Tu y crois si bien à ces idées-là, mon cher, que tu as abandonné l’adultère, l’amour, l’ambition, tous les sujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais — et, après un silence, il ajouta : — Je ne reproche au naturalisme ni ses termes de pontons, ni son vocabulaire de latrines et d’hospices, car ce serait injuste et ce serait absurde ; d’abord, certains sujets les hèlent, puis avec des gravats d’expressions et du brai de mots, l’on peut exhausser d’énormes et de puissantes œuvres, l’Assommoir, de Zola, le prouve ; non, la question est autre ; ce que je reproche au naturalisme, ce n’est pas le lourd badigeon de son gros style, c’est l’immondice de ses idées ; ce que je lui reproche, c’est d’avoir incarné le matérialisme dans la littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art ! Oui, tu diras ce que tu voudras, mon bon, mais, tout de même, quelle théorie de cerveau mal famé, quel miteux et étroit système ! Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir ! Tu lèves les épaules, mais voyons, qu’a-t-il donc vu, ton naturalisme dans tous ces décourageants mystères qui nous entourent ? Rien. — Quand il s’est agi d’expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l’âme, il a tout mis sur le compte des appétits et des instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses. En somme, il n’a fouillé que des dessous de nombril et banalement divagué dès qu’il s’approchait des aines ; c’est un herniaire de sentiments, un bandagiste d’âme et voilà tout ! Puis, vois-tu, Durtal, il n’est pas qu’inexpert et obtus, il est fétide, car il a prôné cette vie moderne atroce, vanté l’américanisme nouveau des mœurs, abouti à l’éloge de la force brutale, à l’apothéose du coffre-fort. Par un prodige d’humilité, il a révéré le goût nauséeux des foules, et, par cela même, il a répudié le style, rejeté toute pensée altière, tout élan vers le surnaturel et l’au-delà. Il a si bien représenté les idées bourgeoises qu’il semble, ma parole, issu de l’accouplement de Lisa, la charcutière du Ventre de Paris, et de Homais ! — Mâtin, tu y vas, toi, répondit Durtal, d’un ton piqué. Il ralluma sa cigarette, puis : le matérialisme me répugne tout autant qu’à toi, mais ce n’est pas une raison pour nier les inoubliables services que les naturalistes ont rendus à l’art ; car enfin, ce sont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches du romantisme et qui ont extrait la littérature d’un idéalisme de ganache et d’une inanition de vieille fille exaltée par le célibat ! — En somme après Balzac, ils ont créé des êtres visibles et palpables et ils les ont mis en accord avec leurs alentours ; ils ont aidé au développement de la langue commencé par les romantiques ; ils ont connu le véritable rire et ont eu parfois même le don des larmes, enfin, ils n’ont pas toujours été soulevés par ce fanatisme de bassesse dont tu parles ! — Si, car ils aiment leur siècle et cela les juge ! — Mais que diable ! Ni Flaubert ni les de Goncourt ne l’aimaient, leur siècle ! — Je te l’accorde ; ils sont, ceux-là, de probes, et de séditieux et de hautains artistes, aussi je les place tout à fait à part. J’avoue même, et sans me faire prier, que Zola est un grand paysagiste et un prodigieux manieur de masses et truchement de peuple. Puis il n’a, Dieu merci, pas suivi jusqu’au bout dans ses romans les théories de ses articles qui adulent l’intrusion du positivisme en l’art. Mais chez son meilleur élève, chez Rosny, le seul romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées du maître, c’est devenu, dans un jargon de chimie malade, un laborieux étalage d’érudition laïque, de la science de contre-maître ! Non, il n’y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle qu’elle vivote encore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appellerais volontiers le cloportisme. Puis quoi ? relis donc ses derniers livres, qu’y trouves-tu ? dans un style en mauvais verres de couleur, de simples anecdotes, des faits-divers découpés dans un journal, rien que des contes fatigués et des histoires véreuses, sans même l’étai d’une idée sur la vie, sur l’âme, qui les soutienne. J’en arrive, après avoir terminé ces volumes, à ne même plus me rappeler les incontinentes descriptions, les insipides harangues qu’ils renferment ; il ne me reste que la surprise de penser qu’un homme a pu écrire trois ou quatre cents pages, alors qu’il n’avait absolument rien à nous révéler, rien à nous dire. — Tiens, des Hermies, si ça t’est égal, parlons d’autre chose, car nous ne nous entendrons jamais bien sur ce naturalisme dont le nom seul t’affole. Voyons, et cette médecine Matteï, que devient-elle ? tes fioles d’électricité et tes globules soulagent-ils au moins quelques malades ? — Peuh ! ils guérissent un peu mieux que les panacées du Codex, ce qui ne veut pas dire que leurs effets soient continus et sûrs ; du reste, ça ou autre chose… sur ce, je file, mon bon, car dix heures sonnent et ton concierge va, dans l’escalier, éteindre le gaz ; bonsoir, à bientôt, n’est-ce pas ? Quand la porte fut refermée, Durtal jeta quelques pelletées de koke dans sa grille et se prit à songer. Cette discussion avec son ami l’irritait d’autant plus qu’il se battait depuis des mois avec lui-même et que des théories, qu’il avait crues inébranlables, s’entamaient maintenant, s’effritaient peu à peu, lui emplissaient l’esprit comme de décombres. En dépit de leurs violences, les jugements de des Hermies le troublaient. Certes, le naturalisme confiné dans les monotones études d’êtres médiocres, évoluant parmi d’interminables inventaires de salons et de champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète, si l’on était honnête ou clairvoyant et, dans le cas contraire, aux plus fastidieux des rabâchages, aux plus fatigantes des redites ; mais Durtal ne voyait pas, en dehors du naturalisme, un roman qui fût possible, à moins d’en revenir aux explosibles fariboles des romantiques, aux œuvres lanugineuses des Cherbuliez et des Feuillet, ou bien encore aux lacrymales historiettes des Theuriet et des Sand ! Alors quoi ? Et Durtal se butait, mis au pied du mur, contre des théories confuses, des postulations incertaines, difficiles à se figurer, malaisées à délimiter, impossibles à clore. Il ne parvenait pas à se définir ce qu’il sentait, ou bien il aboutissait à une impasse dans laquelle il craignait d’entrer. Il faudrait, se disait-il, garder la véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme, mais il faudrait aussi se faire puisatier d’âme et ne pas vouloir expliquer le mystère par les maladies des sens ; le roman, si cela se pouvait, devrait se diviser de lui-même en deux parts, néanmoins soudées ou plutôt confondues, comme elles le sont dans la vie, celle de l’âme, celle du corps, et s’occuper de leurs réactifs, de leurs conflits, de leur entente. Il faudrait, en un mot, suivre la grande voie si profondément creusée par Zola, mais il serait nécessaire aussi de tracer en l’air un chemin parallèle, une autre route, d’atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot, un naturalisme spiritualiste ; ce serait autrement fier, autrement complet, autrement fort ! Et personne ne le fait pour l’instant, en somme. Tout au plus pourrait-on citer, comme se rapprochant de ce concept, Dostoiewski. Et encore est-il bien moins un réaliste surélevé qu’un socialiste évangélique, cet exorable Russe ! — En France, à l’heure présente, dans le discrédit où sombre la recette corporelle seule, il reste deux clans, le clan libéral qui met le naturalisme à la portée des salons, en l’émondant de tout sujet hardi, de toute langue neuve et le clan décadent qui, plus absolu, rejette les cadres, les alentours, les corps mêmes, et divague, sous prétexte de causette d’âme, dans l’inintelligible charabia des télégrammes. En réalité celui-là se borne à cacher l’incomparable disette de ses idées sous un ahurissement voulu du style. Quant aux orléanistes de la vérité, Durtal ne pouvait songer, sans rire, au coriace et gaminant fatras de ces soi-disant psychologues qui n’avaient jamais exploré un district inconnu de l’esprit, qui n’avaient jamais révélé le moindre coin oublié d’une passion quelconque. Ils se bornaient à jeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal ; c’étaient des pastilles mi-sel, mi-sucre, de la littérature de Vichy ! En somme, ils recommençaient les devoirs de philosophie, les dissertations du collège dans leurs romans, comme si une simple réplique de Balzac, celle, par exemple, qu’il prête au vieil Hulot dans la Cousine Bette : « Pourrai-je emmener la petite » ? n’éclairait pas autrement un fond d’âme que toutes ces leçons de grand concours ! — Puis, il n’y avait à attendre d’eux aucune envolée, aucun élan vers les ailleurs. Le véritable psychologue du siècle, se disait Durtal, ce n’est pas leur Stendhal, mais bien cet étonnant Hello dont l’inexpugnable insuccès tient du prodige ! Et il arrivait à croire que des Hermies avait raison. C’était vrai, il n’y avait plus rien debout dans les lettres en désarroi ; rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut d’idées plus élevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans le spiritisme et dans l’occulte. En s’acculant ainsi à ces pensées, il finissait, pour se rapprocher de cet idéal qu’il voulait quand même joindre, par louvoyer, par bifurquer et s’arrêter à un autre art, à la peinture. Là, il le trouvait pleinement réalisé par les Primitifs, cet idéal ! Ceux-là avaient, dans l’Italie, dans l’Allemagne, dans les Flandres surtout, clamé les blanches ampleurs des âmes saintes ; dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtres surgissaient en des postures prises sur le vif, d’une réalité subjuguante et sûre ; et de ces gens à têtes souvent communes, de ces physionomies parfois laides mais puissamment évoquées dans leurs ensembles, émanaient des joies célestes, des détresses aiguës, des bonaces d’esprit, des cyclones d’âme. Il y avait, en quelque sorte, une transformation de la matière détendue ou comprimée, une échappée hors des sens, sur d’infinis lointains. La révélation de ce naturalisme, Durtal l’avait eue, l’an passé, alors qu’il était moins qu’aujourd’hui pourtant excédé par l’ignominieux spectacle de cette fin de siècle. C’était en Allemagne, devant une crucifixion de Mathaeus Grünewald. Et il frissonna dans son fauteuil et ferma presque douloureusement les yeux. Avec une extraordinaire lucidité, il revoyait ce tableau, là, devant lui, maintenant qu’il l’évoquait ; et ce cri d’admiration qu’il avait poussé, en entrant dans la petite salle du Musée de Cassel, il le hurlait mentalement encore, alors que, dans sa chambre, le Christ se dressait, formidable, sur sa croix, dont le tronc était traversé, en guise de bras, par une branche d’arbre mal écorcée qui se courbait, ainsi qu’un arc sous le poids du corps. Cette branche semblait prête à se redresser et à lancer par pitié, loin de ce terroir d’outrages et de crimes, cette pauvre chair que maintenaient, vers le sol, les énormes clous qui trouaient les pieds. Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christ paraissaient garrottés dans toute leur longueur par les courroies enroulées des muscles. L’aisselle éclamée craquait ; les mains grandes ouvertes brandissaient des doigts hagards qui bénissaient quand même, dans un geste confus de prières et de reproches ; les pectoraux tremblaient, beurrés par les sueurs ; le torse était rayé de cercles de douves par la cage divulguée des côtes ; les chairs gonflaient, salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées comme de coups d’aiguilles par les pointes des verges qui, brisées sous la peau, la lardaient encore, çà et là, d’échardes. L’heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au jus foncé des mûres ; des sérosités rosâtres, des petits laits, des eaux semblables à des vins de Moselle gris, suintaient de la poitrine, trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le panneau bouillonné d’un linge ; puis, les genoux rapprochés de force heurtaient leurs rotules, et les jambes tordues s’évidaient jusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre, s’allongeaient, poussaient en pleine putréfaction, verdissaient dans des flots de sang. Ces pieds spongieux et caillés étaient horribles ; la chair bourgeonnait, remontait sur la tête du clou et leurs doigts crispés contredisaient le geste implorant des mains, maudissaient, griffaient presque, avec la corne bleue de leurs ongles, l’ocre du sol, chargé de fer, pareil aux terres empourprées de la Thuringe. Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, tumultueuse et énorme ; cerclée d’une couronne désordonnée d’épines, elle pendait, exténuée, entr’ouvrait à peine un œil hâve où frissonnait encore un regard de douleur et d’effroi ; la face était montueuse, le front démantelé, les joues taries ; tous les traits renversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces. Le supplice avait été épouvantable, l’agonie avait terrifié l’allégresse des bourreaux en fuite. Maintenant, dans le ciel d’un bleu de nuit, la croix paraissait se tasser, très basse, presqu’au ras du sol, veillée par deux figures qui se tenaient de chaque côté du Christ : — l’une, la Vierge, coiffée d’un capuce d’un rose de sang séreux, tombant en des ondes pressées sur une robe d’azur las à longs plis, la Vierge rigide et pâle, bouffie de larmes qui, les yeux fixes, sanglote, en s’enfonçant les ongles dans les doigts des mains ; — l’autre, saint Jean, une sorte de vagabond, de rustre basané de la Souabe, à la haute stature, à la barbe frisottée en de petits copeaux, vêtu d’étoffes à larges pans, comme taillées dans de l’écorce d’arbre, d’une robe écarlate, d’un manteau jaune chamoisé, dont la doublure, retroussée près des manches, tournait au vert fiévreux des citrons pas mûrs. Épuisé de pleurs, mais plus résistant que Marie brisée et rejetée quand même debout, il joint les mains en un élan, s’exhausse vers ce cadavre qu’il contemple de ses yeux rouges et fumeux et il suffoque et crie, en silence, dans le tumulte de sa gorge sourde. Ah ! devant ce Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes, l’on était loin de ces débonnaires Golgotha que, depuis la Renaissance, l’Église adopte ! Ce Christ au tétanos n’était pas le Christ des riches, l’Adonis de Galilée, le bellâtre bien portant, le joli garçon aux mèches rousses, à la barbe divisée, aux traits chevalins et fades, que depuis quatre cents ans les fidèles adorent. Celui-là, c’était le Christ de saint Justin, de saint Basile, de saint Cyrille, de Tertullien, le Christ des premiers siècles de l’Église, le Christ vulgaire, laid, parce qu’il assuma toute la somme des péchés et qu’il revêtit, par humilité, les formes les plus abjectes. C’était le Christ des pauvres, Celui qui s’était assimilé aux plus misérables de ceux qu’il venait racheter, aux disgraciés et aux mendiants, à tous ceux sur la laideur ou l’indigence desquels s’acharne la lâcheté de l’homme ; et c’était aussi le plus humain des Christ, un Christ à la chair triste et faible, abandonné par le Père qui n’était intervenu que lorsque aucune douleur nouvelle n’était possible, le Christ assisté seulement de sa Mère qu’il avait dû, ainsi que tous ceux que l’on torture, appeler dans des cris d’enfant, de sa Mère, impuissante alors et inutile. Par une dernière humilité sans doute, il avait supporté que la Passion ne dépassât point l’envergure permise aux sens ; et, obéissant à d’incompréhensibles ordres, il avait accepté que sa Divinité fût comme interrompue depuis les soufflets et les coups de verges, les insultes et les crachats, depuis toutes ces maraudes de la souffrance, jusqu’aux effroyables douleurs d’une agonie sans fin. Il avait ainsi pu mieux souffrir, râler, crever ainsi qu’un bandit, ainsi qu’un chien, salement, bassement, en allant dans cette déchéance jusqu’au bout, jusqu’à l’ignominie de la pourriture, jusqu’à la dernière avanie du pus ! Certes, jamais le naturalisme ne s’était encore évadé dans des sujets pareils ; jamais peintre n’avait brassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous. C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plus forcené des réalistes ; mais à regarder de ce Rédempteur de vadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette tête exulcérée filtraient des lueurs ; une expression surhumaine illuminait l’effervescence des chairs, l’éclampsie des traits. Cette charogne éployée était celle d’un Dieu, et, sans auréole, sans nimbe, dans le simple accoutrement de cette couronne ébouriffée, semée de grains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sa céleste Supéressence, entre la Vierge, foudroyée, ivre de pleurs, et le Saint Jean dont les yeux calcinés ne parvenaient plus à fondre des larmes. Ces visages d’abord si vulgaires resplendissaient, transfigurés par des excès d’âmes inouïes. Il n’y avait plus de brigand, plus de pauvresse, plus de rustre, mais des êtres supraterrestres auprès d’un Dieu. Grünewald était le plus forcené des idéalistes. Jamais peintre n’avait si magnifiquement exalté l’altitude et si résolument bondi de la cime de l’âme dans l’orbe éperdu d’un ciel. Il était allé aux deux extrêmes et il avait, d’une triomphale ordure, extrait les menthes les plus fines des dilections, les essences les plus acérées des pleurs. Dans cette toile, se révélait le chef-d’œuvre de l’art acculé, sommé de rendre l’invisible et le tangible, de manifester l’immondice éplorée du corps, de sublimer la détresse infinie de l’âme. Non, cela n’avait d’équivalent dans aucune langue. En littérature, certaines pages d’Anne Emmerich sur la Passion se rapprochaient, mais atténuées, de cet idéal de réalisme surnaturel et de vie véridique et exsurgée. Peut-être aussi certaines effusions de Ruysbrœck s’élançant en des jets géminés de flammes blanches et noires, rappelaient-elles, pour certains détails, la divine abjection de Grünewald et encore non, cela restait unique, car c’était tout à la fois hors de portée et à ras de terre. Mais alors…, se dit Durtal, qui s’éveillait de sa songerie, mais alors, si je suis logique, j’aboutis au catholicisme du Moyen Âge, au naturalisme mystique ; ah non, par exemple, et si pourtant ! Il se retrouvait devant cette impasse dont il s’écartait alors qu’il en percevait l’entrée, car il avait beau s’ausculter, il ne se sentait soulevé par aucune foi. Décidément, il n’y avait de la part de Dieu aucune prémotion et lui-même manquait de cette nécessaire volonté qui permet de se délaisser, de glisser, sans se retenir, dans la ténèbre des immutables dogmes. Par instants, après certaines lectures, alors que le dégoût de la vie ambiante s’accentuait, il enviait des heures lénitives au fond d’un cloître, des somnolences de prières éparses dans des fumées d’encens, des épuisements d’idées voguant à la dérive dans le chant des psaumes. Mais pour savourer ces allégresses de l’abandon, il fallait une âme simple, allégée de tout déchet, une âme nue et la sienne était obstruée par des boues, macérée dans le jus concentré des vieux guanos. Il pouvait se l’avouer, ce désir momentané de croire pour se réfugier hors des âges sourdait bien souvent d’un fumier de pensées mesquines, d’une lassitude de détails infimes mais répétés, d’une défaillance d’âme transie par la quarantaine, par les discussions avec la blanchisseuse et les gargotes, par des déboires d’argent, par des ennuis de terme. Il songeait un peu à se sauver dans un couvent, ainsi que ces filles qui entrent en maison pour se soustraire aux dangers des chasses, au souci de la nourriture et du loyer, aux soins du linge. Resté célibataire et sans fortune, peu soucieux maintenant des ébats charnels, il maugréait, certains jours, contre cette existence qu’il s’était faite. Forcément dans ces heures où las de se battre contre des phrases, il jetait sa plume, il regardait devant lui et ne voyait dans l’avenir que des sujets d’amertumes et d’alarmes ; alors il cherchait des consolations, des apaisements, et il en était bien réduit à se dire que la religion est la seule qui sache encore panser, avec les plus veloutés des onguents, les plus impatientes des plaies ; mais elle exige en retour une telle désertion du sens commun, une telle volonté de ne plus s’étonner de rien, qu’il s’en écartait, tout en l’épiant. Et, en effet, il rôdait constamment autour d’elle, car si elle ne repose sur aucune base qui soit sûre, elle jaillit du moins en de telles efflorescences que jamais l’âme n’a pu s’enrouler sur de plus ardentes tiges et monter avec elles et se perdre dans le ravissement, hors des distances, hors des mondes, à des hauteurs plus inouïes ; puis, elle agissait encore sur Durtal, par son art extatique et intime, par la splendeur de ses légendes, par la rayonnante naïveté de ses vies de Saints. Il n’y croyait pas et cependant il admettait le surnaturel, car, sur cette terre même, comment nier le mystère qui surgit, chez nous, à nos côtés, dans la rue, partout, quand on y songe ? Il était vraiment trop facile de rejeter les relations invisibles, extrahumaines, de mettre sur le compte du hasard qui est, lui-même, d’ailleurs indéchiffrable, les événements imprévus, les déveines et les chances. Des rencontres ne décidaient-elles pas souvent de toute la vie d’un homme ? Qu’étaient l’amour, les influences incompréhensibles et pourtant formelles ? — Enfin la plus désarçonnante des énigmes n’était-elle pas encore celle de l’argent ? Car enfin, on se trouvait là en face d’une loi primordiale, d’une loi organique atroce, édictée et appliquée depuis que le monde existe. Ses règles sont continues et toujours nettes. L’argent s’attire lui-même, cherche à s’agglomérer aux mêmes endroits, va de préférence aux scélérats et aux médiocres ; puis, lorsque par une inscrutable exception, il s’entasse chez un riche dont l’âme n’est ni meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable de se résoudre en un bien intelligent, inapte même entre des mains charitables à atteindre un but qui soit élevé. On dirait qu’il se venge ainsi de sa fausse destination, qu’il se paralyse volontairement, quand il n’appartient ni aux derniers des aigrefins, ni aux plus repoussants des mufles. Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, il s’égare dans la maison d’un pauvre ; alors il le salit immédiatement s’il est propre ; il rend lubrique l’indigent le plus chaste, agit du même coup sur le corps et sur l’âme, suggère ensuite à son possesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue de dépenser son argent pour lui seul, fait du plus humble un laquais insolent, du plus généreux, un ladre. Il change, en une seconde, toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose les passions les plus têtues, en un clin d’œil. Il est l’aliment le plus nutritif des importants péchés et il en est, en quelque sorte aussi, le vigilant comptable. S’il permet à un détenteur de s’oublier, de faire l’aumône, d’obliger un pauvre, aussitôt il suscite la haine du bienfait à ce pauvre ; il remplace l’avarice par l’ingratitude, rétablit l’équilibre, si bien que le compte se balance, qu’il n’y a pas un péché de commis, en moins. Mais où il devient vraiment monstrueux, c’est lorsque, cachant l’éclat de son nom sous le voile noir d’un mot, il s’intitule le capital. Alors son action ne se limite plus à des incitations individuelles, à des conseils de vols et de meurtres, mais elle s’étend à l’humanité tout entière. D’un mot le capital décide les monopoles, édifie les Banques, accapare les substances, dispose de la vie, peut, s’il le veut, faire mourir de faim des milliers d’êtres ! Lui, pendant ce temps, se nourrit, s’engraisse, s’enfante tout seul, dans une caisse ; et les deux mondes à genoux l’adorent, meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu. Eh bien ! ou l’argent qui est ainsi maître des âmes, est diabolique, ou il est impossible à expliquer. Et combien d’autres mystères aussi inintelligibles que celui-là, combien d’occurrences devant lesquelles l’homme qui réfléchit devrait trembler ! Mais, se disait Durtal, du moment que l’on patauge dans l’inconnu, pourquoi ne pas croire à la Trinité, pourquoi repousser la divinité du Christ ? on peut aussi facilement admettre le « Credo quia absurdum » de saint Augustin et se répéter, avec Tertullien, que si le surnaturel était compréhensible, il ne serait pas le surnaturel et que c’est justement parce qu’il outrepasse les facultés de l’homme qu’il est divin. Ah ! et puis zut, à la fin du compte ! il est plus simple de ne point songer à tout cela : — Et, une fois de plus, il recula, ne pouvant décider son âme faire le saut, alors qu’elle se trouvait, au bord de la raison, dans le vide. Au fond, il avait vagabondé loin de son point de départ, de ce naturalisme si conspué par des Hermies. Il revenait maintenant à mi-route, jusqu’au Grünewald et il se disait que ce tableau était le prototype exaspéré de l’art. Il était bien inutile d’aller aussi loin, d’échouer, sous prétexte d’au-delà, dans le catholicisme le plus fervent. Il lui suffirait peut-être d’être spiritualiste, pour s’imaginer le supranaturalisme, la seule formule qui lui convînt. Il se leva, se promena dans sa petite pièce ; les manuscrits qui s’entassaient sur la table, ses notes sur le maréchal de Rais dit Barbe-Bleue, le déridèrent. Tout de même, fit-il presque joyeux, il n’y a de bonheur que chez soi et au-dessus du temps. Ah ! s’écrouer dans le passé, revivre au loin, ne plus même lire un journal, ne pas savoir si des théâtres existent, quel rêve ! — Et que ce Barbe-Bleue m’intéresse plus que l’épicier du coin, que tous ces comparses d’une époque qu’allégorise si parfaitement le garçon de café qui, pour s’enrichir en de justes noces, viole la fille de son patron, la bécasse comme il la nomme ! Ça et le lit, ajouta-t-il, en souriant, car il voyait son chat, bête très bien informée des heures, le regarder avec inquiétude, le rappeler à de mutuelles convenances, en lui reprochant de ne pas préparer la couche. Il arrangea les oreillers, ouvrit la couverture et le chat sauta sur le pied du lit, mais resta assis, la queue ramenée sur ses deux pattes, attendant que son maître se fût étendu, pour piétiner la place et faire son creux. II Durtal avait cessé, depuis près de deux années, de fréquenter le monde des lettres ; les livres d’abord, puis les racontars des journaux, les souvenirs des uns, les mémoires des autres, s’évertuaient à représenter ce monde comme le diocèse de l’intelligence, comme le plus spirituel des patriciats. À les en croire, l’esprit fusait en baguettes d’artifices et les reparties les plus stimulantes crépitaient dans ces réunions. Durtal s’expliquait mal la persistance de cette antienne, car il jugeait, par expérience, que les littérateurs se divisaient, à l’heure actuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois, le second d’abominables mufles. Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés par conséquent, mais arrivés ; affamés de considération ils singeaient le haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient des soirées en habit noir, ne parlaient que de droits d’auteurs et d’éditions, s’entretenaient de pièces de théâtre, faisaient sonner l’argent. Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds. C’était la racaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tout en s’exécrant, ils se criaient leurs œuvres, publiaient leur génie, s’extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaient du fiel. Aucun milieu autre n’existait. Il devenait singulièrement rare, le coin intime où l’on pouvait, à quelques artistes, causer à l’aise, sans promiscuités de cabarets et de salons, sans arrière-pensée de traîtrises et de dols, où l’on pouvait ne s’occuper que d’art, à l’abri des femmes ! Dans ce monde des lettres, en somme, aucune aristocratie d’âme ; aucune vue qui fût effarante, aucune pente d’esprit qui fût et rapide et secrète. C’était la conversation habituelle de la rue du Sentier ou de la rue Cujas. Sachant, par expérience aussi, qu’aucune amitié n’est possible avec des cormorans, toujours à l’affût d’une proie à dépecer, il avait rompu des relations qui l’eussent obligé à devenir ou fripouille ou dupe. Puis, à vrai dire, il n’y avait plus rien qui le liât à ses confrères ; jadis, alors qu’il acceptait les déficits du naturalisme, ses nouvelles étoupées, ses romans sans portes et sans fenêtres, il pouvait encore discuter d’esthétique avec eux, mais maintenant ! Au fond, prétendait des Hermies, il y a toujours eu entre toi et les autres réalistes une telle différence d’idées qu’un accord péremptoire ne pouvait durer ; tu exècres ton temps et eux l’adorent ; tout est là. Fatalement, tu devais, un jour, fuir ce territoire américain de l’art et chercher, au loin, une région plus aérée et moins plane. Dans tous tes livres, tu es constamment tombé à bras raccourcis sur cette queue de siècle ; mais dame, on se lasse à la longue de taper sur du mou qui s’affaisse et se relève ; tu devais reprendre haleine et t’asseoir dans une autre époque, en attendant d’y découvrir un sujet à traiter qui te plût. Cela explique bien facilement ton désarroi spirituel pendant des mois et cette santé qui t’est subitement revenue lorsque tu t’es emballé sur Gilles de Rais. Et c’était vrai, des Hermies avait vu juste. Le jour où Durtal s’était plongé dans l’effrayante et délicieuse fin du Moyen Âge, il s’était senti renaître. Il commença de vivre dans le pacifiant mépris des alentours, s’organisa une existence loin du brouhaha des lettres, se cloîtra mentalement, pour tout dire, dans le château de Tiffauges auprès de Barbe-Bleue et il vécut en parfait accord, presque en coquetterie, avec ce monstre. L’histoire supplanta chez lui le roman dont l’affabulation, ficelée dans des chapitres, empaquetée à la grosse, forcément banale et convenue, le blessait. Et cependant, l’histoire ne semblait être qu’un pis aller, car il ne croyait pas à la réalité de cette science ; les événements, se disait-il, ne sont pour un homme de talent qu’un tremplin d’idées et de style, puisque tous se mitigent ou s’aggravent, suivant les besoins d’une cause ou selon le tempérament de l’écrivain qui les manie. Quant aux documents qui les étayent c’est pis encore ! car aucun d’eux n’est irréductible et tous sont révisables. S’ils ne sont pas apocryphes, d’autres, non moins certains, se déterrent plus tard qui les controuvent, en attendant qu’eux-mêmes soient démonétisés par l’exhumation d’archives non moins sûres. À l’heure actuelle, dans le raclage têtu des vieux cartons, l’histoire ne sert plus qu’à étancher les soifs littéraires des hobereaux qui préparent ces rillettes de tiroirs auxquelles l’Institut décerne, en salivant, ses médailles d’honneur et ses grands prix. Pour Durtal, l’histoire était donc le plus solennel des mensonges, le plus enfantin des leurres. L’antique Clio ne pouvait être représentée, selon lui, qu’avec une tête de sphinx, parée de favoris en nageoire et coiffée d’un bourrelet de mioche. La vérité, c’est que l’exactitude est impossible, se disait-il ; comment pénétrer dans les événements du Moyen Âge, alors que personne n’est seulement à même d’expliquer les épisodes les plus récents, les dessous de la Révolution, les pilotis de la Commune, par exemple ? Il ne reste donc qu’à se fabriquer sa vision, s’imaginer avec soi-même les créatures d’un autre temps, s’incarner en elles, endosser, si l’on peut, l’apparence de leur défroque, se forger enfin, avec des détails adroitement triés, de fallacieux ensembles. C’est ce que Michelet a fait, en somme ; et bien que cette vieille énervée ait singulièrement vagabondé dans les hors-d’œuvre, s’arrêtant devant des riens, délirant doucement en des anecdotes qu’elle enflait et déclarait immenses, dès que ses accès de sentiment et ses crises de chauvinisme brouillaient la possibilité de ses présomptions, alitaient la santé de ses conjectures, elle était néanmoins la seule, en France, qui eût plané au-dessus des siècles et plongé de haut dans l’obscur défilé des vieux récits. Hystérique et bavarde, impudente et intime, son histoire de France était cependant, à certains endroits, soulevée par le vent du large ; ses personnages vivaient, sortaient de ces limbes où les inhument les cinéraires anas de ses confrères ; peu importait dès lors que Michelet eût été le moins véridique des historiens, puisqu’il en était le plus personnel et le plus artiste. Quant aux autres, ils furetaient maintenant dans les paperasses, se bornaient à piquer sur leurs plaques de liège des faits divers. À la suite de M. Taine, ils gommaient des notes, les collaient les unes à la suite des autres, ne gardaient, bien entendu, que celles qui pouvaient soutenir la fantaisie de leurs contes. Ces gens-là se défendaient de toute imagination, de tout enthousiasme, prétendaient ne rien inventer, ce qui était vrai, mais ils n’en maquillaient pas moins, par la sélection de leurs documents, l’histoire. Et puis, comme leur système était simple ! On découvrait que tel événement s’était passé en France dans quelques communes et l’on concluait aussitôt que tout le pays pensait, vivait de telle façon, à tel jour de telle année, à telle heure. Ils étaient non moins que Michelet de valeureux faussaires, mais ils n’avaient ni son empan, ni ses visions ; c’étaient les petits merciers de l’histoire, des camelots, des notulateurs qui pointillaient sans donner un ensemble, comme font maintenant les peintres qui punaisent les tons, comme les décadents qui cuisinent des hachis de mots ! Et c’est bien autre chose encore lorsqu’il s’agit des biographes, se disait Durtal. Ceux-là, ce sont les épileuses. Des gens ont écrit des livres pour démontrer que Théodora était chaste et que Jan Steen ne buvait point. Un autre a épucé Villon, s’est efforcé de démontrer que la grosse Margot de la ballade n’était pas une femme mais bien l’enseigne d’un cabaret ; pour un peu, il représentait le poète ainsi qu’un homme bégueule et continent, judicieux et probe. On eût dit qu’en écrivant leurs monographies, ces historiens appréhendaient de se déshonorer en touchant à des écrivains ou à des peintres dont la vie avait été cahotée par des bourrasques. Ils eussent sans doute désiré qu’ils fussent des bourgeois comme eux ; le tout équipé d’ailleurs à l’aide de ces fameuses pièces que l’on épluche, que l’on détorque, que l’on trie. Cette école de la réhabilitation, toute puissante aujourd’hui, exaspérait Durtal ; aussi était-il bien certain de ne pas sombrer avec son livre sur Gilles de Rais dans la monomanie de ces affamés de la bienséance, de ces enragés de l’honnêteté. Pas plus qu’un autre, avec ses idées sur l’histoire, il ne pouvait prétendre à peindre un Barbe-Bleue exact, mais il était sûr au moins de ne pas l’édulcorer, de ne pas l’amollir dans des bains de langue tiède, de ne pas en faire ce médiocre dans le bien ou dans le mal qui plaît aux foules. Pour prendre son élan, il possédait, en guise de tremplin, une copie du mémoire au Roi des héritiers de Gilles de Rais, les notes qu’il avait prises sur le procès criminel de Nantes dont plusieurs expéditions sont à Paris, des extraits de l’histoire de Charles VII, de Vallet de Viriville, enfin la notice d’Armand Guéraut et la biographie de l’abbé Bossard. Et cela lui suffisait pour dresser debout la formidable figure de ce satanique qui fut, au xve siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes. Une seule personne était au courant de son projet de livre, des Hermies, qu’il voyait maintenant presque tous les jours. Il l’avait connu dans une maison des plus étranges, chez Chantelouve, l’historien catholique, qui se vantait de recevoir à sa table tous les mondes. Et, en effet, c’était une fois par semaine, l’hiver, dans son salon de la rue de Bagneux, le plus bizarre ramas de gens : des cuistres de sacristie et des poètes de caboulots, des journalistes et des actrices, des partisans de la cause de Naundorff et des placiers en sciences louches. Cette maison était, en somme, située sur la lisière du monde clérical qui s’y rendait un peu comme en un mauvais lieu ; l’on y dînait de façon tout à la fois biscornue et fine ; Chantelouve était cordial, d’esprit grassouillet, d’entrain pressant. Il inquiétait bien un peu les analystes par un regard de bagne qui passait quelquefois sous les verres fumés de son binocle, mais sa bonhomie tout ecclésiastique désarmait les préventions ; puis la femme, à peine jolie mais bizarre, était très entourée ; elle demeurait cependant silencieuse, n’encourageait pas les propos assidus des visiteurs, mais elle était, ainsi que son mari, dénuée de bégueulisme ; impassible, presque hautaine, elle écoutait, sans broncher, les paradoxes les plus monstrueux, souriait, l’air absent, les yeux perdus au loin. Dans une de ces soirées où il fumait une cigarette, tandis que la Rousseil, récemment convertie, hurlait des stances au Christ, Durtal avait été étonné par la physionomie, par la tenue de des Hermies qui tranchaient durement sur le débraillé des défroqués et des poètes, entassés dans le salon et la bibliothèque de Chantelouve. Au milieu de ces faces sournoises ou préparées, il apparaissait comme un homme singulièrement distingué, mais méfiant et rétif. Grand, fluet, très pâle, il fronçait des yeux rapprochés d’un nez fureteur et bref, des yeux qui avaient le bleu foncé de la pierre divine et son éclat sec. Ses cheveux étaient blonds, sa barbe, rasée sur les joues et taillée sous le menton en pointe, tournait au ton du liège. Il y avait en lui d’un Norwégien maladif et d’un Anglais rêche. Vêtu d’étoffes fabriquées à Londres, il semblait étriqué dans un complet quadrillé, de couleur morne, serré à la taille, montant très haut, cachant presque la cravate et le col. Très soigné de sa personne, il avait une manière à lui de retirer ses gants et de les faire imperceptiblement claquer en les roulant ; puis il s’asseyait, croisait ses longues jambes en thyrse en se penchant tout d’un côté, à droite, retirait de sa poche gauche, collée au corps, une blague japonaise plate et gaufrée, qui contenait son papier à cigarette et son tabac. Il était méthodique, en garde, froid comme une corde à puits devant les inconnus ; son attitude supérieure et avec cela gênée s’ajustait à ses rires blêmes et coupés courts ; il suscitait de sérieuses antipathies à première vue et il pouvait les justifier par des mots vénéneux, des mutismes méprisants, des sourires rigoureux ou narquois. Il était respecté chez les Chantelouve, il y était surtout craint, mais quand on le connaissait, on s’apercevait que, sous le verglas de cette mine, couvait une bonté réelle, une amitié peu expansive, mais capable d’un certain héroïsme, en tous cas, sûre. Comment vivait-il ? était-il riche ou seulement à l’aise ? personne ne le savait ; et lui-même, très discret envers les autres, ne parlait jamais de ses affaires ; il était docteur de la Faculté de Paris, car Durtal avait vu, par hasard, son diplôme, mais il parlait de la médecine avec un mépris immense, avouait s’être jeté, par dégoût d’une thérapeutique vaine, dans l’homéopathie qu’il avait délaissée à son tour, pour une médecine Bolonaise qu’il dénigrait. À certains moments, Durtal ne pouvait douter que des Hermies n’eût pratiqué la littérature, car il la jugeait avec la certitude d’un homme du métier, démontait la stratégie des procédés, dévissait le style le plus abstrus avec l’adresse d’un expert qui connaît, en cet art, les plus compliqués des trucs. À Durtal qui lui reprochait, un jour, en riant, de cacher ses œuvres, il répondait avec une certaine mélancolie : je me suis châtré l’âme à temps d’un bas instinct, celui du plagiat. J’aurais pu faire du Flaubert aussi bien sinon mieux que tous les regrattiers qui le débitent ; mais à quoi bon ? J’ai préféré phraser des médicaments occultes à des doses rares ; ce n’est peut-être pas bien nécessaire, mais c’est moins vil ! Où il était surprenant, par exemple, c’était dans l’érudition ; il se révélait prodigieux, savait tout, était au courant des plus anciens bouquins, des plus séculaires coutumes, des découvertes les plus neuves. À force de s’acoquiner avec les extraordinaires épaves de Paris, il avait approfondi des sciences diverses et hostiles ; car lui, si correct et si froid, on ne le rencontrait qu’en compagnie d’astrologues et de kabbalistes, de démonographes et d’alchimistes, de théologiens et d’inventeurs. Las des avances faciles et des improbables bonhomies des artistes, Durtal fut séduit par cet homme aux abords rentrés, aux détentes strictes et dures. L’excès des amitiés à fleur de peau qu’il avait subies justifiait cette attirance ; ce qui était moins explicable, c’est qu’avec ses goûts des relations excentriques, des Hermies se fût pris d’affection pour Durtal qui était, en somme, un sobre d’âme et un esprit rassis et sans outrance ; mais il avait sans doute éprouvé le besoin de se retremper, à certains moments, dans une atmosphère plus perspirable et moins chauffée ; puis aucune de ces discussions littéraires qu’il aimait n’était possible avec ces agités qui délibéraient infatigablement, ne pensant qu’à leur génie, ne s’intéressant qu’à leurs découvertes, qu’à leur science ! Comme Durtal enfin isolé chez ses confrères, des Hermies ne pouvait rien attendre, ni des médecins qu’il dédaignait, ni de tous ces spécialistes qu’il fréquentait. Il y avait eu, en somme, rencontre de deux êtres dont la situation était presque la même ; mais cette liaison qui, d’abord restreinte et longtemps demeurée sur la défensive, venait enfin de se resserrer dans le tutoiement et de s’affermir, avait été surtout avantageuse pour Durtal. En effet, sa famille était depuis longtemps morte et ses amis de jeunesse étaient ou mariés ou perdus ; depuis son départ du monde des lettres, il était réduit à la solitude la plus complète. Des Hermies dénoua son existence qui, repliée sur elle-même, s’ankylosait dans l’isolement. Il lui renouvela sa provision de sensations, lui fit faire peau neuve d’amitié, l’emmena chez l’un de ses amis qu’en effet Durtal devait aimer. Des Hermies, qui parlait souvent de cet ami, finit par dire un jour : il faudra pourtant que je te le fasse connaître. Il aime tes livres que je lui ai prêtés et il t’attend ; toi qui me reproches de ne me plaire qu’avec des natures cocasses ou obscures, tu verras en Carhaix un homme presque unique. C’est le catholique intelligent et sans cafardise, le pauvre sans envie et sans haine. III Durtal était dans la situation d’un grand nombre de célibataires qui font nettoyer leur ménage par un concierge. Ceux-là seuls peuvent savoir combien des lampes d’un faible tonnage absorbent de pleines burettes d’huile et combien une bouteille de cognac pâlit et s’épuise, sans diminuer. Ils savent aussi que le lit d’abord hospitalier se fait insociable, tant le concierge respecte ses moindres plis ; ils apprennent enfin qu’il faut se résigner à toujours nettoyer son verre si l’on a soif, à toujours réédifier son feu, si l’on a froid. Le concierge de Durtal était un vieillard à moustaches, dont la chaude haleine exhalait le puissant arôme du trois-six. C’était un homme indolent et placide qui opposait une incontinence d’inertie aux objurgations de Durtal déclarant que son ménage devait être terminé, tous les matins, à la même heure. Les menaces, les suppressions de pourboires, les injures, les prières avaient échoué ; le père Rateau soulevait sa casquette, se grattait les cheveux, promettait, sur un ton ému, de s’amender et, le lendemain, venait plus tard. Quel animal ! gémissait Durtal, ce jour-là. Il regardait sa montre, au moment où une clef tournait dans la serrure, et une fois de plus, il constatait que le concierge arrivait, dans l’après-midi, après trois heures. Il allait falloir subir le vacarme de cet homme qui, somnolent et pacifique dans sa loge, devenait terrible, un balai au poing. Des allures martiales, des instincts guerriers se révélaient subitement chez ce sédentaire assoupi, dès l’aube, dans la tiède vapeur des mirotons. Il se muait en un insurgé qui montait à l’assaut du lit, chambardait les chaises, jonglait avec les cadres, bouleversait les tables, cognait le pot à eau et la cuvette, traînait, ainsi que des vaincus par les cheveux, les brodequins de Durtal par leurs lacets, enlevait le logis comme une barricade, plantait, en guise de drapeau, son torchon dans un nuage de poudre, sur les meubles morts. Durtal se réfugiait alors dans celles de ses pièces qu’il n’attaquait point ; ce jour-là, il dut abandonner son cabinet de travail dans lequel Rateau commençait la lutte et s’enfuir dans sa chambre à coucher. De là, il apercevait encore, par la portière laissée ouverte, le dos de l’ennemi qui, un plumeau au-dessus de la tête, coiffé comme d’une couronne de Mohican, entamait la danse du scalp, autour d’une table. Si je savais seulement l’heure à laquelle monte cette buse, ce que je m’arrangerais pour être sorti ! se disait-il, en grinçant des dents, car maintenant Rateau empoignait ses outils de frotteur et ratissait le parquet et sautait à cloche-pied et patinait sur une brosse, en rugissant. Victorieux, en nage, il apparut dans le cadre de la porte et s’avança pour réduire la chambre où se trouvait Durtal. Celui-ci dut rentrer dans le cabinet pacifié, avec son chat qui, crispé par ce bruit, suivait son maître, pas à pas, et revenait, en se frottant le long de ses jambes, dans les pièces, à mesure qu’elles étaient libres. Des Hermies sonna sur ces entrefaites. — Je mets mes bottines et nous filons, s’écria Durtal. Tiens, — il passa la main sur la table et la ramena gantée d’une mitaine grise — regarde, cette brute-là secoue tout, se bat contre on ne sait quoi et le résultat le voici : il y a encore plus de poussière qu’avant lorsqu’il est parti ! — Bah, fit Des Hermies ; mais c’est très bon, la poussière. Outre qu’elle a un goût de très ancien biscuit et une odeur fanée de très vieux livre, elle est le velours fluide des choses, la pluie fine mais sèche, qui anémie les teintes excessives et les tons bruts. Elle est aussi la pelure d’abandon, le voile d’oubli. Qui donc peut la détester sinon certaines personnes au sort lamentable desquelles tu devrais quelquefois penser ? T’imagines-tu, en effet, la vie des gens qui demeurent à Paris, dans un passage. Tiens, figure-toi un phtisique qui crache le sang et s’étrangle dans une chambre située à un premier étage sous les vitres en dos d’âne d’un passage, celui des Panoramas, par exemple. La fenêtre est ouverte, il monte de la poussière saturée de tabac refroidi et de sueur tiède. Le malheureux étouffe, supplie qu’on lui donne de l’air ; l’on se précipite sur la croisée… et on la referme car comment l’aider à respirer, si l’on ne le soustrait pas à la pulvérulence du passage, en l’isolant ? Hein, cette poussière qui stimule les hémoptysies et les toux est moins bénigne que celle dont tu te plains ? — Mais, tu es prêt, nous descendons ? — Et quelle rue prenons-nous ? demanda Durtal. Des Hermies ne répondit point. Ils quittèrent la rue du Regard où demeurait Durtal, descendirent la rue du Cherche-Midi jusqu’à la Croix-Rouge. — Allons jusqu’à la place Saint-Sulpice, dit des Hermies, et après un silence : En fait de poussière, considérée alors comme rappel des origines et souvenance des fins, sais-tu qu’après notre mort, nos charognes sont dépecées par des vers différents, suivant qu’elles sont obèses ou qu’elles sont maigres ? Dans les cadavres des gens gras, l’on trouve une sorte de larves, les rhizophages ; dans les cadavres des gens secs, l’on ne découvre que des phoras. Ceux-là sont évidemment les aristos de la vermine, les vers ascétiques qui méprisent les repas plantureux, dédaignent le carnage des copieuses mamelles et le ragoût des bons gros ventres. Dire qu’il n’y a même pas d’égalité parfaite dans la façon dont les larves préparent la poudre mortuaire de chacun de nous ! À propos, c’est ici que nous nous arrêtons, mon cher. Ils étaient arrivés au coin de la rue Férou et de la place. Durtal leva le nez et sur un porche ouvert dans le flanc de l’église Saint-Sulpice, il lut cette pancarte : on peut visiter les tours. — Montons, fit des Hermies. — Pourquoi faire ? Par ce temps ! Et Durtal désigna du doigt des nuages noirs qui fuyaient, tels que des fumées d’usines, dans un firmament limoneux, si bas, que les tuyaux en fer-blanc des cheminées semblaient entrer dedans et le créneler, au-dessus des toits, d’entailles claires. — Outre que je n’ai pas envie de tenter l’escalade d’une série désordonnée de marches, que veux-tu examiner là-haut ? il bruine et la nuit tombe ; non, par exemple ! — Qu’est-ce que cela te fait de te promener là ou autre part ? viens, je t’assure que tu verras des choses dont tu ne te doutes guère. — Enfin, tu as un but ? — Oui. — Il fallait donc le dire ! — Et, à la suite de des Hermies, il s’engouffra sous le porche ; un petit fumignon d’essence, pendu à un clou, éclairait, au fond du caveau, une porte. C’était l’entrée des tours. Longtemps ils grimpèrent dans les ténèbres d’un escalier en pas de vis. Durtal se demandait si le gardien n’avait pas délaissé son poste, quand une lueur rougeoya sur le tournant du mur et ils se heurtèrent, en pivotant, contre un quinquet, devant une porte. Des Hermies tira un cordon de sonnette ; la porte disparut. Ils avaient au-dessus d’eux, à la hauteur de la tête, sur des marches, les pieds éclairés d’une personne perdue dans l’ombre. — Tiens, c’est vous, monsieur des Hermies ; — et décrivant un arc de cercle, un corps de femme âgée se pencha dans la lumière. — Ah ! bien, c’est Louis qui sera content de vous voir ! — Et il est là ? fit des Hermies qui serra la main de cette femme. — Il est dans la tour ; mais vous ne vous reposez pas un peu ? — Non, en descendant, si vous le voulez bien. — Alors, montez jusqu’à ce que vous aperceviez une porte à claire-voie, oh ! que je suis bête, vous le savez aussi bien que moi ! — Mais oui… mais oui… à tout à l’heure ; que je vous présente, en passant, mon ami Durtal. Durtal s’inclina, ahuri, dans l’ombre. — Ah ! monsieur, Louis qui désirait tant faire votre connaissance, comme cela se trouve ! — Où me mène-t-il ? se disait Durtal qui tâtonnait, de nouveau, derrière son ami, dans le noir, suivant les courtes lueurs jaillies des barbacanes, retombant dans la nuit, rencontrant, au moment où il se perdait, des filets de jour. Cette ascension ne finissait pas. Ils aboutirent enfin à la porte à barreaux, poussée contre. Ils entrèrent, se trouvèrent sur un rebord de bois, au-dessus du vide, sur la margelle en planche d’un double puits ; l’un, creusé sous leurs pieds, l’autre élevé au-dessus d’eux. Des Hermies, qui paraissait être là dedans chez lui montra, d’un geste, les deux abîmes. Durtal regarda. Il était au milieu d’une tour qu’emplissaient, du haut en bas, des madriers énormes en forme d’X, des poutres assemblées, frettées par des barres, boulonnées par des rivets, réunies par des vis grosses comme le poing. Durtal ne voyait personne. Il tourna sur la console, le long du mur, se dirigea vers la lumière qui pénétrait par les auvents inclinés des abat-sons. Penché sur le précipice, il discernait maintenant, sous ses jambes, de formidables cloches pendues à des sommiers de chêne blindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des cloches d’un airain gras, comme huilé, qui absorbait, sans les réfracter, les rayons du jour. Et, au-dessus de sa tête, dans l’abîme d’en haut, en se reculant, il apercevait de nouvelles batteries de cloches ; celles-là, frappées dans leur fonte d’une effigie d’évêque en relief, allumées, au dedans, à la pause, à l’endroit usé par le battant, d’une lueur d’or. Rien ne remuait ; mais le vent claquait par les lames couchées des abat-sons, tourbillonnait dans la cage des bois, hurlait dans la spirale de l’escalier, s’engouffrait dans la cuve retournée des cloches. Soudain, un frôlement d’air, un souffle silencieux de vent moins aigre lui fouetta les joues. Il leva les yeux, une cloche rabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna, prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon, broya dans le bronze du mortier des sons terribles. La tour tremblait, la margelle sur laquelle il se tenait trépidait comme le plancher d’un train ; un grondement, continuel, énorme, roulait brisé par le fracassant éclat des coups. Il avait beau explorer le plafond de la tour, il ne découvrait personne ; il finit pourtant par entrevoir une jambe lancée dans le vide qui culbutait l’une des deux pédales de bois attachées au bas de chaque cloche, et, se couchant presque sur les madriers, il aperçut enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons de fer, se balançant au-dessus du gouffre, les yeux au ciel. Durtal fut stupéfié, car jamais il n’avait vu une telle pâleur et une si déconcertante face. Cet homme n’avait pas le ton de cierge des convalescences, ni le ton mat des parfumeuses auxquelles les odeurs ont décoloré le derme ; ce n’était pas encore la chair poussiéreuse, tournée au gris, des porphyriseurs des tabacs qu’on prise ; c’était le teint livide exsangue des prisonniers au Moyen Âge, le teint maintenant ignoré de l’homme interné jusqu’à sa mort dans un cachot pluvieux, dans un noir in-pace, sans air. L’œil était bleu, proéminent, en boule, l’œil à larmes des mystiques, mais il était singulièrement contredit par une moustache en chiendent sec de Kaiserlick ; cet homme était tout à la fois dolent et militaire, presque indéfinissable. Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche et, d’un recul de reins, reprit son équilibre. Il s’essuya le front, sourit à des Hermies. — Ah bien, dit-il, vous étiez là ! Il descendit et lorsqu’il sut le nom de Durtal, sa face s’éclaira ; il lui prit la main. — Vous pouvez dire, Monsieur, que vous étiez attendu. Il y a assez longtemps que notre ami vous cache, tout en parlant constamment de vous. — Venez, reprit-il, d’un ton joyeux, que je vous fasse visiter mon petit domaine ; j’ai lu vos livres, il n’est pas possible que vous n’aimiez pas, vous aussi, les cloches ; mais c’est d’un peu plus haut qu’il les faut voir. Et il sauta dans un escalier, tandis que des Hermies poussait Durtal devant lui, fermait la marche. Pendant que l’ascension reprenait dans la mèche à vrille : — Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton ami Carhaix, — car c’est lui n’est-ce pas, — était sonneur ? demanda Durtal. Des Hermies ne put répondre, car ils débouchaient, à ce moment, sous la voûte en pierre de taille de la tour et Carhaix, s’effaçant, les laissait passer. Ils se trouvaient dans une pièce ronde percée au centre, à leurs pieds, d’un grand trou, cerclé d’une balustrade de fer, corrodée par la cendre orangée des rouilles. En s’approchant, l’œil plongeait jusqu’au fond de l’abîme. C’était la vraie margelle en moellons d’un véritable puits ; et ce puits semblait être en réparation, car l’échafaudage croisé des poutres qui soutenait les cloches, paraissait être dressé, du haut en bas du tube, pour étayer les murs. — Approchez sans crainte, dit Carhaix, et dites-moi, Monsieur, si ce ne sont point là de belles filleules ! — Mais Durtal l’écoutait à peine ; il se sentait mal à l’aise dans ce vide, attiré par ce trou béant d’où s’échappait, en de lointaines bouffées, le tintement moribond de la cloche qui oscillait sans doute encore, avant que de rentrer immobile, dans un complet repos. Il se recula. — Vous n’avez pas envie de visiter le haut des tours ? reprit Carhaix, en désignant un escalier de fer, scellé dans la muraille même. — Non, ce sera pour un autre jour. Ils redescendirent et Carhaix, maintenant silencieux, ouvrit une nouvelle porte. Ils s’avancèrent dans une immense remise qui contenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtres patraques et lépreux, des Saint Mathieu amputés d’une jambe et perclus d’un bras, des Saint Luc escortés d’une moitié de bœuf, des Saint Marc bancroches et privés d’une partie de barbe, des saint Pierre érigeant des moignons dépourvus de clefs. — Autrefois, dit Carhaix, il y avait ici une balançoire ; c’était plein de gamines ; l’on a abusé comme de tout… au crépuscule, il se passait, pour quelques sous, des choses ! Le curé a fini par faire enlever la balançoire et fermer la pièce. — Et cela ? fit Durtal, apercevant dans un coin un énorme fragment de métal rond, une sorte de demi-calotte géante, veloutée de poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi que des éperviers granulés de boulettes de plomb, de corps repliés d’araignées noires. — Ça ! ah, monsieur ! — Et l’œil perdu de Carhaix se récupéra et prit feu ; ça, c’est le cerveau d’une très vieille cloche qui rendait des sons comme il n’y en a plus ; celle-là, monsieur, elle sonnait du ciel ! Et subitement il s’emballa. — Voyez-vous, des Hermies a dû vous le dire, c’est fini, les cloches ; ou plutôt c’est les sonneurs dont il n’y a plus ! à l’heure qu’il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, des maçons, d’anciens pompiers, ramassés pour un franc sur la place, qui font la manœuvre ! ah ! il faut les voir ! Mais c’est pis que cela ; si je vous racontais qu’il y a des curés qui ne se gênent pas pour vous dire : racolez dans la rue des soldats ; pour dix sous, ils feront l’affaire. Oui, si bien qu’il y en a un dernièrement, à Notre-Dame, je crois, qui n’a pas retiré sa jambe à temps ; la cloche est revenue à toute volée dessus et l’a coupée nette, comme un rasoir. Et ces gens-là, ils dépensent des trente mille francs pour des baldaquins, ils se ruinent pour des musiques, il leur faut du gaz dans leur église, un tas de tra-la-la, est-ce que je sais, moi ? Quant aux cloches, ils lèvent les épaules, lorsqu’on leur en parle. Savez-vous, monsieur Durtal, que nous ne sommes plus à Paris que deux accordants, moi et le père Michel qui n’est pas marié et qu’on ne peut, à cause de ses mœurs, attacher régulièrement à une église. Cet homme-là, c’est un accordant qui n’a pas son pareil ; mais, lui aussi, il se désintéresse ; il boit et, saoul ou pas saoul, il travaille et après cela, il reboit et il dort. Ah ! oui, que c’est bien fini ! — Tenez, ce matin, Monseigneur a fait sa tournée pastorale en bas. À huit heures, il fallait sonner son arrivée ; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient. Nous étions attelés à seize, dessus. Eh bien, c’était une pitié ; ces gens-là ils brimballaient comme des propres à rien, ils ruaient à contre-temps, ils sonnaient la gouille ! Ils descendirent, Carhaix gardait maintenant le silence. — Les cloches, fit-il en se retournant et en fixant Durtal de ses yeux dont l’eau bleue entrait en ébullition ; mais, Monsieur, c’est la véritable musique de l’Église, cela ! Ils débouchèrent au-dessus même du parvis, dans la grande galerie couverte sur laquelle sont posées les tours. Alors Carhaix sourit et montra tout un jeu de minuscules clochettes, installé entre deux piliers, sur une planche. Il tirait les ficelles, agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeux hors du front, la moustache rebroussée d’un coup de lèvres, le léger saut des notes que buvait la brume. Et subitement, il rejeta ses ficelles. C’était jadis ma toquade, dit-il, j’avais voulu former ici des élèves, mais personne ne se soucie d’apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car on ne sonne même plus les mariages et personne maintenant ne monte aux tours ! Au fond, reprit-il en descendant, moi, je ne peux me plaindre. Les rues d’en bas m’ennuient ; ça me brouille quand je mets les pieds dehors ; aussi, je ne quitte mon clocher que le matin, juste pour aller chercher des seaux d’eau au bout de la place, mais ma femme s’ennuie à cette hauteur ; puis, c’est terrible ; la neige pénètre par toutes les meurtrières, elle s’amasse, et quelquefois l’on gît, bloqué, quand le vent souffle en foudre ! Ils étaient arrivés devant le logement de Carhaix. — Entrez donc, Messieurs, dit la femme qui les attendait sur le pas de la porte ; vous avez bien gagné un peu de repos. Et elle désigna quatre verres qu’elle avait préparés sur la table. Le sonneur alluma une petite pipe de bruyère, tandis que des Hermies et Durtal roulaient des cigarettes. — Vous êtes bien ici, dit Durtal, pour parler. Il se trouvait dans une pièce énorme, taillée en pleine pierre, voûtée, éclairée près du plafond par une fenêtre en demi-roue. Cette pièce, carrelée, mal couverte par un méchant tapis, était très simplement meublée d’une table ronde de salle à manger, de vieilles bergères en velours d’Utrecht d’un bleu d’ardoise, d’un petit buffet sur lequel s’entassaient des faïences bretonnes, des pichets et des plats, et en face de ce buffet en noyer verni, d’une petite bibliothèque de bois noir qui pouvait contenir une cinquantaine de livres. — Vous regardez les bouquins, dit Carhaix qui avait suivi des yeux Durtal. Oh ! monsieur, il faut être indulgent, je n’ai là que des outils de mon métier ! Durtal s’approcha ; cette bibliothèque paraissait surtout composée d’ouvrages sur les cloches ; il lut des titres : Sur un très antique et très mince volume en parchemin, il déchiffra une écriture à la main, couleur de rouille : « de Tintinnabulis », par Jérôme Magius (1664), puis, pêle-mêle, un « Recueil curieux et édifiant sur les cloches de l’Église », par Dom Rémi Carré. Un autre « Recueil édifiant » et anonyme ; un « Traité des cloches », de Jean-Baptiste Thiers, curé de Champrond et de Vibraye, un pesant volume d’un architecte du nom de Blavignac, un autre moins gros intitulé : « Essai sur le symbolisme de la cloche », par un prêtre du clergé paroissial, à Poitiers ; une « Notice » de l’abbé Barraud, enfin toute une série de plaquettes, couvertes de papier gris, brochées sans couvertures imprimées et sans titres. — Ce n’est rien, fit Carhaix avec un soupir ; les meilleurs manquent : le « De campanis Commentarius », d’Angelo Rocca, et le « de Tintinnabulo », de Percichellius ; mais dame, c’est rare, et puis c’est si cher quand on les trouve ! Durtal embrassa d’un coup d’oeil les autres livres ; c’étaient pour la plupart des ouvrages pieux : des bibles latines et françaises, des Imitations de Jésus-christ, la Mystique de Görres en cinq tomes, l’histoire et la théorie du symbolisme religieux de l’abbé Aubert, le dictionnaire des hérésies de Pluquet, puis des vies de Saints. — Ah ! Monsieur, il n’y a pas de littérature ici, mais voyez-vous, c’est des Hermies qui me prête les livres qui l’intéressent. — Bavard, lui dit sa femme, laisse donc Monsieur s’asseoir. — Et elle tendit un verre plein à Durtal qui savoura le pétillement parfumé d’un véritable cidre. En réponse à ses compliments sur la valeur de ce breuvage, elle lui raconta que ce cidre venait de Bretagne, qu’il était fabriqué à Landévennec, leur pays, par des parents. Elle fut ravie quand Durtal lui affirma qu’il avait jadis passé une journée dans ce village. — Oh bien, nous sommes vraiment connaissances, conclut-elle, en lui serrant la main. Engourdi par la chaleur d’un poêle dont le tuyau zigzaguait en l’air et fuyait par un carreau de tôle substitué à l’une des vitres de la fenêtre ; détendu, en quelque sorte, par cette atmosphère lénitive que dégageaient Carhaix et cette brave femme, au visage débile mais ouvert, aux yeux apitoyés et francs, Durtal se laissa vagabonder, loin de la ville. Il se disait, regardant cette pièce intime et ces bonnes gens : si l’on pouvait, en agençant cette chambre, s’installer ici, au-dessus de Paris, un séjour balsamique et douillet, un havre tiède. Alors, on pourrait mener, seul, dans les nuages, là-haut, la réparante vie des solitudes et parfaire, pendant des années, son livre. Et puis, quel fabuleux bonheur ce serait que d’exister enfin, à l’écart du temps, et, alors que le raz de la sottise humaine viendrait déferler au bas des tours, de feuilleter de très vieux bouquins, sous les lueurs rabattues d’une ardente lampe ! Il se prit à sourire de la naïveté de son rêve. — C’est égal, vous êtes joliment bien ici, dit-il, comme pour résumer ses réflexions. — Oh ! Pas si bien que cela, fit la femme. Le logement est grand ; car nous avons deux chambres à coucher aussi vastes que cette pièce et des racoins, mais c’est si incommode et c’est si froid ! Et pas de cuisine ! Reprit-elle, montrant sur un court palier un fourneau qu’elle avait dû installer dans l’escalier même. Puis, je deviens vieille et j’ai du mal maintenant, quand je vais aux provisions, à remonter autant de marches ! — Il n’y a même pas moyen de planter un clou dans cette cave, dit le mari ; la pierre de taille les tord quand on veut les enfoncer et les rejette ; enfin, moi, je suis fait au logis, mais elle, elle rêve d’aller finir ses jours à Landévennec ! Des Hermies se leva. Ils se serrèrent la main et le ménage Carhaix fit jurer à Durtal qu’il reviendrait. — Quelles excellentes gens ! s’écria-t-il, lorsqu’il se trouva sur la place. — Sans compter que Carhaix est précieux à consulter, car il est documenté sur bien des choses. — Mais enfin, voyons, comment, diable, un homme qui est instruit, qui n’est pas le premier venu, exerce-t-il un métier qui est un métier de manœuvre… d’ouvrier, en somme ? — S’il t’entendait ! — Mais, mon ami, les campaniers du Moyen Âge n’étaient point de misérables hères ; il est vrai que les sonneurs modernes sont bien déchus. Quant à te dire pourquoi Carhaix s’est épris des cloches, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il a fait en Bretagne des études au séminaire, qu’il a eu des scrupules de conscience, ne s’est pas cru digne du sacerdoce, et qu’à Paris où il est venu, il a été l’élève d’un maître sonneur fort intelligent et très lettré, le père Gilbert, qui avait dans sa cellule, à Notre-dame, des vieux plans de Paris si rares. Celui-là n’était pas non plus un artisan, mais bien un collectionneur enragé des documents relatifs au vieux Paris. De Notre-dame, Carhaix a passé à Saint-Sulpice où il est installé depuis plus de quinze ans déjà ! — Et toi, comment l’as-tu connu ? — En qualité de médecin d’abord ; puis, je suis devenu son ami, depuis dix ans. — C’est drôle, il n’a pas cette allure de jardinier sournois qu’ont les anciens élèves des séminaires. — Carhaix en a, pour quelques années encore, dit des Hermies, comme se parlant à lui-même ; après quoi, il sera temps qu’il meure. L’Église qui a déjà laissé introduire le gaz dans les chapelles, finira par remplacer les cloches par de puissants timbres. Alors, ce sera charmant ; ces mécaniques seront reliées par des fils électriques ; ce seront de vraies sonneries protestantes, des appels brefs, des ordres durs. — Eh bien, ce sera le cas pour la femme de Carhaix de retourner dans le Finistère ! — Ils ne le pourraient, car ils sont très pauvres ; et puis Carhaix dépérirait s’il perdait ses cloches ! c’est tout de même curieux cette affection de l’homme pour l’objet qu’il anime ; c’est l’amour du mécanicien pour sa machine ; on finit par aimer, autant qu’un être vivant, la chose qui vous obéit et que l’on soigne. Il est vrai que la cloche est un ustensile à part. Elle est baptisée ainsi qu’une personne, et ointe du chrême du salut qui la consacre ; d’après la rubrique du Pontifical, elle est aussi sanctifiée, dans l’intérieur de son calice, par un Évêque, de sept onctions faites en forme de croix, avec l’huile des infirmes ; elle doit ainsi porter aux mourants la voix consolatrice qui les soutient dans leurs dernières affres. Puis elle est le héraut de l’Église ; la voix du dehors comme le prêtre est la voix du dedans ; ce n’est donc pas un simple morceau de bronze, un mortier posé à la renverse et qu’on agite. Ajoute que, semblables aux anciens vins, les cloches s’affinent, en vieillissant ; leur chant devient plus ample et plus souple ; elles perdent leur bouquet aigrelet, leurs sons verts. Ça explique un peu comment on s’y attache ! — Diable, mais tu es fort sur les cloches, toi ! — Moi, répondit Des Hermies, en riant, mais je ne sais rien ; je répète ce que j’ai entendu dire à Carhaix. Au reste, si ce sujet t’intéresse, tu pourras lui demander des explications ; il t’apprendra le symbolisme de la cloche ; il est inépuisable, ferré là-dessus comme pas un. — Ce qui est certain, fit Durtal rêveur, c’est que moi qui habite un quartier de couvents et qui vis dans une rue dont l’air est plissé, dès l’aube, par l’onde des carillons, lorsque j’étais malade, la nuit, j’attendais l’appel des cloches, le matin, ainsi qu’une délivrance. Je me sentais alors, au petit jour, bercé par une sorte de dodelinement très doux, choyé par une caresse lointaine et secrète ; c’était comme un pansement si fluide et si frais ! J’avais l’assurance que des gens debout priaient pour les autres et par conséquent pour moi ; je me trouvais moins seul. C’est vrai, au fond, c’est surtout fait pour les malades affligés d’insomnie, ces sons-là ! — Non seulement pour les malades, mais les cloches sont aussi le bromure des âmes belliqueuses. L’inscription que portait l’une d’elles « paco cruentos », « j’apaise les aigris », est singulièrement juste quand on y songe ! Cette conversation hanta Durtal qui, le soir, alors qu’il fut seul chez lui, se prit à rêvasser dans sa couche. Cette phrase du sonneur que la véritable musique de l’Église, c’était celle des cloches, lui revint telle qu’une obsession. Et sa rêverie subitement reculée de plusieurs siècles évoqua, parmi de lents défilés de moines au Moyen Âge, la troupe agenouillée des ouailles qui répondait aux appels des angélus et buvait comme le dictame du vin consacré les gouttes flûtées de leurs sons blancs. Tous les détails qu’il avait autrefois connus des séculaires liturgies se pressèrent : les Invitatoires des Matines, les carillons s’égrenant en des chapelets d’harmoniques bulles sur les rues tortueuses et serrées, aux tourelles en cornets, aux pignons en poivrières, aux murs percés de chantepleures et armés de dents, des carillons chantant les heures canoniales, les primes et les tierces, les sextes et les nones, les vêpres et les complies, célébrant l’allégresse d’une cité par le rire fluet de leurs petites cloches ou sa détresse, par les larmes massives des douloureux bourdons ! Et c’étaient alors des maîtres sonneurs, de vrais accordants, qui répercutaient l’état d’âme d’une ville avec ces joies ou ces deuils de l’air ! — Et la cloche qu’ils servaient, en fils soumis, en fidèles diacres, s’était faite, à l’image même de l’Église, très populaire et très humble. À certains moments, elle se dévêtait, ainsi que le prêtre se dépouille de sa chasuble, de ses sons pieux. Elle causait avec les petits, les jours de marchés et de foires, les invitait, par les temps de pluie, à débattre leurs intérêts dans la nef de l’église, imposant, par la sainteté du lieu, aux inévitables débats des durs négoces, une probité qui demeure à jamais perdue ! Maintenant les cloches parlaient une langue abolie, baragouinaient des sons vides et dénués de sens. Carhaix ne se trompait pas. Cet homme qui vivait, en dehors de l’humanité, dans une aérienne tombe, croyait à son art, n’avait plus par conséquent de raison d’être. Il végétait, superfétatif et désuet, dans une société que les rigaudons des concerts amusent. Il apparaissait, tel qu’une créature caduque et rétrograde, tel qu’une épave refluée sur la berge des âges, une épave surtout indifférente aux misérables soutaniers de cette fin de siècle qui, pour attirer les foules en toilettes dans le salon de leurs églises, ne craignent pas de faire entonner des cavatines et des valses sur les grandes orgues que manipulent, en un dernier sacrilège, maintenant, les usiniers de la musique profane, les négociants en ballets, les fabricants d’opéras-bouffes. Pauvre Carhaix, se dit-il, en soufflant sa bougie. Encore un qui aime son époque autant que des Hermies et autant que moi ! Enfin, il a la tutelle de ses cloches et certainement, parmi ses pupilles, sa préférée ; en somme, il n’est pas trop à plaindre, car, lui aussi, il a sa petite toquade, ce qui lui rend probablement, comme à nous, la vie possible ! IV — Ça avance, Durtal ? — Oui, j’ai terminé la première partie de l’existence de Gilles de Rais ; j’ai le plus rapidement possible noté ses exploits et ses vertus. — Ce qui manque d’intérêt, fit des Hermies. — Évidemment, puisque le nom de Gilles ne subsiste, depuis quatre siècles, que grâce à l’énormité des vices qu’il symbolise ; — maintenant, j’arrive aux crimes. La grande difficulté, vois-tu, c’est d’expliquer comment cet homme, qui fut brave capitaine et bon chrétien, devint subitement sacrilège et sadique, cruel et lâche. — Le fait est qu’il n’y a point, que je sache, de volte d’âme aussi brusque ! — C’est bien pour cela que ses biographes s’étonnent de cette féerie spirituelle, de cette transmutation d’âme opérée par un coup de baguette, comme au théâtre ; il y a eu certainement des infiltrations de vices dont les traces sont perdues, des enlisements de péchés invisibles, ignorés par les chroniques. En somme, si nous récapitulons les pièces qui nous furent transmises, nous trouvons ceci : Gilles de Rais, dont l’enfance est inconnue, naquit vers 1404 sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, dans le château de Machecoul. Son père meurt à la fin d’octobre 1415 ; sa mère se remarie presque aussitôt avec un sieur d’Estouville et l’abandonne, lui et René de Rais, son autre frère ; il passe sous la tutelle de son aïeul Jean de Craon, seigneur de Champtocé et de La Suze, « homme viel et ancien et de moult grand âge », disent les textes. Il n’est ni surveillé, ni dirigé par ce vieillard débonnaire et distrait qui se débarrasse de lui, en le mariant à Catherine de Thouars, le 30 du mois de novembre 1420. L’on constate sa présence à la cour du Dauphin, cinq ans après ; ses contemporains le représentent comme un homme nerveux et robuste, d’une beauté capiteuse, d’une élégance rare. Les renseignements font défaut sur le rôle qu’il joue dans cette cour, mais on peut aisément les suppléer, en se figurant l’arrivée de Gilles, qui était le plus riche des barons de France, chez un roi pauvre. À ce moment, en effet, Charles VII est aux abois ; il est sans argent, dénué de prestige et son autorité reste nulle ; c’est à peine si les villes qui longent la Loire lui obéissent ; la situation de la France, exténuée par les massacres, déjà ravagée, quelques années auparavant, par la peste, est horrible. Elle est scarifiée jusqu’au sang, vidée jusqu’aux moelles par l’Angleterre qui, semblable à ce poulpe fabuleux, le Kraken, émerge de la mer et lance, au-dessus du détroit, sur la Bretagne, la Normandie, une partie de la Picardie, l’Île-de-france, tout le Nord, le Centre jusqu’à Orléans, ses tentacules dont les ventouses ne laissent plus, en se soulevant, que des villes taries, que des campagnes mortes. Les appels de Charles réclamant des subsides, inventant des exactions, pressant l’impôt, sont inutiles. Les cités saccagées, les champs abandonnés et peuplés de loups ne peuvent secourir un Roi dont la légitimité même est douteuse. Il s’éplore, gueuse à la ronde, vainement, des sous. À Chinon, dans sa petite cour, c’est un réseau d’intrigues que dénouent, çà et là, des meurtres. Las d’être traqués, vaguement à l’abri derrière la Loire, Charles et ses partisans finissent par se consoler, dans d’exubérantes débauches, des désastres qui se rapprochent ; dans cette royauté au jour le jour, alors que des razzias ou des emprunts rendent la chère opulente et l’ivresse large, l’oubli se fait de ces qui-vive permanents et de ces sursauts et l’on nargue les lendemains, en sablant les gobelets et en brassant les filles. Que pouvait-on attendre, du reste, d’un roi somnolent et déjà fané, — issu d’une mère infâme et d’un père fol ? — Oh ! tout ce que tu diras sur Charles VII ne vaudra pas son portrait peint par Foucquet, au Louvre. Je me suis souvent arrêté devant cette honteuse gueule où je démêlais un groin de goret, des yeux d’usurier de campagne, des lèvres dolentes et papelardes, dans un teint de chantre. Il semble que Foucquet ait représenté un mauvais prêtre enrhumé et qui a le vin triste ! — On devine que ce type dégraissé et recuit, moins salace, plus prudemment cruel, plus opiniâtre et plus fouine, donnera celui de son fils et successeur, le Roi Louis XI. Il est l’homme, d’ailleurs, qui fit assassiner Jean Sans Peur et qui abandonna Jeanne d’Arc ; cela suffit pour qu’on le juge ! — Oui. Eh bien, Gilles de Rais, qui avait levé à ses frais des troupes, fut certainement reçu, à bras ouverts, dans cette cour. Sans doute qu’il défraya des tournois et des banquets, qu’il fut vigilamment tapé par les courtisans, qu’il prêta au Roi d’imposantes sommes. Mais en dépit des succès qu’il obtint, il ne paraît pas avoir sombré comme Charles VII dans l’égoïsme soucieux des paillardises ; nous en retrouvons presque aussitôt dans l’Anjou et dans le Maine qu’il défend contre les Anglais. Il y fut « bon et hardy capitaine », affirment les chroniques, ce qui n’empêche qu’écrasé par le nombre, il dut s’enfuir. Les armées anglaises se rejoignaient, inondaient le pays, s’étendaient de plus en plus, envahissaient le centre. Le Roi songeait à se replier dans le Midi, à lâcher la France ; ce fut à ce moment que parut Jeanne d’Arc. Gilles retourne alors près de Charles qui lui confie la garde et la défense de la Pucelle. Il la suit partout, l’assiste dans les batailles, sous les murs de Paris même, se tient auprès d’elle à Reims, le jour du sacre, où, à cause de sa valeur, dit Monstrelet, le Roi le nomme Maréchal de France à vingt-cinq ans ! — Mâtin, interrompit des Hermies, ils allaient vite à cette époque ; après cela, ils étaient peut-être moins obtus et moins gourdes que les badernes chamarrées de notre temps ! — Oh ! mais il ne faut pas confondre. Le titre de Maréchal de France n’était pas alors ce qu’il fut dans la suite, sous le règne de François 1er, ce qu’il devint depuis l’Empereur Napoléon, surtout. Quelle fut la conduite de Gilles de Rais envers Jeanne d’Arc ? Les renseignements font défaut. M. Vallet De Viriville l’accuse de trahison, sans aucune preuve. M. L’abbé Bossard prétend, au contraire, qu’il lui fut dévoué et qu’il veilla loyalement sur elle et il étaie son opinion de raisons plausibles. Ce qui est certain, c’est que voilà un homme dont l’âme était saturée d’idées mystiques — toute son histoire le prouve. — Il vit aux côtés de cette extraordinaire garçonne dont les aventures semblent attester qu’une intervention divine est dans les événements d’ici-bas possible. Il assiste à ce miracle d’une paysanne domptant une cour de chenapans et de bandits, ranimant un Roi lâche et qui veut fuir. Il assiste à cet incroyable épisode d’une vierge menant paître, ainsi que de dociles ouailles, les La Hire et les Xaintrailles, les Beaumanoir et les Chabannes, les Dunois et les Gaucourt, tous ces vieux fauves qui pèlent à sa voix et portent lainage. Lui-même broute sans doute comme eux l’herbe blanche des prêches, communie, le matin des batailles, révère Jeanne telle qu’une sainte. Il voit enfin que la Pucelle tient ses promesses. Elle a fait lever le siège d’Orléans, sacrer le Roi à Reims et maintenant elle déclare, elle-même, que sa mission est terminée, demande en grâce qu’on la laisse retourner chez elle. Il y a gros à parier que, dans un semblable milieu, le mysticisme de Gilles s’est exalté ; nous nous trouvons donc en présence d’un homme dont l’âme est mi-partie reître et mi-partie moine ; d’autre… — Pardon de t’interrompre, mais c’est que je ne suis pas aussi sûr que toi que l’intervention de Jeanne d’Arc ait été bonne pour la France. — Hein ? — Oui, écoute un peu. Tu sais que les défenseurs de Charles VII étaient, pour la plupart, des pandours du Midi, c’est-à-dire des pillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu’ils venaient défendre. Cette guerre de Cent ans ç’a été, en somme, la guerre du Sud contre le Nord. L’Angleterre, à cette époque, c’était la Normandie qui l’avait autrefois conquise et dont elle avait conservé et le sang, et les coutumes, et la langue. À supposer que Jeanne d’Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère, Charles VII était dépossédé et la guerre prenait fin. Les Plantagenets régnaient sur l’Angleterre et sur la France qui ne formaient du reste, dans les temps préhistoriques, alors que la Manche n’existait point, qu’un seul et même territoire, qu’une seule et même souche. Il y aurait eu ainsi un unique et puissant royaume du Nord, s’étendant jusqu’aux provinces de la langue d’oc, englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dont les mœurs étaient pareils. Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sans cohésion, une France absurde. Il a dispersé les éléments semblables, cousu les nationalités les plus réfractaires, les races les plus hostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas ! de ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs de chocolat et mâcheurs d’ail, qui ne sont pas du tout des Français, mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanne d’Arc, la France n’appartenait plus à cette lignée de gens fanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée race latine que le diable emporte ! Durtal leva les épaules. — Dis donc, fit-il, en riant : tu sors des idées qui me prouvent que tu t’intéresses à ta patrie ; ce dont je ne me doutais guère. — Sans doute, répondit des Hermies, en rallumant sa cigarette. Je suis de l’avis du vieux poète d’Esternod : « Ma patrie, c’est où je suis bien. » — Et je ne suis bien, moi, qu’avec des gens du Nord ! Mais voyons, je t’ai interrompu ; revenons à nos moutons ; où en étais-tu ? — Je ne sais plus. — Si, tiens, je disais que la Pucelle avait accompli sa tâche. Eh bien, une question se pose ; que devient, que fait Gilles, après qu’elle fut capturée, après sa mort ? — Nul ne le sait. Tout au plus signale-t-on sa présence dans les environs de Rouen, au moment où le procès s’instruit ; mais de là à conclure, comme certains de ses biographes, qu’il voulait tenter de sauver Jeanne d’Arc, il y a loin ! Toujours est-il qu’après avoir perdu ses traces nous le retrouvons enfermé, à vingt-six ans, dans le château de Tiffauges. La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en lui disparaissent. En même temps que les méfaits vont commencer, l’artiste et le lettré se développent en Gilles, s’extravasent, l’incitent même, sous l’impulsion d’un mysticisme qui se retourne, aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes. Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais ! Alors que ses pairs sont de simples brutes, lui, veut des raffinements éperdus d’art, rêve de littérature térébrante et lointaine, compose même un traité sur l’art d’évoquer les démons, adore la musique d’église, ne veut s’entourer que d’objets introuvables, que de choses rares. Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux et sûr. Il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps où la lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints. Nous avons la description de quelques-uns de ses manuscrits : Suétone, Valère-Maxime, d’un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avec fermoir de vermeil et clef. Ces livres, il en raffolait, les emportait, partout, avec lui, dans ses voyages ; il s’était attaché un peintre nommé Thomas qui les enluminait de lettres ornées et de miniatures, tandis que lui-même peignait des émaux qu’un spécialiste, découvert à grand’peine, enchâssait dans les plats orfévris de ses reliures. Ses goûts d’ameublement étaient solennels et bizarres ; il se pâmait devant les étoffes abbatiales, devant les soies voluptueuses, devant les ténèbres dorées des vieux brocarts. Il aimait les repas studieusement épicés, les vins ardents, assombris par les aromates ; il rêvait de bijoux insolites, de métaux effarants, de pierres folles. Il était le Des Esseintes du xve siècle ! Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fastueuse cour qui l’entourait à Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieu unique. Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers, capitaines, écuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mêmes, des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxe de sa chapelle et de sa collégiale tournait positivement à la démence. À Tiffauges, résidait tout le clergé d’une métropole, doyen, vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres, écolâtres et enfants de chœur ; le compte nous est resté des surplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de chœur de fin-gris doublé de menu vair. Les ornements sacerdotaux foisonnent ; ici, l’on rencontre des parements d’autel en drap vermeil, des courtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet, avec drap d’or orfrazé, une autre en drap de damas aurore, des dalmaires en satin pour diacre, des baldaquins, figurés, oiselés d’or de Chypre ; là, des plats, des calices, des ciboires, martelés, pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmi lesquels le chef en argent de Saint Honoré, tout un amas d’incandescentes orfèvreries qu’un artiste, installé au château, cisèle suivant ses goûts. Et tout était à l’avenant ; sa table était ouverte à tout convive ; de tous les coins de France, des caravanes s’acheminaient vers ce château où les artistes, les poètes, les savants trouvaient une hospitalité princière, une aise bon enfant, des dons de bienvenue et des largesses de départ. Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua la guerre, sa fortune vacilla sous ces dépenses ; alors, il entra dans la voie terrible des usures ; il emprunta aux pires bourgeois, hypothèqua ses châteaux, aliéna ses terres ; il en fut réduit à certains moments à demander des avances sur les ornements du culte, sur ses bijoux, sur ses livres. — Je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Âge ne diffère pas sensiblement de celle de notre temps, dit des Hermies. Il y a cependant Monaco, les notaires et la Bourse en moins ! — Et la sorcellerie et l’alchimie en plus ! Un mémoire que les héritiers de Gilles adressèrent au roi, nous révèle que cette immense fortune fondit en moins de huit ans. Un jour, ce sont les seigneuries de Confolens, de Chabanez, de Châteaumorant, de Lombert, qui sont cédées à un capitaine de gens d’armes, pour un vil prix ; un autre, c’est le fief de Fontaine-Milon, ce sont les terres de Grattecuisse qu’achète l’évêque d’Angers, la forteresse de Saint-Étienne de Mer Morte qu’acquiert Guillaume Le Ferron, pour un bout de pain ; un autre encore, c’est le château de Blaison et de Chemillé qu’un Guillaume de La Jumelière obtient à forfait et ne paye pas. Mais, il y en a, tiens, regarde, toute une liste de châtellenies et de forêts, de salines et de prés, dit Durtal, en déployant une longue feuille de papier sur laquelle il avait relevé, par le menu, les achats et les ventes. Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roi d’intervenir ; et, en effet, en 1436, Charles VII « sûr, dit-il, du mauvais gouvernement du sire de Rais, » lui fit, en son grand Conseil, et par lettres datées d’Amboise, défense de vendre et aliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre. Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l’interdit. Le grand Pince-Maille, le Maître Usurier du temps, Jean V, duc de Bretagne, refusa de publier dans ses États l’édit qu’il fit notifier, en sous-main, pourtant, à ceux de ses sujets qui traitaient avec Gilles. Personne n’osant plus acheter de domaines au Maréchal, de peur de s’attirer la haine du duc et d’encourir la colère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur et dès lors, il fixa les prix. Tu peux penser si les biens de Gilles de Rais furent possédés à bon compte ! Cela explique aussi la fureur de Gilles contre sa famille qui avait sollicité ces lettres patentes du Roi — et pourquoi il ne s’occupa plus, durant sa vie, ni de sa femme, ni de sa fille qu’il relégua dans un fond de château, à Pouzauges. Eh bien ! Pour en revenir à la question que je posais tout à l’heure, à la question de savoir comment et pour quels motifs Gilles quitta la cour, elle me semble s’éclairer, en partie du moins, par ces faits mêmes. Il est évident que depuis longtemps déjà, bien avant que le Maréchal se fût confiné dans ses chevances, Charles VII était assailli de plaintes par la femme et par les autres parents de Gilles ; d’autre part, les courtisans devaient exécrer ce jeune homme à cause de ses richesses et de son faste ; le Roi même, qui abandonna si délibérément Jeanne d’Arc quand il ne la jugea plus utile, trouvait une occasion de se venger sur Gilles des services qu’il avait rendus. Quand il avait besoin d’argent pour accélérer ses godailles et lever ses troupes, il ne pensait point alors que le Maréchal fût trop prodigue ! — Maintenant qu’il le voyait à moitié ruiné, il lui reprochait ses largesses, le tenait à l’écart, ne lui ménageait plus les blâmes et les menaces. On comprend que Gilles ait quitté cette cour sans aucun regret ; mais il y a autre chose encore. La lassitude d’une vie nomade, le dégoût des camps lui étaient sans doute venus ; il eut certainement hâte de se recenser dans une atmosphère pacifique, près de ses livres. Il semble surtout que la passion de l’alchimie l’ait entièrement dominé et qu’il ait tout abandonné pour elle. Car il est à remarquer que cette science qui le jeta dans la démonomanie, alors qu’il espéra créer de l’or et se sauver ainsi d’une misère qu’il voyait poindre, il l’aima, pour elle-même, dans un temps où il était riche. Ce fut, en effet, vers l’année 1426, au moment où l’argent déferlait dans ses coffres, qu’il tenta, pour la première fois, la réussite du grand œuvre. Nous le retrouvons donc, penché sur des cornues, dans le château de Tiffauges. J’en suis là, et c’est maintenant que va commencer la série des crimes de magie et de sadisme meurtrier que je veux faire. — Mais tout cela n’explique pas, dit des Hermies, comment d’homme pieux, il devint soudain satanique, d’homme érudit et placide, violeur de petits enfants, égorgeur de garçons et de filles. — Je te l’ai déjà dit, les documents manquent pour relier les deux parties de cette vie si bizarrement tranchée ; mais par tout ce que je viens de te narrer, tu peux déjà dévider, je crois, bien des fils. Précisons, si tu veux. Cet homme était, je l’ai tout à l’heure noté, un vrai mystique. Il a vu les plus extraordinaires événements que l’histoire ait jamais montrés. La fréquentation de Jeanne d’Arc a certainement suraiguisé ses élans vers Dieu. Or, du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas. Dans l’au-delà, tout se touche. Il a transporté la furie des prières dans le territoire des à Rebours. En cela, il fut poussé, déterminé par cette troupe de prêtres sacrilèges, de manieurs de métaux et d’évocateurs de démons qui l’entourèrent à Tiffauges. — De sorte que ce serait la Pucelle qui aurait décidé les forfaits de Gilles ? — Oui, jusqu’à un certain point, si l’on considère qu’elle attisa une âme sans mesure, prête à tout, aussi bien à des orgies de sainteté qu’à des outrances de crimes. Puis, il n’y eut pas de transition ; aussitôt que Jeanne fut morte, il tomba entre les mains des sorciers qui étaient les plus exquis des scélérats et les plus sagaces des lettrés. Ces gens qui le fréquentèrent à Tiffauges étaient des latinistes fervents, des causeurs prodigieux, possesseurs des arcanes oubliés, détenteurs des vieux secrets. Gilles était évidemment plus fait pour vivre avec eux qu’avec les Dunois et les La Hire. Ces magiciens que tous les biographes s’accordent à représenter, à tort, selon moi, comme de vulgaires parasites et de bas filous, ils étaient, en somme, les patriciens de l’esprit au xve siècle ! N’ayant point rencontré de place dans l’Église où ils n’eussent certainement accepté qu’une charge de Cardinal ou de Pape, ils ne pouvaient, en ces temps d’ignorance et de troubles, que se réfugier chez un grand seigneur comme Gilles, le seul même, à cette époque, qui fût assez intelligent et assez instruit pour les comprendre. En résumé, mysticisme naturel d’une part et fréquentation quotidienne de savants hantés par le Satanisme, de l’autre. Une misère grandissante à l’horizon et que les volontés du Diable pouvaient conjurer, peut-être ; une curiosité ardente, folle, pour les sciences défendues ; tout cela explique que, peu à peu, à mesure que ses liaisons avec le monde des alchimistes et des sorciers se resserrent, il se jette dans l’occulte et soit mené par lui aux plus invraisemblables crimes. Puis, au point de vue de ces égorgements d’enfants qui ne furent point immédiats, car Gilles ne viola et ne trucida les petits garçons qu’après que l’alchimie fût demeurée vaine, il ne diffère pas bien sensiblement des barons de son temps. Il les dépasse en faste de débauches, en opulence de meurtres et voilà tout. Et c’est vrai cela ; lis Michelet. Tu y verras que les princes étaient à cette époque des carnassiers redoutables. Il y a là un sire de Giac qui empoisonne sa femme, la met à califourchon sur son cheval et l’entraîne, bride abattue, pendant cinq lieues, jusqu’à ce qu’elle meure. Il y en a un autre dont j’ai perdu le nom, qui empoigne son père, le traîne nu-pieds, dans la neige, puis le jette tranquillement jusqu’à ce qu’il crève, dans une prison en contre-bas. Et combien d’autres ! J’ai sans succès cherché si, pendant les batailles et les razzias, le Maréchal avait accompli de sérieux méfaits. Je n’ai rien découvert, sinon un goût déclaré pour la potence ; car il aimait à faire brancher tous les Français relaps, surpris dans les rangs des Anglais ou dans les villes peu dévouées au Roi. Le goût de ce supplice, je le retrouverai, plus tard, au château de Tiffauges. Enfin, pour terminer, ajoute à toutes ces causes un orgueil formidable, un orgueil qui l’incite à dire, pendant son procès : « Je suis né sous une telle étoile que nul au monde n’a jamais fait et ne pourra jamais faire ce que j’ai fait. » Et, assurément, le marquis de Sade n’est qu’un timide bourgeois, qu’un piètre fantaisie à côté de lui ! — Comme il est très difficile d’être un saint, dit Des Hermies, il reste à devenir un satanique. L’un des deux extrêmes. — L’exécration de l’impuissance, la haine du médiocre, c’est peut-être l’une des plus indulgentes définitions du Diabolisme ! — Peut-être. — On peut avoir l’orgueil de valoir, en crimes, ce qu’un saint vaut en vertus. Tout Gilles de Rais est là ! — C’est égal, c’est un rude sujet à traiter. — Évidemment ; Satan est terrible au Moyen Âge, mais heureusement que les documents abondent. — Et dans le moderne ? Reprit des Hermies qui se leva. — Comment dans le moderne ? — Oui, dans le moderne où le Satanisme sévit et se rattache par certains fils au Moyen Âge. — Ah ! çà, voyons, tu crois qu’à l’heure actuelle, on évoque le Diable, qu’on célèbre encore des messes noires ? — Oui. — Tu en es sûr ? — Parfaitement. — Tu me stupéfies ; — mais, saperlotte, sais-tu bien, mon vieux, que si je voyais de telles choses, cela m’aiderait singulièrement pour mon