qui est devenu, pour toutes les écoles du monde, un modèle classique, l’autre, par ce jeune David, d’une si triomphante allure que toute l’école s’en trouva comme rajeunie, en sont-ils devenus tous deux moins capables d’exprimer en bon art français les douleurs ou les espérances des âmes françaises ? Entre leurs mains savantes et consciencieuses, Jehanne la Pucelle, l’héroïne nationale, a-t-elle repris une figure moins simple et moins conforme aux traditions historiques qu’elle n’eût fait chez des sculpteurs moins expérimentés ? La statue équestre, en bronze, de M. Paul Dubois, est-elle bien celle-là dont le modèle en plâtre fut exposé en 1889 ? On a peine à le croire. En effet, tout en conservant à peu près l’attitude et le costume de la figure, le sculpteur a tellement corrigé, modifié, perfectionné l’ensemble et les détails qu’on se trouve en présence d’une œuvre nouvelle. La description que nous en donnions alors dans la Revue reste exacte pour le premier aspect, mais si l’on compare, par exemple, les photographies des deux ouvrages, on s’aperçoit qu’il n’y a presque pas de point sur lequel l’attention scrupuleuse de l’artiste n’ait apporté quelque légère ou grave amélioration. C’est le cheval surtout qui s’est métamorphosé ! En 1889, nous l’admirions pourtant déjà : « Cet animal est superbe, disions-nous. Il pousse en avant comme s’il avait conscience de son rôle, marchant au trot, la jambe haut levée, en cheval de fine race. Le mouvement est admirablement marqué, sans effort, sans violence, par toute la poussée du corps, l’inclinaison de la crinière, la fuite de la queue. » Mais, si nous revoyons aujourd’hui ce cheval de 1889 à côté de son successeur, nous le trouvons, par comparaison, presque lourd et presque banal, tant l’artiste, en approfondissant sa pensée, a serré de plus près, pour la bête comme pour le reste, l’idéal qu’il s’était formé et dont il avait pu déjà nous faire pressentir la grandeur. Quant à la cavalière, elle aussi était moins bien en selle, moins ferme sur ses étriers, moins confiante en son destrier, par conséquent moins entièrement livrée à l’extase religieuse et patriotique qui la soulève et qui la mène. Par l’élargissement de la selle, dont les bâtes de troussequin et d’avant, plus arrondies et plus souples, emboîtent mieux le corps, par l’adjonction des courroies de poitrail et de croupière assurant la stabilité de cette selle, le sculpteur a mieux associé qu’il ne l’avait fait d’abord la chevaucheuse à sa monture, et leur a donné, dans l’allure, dans le mouvement, dans l’expression, une cohésion plus saisissante et plus entraînante. Ce fin et nerveux coursier, allant à son but d’un train si décidé et si sûr semble vraiment le compagnon et l’ami, plutôt que l’esclave, de la fille inspirée qu’il porte et dont l’inconcevable prestige l’a dompté et entraîné, comme il domptait et entraînait tous les êtres vivans autour d’elle. On sait quel était, l’amour de Jehan né pour les chevaux, et combien elle s’occupait de son écurie ; à Compiègne, elle en avait quinze, et se plaisait surtout à monter les difficiles et les rétifs. « Elle chevauche les coursiers noirs, dit le greffier de la Rochelle, de tels et de si malicieux qu’il n’estoit nul homme qui bonnement les osast chevaucher. » Et devant les murs de Jargeau, le 8 juin 1429, un chevalier, Gui de Laval, écrit à sa mère : « Ce semble chose toute divine, et de la voir et de l’ouïr… Et la vis monter à cheval, armée tout en blanc, sauf la tête, une petite hache en sa main, sur un grand coursier noir qui, à l’huis de son logis, se démenoit très fort et ne souffroit qu’elle montast. Et lors elle dit : « Menez-le à la croix », qui était devant l’église, auprès, au chemin. Et alors elle monta, sans qu’il se mût, comme s’il fust lié. Et lors se tourna vers l’huis de l’église qui estoit bien prochain, et dit en assez bonne voix de femme : « Vous, les prêtres et gens d’église, faites procession et prières à Dieu. » Ce n’est pas Gui de Laval seul qui nous apprend la répugnance qu’avait Jehanne à s’armer d’un casque, soit que cette coiffure pesante la gênât dans ses mouvemens, soit plutôt qu’elle tînt à se montrer, dans la mêlée, la face découverte, pour être reconnue, et pour entraîner, par l’animation de ses regards irrésistibles, les hésitans ou les lâches. M. Frémiet, en la laissant tête nue, dans la belle statue de la place des Pyramides, n’a donc pas été infidèle à l’histoire ; c’était pourtant le droit de M. Paul Dubois de la coiffer d’un casque ; léger et simple comme le reste de son armure, d’un casque blanc. Il l’a fait habilement, de façon à dresser en lumière tout le visage, ce visage intelligent et naïf, d’un type volontairement rustique et irrégulier, plus rustique et plus irrégulier même qu’il ne semble avoir été, d’après les témoignages contemporains. Bien que le casque soit étroit, il suffit à cacher tous les cheveux, coupés « ronds et courts », ce qui accentue l’air extatique du visage, mat et pur, celui d’une petite nonne enserré dans sa coiffe luisante. M. Paul Dubois n’a point non plus menti à l’histoire en équipant la mouture d’un harnais élégant et, suivant l’usage du temps, « bien ouvré ». Dès qu’elle fut accueillie à Chinon. Jehanne, rapidement acclimatée, avait pris sans peine les allures, les goûts d’une grande dame pour les riches étoffes et les fines orfèvreries. Le jour où on lui apporta l’épée de Sainte-Catherine, de Fierbois, son premier soin fut de l’envoyer à Tours, la ville des artistes, « pour y faire faire, dit le chroniqueur, un fourreau d’ornement d’église. » Quelques jours après, à Orléans, elle se commandait une huque de vert perdu (pardessus de couleur vert sombre) et une robe de fine Brucelle vermeille (de fin brocart flamand vermeil) au prix de deux et quatre écus d’or l’aune. Cette fille extraordinaire, à tous les genres d’héroïsme et d’intelligence joignait même, on le voit, un sentiment d’élégance et d’art. De quelque façon que les artistes la représentent, ils auront toujours peine à nous donner une idée complète de sa noble et incomparable personnalité dans laquelle le mysticisme et l’esprit pratique, l’exaltation et le sang-froid, la hardiesse et la douceur, la piété et la bonne humeur se mêlent d’une façon si surprenante. M. Paul Dubois a représenté, dans ce chef-d’œuvre supérieur et achevé, la guerrière inspirée, la croyante qui rend hommage au ciel de sa victoire. L’idée n’est pas nouvelle, car c’était celle de Foyatier, sur la place du Martroy, à Orléans, mais entre l’amazone pesante, hésitante, vaguement définir de Foyatier, et la missionnaire fervente, résolue, expressive, vivement et profondément précisée, de M. Paul Dubois, il y a toute Indifférence d’une noble tentative à une réalisation complète et définitive. D’autres artistes pourront encore, cependant, après lui trouver dans la figure de Jehanne des aspects différens qu’ils s’efforceront de rendre ; la matière n’est point épuisée. Voici M. Mercié, par exemple, qui reprend, pour le monument de Domremy, un sujet souvent traité, la mission de Jeanne, ses visions, son départ. M. Mercié est un sculpteur héroïque ; c’est dans les puissantes allégories d’une synthèse haute et générale qu’il se développe à l’aise : le Gloria Victis, le Génie des Arts, le Quand Même ! etc. Partout ailleurs, dans la figure isolée, dans l’épisode, il hésite et se rapetisse. Nous en avons la preuve ici même, dans une statue de Guillaume Tell posant le pied sur le rocher ; condamné à suivre un programme sans doute trop étroit, forcé de reproduire une figure banalisée, sans rien modifier au costume ni aux accessoires, M. Mercié a senti tiédir sa verve ; il n’a abouti qu’à tailler une image correcte, d’un aspect fier et énergique, mais sans caractère saisissant ; on peut croire qu’il en eût été tout autrement s’il avait eu à représenter la Libération de la Suisse. Devant Jeanne d’Arc, il ne pouvait se laisser emprisonner dans l’anecdote, ni traiter à nouveau cet épisode des voix entendues, des visions apparues qui a fourni successivement à Rude, à Benouville, à Chapu, à Bastien-Lepage, à André Allar, à bien d’autres, un motif heureux d’inspiration. La scène du départ de Jeanne, dans son imagination tournée au grandiose, a pris l’aspect d’une synthèse historique. Ce n’est plus saint Michel, ni sainte Catherine, ni sainte Marguerite qui arrachent la bergère à sa quenouille et à ses brebis et la poussent, malgré elle, vers les batailles ; c’est la France même, ce royaume de France « où il y a grand’pitié », sous la figure d’une noble et triste reine, au long manteau fleurdelisé, d’une taille noble et surhumaine, le visage flétri sous ses tresses en désordre et sa fière couronne, avec son écu faussé et transpercé. La haute apparition, désolée et dominatrice, se dresse derrière la fille prête enfin à marcher, exaltée et résolue, et lui pose la main sur l’épaule, en l’encourageant de la voix. Jeanne, la tête dressée, les yeux au ciel, la main gauche sur le cœur, brandissant de l’autre la grande épée qu’elle vient de recevoir, s’élance en avant. La figure semblerait théâtrale, si par l’ardente expression de la tête, la simplicité du costume, la franchise générale de l’allure, et surtout le grand développement de la compagne idéale et souveraine qui la protège et qui la transforme, l’artiste n’avait rendu sa noblesse primitive à une attitude naturelle dont le seul tort est d’avoir fourni un thème trop facile aux cantatrices et aux tragédiennes. M. Mercié n’a point dédaigné, non plus, les bonnes sources. Son respect de l’histoire, son sentiment juste et ému de la vérité, se révèlent dans l’ajustement, la coiffure, la physionomie de la France autant que dans l’habillement rustique et le type énergique de Jeanne. Comme Rude, Chapu, Bastien-Lepage, M. Mercié a cru qu’il convenait de donner à la bonne Lorraine un type de nos provinces de l’Est, lorrain ou alsacien, un type actuel et vivant, mais, de plus, en sculpteur épris de beauté, il a cru pouvoir le choisir beau et régulier, ce que rien ne lui interdisait. Le visage de Jeanne, très réel et très ferme, diffère donc beaucoup, chez lui, du visage idéal et attendri qui semble avoir été, chez M. Paul Dubois, la réminiscence d’une effigie du XVe siècle autant que l’interprétation d’une figure rencontrée. L’ensemble est très imposant, d’un rythme épique et martial, presque aussi pittoresque que plastique ; il faut d’ailleurs se souvenir que ce n’est là qu’une première pensée pour une œuvre monumentale et décorative, et qu’il serait injuste d’incriminer l’artiste pour quelques négligences, lourdeurs ou imperfections qu’il saura bien faire disparaître dans l’exécution définitive. La supériorité des Jeanne d’Arc de MM. Paul Dubois et Mercié fait tort, naturellement, à toutes les autres effigies de la Pucelle. Néanmoins, la Jeanne, à pied, au combat, Devant Jargeau, par M. Lanson, est une figure énergique, qui arrête justement l’attention ; et l’on remarque aussi une expression élevée d’enthousiasme dans la Jeanne polychrome de M. Allouard, Après la Victoire. Des œuvres sans parti pris d’école, à la fois réelles et imaginées, puissamment conçues et soigneusement exécutées, résultat d’une observation précise et d’une pensée bien définie, telles que celles de MM. Falguière, Paul Dubois, Mercié, indiquent, mieux que toutes les paroles, la voie féconde dans laquelle doit résolument entrer la sculpture contemporaine. Qu’il s’agisse d’effigies commémoratives ou de compositions monumentales, c’est dans la réalité même, réalité du présent ou réalité du passé, qu’il faut chercher la source de l’inspiration et les élémens de l’idéal. En dehors de la vérité, de la vérité librement choisie, simplifiée, agrandie, il n’y a qu’un art éphémère et factice, qu’il procède d’une tradition scolaire ou qu’il s’en tienne au caprice individuel. M. Mercié a prouvé éloquemment par son groupe de Quand même ! et par celui de Jeanne d’Arc que l’art héroïque n’avait jamais besoin de mentir, soit qu’il eût à célébrer les malheurs d’hier, soit qu’il eût à glorifier les réveils d’autrefois. Une paysanne d’Alsace et un troupier d’infanterie, une reine, rencontrée sous une vieille miniature et une fille de Lorraine, sont devenus, dans ses mains, des personnages plus hauts et plus épiques que tous les grands capitaines du XVIIe siècle déguisés en empereurs romains et toutes les allégories mythologiques, bonnes à tout faire. C’est à la vérité vivante ou historique, mais c’est toujours à la vérité qu’il a demandé, dans ses grandes œuvres, et qu’il a dû le rajeunissement de sa pensée et l’exaltation de sa vision. Ce qu’il a fait, ce qu’ont fait MM. Frémiet, Paul Dubois. Falguière, tous doivent désormais chercher à le faire, et lorsqu’il s’agira surtout de souvenirs nationaux, nous demanderons à nos sculpteurs de jeter là définitivement les vieilles défroques de l’école et du dilettantisme, et d’être résolument français, comme ces maîtres illustres le sont aujourd’hui ! Le groupe monumental, d’une importance exceptionnelle, qui a valu la médaille d’honneur à M. Bartholdi, devrait clore, à notre sens, la série de ces compositions solennelles et indécises, dans lesquelles on a cru longtemps retrouver plus facilement la noblesse et la grandeur par un mélange compliqué d’accessoires explicatifs et d’allégories surannées, dont le moindre défaut était de parler, en général, un langage très confus, de ne point exprimer ce qu’elles devaient dire, de s’appliquer indifféremment à toutes les races et à toutes les époques. Le sujet était beau : la Suisse secourant les douleurs de Strasbourg pendant le siège de 1870, mais à la condition d’être présenté clairement et franchement. M. Bartholdi l’a bien compris pour la ville de Strasbourg, à laquelle il a donné le costume alsacien, comme avait fait M. Mercié, et qui s’avance, triste mais résolue et ferme, vers la Suisse, sa bonne sieur, qui lui prend le bras et lui couvre la tête de son bouclier. On reconnaît donc l’Alsace ; mais qui reconnaîtrait la Suisse, malgré son air ému, dans cette déesse antique portant le diadème des matrones ? Une robuste fille de Baie, de la ville où doit être érigé le monument, nous eût bien suffi, et aurait pu montrer, aussi bien que l’Alsacienne, la dignité nécessaire. Notre embarras d’esprit se complique encore par la présence d’un ange à demi nu, aux ailes éployées, arrivant de Versailles, qui accompagne l’Alsace, et par celle d’un enfant nu, d’une pauvre famille, d’un jeune blessé, cachés derrière le groupe principal, qui semblent honteux, dans leurs aspirations académiques, de garder encore quelques lambeaux de vêtemens modernes, souvenir bien vague de leur pays et de leur temps. Ne sentez-vous pas tout ce que M. Bartholdi aurait trouvé d’invention, de clarté, de grandeur, dans une acceptation franche et hardie de la simple réalité ? Tout ce qu’il a dépensé de savoir et de vigueur dans l’exécution de cette œuvre énorme n’en peut sauver le défaut capital, qui est l’absence de signification évidente et précise. On éprouve, si je ne me trompe, des impressions du même genre, c’est-à-dire peu satisfaisantes, devant un certain nombre d’autres monumens commémoratifs conçus dans la même donnée, où l’association factice des figures réelles et des figures allégoriques semble plutôt opérée par l’application d’une formule scolaire que par la vision personnelle d’une imagination exaltée et convaincue. Dans le monument qu’on doit élever à Sedan A la mémoire des soldats morts pour la patrie, M. Croisy, qui connaît à merveille son troupier, a posé sur le devant un fantassin, décoiffé et blessé, qui glisse et va tomber, s’appuyant d’une main sur son fusil, de l’autre sur un canon ébréché. La figure est excellente, assez belle et grande, parce qu’elle est vraie, vivante, comprise, ressentie. En est-il de même de la Gloire ailée, au visage court et camus, de physionomie vulgaire, qui plane derrière le pauvre diable pour lui poser sur le front une couronne qu’il ne voit ni ne sent venir ? C’est un souvenir du Gloria Victis, mais, dans le Gloria Victis, les deux figures, celle de la déesse et celle du soldat, étaient également idéales, et M. Mercié n’avait pensé qu’à exprimer une pensée éternelle, non à fixer la mémoire d’événemens particuliers. Ce n’est pas certainement sous cette apparence archéologique que nos petits soldats, vainqueurs ou vaincus, voient apparaître la gloire encourageante ou consolatrice, si tant est qu’ils y pensent. Dans le Rêve qu’il leur donne, M. Detaille a vu plus juste en faisant défiler, au-dessus d’eux, les vieux chefs des armées, leurs prédécesseurs en courage et en dévouement. Ce qui est vrai pour des représentations contemporaines est vrai pour des représentations rétrospectives. Si M. Theunissen, nous montrant la Ville de Saint-Quentin protégeant la France contre l’invasion espagnole en 1557, avait donné à ses deux figures un caractère local et historique mieux déterminé par un respect plus attentif des types et des costumes, croit-il qu’il aurait nui à l’effet de son monument ? Il eût d’autant mieux réussi que nous le savons, par ses œuvres antérieures, un interprète assez puissant et sensible de la réalité. Et n’est-ce pas aux artistes provinciaux à donner l’exemple de cette décentralisation si nécessaire, dont tout le monde parle et que l’on tente si mollement ? La centralisation de la banalité et de l’uniformité dans les arts, dans la sculpture et dans l’architecture notamment, malgré les différences de climat, de race et d’histoire, n’est-elle pas une des plus incompréhensibles, une de celles aussi qu’il serait le plus facile et le plus utile, sans dommage pour personne, de briser ou d’atténuer ? Vous faites des Suissesses, soyez Suisse ; vous parlez à des Picards, soyez Picard. Un petit projet de monument commémoratif de nos malheurs, Souviens-toi, par M. Bareau, est composé d’une façon à la fois plus hardie et plus expressive. Sur le devant se tient un cuirassier assis qui se retourne en entendant, derrière, sortir du tombeau un soldat d’autrefois, mal enseveli, qui lui fait signe. L’allégorie est aisément saisissable, ce qui est le premier devoir d’une allégorie qui s’adresse au peuple. Reste à savoir ce que deviendra, en s’agrandissant, cette esquisse qui perdrait sa valeur si elle tournait à l’emphase et au mélodrame ; or, c’est de ce côté qu’est le péril pour M. Bareau, si l’on en juge par l’affectation de vigueur qui gâte son groupe colossal de deux hommes nus combattant Pour le Drapeau. Depuis que la Mort de Léandre, une étude d’atelier très distinguée, lui a fait donner, en 1893, une bourse de voyage, les ambitions de M. Bareau ont singulièrement grandi en même temps que ses forces ; c’est, en somme, parmi les jeunes sculpteurs, un de ceux qui semblent annoncer le plus de tempérament. Dans un grand bas-relief de bronze, M. Auguste Paris a représenté le Retour à Paris des soldats républicains après la victoire. C’est la contre-partie exacte du Départ de Rude. Au-dessus du groupe plane, au lieu de la Marseillaise, une République en bonnet phrygien, tenant sous son bras un faisceau de drapeaux ennemis et montrant une couronne de lauriers. Il n’y a rien là, non plus, qui déroute les yeux : c’est facile à saisir. Un homme qui n’a jamais hésité à aborder de front son sujet, quel qu’il fût, un artiste qui, l’un des premiers, a apporté, dans la rénovation de la sculpture, cet amour intense de la vérité, cette curiosité respectueuse des enseignemens de la science et de l’histoire, qui pénètrent peu à peu l’école française, et d’ici quelques années modifieront sa direction, c’est, on le sait, M. Frémiet. Soit qu’il se prenne à une figure historique, soit qu’il mette en scène des comédies ou des drames de la vie primitive et sauvage, avec des animaux pour principaux acteurs, il apporte, en tout ce qu’il fait, la même conscience d’observation, la même liberté et la même franchise d’exécution. Son œuvre, le jour où elle se présenterait dans son ensemble, montrerait en lui l’une des intelligences les plus ouvertes et les plus étendues de notre temps en même temps qu’une des imaginations les plus sensibles et les plus précises. Son Combat d’un orang-outang avec un sauvage de Bornéo, commandé pour le Muséum, n’est pas fait, plus que n’était son fameux Gorille ravisseur, pour amuser les petites dames. La lutte entre les deux êtres primitifs a été sanglante et courte. Notre vénérable aïeul à quatre pattes ou à quatre mains, beaucoup mieux armé, en tout cas, que le plus sauvage de ses cousins dégénérés, n’en a fait ni une ni deux. De ses deux longues mains de devant, comme d’un carcan de chair, il serre la gorge de l’homme terrassé, qu’il tient, à ses pieds, tordant ses membres nus dans une impuissante convulsion, et renifle avec volupté sa victoire, le museau tendu entre ses vieilles bajoues, pansues et poilues, épanouies autour de ses babines comme de larges soufflets ; près de lui, un de ses jeunes fils, assis et satisfait, contemple, d’un œil attendri, le triomphe paternel, et apprend son métier pour l’avenir. La sûreté de main avec laquelle ce groupe original est agencé et mis en relief dans le cadre surbaissé d’un tympan architectural n’a rien qui puisse surprendre de la part d’un si habile ouvrier ; mais c’est toujours plaisir de voir une œuvre importante conduite avec cette vaillance tranquille et joyeuse qui respire dans toutes les créations ou fantaisies de M. Frémiet. L’iconographie monumentale s’enrichit aussi, celle année, de quelques bons morceaux. Le Don Salvador Donoso, en simple soutane, par M. Marqueste, le Mgr Sebaux, en vêtemens épiscopaux, par M. Verlet, tous deux agenouillés, sont d’excellentes effigies funéraires. Le style de M. Marqueste est plus ferme et plus sobre, plus simple et plus reposé ; celui de M. Verlet, plus réaliste et plus incisif, plus curieux de l’accessoire et du rendu ; l’un a plus de gravité, l’autre plus de vivacité. Les deux sculpteurs sont des hommes de grand talent et animés tous deux par l’amour de la grande vérité, amour indispensable en de pareilles tâches. Parmi les figures qui doivent se dresser sur des places publiques, nous avons déjà signalé le Madier de Montjau par M. Charpentier. Debout, en pardessus fripé et flottant, la main droite vivement tendue, s’appuyant de la gauche au dossier d’une chaise qu’il agile nerveusement, le tribun éloquent respire, dans toute sa personne, une conviction chaleureuse et communicative. Avec toute cette ardeur, la figure conserve de la dignité et de la tenue. Le Beaumarchais de M. Clausade, jouant avec sa canne, bien caractérisé, unit aussi, avec bonheur, la physionomie ironique du pamphlétaire à la tenue correcte du financier. La Marceline Desbordes-Valmore, pour la ville de Douai, par M. Houssin, ressuscite, avec un sentiment délicat des attitudes romantiques, une des muses les plus sincères parmi celles qui ont chanté leurs douleurs personnelles. Nous voudrions reconnaître aussi bien dans le Théodore de Banville, par M. Coulon, l’aisance aimable et bienveillante, la vivacité joyeuse et douce qui charmèrent, jusqu’à la fin, les amis du poète : mais, en accumulant sur sa personne, toujours pétulante et légère, le poids étouffant d’abondantes draperies, et en lui jetant sous les pieds, pêle-mêle, de gros in-folio entr’ouverts et froissés, le sculpteur lui a donné je ne sais quel air de pédant théâtral et désordonné auquel ne devait certes point s’attendre un ami si accueillant de la jeunesse, un chanteur d’esprit si libre et si gai, un bibliophile si soigneux ! Banville n’est pas le premier, sans doute, ni le dernier non plus, avec lequel on en prendra à son aise. Nous sommes accoutumés, depuis longtemps, sur les places publiques, dans les édifices les plus vénérables où devrait régner la seule vérité, dans le palais de l’Institut et ailleurs, à voir la fantaisie des artistes altérer, avec insouciance ou sans scrupules, jusqu’à les rendre méconnaissables, les traits des personnages qu’ils sont chargés d’immortaliser. C’est une pratique déplorable, aussi fâcheuse pour l’art que pour l’histoire. Il n’y a pas de talent qui tienne, un portrait n’est un beau portrait que lorsqu’il ressemble, et s’il ne ressemble pas, c’est que l’artiste n’est qu’un savant ou habile ouvrier, mais incomplet et inférieur. De notre temps, ces erreurs sont d’autant moins excusables que jamais les moyens d’information n’ont été plus sûrs et plus nombreux, que jamais non plus on n’a exécuté avec plus de précision le portrait sculpté, comme le prouvent ici même tant d’excellens bustes, ceux, par exemple, de MM. Moucher (M. le procureur général Bertrand), Falguière (Mme H.-G…), Cartes (M. Romet), Lanson (M. Challemel-Lacour, président du Sénat), Enderlin, Fosse, Julien, Bernstamm, etc. ; c’est là surtout qu’il faut, avant toute chose, apporter le souci de la vérité. Le goût de la vérité, lorsqu’il est franc et profond, et secondé par une main exercée, suffit à faire un chef-d’œuvre d’une simple figure d’étude). Deux modèles très justement remarqués ont été celui d’un Potier par M. Hugues et celui d’un Tireur de sable par M. Clausade. Le Potier est un homme âgé, à peu près nu, assis devant son tour sur lequel il modèle un vase, un potier de n’importe quel temps. Le visage est ridé, mais le corps vigoureux ; et la jambe gauche tendue en avant, le pied droit en arrière sur le plateau de la roue, il fait couler, d’un geste attentif et léger, la feuille de pâte arrondie entre ses doigts avec une gravité d’ouvrier consciencieux qui arrête et qui émeut. Le travail auquel se livre le Tireur de sable de M. Clausade est moins délicat et exige moins d’intelligence ; mais il y faut un effort musculaire, pénible et soutenu, que l’artiste a fort bien rendu, ce qui suffit à faire de cette étude, malgré le peu d’intérêt de l’action, un morceau de sculpture remarquable. Ces deux figures du Potier et du Tireur de sable n’eussent point perdu à réduire leurs dimensions ; on en fera certainement des réductions intéressantes. Une autre figure, très vive et très serrée, dans le même genre, est le Boxeur de M. Ciffariello, le meilleur morceau italien du Salon. On ne trouve pas la même sûreté d’exécution dans quelques autres ouvrages estimables dont les sujets sont aussi empruntés à la vie laborieuse et populaire, la Maternité par M. Lafont, la Laveuse par M. Choppin, les Vieux Amis de M. Froment-Meurice, l’Abandonnée du M. Boverie. L’un des plus remarqués, le Déclin, un vieux ménage de paysans assis sur un banc, se serrant l’un contre l’autre, dans une attitude qui rappelle, en style réaliste, la composition d’Œdipe et Antigone, par M. Hugues, dans le jardin du Luxembourg, n’est point, ce nous semble, modelé avec une suffisante vigueur demain ni une suffisante force d’expression pour justifier de si grandes dimensions. À côté de ces ouvrages qui nous paraissent le mieux caractériser les différentes tendances de l’école, il faudrait encore, pour donner une idée approximative de cette activité sculpturale, trop souvent mal dirigée, signaler aux Champs-Elysées seulement, une cinquantaine d’œuvres intéressantes, soit pour leurs qualités, plastiques, soit pour leurs recherches expressives. Nous devons nous borner à rappeler, parmi les premières, le groupe en marbre de M. Gauquié, Bacchante et Satyre, dont le modèle, en 1890, nous avait déjà semblé de la sculpture « forte et joyeuse, bien équilibrée et bien rythmée, vivante et décorative, dans le goût du XVIIe siècle », et qui, dans l’exécution, a même pris plus de style et de fermeté ; celui de M. Thabard, le Poète et la Muse, d’un style discret et ressenti, qui a gagné aussi en se transformant ; la Phébé, potelée et vive, de M. Ferrary, assise sur ses nuages d’étain ; l’élégante, fine, un peu grêle peut-être, Diane, de M. Lombard ; le Narcisse couché de M. Melin, l’adolescent symbolisant le Lierre par M. Moncel ; le Réveil de Flore par M. Chevré ; la Vamireh en chasse de M. Bouval : l’Irène de M. Tonetti ; Une Femme de M. Vital-Cornu ; l’Esclave de M. Aizelin, etc. De toutes les nudités, la plus hardiment réaliste est celle de M. Barrau, une Suzanne en marbre coloré, ou, pour mieux dire, une simple baigneuse, debout, en train de s’essuyer, qui ne rappelle, à coup sûr, la jeune et chaste héroïne de la Bible, ni par l’ampleur abondante de ses formes, ni par son allure et sa physionomie qui sont celles d’une dame expérimentée. L’artiste, reprenant et exagérant l’innovation récemment introduite par M. Gérome, a légèrement teinté les chairs, ce qui contribue sans doute à leur donner plus hardiment l’aspect de réalités souples et palpables, mais ce qui accentue plus désagréablement aussi ce qu’elles peuvent avoir d’un peu lourd et d’un peu mûr. C’est un ouvrage mené avec un grand talent, en connaissance de toutes choses, mais qui détonne, par je ne sais quel air de sensualité provocante, avec la dignité ordinaire ou l’ingéniosité délicate des sculpteurs français. On éprouve plus de sympathies pour tous les efforts, qu’ils aboutissent ou non, réalisés dans l’ordre expressif. Tantôt ce sont des conceptions humanitaires ou philosophiques, d’une signification confuse, et d’une exécution morcelée, mais vigoureuse, telles que la Fatalité par M. Houdain, le Destin par M. Icard, d’autres fois des allégories, patriotiques ou scientifiques, soigneusement exécutées, quelquefois un peu incertaines dans le style, mais d’un caractère simple et élevé, telles que les Fruits de la Guerre en marbre, par M. Boisseau, la Science par M. Perrin, la Musique sacrée par M. Lambert, l’Inspiration par M. Desvergnes, ou d’une exécution agitée et décorative, telles que l’Ouragan par M. Hippolyte Lefebvre, plus souvent de simples figures d’expression telles que la Stella Maris, par M. Coutan, d’un goût très noble, et d’un bel arrangement décoratif, le Pro fide de M. Anglade, dont l’attitude est des plus heureuses, mais dont l’artiste a gâté le visage en estompant les traits, suivant une mode efféminée, a la façon des peintres vaporisans, l’Orphelin de M. Legrand, etc. C’est péché de voir les praticiens trop habiles demander à cette ferme et belle matière du marbre des petits effets d’aquarelle et de miniature. Ainsi ne saurions-nous partager l’admiration générale pour le bas-relief, si finement ouvragé, si moelleusement caressé, qui nous envoie cette année M. Puech, l’auteur justement applaudi de la Sirène et de la Seine, la Vision de saint Antoine de Padoue. L’afféterie de l’exécution est égale à l’afféterie de la conception. Il serait pénible de voir s’égarer à la poursuite facile de succès sentimentaux et mondains un artiste d’une pareille valeur et dont les débuts nous avaient promis un grand sculpteur. Le Salon du Champ-de-Mars, comme d’habitude, ne montre qu’un petit nombre de sculptures, mais il contient un ouvrage d’une importance exceptionnelle, le Projet d’un monument aux morts, par M. Bartholomé, et, en nous présentant, dans une salle séparée, l’ensemble des œuvres posthumes de M. Jean Carriès, il a inauguré, pour les Salons, un genre d’attraction et d’intérêt qu’on pourrait utilement renouveler. Quelques fragmens, d’un style simple et personnel, d’un sentiment très ému, mais isolés et sans lien, exposés par M. Bartolomé, les années précédentes, n’avaient pu que faire pressentir la valeur de ce jeune artiste. L’ensemble de son monument montre, en lui, non seulement un praticien habile et un sculpteur délicat, mais un ordonnateur sérieux et consciencieux, capable de conduire une œuvre de longue haleine avec un esprit de suite qui devient de plus en plus rare dans notre temps. Sa composition, qui comprend une vingtaine de figures nues, se dispose sur la façade, plane et lisse, d’une construction très simple, sans ornemens et sans moulures, avec une heureuse clarté. Sur cette façade, divisée presque à moitié de sa hauteur par la saillie du soubassement, s’ouvre, dans sa partie supérieure, au milieu, une porte haute et étroite qui mène au séjour des morts ; dans la partie inférieure, au-dessous, s’ouvre une longue niche montrant l’intérieur du tombeau. La scène la plus importante se déroule dans le haut, où l’on voit, entrant dans le sépulcre, vus de dos, se détachant en clair sur l’ombre mystérieuse, un jeune homme et une jeune femme, côtoyant chacun la paroi opposée ; la femme pose sa main encourageante sur l’épaule de son compagnon, et ce geste, traversant la nuit, en même temps que l’allure tendrement résignée de son corps, donnent à cette entrée du couple dans l’éternité une solennité douce du plus touchant effet. C’est dans ces deux figures, dont on ne voit pas les visages, que les qualités expressives de M. Bartholomé se montrent, peut-être, avec le plus d’originalité ; mais on les retrouve dans les deux groupes de vivans, appelés aussi par la Mort, qui se pressent des deux côtés de la porte, et soutenus, ici, par une sûreté de science et une habileté d’ordonnance qui rattachent M. Bartholomé aux meilleures traditions classiques. C’est, en effet, à la fois, avec une recherche simple et profonde du sentiment moral, avec un respect attentif des attitudes et des gestes correspondais, avec un remarquable sentiment de la beauté et du caractère plastiques que l’artiste a groupé, de chaque côté, agenouillés, prosternés, assis, debout, suivant la nature de leur désespoir, de leur résignation ou de leur espérance, tous les êtres humains un moment arrêtés au seuil de l’Eternité. Femmes en pleurs ou en prières, couples d’époux résolus ou désespérés, vieillard inquiet ou insouciant enfant, ces figures, disposées, de profil, avec une variété savante du rythme linéaire et du jeu des ombres, en des attitudes appropriées, sont presque toutes aussi remarquables par la souplesse ferme de l’exécution que par la justesse et quelquefois par la nouveauté de l’attitude. Dans la niche du dessous, l’intérieur de la tombe, on voit, de face, descendre une grande figure, aux bras déployés comme des ailes, qui s’agenouille au-dessus d’un couple d’époux, vieillis et décharnés, gisant, côte à côte, les mains unies, au fond du sépulcre ; le cadavre d’un petit enfant, jeté en travers de ces deux cadavres, les unit dans la mort comme dans la vie ; c’est la conclusion du drame, l’idée de l’espérance et de l’immortalité entrant dans la tombe. On a pu discuter, comme on peut toujours le faire en pareil cas, quelques-unes des intentions symboliques de l’auteur, mais nul ne peut se refuser à reconnaître que la présentation générale de la scène est d’une simplicité et d’une clarté qui ne permettent point d’erreur et qui sont de nature à frapper les plus ignorans comme les plus raffinés. L’exposition posthume des œuvres de Jean Carriès ne montre pas, dans ce jeune artiste mort à 39 ans, une intelligence aussi sainement équilibrée, ni une sensibilité aussi grave et aussi haute que celle de M. Bartholomé. Si l’on en juge par la diversité et par l’inégalité de ses tentatives, dans tous les ordres de création sculpturale, depuis la décoration architectonique jusqu’à la poterie commune, on doit croire que c’était un esprit chercheur et ingénieux, mais saisissant, jusqu’à présent, les choses plus par le dehors que par le dedans, et n’étant point encore entré en pleine possession de lui-même, tout troublé et tout agité, avec une première instruction insuffisante, par toutes sortes d’impressions vives et successives dont il s’exagérait parfois la nouveauté et la valeur. Un livre intéressant et étendu[2], écrit d’enthousiasme par un témoin de cette courte vie qui fut difficile, laborieuse, estimable, nous montre par quelle suite d’efforts le petit orphelin lyonnais, élevé et protégé par des sœurs de charité, conquit de vive lutte, avec une juste réputation, de fidèles et hautes amitiés, et se mit en tête, comme un autre Bernard Palissy, de renouveler l’art de la céramique française en l’appliquant à la décoration architecturale. C’est devant ses fourneaux, dans un village du Berry, que la mort l’attaqua, en lui laissant seulement le temps de venir dire adieu à ses amis de Paris. A quels résultats auraient abouti ces tentatives d’un esprit ingénieux et souple qui était en même temps patient et opiniâtre ? C’est ce que personne ne saurait dire. Le grand modèle d’une Porte en grès émaillé, l’œuvre capitale de l’exposition, dont les montans sont couverts de têtes et figures grotesques, nous donne l’idée d’un pêle-mêle d’impressions confuses tour à tour éprouvée » devant les gargouilles gothiques, les bamboches flamands, les magots chinois, les mascarons rococos, d’où l’imagination, plus troublée qu’éclairée, du jeune homme n’a point su dégager encore une façon propre d’exprimer l’aspect hideux ou grossier de la face humaine. La signification symbolique de cette cohue grimaçante n’est pas d’ailleurs très claire, et l’on s’explique moins encore son rôle dans une ordonnance architecturale qui manque, elle-même, d’équilibre et de décision. La même intervention de fantaisies ou de réminiscences bizarres, d’un goût incertain et un peu puéril, vient parfois aussi gâter, sous la main de l’habile ouvrier, les belles études de physionomies humaines qu’il sut exécuter, de bonne heure, avec une remarquable vivacité d’analyse et de rendu, et qui resteront l’affirmation la plus heureuse et la plus complète de son talent. L’exubérance et l’étrangeté des accessoires dont son dilettantisme de voyageur naïf écrase ou affuble ses bustes de Charles Ier, d’Évêque, etc., n’ajoutent rien à la puissance d’expression dont son intelligence d’artiste anime ces visions rétrospectives ou plutôt ils la compromettent légèrement par une apparence d’affectation. En réalité, c’est en dégageant tous ses bustes de ces adjonctions souvent enfantines qu’on en saisit la valeur réelle, la vérité délicate ou profonde, et qu’on y sent une âme sympathique, une âme convaincue et impressionnable, plus apte encore à exprimer des âmes simples, celles des enfans, des jeunes filles, des religieuses, des poètes, des artistes, que les âmes compliquées d’hommes d’État ou de personnages historiques. Carriès, ouvrier expérimenté et ambitieux, poussant à l’extrême l’amour et la recherche de toutes les séductions extérieures de la matière, patines du bronze, colorations de la terre, reflets des émaux, n’échappe guère, même alors, à ces tentations accoutumées ; il est rare qu’il n’encombre pas ses meilleures têtes de quelque coiffure surabondante, de quelque collerette déchiquetée, sous lesquelles il faut chercher la physionomie, comme le fruit sous les feuilles, mais ce fruit est parfois vraiment savoureux. Toute la série des études d’après des types populaires, les Deshérités, les Epaves, ou d’après des figures d’artistes, soit vues, soit rêvées, Jules Breton, Franz Hals, Velasquez, est fort sérieuse et bien personnelle. Le Buste de Vacquerie, notamment, en bronze à cire perdue, est une œuvre serrée, précise, ressentie, que tous les musées s’honoreraient de recueillir. Parmi les figures de Bébés et de Jeunes filles, il y a quelques chefs-d’œuvre de naïveté et de tendresse qui apparentent vraiment Carriès avec les grands artistes du XVe siècle florentin, comme quelques autres le rattachent à la haute et noble lignée des imagiers français. Son dernier ouvrage, inachevé, la Religieuse souriante, le montre décidément engagé dans cette dernière voie. Il sentait, comme les chers ancêtres, que la simplicité était l’alliée la plus utile et la collaboratrice la plus précieuse de l’artiste. On peut considérer la disparition prématurée de Carriès comme une perte réelle pour l’art français. Nous avons vu quelle part les préoccupations architecturales tiennent dans l’œuvre de Carriès et de M. Bartholomé, comme dans celles de tous les sculpteurs qui se font de leur art une juste et large idée. Il est à souhaiter que ces préoccupations prennent une place de plus en plus grande chez les artistes de toute catégorie et de tout ordre, et surtout qu’elles pénètrent, plus qu’elles n’ont fait jusqu’à présent, dans le public qui regarde, qui commande, qui paie. Depuis quelques années, les salles d’architecture, dans les deux Salons, sont déjà moins abandonnées qu’elles ne l’étaient jadis, parce qu’on y a introduit, avec raison, un certain nombre d’objets qui parlent plus vivement aux yeux et les préparent peu à peu à l’intelligence des relevés et des plans, soit des modèles en reliefs, soit des aquarelles pittoresques, soit des fragmens de décorations complémentaires, vitraux, bois sculptés, céramique ornementale, etc. Il y a déjà beaucoup de ces objets, il n’y en a pas encore assez, et tant que tout le monde ne sera pas convaincu que la sculpture et la peinture ne peuvent espérer une transformation normale, conforme aux tendances sociales du siècle, que par une collaboration assidue et raisonnée avec l’architecture, nous serons condamnés à voir le talent de nos artistes s’émietter en morceaux d’expositions que les musées, déjà trop pleins, d’un bout à l’autre du pays, ne pourront même plus recueillir. C’est ici qu’une grosse question se pose, question qu’il nous est seulement possible de soulever, à propos de la section d’architecture aux Salons, car, pour y répondre sérieusement, il faudrait pouvoir examiner les principales constructions, élevées, depuis une trentaine d’années, sur tous les points du territoire : « Non, tous les sculpteurs et tous les peintres ne comprennent pas également leur plus haute mission qui est celle de contribuer à la signification, c’est-à-dire à l’utilité, à l’attrait, à la beauté des édifices, publics ou privés, grands ou petits, parmi lesquels ou dans lesquels nous vivons ; mais tous les architectes, de leur côté, réservent-ils, dans leurs conceptions, aux sculpteurs et aux peintres, la part qui pourrait leur revenir, ou, lorsqu’ils la lui font, comprennent-ils que le rôle de ces associés devrait être celui de collaborateurs intellectuels et expressifs et non simplement celui d’ornemanistes bouchant, au hasard, les vides de la construction ? » Quelques heures passées dans la section suffisent à montrer que l’architecture contemporaine est en pleine crise. D’une part, un réveil impérieux du bon sens, dans notre pays même, plus esclave que ses voisins des préjugés scolaires, commence à exiger une plus rigoureuse adaptation des bâtimens à leur destination et le sacrifice des apparences mensongères à une réalité plus logique et plus pratique ; d’autre part, l’apparition de toutes sortes de matières nouvelles, ou du moins mises en œuvre, par l’industrie moderne, d’une façon nouvelle, le fer, les cimens, la terre cuite, le verre, apporte des ressources inattendues qui modifient gravement les anciens systèmes et entraînent graduellement la formation de systèmes nouveaux. Il est bien probable que, dans cette agitation d’idées, toutes les théories exclusives et savantes, classiques et archéologiques, celles qui placent uniquement leur idéal, comme on l’a fait depuis trois siècles, dans l’imitation et l’adaptation des formes antiques ou celles qui, depuis un demi-siècle, le cherchent seulement dans l’admiration et dans l’étude du moyen âge, seront également convaincues d’impuissance et d’insuffisance, il est à croire aussi qu’en disparaissant, elles feront place à une recherche désordonnée, mais active et libre, d’un art plus souple et plus divers, dont les formules devront se plier à la multiplicité et à la complexité croissante des besoins et des goûts développés par un internationalisme intense qui môle, il est vrai, les races diverses, mais qui développe aussi, jusqu’à l’exaspération, leur amour-propre et leur individualisme. Quels seront les rôles à prendre, dans cette évolution, pour la sculpture et la peinture, sous leurs différentes formes, personnelles ou industrielles ? C’est à quoi les sculpteurs et les peintres peuvent déjà réfléchir et ce qu’il serait intéressant d’étudier à l’occasion. GEORGE LAFENESTRE. ↑ Voyez la Revue du 1er juin. ↑ Arsène Alexandre. — Jean Carriès, imagier et potier ; Paris, librairies-imprimeries réunies, in-4o, 1895.