travail. Sans blague, tu crois à un courant démoniaque contemporain, tu as des preuves ? — Oui, et de cela nous causerons plus tard, car aujourd’hui, je suis pressé. — Tiens, demain soir, chez Carhaix où nous dînons, comme tu sais. — Je viendrai te prendre. — Au revoir ; en attendant, médite ce mot que tu appliquais tout à l’heure aux magiciens : « s’ils étaient entrés dans l’Église, ils n’auraient voulu être que Cardinaux ou Papes », et songe en même temps combien est affreux le clergé de nos jours ! L’explication du Diabolisme moderne est là, en grande partie, du moins ; car il n’y a pas, sans prêtre sacrilège, de Satanisme mûr. — Mais enfin qu’est-ce qu’ils veulent, ces prêtres-là ? — Tout, fit des Hermies. — Comme Gilles de Rais alors, qui demandait au Démon « Science, Pouvoir, Richesse », tout ce que l’humanité envie, dans des cédules signées de son propre sang ! V — Entrez vite et chauffez-vous ; ah ! Messieurs, nous finirons tout de même par nous fâcher, dit Mme Carhaix en voyant Durtal retirer des bouteilles enveloppées de sa poche et des Hermies déposer des petits paquets ficelés sur la table ; non vraiment, vous dépensez trop. — Mais puisque ça nous amuse, Madame Carhaix ; et votre mari ? — Il est là-haut ; depuis ce matin, il ne dérage pas ! — Dame, le froid est aujourd’hui terrible, fit Durtal, et elle ne doit pas être drôle la tour, par un tel temps ! — Oh ! Ce n’est pas pour lui qu’il grogne, c’est pour ses cloches ! — Mais débarrassez-vous donc ! Ils enlevèrent leurs paletots et s’approchèrent du poêle. — Il ne fait pas bien chaud ici ! reprit-elle ; ce logement, voyez-vous, il faudrait pour le dégeler un feu qui marchât sans interruption, nuit et jour. — Achetez un poêle mobile. — Non, par exemple, on s’asphyxierait ici ! — Ce ne serait pas, en tout cas, commode, fit des Hermies, car il n’y a pas de cheminées. Il est vrai qu’avec des tuyaux de rallonge qu’on amènerait comme le tuyau de tirage du poêle qui est là jusqu’à la fenêtre… mais, à propos de ces appareils, te rends-tu compte, Durtal, combien ces hideux boudins de tôle représentent l’époque utilitaire où nous sommes. Songes-y ; l’ingénieur que tout objet qui n’a pas une forme sinistre ou ignoble, offense, s’est tout entier révélé dans cette invention. Il nous dit : vous voulez avoir chaud, vous aurez chaud — mais rien de plus ; il ne faut pas que quelque chose d’agréable pour la vue subsiste. Plus de bois qui crépite et chante, plus de chaleur légère et douce ! L’utile, sans la fantaisie de ces beaux glaïeuls de flammes qui jaillissent dans le brasier sonore des bûches sèches. — Mais est-ce qu’il n’y a pas de ces poêles-là, où l’on voit le feu ? demanda Mme Carhaix. — Oui et c’est pis ! Du feu derrière un guichet de mica, de la flamme en prison, c’est plus triste encore ! Ah ! les belles bourrées à la campagne, les sarments qui sentent bon et dorent les pièces ! La vie moderne a mis ordre à cela. Ce luxe du plus pauvre des paysans est impossible à Paris, pour les gens qui n’ont pas de copieuses rentes ! Le sonneur entra ; avec sa moustache hérissée, piquée à chaque bout de poils d’un globule blanc, avec son passe-montagne en tricot, sa pelisse en peau de mouton, ses moufles fourrés, ses galoches, il ressemblait à un Samoyède, descendu du pôle. — Je ne vous donne pas la main, dit-il, car je suis plein de graisse et d’huile. Quel temps ! imaginez-vous que, depuis ce matin, j’astique les cloches… et je ne suis pas sans crainte ! — Et pourquoi ? — Comment pourquoi ? mais vous savez bien que la gelée contracte le métal, qui se fêle ou qui se rompt. Il y a eu des grands hivers où, allez, on en a bien perdu, car ça souffre comme nous de ce temps-là, les cloches ! Tu as de l’eau chaude, ma bonne, dit-il, en passant, pour se laver, dans l’autre pièce ? — Voulez-vous que nous vous aidions à finir de mettre le couvert ? proposa des Hermies. Mais la femme de Carhaix refusa. — Non, non, asseyez-vous, le dîner est prêt. — Et il embaume, s’écria Durtal, humant l’odeur d’un pétulant pot-au-feu qu’éperonnait une pointe de céleri affiliée aux parfums des autres légumes. — À table ! Clama Carhaix qui reparut, débarbouillé, en vareuse. Ils s’assirent ; le poêle attisé ronflait ; Durtal éprouvait la soudaine détente d’une âme frileuse presque évanouie dans un bain de fluides tièdes ; il se trouvait avec les Carhaix, si loin de Paris, si loin de son siècle ! Ce logis était bien pauvre, mais il était si cordial, si mollet, si doux ! Jusqu’à ce couvert de campagne, ces verres propres, cette fraîche assiettée de beurre demi-sel, cette cruche à cidre, qui aidaient à l’intimité de cette table éclairée par une lampe un peu usée qui répandait ses lueurs d’argent dédoré sur la grosse nappe. Tiens, la première fois que nous viendrons, il faudra que j’achète dans une maison anglaise un de ces pots de marmelade à l’orange si délicieusement sûres, se dit Durtal ; car d’un commun accord avec des Hermies, ils ne dînaient chez le sonneur qu’en fournissant une partie des plats. Carhaix apprêtait un pot-au-feu et une simple salade et il versait son cidre. Pour ne pas lui infliger de frais, ils apportaient le vin, le café, l’eau-de-vie, les desserts, et ils s’arrangeaient de façon à ce que les reliefs de leurs emplettes compensassent la dépense de la soupe et du bœuf qui auraient certainement duré plusieurs jours, si les Carhaix eussent mangé seuls. — Cette fois-ci, ça y est ! dit la femme, en servant à la ronde un bouillon couleur d’acajou, moiré à sa surface d’ondes mordorées, bullé d’œils en topaze. Il était succulent et onctueux, robuste et pourtant délicat, affiné qu’il était par des abats bouillis de poule. Tous se taisaient maintenant, le nez dans l’assiette, la figure ranimée par la fumigation de l’odorante soupe. — Ce serait le moment de répéter le lieu commun cher à Flaubert : On n’en mange pas comme cela, au restaurant, fit Durtal. — Ne débinons point les restaurants, dit des Hermies. Ils dégagent une joie très spéciale pour les gens qui savent les inspecter. Tenez, il y a de cela deux jours : je revenais de visiter un malade, j’échoue dans un de ces établissements où pour la somme de trois francs, l’on a droit à un potage, deux plats au choix, une salade et un dessert. Ce restaurant où je vais à peu près, une fois par mois, possède d’immuables clients, des gens bien élevés et hostiles, des officiers en bourgeois, des membres du Parlement, des bureaucrates. Tout en chipotant la sauce au gratin d’une redoutable sole, je regardais ces habitués qui m’entouraient et je les trouvais singulièrement changés depuis ma dernière visite. Ils avaient maigri ou s’étaient boursouflés ; les yeux étaient cernés de violet et creux ou pochés en dessous de besaces roses ; les gens gras avaient jauni ; les maigres devenaient verts. Plus sûrs que les vénéfices oubliés des Exili, les terribles mixtures de cette maison empoisonnaient lentement sa clientèle. Cela m’intéressait, comme vous pouvez croire ; je me faisais à moi-même un cours de toxicologie et je découvrais, en m’étudiant à manger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût des poissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan, des viandes fardées par des marinades, peintes avec des sauces couleur d’égout, des vins colorés par les fuschines, parfumés par les furfurols, alourdis par les mélasses et les plâtres ! Je me suis bien promis de revenir, chaque mois, pour surveiller le dépérissement de tous ces gens… — Oh ! fit Mme Carhaix. — Dis donc, cria Durtal, tu es pas mal satanique, toi ! — Tenez, Carhaix, le voici parvenu à ses fins ; il veut, sans même nous laisser le temps de respirer, parler du Satanisme ; il est vrai que je lui avais promis d’en causer avec vous, ce soir. — Oui, reprit-il, répondant à un regard étonné du sonneur ; — hier, Durtal qui s’occupe, comme vous le savez, de l’histoire de Gilles De Rais, déclarait posséder tous les renseignements sur le Diabolisme au Moyen Âge. Je lui ai demandé s’il en détenait aussi sur le Satanisme de nos jours. Il s’est ébroué, doutant que de telles pratiques se continuassent. — Ce n’est que trop vrai, répliqua Carhaix, devenu grave. — Avant que nous ne nous expliquions là-dessus, il y a une question que je voudrais poser à des Hermies, dit Durtal : — voyons, toi, peux-tu sans blaguer, sans faire ton sourire en coin, me dire une bonne fois si, oui ou non, tu crois au catholicisme ? — Lui ! s’exclama le sonneur, il est pis qu’un incrédule, c’est un hérésiarque ! — Le fait est que si j’étais certain de quelque chose, je pencherais assez volontiers vers le manichéisme, dit des Hermies ; c’est une des plus anciennes et c’est la plus simple des religions, celle, dans tous les cas, qui explique le mieux l’abominable margouillis du temps présent. Le Principe du al et le Principe du Bien, le Dieu de Lumière et le Dieu de Ténèbres, deux Rivaux se disputant notre âme, c’est au moins clair. À l’heure actuelle, il est bien évident que le Dieu bon a le dessous, que le Mauvais règne sur ce monde, en maître. Or, et c’est là où mon pauvre Carhaix, que ces théories désolent, ne peut me reprendre, je suis pour le Vaincu, moi ! C’est une idée généreuse, je crois, et une opinion propre ! — Mais le manichéisme est impossible, cria le sonneur. Deux infinis ne peuvent exister ensemble ! — Mais rien ne peut exister, si l’on raisonne ; le jour où vous discuterez le dogme catholique, va te faire fiche, tout s’écroule ! La preuve que deux infinis peuvent coexister, c’est que cette idée dépasse la raison et rentre dans la catégorie de celles dont parle « l’Ecclésiastique » : « Ne quiers point des choses plus hautes que toi, car plusieurs choses se sont montrées être par-dessus le sens des hommes ! » Le manichéisme, voyez-vous, a eu certainement du bon, puisqu’on l’a noyé dans des flots de sang ; à la fin du xiie siècle on grilla des milliers d’Albigeois qui pratiquaient cette doctrine. Vous dire maintenant que les manichéens n’aient pas abusé de ce culte qu’ils rendaient surtout au Diable, je n’oserais le soutenir ! Ici, je ne suis plus avec eux, poursuivit-il doucement, après un silence, attendant que Mme Carhaix, qui s’était levée pour emporter les assiettes, allât chercher le bœuf. — Pendant que nous sommes seuls, reprit-il, en la voyant disparaître dans l’escalier, je puis vous raconter ce qu’ils faisaient. Un excellent homme appelé Psellus nous a révélé, dans un livre intitulé De operatione Dæmonum, qu’ils goûtaient, au commencement de leurs cérémonies, des deux excréments et qu’ils mêlaient de la semence humaine à leurs hosties. — Quelle horreur ! s’écria Carhaix. — Oh ! comme ils communiaient sous les deux Espèces, ils faisaient mieux encore, reprit des Hermies. Ils égorgeaient des enfants, mélangeaient leur sang à de la cendre et cette pâte, délayée dans un breuvage, constituait le Vin Eucharistique. — Eh ! nous voici, en plein Satanisme, dit Durtal. — Mais oui, mon ami, comme tu vois, je t’y ramène. — Je suis sûre que Monsieur des Hermies a encore débité d’horribles histoires, murmura Mme Carhaix qui apportait, dans un plat entouré de légumes, un morceau de bœuf. — Oh ! Madame, protesta des Hermies. Ils se mirent à rire et Carhaix découpa la viande, tandis que sa femme versait du cidre, que Durtal débouchait le flacon d’anchois. — J’ai peur qu’il ne soit trop cuit, dit la femme qui s’intéressait beaucoup plus à son bœuf qu’à ces aventures de l’autre monde ; et elle ajouta l’axiome fameux des ménagères : Quand le bouillon est bon, le bœuf se coupe mal. Les hommes protestèrent, affirmant qu’il ne s’effiloquait pas, qu’il était cuit à point. — Allons, monsieur Durtal, un anchois et un peu de beurre, avec votre viande. — Tiens, ma femme, donne-nous donc aussi de ces choux rouges que tu as fait confire, demanda Carhaix dont la face blême s’éclairait, tandis que ses gros yeux de chien s’emplissaient d’eau. Visiblement, il jubilait, heureux de se trouver à table avec des amis, bien au chaud, dans sa tour. — Mais, videz donc vos verres, vous ne buvez point, dit-il, en élevant son pot à cidre. — Voyons, des Hermies, tu prétendais hier que le Satanisme ne s’était jamais interrompu depuis le Moyen Âge, reprit Durtal, voulant entrer enfin dans cette conversation qui le hantait. — Oui, et les documents sont irréfutables ; je te mettrai à même quand tu le voudras, de les prouver. À la fin du xve siècle, c’est-à-dire au temps de Gilles De Rais, — pour ne pas remonter plus haut — le Satanisme prit les proportions que tu sais ; au xvie siècle, ce fut peut-être pis encore. Il est inutile de te rappeler, je pense, les pactions démoniaques de Catherine de Médicis et des Valois, le procès du moine Jean de Vaulx, les enquêtes des Sprenger et des Lancre, de ces doctes inquisiteurs qui firent cuire à grand feu des milliers de nécromans et de sorcières. Tout cela est connu, archi-connu. Tout au plus nommerai-je comme étant moins défloré, le prêtre Benedictus qui cohabitait avec la démone Armellina et qui consacrait les hosties, en les tenant la tête en bas. Voici maintenant les fils qui rejoignent ce siècle au nôtre. Au xviie siècle où les procès de sorcellerie continuent, où les possédées de Loudun paraissent, la messe noire sévit, mais plus voilée déjà, plus sourde. Je te citerai un exemple, si tu veux, entre bien d’autres. Un certain abbé Guibourg s’était fait une spécialité de ces ordures ; sur une table servant d’autel, une femme s’étendait, nue, ou retroussée jusqu’au menton et, de ses bras allongés, elle tenait des cierges allumés, pendant toute la durée de l’office. Guibourg a ainsi célébré des messes sur le ventre de Mme de Montespan, de Mme d’Argenson, de Mme de Saint-Pont ; au reste, ces messes étaient, sous le grand Roi, très fréquentes ; nombre de femmes s’y rendaient de même que de notre temps, nombre de femmes vont se faire tirer la bonne aventure chez les cartomanciennes. Le rituel de ces cérémonies était suffisamment atroce ; généralement, on avait enlevé un enfant qu’on brûlait, à la campagne, dans un four ; puis de sa poudre que l’on gardait, l’on préparait avec le sang d’un autre enfant qu’on égorgeait, une pâte ressemblant à celle des manichéens dont je t’ai parlé. L’abbé Guibourg officiait, consacrait l’hostie, la coupait en petits morceaux et la mêlait à ce sang obscurci de cendre ; c’était là la matière du Sacrement. — Quelle horreur de prêtre ! s’écria la femme de Carhaix, indignée. — Oui, il célébrait aussi un autre genre de messe, cet abbé ; cela s’appelait… diable, ce n’est pas facile à dire… — Dites, Monsieur des Hermies, quand on a la haine comme nous ici de telles choses, on peut tout entendre ; ce n’est pas cela, allez, qui m’empêchera de prier, ce soir. — Ni moi, ajouta son mari. — Eh bien, ce sacrifice s’appelait la Messe du Sperme ! — Ah ! — Guibourg, revêtu de l’aube, de l’étole, du manipule, célébrait cette messe, à seule fin de fabriquer des pâtes conjuratoires. Les archives de la Bastille nous apprennent qu’il agit de la sorte, sur la demande d’une dame nommée la Des Œillettes. Cette femme qui était indisposée donna de son sang ; l’homme qui l’accompagnait se retira dans la ruelle de la chambre où se passait la scène et Guibourg recueillit de sa semence dans le calice ; puis il ajouta de la poudre de sang, de la farine, et, après des cérémonies sacrilèges, la Des Œillettes partit emportant sa pâte. — Mon Dieu, quel amas de turpitudes ! soupira la femme du sonneur. — Mais, dit Durtal, au Moyen Âge, la messe se célébrait de façon autre ; l’autel était alors une croupe nue de femme ; au xviie siècle, c’est le ventre, et maintenant ? — Maintenant la femme sert rarement d’autel, mais n’anticipons pas. Au xviiie siècle, nous retrouvons encore, et parmi combien d’autres ! des abbés proditeurs de choses saintes. L’un d’eux, le chanoine Duret, s’occupait spécialement de magie noire. Il pratiquait la nécromancie, évoquait le Diable ; il finit par être exécuté, comme sorcier, en l’an de grâce 1718. Un autre qui croyait à l’Incarnation du Saint-esprit, au Paraclet, et qui institua dans la Lombardie, qu’il agita furieusement, douze apôtres et douze apostolines, chargés de prêcher son culte, celui-là, l’abbé Beccarelli, mésusait comme tous les prêtres de son gabarit, du reste, des deux sexes et il disait la messe sans s’être confessé de ses luxures. Peu à peu, il versa dans les offices à rebours où il distribuait aux assistants des pastilles aphrodisiaques qui présentaient cette particularité qu’après les avoir avalées, les hommes se croyaient changés en femmes et les femmes en hommes. La recette de ces hippomanes est perdue, continua des Hermies, avec un sourire presque triste. Bref, l’abbé Beccarelli eut une assez misérable fin. Poursuivi pour ses sacrilèges, il fut condamné, en 1708, à ramer, pendant sept ans, sur les galères. — Avec toutes ces affreuses histoires, vous ne mangez pas, dit Mme Carhaix ; voyons, Monsieur des Hermies, encore un peu de salade ? — Non, merci ; mais il serait temps, je crois, maintenant que voici le fromage, de déboucher le vin ; et il décoiffa l’une des bouteilles apportées par Durtal. — Il est parfait ! s’exclama le sonneur, en faisant claquer ses lèvres. — C’est un petit vin de Chinon pas trop débile que j’ai découvert chez un mastroquet auprès du quai, dit Durtal. — Je vois, reprit-il, après un silence, qu’en effet la tradition s’est conservée depuis Gilles de Rais de crimes inouïs. Je vois qu’il y a eu, dans tous les siècles, des prêtres déchus, qui ont osé commettre les divins forfaits ; mais, à l’heure présente, cela semble tout de même invraisemblable ; d’autant qu’on n’égorge plus des enfants, comme au temps de Barbe-Bleue et de l’abbé Guibourg ! — C’est-à-dire que la justice n’explore rien ou plutôt, que l’on n’assassine plus, mais que l’on tue des victimes désignées, par des moyens que la science officielle ignore ; ah ! si les confessionnaux pouvaient parler ! s’écria le sonneur. — Mais enfin, à quel monde appartiennent les gens qui sont maintenant affiliés au Diable ? — Aux supérieurs de missionnaires, aux confesseurs de communautés, aux prélats et aux abbesses ; à Rome où est le centre de la magie actuelle, aux plus hauts dignitaires, répondit des Hermies. Quant aux laïques, ils se recrutent dans les classes riches ; cela t’explique comment ces scandales sont étouffés, si toutefois la police les découvre ! Puis, admettons même qu’il n’y ait pas, avant les sacrifices au Diable, de préalables meurtres ; cela se peut dans certains cas ; l’on se borne sans doute à saigner des fœtus que l’on fait avorter lorsqu’ils sont mûris à point ; mais ceci n’est qu’un ragoût surérogatoire, qu’un piment ; la grande question, c’est de consacrer l’hostie et de la destiner à un infâme usage ; tout est là ; le reste varie ; il n’y a pas actuellement de rituel régulier pour la messe noire. — Si bien qu’il faut absolument un prêtre pour célébrer ces messes ? — Évidemment ; lui seul peut opérer le mystère de la Transsubstantiation. Je sais bien que certains occultistes se prétendent consacrés, comme Saint Paul, par le Seigneur, et qu’ils s’imaginent pouvoir débiter ainsi que de vrais prêtres de véritables messes. C’est tout bonnement grotesque ! — Mais à défaut de messes réelles et d’abbés atroces, les gens possédés par la manie du sacrilège n’en réalisent pas moins le stupre sacré qu’ils rêvent. Écoute bien cela : En 1855, il existait, à Paris, une association composée en majeure partie de femmes ; ces femmes communiaient, plusieurs fois par jour, gardaient les Célestes Espèces dans leur bouche, les recrachaient pour les lacérer ensuite ou les souiller par de dégoûtants contacts. — Tu en es sûr ? — Parfaitement, ces faits sont révélés par un journal religieux, les Annales de la Sainteté, que l’archevêque de Paris ne put démentir ! J’ajoute qu’en 1874, des femmes furent également embauchées à Paris pour pratiquer cet odieux commerce ; elles étaient payées aux pièces, ce qui explique pourquoi elles se présentaient, chaque jour, dans des églises différentes, à la Sainte Table. — Et ce n’était rien ! — Tenez, dit, à son tour, Carhaix, qui se leva et tira de sa bibliothèque une brochurette bleue. Voici une revue, datée de 1843, La Voix de la Septaine, elle nous apprend que, pendant vingt-cinq ans, à Agen, une association satanique ne cessa de célébrer des messes noires et meurtrit et pollua trois mille trois cent vingt hosties ! Jamais Mgr l’évêque d’Agen, qui était un bon et ardent prélat, n’osa nier les monstruosités commises dans son diocèse ! — Oui, nous pouvons le dire entre nous, reprit des Hermies, le xixe siècle regorge d’abbés immondes. Malheureusement, si les documents sont certains, ils sont de preuve difficile à faire ; car aucun ecclésiastique ne se vante de méfaits pareils ; ceux qui célèbrent des messes Déicides se cachent et ils se déclarent dévoués au Christ ; ils affirment même qu’ils le défendent, en combattant, à coups d’exorcismes, les possédés. C’est même là, le grand truc ; ces possédés, ce sont eux-mêmes qui les créent ou qui les développent ; ils s’assurent ainsi, dans les couvents surtout, des sujets et des complices. Toutes les folies meurtrières et sadiques, ils les couvrent alors de l’antique et pieux manteau de l’Exorcisme ! — Soyons justes, ils ne seraient pas complets, s’ils n’étaient pas d’abominables hypocrites, dit Carhaix. — L’on peut aussi ajouter que l’hypocrisie et l’orgueil sont les plus formidables vices des mauvais prêtres, appuya Durtal. — Enfin, reprit des Hermies, tout se sait, en dépit des plus adroites précautions, à la longue. Je n’ai parlé jusqu’ici que des associations sataniques locales ; mais il en est d’autres, plus étendues, qui ravagent les Deux Mondes, car — et cela est bien moderne — le Diabolisme est devenu administratif, centralisateur, si l’on peut dire. Il a maintenant des Comités, des Sous-Comités, une sorte de Curie qui réglemente l’Amérique et l’Europe, comme la Curie d’un Pape. La plus vaste de ces Sociétés dont la fondation remonte à l’année 1855, c’est la Société des Ré-Théurgistes Optimates. Elle se divise, sous une apparente unité, en deux camps : l’un, prétendant détruire l’univers et régner sur ses décombres ; l’autre, rêvant simplement de lui imposer un culte démoniaque dont il serait l’archiprêtre. Cette société siège en Amérique où elle était autrefois dirigée par Longfellow qui s’intitulait grand prêtre du Nouveau Magisme Évocateur ; elle a eu, pendant longtemps, des ramifications en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Autriche, jusqu’en Turquie. Elle est, à l’heure actuelle, ou bien effacée ou même peut-être tout à fait morte ; mais une autre vient de se créer ; elle a pour but, celle-là, d’élire un anti-pape qui serait l’Antéchrist exterminateur. Et je ne vous cite là que deux sociétés, mais combien d’autres plus ou moins nombreuses, plus ou moins secrètes qui, toutes, d’un commun accord, à dix heures du matin, le jour de la Fête du Saint-sacrement, donc, célèbrent à Paris, à Rome, à Bruges, à Constantinople, à Nantes, à Lyon et en Écosse où les sorciers foisonnent, des messes noires ! Puis, en dehors de ces associations universelles ou de ces assemblées locales, les cas isolés abondent, sur lesquels la lumière si difficilement allumée, clignote. Il y a quelques années, mourut, au loin, dans la pénitence, un certain comte de Lautrec qui faisait don aux églises de statues pieuses qu’il maléficiait pour sataniser les fidèles ; à Bruges, un prêtre que je connais contamine les Saints Ciboires, s’en sert pour apprêter des malengins et des sorts ; enfin, l’on peut, entre tous, citer un cas très net de Possession ; c’est le cas de Cantianille qui bouleversa, en 1865, non seulement la ville d’Auxerre, mais encore tout le diocèse de Sens. Cette Cantianille, placée dans un couvent de Mont-Saint-Sulpice, fut violée, dès qu’elle eut atteint sa quinzième année, par un prêtre qui la voua au Diable. Ce prêtre avait été, lui-même, pourri, dès son enfance, par un ecclésiastique qui faisait partie d’une secte de Possédés, créée, le soir même du jour où fut guillotiné Louis XVI. Ce qui se passa dans ce couvent où plusieurs nonnes, évidemment exaspérées par l’hystérie, s’associèrent aux démences érotiques et aux rages sacrilèges de Cantianille, rappelle à s’y méprendre les procès de la magie d’antan, les histoires de Gaufredy et de Madeleine Palud, d’Urbain Grandier et de Madeleine Bavent, du jésuite Girard et de La Cadière, des histoires sur lesquelles il y aurait, au point de vue de l’hystéro-épilepsie, d’une part, et du Diabolisme, de l’autre, beaucoup à dire. Toujours est-il que Cantianille renvoyée du couvent fut exorcisée par un certain prêtre du diocèse, l’abbé Thorey dont la cervelle ne paraît pas avoir bien résisté à ces pratiques. Ce fut bientôt, à Auxerre, de telles scènes scandaleuses, de telles crises diaboliques, que l’Évêque dut intervenir. Cantianille fut chassée du pays ; l’abbé Thorey fut frappé disciplinairement et l’affaire alla à Rome. Ce qui est aussi curieux, c’est que l’Évêque, terrifié par ce qu’il avait vu, donna sa démission et se retira à Fontainebleau où il mourut, encore dans l’effroi, deux ans après. — Mes amis, dit Carhaix qui consulta sa montre, il est huit heures moins le quart ; il faut que je monte dans le clocher pour sonner l’angélus du soir ; ne m’attendez pas, prenez le café ; je vous rejoins dans dix minutes. Il endossa son costume du Groënland, alluma une lanterne et ouvrit la porte ; une bouffée de vent glacial entra ; des molécules blanches tourbillonnèrent dans le noir. — Le vent chasse la neige par les meurtrières dans l’escalier, dit la femme ; j’ai toujours peur que Louis n’attrape une fluxion de poitrine par ces temps ; tenez, Monsieur des Hermies, voilà le café ; je vous laisse le soin de le servir ; à cette heure, mes pauvres jambes ne me tiennent plus ; il faut que j’aille les étendre. — Le fait est, soupira des Hermies, lorsqu’ils lui eurent souhaité une bonne nuit, le fait est qu’elle vieillit joliment la maman Carhaix ; j’ai beau essayer de la remonter par des toniques je n’avance point d’un pas ; la vérité, c’est qu’elle est élimée jusqu’à la corde ; elle a monté par trop d’escaliers, dans sa vie, la pauvre femme ! — C’est tout de même curieux ce que tu m’as raconté, dit Durtal ; en somme, dans le moderne, le grand jeu du Satanisme, c’est la messe noire ! — Oui, et l’envoûtement et l’incubat et le succubat dont je te parlerai ou plutôt dont je te ferai parler par un autre plus expert que moi en ces matières. — Messe sacrilège, maléfices et succubat, c’est la véridique quintessence du Satanisme ! — Et ces hosties consacrées dans des offices blasphématoires, quel usage en faisait-on, lorsqu’on ne les déchirait pas ? — Mais, je te l’ai dit, on les employait à des actes infâmes. Tiens, écoute : — et des Hermies retira de la bibliothèque du sonneur et feuilleta le tome V de la Mystique de Görres. Voici le bouquet : « Ces prêtres vont quelquefois, dans leur scélératesse, jusqu’à célébrer la messe avec de grandes hosties qu’ils coupent ensuite au milieu, après quoi, ils les collent sur un parchemin arrangé de la même manière et ils s’en servent ensuite d’une façon abominable pour satisfaire leurs passions. » — La Sodomie Divine, alors ? — Dame ! À ce moment, la cloche, mise en branle dans la tour, bôomba. La chambre où se tenait Durtal trembla, se mit, en quelque sorte, à bourdonner. Il semblait que les ondes des sons sortissent des murs, qu’ils se déroulassent en spirale de la pierre même ; il semblait que l’on fût transféré, en rêve, dans le fond de ces coquillages qui, lorsqu’on les approche de l’oreille, simulent le bruit roulant des vagues. Des Hermies habitué au vacarme des cloches, ne s’inquiéta que du café, le mit au chaud sur le poêle. Puis la cloche bôomba, plus lente, le bourdonnement s’éclaircit ; les carreaux des fenêtres, les vitres de la bibliothèque, les verres restés sur la table se turent, n’eurent plus que des sons ténus et aigrelets, que des notes presque surettes. L’on entendit un pas dans l’escalier. Carhaix rentra, couvert de neige. — Cristi, mes enfants, ça vente dur ! — Il se secoua, jeta sa défroque sur une chaise, éteignit sa lanterne. — Il m’arrivait par les ouïes de la tour, au travers des lames, des abat-son, des pelletées de neige qui m’aveuglaient ! quel chien d’hiver ! la bourgeoise s’est couchée, bon ; eh bien, mais vous n’avez pas pris votre café ? reprit-il en voyant Durtal qui le servait dans les verres. Il se rapprocha du poêle, le tisonna, s’essuya les yeux que le grand froid avait remplis de larmes et il but une gorgée de café. — Maintenant, ça y est ! où en êtes-vous de vos histoires, des Hermies ? — J’ai terminé le rapide exposé du Satanisme, mais je n’ai pas encore parlé du monstre authentique, du seul maître qui existe réellement, à l’heure présente, de cet abbé défroqué… — Oh ! fit Carhaix ; prenez garde, le nom seul de cet homme porte malheur ! — Bah ! le chanoine Docre, pour l’appeler par son nom, ne peut rien contre nous. J’avoue même que je ne comprends pas bien la terreur qu’il inspire ; mais laissons cela ; je voudrais qu’avant de nous occuper de cet homme, Durtal vît notre ami Gévingey, celui qui paraît le connaître le mieux et le plus à fond. Une conversation avec lui simplifierait singulièrement les explications que je pourrais ajouter sur le Satanisme, surtout sur les vénéfices et le succubat. Voyons, voulez-vous que nous l’invitions à dîner ici ? Carhaix se gratta la tête, puis vida la cendre de sa pipe sur son ongle. — C’est que, dit-il, nous sommes un peu en désaccord ensemble. — Tiens, pourquoi ? — Oh ! pas pour des choses graves ; j’ai interrompu ses expériences, ici même, un jour ; mais versez-vous donc un petit verre, Monsieur Durtal, et vous, des Hermies, vous ne buvez pas ; et, tandis qu’en allumant des cigarettes, tous deux flûtaient quelques gouttes d’un cognac à peu près probe, Carhaix reprit : — Gévingey qui, bien qu’astrologue, est un bon chrétien et un brave homme que je reverrais avec plaisir du reste, a voulu consulter mes cloches. Ça vous étonne, mais c’est ainsi ; les cloches ont autrefois, dans les sciences défendues, joué un rôle. L’art de prédire l’avenir avec leurs sons est une des branches les plus inconnues et les plus abandonnées de l’occulte. Gévingey a retrouvé des documents et il a voulu les vérifier dans la tour. — Mais qu’est-ce qu’il faisait ? — Est-ce que je sais ! Il se posait sous la cloche, au risque de se casser les reins, à son âge, dans les charpentes ; il entrait à moitié dedans, se coiffait, en quelque sorte, jusqu’aux hanches, de ce calice. Et il parlait tout seul et il écoutait les frémissements du bronze répercutant sa voix. Il m’a causé aussi de l’interprétation des songes, à propos des cloches ; à l’entendre, celui qui, pendant son sommeil, voit des cloches en branle est menacé d’un accident ; si la cloche carillonne, c’est présage de médisance ; si elle tombe, c’est certitude d’ataxie ; si elle se rompt, c’est assurance d’afflictions et de misères. Enfin, il a ajouté, je crois, que lorsque des oiseaux de nuit volent autour d’une cloche éclairée par la lune, l’on peut être sûr qu’un vol sacrilège sera commis dans l’église ou que le curé risque la mort. Toujours est-il que cette façon de toucher aux cloches, d’entrer dedans, alors qu’elles sont consacrées, de leur prêter des oracles, de les mêler à l’interprétation des songes formellement interdite par le Lévitique, m’a déplu et que je l’ai prié un peu rudement de cesser ce jeu. — Mais enfin vous n’êtes pas fâchés ? — Non, je regrette même, je l’avoue, d’avoir été aussi vif ! — Eh bien, j’arrangerai cela ; j’irai le voir, dit des Hermies, c’est convenu, n’est-ce pas ? — Convenu. — Sur ce, nous allons vous laisser coucher, car il faut que vous soyez debout, dès l’aube. — Oh ! à cinq heures et demie pour l’angélus de six heures et je peux même me recoucher, si je veux, car je n’ai plus après de sonneries avant sept heures trois quarts ; — et encore n’ai-je à lancer que quelques volées pour la messe de M. le Curé ; ce n’est pas, comme vous le voyez, par trop dur ! — Hum ! fit Durtal, s’il fallait me lever aussi tôt ! — C’est affaire d’habitude. Mais, vous allez bien reprendre, avant de partir, un petit verre. Non ? bien sûr ? Alors, en route ! — Il alluma sa lanterne et ils descendirent, frissonnants, à la queue-leu-leu, dans la spirale glacée de l’escalier noir. VI Le lendemain matin, Durtal se réveilla plus tard que de coutume. Avant même qu’il n’eût ouvert les yeux, il vit, dans un subit éclair de cervelle, défiler la sarabande des sociétés démoniaques dont des Hermies avait parlé. Un tas de clownesses mystiques qui se mettent la tête en bas et prient à pieds joints, se dit-il, en baîllant ! Il s’étira, regarda la fenêtre, aux vitres fleuries de lys en cristaux et de fougères en givre. Il rentra, au plus vite, ses bras dans le lit, s’acagnarda sous ses couvertures. C’est un bon temps pour rester chez soi et travailler, reprit-il ; je vais me lever et allumer mon feu ; allons, un peu de courage, … et… au lieu de rejeter les couvertures, il les ramena plus haut, sous le menton. — Ah ! Je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse la grasse matinée, dit-il, s’adressant à son chat qui, étendu sur la courte-pointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux très noirs. Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque et retorse ; elle n’admettait aucune fantaisie, aucun écart, entendait que l’on se levât et que l’on se couchât à la même heure ; et, très nettement elle faisait, lorsqu’elle était mécontente, passer, dans la sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sens desquelles son maître ne se trompait point. Rentrait-il avant onze heures du soir, elle l’attendait dans le vestibule, à la porte, griffait le bois, miaulait avant même qu’il n’eût pénétré dans la pièce ; puis elle roulait de langoureuses prunelles d’or vert, se frottait contre ses culottes, sautait sur les meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval qui se cabre, lui envoyait lorsqu’il s’approchait, par amitié, de grands coups de tête ; passé onze heures, elle n’allait plus au devant de lui, se bornait à se lever alors qu’il arrivait près d’elle, faisait encore le gros dos, mais ne caressait pas ; plus tard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait, s’il se permettait de lui lisser le dessus de la tête ou de lui gratter le dessous du cou. Ce matin-là, elle s’impatienta de cette paresse, se mit sur son séant, se gonfla, puis s’approcha sournoisement et s’assit à deux pas de la figure de son maître, le dévisageant d’un œil atrocement faux, lui signifiant qu’il eût à déguerpir, à lui laisser la place chaude. Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à son tour. Il était énorme, commun et pourtant bizarre, avec sa robe mi-partie roussâtre comme la cendre du vieux koke et grise comme le poil des balais neufs, avec çà et là, de petits floquets blancs tels que ces peluches qui voltigent sur les tisons morts. C’était un très authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à tête de fauve, très régulièrement strié d’ondes d’ébène qui cerclaient les pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deux grands zigzags d’encre. — Malgré ton caractère de rabat-joie, de vieux garçon monomane et sans patience, tu es tout de même gentil, fit Durtal, d’un ton insinuant, pour l’amadouer ; puis, il y a assez longtemps que je te raconte ce que chacun se tait ; tu es l’évier de mon âme, toi, le confesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement, sans surprise, les méfaits d’esprit qu’on lui avoue, afin de se soulager, sans qu’il en coûte ! Au fond, c’est là ta raison d’être, tu es l’exutoire spirituel de la solitude et du célibat ; aussi, je te gave d’attentions et de soins ; mais cela n’empêche qu’avec tes bouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple, insupportable ! Le chat continuait de le dévisager, les oreilles toutes droites, cherchant à démêler dans les inflexions de la voix le sens des paroles qu’il écoutait. Il comprit sans doute que Durtal n’était point disposé à sauter du lit, car il s’en fut se réinstaller à son ancienne place, mais, cette fois, en tournant le dos. — Allons, fit Durtal, découragé, en inspectant sa montre, il faut pourtant que je m’occupe de Gilles De Rais et, d’un bond, il s’élança sur ses culottes, tandis que le chat, brusquement mis debout, galopait sur les couvertures, se pelotonnait, sans plus attendre, dans les draps tièdes. Quel froid ! — Et Durtal enfila un gilet de tricot, passa dans l’autre pièce, pour allumer du feu : On gèle, murmurait-il. Heureusement que son logis était facile à chauffer. Il se composait simplement, en effet, d’une entrée, d’un minuscule salon, d’une minime chambre à coucher, d’un cabinet de toilette assez large, le tout, au cinquième, sur une cour très claire, pour 800 francs. Il était meublé sans aucun luxe ; du petit salon, Durtal avait fait un cabinet de travail, couvert les murs de casiers en bois noir bourrés de livres. Près de la fenêtre, une grande table, un fauteuil en cuir, quelques chaises ; à la place de la glace sur la cheminée, tenant le panneau, du plafond à la toilette revêtue d’une vieille étoffe, il avait cloué un ancien tableau sur bois représentant, dans un paysage tourné, poussé dans les bleus aux gris, dans les blancs aux roux, dans les verts aux noirs, un ermite agenouillé sous une hutte de branchages, près d’un chapeau de cardinal et d’un manteau de pourpre. Et tout le long de ce tableau dont des parties entières sombraient dans des ténèbres d’oignons brûlés, d’inintelligibles épisodes se déroulaient, empiétant les uns sur les autres, entassant près du cadre en chêne noir, des figures de Lilliput, dans des maisons de nains. Ici, le Saint, dont Durtal avait vainement cherché le nom, franchissait en barque les boucles d’un fleuve aux eaux métalliques et plates ; là, il déambulait dans des villages grands comme un ongle, puis il disparaissait dans l’ombre de la peinture et on le retrouvait plus haut dans une grotte, en Orient, avec des dromadaires et des ballots ; on le perdait de nouveau de vue et, après un cache-cache plus ou moins court, il surgissait, plus petit que jamais, seul, un bâton à la main, un sac sur le dos, montant vers une cathédrale inachevée, étrange. C’était un tableau d’un peintre inconnu, d’un vieux Hollandais qui s’était assimilé certaines couleurs, certains procédés des maîtres de l’Italie qu’il avait visitée peut-être. La chambre à coucher avait un grand lit, une commode à ventre, des fauteuils ; sur la cheminée, une ancienne pendule et des flambeaux de cuivre ; sur les murs, une belle photographie d’un Botticelli du musée de Berlin : une Vierge dolente et robuste, ménagère et contrite, entourée d’anges figurés par de languissants jeunes hommes, tenant des cierges aux cires enroulées comme des câbles, des garçonnes coquettes, aux longs cheveux piqués de fleurs, de dangereux pages, mourant de désirs devant l’Enfant Jésus qui bénit, debout, près de la Vierge. Puis une estampe de Breughel, gravée par Cock : «. les Vierges sages et les Vierges folles, » un petit panneau, coupé, au milieu, par un nuage en tire-bouchon, flanqué, aux deux coins, d’anges bouffis sonnant, les manches retroussées, de la trompette, pendant qu’au centre du nuage même, un autre ange, au nombril indiqué sous une indolente robe, un ange sacerdotal et bizarre, déroule une banderole sur laquelle est écrit le verset de l’Évangile : « Ecce sponsus venit, exite obviam ei. » Et au-dessous de la nuée, d’un côté, les Vierges sages, de bonnes Flamandes sont assises, dévident le lin, tournent, en chantant des cantiques, auprès de lampes allumées, des rouets ; de l’autre, sur l’herbe d’un pré, les Vierges folles, quatre commères en liesse, se tiennent par la main et dansent en rond, tandis que la cinquième joue de la cornemuse et bat la mesure avec son pied, près des lampes vides. Au-dessus de la nuée, les cinq vierges sages mais effilées alors, charmantes et nues, brandissent les lumignons en flammes, montent vers une église gothique où le Christ les fait entrer, cependant que de l’autre côté les vierges folles, nues aussi sous leurs pâles toisons, frappent vainement à la porte close, en tenant d’une main fatiguée des flambeaux morts. Durtal aimait cette vieille gravure qui avait une senteur de douce intimité dans les scènes du bas et dans celles du haut, la benoîte naïveté des primitifs ; il y voyait, réunis en quelque sorte, dans un même cadre, l’art d’un Ostade épuré et celui d’un Thierry Bouts. En attendant que sa grille, dont le charbon craquait et commençait à grésiller comme une friture, devînt rouge, il s’assit devant son bureau et tria ses notes. — Voyons, se dit-il, en roulant une cigarette, nous en sommes au moment où cet excellent Gilles de Rais commence la recherche du grand œuvre. Il est facile de se figurer les connaissances qu’il possède sur la manière de transmuer les métaux en or. L’alchimie était déjà très développée, un siècle avant qu’il ne naquît. Les écrits d’Albert le Grand, d’Arnaud de Villeneuve, de Raymond Lulle, étaient entre les mains des hermétiques. Les manuscrits de Nicolas Flamel circulaient ; nul doute que Gilles, qui raffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne les aient acquis ; ajoutons qu’à cette époque, l’édit de Charles V, interdisant, sous peine de la prison et de la hart, les travaux spagiriques et que la bulle « Spondent pariter quas non exhibent » que le pape Jean XXII fulmina contre les alchimistes, étaient encore en vigueur. Ces œuvres étaient donc défendues et par conséquent enviables ; il est certain que Gilles les a longuement étudiées, mais de là à les comprendre, il y a loin ! Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable des galimatias, le plus inintelligible des grimoires. Tout était en allégories, en métaphores cocasses et obscures, en emblèmes incohérents, en paraboles embrouillées, en énigmes bourrées de chiffres ! Et en voilà un exemple, se dit-il, en prenant, sur un des rayons de sa bibliothèque, un manuscrit qui n’était autre que celui de l’Asch-Mézareph, le livre du Juif Abraham et de Nicolas Flamel, rétabli, traduit et commenté par Éliphas Lévi. Ce manuscrit lui avait été prêté par des Hermies qui l’avait découvert, un jour, dans d’anciens papiers. Il y a, soi-disant, là-dedans, la recette de la pierre philosophale, du grand élixir de quintessence et de teinture. Les figures ne sont pas précisément claires, se dit-il, en feuilletant les dessins à la plume rehaussés en couleur représentant dans une bouteille, sous ce titre : « le coït chimique, » un lion vert, la tête en bas dans un croissant de lune ; puis, dans d’autres flacons, c’étaient des colombes, tantôt s’élevant vers le goulot, tantôt piquant une tête vers le fond, dans un liquide noir ou ondulé de vagues de carmin et d’or, parfois blanc et granulé de points d’encre, habité par une grenouille ou une étoile, parfois aussi laiteux et confus ou brûlant en flammes de punch, à la surface. Éliphas Lévi expliquait de son mieux le symbole de ces volatiles en carafes, mais il s’abstenait de donner la fameuse recette du grand magistère, continuait la plaisanterie de ses autres livres où, débutant sur un ton solennel, il affirmait vouloir dévoiler les vieux arcanes et se taisait, le moment venu, sous l’ineffable prétexte qu’il périrait, s’il trahissait d’aussi rugissants secrets. Cette bourde, reprise par les pauvres occultistes de l’heure actuelle, aidait à masquer la parfaite ignorance de tous ces gens. En somme, la question est simple, se dit Durtal, en fermant le manuscrit de Nicolas Flamel. Les philosophes hermétiques ont découvert, — et, après avoir longtemps bafouillé, la science contemporaine ne nie plus qu’ils aient raison ; — ils ont découvert que les métaux sont des corps composés et que leur composition est identique. Ils varient donc simplement entre eux, suivant les différentes proportions des éléments qui les combinent ; on peut, dès lors, à l’aide d’un agent qui déplacerait ces proportions, changer les corps, les uns en les autres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb en or. Et cet agent c’est la pierre philosophale, le mercure ; — non le mercure vulgaire qui n’est pour les alchimistes qu’un sperme métallique avorté, — mais le mercure des philosophes, appelé aussi le lion vert, le serpent, le lait de la Vierge, l’eau pontique. Seulement la recette de ce mercure, de cette pierre des Sages, n’a jamais été révélée ; — et c’est sur elle que le Moyen Âge, que la Renaissance, que tous les siècles, y compris le nôtre, s’acharnent. Et dans quoi ne l’a-t-on pas cherchée ? se disait Durtal, en compulsant ses notes : dans l’arsenic, le mercure ordinaire, l’étain ; dans les sels de vitriol, de salpêtre et de nitre ; dans les sucs de la mercuriale, de la chélidoine et du pourpier ; dans le ventre des crapauds à jeun, dans les urines humaines, dans les menstrues et le lait des femmes ! Or, Gilles de Rais devait en être là de ses explorations. Il est bien évident qu’à Tiffauges, seul, sans l’aide d’initiés, il était incapable de tenter utilement des fouilles. À cette époque, le centre hermétique était, en France, à Paris où les alchimistes se réunissaient sous les voûtes de Notre-Dame et étudiaient les hiéroglyphes du charnier des Innocents et le portail Saint-Jacques de la Boucherie sur lequel Nicolas Flamel avait, avant sa mort, écrit en de kabbalistiques emblèmes la préparation de la fameuse pierre. Le Maréchal ne pouvait se rendre à Paris sans tomber dans les troupes anglaises qui barraient les routes ; il choisit le moyen le plus simple, il appela les transmutateurs les plus célèbres du Midi et les fit amener, à grands frais, à Tiffauges. D’après les documents que nous possédons, nous le voyons faire construire le fourneau des alchimistes, l’athanor, acheter des pélicans, des creusets et des cornues. Il établit des laboratoires dans l’une des ailes de son château et il s’y enferme avec Antoine de Palerne, François Lombard, Jean Petit, orfèvre de Paris, qui s’emploient, jours et nuits, à la coction du grand œuvre. Rien ne réussit ; à bout d’expédients, ces hermétistes disparaissent et c’est alors, à Tiffauges, un incroyable va-et-vient de souffleurs et d’adeptes. Il en arrive de tous les points de la Bretagne, du Poitou, du Maine, seuls ou escortés de noueurs d’aiguillettes et de sorcières. Gilles de Sillé, Roger de Bricqueville, cousins et amis du Maréchal, parcourent les environs, rabattent le gibier vers Gilles, tandis qu’un prêtre de sa chapelle, Eustache Blanchet, part en Italie où les manieurs de métaux abondent. En attendant, Gilles de Rais, sans se décourager, continue ses expériences qui, toutes, ratent ; il finit par croire que décidément les magiciens ont raison, qu’aucune découverte n’est, sans l’aide de Satan, possible. Et, une nuit, avec un sorcier arrivé de Poitiers, Jean de la Rivière, il se rend dans une forêt qui avoisine le château de Tiffauges. Il demeure, avec ses serviteurs Henriet et Poitou, sur la lisière du bois où le sorcier pénètre. La nuit est lourde et sans lune ; Gilles s’énerve à scruter les ténèbres, à écouter le pesant repos de la campagne muette ; ses compagnons terrifiés se serrent, l’un contre l’autre, frémissent et chuchotent, au moindre vent. Tout à coup, un cri d’angoisse s’élève. Ils hésitent, s’avancent, en tâtonnant, dans le noir, aperçoivent, en une lueur qui saute, La Rivière, exténué, tremblant, hagard, près de sa lanterne. Il raconte, à voix basse, que le Diable a surgi sous la forme d’un léopard, mais qu’il a passé auprès de lui, sans même le regarder, sans rien lui dire. Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive. C’est un trompette du nom de Du Mesnil. Il exige que Gilles signe de son sang une cédule dans laquelle il s’engage à donner au Diable tout ce qu’il voudra, « hormis sa vie et son âme », mais bien que pour aider aux maléfices, Gilles consente à faire chanter dans sa chapelle, à la fête de la Toussaint, l’office des Damnés, Satan n’apparaît pas. Le maréchal commençait à douter du pouvoir de ses magiciens, quand une nouvelle opération qu’il tenta le convainquit que parfois le Démon se montre. Un évocateur, dont le nom est perdu, se réunit à Tiffauges, dans une chambre, avec Gilles et de Sillé. Sur le sol, il trace un grand cercle et commande à ses deux compagnons d’entrer dedans. Sillé refuse ; poigné par une terreur qu’il ne s’explique pas, il se met à frémir de tous ses membres, se réfugie près de la croisée qu’il ouvre, murmure tout bas des exorcismes. Gilles plus hardi se tient au milieu du cercle ; mais, aux premières conjurations, il frissonne à son tour et veut faire le signe de la croix. Le sorcier lui ordonne de ne pas bouger. À un moment, il se sent saisi à la nuque ; il s’effare, vacille, supplie Notre-Dame la Vierge de le sauver. L’évocateur, furieux, le jette hors du cercle ; il s’élance par la porte, de Sillé, par la fenêtre ; ils se retrouvent en bas, restent béants, car des hurlements se dressent dans la chambre où le magicien opère. « Un bruit d’épées tombant à coups durs et pressés sur une couette » se fait entendre, puis des gémissements, des cris de détresse, l’appel d’un homme qu’on assassine. Épouvantés, ils demeurent aux écoutes, puis quand le vacarme cesse, ils se hasardent, poussent la porte, trouvent le sorcier étendu sur le parquet, roué de coups, le front fracassé, dans des flots de sang. Ils l’emportent ; Gilles, plein de pitié, le couche dans son propre lit, l’embrasse, le panse, le fait confesser, de peur qu’il ne trépasse. Il reste quelques jours entre la vie et la mort, finit par se rétablir et il se sauve. Gilles désespérait d’obtenir du Diable la recette du souverain magistère, quand Eustache Blanchet lui annonce son retour d’Italie ; il amène le maître de la magie florentine, l’irrésistible évocateur des démons et des larves, François Prélati. Celui-là stupéfia Gilles. Il avait à peine vingt-trois ans et il était l’un des hommes les plus spirituels, les plus érudits, les plus raffinés du temps. Qu’avait-il fait avant de venir s’installer à Tiffauges et d’y commencer, avec le Maréchal, la plus épouvantable série de forfaits qui se puisse voir ? Son interrogatoire dans le procès criminel de Gilles ne nous fournit pas des renseignements bien détaillés sur son compte. Il était né dans le diocèse de Lucques, à Pistoie, avait été ordonné prêtre par l’Évêque d’Arezzo. Quelque temps après son entrée dans le sacerdoce, il était devenu l’élève d’un thaumaturge de Florence, Jean de Fontenelle, et il avait souscrit un pacte avec un démon nommé Barron. À partir de ce moment, cet abbé insinuant et disert, docte et charmant, avait dû se livrer aux plus abominables des sacrilèges et pratiquer le rituel meurtrier de la magie noire. Toujours est-il que Gilles s’éprend de cet homme ; les fourneaux éteints se rallument ; cette pierre des Sages que Prélati a vue, flexible, cassante, rouge, sentant le sel marin calciné, ils la cherchent, à eux deux, furieusement, en invoquant l’Enfer. Les incantations demeurent vaines. Gilles, désolé, les redouble ; mais elles finissent par tourner mal ; un jour Prélati manque d’y laisser ses os. Une après-midi, Eustache Blanchet aperçoit, dans une galerie du château, le Maréchal tout en larmes ; des plaintes de supplicié s’entendent à travers la porte d’une chambre où Prélati évoque le Diable. Le Démon est là qui bat mon pauvre François ; je t’en supplie, entre, s’écrie Gilles ; mais Blanchet effrayé refuse. Alors Gilles se décide, malgré sa peur ; il va forcer la porte quand elle s’ouvre et Prélati trébuche, sanglant, dans ses bras. Il put, soutenu par ses deux amis, gagner la chambre du Maréchal où on le coucha ; mais les coups qu’il avait reçus furent si violents qu’il délira ; la fièvre s’accrut. Gilles, désespéré, s’installa près de lui, le soigna, le fit confesser, pleura de bonheur, lorsqu’il ne fut plus en danger de mort. Ce fait qui se renouvelle du sorcier inconnu et de Prélati, dangereusement blessés, en une chambre vide, dans des circonstances identiques, c’est tout de même étonnant, se disait Durtal. Et les documents qui relatent ces faits sont authentiques ; ce sont les pièces mêmes du procès de Gilles ; d’autre part, les aveux des accusés, les dépositions des témoins concordent ; et il est impossible d’admettre que Gilles, que Prélati, aient menti, car en confessant ces évocations sataniques, ils se condamnaient, eux-mêmes, à être brûlés vifs. S’ils avaient encore déclaré que le Malin leur était apparu, qu’ils avaient été visités par des succubes ; s’ils avaient affirmé avoir entendu des voix, senti des odeurs, touché même un corps, l’on pourrait admettre des hallucinations semblables à celles de certains sujets de Bicêtre ; mais, ici, il ne peut y avoir détraquement des sens, visions morbides, car les blessures, la marque des coups, le fait matériel, visible et tangible, est là. On peut se figurer combien le mystique qu’était Gilles de Rais dut croire à la réalité du Diable, après avoir assisté à de pareilles scènes ! Malgré ses échecs, il ne pouvait donc douter — et Prélati, à moitié assommé, devait douter moins encore — que s’il plaisait à Satan, ils trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait de richesses et les rendrait même presque immortels, car à cette époque, la pierre philosophale passait non seulement pour transmuer les métaux vils, tels que l’étain, le plomb, le cuivre, en des métaux nobles comme l’argent et l’or, mais encore pour guérir toutes les maladies et prolonger, sans infirmités, la vie jusqu’aux limites jadis assignées aux patriarches. Quelle singulière science ! ruminait Durtal, en relevant la trappe de sa cheminée et en se chauffant les pieds ; malgré les railleries de ce temps qui, en fait de découvertes, n’exhume que des choses déjà perdues, la philosophie hermétique n’est pas absolument vaine. Sous le nom d’isomérie, le maître de la chimie contemporaine, Dumas, reconnaît les théories des alchimistes exactes et Berthelot déclare « que nul ne peut affirmer que la fabrication des corps réputés simples soit impossible à priori ». Puis il y a eu des actes contrôlés, des faits certains. En sus de Nicolas Flamel qui semble bien, en effet, avoir réussi le grand œuvre, au xviiie sièclee siècle, le chimiste Van Helmont reçoit d’un inconnu un quart de grain de pierre philosophale et, avec ce grain, il transforme huit onces de mercure en or. À la même époque, Helvétius qui combat le dogme des spagiriques reçoit également d’un autre inconnu une poudre de projection avec laquelle il convertit un lingot de plomb en or. Helvétius n’était pas précisément un jobard et Spinosa qui vérifia l’expérience et en attesta l’absolue véracité n’était cependant, lui non plus, ni un gobe-mouche, ni un béjaune ! Que penser enfin de cet homme mystérieux, de cet Alexandre Sethon qui, sous le nom du cosmopolite, parcourt l’Europe, opérant devant les princes, en public, transformant tous les métaux en or ? Emprisonné par Christian II, électeur de Saxe, cet alchimiste dont le mépris des richesses était avéré, car jamais il ne gardait l’or qu’il créait et il vivait comme un pauvre, en priant Dieu, cet alchimiste supporta, tel qu’un saint, le martyre ; il se laissa battre de verges, percer avec des pointes, refusa de livrer un secret, qu’il prétendait, ainsi que Nicolas Flamel, tenir du Seigneur même ! Et dire qu’à l’heure actuelle, ces recherches se continuent ! Seulement, la plupart des hermétiques renient les vertus médicales et divines de la fameuse pierre. Ils pensent simplement que le grand magistère est un ferment qui, jeté dans les métaux en fusion, produit une transformation moléculaire semblable à celles que les matières organiques subissent lorsque, à l’aide d’une levure elles fermentent. Des Hermies, qui connaît ce monde-là, soutient que plus de quarante fourneaux alchimiques sont à présent allumés en France et que dans le Hanovre, dans la Bavière, les adeptes sont plus nombreux encore. Ont-ils retrouvé l’incomparable secret des anciens âges ? — C’est, malgré certaines affirmations, peu probable, puisque personne ne fabrique par artifice ce métal dont les origines sont si bizarres, si douteuses qu’en un procès qui eut lieu, au mois de novembre 1886, à Paris, entre des bailleurs de fonds et M. Popp, le constructeur des horloges pneumatiques de la ville, des chimistes de l’École des Mines, des ingénieurs, déclarèrent à l’audience que l’on pouvait extraire l’or des pierres meulières ; si bien que les murs qui nous abritent seraient des placers et que des pépites se cacheraient dans les mansardes ! C’est égal, reprit-il, en souriant, ces sciences-là ne sont pas propices, car il songeait à un vieillard qui avait installé au cinquième étage d’une maison de la rue Saint-Jacques, un laboratoire d’alchimiste. Cet homme, nommé Auguste Redoutez, travaillait, toutes les après-midi, à la Bibliothèque Nationale, sur les œuvres de Nicolas Flamel ; le matin et le soir, il poursuivait près de ses fourneaux la recherche du grand œuvre. Le 16 mars de l’an dernier, il sortit de la Bibliothèque avec un voisin de table et lui déclara, en route, qu’il était enfin possesseur du fameux secret. Arrivé dans son cabinet, il jeta des morceaux de fer dans une cornue, fit une projection, obtint des cristaux couleur de sang. L’autre examina les sels et plaisanta ; alors l’alchimiste, devenu furieux, se rua sur lui, le frappa à coups de marteau, dut être garrotté et emporté, séance tenante, à Sainte-Anne. Au xvie siècle, au Luxembourg, on rôtissait les initiés dans des cages de fer ; le siècle suivant, en Allemagne, on les branchait, vêtus d’une robe de paillons, à des poteaux dorés ; maintenant qu’on leur fiche la paix, ils deviennent fous ! Décidément cela finit tristement, conclut Durtal. Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait ; il revint avec une lettre apportée par le concierge. Il l’ouvrit. Qu’est-ce que c’est que cela ? fit-il étonné, lisant : « Monsieur, « Je ne suis ni une aventurière, ni une femme d’esprit se grisant de causeries comme d’autres de liqueurs et de parfums, ni une chercheuse d’aventures. Je suis encore moins une vulgaire curieuse tenant à constater si un auteur a le physique de son œuvre, ni rien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositions possibles. La vérité c’est que je viens de lire votre dernier roman… » — Elle y a mis le temps, car voilà plus d’une année qu’il a paru, murmura Durtal. « … douloureux comme les battements d’une âme qu’on emprisonne… » — Ah zut ! — passons les compliments ; ils portent à faux du reste, comme toujours ! « … Et maintenant, Monsieur, bien que je pense qu’il y ait infailliblement folie et bêtise à vouloir réaliser un désir, voulez-vous qu’une de vos sœurs en lassitude vous rencontre, un soir, à l’endroit que vous désignerez, après quoi, nous retournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l’intérieur des gens destinés à tomber parce qu’ils ne sont pas placés dans l’alignement. Adieu, Monsieur, soyez assuré que je vous tiens pour quelqu’un dans ce siècle de sous effacés. « Ignorant si ce billet aura une réponse, je m’abstiens de me faire connaître. Ce soir, une bonne passera chez votre concierge, et demandera s’il y a une réponse au nom de Mme Maubel. » — Hum ! fit Durtal, en repliant la lettre. Je la connais, celle-là ; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placent des lots oubliés de caresses, des warants d’âme ! quarante-cinq ans, pour le moins ; sa clientèle se compose ou de petits jeunes gens toujours satisfaits, s’ils ne payent point, ou de gens de lettres, peu difficiles à contenter, car la laideur des maîtresses, dans ce monde-là, est proverbiale ! — À moins que ce ne soit une simple mystification ; — mais de qui ? et dans quel but ? puisque je ne connais plus maintenant personne ! Dans tous les cas, il n’y a qu’à ne pas répondre. Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu’est-ce que je risque ? se dit-il ; si cette dame veut me vendre un trop vieux cœur, rien ne m’oblige à l’acquérir ; j’en serai quitte pour aller à un rendez-vous. Oui, mais où le lui fixer ce rendez-vous. Ici, non ; une fois chez moi, l’affaire se complique, car il est plus difficile de mettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue. Si je lui indiquais justement l’angle de la rue de Sèvres et de la rue de la Chaise, le long du mur de l’Abbaye-aux-Bois ; c’est solitaire et puis c’est à deux pas d’ici. Voyons, commençons d’abord par lui répondre, mais vaguement, sans indiquer de lieu précis ; nous résoudrons cette question-là, plus tard, après sa réponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, lui aussi, de sa lassitude d’âme déclarait cette entrevue inutile, car il n’attendait plus rien, ici-bas, d’heureux. Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bien et puis ça peut excuser, au besoin, des défaillances, se dit-il, en roulant une cigarette. Là, ça y est ; — ce n’est pas bien encourageant pour elle… oh ! et puis… Voyons, quoi encore ? — Eh ! pour éviter le futur crampon, je ne ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu’une liaison sérieuse et soutenue avec moi n’est pas, pour des raisons de famille, possible. Et en voilà assez pour une fois… Il plia sa lettre et griffonna l’adresse. Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit. Décidément c’est une bêtise de répondre ; est-ce qu’on sait ? est-ce qu’on peut prévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises ? il savait pourtant bien que, quelle qu’elle soit, la femme est un haras de chagrins et d’ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par trop bête, ou alors elle n’a pas de santé ou bien encore elle est désolamment féconde, dès qu’on la touche. Si elle est mauvaise, l’on peut s’attendre, en plus, à tous les déboires, à tous les soucis, à toutes les hontes. Ah ! quoi qu’on fasse, on écope ! Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, se rappela les attentes et les mensonges, les carottes et les cocuages, l’impitoyable saleté d’âme des femmes encore jeunes ! Non, décidément, ce n’est plus de mon âge, ces choses-là. — Oh ! et puis, pour ce que j’ai besoin maintenant des femmes ! Mais, malgré tout, cette inconnue l’intéressait. Qui sait ? elle est peut-être jolie ? elle est peut-être aussi, par extraordinaire, pas trop rosse ; rien ne coûte de vérifier. Et il relut la lettre. Il n’y a pas de fautes d’orthographe ; — l’écriture n’est point commerciale ; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, on ne peut pas lui demander de s’y connaître ! — ça sent discrètement l’héliotrope, reprit-il, en flairant l’enveloppe. Eh ! au petit bonheur ! Et en descendant pour déjeuner, il déposa sa réponse chez le concierge. VII Si cela continue, je vais finir par délirer, murmurait Durtal, assis devant sa table. Il parcourait à nouveau les lettres que depuis huit jours il recevait de cette femme. Il avait affaire à une infatigable épistolière qui ne lui laissait même pas le temps de se retourner, depuis qu’elle avait commencé ses travaux d’approche. Sapristi, se dit-il, tâchons de nous récupérer. Après cette missive peu engageante que je lui écrivis en réponse à son premier billet, elle m’envoie, séance tenante, cette épître : « Monsieur, « Cette lettre est un adieu ; si j’avais la faiblesse de vous en adresser d’autres, elles seraient monotones comme l’éternel ennui que j’éprouve. N’ai-je pas eu, du reste, le meilleur de vous-même, dans ce billet de teinte indécise qui m’a, pour un instant, secouée de ma léthargie ? Comme vous, monsieur, je sais, hélas ! Que rien n’arrive et que nos jouissances les plus certaines sont encore celles que l’on rêve. Aussi, malgré ma fiévreuse envie de vous connaître, je craindrais tout autant que vous qu’une rencontre fût pour tous deux la source de regrets auxquels il ne faut pas volontairement nous exposer… » Puis voilà qui atteste la parfaite inutilité de cet exorde, c’est la fin de cette lettre : « Si la fantaisie vous prenait de m’écrire, vous pouvez m’adresser sûrement vos lettres, sous le nom de Madame H. Maubel, poste restante, rue Littré. Je passerai, lundi, à la poste. Si vous souhaitiez que nous en restions là — ce qui me peinerait fort — vous me le diriez bien franchement, n’est-ce pas ? » Ce sur quoi, j’ai été assez godiche pour rédiger un poulet ni chair ni poisson, marmiteux et emphatique comme était ma première épître ; sous mes reculs que déniaient de furtives avances, elle a fort bien compris que j’amorçais. Sa troisième épistole le prouve : « Ne vous accusez jamais, monsieur (j’ai retenu un nom plus doux qui me venait aux lèvres), d’être impuissant à me donner des consolations. Mais, dites, si las, si désabusés, si revenus de tout que nous soyons, laissons quelquefois nos âmes se parler bas, bien bas, comme je vous ai parlé, cette nuit, car ma pensée va désormais vous suivre obstinément… » Et il y en a quatre pages de cet acabit, fit-il, en tournant les feuillets, mais celle-ci est mieux : « Ce soir seulement, mon ami inconnu, un mot. J’ai passé une journée horrible, les nerfs en révolte, criant presque de souffrance et cela pour des riens qui se renouvellent cent fois par jour ; pour une porte qui claque, pour une voix rude ou mal timbrée qui, de la rue, monte chez moi ; à d’autres heures, mon insensibilité est telle que la maison brûlât-elle, je ne bougerais même pas. Vais-je vous envoyer cette page de lamentations comiques ? ah ! la douleur, quand on n’a pas le don de la pouvoir habiller superbement, de la transformer en pages littéraires ou musicales qui pleurent magnifiquement, le mieux serait de n’en pas parler. « Je vais vous dire bonsoir tout bas, ayant comme au premier jour le troublant désir de vous connaître et me défendant de toucher à ce rêve, de peur de le voir s’évanouir. Ah oui, vous l’avez bien écrit l’autre fois, pauvres, pauvres nous ! — bien pauvres, en effet, bien misérables, ces âmes peureuses que toute réalité effraye, à ce point qu’elles n’oseraient pas affirmer que la sympathie dont elles sont prises tiendrait debout devant celui ou celle qui l’a fait naître. Et cependant, malgré ce beau raisonnement, il faut que je vous avoue… non, non, rien ; devinez, si vous pouvez, et pardonnez-moi aussi cette banale lettre ou plutôt lisez entre les lignes ; peut-être y trouverez-vous un peu de mon cœur et beaucoup de ce que je tais. « Voilà une sotte lettre toute remplie de moi ; qui se douterait que je n’ai pensé qu’à vous, en l’écrivant ? » Jusqu’ici, ça allait encore bien, se disait Durtal. Cette femme était au moins curieuse. Et quelle singulière encre, reprit-il, regardant cette écriture d’un vert myrte mais délayé, très pâle, et détachant avec l’ongle la poudre encore attachée aux jambages des lettres, de la poudre de riz parfumée à l’héliotrope. — Elle doit être blonde, poursuivit-il, examinant la nuance de cette poudre, car ce n’est pas la nuance rachel des femmes brunes. Mais voilà où tout se gâte. Mû par je ne sais quelle folie, je lui envoie une missive plus contournée, plus pressante. Je la tisonne en m’attisant moi-même dans le vide et je reçois aussitôt cette autre épître : « Que faire ? je ne veux ni vous voir, ni anéantir ma folle envie de vous rencontrer qui prend des proportions qui m’atterrent. Hier soir, malgré moi, votre nom qui me brûlait est sorti de mes lèvres. Mon mari, l’un de vos admirateurs pourtant, paraissait un peu humilié de cette préoccupation qui, du reste, m’absorbait et faisait courir en moi d’insoutenables frissons. Un de nos amis communs — car pourquoi ne pas vous le dire, nous nous connaissons, si l’on peut appeler se connaître s’être vus dans le monde ; — un de vos amis est donc venu et il a déclaré qu’il était franchement amoureux de vous. J’étais dans un état si exaspéré que je ne sais ce que je fusse devenue, sans le secours inconscient d’une personne qui prononça, à point nommé, le nom d’un être si grotesque que je ne l’entends jamais sans rire. Adieu, vous avez raison, je me dis que je ne veux plus vous écrire et je fais tout le contraire. « À vous, comme il ne se pourrait pas que je le fusse, en réalité, sans nous briser tous les deux. » Puis sur une réponse en ignition, ce dernier billet porté, en courant, par une bonne : « Ah ! si je ne me sentais prise d’une peur qui va jusqu’à l’effarement ; — et cette peur, avouez que vous l’avez autant que moi-même, — comme je volerais vers vous ! non, vous ne pouvez entendre les mille entretiens dont mon âme fatigue la vôtre ; tenez, il y a, dans ma triste vie, des heures où la démence me gagne. Jugez-en plutôt. Ma nuit entière s’était passée à vous appeler avec fureur ; j’en avais pleuré d’exaspération. Ce matin, mon mari entre dans ma chambre ; j’avais les yeux en sang ; je me mets à rire comme une folle et quand je puis parler, je lui dis : que penseriez-vous d’une personne qui, questionnée sur sa profession, répondrait : je suis succube en chambre. — Ah ! Ma chère, vous êtes bien malade, me fut-il répondu. — Plus que vous ne pensez, répliquai-je. — Mais de quoi viens-je vous entretenir, mon cher douloureux, dans l’état où vous êtes vous-même ; votre lettre m’a bouleversée, bien que vous accusiez votre mal avec une certaine brutalité qui a fait jouir mon corps, en éloignant un peu mon âme. — Ah ! tout de même, si ce que nous rêvons pouvait être ! « Ah ! dites un mot, un mot, un seul, mais un mot de vos lèvres ; il ne se peut pas qu’aucune de vos lettres tombe dans des mains autres que les miennes. » Oui, eh bien, ça ne devient pas drôle, conclut Durtal, en repliant la lettre. Cette femme est mariée et à un homme qui me connaît, paraît-il. Quel aria ! mais qui, diable ça peut-il être ? Vainement, il recensait les soirées où il s’était autrefois rendu. Il ne voyait aucune femme qui pût lui adresser de telles déclarations. Et cet ami commun ? mais je n’ai plus d’amis, sinon des Hermies. Tiens, il faudra que je tâche de savoir quelles personnes il a fréquentées, dans ces derniers temps — mais il en voit, en sa qualité de médecin, des masses ! et puis comment lui expliquer la chose ? Lui raconter l’aventure ? il se fichera de moi et me démolira d’avance l’imprévu de cette histoire ! Et Durtal s’irrita, car il se passait en lui un phénomène vraiment incompréhensible. Il ardait pour cette inconnue, était positivement hanté par elle. Lui, qui avait, depuis des années, renoncé à toutes les liaisons charnelles, qui se contentait, alors que les étables de ses sens s’ouvraient, de mener le dégoûtant troupeau de son péché dans des abattoirs où les bouchères d’amour l’assommaient d’un coup, il en venait à croire, contre toute expérience, contre tout bon sens, qu’avec une femme passionnée comme celle-là semblait l’être, il éprouverait des sensations quasi surhumaines, des détentes neuves ! — Et il se la figurait telle qu’il l’eût voulue, blonde et dure de chairs, féline et ténue, enragée et triste ; et il la voyait, arrivait à une telle tension de nerfs que ses dents craquaient. Depuis huit jours, dans la solitude où il vivait, il en rêvait, tout éveillé, incapable d’aucun travail, inapte même à lire, car l’image de cette femme s’interposait entre les pages. Il tenta de se suggérer des visions ignobles, de s’imaginer cette créature à des moments de détresse corporelle, s’enfonça dans des hallucinations d’ordures, mais ce procédé qui lui réussissait naguère, alors qu’il enviait une femme dont la possession était impossible, échoua complètement ; il ne put s’imaginer son inconnue, en quête de bismuth ou de linge ; elle n’apparaissait que mélancolique et cabrée, éperdue de désirs, le fourgonnant avec ses yeux, l’insurgeant de ses mains pâles ! Et c’était incroyable, cette canicule exaspérée flambant tout à coup, dans un Novembre de corps, dans une Toussaint d’âme ! Usé, vanné, sans désirs véritables, tranquille, à l’abri des crises, presque impuissant ou plutôt s’oubliant lui-même depuis des mois, il renaissait, et cela, fouetté dans le vide, par le mystère de folles lettres ! — Ah ! çà mais en voilà assez, se cria-t-il, en frappant d’un coup de poing la table. Il empoigna son chapeau et fit claquer la porte. Attends, je vais t’en ficher moi, de l’idéal ! Et il courut chez une prostituée qu’il connaissait dans le quartier Latin. Je suis depuis trop longtemps sage, murmurait-il en marchant, c’est sans doute pour cela que je divague ! Il trouva cette femme chez elle — et ce fut atroce. C’était une belle brune qui sortait d’une face avenante des yeux en fête et des dents de loup. Haute en chair, habile, elle effondrait les moelles, granulait les poumons, démolissait, en quelques tours de baisers, les reins. Elle lui reprocha d’être resté si longtemps sans venir, le cajola, l’embrassa ; mais il se sentait triste et haletant, gêné, sans convoitises authentiques ; il finit par s’abattre sur une couche et il subit, énervé jusqu’à crier, le laborieux supplice des échinantes dragues. Jamais il n’avait plus exécré la chair, jamais il ne s’était senti plus répugné, plus las, qu’au sortir de cette chambre ! Il déambula, au hasard, par la rue Soufflot et l’image de l'inconnue, l’obséda, plus irritante, plus tenace. Je commence à comprendre les hantises du succubat, se dit-il ; je vais essayer de l’exorcisme des bromes. Ce soir, j’avalerai un gramme de bromure de potassium ; cela m’assagira les sens. Mais il se rendait compte que la question charnelle n’était que subsidiaire, qu’elle n’était qu’une conséquence d’un état imprévu d’âme. Oui, il y avait, en lui, autre chose qu’un trouble génésique, qu’une explosion des sens ; c’était dévié, cette fois sur une femme, cet élan vers l’informulé, cette projection vers les là-bas qui l’avait récemment soulevé, dans l’art ; c’était ce besoin d’échapper par une envolée au train-train terrestre. Ce sont des sacrées études hors du monde, ces pensées cloîtrées dans des scènes ecclésiastiques et démoniaques qui m’ont ainsi détraqué, se dit-il. Et il voyait juste, dans ce travail opiniâtre où il se confiait, toute l’efflorescence d’un mysticisme inconscient, laissé jusqu’alors en friche, partait en désordre à la recherche d’une atmosphère nouvelle, en quête de délices ou de douleurs neuves ! Et tout en marchant il récapitula ce qu’il savait de cette femme ; mariée, blonde, à l’aise, puisqu’elle faisait chambre à part et avait une bonne, demeurant dans le quartier puisqu’elle allait chercher ses lettres à la poste de la rue Littré, s’appelant, en admettant que l’initiale dont elle précédait le nom de Maubel dans ses lettres fût exacte, Henriette ou Hortense, Honorine, Hubertine ou Hélène. Puis quoi ? elle devait fréquenter le monde des artistes puisqu’elle l’avait rencontré et qu’il n’allait plus, depuis des années, dans les salons bourgeois ; elle était enfin d’un catholicisme maladif, ce mot de succube, inusité chez les profanes, l’attestait ; et c’était tout ! Restait ce mari qui, pour peu qu’il fût sagace, devait se douter de leur liaison, puisque, d’après ses propres aveux, elle dissimulait mal l’obsession dont elle était elle-même atteinte. Au fond, ce que j’ai eu tort de m’emballer ! car, moi aussi, j’ai écrit d’abord pour m’amuser des lettres phosphorées, pimentées de poussière de buprestes et de cantharides, puis j’ai fini par m’hystériser pour de bon ; — nous avons soufflé, à tour de rôle, sur de vieilles braises qui maintenant rougeoient ; décidément ça finit mal de vouloir se monter mutuellement le coup, car son cas à elle doit être le même que le mien, si j’en juge par les épîtres passionnées qu’elle adresse. Que faire ? continuer à se tendre ainsi en pleine brume ? non, par exemple ; mieux vaut en finir, la voir et si elle est jolie coucher avec ; j’aurai la paix au moins. Si je lui écrivais sincèrement, là, une bonne fois ; si je lui fixais un rendez-vous ? Il regarda autour de lui. Il se trouvait, sans même savoir comment il y était venu, dans le Jardin des Plantes ; il s’orienta, se rappela qu’il existait un café du côté du quai et il s’y rendit. Il voulut se contraindre à rédiger une lettre tout à la fois ardente et ferme ; mais la plume lui tremblait dans les doigts. Il écrivit au galop, avoua qu’il regrettait de n’avoir pas tout d’abord consenti au rendez-vous qu’elle proposait et, s’effrénant, il cria : il faut pourtant que nous nous voyions ; songez au mal que nous nous faisons, en nous aguichant ainsi dans l’ombre, songez au remède qui existe, ma pauvre amie, je vous en prie… Et il indiquait un rendez-vous. Là, il s’arrêta. Réfléchissons, se dit-il, je ne veux pas qu’elle débarque chez moi, c’est trop dangereux ; alors le mieux serait, sous prétexte de lui offrir un verre de porto et un biscuit, de la conduire chez Lavenue qui est en même temps qu’un café-restaurant un hôtel. Je ferais préparer une chambre ; ce serait moins dégoûtant que le cabinet particulier ou que le vulgaire garni des passes ; dans ce cas-là, mettons au lieu du coin de la rue de la Chaise la salle des départs de la gare Montparnasse souvent déserte. Là, ça y est. Il gomma l’enveloppe, éprouva comme une détente. Ah ! j’oubliais ; garçon, le Bottin de Paris ! Il chercha le nom de Maubel, se demandant si par hasard ce nom ne serait pas exact ; c’est peu probable qu’elle se fasse adresser sa correspondance à la poste sous son vrai nom, se dit-il, mais elle paraît si exaltée, si imprudente qu’avec elle tout est possible ! d’autre part, j’ai bien pu la rencontrer dans le monde sans avoir jamais su comment elle s’appelle ; voyons : Il trouva un Maubé et un Maubec mais pas de Maubel. En somme, cela ne prouve rien, fit-il, en refermant le dictionnaire. Il sortit, jeta sa lettre dans une boîte. Ce qui est embêtant, dans tout cela, reprit-il, c’est le mari ; ah ! Et puis zut, je ne lui prendrai pas sans doute pour longtemps sa femme ! Il eut l’idée de rentrer chez lui, puis il se rendit compte qu’il ne travaillerait pas, qu’il retomberait, tout seul, dans ses phantasmes. Si je montais chez des Hermies, oui, c’est son jour de consultation, c’est une idée. Il hâta le pas, arriva rue Madame, sonna à un entresol. La femme de ménage ouvrit ; ah bien, Monsieur Durtal, il est sorti, mais il va rentrer ; si vous voulez l’attendre ? — Mais êtes-vous bien sûre qu’il doive rentrer ? — Oui, même qu’il devrait être déjà revenu, fit-elle, en ranimant le feu. Dès qu’elle se fut retirée, Durtal s’assit, puis s’ennuyant, il alla feuilleter les bouquins qui s’entassaient sur des rayons, comme chez lui, le long des murs. Il en a tout de même de curieux, ce des Hermies, murmura-t-il, en ouvrant un très ancien livre. En voilà un qui se fût adapté il y a quelques siècles, à mon cas : Manuale Exorcismorum . — Ah fichtre, c’est un Plantin ! — et qu’est-ce qu’il raconte ce Manuel à l’usage des Possédés ? Tiens, il renferme des adjurations bizarres. En voici pour les énergumènes et les envoûtés ; en voilà contre les philtres d’amour et contre la peste ; il y en a aussi contre les sorts jetés aux comestibles ; il y en a même qui objurguent le beurre et le lait de ne pas tourner ! C’est égal, ils mettaient le Diable à toutes les sauces dans le bon temps. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Il tenait en main deux petits volumes à tranches cramoisies, reliés en veau fauve. Il les ouvrit, regarda le titre, c’était « l’Anatomie de la Messe », par Pierre du Moulin, avec cette date : Genève, 1624. C’est peut-être intéressant. Il alla se chauffer les pieds, parcourut l’un de ces tomes, du bout des doigts. Hé ! fit-il, mais c’est très bien ! Il était question dans la page qu’il lisait du sacerdoce. L’auteur affirmait que nul ne devait exercer la prêtrise, s’il n’était sain de corps ou s’il était amputé d’un membre, et, se demandant à ce propos si un homme châtré pouvait être ordonné prêtre, il se répondait : « non, à moins qu’il ne porte sur soi, réduites en poudre, les parties qui lui défaillent. » Il ajoutait cependant que le Cardinal Tolet n’admettait pas cette interprétation qui était néanmoins adoptée par tous. Durtal poursuivit, égayé, cette lecture. Maintenant du Moulin se consultait sur le point de savoir s’il y avait lieu d’interdire les abbés ravagés par la luxure. Et il se citait, en réponse, la mélancolique glose du Canon Maximianus qui, dans sa distinction 81, soupire : « On dit communément que nul ne doit être déposé de sa charge pour fornication, vu que peu se trouvent qui soient exempts de ce vice. » — Tiens, te voilà, dit des Hermies qui entra. Qu’est-ce que tu lis ? « l’Anatomie de la Messe », c’est un mauvais livre de protestant ! Je suis harassé, reprit-il, en jetant son chapeau sur une table. Oh mon ami, quelles brutes que tous ces gens ! et, comme un homme qui en a gros sur le cœur, il se débonda : — Oui, je viens d’assister à une consultation de ceux que les journaux qualifient de « princes de la science ». J’ai subi, pendant un quart d’heure, les avis les plus divers. Tous convenaient cependant que mon malade était perdu ; ils ont fini par s’entendre et par torturer inutilement ce malheureux, en prescrivant les moxas ! J’ai timidement fait observer qu’il serait plus simple de chercher un confesseur et d’endormir ensuite les souffrances du moribond avec des injections répétées de morphine. Si tu avais vu leurs têtes ! c’est tout juste s’ils ne m’ont pas traité de calottin. Ah ! elle est bien la science contemporaine ! Tout le monde découvre une maladie nouvelle ou perdue, tambourine une méthode oubliée ou neuve et personne ne sait rien ! au reste, quand bien même l’on ne serait pas le dernier des ignares, à quoi cela servirait-il puisque la pharmacie est tellement sophistiquée qu’aucun médecin ne peut être sûr que ses ordonnances sont maintenant exécutées à la lettre ? Un exemple entre autres : à l’heure actuelle, le sirop de pavot blanc, le Diacode de l’ancien Codex, n’existe plus ; on le fabrique avec de l’opium et du sirop de sucre, comme si c’était la même chose ! Nous en sommes arrivés à ne plus doser les substances, à prescrire des remèdes tout faits, à nous servir de ces surprenantes spécialités qui encombrent les quatrièmes pages des feuilles. C’est le petit bonheur de la maladie, la médecine égalitaire pour tous les cas ; quelle honte et quelle bêtise ! Non, ce n’est pas pour dire, mais la vieille thérapeutique qui se basait sur l’expérience valait mieux ; elle savait au moins que les remèdes ingérés sous forme de pilules, de granules, de bols, étaient infidèles, et elle ne les prescrivait qu’à l’état liquide ! Puis maintenant, chaque médecin se spécialise ; les oculistes ne voient que les yeux et pour les guérir, ils empoisonnent tranquillement le corps. Ce qu’avec leur pilocarpine, ils ont détruit pour jamais la santé des gens ! D’autres traitent les affections cutanées, refoulent des eczémas chez des vieillards qui deviennent, aussitôt guéris, gâteux ou fous. Il n’y a plus aucun ensemble ; on s’attaque à une partie au détriment des autres ; c’est le gâchis ! Maintenant aussi mes honorables confrères pataugent, s’engouent de médications qu’ils ne savent même pas employer. Tiens l’antipyrine, pour en citer une ; c’est un des seuls produits vraiment actifs que les chimistes aient depuis longtemps trouvés. Eh bien, quel est le docteur qui sait qu’appliquée en compresse avec les eaux iodurées, froides de Bondonneau, l’antipyrine lutte contre ce mal réputé incurable, le cancer ? — Et si cela semble invraisemblable, c’est vrai pourtant ! — Au fond, dit Durtal, tu crois que les anciens thérapeutes guérissaient mieux ? — Oui, car ils connaissaient merveilleusement les effets de remèdes immuables et préparés sans dols. Il est bien évident néanmoins que lorsque le vieux Paré préconisait la médecine des sachets, ordonnait à ses clients de porter des médicaments secs et pulvérisés dans un petit sac dont la forme variait, suivant la nature des maladies à joindre, affectait la forme d’une coiffe pour la tête, d’une cornemuse pour l’estomac, d’une langue de bœuf pour la rate, il n’obtenait probablement pas des résultats bien vifs ! Sa prétention de traiter les gastralgies par des appositions de poudre de rose rouge, de corail et de mastic, d’absinthe et de menthe, de noix muscade et d’anis est pour le moins controuvée ; mais il avait aussi d’autres systèmes, et souvent il guérissait, parce qu’il possédait la science des Simples qui est maintenant perdue ! La médecine actuelle lève les épaules lorsqu’on lui parle d’Ambroise Paré ; elle a beaucoup fait de gorges chaudes aussi lorsqu’on citait le dogme des alchimistes, affirmant que l’or domptait des maux ; ce qui n’empêche que maintenant l’on se sert, à doses altérantes, de la limaille et des sels de ce métal. On use de l’arséniate d’or dynamisé contre les chloroses, du muriate contre la syphilis, du cyanure contre l’aménorrhée et les scrofules, du chlorure de sodium et d’or contre les vieux ulcères ! Non, je t’assure, c’est dégoûtant d’être médecin, car j’ai beau être docteur ès sciences et avoir roulé dans les hôpitaux, je suis très inférieur à d’humbles herboristes de campagne, à des solitaires, qui en connaissent — et cela je le sais — bien plus long que moi ! — Et l’homœopathie ? — Oh ! Elle a du mauvais et du bon. Elle aussi pallie sans guérir, réprime parfois les maladies, mais pour les cas graves et aigus, elle est débile, — tout autant que la doctrine Matteï qui est radicalement impuissante, alors qu’il s’agit de conjurer d’impérieuses crises ! Mais elle est utile, celle-là, comme moyen dilatoire, comme médication d’attente, comme intermède. Avec ses produits qui purifient le sang et la lymphe, avec son antiscrofoloso, son angiotico, son anticanceroso, elle modifie quelquefois des états morbides sur lesquels les autres méthodes échouent ; elle permet, par exemple, à un malade éreinté par l’iodure de potassium de patienter, de gagner du temps, de se reconstituer, pour pouvoir recommencer à boire sans danger l’iodure ! J’ajoute que les douleurs fulgurantes si rebelles même aux chloroformes et aux morphines, cèdent souvent à une application d’électricité verte. Tu me demanderas peut-être avec quels ingrédients cette électricité liquide se fabrique ? je te répondrai que je n’en sais absolument rien. Matteï prétend qu’il a pu fixer dans ses globules et ses eaux les propriétés électriques de certaines plantes ; mais il n’a jamais livré sa recette ; il peut donc raconter les histoires qui lui conviennent. Ce qui est, en tout cas, curieux c’est que cette médecine imaginée par un comte, catholique et romain, est surtout suivie et propagée par les pasteurs protestants dont l’originelle niaiserie se solennise dans les incroyables homélies qui accompagnent leurs essais de cure. Au fond, tout bien considéré, ces systèmes-là, c’est de la blague ! — La vérité c’est qu’en thérapeutique on marche à l’aventure ; néanmoins avec un peu d’expérience et beaucoup de veine, l’on parvient quelquefois à ne pas trop dépeupler les villes. Voilà, mon bon ; et à part cela, qu’est-ce que tu deviens ? — Moi, rien ; mais c’est à toi qu’il faut le demander ; car voici plus de huit jours que je ne t’ai vu. — Oui, pour l’instant, les malades foisonnent et je fais des courses ; à propos, je suis allé voir Chantelouve qui est repris par un accès de goutte ; il se plaint de ton absence et sa femme dont j’ignorais l’admiration pour tes livres, pour ton dernier roman surtout, n’a cessé de me parler et d’eux et de toi. Pour une personne d’habitude si réservée, elle m’a paru joliment emballée sur ton compte, Mme Chantelouve ! — Eh bien, quoi ? fit-il, stupéfié, regardant Durtal qui devenait rouge. — Rien, ah voyons, j’ai à faire ; il faut que je parte, bonsoir. — Ah çà, tu as quelque chose ? — Mais non, rien, je t’assure. — Ah ! — Regarde, reprit des Hermies qui ne voulut point insister, et il lui montra en le reconduisant, un superbe gigot, pendu dans la cuisine, près de la fenêtre. Je le mets dans les courants d’air, pour qu’il soit demain rassis ; nous le mangerons, avec l’astrologue Gévingey, chez Carhaix ; mais comme il n’y a que moi qui sache la manière de faire bouillir un gigot à l’anglaise, je le préparerai et n’irai par conséquent pas chez toi, pour te prendre. Tu me retrouveras, déguisé en cuisinière, dans la tour. Une fois dehors, Durtal respira. — Ah çà, il rêvait ; l’inconnue serait la femme de Chantelouve ! — non, ce n’était pas possible ! jamais elle n’avait fait la moindre attention à lui ; elle était très silencieuse et très froide ; c’était improbable et pourtant, pourquoi aurait-elle ainsi parlé à des Hermies ? Mais enfin, si elle avait voulu le voir, elle l’aurait attiré chez elle puisqu’ils se connaissaient ; elle n’aurait pas entamé cette correspondance sous le pseudonyme d’H. Maubel. H, se dit-il, tout à coup ; mais Mme Chantelouve a ce nom garçonnier qui lui va bien : Hyacinthe ; elle demeure rue de Bagneux, une rue qui n’est pas éloignée de la poste de la rue Littré ; elle est blonde, elle a une bonne, elle est très catholique, c’est elle ! Et, coup sur coup, presque en même temps, il éprouva deux sensations absolument distinctes. D’abord, une désillusion, car son inconnue lui plaisait mieux. Jamais Mme Chantelouve ne réaliserait l’idéal qu’il s’était forgé, les traits gingembrés, bizarres, qu’il s’était peints, la frimousse agile et fauve, le port mélancolique et ardent qu’il avait rêvé ! Au reste, le fait seul de connaître l’inconnue la rendait moins désirable, plus vulgaire ; l’accessible entrevu tuait la chimère. Puis il eut tout de même un moment de joie. Il aurait pu tomber sur une femme vieille et laide et Hyacinthe, comme il l’appelait déjà tout court, était enviable. Trente-trois ans au plus ; pas jolie, non, mais singulière ; c’était une blonde frêle et souple, à peine hanchée, une fausse maigre, à petits os. La figure était médiocre, gâtée par un trop gros nez, mais les lèvres étaient incandescentes, les dents superbes, le teint, un tantinet rosé dans ce blanc laiteux à peine bleuâtre, un peu trouble, qu’ont les eaux de riz. Puis son véritable charme, sa décevante énigme, c’étaient ses yeux, des yeux qui semblaient cendrés d’abord, des yeux incertains et trébuchants de myope où passait une expression résignée d’ennui. À certains moments, ces prunelles se brouillaient telles qu’une eau grise et des étincelles d’argent pétillaient à la surface. Elles étaient, tour à tour, dolentes et désertes, langoureuses et hautaines. Il se souvenait bien d’avoir jadis dérivé devant ces yeux ! Malgré tout, en y réfléchissant, ces lettres passionnées ne répondaient nullement au physique de cette femme, car nulle n’était plus maîtresse des simagrées et plus calme. Il se remémorait des soirées chez elle ; elle se montrait attentive, se mêlait peu aux conversations, accueillait, en souriant, mais sans laisser-aller, les visiteurs. En somme, se dit-il, il faudrait admettre un réel dédoublement. Tout un côté visible de femme du monde, de salonnière prudente et réservée et un autre côté alors inconnu de folle passionnée, de romantique aiguë, d’hystérique de corps, de nymphomane d’âme, c’est bien invraisemblable ! Non, décidément, je suis sur une fausse piste, reprit-il ; le hasard a pu faire que Mme Chantelouve ait parlé de mes livres à des Hermies mais de là à conclure qu’elle s’est toquée de moi et qu’elle écrit de semblables lettres, il y a loin. Non, ce n’est pas elle ; mais qui, alors ? Il continuait à tourner sur lui-même, sans avancer d’un pas ; il évoqua de nouveau cette femme, s’avoua qu’elle était vraiment pressante, gamine de corps, flexible, sans de répugnants arias de chairs ! mystérieuse avec cela, par son air concentré, ses yeux plaintifs, par sa froideur, réelle ou voulue, même ! Il récapitula les renseignements qu’il possédait sur elle ; il savait simplement qu’elle avait épousé Chantelouve en secondes noces, qu’elle n’avait pas d’enfants, que son premier mari, un fabricant de chasubles, avait, pour des causes ignorées, fini par un suicide. Et c’était tout. Par contre, les potins racontés sur Chantelouve étaient intarissables ! Auteur d’une histoire de la Pologne et des Cabinets du Nord, d’une histoire de Boniface VIII et de son siècle, d’une vie de la Bienheureuse Jeanne de Valois, fondatrice de l’Annonciade, d’une biographie de la Vénérable Mère Anne de Xaintonge, institutrice de la Compagnie de Sainte-Ursule, d’autres livres du même genre, parus chez Lecoffre, chez Palmé, chez Poussielgue, de ces volumes que l’on ne se figure reliés qu’en basane racine ou en basane chagrinée, noire, Chantelouve préparait sa candidature à l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres et il espérait l’appui du parti des Ducs ; aussi recevait-il, une fois par semaine, des cagots influents, des hobereaux et des prêtres. C’était sans doute la corvée de sa vie, car, malgré sa pauvre allure de chatte mite, il était redondant et aimait à rire. D’autre part, il tenait à figurer dans la littérature qui compte à Paris et il s’ingéniait à amener, un autre jour de la semaine, chez lui, les gens de lettres, à se réserver grâce à eux des aides, en tout cas à empêcher des attaques au moment où sa candidature toute cléricale se produirait ; c’était probablement pour attirer ses adversaires qu’il avait imaginé ces réunions baroques où, par curiosité, en effet, les gens les plus différents venaient. Puis il y avait encore d’autres causes plus secrètes, quand on y songeait. Il avait la réputation d’un tapeur, d’un homme peu délicat, d’un aigrefin ; Durtal avait même remarqué qu’à chacun des dîners offerts par Chantelouve figurait un inconnu bien mis et le bruit courait que ce convive était un étranger auquel on montrait ainsi que des statues de cire les hommes de lettres et auquel on empruntait, avant ou après, d’imposantes sommes. Ce qui est indéniable, se dit-il, c’est que ce ménage vit largement et qu’il ne possède aucunes rentes. D’autre part, les libraires et les journaux catholiques payent plus mal encore que les éditeurs séculiers et que les feuilles laïques. Il est donc impossible que, malgré son nom répandu dans le monde des cléricaux, Chantelouve touche des droits d’auteur suffisants pour maintenir sa maison sur un tel pied ! Tout cela, reprit-il, reste quand même trouble. Que cette femme soit malheureuse dans son intérieur et qu’elle n’aime pas le sacristain véreux qu’est son mari, cela se peut ; mais quel est son véritable rôle dans le ménage ? est-elle au courant des amorces pécuniaires de Chantelouve ? quoi qu’il en soit, je ne vois pas bien l’intérêt qui la détermine à s’orienter vers moi. Si elle est de connivence avec son mari, le bon sens indique qu’elle doit chercher un amant influent ou riche, et elle sait parfaitement que je ne remplis ni l’une ni l’autre de ces conditions. Chantelouve n’ignore pas, en effet, que je suis incapable de solder des frais de toilette et d’aider à la marche incertaine d’un attelage. J’ai trois mille livres de rentes à peu près et je n’arrive même pas, seul, à vivre ! Ce n’est donc point cela ; dans tous les cas, ce ne serait pas rassurant, une liaison avec cette femme, conclut-il, très refroidi par ces réflexions. Mais que je suis bête ! la situation même de cet intérieur prouve que mon amie inconnue n’est pas la femme de Chantelouve et, tout bien considéré, j’aime mieux qu’il en soit ainsi ! VIII Le lendemain, toutes ces vagues de pensées s’apaisèrent. L’inconnue ne le quittait toujours pas, mais parfois elle s’absentait ou se tenait à distance ; ses traits moins certains s’effaçaient dans une brume ; elle le fascinait plus faiblement, ne l’occupait plus, désormais, seule. Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, que l’inconnue devait être la femme de Chantelouve, avait, en quelque sorte, refréné sa fièvre. Si c’était elle, — et maintenant ses conclusions contraires de la veille se desserraient, car enfin, en y réfléchissant bien, en reprenant un à un les arguments dont il s’était servi, il n’y avait pas plus de raisons pour que ce fût une autre femme qu’elle ; — alors, cette liaison s’étayait sur des causes obscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, ne s’abandonnait plus comme auparavant à la dérive. Et pourtant un autre phénomène se passait en lui ; jamais il n’avait songé à Hyacinthe Chantelouve, jamais il n’avait été amoureux d’elle ; elle l’intéressait par le mystère de sa personne et de sa vie, mais, en somme, hors de chez elle, il n’y pensait guère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirer presque. Elle bénéficiait tout à coup du visage de l’inconnue et elle lui empruntait quelques-uns de ses traits, car Durtal ne l’évoquait plus que brouillée dans son souvenir, fondait sa physionomie dans celle qu’il s’était imaginée d’une autre femme. Encore que le côté papelard et sournois du mari lui déplût, il ne la jugeait pas moins attirante, mais ses convoitises n’étaient plus lancées à fond de train ; en dépit des méfiances qu’elle suscitait, elle pouvait être une maîtresse intéressante, sauvant la hardiesse de ses vices par sa bonne grâce, mais elle n’était plus l’être inexistant, la chimère exhaussée dans un moment de trouble. D’autre part, si ces conjectures étaient fausses, si ce n’était pas Mme Chantelouve qui avait écrit ces lettres, alors l’autre, l’inconnue, se désaffinait un peu, par ce seul fait qu’elle avait pu s’incarner en une créature qu’il connaissait. Elle restait, tout en l’étant encore, moins lointaine ; puis sa beauté s’altérait, car elle s’emparait, à son tour, de certains traits de Mme Chantelouve et si cette dernière avait bénéficié de ces rapprochements, elle, au contraire, pâtissait de ces emprunts, de cette confusion qu’établissait Durtal. Dans l’un comme dans l’autre cas, que ce fût Mme Chantelouve ou une autre, il se sentait allégé, plus calme ; au fond, il ne savait même plus, à force de s’être rabâché cette histoire, s’il aimait mieux sa chimère même amoindrie ou cette Hyacinthe qui n’amènerait du moins pas, dans la réalité, la désillusion d’une taille de fée Carabosse, d’une face de Sévigné, rayée par l’âge. Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais il avait trop présumé de ses forces ; quand il voulut commencer son chapitre sur les crimes de Gilles De Rais, il constata qu’il était incapable de souder deux phrases. Il s’évaguait à la poursuite du Maréchal, le rejoignait, mais l’écriture dans laquelle il le voulait cerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous. Il jeta sa plume, s’enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, il s’installa à Tiffauges, dans ce château où Satan, qui refusait si obstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s’incarner en lui, sans même qu’il s’en doutât, pour le rouler, vociférant, dans les joies du meurtre. Car, au fond, c’est cela le Satanisme, se disait-il ; la question agitée depuis que le monde existe, des visions extérieures, est subsidiaire, quand on y songe ; le démon n’a pas besoin de s’exhiber sous des traits humains ou bestiaux afin d’attester sa présence ; il suffit, pour qu’il s’affirme, qu’il élise domicile en des âmes qu’il exulcère et incite à d’inexplicables crimes ; puis, il peut les tenir par cet espoir qu’il leur insuffle qu’au lieu d’habiter en elles comme il le fait et comme souvent elles l’ignorent, il obéira aux évocations, paraîtra, traitera notarialement des avantages qu’il concédera en échange de certains forfaits. La volonté seule de faire paction avec lui doit pouvoir quelquefois amener son effusion en nous. Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley ne rendent pas, en effet, compréhensibles les singuliers abus du Maréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plus juste, car il l’était, si par le mot de monomane l’on désigne tout homme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l’est plus ou moins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent sur une pensée de gain, jusqu’aux artistes absorbés dans l’enfantement d’une œuvre. Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment le devint-il ? C’est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Les lésions de l’encéphale, l’adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient absolument rien dans ces questions. Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d’une cause qu’il faudrait expliquer et qu’aucun matérialiste n’explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu’une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges ; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l’analyse du cerveau d’une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait ! il resterait à savoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s’est produite parce qu’elle est démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, — en admettant qu’il y en ait une ! Les Comprachicos spirituels ne s’adressent point encore à la chirurgie, n’amputent pas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans ; ils se bornent à agir sur l’élève, à lui inculquer des idées ignobles, à développer ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c’est plus sûr ; et si cette gymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que la lésion n’est que le dérivé et non la cause d’un état d’âme ! Et puis… et puis… ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe ! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu’il ne connaît pas, parce qu’il convoite de le voir souffrir et d’entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il lui scie lentement le col. Il ne témoigne d’aucun repentir, se révèle, dans l’interrogatoire qu’il subit, intelligent et atroce. Le Dr Legrand Du Saule, d’autres spécialistes, l’ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ils n’ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avait été presque bien élevé, n’avait même pas été perverti par d’autres ! C’est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal ; ils ne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l’homme qui fait le bien pour le bien. Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l’âme, et voilà tout ! Au xve siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne d’Arc et par le Maréchal de Rais. Or il n’y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n’ont aucun rapport avec les vésanies et les délires ! Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cette forteresse, se dit Durtal, revenant à ce château de Tiffauges qu’il avait visité, l’an dernier, alors qu’il voulait, pour son travail, vivre dans le paysage où vécut de Rais et humer les ruines. Il s’était installé dans le petit hameau qui s’étend au bas de l’ancien donjon et il constatait combien la légende de Barbe Bleue était restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confins Bretons. C’est un jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunes femmes ; plus peureuses, les aïeules se signaient, en longeant, le soir, le pied des murs ; le souvenir des enfants égorgés persistait ; le Maréchal, connu seulement par son surnom, épouvantait encore. Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l’auberge où il logeait au château qui se dressait au-dessus des vallées de la Crûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocs de granit, plantées de formidables chênes dont les racines, échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grands serpents. On se serait cru transporté dans la Bretagne même ; c’était le même ciel et la même terre ; un ciel mélancolique et grave, un soleil qui paraissait plus vieux qu’autre part et qui ne dorait plus que faiblement le deuil des forêts séculaires et la mousse âgée des grès ; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en de stériles landes, trouées de mares d’eau rouillée, hérissées de rocs, criblées de clochettes roses par les bruyères, de petites gousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes des genêts. On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce sol famélique, à peine empourpré, çà et là, par la fleur sanglante du blé noir ; que des routes bordées de pierres posées, les unes sur les autres, sans plâtre ni ciment, en tas ; que ces sentes bordées d’inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champs sans aide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernis de crasse, que ce bétail même, fruste et petit, que ces vaches trapues, que ces moutons noirs dont l’œil bleu avait le regard clair et froid des tribades et des Slaves, se perpétuaient, absolument semblables dans un paysage identique, depuis des siècles ! La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d’usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelait immense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en le misérable jardin d’un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navets étiques, s’étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis de charges, où des processions s’étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes. Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l’état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots, ne s’éveillaient qu’à la vue d’une pièce d’argent qu’elles saisissaient en tendant des clefs. L’on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l’aise. Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté de Tiffauges par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l’autre côté, un porche qu’aucun pont-levis ne joignait plus. Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait la Sèvre ; là, les ailes du château escaladé par des viornes aux houppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses, sèches comme des pierres ponce, des tours, argentées par des lichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu’à leurs collerettes de créneaux dont les débris s’usaient, peu à peu, dans les nuits de vent. Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées, taillées dans le granit, surmontées de voûtes en arceaux, pareilles à des fonds de barques ; puis, par des escaliers en vrille, l’on montait et l’on descendait dans des chambres semblables que reliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usages inconnus et de profondes niches. Dans le bas, ces corridors si étroits que l’on n’y pouvait cheminer, à deux, de front, descendaient en pente douce, se bifurquaient en des fouillis d’allées jusqu’à de véritables cachots dont le grain des murs scintillait aux lueurs des lanternes, comme des micas d’acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans les cellules du haut, dans les geôles du bas, l’on trébuchait sur des vagues de terre dure que trouait, tantôt au milieu, tantôt dans un coin, une bouche descellée d’oubliette ou de puits. Au sommet enfin de l’une des tours, de celle qui s’élevait, en entrant, à gauche, il existait une galerie plafonnée qui tournait en même temps qu’un banc circulaire taillé dans le roc ; là, se tenaient sans doute les hommes d’armes qui tiraient sur les assaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes, au-dessous d’eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix, même la plus basse, suivait le circuit des murs et s’entendait d’un bout du cercle à l’autre. En somme, l’extérieur du château révélait une place forte bâtie pour soutenir de longs sièges ; et l’intérieur, maintenant dénudé, évoquait l’idée d’une prison où les chairs, affouillées par l’eau, devaient pourrir en quelques mois. L’on éprouvait, une fois revenu dans le potager, à l’air, une sensation de bien-être, d’allégement, mais l’angoisse vous reprenait si, traversant la ligne des choux, l’on atteignait les ruines isolées de la chapelle et si l’on pénétrait, en dessous, par une porte de cave, dans une crypte. Celle-là datait du xie siècle. Petite, trapue, elle élançait sous une voûte en cintre des colonnes massives à chapiteaux sculptés de losanges et de crosses adossées d’évêques. La pierre de l’autel subsistait encore. Un jour saumâtre, qui semblait tamisé par des lames de corne, coulait des ouvertures, éclairait à peine les ténèbres des murs, la suie comprimée du sol encore troué d’un regard d’oubliette ou d’un rond de puits. Après le dîner, le soir, souvent il était monté sur la côte et avait suivi les murs craquelés des ruines. Par les nuits claires, une partie du château se rejetait dans l’ombre et une autre s’avançait, au contraire, gouachée d’argent et de bleu, comme frottée de lueurs mercurielles, au-dessus de la Sèvre dans les eaux de laquelle sautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttes rebondies de lune. Le silence était accablant ; dès neuf heures, plus un chien et plus une âme. Il rentrait dans la pauvre chambre de l’auberge où une vieille femme en noir, coiffée, de même qu’au Moyen Âge, d’une cornette, l’attendait auprès d’une chandelle, afin de verrouiller, dès sa rentrée, la porte. Tout cela, se disait Durtal, c’est le squelette d’un donjon mort ; il conviendrait pour le ranimer de reconstituer maintenant les opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès. Les documents sont précis ; cette carcasse de pierre était magnifiquement vêtue et, afin de remettre Gilles en son milieu, il fallait rappeler toute la somptuosité de l’ameublement au xve siècle. Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d’Irlande ou de ces tapisseries de haute lice, d’or et de fil d’Arras, si recherchées à cette époque. Il fallait paver l’encre dure du sol de briques vertes et jaunes ou de blanches et noires dalles ; il fallait peindre la voûte, l’étoiler d’or ou la semer d’arbalètes, sur champ d’azur, y faire éclater l’écu d’or à la croix de sable, du Maréchal ! Et les meubles se disposaient d’eux-mêmes dans les pièces où Gilles et ses amis couchaient ; çà et là, des sièges seigneuriaux à dosserets, des escabelles et des chaires ; contre les cloisons, des dressoirs en bois sculpté, représentant, en bas-relief, sur leurs panneaux, l’Annonciation et l’Adoration des Mages, abritant sous le dais de leur dentelle brune, les statues peintes et dorées de sainte Anne, de sainte Marguerite, de sainte Catherine si souvent reproduites par les huchiers du Moyen Âge. Il fallait installer des coffres couverts de cuir de truies, cloutés et ferrés, pour les linges de relais et les tuniques, puis des bahuts à pentures de métal, plaqués de peaux ou de toiles marouflées sur lesquelles des anges blonds se détachaient, repoussés par des fonds orfévris de vieux missels. Il fallait enfin ériger sur des marches tapissées les lits, les vêtir de leurs linceux de toile, de leurs oreillers aux taies fendues et parfumées, de leurs courtes-pointes, les surmonter de ciels tendus sur châssis, les entourer de courtines brodées d’armoiries ou mouchetées d’astres. Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient plus que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d’anciens feux ; il fallait s’imaginer aussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l’on instruisait son procès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens ; et, ces menus qu’il réprouvait, l’on peut aisément les rétablir ; à table avec Eustache Blanchet, Prélati, Gilles de Sillé, tous ses fidèles, dans la haute salle où sur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d’eau de nèfle, de rose, de mélilot, pour l’ablution des mains, Gilles mangeait des pâtés de bœuf et des pâtés de saumon et de brême, des rosés de lapereaux et d’oiselets, des bourrées à la sauce chaude, des tourtes pisaines, des hérons, des cigognes, des grues, des paons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, des lamproies de Nantes, des salades de brione, de houblon, de barbe de judas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés à la marjolaine et au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et au romarin, au basilic et à l’hysope, à la graine de paradis et au gingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l’estomac, comme des éperons à boire, les lourdes pâtisseries, les tartes à la fleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette, saupoudrés de cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient les copieuses rasades des bières et des jus fermentés de mûres, des vins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés de cannelle, d’amandes et de musc, des liqueurs enragées, tiquetées de parcelles d’or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxure des propos et faisaient piaffer les convives, à la fin des repas, dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves ! Il reste encore le costume à susciter, se dit-il ; et il se figura, dans le fastueux château, Gilles et ses amis, non sous le harnais damasquiné des camps, mais sous leurs costumes d’intérieur, dans leurs robes de repos ; et il les évoqua, en accord avec le luxe des alentours, habillés de vêtements étincelants, de ces sortes de jaquettes à plis, s’évasant en une petite jupe froncée sur le ventre, les jambes dégagées dans des collants sombres, coiffés du chaperon en vol-au-vent ou en feuilles d’artichaut comme en porte Charles VII dans son portrait au Louvre, le torse enserré en des draps losangés d’orfèvrerie ou en damas parfilé d’argent et bordé de martre. Et il songea aussi aux ajustements des femmes, à des robes en étoffes précieuses et ramagées, aux manches et au buste étroits, aux revers rabattus sur les épaules, aux jupes bridant le ventre, s’en allant en arrière, en une longue queue, en un remous liseré de pelleteries blanches. Et sous ce costume dont il dressait mentalement, ainsi que sur un idéal mannequin, les pièces, le semant, au corsage découpé d’ouvertures, de colliers aux pierres lourdes, de cristaux violâtres ou laiteux, de cabochons troubles, de gemmes aux lueurs peureuses et ondées, la femme se glissa, emplit la robe, bomba le corsage, s’insinua sous le hennin à deux cornes d’où tombaient des franges, sourit avec les traits reparus de l’inconnue et de Mme Chantelouve. Et il la regardait, ravi, sans même s’apercevoir que c’était elle, lorsque son chat, sautant sur ses genoux, dériva le ru de ses pensées, le ramena dans sa chambre. — Ah çà, la voilà encore ! — Et il se mit, malgré lui, à rire de cette poursuite de son inconnue le relançant jusqu’à Tiffauges. — C’est tout de même bête de vagabonder ainsi, se dit-il en s’étirant, mais il n’y a que cela de bon, le reste est si vulgaire et si vide ! À n’en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Âge, reprit-il, en allumant une cigarette. Pour les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir ; aucune nuance intermédiaire ; époque d’ignorance et de ténèbres, rabâchent les normaliens et les athées ; époque douloureuse et exquise, attestent les savants religieux et les artistes. Ce qui est certain, c’est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple, avaient, dans ce temps-là, l’âme plus haute. On peut l’affirmer : la société n’a fait que déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent de Moyen Âge. Alors, le seigneur était, il est vrai, la plupart du temps, une formidable brute ; c’était un bandit salace et ivrogne, un tyran sanguinaire et jovial ; mais il était de cervelle infantile et d’esprit faible ; l’Église le matait ; et, pour délivrer le Saint Sépulcre, ces gens apportaient leurs richesses, abandonnaient leurs maisons, leurs enfants, leurs femmes, acceptaient des fatigues irréparables, des souffrances extraordinaires, des dangers inouïs ! Ils rachetaient par leur pieux héroïsme la bassesse de leurs mœurs. La race s’est depuis modifiée. Elle a réduit, parfois même délaissé ses instincts de carnage et de viol, mais elle les a remplacés par la monomanie des affaires, par la passion du lucre. Elle a fait pis encore, elle a sombré dans une telle abjection que les exercices des plus sales voyous l’attirent. L’aristocratie se déguise en bayadère, met des tutus de danseuse et des maillots de clown ; maintenant elle fait du trapèze en public, crève des cerceaux, soulève des poids dans la sciure piétinée d’un cirque ! Le clergé qui, en dépit de ses quelques couvents que ravagèrent les abois de la luxure, les rages du Satanisme, fut admirable, s’élança en des transports surhumains et atteignit Dieu ! les Saints foisonnent à travers ces âges, les miracles se multiplient, et, tout en restant omnipotente, l’Église est douce pour les humbles, elle console les affligés, défend les petits, s’égaie avec le menu peuple. Aujourd’hui, elle hait le pauvre et le mysticisme se meurt en un clergé qui refrène les pensées ardentes, prêche la sobriété de l’esprit, la continence des postulations, le bon sens de la prière, la bourgeoisie de l’âme ! Pourtant, çà et là, loin de ces prêtres tièdes, pleurant parfois encore, dans le fond des cloîtres, de véritables Saints, des moines qui prient jusqu’à en mourir pour chacun de nous. Avec les démoniaques, ceux-là forment la seule attache qui relie les siècles du Moyen Âge au nôtre. Dans la bourgeoisie, le côté sentencieux et satisfait existe déjà du temps de Charles VII. Mais la cupidité est réprimée par le confesseur et, ainsi que l’ouvrier, du reste, le commerçant est maintenu par les corporations qui dénoncent les supercheries et les dols, détruisent les marchandises décriées, taxent, au contraire, à de justes prix, le bon aloi des œuvres. De père en fils, artisans et bourgeois travaillent du même métier ; les corporations leur assurent l’ouvrage et le salaire ; ils ne sont point tels que maintenant, soumis aux fluctuations du marché, écrasés par la meule du capital ; les grandes fortunes n’existent pas et tout le monde vit ; sûrs de l’avenir, sans hâte, ils créent les merveilles de cet art somptuaire dont le secret demeure à jamais perdu ! Tous ces artisans qui franchissent, s’ils valent, les trois degrés d’apprentis, de compagnons, de maîtres, s’affirment dans leurs états, se muent en de véritables artistes. Ils anoblissent les plus simples des ferronneries, les plus vulgaires des faïences, les plus ordinaires des bahuts et des coffres ; ces corporations qui adoptaient pour patrons des Saints dont les images, souvent implorées, figuraient sur leurs bannières, ont préservé pendant des siècles l’existence probe des humbles et singulièrement exhaussé le niveau d’âme des gens qu’elles protègent. Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure ; c’est à elle que nous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, le négociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu’il vend. Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute ! Quel gâchis, bon Dieu ! — Et dire que ce xixe siècle s’exalte et s’adule ! Il n’a qu’un mot à la bouche, le progrès. Le progrès de qui ? Le progrès de quoi ? car il n’a pas inventé grand’chose, ce misérable siècle ! Il n’a rien édifié et tout détruit. À l’heure actuelle, il se glorifie dans cette électricité qu’il s’imagine avoir découverte ! Mais elle était connue et maniée dès les temps les plus reculés et si les anciens n’ont pu expliquer sa nature, son essence même, les modernes sont tout aussi incapables de démontrer les causes de cette force qui charrie l’étincelle et emporte, en nasillant, la voix le long d’un fil ! Il se figure aussi avoir créé l’hypnotisme, alors que, dans l’Égypte et dans l’Inde, les prêtres et les brahmes connaissaient et pratiquaient à fond cette terrible science ; non, ce qu’il a trouvé, ce siècle, c’est la falsification des denrées, la sophistication des produits. Là, il est passé maître. Il en est même arrivé à adultérer l’excrément, si bien que les Chambres ont dû voter, en 1888, une loi destinée à réprimer la fraude des engrais… ça, c’est un comble ! Tiens, on sonne. Il ouvrit la porte et il eut un recul. Mme Chantelouve était devant lui. Il s’inclina, stupéfié, tandis que, sans souffler mot, elle allait droit au cabinet de travail. Là, elle se retourna et Durtal qui l’avait suivie, se tint en face d’elle. — Asseyez-vous, je vous prie. — Et il avançait un fauteuil, s’empressant de tirer avec son pied le tapis roulé par le chat, s’excusant de son désordre. Elle eut un geste vague, et restant debout, d’une voix très calme, un peu basse, elle lui dit : — C’est moi qui vous ai envoyé de si folles lettres… je suis venue pour chasser cette mauvaise fièvre, pour en finir de façon bien franche ; vous l’avez écrit vous-même, aucune liaison entre nous n’est possible… oublions donc ce qui s’est passé… et, avant que je ne parte, dites-moi bien que vous ne m’en voulez pas… Il se récria. — Ah mais non ! il n’accepterait pas ce déconfort. Il n’était nullement fou lorsqu’il lui répondait d’ardentes pages ; lui, il était de bonne foi, il l’aimait… — Vous m’aimez ! mais vous ne saviez pas que ces lettres étaient de moi ! vous aimiez une inconnue, une chimère. Eh bien, en admettant que vous disiez vrai, la chimère n’existe plus, puisque je suis là ! — Vous vous trompez, je savais parfaitement que le pseudonyme de Mme Maubel cachait Mme Chantelouve. Et il lui expliqua par le menu, sans lui faire part, bien entendu, de ses doutes, comment il avait soulevé le masque. — Ah ! — Elle réfléchit ; ses cils battirent sur ses yeux demeurés troubles. En tout cas, reprit-elle en le regardant bien en face, vous ne pouviez me reconnaître dès les premières lettres auxquelles vous avez répondu par des cris de passion. Ce n’était donc pas à moi qu’ils s’adressaient, ces cris ! Il contesta cette observation, s’embrouilla dans la date des événements et des billets et elle-même finit par perdre le fil de ses remarques. Cela devint si ridicule qu’ils se turent. Alors elle s’assit et éclata de rire. Ce rire strident, aigu, découvrant des dents magnifiques mais courtes et pointues, débusquant une lèvre railleuse, le vexa. Elle se fiche de moi, se dit-il, et déjà mécontent de la tournure qu’avait prise cette conversation, furieux de voir cette femme si différente de ses lettres embrasées, si calme, il lui demanda d’un ton dépité : — Saurai-je pourquoi vous riez ainsi ? — Pardon, c’est nerveux, cela me prend souvent dans les omnibus ; mais laissons cela, soyons raisonnables et causons. Vous me dites que vous m’aimez… — Oui. — Eh bien, en admettant que vous ne me soyez pas indifférent aussi, à quoi cela nous mènerait-il ? Eh ! vous le savez si bien, mon pauvre ami, que vous m’avez tout d’abord refusé — et en appuyant votre refus de causes fort bien déduites — le rendez-vous que dans un moment de folie, je vous demandais ! — Mais je refusais parce que je ne savais pas alors qu’il s’agissait de vous ! je vous l’ai dit, c’est quelques jours après que, sans le vouloir, des Hermies m’a révélé votre nom. Ai-je hésité dès que je l’ai su ? non, puisque je vous ai aussitôt suppliée de venir ! — Soit, mais vous me donnez raison lorsque je soutiens que vous écriviez à une autre qu’à moi vos premières lettres ! Elle demeura, un instant, pensive. Durtal commençait à s’ennuyer prodigieusement de cette discussion dans laquelle ils retombaient. Il jugea prudent de ne pas répondre, chercha un biais pour sortir de cette impasse. Mais elle-même le tira d’embarras. — Ne discutons plus, nous n’en sortirions pas, dit-elle, en souriant ; — voyons, la situation est celle-ci : moi je suis mariée à un homme très bon et qui m’aime et dont tout le crime, en somme, est de représenter le bonheur un peu fade que l’on a sous la main. Je vous ai écrit la première, c’est moi qui suis coupable, et croyez-le bien, pour lui, j’en souffre. Vous, vous avez à faire des œuvres, à travailler de beaux livres ; vous n’avez pas besoin qu’une écervelée se promène dans votre vie ; vous voyez donc que le mieux est que, tout en restant de vrais, mais de vrais amis, nous en demeurions là. — Et c’est la femme qui m’a écrit de si vives lettres qui me parle maintenant, raison, bon sens, est-ce que je sais quoi ! — Mais soyez donc franc, vous ne m’aimez pas ! — Moi !… Il lui prit doucement les mains ; elle se laissa faire et le fixant résolument : — Écoutez, si vous m’aviez aimée, vous seriez venu me voir ; tandis que, depuis des mois, vous n’avez même pas cherché à savoir si j’étais vivante ou morte… — Mais comprenez donc que je ne pouvais espérer être accueilli par vous dans les termes où maintenant nous sommes ; puis, il y a toujours dans votre salon, des invités, votre mari ; vous n’eussiez jamais été même un tout petit peu à moi, chez vous ! Il lui serrait les mains plus fort, s’approchait davantage d’elle ; elle le regardait avec ses yeux fumeux où il retrouvait cette expression dolente, presque douloureuse, qui l’avait séduit. Il s’affola pour de bon, devant ce visage voluptueux et plaintif, mais, d’un geste très ferme, elle déroba ses mains. — Tenez, asseyons-nous, et parlons d’autre chose ! — Savez-vous que votre logement est charmant ? — Quel est ce Saint ? reprit-elle, en examinant, sur la cheminée, le tableau où un moine à genoux priait auprès d’un chapeau de Cardinal et d’une cruche. — Je ne sais pas. — Je vous chercherai cela ; j’ai à la maison des vies de Saints ; cela doit être facile à découvrir un Cardinal qui abandonne la pourpre pour aller vivre dans une hutte. — Attendez donc, — Saint Pierre Damien s’est trouvé dans ce cas-là, je crois ; mais je n’en suis pas très sûre. — J’ai une si pauvre mémoire, voyons, aidez-moi un peu. — Mais je ne sais pas ! Elle se rapprocha et lui mit la main sur l’épaule : — Vous êtes fâché, vous m’en voulez, dites ? — Dame ! alors que je vous désire frénétiquement, que je rêve depuis huit jours à cette rencontre, vous venez ici pour m’apprendre que tout est fini entre nous, que vous ne m’aimez pas… Elle se fit câline. — Mais si je ne vous aimais pas, serais-je venue ! comprenez donc que la réalité tuera le rêve ; comprenez donc qu’il vaut mieux ne pas nous exposer à d’affreux regrets ! nous ne sommes plus des enfants, voyons. — Non, laissez-moi, ne me serrez pas ainsi. — Elle se débattait, très pâle, entre ses bras. — Je vous jure que je pars et que vous ne me reverrez jamais, si vous ne me laissez. — Sa voix devint sifflante et sèche. Il la lâcha. — Asseyez-vous là, derrière la table ; faites cela pour moi. — Et frappant du talon, le parquet, elle dit d’un ton mélancolique : il ne sera donc pas possible d’être l’amie, rien que l’amie d’un homme ! — Ce serait pourtant bon de venir, sans craindre de mauvaises pensées, vous voir ? Elle se tut ; — puis elle ajouta : Oui, ne se voir qu’ainsi, — et si l’on n’a pas de choses sublimes à se dire, on se tait ; c’est encore très bon de ne rien dire ! Elle soupira, puis : — l’heure passe, il faut pourtant que je rentre ! — Et sans me laisser rien espérer ? fit-il, en embrassant ses mains gantées. — Dites, vous reviendrez ? Elle ne répondait pas, remuait doucement la tête ; alors comme il devenait suppliant : — Écoutez, si vous me promettez de ne rien me demander, d’être sage, après-demain soir je viendrai, à neuf heures, ici. Il promit tout ce qu’elle voulut. Et comme il promenait son souffle plus haut que les gants, que sa bouche courait sur la gorge qu’il sentait debout, elle dégagea ses mains, prit les siennes qu’elle maintint nerveusement, en serrant les dents, et elle lui tendit le cou qu’il baisa. Elle s’enfuit. — Ouf ! fit-il, en refermant sa porte ; il était, tout à la fois, satisfait et mécontent. Satisfait — car il la trouvait énigmatique et variée, charmante. Maintenant qu’il était seul, il se la remémorait, serrée dans sa robe noire, sous son manteau de fourrures dont le collet tiède l’avait caressé, alors qu’il l’embrassait le long du cou ; sans bijoux, mais les oreilles piquées de flammèches bleues par des saphirs, un chapeau loutre et vert sombre sur ses cheveux blonds, un peu fous, ses hauts gants de suède fauves, embaumant ainsi que sa voilette, une odeur bizarre où il semblait rester un peu de cannelle perdue dans des parfums plus forts, une odeur lointaine et douce que ses mains gardaient encore alors qu’il les approchait du nez ; et il revoyait ses yeux confus, leur eau grise et sourde subitement égratignée de lueurs, ses dents mouillées et grignotantes, sa bouche maladive et mordue. — Oh ! après demain, se dit-il, ce sera vraiment bon de baiser tout cela ! Mécontent aussi — et de lui-même et d’elle. Il se reprochait d’avoir été bourru, triste, sans emballement. Il aurait dû se montrer plus expansif, et moins contraint ; mais c’était sa faute, à elle ! car elle l’avait abasourdi ! la disproportion entre la femme qui criait de volupté et de détresse dans ses épîtres et la femme qu’il avait vue si maîtresse d’elle-même, dans ses coquetteries, était véritablement par trop forte ! C’est égal, elles sont étonnantes, les femmes, pensa-t-il. En voilà une qui accomplit la chose la plus difficile qui se puisse voir, venir chez un Monsieur, après lui avoir adressé d’excessives lettres ! — Moi, j’ai l’air d’une oie, je suis emprunté, je ne sais que dire ; elle, au bout d’un instant, elle à l’aisance d’une personne qui est chez elle, ou en visite dans un salon. Aucune gaucherie, de jolis mouvements, des mots quelconques et des yeux qui suppléent à tout ! Elle ne doit pas être commode, poursuivit-il, pensant à son ton sec lorsqu’elle s’était échappée de ses bras — et pourtant, elle a des coins de bon enfant, continua-t-il, rêveur, se rappelant plus que les paroles, certaines inflexions de voix vraiment tendres, certains regards navrés et doux. Il va falloir y aller, après-demain, avec prudence, conclut-il, s’adressant à son chat qui n’ayant jamais vu de femme s’était enfui, dès l’arrivée de Mme Chantelouve et réfugié sous le lit. Maintenant, il s’avançait presque en rampant, flairait le fauteuil où elle s’était assise. Au fond, en y songeant bien, se dit-il, elle est terriblement experte, Mme Hyacinthe ! — Elle n’a pas voulu de rendez-vous dans un café, dans une rue. Elle aura flairé de loin le cabinet particulier ou l’hôtel. — Et, bien qu’elle ne pût douter par ce seul fait que je ne l’invitais pas à se rendre chez moi, que je désirais ne point l’introduire en ce logis, elle y est délibérément venue. Puis, toute cette scène du commencement, c’est, quand on y pense froidement, une belle frime. Si elle ne cherchait pas une liaison, elle ne serait pas montée ici ; non, elle tenait à se faire prier, à se faire du reste, comme toutes les femmes, offrir ce qu’elle voulait. J’ai été roulé, elle a démanché par son arrivée tout mon système. — Et qu’est-ce que cela fait ? elle n’en est pas moins enviable, reprit-il, heureux d’écarter les réflexions désagréables, de se rejeter dans l’affolante vision qu’il gardait d’elle. Après-demain, ce ne sera peut-être pas trop banal, reprit-il, en revoyant ses yeux, en se les imaginant au déduit, décevants et plaintifs, en la déshabillant et faisant jaillir des fourrures, de la robe étroite, un corps blanc et maigrelet, tiède et souple. Elle n’a pas d’enfants, c’est une sérieuse promesse de chairs quasi neuves, même à trente ans. Toute une bouffée de jeunesse l’enivrait. Durtal s’aperçut, étonné, dans une glace ; ses yeux fatigués éclairaient ; sa face lui semblait plus juvénile, moins usée, sa moustache moins à l’abandon, ses cheveux plus noirs. Heureusement que j’étais rasé de frais, se dit-il. — Mais, peu à peu, tandis qu’il réfléchissait, il voyait dans ce miroir, si peu consulté d’habitude, ses traits se détendre et ses yeux s’éteindre. Sa taille peu élevée qui s’était comme haussée dans ce sursaut d’âme, se tassait à nouveau ; la tristesse revenait dans sa mine songeuse. Ce n’est pas ce qu’on appelle un physique pour les dames, conclut-il ; alors qu’est-ce qu’elle me veut ? car enfin il lui serait facile de tromper son mari avec un autre ! — Ah ! et puis, voilà assez longtemps que mes rêveries bredouillent ! laissons cela ; si je me récapitule, je l’aime de tête et pas de cœur ; c’est l’important. — Dans ces conditions, quoi qu’il arrive, ce seront des amours brèves et je suis à peu près sûr de m’en tirer, sans commettre des folies, en somme ! IX Le lendemain, il s’éveilla comme il s’était, la nuit précédente, endormi, en pensant à elle. Il commença de nouveau à se ratiociner des épisodes, à se remâcher des conjectures, à s’alléguer des causes ; une fois de plus, il se posait cette question : pourquoi, lorsque j’allais chez elle, ne m’a-t-elle pas laissé voir que je lui plaisais ? Jamais un regard, jamais un mot qui me scrutât, qui m’enhardît ; pourquoi cette correspondance ? alors qu’il était si facile d’insister pour m’avoir à dîner, alors qu’il était si simple de préparer une occasion qui pût nous mettre, chez elle ou sur un terrain neutre, en présence. Et il se répondait : Ç’eût été plus banal et moins drôle ! Elle est peut-être retorse en ces matières ; elle sait que l’inconnu effare la raison de l’homme, que l’âme fermente dans le vide, et elle a voulu m’enfiévrer l’esprit, le démanteler, avant que de tenter, sous son vrai nom, l’attaque. Il faut avouer qu’elle serait, si ces prévisions sont justes, étrangement roublarde. Au fond, elle est peut-être, tout bonnement, une romantique exaltée ou une comédienne ; ça l’amuse de se fabriquer de petites aventures, d’entourer d’apéritives salaisons de vulgaires plats. Et Chantelouve, le mari ? — Durtal y songeait maintenant. Il devait surveiller sa femme dont les imprudences pouvaient faciliter ses pistes ; puis, comment faisait-elle pour venir à neuf heures du soir, alors qu’il semblait plus aisé, sous prétexte de course au Bon Marché ou de bain, de se rendre chez un amant, dans l’après-midi ou le matin ? Cette nouvelle question demeurait sans réponse ; mais peu à peu, il ne s’interrogea même plus, car l’obsession de cette femme le jeta dans un état semblable à celui qu’il avait éprouvé, lorsqu’il hennissait si furieusement après l’inconnue qu’il s’était imaginée, en lisant des lettres. Celle-là s’était complètement évanouie, il ne se rappelait même plus sa physionomie ; Mme Chantelouve, telle qu’elle était réellement, sans fusion, sans emprunt de traits, le tenait tout entier, lui chauffait à blanc la cervelle et les sens. Il se prit à la désirer follement, aspirant à ce lendemain promis. Et si elle ne venait pas ? se dit-il. Il eut froid dans le dos à cette idée qu’elle ne pourrait s’échapper de chez elle ou qu’elle voudrait le faire poser, pour l’aiguiser davantage. Il est grand temps que cela finisse, se dit-il, car cette chorée d’âme n’allait pas sans certaines déperditions de force qui l’inquiétaient. Il craignait, en effet, après l’agitation fébrile de ses nuits, de se révéler, le moment venu, comme un paladin bien triste ! Il s’agit de ne plus penser à cela, reprit-il, en allant chez Carhaix, où il devait dîner avec l’astrologue Gévingey et des Hermies. Ça va me changer le cours de mes idées, murmurait-il, en montant à tâtons dans l’obscurité de la tour. Des Hermies, qui l’entendait grimper, ouvrit la porte, jeta dans la nuit en spirale un pinceau de jour. Durtal atteignit le palier, vit son ami, sans veston, en manche de chemise, le corps enveloppé d’un tablier. — Je suis, comme tu vois dans le feu de la composition ! Et il guettait une marmite qui bouillonnait sur le fourneau, en consultant ainsi qu’un manomètre sa montre accrochée à un clou. Il avait le regard bref et sûr du mécanicien qui surveille sa machine. — Tiens, dit-il, en soulevant le couvercle, regarde. Durtal se pencha et, au travers d’un nuage de vapeur, il aperçut dans les petites vagues du pot, un torchon mouillé. — C’est ça le gigot ? — Oui, mon ami ; il est cousu dans cette toile si étroitement que l’air n’y peut entrer. Il cuit dans ce joli court-bouillon qui chante et dans lequel j’ai jeté, avec une poignée de foin, des gousses d’ail, des ronds de carottes, des oignons, de la muscade, du laurier et du thym ! Tu m’en diras des nouvelles, si… Gévingey ne se fait pas trop attendre, car le gigot à l’anglaise ne supporte pas d’être en charpie. La femme de Carhaix survint. — Entrez donc, mon mari est là. Durtal l’aperçut qui nettoyait ses livres. Ils se serrèrent la main ; Durtal feuilleta, au hasard, les volumes époussetés sur la table. — Ce sont, demanda-t-il, des ouvrages techniques sur le métal et sur la fonte des cloches ou sur la partie liturgique qui les concerne ? — Sur la fonte, non ; il est parfois question dans ces bouquins, des anciens fondeurs, des saintiers, comme on les appelait dans le bon temps ; vous y découvrirez, çà et là, quelques détails sur des alliages de cuivre rouge et d’étain fin ; vous y constaterez même, je crois, que l’art du saintier est en déchéance depuis trois siècles ; cela tient-il à ce qu’au Moyen Âge surtout, les fidèles jetaient dans la fonte des bijoux et des métaux précieux et modifiaient ainsi l’alliage ; ou bien est-ce parce que les fondeurs n’implorent plus Saint Antoine l’Ermite, alors que le bronze bout dans la fournaise ? je l’ignore ; toujours est-il que les cloches maintenant sont créées à la grosse ; elles ont des voix sans âme personnelle, des sons identiques ; elles ne sont plus que des bonnes indifférentes et dociles, tandis qu’autrefois elles étaient un peu comme ces très antiques servantes qui faisaient partie de la famille dont elles éprouvaient les douleurs et les joies. Mais qu’est-ce que cela fait au clergé et aux ouailles ? Ces auxiliaires dévouées du culte ne représentent actuellement aucun symbole ! Et tout est là, pourtant. Vous me demandiez, il y a quelques instants, si ces livres traitaient, au point de vue de la liturgie, des cloches ; oui, la plupart expliquent, par le menu, le sens de chacune des parties qui les composent ; les interprétations sont simples et peu variées, en somme. — Ah ! et quelles sont-elles ? — Oh ! si cela vous intéresse, je vais vous le résumer en quelques mots. D’après le Rational de Guillaume Durand, la dureté du métal signifie la force du prédicateur ; la percussion du battant contre les bords, exprime l’idée que ce prédicateur doit se frapper, lui-même, pour corriger ses propres vices, avant que de reprocher leurs péchés aux autres. Le mouton ou le bélier de bois auquel est suspendue la cloche représente par sa forme même la croix du Christ et la corde, qui servait autrefois à la tirer, allégorisait la science des Écritures qui découle du mystère de la Croix même. Les liturgistes plus anciens nous révèlent des symboles presque semblables. Jean Beleth, qui vivait en 1200, déclare aussi que la cloche est l’image du prédicateur, mais il ajoute que son va-et-vient, lorsqu’on la met en branle, enseigne que le prêtre doit, tour à tour, élever et abaisser son langage, afin de le mieux mettre à la portée des foules. Pour Hugues de Saint-Victor, le battant est la langue de l’officiant qui heurte les deux bords du vase et annonce ainsi, à la fois, les vérités des deux Testaments ; enfin, si nous nous adressons au plus ancien peut-être des liturgistes, à Fortunat Amalaire, nous trouvons simplement que le corps de la cloche désigne la bouche du prédicateur et le marteau, sa langue. — Mais, fit Durtal un peu désappointé, ce n’est pas… comment dirai-je, … très profond. La porte s’ouvrit. — Comment va ? dit Carhaix, en serrant la main de Gévingey qu’il présenta à Durtal. Tandis que la femme du sonneur achevait de mettre la table, Durtal examina le nouveau-venu. C’était un petit homme, coiffé d’un feutre noir et mou, enveloppé de même qu’un conducteur d’omnibus dans un caban à capuchon de drap bleu. La tête était en œuf, toute en hauteur. Le crâne ciré ainsi qu’au siccatif, paraissait avoir poussé au-dessus des cheveux qui pendaient dans le cou, durs et semblables aux filaments d’un coco sec ; le nez était busqué, les narines s’ouvraient en de larges soutes sur une bouche édentée que cachait une épaisse moustache poivre et sel comme la barbiche qui allongeait un menton court ; au premier abord, il suggérait l’idée d’un ouvrier d’art, d’un graveur sur bois ou d’un enlumineur d’images de sainteté ou de statues pieuses ; mais, à le regarder plus longtemps, à observer ces yeux rapprochés du nez, ronds et gris, presque bigles, à scruter sa voix solennelle, ses manières obséquieuses, l’on se demandait de quelle sacristie toute spéciale sortait cet homme. Il se déshabilla, apparut dans une redingote noire de charpentier, en bois ; une chaîne d’or à coulants, passée autour du cou, se perdait, en serpentant, dans la poche gonflée d’un vieux gilet ; mais ce qui interloqua Durtal ce fut quand Gévingey exhiba ses mains qu’il mit complaisamment en évidence, dès qu’il se fut assis, sur ses deux genoux. Elles étaient boudinées, énormes, tiquetées de points orange, terminées par des ongles laiteux et coupés ras ; elles étaient couvertes d’énormes bagues dont les chatons tenaient toute une phalange. Au regard de Durtal, qui fixait ces doigts, il sourit : — Vous examinez, monsieur, ces bijoux de prix. Ils sont formés par trois métaux, l’or, le platine et l’argent. Cette bague-ci porte un scorpion, le signe sous lequel je suis né ; celle-là, avec ses deux triangles accouplés, l’un, la tête en haut et l’autre, la pointe en bas, reproduit l’image du macrocosme, du sceau de Salomon, du grand pantacle ; quant à cette petite que vous voyez, poursuivit-il, en montrant une bague de femme enchassée d’un minime saphir entre deux roses, c’est un souvenir qui me fut offert par une personne dont je voulus bien tirer l’horoscope. — Ah ! fit Durtal, un peu étonné par cette suffisance. — Le dîner est prêt, dit la femme du sonneur. Des Hermies, débarrassé de son tablier, pincé dans ses vêtements de cheviotte, moins pâle, coloré aux joues par le feu du fourneau, avança les chaises. Carhaix servit le potage et chacun se tut, prenant sur le bord de l’assiette, des cuillerées moins chaudes ; puis la femme apporta à des Hermies, pour qu’il pût le découper, le fameux gigot. Il était d’un rouge magnifique, coulait en de larges gouttes, sous la lame. Tout le monde s’extasia lorsqu’on eut goûté cette robuste viande qu’aromatisait une purée de navets fondus, qu’édulcorait une sauce blanche aux câpres. Des Hermies s’inclina sous l’averse des compliments. Carhaix emplissait les verres et, un peu gêné par Gévingey, il le comblait d’attentions, pour lui faire oublier leur ancienne brouille. Des Hermies l’aida et voulant être aussi utile à Durtal, il amena la conversation sur les horoscopes. Alors Gévingey put officier. De son ton satisfait, il parla de ses immenses travaux, des six mois de calculs qu’exigeait un horoscope, de la surprise des gens lorsqu’il déclarait qu’une œuvre pareille n’était pas payée par le prix qu’il en réclamait, par cinq cents francs. Je ne puis cependant donner ma science pour rien, conclut-il. — Mais, aujourd’hui l’on doute de l’astrologie qui fut révérée dans l’Antiquité, reprit-il, après un silence. Au Moyen Âge également, elle fut quasi sainte. Voyez, au reste, messieurs, le portail de Notre-Dame de Paris ; les trois portes que les archéologues qui ne sont point initiés à la symbolique chrétienne et occulte, désignent sous le nom de porte du jugement, de porte de la Vierge, de porte de Sainte-Anne ou de Saint-Marcel, représentent en réalité, la Mystique, l’Astrologie et l’Alchimie, les trois grandes sciences du Moyen Âge. Aujourd’hui on trouve des gens qui disent : Êtes-vous bien sûr que les astres aient une influence sur la destinée de l’homme ? — Mais, Messieurs, sans entrer ici dans des détails réservés aux adeptes, en quoi cette influence spirituelle est-elle plus étrange que l’influence corporelle que certaines planètes, telles que la lune, par exemple, exercent sur les organes de la femme et de l’homme ? Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous n’ignorez pas qu’à la Jamaïque, les Drs Gillespin et Jakson, que dans les Indes Orientales, le Dr Balfour ont constaté l’influence des constellations sur la santé humaine. À chaque changement de lune, le nombre des malades augmente : les accès aigus de fièvre concordent avec les phases de notre satellite. Enfin les lunatiques existent ; assurez-vous dans les campagnes à quelles époques les fous divaguent ! — Mais à quoi cela sert-il de vouloir convaincre les incrédules ? Ajouta-t-il, d’un air accablé, en contemplant ses bagues. — Il me semble pourtant que l’Astrologie remonte sur l’eau, dit Durtal ; il y a maintenant deux astrologues qui tirent des horoscopes, près des annonces des remèdes secrets, aux quatrièmes pages des journaux. — Quelle honte ! Ceux-là ne savent même pas le premier mot de cette science ; ce sont de simples farceurs qui espèrent ainsi gagner des sous ; à quoi bon en parler, puisqu’ils n’existent même pas ! au reste, il faut bien le dire, il n’y a plus qu’en Amérique et en Angleterre où l’on sache établir le thème généthliaque et édifier un horoscope. — J’ai bien peur, fit des Hermies, que non seulement ces soi-disant astrologues, mais encore que tous les mages, que tous les théosophes, que tous les occultistes et kabbalistes de l’heure actuelle ne sachent absolument rien ; — ceux que je connais sont, à n’en point douter, de parfaits ignares et d’incontestables imbéciles. — Et c’est la pure vérité, Messieurs ! Ces gens sont, pour la plupart, de vieux feuilletonnistes ratés ou des petits jeunes gens qui cherchent à exploiter le goût d’un public que le positivisme harasse ! Ils démarquent Éliphas Lévi, pillent Fabre d’Olivet, écrivent des traités sans queue ni tête, qu’ils seraient bien incapables d’expliquer eux-mêmes. C’est une vraie pitié quand on y songe ! — D’autant qu’ils rendent ridicules des sciences qui, dans leur fatras, contiennent certainement des vérités omises, dit Durtal. — Puis ce qui est lamentable encore, fit des Hermies, c’est qu’en plus des jobards et des sots, ces petites sectes abritent aussi d’horribles charlatans et d’affreux hâbleurs. — Péladan, entre autres. Qui ne connaît ce mage de camelote, ce Bilboquet du Midi ! s’écria Durtal. — Oh ! celui-là… — En somme, voyez-vous, Messieurs, reprit Gévingey, tous ces gens sont incapables d’obtenir dans la pratique un effet quelconque ; le seul dans ce siècle qui, sans être alors un saint ou un diabolique, ait pénétré dans le mystère, c’est William Crookes. Et comme Durtal paraissait douter de la vérité des apparitions affirmées par cet Anglais et déclarait qu’aucune théorie ne les pouvait expliquer, Gévingey pérora : — Permettez, monsieur, nous avons le choix entre des doctrines diverses et, j’ose le dire, très nettes. — Ou bien l’apparition est formée par le fluide dégagé du médium en transe et combiné avec le fluide des personnes présentes ; — ou bien, il y a dans l’air des êtres immatériels, des élémentals comme on les nomme, qui se manifestent dans des conditions à peu près sues ; — ou bien encore, et c’est là la théorie spirite pure, ces phénomènes sont dus aux âmes évoquées des morts. — Je le sais, dit Durtal, et cela me fait horreur. Je sais aussi qu’il y a le dogme Hindou des migrations d’âmes qui errent après la mort. Ces âmes désincarnées vagabondent jusqu’à ce qu’elles se réincarnent et qu’elles parviennent, d’avatars en avatars, à une pureté complète. Eh bien, cela me paraît suffisant de vivre, une fois ; j’aime mieux le néant, le trou, que toutes ces métamorphoses, ça me console plus ! Quant à l’évocation des morts, la pensée seule que le charcutier du coin peut forcer l’âme d’Hugo, de Balzac, de Baudelaire, à converser avec lui, me mettrait hors de moi, si j’y croyais. Ah ! non, tout de même, si abject qu’il soit, le matérialisme est moins vil ! — Le Spiritisme, c’est, sous un autre nom, l’ancienne Nécromancie condamnée, maudite par l'Église, dit Carhaix. Gévingey regarda ses bagues, puis il vida son verre. — En tout cas, reprit-il, vous avouerez bien que ces théories sont soutenables, celle des élémentals surtout qui, satanisme mis à part, semble la plus véridique, la plus claire. L’espace est peuplé de microbes ; est-il plus surprenant qu’il regorge aussi d’esprits et de larves ? L’eau, le vinaigre, foisonnent d’animalcules, le microscope nous les montre ; pourquoi l’air, inaccessible à la vue et aux instruments de l’homme, ne fourmillerait-il pas, comme les autres éléments, d’êtres plus ou moins corporels, d’embryons plus ou moins mûrs ? — C’est peut-être pour cela que les chats regardent tout à coup, avec curiosité dans le vide et suivent des yeux quelque chose qui passe et que nous ne pouvons voir, dit la femme de Carhaix. — Non, merci, dit Gévingey, à des Hermies qui lui offrait de reprendre d’une salade de pissenlits aux œufs. — Mes amis, fit le sonneur, vous n’oubliez qu’une doctrine — la seule — celle de l’Église qui attribue à Satan tous ces inexplicables phénomènes. Le catholicisme les connaît de longue date. Il n’a pas eu besoin d’attendre les premières manifestations des Esprits qui se sont produites, en 1847, je crois, aux États-unis, dans la famille Fox, pour décréter que les esprits frappeurs relevaient du Diable. Il y en a eu dans tous les temps. Vous en trouverez dans Saint Augustin la preuve, car il dut envoyer un prêtre pour faire cesser, dans le diocèse d’Hippone, des bruits, des bouleversements d’objets et de meubles analogues à ceux que signale le Spiritisme. Au temps de Théodoric aussi, Saint Césaire débarrassa une maison hantée par des lémures. Il n’y a, voyez-vous, que deux cités, celle de Dieu et celle du Diable. Or, comme Dieu est en dehors de ces sales manigances, les occultistes, les spirites, satanisent plus ou moins, qu’ils le veuillent ou non ! — N’empêche, dit Gévingey, que le Spiritisme a accompli une tâche immense. Il a violé le seuil de l’inconnu, brisé les portes du sanctuaire. Il a opéré dans l’extranaturel une révolution semblable à celle qu’effectua, dans l’ordre terrestre, 1789 en France ! Il a démocratisé l’évocation, il a ouvert toute une voie ; seulement il a manqué de chefs initiés et il a remué au hasard, sans science, les bons et les mauvais esprits ; il y a de tout désormais en lui, c’est le gâchis du mystère, si l’on peut dire ! — Le plus triste de tout cela, fit des Hermies, en riant, c’est que l’on ne voit rien. Je sais que des expériences ont réussi, mais celles auxquelles j’assiste font long feu et ratent. — Ce n’est pas surprenant, répondit l’astrologue, en étalant sur son pain de la gelée d’orange confite et sûre, la première loi à observer dans la magie et dans le spiritisme, c’est d’éloigner les incrédules car bien souvent leur fluide contrarie celui de la voyante ou du medium ! — Alors comment s’assurer de la réalité des phénomènes ? se dit Durtal. Carhaix se leva. — Je suis à vous, je reviens dans dix minutes ; et il endossa sa houppelande et son pas se perdit dans l’escalier de la tour. — C’est vrai, il est huit heures moins le quart, murmura Durtal en consultant sa montre. Il y eut un moment de silence dans la pièce. Au refus de tous de reprendre du dessert, Mme Carhaix enleva la nappe, étendit une toile cirée sur la table. L’astrologue faisait tourner autour de ses doigts ses bagues, Durtal pétrissait une boulette de mie de pain, des Hermies, penché d’un côté, tirait de sa poche collée sur la hanche, sa blague japonaise et roulait des cigarettes. Puis tandis que la femme du sonneur souhaitait bonne nuit aux convives et se retirait dans sa chambre, des Hermies apporta la bouillotte et la cafetière. — Veux-tu que je t’aide ? proposa Durtal. — Oui, si tu veux chercher les petits verres et déboucher les bouteilles de liqueurs, tu me rendras service. Tout en ouvrant l’armoire, Durtal vacilla, étourdi par les coups de cloches qui ébranlaient les murs et rebondissaient dans la pièce, en bôombant. — S’il y a des esprits dans la chambre, ils doivent être singulièrement concassés, fit-il, en déposant sur la table les petits verres. — La cloche dissipe les fantômes et chasse les démons, répondit doctoralement Gévingey qui bourra sa pipe. — Tiens, dit des Hermies à Durtal, verse lentement l’eau chaude dans le filtre, car il faut que je bourre le poêle ; la température baisse ici, j’ai les pieds gelés. Carhaix revint, souffla sa lanterne. — La cloche était en voix, ce soir, par ce temps sec ; — et il se débarrassa de son passe-montagne et de son paletot. — Comment le trouves-tu ? questionna des Hermies, s’adressant à voix basse à Durtal, et désignant l’astrologue perdu dans sa fumée de pipe. — Au repos, il a l’air d’un vieux hibou et quand il parle, il me fait songer à un pion disert et triste. — Un seul ! fit des Hermies à Carhaix qui lui montrait au-dessus de son verre à café, un morceau de sucre. — Vous vous occupez, Monsieur, paraît-il, d’une histoire de Gilles de Rais, demanda Gévingey à Durtal. — Oui, je suis plongé pour l’instant avec cet homme dans les assassinats et les luxures du Satanisme. — Ah mais ! s’écria des Hermies, nous allons même faire appel, à ce propos, à votre haute science. Vous seul pouvez renseigner mon ami sur l’une des questions les plus obscures du Diabolisme ! — Laquelle ? — Celle de l’Incubat et du Succubat. Gévingey ne répondit pas tout d’abord. — Cela devient plus grave, fit-il enfin. Ici, nous abordons un sujet autrement redoutable que celui du Spiritisme. Mais Monsieur est-il déjà au courant de cette question ? — Dame ! il sait surtout que les avis diffèrent ! Del Rio, Bodin, par exemple, considèrent les incubes comme des démons masculins qui se couplent aux femmes et les succubes comme des démones qui font avec l’homme œuvre de chair. D’après leurs théories, l’incube, prend la semence que l’homme perd en songe et s’en sert. De sorte que deux questions se posent : la première, celle de savoir si un enfant peut naître de cette union ; cette procréation a été jugée possible par les docteurs de l’Église qui affirment même que les enfants issus de ce commerce sont plus pesants que les autres et qu’ils peuvent tarir trois nourrices sans engraisser ; la seconde, celle de savoir quel est le père de cet enfant, du démon qui a copulé avec la mère ou de l’homme dont la semence fut prise. Ce à quoi, Saint Thomas répond, par des arguments plus ou moins subtils, que le vrai père est non l’incube mais l’homme. — Pour Sinistrari d’Ameno, observa Durtal, les incubes et les succubes ne sont pas précisément des démons, mais bien des esprits animaux, intermédiaires entre le démon et l’ange, des sortes de satyres, de faunes, tels qu’en révéra le paganisme ; des espèces de farfadets et de lutins tels qu’en exorcisa le Moyen Âge. Sinistrari ajoute qu’ils n’ont que faire de polluer l’homme endormi, attendu qu’ils possèdent des génitoires et sont doués de vertus prolifiques… — Oui, et il n’y a pas autre chose, dit Gévingey. Gorres, si savant, si précis, dans sa mystique naturelle et diabolique, passe rapidement sur cette question, la néglige même, comme fait l’Église, du reste, qui se tait, car elle n’aime pas à traiter ce sujet et elle voit d’un mauvais œil le prêtre qui s’en occupe. — Pardon, dit Carhaix, toujours prêt à défendre l’Église, elle n’a jamais hésité à se prononcer sur ces ordures. L’existence des succubes et des incubes est attestée par Saint Augustin, par Saint Thomas, par Saint Bonaventure, par Denys le Chartreux, par le Pape Innocent VIII, par combien d’autres ! Cette question est donc résolument tranchée et tout catholique est tenu d’y croire ; elle figure aussi dans les vies de Saints, si je ne me trompe ; dans la légende de Saint Hippolyte, Jacques de Voragine raconte qu’un prêtre, tenté par un succube nu, lui jeta son étole à la tête et qu’il ne resta devant lui que le cadavre de quelque femme morte que le Diable avait animé pour le séduire. — Oui, dit Gévingey, dont les yeux pétillèrent. L’Église reconnaît le succubat, j’en conviens ; mais laissez-moi parler et vous verrez que mon observation a sa raison d’être ! — Vous savez très bien, Messieurs, reprit-il, s’adressant à des Hermies et à Durtal, ce que les volumes enseignent ; mais depuis cent ans, tout a changé et si les faits que je vais vous dévoiler sont parfaitement connus par la curie du pape, ils sont ignorés par bien des membres du clergé et vous ne les trouverez, dans tous les cas, consignés dans aucun livre. À l’heure actuelle, ce sont moins souvent les démons que des morts évoqués qui remplissent l’imperdable rôle d’incube et de succube. Autrement dit, jadis, dans le cas du succubat, il y avait pour l’être vivant qui le subissait, Possession. Par l’évocation des morts qui joint au côté démoniaque le côté charnel atroce du Vampirisme, il n’y a plus Possession dans le sens strict du mot, mais c’est bien pis. Alors l’Église n’a plus su que faire ; ou il fallait garder le silence ou révéler que l’évocation des morts, déjà défendue par Moïse, était possible et cet aveu était dangereux, car il vulgarisait la connaissance d’actes plus faciles à produire maintenant qu’autrefois, depuis que, sans le savoir, le Spiritisme a tracé la route ! Aussi l’Église s’est tue. — Et Rome n’ignore point cependant l’effroyable développement qu’a pris de nos jours l’incubat dans les cloîtres ! — Cela prouve que la continence est dans la solitude terrible à supporter, fit des Hermies. — Cela prouve surtout que les âmes sont faibles et ne savent plus prier, dit Carhaix. — Quoi qu’il en soit, pour vous édifier complètement, Messieurs, sur cette matière, je dois diviser les êtres atteints d’incubat et de succubat en deux classes : La première est composée de personnes qui se sont vouées, elles-mêmes et directement à l’action démoniaque des Esprits. Celles-là sont assez rares ; elles meurent, toutes, par le suicide, ou par l’une des formes de la mort violente. La seconde est composée de gens auxquels l’on a imposé, par voie de maléfice, la visite de ces Esprits. Ceux-là sont très nombreux, surtout dans les couvents que les sociétés démoniaques assiègent. Ordinairement, ces victimes finissent par la folie. Les maisons d’aliénés en regorgent. Les médecins, la plupart des prêtres même ne se doutent pas de la cause de leur démence, mais ces cas-là sont guérissables. Un thaumaturge que je connais a sauvé bien des maléficiés qui hurleraient, sans lui, sous le fouet des douches ! Il y a certaines fumigations, certaines exsufflations, certains commandements portés en amulettes et écrits sur une feuille de parchemin vierge et par trois fois béni, qui presque toujours finissent par délivrer le malade ! — Une question, demanda des Hermies, la femme reçoit-elle la visite de l’incube, pendant qu’elle dort ou pendant qu’elle veille ? — Il faut établir une distinction. Si cette femme n’est pas maléficiée, si c’est elle qui a voulu s’accoler volontairement à un esprit de vice impur, elle est toujours éveillée lorsque l’acte charnel a lieu. Si, au contraire, cette femme est victime d’un sortilège, le péché se commet, soit pendant qu’elle sommeille, soit lorsqu’elle est parfaitement éveillée, mais alors elle est dans un état cataleptique qui l’empêche de se défendre. Le plus puissant des exorcistes de ce temps, l’homme qui a le mieux approfondi cette matière, le Docteur en Théologie Johannès me disait avoir sauvé des religieuses qui étaient chevauchées sans arrêt, ni trêve, pendant deux, trois, pendant quatre jours, par des incubes ! — Oui, je le connais, ce prêtre, dit des Hermies. — Et l’acte se passe de la même façon que dans la réalité ? demanda Durtal. — Oui et non. — Ici, l’immondice des détails m’arrête, dit Gévingey, qui devint un peu rouge ; ce que je puis vous raconter est plus qu’étrange. Sachez-le donc, l’organe de l’être incube se bifurque et, au même moment, pénètre dans les deux vases. D’autrefois, il s’étend et pendant que l’une des branches de la fourche agit par les voies licites, l’autre atteint en même temps le bas de la face… Vous pouvez vous figurer, Messieurs, combien la vie doit être abrégée par ces opérations qui se multiplient dans tous les sens ! — Et vous êtes sûr que ces faits existent ? — Absolument. — Mais enfin, voyons, vous avez des preuves ? hasarda Durtal. Gévingey se tut, puis : — Le sujet est trop grave et j’en ai trop dit pour ne pas aller jusqu’au bout. Je ne suis ni halluciné, ni fou. Eh bien, Messieurs, j’ai couché une fois, dans une chambre qu’habitait le plus redoutable maître que maintenant le Satanisme possède… — Le Chanoine Docre, jeta des Hermies. — Oui, et je ne dormais pas ; il faisait grand jour ; je vous jure que le succube est venu, irritant et palpable, tenace. Heureusement que je me suis rappelé les formules de délivrance, ce qui n’empêche… Enfin, j’ai couru, le jour même, chez le Dr Johannès dont je vous ai parlé. Il m’a aussitôt et pour toujours, je l’espère, libéré du maléfice. — Si je ne craignais d’être indiscret, je vous demanderais comment était le succube dont vous repoussâtes l’attaque ? — Mais, il était comme sont toutes les femmes nues, dit en hésitant l’astrologue. Ce qui serait curieux, c’est qu’il eût réclamé son petit cadeau, ses petits gants, se dit Durtal, en pinçant les lèvres. — Et savez-vous ce qu’est devenu le terrible Docre, fit des Hermies ? — Non, Dieu merci ; il doit être dans le Midi aux environs de Nîmes, où il résidait jadis. — Mais enfin que fait-il, cet abbé ? questionna Durtal. — Ce qu’il fait ! Il évoque le Diable, nourrit des souris blanches avec des hosties qu’il consacre ; sa rage du sacrilège est telle qu’il s’est fait tatouer sous la plante des pieds l’image de la Croix, afin de pouvoir toujours marcher sur le Sauveur ! — Eh bien, murmura Carhaix dont la moustache en broussaille se retroussa, tandis que ses gros yeux flambaient, eh bien si cet abominable prêtre se trouvait ici, dans cette pièce, je vous jure que je respecterais ses pieds, mais que je lui ferais descendre l’escalier avec sa tête ! — Et la messe noire ? reprit des Hermies. — Il la célèbre avec des femmes et des gens ignobles ; on l’accuse aussi ouvertement d’héritages captés, d’inexplicables morts. Malheureusement, il n’y a pas de lois qui répriment le sacrilège, et comment poursuivre en justice un homme qui envoie des maladies à distance et tue lentement sans qu’à l’autopsie des traces de poisons paraissent ? — Le Gilles de Rais moderne ! fit Durtal. — Oui, moins sauvage, moins franc, plus hypocritement cruel. Celui-là n’égorge pas ; il se borne sans doute à expédier des sortilèges ou à suggérer le suicide aux gens ; car il est, je crois, de première force à ce jeu de la suggestion, dit des Hermies. — Pourrait-il insinuer à une victime de boire peu à peu un toxique qu’il lui désignerait et qui feindrait les phases d’une maladie ? demanda Durtal. — Mais évidemment ; les enfonceurs de portes ouvertes que sont les médecins de l’heure actuelle, reconnaissent parfaitement la possibilité de pareils faits. Les expériences de Beaunis, de Liégeois, de Liébaut et de Bernheim sont concluantes ; on peut même faire assassiner une personne que l’on désigne par une autre à laquelle on suggère, sans qu’elle s’en souvienne, la volonté du crime. — Je songe à une chose, moi, jeta Carhaix qui réfléchissait, sans écouter cette discussion sur l’hypnose. Je songe à l’Inquisition ; elle avait décidément sa raison d’être, car elle seule pourrait atteindre ce prêtre déchu qu’a balayé l’Église. — D’autant, fit des Hermies, avec son sourire en coin, qu’on a bien exagéré la férocité des Inquisiteurs. Sans doute le bienveillant Bodin parle d’introduire entre les ongles et la chair des doigts des sorciers de longues pointes, ce qui constitue, dit-il, la plus excellente des géhennes ; il prône également le supplice du feu qu’il qualifie de la mort exquise, mais c’est uniquement pour détourner les magiciens de leur vie détestable et sauver leur âme ! Puis Del Rio déclare qu’il ne faut appliquer la question aux démoniaques après qu’ils ont mangé, de peur qu’ils ne vomissent. Il s’inquiétait de leurs estomacs, le brave homme. N’est-ce pas lui aussi qui décrète qu’il ne faut pas non plus réitérer la torture, deux fois en un même jour, afin de laisser à la peur et à la douleur le temps de se rasseoir… Avouez qu’il était tout de même délicat, ce bon jésuite ! — Docre, reprit Gévingey, sans entendre les paroles de des Hermies, est le seul individu qui ait retrouvé les anciens secrets et qui obtienne des résultats dans la pratique. Il est un peu plus fort, je vous prie de le croire, que tous les nigauds et les roublards dont nous avons causé. Au reste, ils le connaissent, l’affreux chanoine, car il a envoyé à plusieurs d’entre eux de sérieuses ophtalmies que les oculistes ne peuvent guérir. Aussi tremblent-ils, lorsque l’on prononce devant eux le nom de Docre ! — Mais enfin, comment un prêtre en vient-il là ? — Je l’ignore. Si vous voulez avoir de plus amples renseignements sur lui, reprit Gévingey, en s’adressant à des Hermies, questionnez votre ami Chantelouve. — Chantelouve ! s’écria Durtal. — Oui, lui et sa femme l’ont beaucoup fréquenté jadis ; mais j’espère pour eux qu’ils ont depuis longtemps cessé tout commerce avec ce monstre. Durtal n’écoutait plus. Mme Chantelouve connaissait le chanoine Docre ! Ah çà, est-ce qu’elle aussi était une satanique ? Mais non, elle n’avait nullement l’allure d’une possédée. Décidément, cet astrologue est fêlé, se dit-il. — Elle ! — Et il la revit, pensa que, le lendemain, elle s’abandonnerait sans doute. — Ah ! ses yeux si bizarres, ses yeux en nues lourdes et qui crevaient en lueurs ! Elle revenait maintenant, le tenait tout entier comme avant qu’il ne fût monté dans la tour. « Mais si je ne vous aimais pas, est-ce que je serais venue ? » Cette phrase qu’elle avait prononcée, il l’entendait encore, avec l’inflexion câline de la voix, avec la vision de la physionomie railleuse et douce ! — Ah çà tu rêves, toi ! dit des Hermies qui lui frappa sur l’épaule ; nous partons, car dix heures sonnent. Une fois dans la rue, ils serrèrent la main de Gévingey qui demeurait de l’autre côté de l’eau et ils firent quelques pas. — Eh bien, et mon astrologue, t’a-t-il intéressé ? demanda des Hermies. — Il est un peu fou, n’est-ce pas ? — Fou ? peuh ! — Mais enfin toutes ces histoires sont invraisemblables ! — Tout est invraisemblable, fit placidement des Hermies, en relevant le collet de son paletot. — J’avoue, cependant, reprit-il, que Gévingey m’étonne, lorsqu’il assure avoir été visité par un succube. Sa bonne foi n’est pas douteuse, car je le connais vaniteux et doctoral mais exact. Je sais, parbleu bien, qu’à La Salpêtrière, ce cas n’est ni oublié, ni rare. Des femmes atteintes d’hystéro-épilepsie voient des fantômes à côté d’elles, en plein jour, besognent avec eux lorsqu’elles sont en l’état cataleptique et couchent, chaque nuit aussi, avec des visions qui rappellent à s’y méprendre les êtres fluidiques de l’incubat ; mais ces femmes-là sont des hystéro-épileptiques et Gévingey dont je suis le médecin ne l’est pas ! Puis à quoi peut-on croire et que peut-on prouver ? les matérialistes se sont donné la peine de réviser les procès de la magie d’antan. Ils ont retrouvé dans la possession des Ursulines de Loudun, des religieuses de Poitiers, dans l’histoire même des miraculés de Saint-Médard, les symptômes de la grande hystérie, ses contractures généralisées, ses résolutions musculaires, ses léthargies, enfin jusqu’au fameux arc de cercle. Eh bien, qu’est-ce que cela démontre ? que ces démonomanes étaient hystéro-épileptiques ? Mais à coup sûr ; les observations du Dr Richet, fort savant en ces matières, sont concluantes ; mais en quoi cela infirme-t-il la Possession ? De ce fait que nombre de malades de la Salpêtrière ne sont pas possédées tout en étant hystériques, s’ensuit-il que d’autres femmes atteintes de la même maladie qu’elles, ne le soient pas ? Et puis, il faudrait démontrer aussi que toutes les démonopathes sont hystériques et cela est faux, car il est des femmes de sens rassis, de cervelle ferme, qui le sont, sans s’en douter d’ailleurs ! Et en admettant même que ce dernier point soit controuvé, il reste toujours à résoudre cette insoluble question : une femme est-elle possédée parce qu’elle est hystérique, ou est-elle hystérique parce qu’elle est possédée ? L’Église seule peut répondre, la science pas. Non, quand on y réfléchit, l’aplomb des positivistes déconcerte ! Ils décrètent que le Satanisme n’existe point ; ils mettent tout sur le compte de la grande hystérie et ils ne savent même pas ce qu’est cet affreux mal et quelles en sont les causes ! Oui, sans doute, Charcot détermine très bien les phases de l’accès, note les attitudes illogiques et passionnelles, les mouvements clowniques ; il découvre les zones hystérogènes, peut, en maniant adroitement les ovaires, enrayer ou accélérer les crises, mais quant à les prévenir, quant à en connaître les sources et les motifs, quant à les guérir, c’est autre chose ! Tout échoue sur cette maladie inexplicable, stupéfiante, qui comporte par conséquent les interprétations les plus diverses, sans qu’aucune d’elles puisse jamais être déclarée juste ! car il y a de l’âme là-dedans, de l’âme en conflit avec le corps, de l’âme renversée dans de la folie de nerfs ! Tout ça, vois-tu, mon vieux, c’est la bouteille à l’encre ; le mystère est partout et la raison bute dans les ténèbres, dès qu’elle veut se mettre en marche. — Peuh ! fit Durtal qui était arrivé devant sa porte. Puisque tout est soutenable et que rien n’est certain, va pour le Succubat ! Au fond c’est plus littéraire et plus propre ! X La journée fut longue à tuer. Éveillé, dès l’aube, songeant à Mme Chantelouve, il ne tint pas en place et il s’inventa des prétextes pour aller au loin. Il manquait de liqueurs imprévues, de petits gâteaux et de bonbons et il convenait de n’être pas ainsi démuni de tout en-cas, un jour de rendez-vous. Il s’en fut, par le chemin le plus long, jusqu’à l’avenue de l’Opéra pour acheter de fines essences de cédrat et de cet alkermès dont le goût évoque l’idée d’une confiserie pharmaceutique de l’Orient. Il s’agit, se dit-il, moins de régaler Hyacinthe que de lui faire déguster un élixir ignoré, qui l’étonne. Il revint, chargé d’emplettes, sortit encore et, dans la rue, un immense ennui l’accabla. Il finit par échouer, après une interminable promenade au ras des quais, dans une brasserie. Il tomba sur une banquette et ouvrit un journal. Il pensait à quoi, maintenant que, sans les lire, il regardait la série des faits divers ? à rien, pas même à elle. À force d’avoir tourné dans tous les sens, toujours sur la même piste, son esprit était arrivé au point mort et restait inerte. Durtal se trouvait seulement très fatigué, engourdi, comme après une nuit de voyage, dans un bain tiède. Il faut que je rentre chez moi de bonne heure, se dit-il, lorsqu’il parvint à se reprendre, — car le père Rateau n’aura certainement pas fait, ainsi que je l’en ai prié, mon ménage à fond, — et je ne veux pourtant pas qu’aujourd’hui la poussière traîne sur tous les meubles. Il est six heures ; si je dînais vaguement dans un lieu à peu près sûr. Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefois mangé sans trop de craintes. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle et froide, pêcha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l’insecticide ; il savoura enfin d’anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était tout à la fois aquatique et tombal. De retour chez lui, il alluma d’abord le feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet ; puis il inspecta les pièces. Il ne s’était pas trompé ; le concierge avait bousculé le ménage avec la même brutalité, la même hâte que de coutume. Pourtant, il avait essayé de nettoyer les vitres des cadres, car des traces de doigts marquaient les glaces. Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit les plis en tuyaux d’orgue des tapis, tira ses rideaux, polit avec un torchon les bibelots qu’il mit en ordre ; partout il constatait de la cendre écrasée de cigarette, de la poudre de tabac, des copeaux de crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées de rouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, des brouillons déchirés, des morceaux de papier épars, lancés à coups de balai, dans tous les coins. Il en venait à se demander comment il avait pu si longtemps tolérer des meubles obscurcis et glacés par les crasses — et à mesure qu’il époussetait, son indignation s’augmentait contre Rateau. — Et ça ! fit-il, apercevant ses bougies devenues jaunes ainsi que des chandelles. Il les changea. — Là, voyons, c’est mieux. — Il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaça des cahiers de notes, des livres traversés par des coupe-papiers, posa un vieil in-folio ouvert sur une chaise. — Le symbole du travail ! se dit-il, en riant. — Puis il passa dans sa chambre à coucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode, lissa le couvre-pied du lit, remit droits les cadres de ses photographies et de ses gravures et il pénétra dans le cabinet de toilette. Là, il s’arrêta, découragé. C’était, sur une étagère de bambou, au-dessus de la tablette du lavabo, un tohu-bohu de fioles. Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla les goulots et les bouchons à l’émeri, frotta les étiquettes avec de la gomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna la cuvette, trempa les peignes et les brosses dans de l’eau saturée d’ammoniaque, fit manœuvrer son vaporisateur et injecta la pièce de poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet et du mur, étrilla le petit cheval, essuya le dossier et les barreaux de la chaise basse. Pris d’une fringale de propreté, il raclait, émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n’en voulait plus au concierge maintenant ; il trouvait même qu’il ne lui avait plus laissé assez d’objets à fourbir, à rendre neufs. Puis il se rasa de frais, se brillanta la moustache, procéda à une nouvelle toilette minutieuse à grande eau, se demanda, en s’habillant, s’il devait enfiler des bottines à boutons ou des pantoufles, jugea que les bottines étaient moins familières et plus dignes, se résolut pourtant à nouer une cravate lâche, à endosser une vareuse, pensant que cette toilette négligée d’artiste plairait à cette femme. — Là, ça y est, — dit-il, après un dernier coup de brosse. Il retourna dans les autres pièces, fourgonna les feux, donna enfin à dîner au chat qui rôdait, ahuri, flairant tous les objets lavés, les jugeant sans doute différents de ceux qu’il frôlait, sans s’en occuper, tous les jours. Et l’en-cas qu’il oubliait ! Durtal posa près de la cheminée une bouillotte, distribua sur un ancien plateau de laque, des tasses, la théière, le sucrier, des gâteaux, des bonbons, des petits verres en bordure, afin de les avoir prêts sous la main, aussitôt qu’il estimerait que le moment était venu de les servir. Cette fois, c’était achevé ; le logement est sévèrement épouillé, elle peut arriver, se dit-il, en alignant dans ses rayons quelques livres dont les dos dépassaient ceux des autres. Tout est bien, sauf… sauf le verre de ma lampe qui est piqué, dans son renflement, à la hauteur de la mèche, de points de caramel, et tigré de jus de pipe ; mais ça, je suis incapable de l’enlever, et puis je n’ai pas envie de me brûler les doigts ; au reste, en baissant un peu l’abat-jour, on ne l’aperçoit pas. Voyons, comment vais-je m’y prendre, lorsqu’elle viendra ? se demanda-t-il, en s’enfonçant dans son fauteuil. Elle entre, bon, je lui prends les mains, je les embrasse ; puis, amenée ici, dans cette pièce, je la fais asseoir près du feu, dans ce fauteuil. Je m’installe, moi, en face d’elle, sur cette petite chaise et, en m’avançant un peu, en touchant ses genoux, je puis lui ressaisir et lui enlacer les mains ; de là, à la faire se pencher vers moi qui me soulèverais, il n’y a qu’un pas. J’atteins alors ses lèvres et je suis sauvé ! Eh non, pas tant que cela ! car c’est alors que l’aria commence. Je ne puis songer à la conduire dans la chambre à coucher. Le déshabillage, le lit, ce n’est tolérable que lorsque l’on se connaît déjà. À ce point de vue, les entames d’amour sont hideuses et m’atterrent. Je ne les concevrais qu’avec un souper à deux, avec un tantinet de vin fou qui exalterait la femme ; je voudrais qu’elle fût prise dans un étourdissement, qu’elle ne se réveillât qu’étendue sous de subreptices baisers, dans l’ombre. À défaut de souper ce soir, il est nécessaire qu’elle et moi, nous nous évitions de mutuels embarras, que nous rehaussions la misère de cet acte par une allure de passion, par un tourbillon effaré d’âme ; il faut donc que je la possède, ici même, et qu’elle puisse s’imaginer que je perds la tête, alors qu’elle succombe. Ce n’est pas commode à arranger dans cette pièce qui manque de canapé ou de divan. Pour bien faire, il convient que je la renverse sur le tapis ; elle aurait, ainsi que toutes les femmes, la ressource de se replier le bras sur les yeux, de se cacher par à peu près la face ; moi, j’aurai soin, avant qu’elle ne se relève, de baisser la lampe. Bien — je vais toujours préparer un coussin pour sa nuque ; il en chercha un, le glissa sous le fauteuil. — Si je défaisais maintenant mes bretelles, car elles prêtent souvent à de risibles retards. — Il les détacha, serra la boucle de son pantalon pour qu’il ne tombât point. Mais, il y a cette damnée question des jupes ! j’admire les romanciers qui font déflorer des vierges harnachées dans des robes, sanglées dans des corsets, et cela, naturellement, en un tour de baiser, en un clin d’œil, comme si c’était possible ! — Quel ennui tout de même que de se battre avec ces affutiaux, que d’errer dans les plis à empois du linge ! Je dois espérer pourtant que Mme Chantelouve a prévu le cas et qu’elle évitera, autant que possible, dans son intérêt même, des difficultés ridicules ! Il consulta sa montre ; huit heures et demie. Il ne faut pas l’attendre, avant au moins une heure, se dit-il, car elle viendra ainsi que toutes les femmes, en retard. Que diable peut-elle bien raconter à ce pauvre Chantelouve, pour lui expliquer sa sortie, ce soir ? Enfin, cela ne me regarde pas. — Hum ! cette bouillotte près du feu semble une invite à toilette ; mais non, le prétexte du thé à échauder conjure toute grossière idée. Et si Hyacinthe ne venait pas ? Elle viendra, se dit-il, subitement ému : car enfin, quel intérêt aurait-elle à se dérober maintenant qu’elle sait ne pas pouvoir m’attiser plus ? Puis, sautant toujours dans le même cercle, d’une pensée à une autre : — ce sera un désastre sans doute ; une fois repu, la désillusion est probable ; eh bien, tant mieux, je serai libre, car avec ces histoires-là, je ne travaille plus ! Quelle misère ! me voilà reculé — d’âme seulement hélas ! — jusqu’à vingt ans. J’attends une femme, alors que depuis des années, je méprisais et les gens amoureux et les maîtresses ; — et je regarde ma montre, toutes les cinq minutes, et j’écoute, malgré moi, si je n’entends point dans l’escalier son pas ! Non, il n’y a pas à dire, la petite fleur bleue, le chiendent de l’âme, c’est difficile à extirper et ce que ça repousse ! Rien ne paraît pendant vingt ans et soudain, on ne sait, ni pourquoi, ni comment, ça drageonne et ça jaillit en d’inextricables touffes ! — Mon Dieu, que je suis bête ! Il bondit dans son fauteuil. Doucement on sonnait. Il n’est pas encore neuf heures, ce n’est pas elle, murmura-t-il, en ouvrant. C’était elle. Il lui serra les mains, la remercia d’être aussi exacte. Elle se déclara souffrante. — Je ne suis venue que pour ne pas vous faire attendre ! Il s’inquiéta. — J’ai une migraine affreuse, reprit-elle, en passant ses doigts gantés sur son front. Il la débarrassa de ses fourrures, la pria de s’asseoir dans le fauteuil, et il se préparait à se rapprocher d’elle, à s’installer, ainsi qu’il se l’était promis, sur une petite chaise, mais elle refusa le fauteuil et choisit, loin du feu, près de la table, un siège bas. Debout, il se pencha et lui prit les doigts. — Comme vous avez la main brûlante, dit-elle. — Oui, un peu de fièvre, je dors si mal. Si vous saviez combien je pense à vous ! puis vous êtes toujours, ici, pour moi ; et il parla de cette persistante odeur de cannelle expirant très au loin, dans les odeurs moins définies qu’exhalaient ses gants. Allez, — et il fleura ses doigts, — vous me laisserez encore un peu de vous aujourd’hui, lorsque vous me quitterez. Elle se leva, en soupirant : — Tiens, vous avez un chat ; comment se nomme-t-il ? — Mouche. Elle l’appela. Il s’empressa immédiatement de déguerpir. — Mouche ! Mouche ! cria Durtal. Mais Mouche, refugié sous le lit, ne sortit pas. — Il est, voyez-vous un peu sauvage… il n’a jamais vu de femmes. — Oh, voulez-vous me faire croire que vous n'avez, jamais ici, reçu de femmes. Il lui jura que non, attesta qu’elle était la première… — Et vous ne teniez peut-être pas beaucoup, avouez-le, à ce que cette… première vînt ? Il rougit. — Mais pourquoi ? Elle eut un geste vague. — J’ai envie de vous taquiner, reprit-elle, en s’asseyant, cette fois sur le fauteuil. Au reste, je ne sais vraiment pas pourquoi je me permets de vous poser des questions aussi indiscrètes. Il s’était assis devant elle ; il était enfin parvenu à poser la scène telle qu’il la voulait et il allait commencer l’attaque. Il frôlait ses genoux avec les siens. — Vous savez bien que vous ne pouvez être indiscrète, que seule, ici, vous avez désormais des droits… — Non pas, je n’en ai aucun et n’en veux pas avoir ! — Pourquoi ? — Parce que… Écoutez. — Et sa voix s’affermit et devint grave. — Écoutez, plus je réfléchis et plus je vous demande en grâce de ne pas ainsi détruire notre rêve. Et puis… voulez-vous que je sois franche, si franche que je vais vous paraître sans doute un monstre d’égoïsme, eh bien, personnellement, je ne voudrais pas gâter le bonheur… comment dirai-je, abouti, extrême… que me donne notre liaison. Je sens bien que cela devient confus et que je m’explique mal. Enfin, tenez, je vous possède quand et comment il me plaît, de même que j’ai longtemps possédé, Byron, Baudelaire, Gérard de Nerval, ceux que j’aime… — Vous dites ? — Je dis que je n’ai qu’à les désirer, qu’à vous désirer vous, maintenant, avant de m’endormir… — Et ? — Et vous seriez inférieur à ma chimère, au Durtal que j’adore et dont les caresses rendent mes nuits folles ! Il la regarda stupéfié. Elle avait ses yeux dolents et troubles ; elle semblait même ne plus le voir et parler dans le vide. Il hésita, aperçut en un éclair de pensée, ces scènes de l’incubat dont Gévingey parlait ; nous débrouillerons cela plus tard, se dit-il ; — en attendant… — il lui tira doucement les bras, se haussa vers elle et brusquement il lui baisa la bouche. Elle eut un sursaut électrique, fut debout. Il l’étreignit, l’embrassa furieusement ; alors, avec des gémissements très doux, avec une sorte de roucoulement de gorge, elle renversa sa tête et étreignit sa jambe entre les siennes. Il eut un cri de rage — car il sentait bouger ses hanches. — Il comprenait, ou croyait, cette fois, comprendre ! elle voulait une volupté d’avare, une espèce de péché solitaire, de joie muette… Il la repoussa. Elle resta, toute pâle, suffoquant les yeux fermés, les mains tendues en avant, comme celles d’un enfant qui s’épeure… — Puis la colère de Durtal s’évanouit, car il hennissait ; — et marchant sur elle, il la reprit ; — mais elle se débattit, criant : non, je vous en supplie, laissez-moi ! Il la tenait, à plein corps, écrasée contre lui et il essayait de lui faire plier les reins. — Oh ! je vous en supplie, laissez-moi partir ! Elle eut un accent si désespéré qu’il la lâcha. Puis, il se demanda s’il n’allait pas la jeter brutalement sur le tapis et tenter de la violer. Mais ses yeux égarés l’effrayèrent. Elle haletait, les bras tombés, appuyée, toute blanche, contre sa bibliothèque. — Ah ! fit-il, en marchant dans la pièce et en bousculant les meubles. Ah ! il faut vraiment que je vous aime pour que malgré vos supplications et vos refus… Elle joignit les mains pour l’écarter. — Ah çà, reprit-il, exaspéré, en quoi donc êtes-vous faite ? Elle s’éveilla et, froissée, lui dit : — Monsieur, je souffre assez, épargnez-moi. — Et pêle-mêle, elle parla de son mari, de son confesseur, devint incohérente et il eut peur ; elle se tut, puis, d’une voix chantante, elle reprit : — Dites vous viendrez, demain soir, chez moi ? — Mais moi aussi, je souffre ! Elle sembla ne pas l’entendre ; ses yeux en fumée s’éclairaient tout au loin des prunelles de faibles lueurs. Sur ce ton de cantilène, elle murmura : Dites, mon ami, dites, vous viendrez, n’est-ce pas ? — Oui, fit-il, enfin. Alors elle se rajusta, et, sans dire mot, elle quitta la pièce ; il la suivit, silencieux, jusqu’à l’entrée ; elle ouvrit la porte, se retourna, lui prit la main et très doucement elle l’effleura de ses lèvres. Il resta stupide, ne comprenant plus. Qu’est-ce que cela signifie ? fit-il, en rentrant dans sa pièce, en remettant les meubles en place, en rétablissant le désordre des tapis foulés. Voyons, j’aurais bien besoin de mettre aussi de l’ordre dans ma cervelle ; réfléchissons, s’il se peut : Où veut-elle en venir, car enfin elle a un but ! — Elle ne veut pas aboutir à l’acte même. Craint-elle, ainsi qu’elle l’affirme, la désillusion ? se rend-elle compte combien les soubresauts amoureux sont grotesques ? ou bien est-elle, ce que je crois, une mélancolique et terrible allumeuse qui ne songe qu’à elle ; ce serait alors une sorte d’égoïsme obscène, un de ces péchés compliqués tels qu’en contient la Somme des confesseurs… Dans ce cas, elle serait une… frôleuse ! Puis reste cette question de l’incubat qui vient se enter là-dessous ; elle avoue, et cela si placidement, qu’elle cohabite à volonté, en songe, avec des êtres vivants ou morts ? est-elle satanisante et le chanoine Docre, qui l’a connue, a-t-il passé par là ? Autant de questions impossibles à résoudre. Que dénonce maintenant cette invitation imprévue pour demain ? veut-elle ne céder que chez elle ? s’y trouve-t-elle plus à l’aise ou juge-t-elle plus urticant le péché commis près de son mari, dans une chambre ? Exècre-t-elle Chantelouve, est-ce une vengeance méditée ou compte-t-elle sur la peur du danger pour se fouetter les sens ? Après cela, c’est peut-être tout bonnement une dernière coquetterie, une halte de scrupules, un apéritif avant le repas ; puis les femmes sont si drôles ! elle s’est peut-être assigné des délais, pour se mieux différencier, par ce subterfuge, des filles. Ou bien, il y a peut-être encore une cause physique, un atermoiement indispensable, une nécessité charnelle de gagner un jour ? Il chercha d’autres raisons encore, mais il n’en découvrit point. Au fond, reprit-il, vexé, malgré tout, de son échec, au fond j’ai été un imbécile. J’aurais dû hussarder, ne pas m’arrêter à ses supplications et à ses leurres ; j’aurais dû lui violenter la bouche, lui faire sauter les seins. Ce serait fini, tandis que maintenant tout est à recommencer ; et que diantre, j’ai autre chose à faire ! Qui sait si, à l’heure actuelle, elle ne se fiche pas de moi ? peut-être m’espérait-elle plus virulent et plus hardi ; mais non, sa voix navrée n’était pas feinte, ses pauvres yeux ne simulaient pas l’égarement, et que signifierait alors ce baiser presque respectueux, car il y avait une insaisissable nuance de respect et de gratitude, dans ce baiser qui m’enveloppa la main ! C’est à s’y perdre. En attendant, j’ai, dans cette bousculade, oublié mes rafraîchissements et mon thé. Si j’ôtais mes bottines maintenant que je suis seul, car j’ai les pieds gonflés, à force d’avoir ainsi piétiné dans la chambre. Si je faisais mieux encore, si je me couchais, car je suis incapable maintenant de travailler ou de lire. Et il ouvrit sa couverture. Décidément, rien n’arrive comme on le prévoit ; ce n’était pourtant pas trop mal machiné, reprit-il, en s’étendant entre ses draps. Il éteignit, en soupirant, la lampe, tandis que le chat rassuré, passait plus léger qu’un souffle au-dessus de lui et gagnait sans bruit sa place. XI Contrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toute la nuit, et il se réveilla, le lendemain, lucide et agaillardi, très calme. Cette scène de la veille, qui devait exacerber ses sens, produisit l’effet absolument contraire ; la vérité c’est que Durtal n’était nullement de ceux que les obstacles attirent. Il essayait, une seule fois, de foncer dessus et, dès qu’il jugeait ne les pouvoir culbuter, il s’écartait, sans aucun désir de renouveler la lutte. Si Mme Chantelouve avait voulu l’affiler plus encore par ces escales ménagées et ces retards, elle avait fait fausse route. Il s’émoussait, se sentait, ce matin-là, déjà ennuyé de ces mimiques, las de ces attentes. Une pointe d’aigreur commençait à se mêler aussi à ses réflexions. Il en voulait à cette femme de l’avoir ainsi lanterné et il s’en voulait à lui-même de s’être laissé berner de la sorte. Puis certaines phrases dont l’impertinence ne l’avait pas tout d’abord surpris, le froissaient maintenant. Celle où, à propos de ses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent, répondu : « cela me prend souvent dans les omnibus » ; cette autre surtout où elle affirmait n’avoir besoin, ni de sa permission, ni de sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moins malséantes, adressées à un homme qui n’avait pas couru après elle et qui ne l’avait enlacée en somme par aucune avance. — Toi, dit-il, je te materai, dès que j’aurais des droits. Dans le réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme se relâchait. Résolument il pensa : Va encore pour deux rendez-vous ; celui de ce soir chez elle. Celui-là est inutile et ne compte pas, car j’entends ni me laisser investir, ni tenter, de mon côté, l’assaut ; je n’ai pas l’envie, en effet, d’être pris en flagrant délit par Chantelouve, de risquer la police correctionnelle ou le revolver. Et un autre, un dernier, ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos ; elle ira jouer son rôle de frôleuse ailleurs ! Et il déjeuna de bon appétit, s’installa devant sa table et remua les matériaux épars de son livre. J’en étais, se dit-il, en parcourant son dernier chapitre, au moment où les expériences d’alchimie, où les évocations diaboliques ratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui entourent le maréchal avouent que pour amorcer Satan, il faudrait que Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu’il commît des crimes. Gilles refuse d’aliéner son existence et d’abandonner son âme, mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme si brave sur les champs de bataille, si courageux quand il accompagne et défend Jeanne d’Arc, tremble devant le Démon, s’apeure lorsqu’il songe à la vie éternelle, lorsqu’il pense au Christ. Et il en est de même de ses complices ; pour être assuré qu’ils ne révéleront pas les confondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer sur les Saints Évangiles le secret, certain qu’aucun d’eux n’enfreindra le serment, car, au Moyen Âge, le plus impavide des bandits n’oserait assumer l’irrémissible méfait de tromper Dieu ! Toujours est-il qu’en même temps que ses alchimistes délaissent leurs impuissants fourneaux, Gilles se livre à d’effroyables ripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées des rasades et des mets, entre en éruption, bout en tumulte. Or, il n’y avait point de femmes au château ; Gilles paraît du reste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe. Après avoir baratté les ribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les La Hire, les prostituées de la cour de Charles VII, il semble que le mépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dont l’idéal de concupiscence s’altère et dévie, il en arrive certainement à être dégoûté par la délicatesse du grain de la peau, par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent. Et il déprave les enfants de chœur de sa maîtrise ; il les avait choisis, d’ailleurs, ces petits desservants de sa psallette, « bels comme des anges ». Ils furent les seuls qu’il aima, les seuls qu’en ses transports d’assassin, il épargna. Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui parut tiède. La loi du Satanisme qui veut que l’élu du Mal descende la spirale du péché jusqu’à sa dernière marche, allait, une fois de plus, se promulguer. Ne fallait-il pas aussi que l’âme de Gilles purulât, pour qu’en ce rouge tabernacle, constellé d’abcès, le Très-Bas pût habiter à l’aise ! Et les litanies du rut s’élevèrent dans le vent salé des abattoirs. La première victime de Gilles fut un tout petit garçon dont le nom est ignoré. Il l’égorgea, lui trancha les poings, détacha le cœur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambre de Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgations passionnées, au Diable qui se tut. Gilles exaspéré s’enfuit. Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s’en fut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d’une chapelle dédiée à Saint Vincent. Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire ses formules d’évocation et ses grimoires, s’épandit en d’horribles semailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plus exorbitante moisson de crimes que l’on connaisse. De 1432 à 1440, c’est-à-dire pendant les huit années comprises entre la retraite du Maréchal et sa mort, les habitants de l’Anjou, du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes. Tous les enfants disparaissent ; les pâtres sont enlevés dans les champs ; les fillettes qui sortent de l’école, les garçons qui vont jouer à la pelote le long des ruelles ou s’ébattent au bord des bois, ne reviennent plus. Au cours d’une enquête que le Duc de Bretagne ordonne, les scribes de Jean Touscheronde, Commissaire du Duc en ces matières, dressent d’interminables listes d’enfants qu’on pleure. Perdu, à la Rochebernart, l’enfant de la femme Péronne, « un enfant qui allait à l’école et apprenait moult bien » dit la mère. Perdu à Saint-Étienne de Montluc, le fils de Guillaume Brice « lequel était pauvre homme et allait à l’aumône ». Perdu à Machecoul, le fils de Georget le Barbier « qu’on a vu, un certain jour cueillir des pommes derrière l’hôtel Rondeau et qui depuis n’a été vu ». Perdu à Thonaye, l’enfant de Mathelin Thouars « qu’on entend se complaindre et esmoier et était ledit enfant de l’âge d’environ douze ans ». À Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergent laissent chez eux leur enfant âgé de huit ans, et, au retour des champs, « ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dont moult se merveillèrent et furent dolents ». À Chantelou, c’est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, qui dit que, un an ou environ, il vit au pays de Rais, deux petits enfants de l’âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants de Robin Pavot audit lieu. « Et oncques depuis ce temps ne les vit, ni ne sait ce qu’ils sont devenus ». À Nantes, c’est Jeanne Darel qui dépose que « le jour de Saint Père, elle adira en la ville son sien fils nommé Olivier, étant en l’âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne le vit ni ouït nouvelles ». Et les pages de l’enquête continuent, s’accumulent, révèlent des centaines de noms, narrent la douleur des mères qui interrogent les passants sur les chemins, les hurlements des familles dans les maisons desquelles les enfants sont ravis, dès qu’elles s’écartent pour bêcher les champs et semer le chanvre. Ces phrases reviennent, de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaque déposition : « on les voit s’en complaindre doloreusement » « on entend moult lamentations ». Partout où sont établis les charniers de Gilles, les femmes pleurent. Le peuple effaré se raconte d’abord que de méchantes fées, que des génies malfaisants dispersent sa géniture, mais, peu à peu, d’affreux soupçons lui viennent. Dès que le Maréchal se déplace, dès qu’il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé, et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrière ses pas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constate aussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, tous les intimes du Maréchal, les petits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu’une vieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visage couvert comme celui de Gilles de Sillé, d’une étamine noire ; elle accoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dès qu’elle lève son voile, est si habile, que tous la suivent jusqu’aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnés dans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d’un oiseau de proie. Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs, chassaient à l’enfant sous les ordres du Grand-Veneur, le sieur de Bricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s’installait aux fenêtres du château et, alors que de jeunes mendiants, attirés par la renommée de ses largesses, demandaient l’aumône, il les triait du regard, faisait monter ceux dont la physionomie l’incitait au stupre et on les jetait en un cul de basse-fosse, jusqu’à ce que, se sentant en appétit, le Maréchal réclamât son souper charnel. Combien d’enfants égorgea-t-il, après les avoir déflorés ? lui-même l’ignorait, tant il avait consommé de viols et commis de meurtres ! Les textes du temps comptes de sept à huit cents victimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Des régions entières furent dévastées ; le hameau de Tiffauges n’avait plus de jeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle ; à Champtocé, tout le fond d’une tour était rempli de cadavres ; un témoin, cité dans l’enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi : « qu’un nommé Du Jardin a ouï dire qu’il avait été trouvé audit châtel une pipe toute pleine de petits enfants morts. » Aujourd’hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Il y a deux ans, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette et il en ramena des masses de têtes et d’os ! Toujours est-il que Gilles avoua d’épouvantables holocaustes et que ses amis en confirmèrent les effrayants détails. À la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtris par le suc puissant des venaisons, embrasés par de combustibles breuvages semés d’épices, Gilles et ses amis se retirent dans une chambre éloignée du château. C’est là que les petits garçons enfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on les bâillonne ; le maréchal les palpe et les force, puis il les taillade à coups de dagues, se complaît à les démembrer, pièces à pièces. D’autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle des poumons ; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de ses mains la plaie et s’assied dedans. Alors, tandis qu’il se macère dans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peu et regarde par dessus son épaule, afin de contempler les suprêmes convulsions, les derniers spasmes. Lui-même l’a dit : « J’étais plus content de jouir des tortures, des larmes, de l’effroi et du sang que de tout autre plaisir. » Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit du procès nous apprend que : « ledit sire s’échauffait avec des petits garçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avait habitation sur le ventre, disant qu’il y prenait plus de plaisir et moins de peine qu’à le faire en leur nature. » Après quoi, il leur sciait lentement la gorge, et l’on plaçait le cadavre, les linges, les robes, dans le brasier de l’âtre bourré de bois et de feuilles sèches, et l’on jetait les cendres, partie dans les latrines, partie au vent, en haut d’une tour, partie dans les fossés et les douves. Bientôt ses furies s’aggravèrent ; jusqu'alors, il avait assouvi sur des êtres vivants ou moribonds la rage de ses sens ; il se fatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima les morts. Artiste passionné, il baisait, avec des cris d’enthousiasme, les membres bien faits de ses victimes ; il établissait un concours de beauté sépulcrale ; — et, alors que, de ces têtes coupées, l’une obtenait le prix, — il la soulevait par les cheveux et, passionnément, il embrassait ses lèvres froides. Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua les enfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaits dans la glace ensanglantée des tombes ; il alla même, un jour que sa provision d’enfants était épuisée, jusqu’à éventrer une femme enceinte et à manier le fœtus ! — Puis, après ces excès, il tombait, épuisé, en d’horribles sommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes de léthargies qui accablèrent, après ses violations de sépulture, le sergent Bertrand. — Mais si l’on peut admettre que ce sommeil de plomb est l’une des phases connues de cet état encore mal observé du vampirisme ; si l’on peut croire que Gilles de Rais fut un aberré des sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, il faut avouer qu’il se distingue des plus fastueux des criminels, des plus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain, tant il est horrible ! Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne lui suffisant plus, il les corroda d’une essence de péché rare. Ce ne fut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joue avec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulement charnelle ; elle s’aggrava, devint spirituelle. Il voulut faire souffrir l’enfant dans son corps et dans son âme ; par une supercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupa l’affection, vola l’amour. Alors il dépassa, du coup, l’infamie de l’homme et entra de plain pied dans la dernière ténèbre du Mal. Il imagina ceci : Quand l’un des malheureux enfants était amené dans sa chambre, Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur ; et, au moment où l’enfant suffoquait, Gilles ordonnait de le descendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices : ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ils m’obéissent ; n’aie plus peur, je te sauve la vie et je vais te rendre à ta mère ; — et tandis que l’enfant éperdu de joie, l’embrassait, l’aimait à ce moment, il lui incisait doucement le cou par derrière, le rendait, suivant son expression, « languissant » et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang, il pétrissait le corps, le retournait, le violait, en rugissant. Après ces abominables jeux, il put croire que l’art du charnier avait exprimé dans ses doigts son dernier bourbillon, suinté son dernier pus, et, en un cri d’orgueil, il dit à la troupe des parasites : « Il n’est personne sur la planète qui ose ainsi faire ! » Mais si l’au-delà du Bien, si le là-bas de l’Amour est accessible à certaines âmes, l’au-delà du Mal ne s’atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le Maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c’en était fait ; les limites de l’imagination humaine prenaient fin ; il les avait, diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant le vide ; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le malin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui. Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, mais alors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sans trêve. Il vécut d’expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlant à la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les parties solitaires du château ; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieu qu’il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Il institue à Machecoul une collégiale en l’honneur des Saints Innocents ; il parle de s’enfermer dans un cloître, d’aller à Jérusalem, en mendiant son pain. Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent, puis passent, glissent les unes sur les autres et celles qui disparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui les suivent. Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipite dans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu’il se rue sur l’enfant qu’on apporte, lui crève les prunelles, remue avec ses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s’empare d’un bâton d’épines et frappe sur la tête jusqu’à ce que la cervelle saute du crâne ! Et lorsque le sang gigle et que la pâte du cerveau l’éclabousse, il grince des dents et rit. Ainsi qu’une bête traquée, il fuit dans les bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassent prudemment du cadavre et des hardes. Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêts noires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèle encore à Carnoët. Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes qui l’accostent, regarde, et soudain il voit l’obscénité des très vieux arbres. Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soit sa présence même qui la déprave ; pour la première fois, il comprend l’immuable salacité des bois, découvre des priapées dans les futaies. Ici, l’arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant des jambes en l’air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s’ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu’elles s’éloignent du tronc ; là, entre ces jambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornication qui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu’à la cime ; là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaît sous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d’une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol. Des images l’effarent. Il revoit les peaux garçonnières, les peaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles et lisses des longs hêtres ; il retrouve l’épiderme éléphantin des mendiants dans l’enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes ; puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, des orifices où l’écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, des hiatus plissés qui simulent d’immondes émonctoires ou des natures béantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches, d’autres visions, des fosses de dessous de bras, des aisselles frisées en lichen gris ; ce sont, dans le tronc même de l’arbre, des blessures qui s’allongent en grandes lèvres, sous des touffes de velours roux et des bouquets de mousses ! Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent en désordre dans le firmament qui se satanise ; les nuages se gonflent en mamelons, se fendent en croupes, s’arrondissent en des outres fécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite ; ils s’accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plus qu’images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, que grands V, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s’ébrasent, qu’issues humides ! — Et ce paysage d’abomination change. Gilles voit maintenant sur les troncs d’inquiétants polypes, d’horribles loupes. Il constate des exostoses et des ulcères, des plaies taillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces ; c’est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d’arbres dans laquelle surgit, au détour d’une allée, un hêtre rouge. Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang ; il entre en rage, rêve que sous l’écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l’homme ! Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre, et il s’affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à ses cris de désirs par les huées stridentes des vents ; il s’affaisse, pleure, reprend sa marche jusqu’à ce qu’exténué, il arrive au château et croule sur son lit comme une masse. Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu’il dort. Les enlacements lubriques des branches, l’accouplement des essences diverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés qui s’entr’ouvrent disparaissent ; les pleurs des feuillages fouettés par la bise, se tarissent ; les blancs abcès des nuées se résorbent dans le gris du ciel ; et — dans un grand silence, — ce sont les incubes et les succubes qui passent. Les corps qu’il a massacrés et dont il a fait jeter les cendres dans les douves ressuscitent à l’état de larves et l’attaquent aux parties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse en sursaut, et accroupi, il se traîne à quatre pattes, tel qu’un loup, jusqu’au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant. Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ce Christ dont la face convulsée le regarde. Il l’adjure d’avoir pitié, le supplie de l’épargner, sanglote, pleure, et lorsque n’en pouvant plus, il gémit tout bas, il entend, terrifié, pleurer dans sa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mères et criaient grâce ! · · · · · · · · · · · · · · · Et Durtal emballé sur cette vision qu’il imagine, ferme son cahier de notes et juge, en levant les épaules, bien mesquins ses débats d’âme à propos d’une femme dont le péché n’est comme le sien en somme, qu’un péché bourgeois, qu’un péché ladre. XII Le prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange à Chantelouve que j’ai omis de voir depuis des mois, est facile à trouver, se disait Durtal, en s’acheminant vers la rue de Bagneux. En supposant qu’il soit chez lui, ce soir, ce qui est peu probable, car alors, que signifierait ce rendez-vous ? j’aurai la ressource de lui raconter que j’ai appris par des Hermies son accès de goutte et que j’ai voulu prendre de ses nouvelles. Il monta l’escalier de la maison qu’habitait Chantelouve. C’était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marches pavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé par ces antiques lampes à réflecteur que surmonte une sorte de casque de tôle peint en vert. Cette ancienne maison sentait l’eau des tombes, mais elle exhalait aussi une odeur cléricale, dégageait ce fleur d’intimité un peu solennel que n’ont plus les bâtisses en carton pâte de notre temps. Elle ne semblait pas pouvoir abriter les promiscuités des appartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenues et des ménages réguliers et placides. Elle lui plut et il jugea qu’Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable. Il sonna au premier étage. Une bonne l’introduisit par un long couloir dans un salon. Il constata, d’un coup d’œil, que depuis sa dernière visite, rien n’avait changé. C’était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n’en finissant plus, une cheminée parée d’une réduction en bronze de la Jeanne d’Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon, à globes. Il reconnaissait le piano à queue, la table chargée d’albums, le divan, les fauteuils forme Louis XV, en tapisseries peintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potiches bleues, montées sur des pieds de faux ébène, des palmiers malades. Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait de Chantelouve jeune, posé de trois quarts, une main appuyée sur la pile de ses œuvres ; seuls, un ancien iconostase russe en argent niellé et l’un de ces Christ en bois, sculptés au xviie siècle, par Bogard de Nancy et couché sur un lit de velours, en un ancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cet ameublement de bourgeois faisant leurs Pâques, recevant des dames de charité et des prêtres. Un grand feu flambait dans l’âtre ; une très haute lampe à abat-jour de dentelle rose, éclairait la pièce. — Ce que ça pue la sacristie ! se disait Durtal, au moment où la porte s’ouvrit. Mme Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molleton blanc, embaumant la frangipane. Elle serra la main de Durtal, s’assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas de soie indigo dans des petits souliers vernis, à grilles. Ils parlèrent du temps ; elle se plaignait de la persistance de l’hiver, déclarait que malgré les fournaises les plus actives elle demeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâter ses mains qui étaient, en effet, froides ; puis elle s’inquiéta de sa santé, le trouva pâle. — Mon ami a l’air bien triste, dit-elle. — On le serait à moins, fit-il, désirant se rendre intéressant. Elle ne répondit pas tout d’abord, puis : — Hier, j’ai vu combien vous me désiriez ! mais pourquoi, pourquoi, vouloir en arriver là ? Il esquissa un vague geste de dépit. — Vous êtes tout de même singulier, reprit-elle. J’ai relu l’un de vos livres, aujourd’hui et j’y ai noté cette phrase : « Il n’y a de bon que les femmes que l’on a pas, » allons, avouez que vous aviez raison en l’écrivant ! — Ça dépend, je n’étais pas amoureux alors ! Elle hocha la tête. — Voyons, dit-elle, il faut que je prévienne mon mari que vous êtes là. Durtal resta silencieux, se demandant quel rôle il jouait décidément dans ce ménage. Chantelouve revint avec sa femme. Il était en robe de chambre et il avait la bouche barrée par un porte-plume. Il le déposa sur la table, et après avoir assuré Durtal que sa santé s’était tout à fait remise, il se plaignit de labeurs écrasants, de fardeaux énormes. J’ai dû renoncer à mes dîners et à mes réceptions, je ne vais même plus dans le monde, dit-il, je suis attelé, du matin au soir, devant ma table. Et à une question de Durtal s’enquérant de la nature de ces travaux, il avoua toute une série de volumes sur des vies de Saints ; de l’ouvrage à la grosse, non signé, commandé pour l’exportation par une maison de Tours. — Oui et, dit en riant sa femme, ce sont des Saints vraiment négligés qu’il prépare. Et comme Durtal réclamait du regard une explication, Chantelouve ajouta, riant à son tour : — Elle dit vrai ; les sujets me sont imposés et l’on dirait que l’éditeur se complaît à vouloir me faire célébrer la crasse ! J’ai à décrire les bienheureux qui sont, pour la plupart, déplorablement sales : Labre, dont la vermine et la puanteur répugnaient les hôtes mêmes des étables ; Sainte Cunégonde qui délaissait par humilité son corps ; Sainte Opportune qui n’usa jamais d’eau et ne lava jamais son lit qu’avec ses larmes ; Sainte Silvie qui ne se débarbouilla jamais la face ; Sainte Radegonde qui ne changeait jamais de cilice et couchait sur un tas de cendre ; et combien d’autres dont il me faut ceindre les têtes dépeignées d’une auréole d’or ! — Il y a pis que cela, fit Durtal, lisez la vie de Marie Alacoque, vous y verrez que, pour se mortifier, elle ramassa avec sa langue les déjections d’une malade et suça au doigt de pied d’un infirme, un apostume ! — Je le sais, mais j’avoue que, loin de me toucher, ces saletés-là me répugnent. — J’aime mieux Saint Luce le martyr, dit Mme Chantelouve. Celui-là avait le corps si transparent qu’il voyait au travers de sa poitrine des ordures dans son cœur ; ces ordures sont pour nous, du moins, supportables. Au reste, reprit-elle, après un silence, ce manque de soins me ferait prendre en grippe les monastères et il me rendrait odieux votre Moyen Âge ! — Pardon, ma chère, dit le mari ; mais vous commettez pour l’instant une grosse erreur : le Moyen Âge n’a jamais été, comme vous le croyez, une époque sordide, car on y fréquentait assidûment les bains. À Paris, par exemple, où les établissements furent nombreux, les étuveurs parcouraient la ville, en criant que l’eau était chaude. C’est seulement à partir de la Renaissance que la crasse s’est implantée en France. Quand on songe que cette délicieuse Reine Margot avait le corps macéré de parfums mais jambonné tel qu’un fond de poêle ! — Et Henri IV qui se flattait d’avoir les pieds fumants et le gousset fin ! — Mon ami, faites-nous grâce, je vous prie, de ces détails, dit la femme. Durtal regardait pendant qu’il parlait Chantelouve. Il était rotond et petit, bedonnait de l’estomac, ceinturait à peine son ventre de ses deux bras. Il avait les joues rubicondes, les cheveux longs par derrière, très pommadés, ramenés en croissants le long des tempes. Il portait du coton rose dans les oreilles, était complètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant et pieux. Mais l’œil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et confite ; on devinait dans ce regard un homme d’affaires intrigant et madré, capable sous ses abords mielleux, d’un mauvais coup. — Ce qu’il doit avoir envie de me ficher à la porte ! se disait Durtal, car il n’ignore certainement pas les manigances de sa femme. Mais si Chantelouve désirait se débarrasser de lui, il ne décelait guère. Les jambes croisées, les mains pliées, en un geste de prêtre, l’une sur l’autre, il paraissait s’intéresser fort maintenant aux travaux de Durtal. Un peu incliné, écoutant ainsi qu’au théâtre, il répliquait : — Oui, je connais la matière ; j’ai lu, dans le temps, un livre qui m’a semblé bien fait sur Gilles de Rais ; c’était un volume de l’abbé Bossard. — C’est même l’ouvrage le plus savant et le plus complet que l’on ait écrit sur le Maréchal. — Mais, reprit, Chantelouve, il y a toujours un point que je ne comprends pas ; je ne puis m’expliquer pourquoi Gilles de Rais fut surnommé Barbe-Bleue, car son histoire n’a aucun rapport avec le conte du bon Perrault. — La vérité, c’est que le vrai Barbe-Bleue n’est pas Gilles de Rais, mais bien un Roi Breton appelé Cômor, dont un fragment de château existe encore, depuis le vie siècle, sur les confins de la forêt de Carnoët. La légende est simple : ce Roi demanda à Guérock, Comte de Vannes, la main de sa fille Triphine. Guérock refusa parce qu’il avait ouï dire que ce Roi constamment veuf, égorgeait ses femmes ; enfin Saint Gildas lui promit de lui rendre sa fille saine et sauve quand il la réclamerait et l’union fut célébrée. Quelques mois après, Triphine apprit qu’en effet Cômor tuait ses compagnes, dès qu’elles devenaient enceintes. Elle était grosse, elle s’enfuit, mais fut atteinte par son mari qui lui trancha le col. Le père éploré somma Saint Gildas de tenir sa promesse et le Saint ressuscita Triphine. Comme vous le voyez, cette légende se rapproche beaucoup plus que l’histoire de Barbe-Bleue du vieux conte arrangé par l’ingénieux Perrault. Maintenant, quant à vous dire comment et pourquoi le surnom de Barbe-Bleue a émigré du roi Cômor au Maréchal, je l’ignore ; cela se perd dans la nuit des âges ! — Mais, dites donc, vous devez brasser à pleins bras le Satanisme avec votre Gilles de Rais, reprit Chantelouve, après un silence. — Oui, ce serait même intéressant, si ces scènes n’étaient pas aussi loin de nous ; ce qui serait vraiment plus alléchant et moins désuet, ce serait de décrire le Diabolisme de nos jours ! — Sans doute, fit Chantelouve avec bonhomie. — Car, poursuivit Durtal qui le regardait, il se passe des choses inouïes pour l’instant ! L’on m’a parlé de prêtres sacrilèges, d’un certain chanoine qui renouvellerait les scènes sabbatiques du Moyen Âge. Chantelouve ne broncha point. Tranquillement il déplia ses jambes et levant les yeux au plafond, il dit : — Mon Dieu, il se peut que quelques brebis galeuses réussissent à se glisser dans le troupeau de notre clergé ; mais celles-là sont si rares qu’elles ne valent même pas qu’on s’en occupe. — Et il coupa la conversation, en parlant d’un livre sur la Fronde qu’il venait de lire. Durtal comprit que Chantelouve se refusait à parler de ses relations avec le chanoine Docre. Il garda le silence, un peu embarrassé. — Mon ami, fit Mme Chantelouve, en s’adressant à son mari, vous avez oublié de remonter votre lampe ; elle charbonne ; bien que la porte soit fermée, je sens la fumée, d’ici. Il sembla que ce fût un congé qu’elle signifiait. Chantelouve se leva et, avec un vague ricanement, il s’excusa d’être obligé de continuer son œuvre. Il serra la main de Durtal, le pria de ne plus se montrer si rare et, ramenant les pans de sa robe de chambre sur son ventre, il quitta la place. Elle le suivit des yeux, se leva, à son tour, s’en fut jusqu’à la porte, s’assura, d’un coup d’œil, qu’elle était close, puis elle revint sur Durtal, adossé à la cheminée et, sans prononcer un mot, elle lui prit la tête entre les mains, posa les lèvres sur sa bouche et l’ouvrit. Il gémit furieusement. Elle le regardait avec ses yeux indolents et enfumés et il voyait courir des étincelles d’argent à leur surface ; il la tint entre ses bras, pâmée, aux écoutes ; doucement, elle se dégagea en soupirant, tandis que, gêné, il allait s’asseoir un peu loin d’elle, en se crispant les mains. Ils s’entretinrent de choses vaines ; elle, vantant sa bonne qui se jetterait au feu, sur son ordre ; lui répondant par des gestes d’approbation et de surprise. Puis brusquement elle se passa les doigts sur le front. — Ah ! dit-elle, je souffre cruellement quand je pense qu’il est là, qu’il travaille ! non j’aurais trop de remords ; c’est bête ce que je dis, mais s’il était un autre homme, un homme qui allât dans le monde et fît des conquêtes… ce ne serait pas la même chose. Il l’écoutait, ennuyé par la médiocrité de ces plaintes ; à la fin, se sentant tout à fait apaisé, il se rapprocha d’elle et lui dit : — Vous parliez de remords, mais que nous nous embarquions ou que nous persistions à demeurer sur la rive, est-ce que le péché n’est pas, à une nuance près, le même ? — Oui, je sais bien, mon confesseur me cause, — plus durement par exemple, — mais un peu comme vous ; eh bien non, vous aurez beau dire, ce n’est pas exact. Il se mit à rire, songeant que le remords était peut-être le condiment qui sauve l’inappétence des passions blasées, puis il plaisanta : — En fait de confesseur, reprit-il, si j’étais casuiste, il me semble que je chercherais à inventer de nouveaux péchés ; je ne le suis point et pourtant, à force de chercher, je crois bien que j’en ai trouvé un. — Vous ! et riant, à son tour ; puis-je le commettre ? Il la dévisage ; elle avait l’air d’un enfant gourmand. — Vous seule pouvez vous répondre ; maintenant je dois vous avouer que ce n’est pas un péché absolument neuf, car il rentre dans le district connu de la Luxure. Mais il est négligé depuis le paganisme, mal défini, dans tous les cas. Elle l’écoutait très attentive, enfoncée dans son fauteuil. — Ne me faites pas languir, dit-elle ; allez au fait, quel est ce péché ? — Il n’est pas facile à expliquer ; je vais essayer néanmoins ; dans la province de la Luxure, on relève, si je ne me trompe, le péché ordinaire, le péché contre nature, la bestialité, ajoutons-y n’est-ce pas, la démonialité et le sacrilège. Eh bien, il y a, en sus de tout cela, ce que j’appellerai le Pygmalionisme, qui tient, tout à la fois, de l’onanisme cérébral et de l’inceste. Imaginez, en effet, un artiste tombant amoureux de son enfant, de son œuvre, d’une Hérodiade, d’une Judith, d’une Hélène, d’une Jeanne d’Arc, qu’il aurait ou décrite ou peinte, et l’évoquant et finissant par la posséder en songe ! — Eh bien, cet amour est pis que l’inceste normal. Dans ce crime, en effet, le coupable ne peut jamais commettre qu’un demi-attentat, puisque sa fille n’est pas née de sa seule substance mais bien aussi d’une autre chair. Il y a donc, logiquement, dans l’inceste, un côté quasi-naturel, une part étrangère, presque licite, tandis que, dans le Pygmalionisme, le père viole sa fille d’âme, la seule qui soit réellement pure et bien à lui, la seule qu’il ait pu enfanter sans le concours d’un autre sang. Le délit est donc entier et complet. Puis, n’y a-t-il pas aussi mépris de la nature, c’est-à-dire de l’œuvre divine, puisque le sujet du péché n’est plus, ainsi que dans la bestialité même, un être palpable et vivant, mais bien un être irréel, un être créé par une projection du talent qu’on souille, un être presque céleste, puisqu’on le rend souvent immortel, et cela par le génie, par l’artifice ? Allons plus loin encore, si vous le voulez ; supposez qu’un artiste peigne un Saint et qu’il s’en éprenne. Cela se compliquerait de crime contre nature et de sacrilège. Ce serait énorme ! — Et peut-être, serait-ce exquis ! Il demeura abasourdi par ce mot ; elle se leva, ouvrit la porte et appela son mari. — Mon ami, dit-elle, Durtal a découvert un nouveau péché ! — Quant à cela, non, fit Chantelouve qui s’encadra dans le chambranle de la porte ; l’édition des vertus et des vices est une édition ne varietur. L’on ne peut inventer de nouveaux péchés, mais l’on n’en perd pas. Au fond, de quoi s’agit-il ? Durtal lui expliqua sa théorie. — Mais, c’est tout bonnement une expression raffinée du succubat ; ce n’est pas l’œuvre enfantée qui s’anime, mais bien un succube qui en prend la nuit, les formes ! — Avouez, en tout cas, que cet hermaphrodisme cérébral, qui se féconde sans aucune aide, est au moins un péché distingué, car il est un privilège des artistes, un vice réservé aux élus, inaccessible aux foules ! — Quel aristo de l’ordure vous faites ! dit Chantelouve, en riant. — Mais je vais me replonger dans mes vies de Saintes ; c’est d’atmosphère plus bénigne et plus fraîche. — Sans adieu, Durtal, je vous laisse continuer avec ma femme ce petit marivaudage satanique. Il dit cela, le plus simplement, le plus débonnairement qu’il put, mais une pointe d’ironie perçait. Durtal la sentit. — Il doit se faire tard, pensa-t-il, lorsque la porte se fut refermée sur Chantelouve ; il consulta sa montre, onze heures allaient sonner ; il se leva pour prendre congé. — Quand vous verrai-je ? murmura-t-il, très bas. — Chez vous, demain, à neuf heures du soir. Il la regarda avec des yeux qui quémandaient. Elle comprit mais elle voulut le taquiner. Elle l’embrassa, maternellement, sur le front, puis elle consulta, de nouveau, ses yeux. Ils demeurèrent sans doute suppliants, car elle répondit à leur implorante question par un long baiser qui les ferma, puis descendit jusqu’aux lèvres dont elle but le douloureux émoi. Ensuite, elle sonna et invita sa bonne à éclairer Durtal. Il descendit, satisfait qu’elle se fût enfin engagée à lui céder demain. XIII Il recommença, comme l’autre soir, à nettoyer son logement, à y installer un désordre méthodique, à glisser un coussin sous le faux désarroi du fauteuil ; puis il força les feux, pour chauffer les pièces. Mais il manquait d’impatience ; cette silencieuse promesse qu’il avait obtenue, que Mme Chantelouve ne le laisserait plus pantelant, ce soir, le modérait ; maintenant que son incertitude avait pris fin, il ne vibrait plus avec cette acuité presque douloureuse que lui avait jusqu’alors suscitée l’attente enfiévrée de cette femme ; il s’engourdit à tisonner des braises dans l’âtre ; son esprit était encore rempli d’elle, mais elle s’y tenait immobile et muette ; tout au plus, lorsque sa pensée bougea, songea-t-il à la question de savoir comment il s’y prendrait pour ne pas se vautrer, le moment venu, d’une façon ignoble. Cette question qui l’avait tant préoccupé, l’avant-veille, le laissait encore gêné mais inerte. Il ne cherchait plus à la résoudre, s’en remettait au hasard, se disait qu’il était bien inutile de dresser des plans, puisque presque toujours les stratégies les mieux combinées avortent. Puis il se révolta contre lui-même, s’accusa de veulerie, marcha pour secouer cette torpeur qu’il attribuait aux effluves brûlants du feu. Ah çà, est-ce qu’à force d’avoir attendu, ses souhaits étaient taris ou las ? mais non, car il aspirait au moment où il pourrait pétrir cette femme ! Il cru trouver l’explication de son peu d’entrain, dans l’inévitable souci d’une première empreinte. Ce ne sera vraiment exquis, ce soir, qu’après celle-là, se dit-il ; le côté grotesque ne sera plus ; la connaissance charnelle sera faite ; je pourrai reprendre Hyacinthe, sans avoir la sollicitude inavouée de ses formes, l’inquiétude de ma tenue, l’embarras de mes gestes. Je voudrais bien, finit-il par se dire, en être à cet instant-là ! Le chat, assis sur la table, dressa tout à coup les oreilles, fixa de ses yeux noirs la porte et déguerpit ; la sonnette tinta ; Durtal s’en fut ouvrir. Son costume lui plut ; elle portait, sous les fourrures qu’il enleva, une robe prune si foncée qu’elle paraissait noire, une robe d’étoffe épaisse et souple qui la délinéait, serrait ses bras, fuselait sa taille, accentuait le ressaut des hanches, tendait sur le corset bombé. — Vous êtes charmante, dit-il, en lui baisant passionnément les poignets ; et il se plut à accélérer avec ses lèvres le battement du pouls. Elle ne soufflait mot, très agitée et un peu pâle. Il s’assit en face d’elle ; elle le regardait de ses yeux mystérieux, mal éveillés. Lui se sentait repris tout entier ; il oubliait ses raisonnements et ses craintes, s’affolait à s’enfoncer dans l’eau de ses prunelles, à scruter le vague sourire de cette douloureuse bouche. Il enlaça ses doigts dans les siens ; et, pour la première fois, il l’appela tout bas de son nom d’Hyacinthe. Elle l’écoutait, la poitrine soulevée, les mains en fièvre ; puis, d’une voix suppliante : — Je vous en prie, renonçons à cela ; le désir seul est bon. Oh, je suis lucide, allez ; j’ai pensé à cela tout le long du chemin. Je l’ai quitté, ce soir, affreusement triste. Si vous saviez ce que je sens… je suis allée aujourd’hui à l’église et j’ai eu peur, je me suis cachée, lorsque j’ai aperçu mon confesseur… Ces plaintes, il les connaissait déjà, et il se disait : tu raconteras ce que tu voudras, mais tu la danseras, ce soir ; et, tout haut, il lui répondait par monosyllabes, en continuant de l’investir. Il se leva, pensant qu’elle ferait de même ou qu’il pourrait mieux, si elle restait assise, atteindre, en se penchant, sa bouche. — Vos lèvres ! vos lèvres d’hier ! fit-il, alors qu’il s’approcha de son visage et elle les avança, debout. Ils restèrent enlacés mais comme ses mains à lui, furetaient, elle recula. — Songez au ridicule, dit-elle, à voix basse, il va falloir se déshabiller, se mettre en chemise, et la sotte scène de la montée dans le lit ! Il évita de se prononcer, essayant de lui faire doucement comprendre par une pliante étreinte qu’elle pouvait s’épargner ces embarras ; mais il comprit, à son tour, en sentant la taille qui se roidissait sous ses doigts, qu’elle ne voulait absolument pas s’abandonner devant le feu, dans son salon, là. — Allons, dit-elle, en se dégageant, vous le voulez ! Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans l’autre chambre et, voyant qu’elle désirait être seule, il tira le rideau qui séparait, au lieu de porte, les deux pièces. Il s’assit de nouveau au coin de la cheminée et il réfléchit. Peut-être aurait-il dû défaire le lit et ne pas lui laisser ce soin, mais c’eût été sans doute trop souligné et trop direct. Ah ! et cette bouillotte ! Il la prit, se rendit, sans entrer dans la chambre à coucher, dans le cabinet de toilette et il la posa sur la console, puis, en un tour de main, il aligna sur les rayons, la boîte à poudre de riz, les odeurs et les peignes et, revenu dans son cabinet de travail, il écouta. Elle faisait le moins de bruit possible, marchait, ainsi que dans une chambre de mort, sur la pointe des pieds, et elle souffla les bougies, ne voulant plus sans doute être éclairée que par les braises roses de l’âtre. Il se sentait positivement anéanti ; l’impression irritante des lèvres, des yeux d’Hyacinthe était loin ! Elle n’était plus qu’une femme se dévêtant comme une autre, chez un homme. Des souvenirs de scènes semblables l’accablèrent ; il se rappela des filles qui, elles aussi, glissaient sur le tapis pour ne pas être entendues, demeuraient immobiles, honteuses, pendant une seconde, alors qu’elles cognaient le pot à eau et la cuvette. Et puis, à quoi bon cela ? Maintenant qu’elle se livrait, il ne la désirait plus ! la désillusion lui vint avant même qu’il ne fût assouvi et non plus après, comme de coutume. Sa détresse d’âme fut telle qu’il faillit pleurer. Le chat effaré filait sous le rideau, courait d’une pièce à l’autre ; il finit par s’installer auprès de son maître et sauta sur ses genoux. Tout en le caressant, Durtal se disait : Elle avait décidément raison lorsqu’elle ne voulait pas. Ce sera grotesque et atroce ; j’ai eu tort d’insister, mais non, c’est de sa faute en somme, elle souhaitait d’en arriver là, puisqu’elle est venue. Et alors, quelle sottise de refréner ainsi les élans par des retards ! elle est réellement maladroite ; tout à l’heure, alors que je l’embrassais, que je la convoitais tant, c’eût été fructueux peut-être, mais maintenant ! Et puis, j’ai l’air de quoi ? D’un jeune marié qui attend, d’un béjaune ! Mon Dieu, que c’est donc bête ! — Voyons, reprit-il, tendant l’oreille, ne percevant plus aucun bruit, elle est couchée ; il faut pourtant que je la rejoigne. C’est sans doute à cause de son corset qu’elle tenait à se déharnacher ; eh bien alors, il ne fallait pas en mettre ! conclut-il, lorsque tirant la portière, il pénétra dans la chambre. Mme Chantelouve était enfouie, sous l’édredon, la bouche entr’ouverte et les yeux fermés ; mais il s’aperçut qu’elle regardait au travers de la grille blonde de ses cils. Il s’assit sur le bord de le couche ; elle se recroquevilla, la couverture remontée sous le menton. — Vous avez froid, mon amie ? — Non. Et elle ouvrit tout grands des yeux qui crépitèrent. Il se déshabilla, jetant un coup d’œil sur le visage d’Hyacinthe ; il s’effaçait, dans l’ombre et parfois s’éclairait de feux rouges, suivant le revif des bûches qui se consumaient dans leur cendre. Lestement, il se glissa dans les draps. Il serrait une morte, un corps si froid qu’il glaçait le sien ; mais les lèvres de la femme brûlaient et lui mangeaient silencieusement la face. Il demeura abasourdi, étreint par ce corps enroulé autour du sien, et souple comme une liane et dur ! Il ne pouvait plus, ni bouger, ni parler, car des baisers lui couraient sur la figure. Il parvint pourtant à se dégager et, de son bras devenu libre, il la chercha ; alors subitement, tandis qu’elle lui dévorait la bouche, il eut une détente de nerfs et, naturellement, sans profit, il déserta. — Je vous déteste ! fit-elle. — Pourquoi ? — Je vous déteste ! Il eut envie de répondre : — Et moi donc ! — Il était exaspéré et il eût donné tout ce qu’il possédait pour qu’elle se rhabillât et partît ! Le feu dans la cheminée s’éteignait, n’éclairait plus. Maintenant apaisé, sur son séant, il regardait dans l’ombre ; il eût voulu trouver sa chemise de nuit, car celle qu’il portait était empesée et remontait, en se cassant. Mais Hyacinthe était couchée dessus ; — puis il constata que son lit était déjà saccagé et il s’affligea, car il aimait l’hiver, à être sanglé et il prévoyait, se sachant incapable de reborder sa couche, une nuit froide. Et soudain il fut enlacé et le corps de la femme l’étreignit à nouveau ; lucide, cette fois, il s’occupa d’elle et par de souveraines caresses il la brisa. D’une voix changée, plus gutturale, plus basse, elle proférait des choses ignobles ou des cris bêtes qui le gênaient, des « mon chéri » des « mon âme » des « non, vraiment, c’est trop ». — Mais, soulevé quand même, il prit ce corps qui se tordait en craquant et il éprouva l’extraordinaire impression d’une brûlure spasmodique, dans un pansement de glace. Ils roulèrent, accablés ; lui, haletait, la tête dans l’oreiller, surpris et effrayé, jugeant ces délices exténuantes, affreuses. Il finit par enjamber la femme, sauta du lit, alluma les bougies. Debout sur la commode, le chat se tenait immobile, les considérait tous les deux, tour à tour. Il sentit, s’imagina sentir une indicible moquerie dans ces prunelles noires ; et, agacé, il chassa la bête. Il jeta de nouvelles bûches dans la cheminée, se vêtit, laissa à Hyacinthe la chambre libre. Mais, de sa voix habituelle, elle l’appelait doucement. Il s’approcha du lit ; elle se pendit à son cou, l’embrassa follement, puis laissant retomber ses bras sur la couverture : — La faute est commise. M’aimerez-vous mieux maintenant ? Il n’eut pas le courage de répondre. Ah oui, sa désillusion était complète ! L’assouvissement de l’après justifiait l’inappétence de l’avant. Elle le répugnait et il se faisait horreur ! Etait-ce donc possible d’avoir tant désiré une femme pour en venir là ! Il l’avait exhaussée en ses transports, il avait rêvé dans ses prunelles, il ne savait quoi ! il avait voulu s’exalter avec elle, plus haut que les délires mugissants des sens, bondir hors du monde, en des joies inexplorées et supernelles ! Et le tremplin s’était cassé ; il demeurait, les pieds dans la crotte, rivés au sol. Il n’y avait donc pas moyen de sortir de son être, de s’évader de son cloaque, d’atteindre les régions où l’âme chavire, ravie, en ses abîmes ? Ah la leçon était décisive et rude ! pour une fois qu’il s’était emballé, quels regrets et quelle chute ! Décidément, la réalité ne pardonne pas qu’on la méprise ; elle se venge en effondrant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue ! — Ne vous impatientez pas, mon ami, dit Mme Chantelouve, derrière le rideau, je suis si longue ! Grossièrement, il pensa : je voudrais que tu déguerpisses ; — et, tout haut, poliment, il lui demanda si elle n’avait pas besoin de ses services. Elle était si attrayante, si mystérieuse, reprit-il. Ses prunelles qui réverbéraient, tour à tour, en même temps, des cimetières et des fêtes, étaient si spacieuses, si lointaines ! — Et puis la voilà qui s’est encore dédoublée, en moins d’une heure. J’ai vu une nouvelle Hyacinthe proférant des immondices de prostituée, des bêtises de modiste en rut ! — À la fin, tous ces cahots de femmes, réunies en une seule, m’embêtent ! Et il conclut, après un silence de réflexion : faut-il que j’aie été assez jeune pour délirer ainsi ! On eût dit que Mme Chantelouve répercutait sa pensée car lorsqu’elle franchit la portière, elle rit nerveusement et murmura : — À mon âge, il conviendrait d’être moins folle ! — Elle le regarda et bien qu’il se forçât à sourire, elle comprit. — Vous dormirez cette nuit, dit-elle, d’une voix triste, faisant allusion à des plaintes de Durtal lui racontant jadis qu’il avait perdu le sommeil à cause d’elle. Il la supplia de s’asseoir, de se réchauffer ; — mais elle n’avait pas froid. — Pourtant, malgré la tiédeur de la chambre vous étiez glacée, dans le lit. — Du tout, je suis ainsi ; l’été et l'hiver, j’ai les chairs fraîches. Il pensa qu’au mois d’août, ce corps frigide serait sans doute agréable, mais maintenant ! Il lui offrit des bonbons qu’elle refusa et elle prit un peu d’alkermès qu’il versa dans un minuscule gobelet d’argent ; elle en but une goutte à peine et, amicalement, ils discutèrent sur le goût de ce pharmaque où elle retrouvait un arome de clou de girofle, tempéré par un fleur de cannelle noyé dans de l’eau distillée de rose. Puis il se tut. — Mon pauvre ami, fit-elle, comme je l’aimerais, s’il était plus confiant, moins toujours sur ses gardes ! Il la pria de s’expliquer. — Oui, je veux dire que vous ne pouvez vous oublier et vous laisser simplement aimer. Hélas ! vous raisonnez pendant ce temps-là ! — Mais non ! Elle l’embrassa, tendrement. — Voyons, je vous aime bien tout de même. — Et il demeura surpris par la dolence émue de son regard. Il y vit une sorte de gratitude et d’effarement. — Elle n’est vraiment pas difficile à contenter, dit-il. — À quoi songez-vous ? — À vous ! Elle soupira — puis : quelle heure est-il ? — Dix heures et demie. — Il faut que je rentre car il m’attend. — Non, ne me dites rien. Elle se passa les mains sur les joues. Lui, la saisit doucement par la taille et la baisa, la tenant ainsi enlacée, jusqu’à la porte. — Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ? — Oui… oui. Et il rentra. — Ouf ! c’est fait, pensa-t-il ; — et il éprouva des sensations emmêlées et confuses. Sa vanité était satisfaite ; son amour-propre ne saignait plus ; il était arrivé à ses fins, il avait possédé cette femme. D’autre part, sa hantise était terminée ; il reprenait son entière liberté d’esprit ; mais qui sait les tracas que lui réservait cette liaison ? Puis quand même, il s’attendrit. Au fond, que lui reprochait-il ? Elle aimait comme elle pouvait ; elle était, en somme, ardente, et plaintive. Ce dualisme même d’une maîtresse dont un fond de fille sortait dans le lit, tandis qu’habillée et debout, elle était de chatteries salonnières, moins sotte, à coup sûr, que les femmes de son monde, était un piment délectable ; ses dépenses charnelles étaient excessives et bizarres. Que voulait-il donc ? Et il s’accusa justement à la fin ; c’était de sa faute à lui, si tout ratait. Il manquait d’appétit, n’était réellement tourmenté que par l’éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, élimé d’âme, inapte à aimer, las de tendresses avant même qu’il ne les reçût et si dégoûté après qu’il les avait subies ! il avait le cœur en friche et rien ne poussait. Puis, quelle maladie que celle-là : se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salir tout idéal dès qu’on l’atteint ! il ne pouvait plus toucher à rien, sans le gâter. Dans cette misère d’âme, tout, sauf l’art, n’était plus qu’une récréation plus ou moins fastidieuse, qu’une diversion plus ou moins vaine. — Ah ! tout de même, la pauvre femme, j’ai peur qu’elle ne supporte avec moi, d’affreux déboires ! Si elle consentait à ne plus revenir ! — Mais non, elle ne mérite pas qu’on la traite de la sorte ; et pris de pitié, il se jura que, la première fois qu’elle le visiterait, il la câlinerait et tâcherait de la persuader que cette désillusion qu’il avait si mal cachée, n’existait pas ! Il essaya de rafistoler son lit, de reborder les couvertures saccagées, de regonfler les oreillers aplatis et il se coucha. Il éteignit sa lampe. Dans le noir, sa détresse s’accrut. La mort dans le cœur, il se dit : — oui, j’avais raison d’écrire qu’il n’y a de vraiment bon que les femmes que l’on n’a pas eues. Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme est inaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France ; apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas, quand elle était là, osé le croire ! c’est le rêve, cela ! — Il n’y a que ces amours réelles et intangibles, ces amours faites de mélancolies éloignées et de regrets qui valent ! Et puis il n’y a pas de chairs là-dedans, pas de levain d’ordures ! S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêver chastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah ! c’est quelque chose comme un égarement délicieux et sans retour ! Tout le reste est ignoble ou vide. — Mais aussi, faut-il que l’existence soit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraiment altier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmes incrédules que l’éternelle abjection de la vie effare. XIV Il conserva de cette scène une horreur alarmée de la chair qui tient l’âme en laisse et s’oppose aux scissions tentées. Elle n’entendait décidément point que l’on se passât d’elle, afin de vaquer au loin à d’inexauçables vœux, qu’elle ne pouvait subir qu’en se taisant. Pour la première fois peut-être, au souvenir de ces turpitudes, il comprit bien le sens maintenant désert de ce mot : la « chasteté » — et il en savoura l’ancienne et délicate ampleur. De même qu’un homme qui a trop bu, la veille, songe, le lendemain, à des diètes de boissons fortes, de même il songeait, ce jour-là, à des affections épurées, loin d’un lit. Il ruminait ces pensées, quand des Hermies entra. Ils causèrent des défixions amoureuses. Étonné tout à la fois par la langueur et par l’âpreté de Durtal, des Hermies s’écria : — Nous serions-nous livré, hier, mon ami, à de succulents excès ? Avec la plus décisive mauvaise foi, Durtal secoua la tête. — Alors, reprit des Hermies, tu es supérieur et inhumain ! Aimer sans espoir, à blanc, ce serait parfait, s’il ne fallait pas compter avec les intempéries de sa cervelle ! la chasteté, sans dessein pieux, n’a point de raison d’être, à moins que les sens ne défaillent, mais cela devient alors une question corporelle que les empiriques résolvent plus ou moins mal ; en somme, tout, ici-bas, aboutit à l’acte que tu réprouves. Le cœur qui est réputé la partie noble de l’homme a la même forme que le pénis qui en est, soi-disant, la partie vile ; c’est très symbolique, car tout amour de cœur finit par l’organe qui lui ressemble. L’imagination humaine, lorsqu’elle se mêle d’animer des êtres d’artifice, en est réduite à reproduire les mouvements des animaux qui se propagent. Vois les machines, le jeu des pistons dans les cylindres ; ce sont des Juliette en fonte des Roméo d’acier ; les expressions humaines ne différent pas du tout du va-et-vient de nos machines. C’est une loi qu’il faut aduler si l’on n’est, ni impuissant, ni saint ; or, tu n’es ni l’un, ni l’autre, je pense ; ou bien alors si, pour des motifs inconcevables, tu désires vivre avec une aiguillette nouée, suis la recette d’un vieil occultiste du xvie siècle, le Napolitain Piperno ; il affirme celui-là que quiconque mange de la verveine ne peut approcher une femme pendant sept jours ; achètes-en un pot, broute-le, et nous verrons. Durtal se mit à rire. — Il y aurait peut-être un moyen terme : ne jamais faire acte de chair avec celle que l’on aime et, pour avoir la paix, fréquenter, quand on ne peut faire autrement, celles que l’on n’aime pas. On conjurerait sans doute ainsi, dans une certaine mesure, les dégoûts possibles. — Non ; l’on s’imaginerait quand même que l’on éprouverait avec la femme dont on raffole des délices charnelles absolument différentes de celles que l’on ressent avec les autres et ça finirait encore mal ! puis les femmes auxquelles on ne serait point indifférent n’ont pas l’esprit assez charitable et assez discret pour admirer la sagesse de cet égoïsme, car enfin c’est cela ! — Mais, dis donc, si tu enfilais tes bottines ; six heures vont sonner et le bœuf de la maman Carhaix ne peut attendre. Il était déjà sorti de la marmite, couché sur un lit de légumes, dans un plat, lorsqu’ils arrivèrent. Carhaix, enfoui dans un fauteuil, lisait son bréviaire. — Quoi de neuf ? dit-il, en fermant son livre. — Mais rien, la politique ne nous intéresse pas et les réclames américaines du Général Boulanger vous lassent autant que nous, je suppose ; d’autre part, les histoires des journaux sont encore plus que d’habitude troubles ou nulles ; — prends garde, toi, tu vas te brûler, reprit des Hermies, s’adressant à Durtal qui s’apprêtait à avaler une cuillerée de soupe. — Le fait est que ce bouillon médullaire et savamment doré est une fournaise liquide ! — Mais, à propos de nouvelles, que dites-vous donc qu’il n’y en a point de pressantes ? Et ce procès de l’étonnant abbé Boudes, qui va s’engager devant les Assises de l’Aveyron ! Après avoir tenté d’empoisonner son curé dans le vin du Sacrifice, et avoir épuisé tous les autres crimes, tels qu’avortements, viols, attentats à la pudeur, faux, vols qualifiés et usures, il a fini par s’approprier le tronc des âmes du Purgatoire et il a mis au clou le ciboire, le calice, tous les instruments du culte ! Il me semble qu’il n’est pas mal ! Carhaix leva les yeux au ciel. — S’il n’est pas condamné, ce sera un prêtre de plus pour Paris, dit des Hermies. — Pourquoi ? — Pourquoi ? mais parce que tous les ecclésiastiques qui ont failli en province ou qui ont eut de sérieux démêlés avec l’Ordinaire, sont envoyés ici où ils sont moins en vue, presque perdus dans le foule ; ils font partie de la corporation de ces abbés qu’on nomme « les prêtres habitués. » — Qu’est-ce ? demanda Durtal. — Ce sont les prêtres attachés à une paroisse. Tu sais qu’en sus du curé ou du desservant, des vicaires, du clergé en pied, il y a dans chaque église des prêtres adjoints ou suppléants, ce sont ceux-là. Ils font le gros ouvrage, célèbrent les messes matutinales, quand tout le monde dort, ou les messes tardives quand tout le monde digère. Ce sont ceux aussi qui se lèvent, la nuit, pour porter les sacrements aux pauvres, qui veillent les cadavres des dévots riches, attrapent, dans les enterrements, des courants d’air sous les porches, les coups de soleil, au cimetière, ou les paquets de neige et de pluie devant les fosses. Ils écopent les corvées ; moyennant cinq ou dix francs, ils remplacent encore des collègues mieux appointés que leur service ennuie ; ce sont des gens en disgrâce, pour la plupart ; on les attache, pour s’en débarrasser, à une église et on les surveille, en attendant qu’on leur retire leur celebret ou qu’on les interdise. C’est te dire aussi que les paroisses de province évacuent sur la Ville les prêtres qui, pour un motif ou pour un autre, ont cessé de plaire. — Bien ; mais alors les vicaires et les autres abbés titulaires, qu’est-ce qu’ils font, s’ils se déchargent ainsi de leurs tâches sur le dos des autres ? — Ils font l’ouvrage élégant et facile, celui qui ne réclame aucune charité, aucun effort ! Ils confessent les ouailles à falbalas, préparent au catéchisme les mômes propres, prêchent, jouent les rôles en vedette dans les cérémonies où, pour aguicher les fidèles, l’on déploie de théâtrales pompes ! À Paris, en sus des prêtres habitués, le clergé se divise ainsi : les prêtres hommes du monde et à l’aise ; ceux-là, on les place à la Madeleine, à Saint-roch, dans les églises dont la clientèle est riche, ils sont choyés, dînent en ville, passent leur vie dans les salons, ne pansent que les âmes agenouillées dans de la dentelle ; et les autres qui sont de bons employés de bureau, pour la plupart, mais qui n’ont ni l’éducation, ni la fortune nécessaires pour assister les défaillances des désœuvrées ; ceux-là vivent plus à l’écart et ne fréquentent que les petits bourgeois ; ils se consolent de leur vulgarité entre eux en jouant aux cartes ou en lâchant volontiers des lieux communs et des farces scatologiques au dessert ! — Voyons, des Hermies, dit Carthaix, vous allez trop loin ; car enfin j’ai la prétention, moi aussi, de connaître les prêtres, et ce sont, à Paris même, de braves gens qui font leur devoir, en somme. Ils sont couverts d’opprobres et de crachats, ils sont accusés par toute une racaille de vices immondes ! Mais il faudrait pourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docre sont, Dieu merci, des exceptions ; et, hors Paris, à la campagne, par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints ! — Les prêtres sataniques sont peut-être en effet relativement rares et les luxures du clergé et les gredineries de l’épiscopat sont évidemment exagérées par une presse ignoble ; mais ce n’est pas cela, moi, que je leur reproche. S’ils n’étaient pas que joueurs et libertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sont imbéciles, ils sont médiocres ! ils commettent le péché contre le Saint Esprit, le seul que l’Exorable ne pardonne pas ! — Ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependant exiger que l’on retrouve, dans le bain-marie des séminaires, l’âme du Moyen Âge ! — Puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu’il existe des ordres monastiques impeccables, les Chartreux, par exemple… — Oui, et les Trappistes et les Franciscains ; mais ce sont des ordres cloîtrés qui vivent à l’abri d’un siècle infâme ; prenez, au contraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière. C’est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c’est tout dire ! — Ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeux lanciers, les régiments chic et pimpants du Pape, tandis que les bons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, dit Durtal. — S’ils aimaient seulement les cloches ! s’écria Carhaix, en hochant la tête ; tiens, passe-nous le Coulommiers, dit-il, à sa femme qui enlevait le saladier et les assiettes. Des Hermies remplissait les verres ; ils mangèrent, en silence, le fromage. — Dis donc, reprit Durtal en s’adressant à des Hermies, sais-tu si une femme qui reçoit la visite des incubes a nécessairement le corps froid ? Autrement dit, est-ce une présomption sérieuse d’incubat, comme jadis l’impossibilité qu’éprouvaient les sorcières de verser des larmes servait à l’Inquisition de preuve pour les convaincre de maléfice et de magie. — Oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintes d’incubat avaient les chairs frigides, même au mois d’août ; les livres des spécialistes l’attestent ; mais maintenant la plupart des créatures qui subissent ou appellent les amoureuses larves, ont, au contraire, la peau brûlante et sèche ; cette transformation n’est pas encore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappelle fort bien, que le Dr Johannès, celui dont Gévingey t’a parlé, était souvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, de ramener le corps à sa température normale, avec des lotions d’hydriodate de potasse étendu d’eau. — Ah ! fit Durtal, qui songeait à Mme Chantelouve. — Vous ne savez pas ce qu’est devenu le Dr Johannès ? questionna Carhaix. — Il vit très retiré à Lyon ; il continue, je crois, ses cures de vénéfices et il prêche la bienheureuse venue du Paraclet. — Enfin, quel est ce docteur ? demanda Durtal. — C’est un très intelligent et un très savant prêtre. Il a été Supérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine ; puis il eut de navrants débats avec la Curie du ape à Rome, et avec le Cardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes, contre les incubes qu’il allait combattre dans les couvents de femmes, le perdirent. Ah ! je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme si c’était d’hier ! Je le rencontrai, rue de Grenelle, sortant de l’Archevêché, le jour où, après une scène qu’il me raconta, il quitta l’Église. Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long du boulevard désert des Invalides. Il était blême et sa voix défaite mais solennelle tremblait. Il avait été requis et on le sommait de s’expliquer sur le cas d’une épileptique qu’il disait avoir guérie, à l’aide d’une relique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil. Le Cardinal, assisté de deux grands vicaires, l’écoutait, debout. Quand il eut terminé et qu’il eut en outre fourni les renseignements qu’on lui réclamait sur ses cures des sortilèges, le Cardinal Guibert dit : — Vous feriez mieux d’aller à la Trappe ! Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse : — Si j’ai violé les lois de l’Église, je suis prêt à subir la peine de ma faute ; si vous me croyez coupable, faites un jugement canonique et je l’exécuterai, je le jure sur mon honneur sacerdotal ; mais je veux un jugement régulier, car, en droit, personne n’est tenu de se condamner soi-même, nemo se tradere tenetur, dit le Corpus Juris Canonici. Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinal désignant une page, reprit : — C’est vous qui avez écrit cela ? — Oui, Éminence. — Ce sont des doctrines infâmes ! — Et il alla, de son cabinet dans le salon voisin, criant : Sortez d’ici ! — Alors, Johannès s’avança jusqu’à la porte du salon et, tombant à genoux sur le seuil même de la pièce, il dit : — Éminence, je n’ai pas voulu vous offenser ; si je l’ai fait, j’en demande pardon. Le Cardinal criait plus fort : sortez d’ici ou j’appelle ! Johannès se releva et partit. — Tous mes vieux liens sont rompus, fit-il, en me quittant. — Il était si sombre que je n’eus pas le courage de le questionner ! Il y eut un silence. Carhaix s’en fut sonner ses volées, dans la tour ; sa femme enleva le dessert et la nappe ; des Hermies prépara le café ; Durtal roula, pensif, sa cigarette. Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume de sons, il s’écria : — Tout à l’heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains. Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu’il ne pouvait posséder même une cloche ? il est vrai que cette règle s’est un peu relâchée, car elle était par trop difficile à observer et par trop dure ! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule ! — Ainsi que la plupart des abbayes, alors. — Non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, en l’honneur de la sainte et triple Hypostase ! — Mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour les monastères et les églises ? — C’est-à-dire qu’autrefois il l’était. Il y avait une hiérarchie pieuse des sons ; les cloches d’un couvent ne devaient point sonner quand les cloches de l’église entraient en branle. Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes, à leur rang, se taisaient, alors que la Suzeraine parlait aux masses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du Concile de Toulouse et confirmés par deux décrets de la Congrégation des Rites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint Charles Borromée qui voulait qu’une église cathédrale eût de cinq à sept cloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sont abolies ; aujourd’hui, les églises ont plus ou moins de cloches, suivant qu’elles sont plus ou moins riches ! Mais ce n’est pas tout de causer, où sont les petits verres ? La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s’en fut. Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voix basse : — Je n’ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent et l’effraient, mais j’ai reçu une singulière visite, ce matin, celle de Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétend avoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement à Paris, de passage. Qu’ont-ils eu ensemble ? je l’ignore ; toujours est-il que Gévingey est dans un fichu état ! — Qu’a-t-il, au juste ? demanda Durtal. — Je n’en sais absolument rien. Je l’ai ausculté avec soin, visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d’aiguilles du côté du cœur. J’ai constaté des troubles nerveux et c’est tout ; ce qui est plus inquiétant, c’est un état de dépérissement inexplicable pour un homme qui n’est ni cancéreux, ni diabétique. — Ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu’on n’envoûte plus les personnes avec des images de cire et des épingles, avec la « Manie » ou la « Dagyde », comme cela s’appelait, au bon vieux temps ? — Non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presque partout omises. Gévingey que j’ai confessé, ce matin, m’a raconté de quelles extraordinaires recettes se sert l’affreux chanoine. Ce sont là, paraît-il, les secrets inrévélés de la magie moderne. — Ah ! mais voilà qui m’intéresse, fit Durtal. — Je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, reprit des Hermies, en allumant sa cigarette. Eh bien ! Docre possède dans des cages, et il les emporte en voyage, des souris blanches. Il les nourrit d’hosties qu’il consacre et de pâtes qu’il imprégne de poisons savamment dosés. Lorsque ces malheureuses bêtes sont saturées, il les prend, les tient au-dessus d’un calice, et, avec un instrument très aigu il les perce de part en part. Le sang coule dans le vase et il l’emploie comme je vous l’expliquerai tout à l’heure, pour frapper ses ennemis, de mort. D’autres fois, il opère sur des poulets, sur des cochons d’Inde, mais, dans ce cas, il use non point du sang, mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi des tabernacles exécrés et vénéneux. D’autres fois encore, il se sert d’une recette inventée par la société satanique des Ré-Théurgistes Optimates dont je t’ai déjà parlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, de Pain Eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain, d’acétate de morphine et d’huile d’aspic. Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait plus périlleuse encore ; il gave des poissons de Saintes Espèces et de toxiques habilement gradués ; ces toxiques sont choisis parmi ceux qui détraquent le cerveau ou tuent dans des attaques tétaniques l’homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissons sont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège, Docre les retire de l’eau, les laisse pourrir, les distille, et il en extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendre fou ! Cette goutte s’emploie, paraît-il, à l’extérieur. De même que dans les Treize de Balzac, c’est en touchant les cheveux, qu’on détermine la démence ou que l’on empoisonne. — Bigre ! fit Durtal, j’ai bien peur qu’une larme de cette huile ne soit tombée sur le cerveau du pauvre Gévingey ! — Ce qui est capiteux dans cette histoire, c’est moins la bizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, que l’état d’âme de celui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe à l’époque actuelle, à deux pas de nous, et que ce sont des prêtres qui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du Moyen Âge ! — Des prêtres ! non, un seul, et quel prêtre ! fit remarquer Carhaix. — Du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d’autres en usent. L’envoûtement par le sang vénénifère des souris eut lieu, en 1879, à Châlons-sur-Marne dans un cercle démoniaque dont le chanoine faisait, il est vrai, partie ; en 1883, en Savoie, on prépara, dans un groupe d’abbés déchus, l’huile dont j’ai parlé. Comme vous le voyez, Docre n’est pas le seul qui pratique cette abominable science ; des couvents la connaissent ; quelques laïques même la soupçonnent. — Mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles et soient actives ; tout cela n’explique pas comment on maléficie avec elles de près ou de loin un homme. — Ça, c’est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens, pour atteindre l’ennemi que l’on vise. Le premier et le moins usité est celui-ci : le magicien se sert d’une voyante, d’une femme qui s’appelle dans ce monde-là, « un esprit volant » ; c’est une somnambule qui, mise en état d’hypnotisme, peut se rendre en esprit où l’on veut qu’elle aille. Il est dès lors possible de lui faire porter, à des centaines de lieues et à la personne qu’on lui désigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cette voie, n’ont vu personne et ils deviennent fous ou meurent, sans même soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sont rares, elles sont dangereuses, car d’autres personnes peuvent aussi les fixer en état de catalepsie et leur extirper des aveux. Cela vous explique comment les gens tels que Docre ont recours au second moyen qui est plus sûr. Il consiste à évoquer, ainsi que dans le Spiritisme, l’esprit d’un mort et à l’envoyer frapper avec le maléfice préparé la victime. Le résultat est le même, mais le véhicule change. Voilà, conclut des Hermies, rapportées très exactement, les confidences que me fit, ce matin, l’ami Gévingey. — Et le Dr Johannès guérit les gens intoxiqués de cette manière ? demanda Carthaix. — Oui, cet homme fait, et cela je le sais, d’inexplicables cures. — Mais avec quoi ? — Gévingey parle, à ce propos, du sacrifice de gloire de Melchissédec que le docteur célèbre. Je ne sais pas du tout ce qu’est ce sacrifice ; mais Gévingey nous renseignera peut-être, s’il revient guéri ! — C’est égal, je ne serais pas fâché de contempler, une fois dans ma vie, ce chanoine Docre, dit Durtal. — Moi pas ; car c’est l’incarnation du maudit sur la terre, s’écria Carhaix, en aidant ses amis à endosser leurs paletots. Il alluma sa lanterne et, en descendant l’escalier, comme Durtal se plaignait du froid, des Hermies se mit à rire. — Si ta famille avait connu les secrets magiques des plantes, tu ne grelotterais pas ainsi, fit-il. L’on apprenait, en effet, au xvie siècle, qu’un enfant pouvait n'avoir, ni chaud, ni froid, pendant toute sa vie, si on lui avait frotté les mains avec du jus d’absinthe, avant que la douzième année de sa vie se fut écoulée. C’est, tu le vois, une recette parfumée, moins dangereuse que celles dont abuse le chanoine Docre. Une fois en bas, et, après que Carhaix eut refermé la porte de sa tour, ils hâtèrent le pas, car le vent du Nord balayait la place. — Enfin, dit des Hermies, — Satanisme mis à part, et encore non, puisque c’est de la religion le Satanisme, — avoue que, pour deux mécréants de notre sorte, nous tenons des propos singulièrement pieux. J’espère que cela nous sera, là-haut, compté. — Nous sommes peu méritants, car de quoi parler ? répliqua Durtal ; les conversations qui ne traitent pas de religion ou d’art sont si basses et si vaines ! XV Le souvenir de ces abominables magistères lui trotta par la tête, le lendemain, et, tout en fumant des cigarettes au coin de son feu, Durtal songea à la lutte de Docre et de Johannès, à ces deux prêtres se battant sur le dos de Gévingey, à coups d’incantations et d’exorcismes. Dans la Symbolique chrétienne, se dit-il, le poisson est une des formes figurées du Christ ; c’est sans doute à cause de cela et afin d’aggraver ses sacrilèges, que le chanoine bourre des poissons d’hosties pleines. Ce serait alors le système retourné des sorcières du Moyen Âge qui choisissaient, au contraire, une bête immonde, vouée au diable, le crapaud, par exemple, pour lui donner le corps du Sauveur à digérer. Maintenant qu’y a-t-il de vrai dans cette prétendue puissance dont les chimistes déicides disposent ? quelle foi ajouter à ces évocations de larves tuant, sur un ordre, une personne désignée, avec des huiles corrosives et des sangs vireux ? Tout cela semble bien improbable, voire même un peu fol ! Et pourtant ! quand on y réfléchit, ne retrouve-t-on pas, aujourd’hui inexpliqués et se survivant sous d’autres noms, les mystères que l’on attribua si longtemps à la crédulité du Moyen Âge ? À l’hôpital de la Charité, le Dr Luys transfère d’une femme hypnotisée à une autre des maladies. En quoi cela est-il moins surprenant que les artifices de la goétie, que les sorts jetés par des magiciens ou des bergers ? Une larve, un esprit volant, n’est pas, en somme, plus extraordinaire qu’un microbe venu de loin et qui vous empoisonne, sans qu’on s’en doute ; l’atmosphère peut, tout aussi bien charrier des Esprits que des bacilles. Il est bien certain qu’elle véhicule sans les altérer, des émanations, des effluences, l’électricité par exemple, ou les fluides d’un magnétiseur qui envoie à un sujet éloigné, l’ordre de traverser tout Paris pour le rejoindre. La science n’en est même plus à contester ces phénomènes. D’un autre côté, le Dr Brown-Séquard rajeunit des vieillards infirmes, ranime des impuissants avec des injections de parties distillées de lapins et de cobayes. Qui sait si ces élixirs de longue vie, si ces philtres amoureux que les sorcières vendaient aux gens épuisés ou atteints de ligature, n’étaient pas composés de substances similaires ou analogues ? On n’ignore point que la semence de l’homme entrait presque toujours, au Moyen Âge, dans la confection de ces mixtures. Or, le Dr Brown-Séquard, après des expériences réitérées, n’a-t-il pas récemment démontré les vertus de cette matière enlevée à un homme et instillée à un autre ? Enfin, les apparitions, les dédoublements de corps, les bilocations, pour parler ainsi que les spirites, n’ont pas cessé d’exister depuis l’Antiquité qu’ils terrifièrent. Il est, malgré tout, difficile d’admettre que les expériences poursuivies pendant trois années et devant témoins, par le Dr Crookes soient mensongères. Et alors, s’il a pu photographier de visibles et de tangibles spectres, nous devons reconnaître la véracité des thaumaturges du Moyen Âge. Tout cela demeure évidemment incroyable ; — comme était incroyable, il y a seulement dix ans, l’hypnose, la possession de l’âme d’un être par un autre qui le voue au crime ! Nous balbutions dans des ténèbres, cela est sûr. Et puis des Hermies le remarquait justement, il importe moins de savoir si les sacrilèges pharmaceutiques des cercles démoniaques sont puissants ou débiles, que de constater ce fait indéniable, absolu : il existe à notre époque des agences sataniques et des prêtres déchus qui les préparent. Ah ! s’il y avait moyen de joindre de chanoine Docre, de s’insinuer en sa confiance, peut-être finirait-on par voir un peu clair, dans ces questions. Au reste, il n’y a d’intéressants à connaître que les Saints, les scélérats et les fous ; ce sont les seuls dont la conversation puisse valoir. Les personnes de bon sens sont forcément nulles puisqu’elles rabâchent l’éternelle antienne de l’ennuyeuse vie ; elles sont la foule, et elles m’embêtent ! Oui, mais comment approcher de ce monstrueux prêtre ? — Et, tout en tisonnant le feu, Durtal se dit : par Chantelouve, s’il le voulait, mais il ne le veut pas. Reste sa femme qui a dû le fréquenter. Il faut que je l’interroge celle-là, que je sache si elle correspond avec lui, si elle le voit encore. Cette entrée de Mme Chantelouve dans ses réflexions l’assombrit. Il tira sa montre et murmura : quelle scie, tout de même ! elle va venir et il va encore falloir… s’il y avait seulement possibilité de la convaincre de l’inutilité des soubresauts charnels ! En tout cas, elle ne doit pas être satisfaite car à sa lettre frénétique sollicitant un rendez-vous, j’ai répondu, après trois jours, par un petit mot sec, l’invitant à venir, ici, ce soir. J’ai manqué de lyrisme, trop, peut-être ! Il se leva, s’en fut vérifier dans sa chambre à coucher si le feu flambait et il retourna s’asseoir, sans même arranger, comme les autres fois, sa chambre. Maintenant qu’il ne tenait plus à cette femme, toute galanterie fuyait, toute gêne. Il l’attendait sans impatience, les pieds dans ses pantoufles. En somme, se disait-il, je n’ai eu avec Hyacinthe de bon que le baiser échangé, près de son mari, chez elle. Je ne retrouverai certainement plus la senteur de sa bouche et sa flamme ! Ici, le goût de ses lèvres est fade. Mme Chantelouve sonna plus tôt que d’habitude. — Eh bien, fit-elle, en s’asseyant, vous m’avez écrit une jolie lettre ! — Comment cela ? — Allons, avouez-le sincèrement, mon ami, vous avez assez de moi ! Il se récria, mais elle hochait la tête. — Voyons, reprit-il, que me reprochez-vous ? de vous avoir envoyé un billet bref ? mais j’avais quelqu’un ici, j’étais pressé, je n’avais pas le temps d’assembler des phrases ! — De ne pas vous avoir désigné un rendez-vous plus proche ? mais je ne le pouvais ! je vous l’ai dit, notre liaison exige des précautions et elle ne peut être fréquente ; je vous en ai laissé entendre clairement les motifs, je pense… — Je suis si sotte que je ne les ai probablement pas compris ces motifs ; vous m’avez parlé de raisons de famille, je crois… — Oui. — C’est un peu vague ! — Je ne puis cependant mettre les points sur les i, vous dire que… Il s’arrêta, se demandant si l’occasion n’était pas venue de rompre, sans plus tarder, avec elle ; mais il songea aux renseignements qu’elle devait posséder sur le chanoine Docre. — Que quoi ? allons, dites. Il secoua la tête, hésitant, non à lâcher un mensonge, mais une insolence ou une vilenie. — Soit, reprit-il, puisque vous m’y forcez, je vous avouerai, bien qu’il m’en coûte, que j’ai une maîtresse depuis des années ; j’ajoute tout de suite que nos relations sont maintenant purement amicales… — Très bien, fit-elle, en l’interrompant, vos raisons de famille s’expliquent. — Et puis, poursuivit-il d’une voix plus basse, si vous désirez tout savoir, eh bien, j’ai un enfant avec elle ! — Vous avez un enfant !… ô mon pauvre ami. Elle se leva. — Je n’ai plus qu’à me retirer. Adieu, vous ne me reverrez plus. Mais il lui saisit les mains et, satisfait tout à la fois de son mensonge et honteux de sa brutalité, il la supplia de rester encore. Elle refusait. Alors il l’attira à lui, l’embrassa sur les cheveux, la cajola. Elle plongea dans ses yeux ses prunelles troubles. — Ah ! viens, dit-elle ; — non, laisse-moi me déshabiller ! — Mais non, à la fin ! — Si ! — Bon, voilà la scène de l’autre soir qui recommence, murmura-t-il en s’affaissant, accablé, sur une chaise. Il se sentait terrassé par une tristesse indicible, accablé d’ennui. Il se déshabilla près du feu, se chauffa, attendant qu’elle fut couchée. Une fois dans le lit, elle l’enroula de ses membres souples et froids. — Alors, c’est bien vrai, je ne viendrai plus ? Il ne répondait rien, comprenant qu’elle ne voulait pas du tout s’en aller, appréhendant d’avoir décidément affaire à un crampon. — Dis ? Il s’enfouit la tête dans sa gorge qu’il embrassa, pour se dispenser de répondre. — Dis-moi cela dans mes lèvres ! Il l’éperonna furieusement pour la faire taire ; et il demeura désabusé, las, heureux que ce fût fini. Quand ils se furent recouchés, elle lui entoura le cou d’un bras et lui vrilla la bouche ; mais il se souciait peu de ses caresses, restait triste et faible. Alors elle se courba, l’atteignit, — et il poussa des gémissements. — Ah ! s’exclama-t-elle, tout à coup, en se redressant, je t’entends donc enfin crier ! Il gisait, esquinté, fourbu, incapable de réunir deux idées dans sa cervelle qui lui semblait battre, décollée, sous la peau du crâne. Il se recolligea pourtant, se mit debout et, pour la laisser s’habiller, il s’en fut dans son cabinet où il se vêtit. Au travers de la portière tirée séparant les deux pièces, il apercevait le trou de lumière percé par la bougie, placée derrière le rideau, sur la cheminée en face. Hyacinthe, en passant et repassant, éteignait ou allumait la flamme de cette bougie. — Ah ! fit-elle, mon pauvre ami, vous avez un enfant ! — Tiens, ça a porté, se dit-il. — Oui, une petite fille. — Et quel âge a-t-elle ? — Elle va avoir six ans ; — et il la dépeignit, une blondine très intelligente, vive, mais de santé fragile, elle exigeait de multiples précautions, de constants soins. — Vous devez avoir des soirs bien douloureux, reprit-elle, d’une voix émue, derrière le rideau. — Oh oui ! pensez donc, si demain je mourais, que deviendraient ces malheureuses ? Il s’emballa, finit par croire à l’existence de l’enfant, s’attendrit sur la mère et sur elle ; sa voix trembla ; des larmes lui vinrent presque aux yeux. — Il n’est pas heureux, mon ami, dit-elle en soulevant la portière et en rentrant habillée, dans la pièce. C’est donc pour cela que même lorsqu’il sourit, il a l’air si triste ! Il la regardait ; à coup sûr, à ce moment, son affection ne le dupait pas ; elle tenait vraiment à lui, pourquoi fallait-il qu’elle éprouvât ces rages de luxure ; on aurait peut-être pu sans cela rester camarades, pécher modérément ensemble, s’aimer mieux que dans la voirie des chairs ; mais non, cela n’est pas possible, conclut-il, voyant ces yeux sulfureux, cette bouche spoliatrice, terrible. Elle était assise près de son bureau et jouait avec un porte-plume. — Vous étiez en train de travailler quand je suis venue ? où en êtes-vous sur Gilles de Rais ? — Il avance, mais je suis retardé ; pour bien faire le satanisme au Moyen Âge, il faudrait se mettre dans ce milieu, s’en fabriquer au moins un, en connaissant les affidés du Diabolisme qui nous cerne ; — car l’état d’âme est en somme identique, et si les opérations diffèrent, le but est le même. Et, la fixant bien en face, jugeant que l’histoire de l’enfant l’avait amollie, il mit toute voile dehors et l’aborda. — Ah ! si votre mari voulait se dessaisir des renseignements qu’il possède sur le chanoine Docre ! Elle demeura immobile mais ses yeux s’enfumèrent. Elle ne répondit pas. — Il est vrai, que Chantelouve qui se doute de notre liaison… Elle l’interrompit. — Mon mari n’a rien à voir dans les rapports qui peuvent exister entre vous et moi ; il souffre évidemment lorsque je sors, ainsi que ce soir, car il sait où je vais ; mais je n’admets aucun droit de contrôle, ni de sa part, ni de la mienne. Il est comme moi libre d’aller où bon lui semble. Je dois tenir sa maison, veiller à ses intérêts, le soigner, l’aimer en dévouée compagne, cela je le fais et de grand cœur. Quant à s’occuper de mes actes, cela n’est pas son affaire, pas plus à lui, du reste, qu’à tout autre… Elle dit cela d’un ton décidé, d’une voix nette. — Diable ! fit Durtal, vous restreignez singulièrement le rôle d’un mari, dans un ménage. — Je sais que ces idées ne sont pas celles du monde où je vis, et elles ne paraissent pas non plus être les vôtres ; elles furent d’ailleurs, pendant mon premier mariage, une cause de malheurs et de troubles ; — mais j’ai une volonté de fer, et je ploie ceux qui m’aiment. Avec cela, je hais le mensonge ; aussi, quand après quelques années de ménage, je fus éprise d’une personne, je l’ai dit très franchement à mon mari et je lui ai avoué ma faute. — Oserai-je vous demander comment il reçut cette confidence ? — Il eut un tel chagrin qu’en une nuit ses cheveux blanchirent ; il ne put jamais accepter ce qu’il appelait, à tort, selon moi, une trahison et il se tua. — Ah ! fit Durtal, interloqué par l’allure placide et résolue de cette femme. — Mais s’il vous avait tout d’abord étranglée ? Elle haussa les épaules, enleva un poil de chat qui s’était fixé sur sa robe. — De sorte que, reprit-il, après un silence, maintenant vous êtes à peu près libre, votre second mari tolère… — Laissons-là, s’il vous plaît, mon second mari ; c’est un homme excellent qui mériterait d’avoir une meilleure femme. Je n’ai absolument qu’à me louer de Chantelouve et je l’aime autant qu’il m’est permis ; et puis, parlons d’autre chose, car j’ai suffisamment de tracas à se sujet avec mon confesseur qui m’interdit de m’approcher de la Sainte-Table. Il la contemplait, voyait encore une nouvelle Hyacinthe, une femme pertinace et dure qu’il ignorait. Pas un accent ému, rien, pendant qu’elle racontait le suicide de son premier mari ; elle ne paraissait même pas se douter qu’elle avait à se reprocher un crime. Elle demeurait impitoyable, et pourtant, tout à l’heure, alors qu’elle le plaignait, lui, Durtal, à cause de son illusoire paternité, il l’avait sentie tressaillir. Après tout, c’est peut-être bien une comédie qu’elle jouait ; — comme lui, alors ! Il restait étonné de la tournure qu’avait prise cette conversation ; il chercha un joint pour en revenir à ce point de départ d’où Hyacinthe l’avait écarté, au Satanisme du chanoine Docre. — Enfin, ne pensons plus à cela, dit-elle en s’approchant. Elle souriait, redevenait la femme qu’il avait connue. — Mais, si vous ne pouvez plus communier à cause de moi… Elle l’interrompit. — Vous plaindrez-vous de n’être pas aimé ? — et elle l’embrassa sur les yeux. Il la serra poliment dans ses bras, mais il la trouva frémissante et, par prudence, il s’écarta. — Il est donc bien inexorable votre confesseur ? — C’est un homme incorruptible, des anciens temps. Je l’ai, du reste, choisi exprès. — Si j’étais femme, il me semble que j’en prendrais un, au contraire, qui serait câlin et souple, qui n’écartèlerait pas avec de gros doigts les petits paquets de mes péchés. Je le voudrais indulgent, huilant le ressort des aveux, amorçant avec des gestes tout doux les méfaits qui rentrent. Il est vrai que l’on risque alors de s’amouracher d’un confesseur qui est peut-être, lui-même, sans défense et… — Et c’est l’inceste, car le prêtre est un père spirituel, et c’est aussi le sacrilège, car le prêtre est consacré. Oh ! j’ai été folle de tout cela ! fit-elle, subitement exaltée, se parlant à elle-même. Il l’observa. Des étincelles filaient dans ses extraordinaires yeux de myope. Il venait évidemment, sans s’en douter, de la frapper en plein vice. — Voyons, et il sourit, — me trompez-vous toujours avec un faux moi-même ? — Je ne comprends pas. — Oui, recevez-vous, la nuit, la visite de l’incube qui me ressemble ? — Non, puisque je vous possède en chair et en os, je n’ai nul besoin d’évoquer votre image. — Savez-vous que vous êtes une jolie satanique ! — Cela se peut, j’ai tant fréquenté de prêtres ! — Vous allez bien ! répondit-il, en s’inclinant ; mais, écoutez-moi, et rendez-moi service, ma chère Hyacinthe, en me répondant. Vous connaissez le chanoine Docre ? — Eh bien oui ! — Mais enfin, quel est cet homme, dont j’entends constamment parler ! — Par qui ? — Par Gévingey et des Hermies. — Ah ! vous fréquentez l’astrologue. Oui celui-là s’est jadis rencontré, dans mon salon même, avec Docre, mais j’ignorais que le chanoine eût des relations avec des Hermies qui ne venait pas dans ce temps-là chez moi. — Il n’en a aucune. Des Hermies ne l’a jamais vu ; il n’a, lui aussi, entendu que les racontars de Gévingey ; en somme, qu’y a-t-il de vrai dans tous les sacrilèges dont on accuse ce prêtre ? — Je l’ignore. Docre est un galant homme, savant, et bien élevé. Il a même été confesseur d’une altesse royale et il serait certainement Évêque, s’il n’avait pas quitté le sacerdoce. J’ai entendu dire bien du mal de lui, mais, dans le monde clérical surtout, l’on dit tant de choses ! — Mais enfin, vous l’avez personnellement connu ! — Oui, je l’ai même eu pour confesseur. — Alors, il n’est pas possible que vous ne sachiez à quoi vous en tenir sur son compte ? — C’est, en effet, présumable. Enfin, voici des heures que vous tournez autour du pot ; que voulez-vous apprendre, au juste ? — Mais tout ce que vous voudrez bien me confier ; est-il jeune, beau ou laid, pauvre ou riche ? — Il a quarante ans, il est bien de sa personne et il dépense beaucoup d’argent. — Croyez-vous qu’il se livre aux envoûtements, qu’il célèbre la Messe Noire ? — C’est fort possible. — Pardonnez-moi de vous forcer ainsi dans vos retranchements, de vous arracher de même qu’avec un davier les mots ; puis-je même être tout à fait indiscret ?… cette faculté de l’incubat… — Parfaitement ; c’est de lui que je la tiens ; j’espère que vous êtes satisfait maintenant. — Oui et non. Je vous remercie de votre bonne grâce à me répondre, — je sens que j’abuse, — une dernière question pourtant. Ne connaîtriez-vous pas un moyen qui me permettrait de voir en personne le chanoine Docre ? — Il est à Nîmes. — Pardon, il est à Paris, pour l’instant. — Ah ! vous savez cela ! Eh bien, si je connaissais ce moyen, je ne vous l’indiquerais pas, soyez-en sûr. Il ne vous serait pas bon de fréquenter ce prêtre ! — Vous avouez donc qu’il est dangereux ! — Je n’avoue, ni ne nie ; je dis simplement que vous n’avez rien à faire avec ce prêtre ! — Mais si ; j’ai des renseignements à lui demander pour mon livre sur le Satanisme. — Vous vous les procurerez d’une autre manière. D’ailleurs, reprit-elle, en mettant son chapeau devant une glace, mon mari a rompu toute relation avec cet homme qui l’effraye ; il ne vient donc plus comme autrefois chez nous. — Ce ne serait pas une raison pour… — Pour quoi ? dit-elle, en se retournant. — Pour… rien. — Il retint cette réflexion : mais pour que vous ne le fréquentiez point. Elle n’insista pas ; elle se tapotait les cheveux sous sa voilette. — Mon Dieu, comme je suis faite ! — Il lui prit les mains et les embrassa. — Quand vous verrai-je ? — Je ne croyais plus venir. — Allons, vous savez bien que je vous aime ainsi qu’une bonne amie, dites, quand viendrez-vous ? — Après-demain, à moins que cela vous dérange. — Du tout ! — Alors, au revoir. Ils se baisèrent sur la bouche. — Et surtout ne rêvez pas au chanoine Docre, fit-elle, en le menaçant du doigt, au moment où elle partit. — Que le Diable t’emporte, avec tes réticences ! se dit-il, en refermant la porte. XVI Quand je songe, se dit Durtal, le lendemain, qu’au lit, à ce moment, où la plus pertinace volonté succombe, j’ai tenu bon, j’ai refusé de céder aux instances de Hyacinthe voulant prendre pied ici et qu’après le déclin charnel, à cet instant où l’homme diminué se reprend, je l’ai suppliée, moi-même, de continuer ses visites, c’est à n’y rien comprendre ! Au fond, je n’avais pas arrêté la ferme résolution d’en finir avec elle ; et puis je ne pouvais cependant la congédier comme une fille, reprit-il, pour se justifier l’incohérence de ce revirement. J’espérais aussi avoir des renseignements sur le chanoine. Oh mais, à ce propos, je ne la tiens pas quitte, il faudra qu’elle se décide à parler, à ne pas répondre par des monosyllabes ou des phrases en garde, ainsi qu’hier ! Au fait, qu’a-t-elle pu faire avec cet abbé qui a été son confesseur et qui, de son aveu même, l’a lancée dans l’incubat ? Elle a été sa maîtresse, cela est sûr ; et combien, parmi ces autres ecclésiastiques qu’elle a fréquentés ont été ses amants aussi ? car elle l’a confessé, dans un cri, ce sont ces gens là qu’elle aime ! Ah ! si l’on fréquentait le monde clérical, l’on apprendrait sans doute de curieuses particularités sur son mari et sur elle ; c’est tout de même étrange, Chantelouve qui joue un singulier rôle dans ce ménage, s’est acquis une déplorable réputation et, elle, pas. Jamais je n’ai ouï parler de ses frasques ; mais non, que je suis bête ! ce n’est pas étrange ; son mari ne s’est pas confiné dans les cercles religieux et mondains ; il se frotte aux gens de lettres, s’expose par conséquent à toutes les médisances, tandis qu’elle, si elle prend un amant, elle le choisit, certainement, dans des sociétés pieuses où aucun de ceux que je connais ne serait reçu ; et puis, les abbés sont des gens discrets ; mais comment expliquer alors qu’elle vienne ici ? par ce fait bien simple qu’elle a probablement eu une indigestion de soutaniers et qu’elle m’a requis pour faire un intérim de bas noirs. Je lui sers de halte laïque ! C’est égal, elle est tout de même bien singulière et plus je la vois, moins je la comprends. Il y a en elle trois êtres distincts. D’abord, la femme assise ou debout que j’ai connue dans son salon, réservée, presque hautaine, devenue bonne fille dans l’intimité, affectueuse, tendre même. Puis, la femme couchée, complètement changée d’allures et de voix, une fille, crachant de la boue, perdant toute vergogne. Enfin, la troisième que j’ai aperçue hier, une impitoyable mâtine, une femme vraiment satanique, vraiment rosse. Comment tout cela s’amalgame et s’allie ? Je l’ignore ; par l’hypocrisie sans doute ; et encore non, elle est souvent d’une franchise qui déconcerte ; ce sont peut-être, il est vrai, des moments de détente ou d’oubli. Au fond, à quoi bon essayer de comprendre le caractère de cette dévote lubrique ! En somme, ce que je pouvais appréhender ne se réalise point ; elle ne me demande pas de la sortir, ne me force pas à dîner chez elle, ne me réclame aucune prébende, n’exige aucune compromission d’aventurière plus ou moins louche. Je ne trouverai jamais mieux ; — Oui, mais c’est que maintenant, je préférerais ne rien trouver ; il me suffirait très bien de déposer entre des mains mercenaires mes pétitions charnelles ; et alors, pour vingt francs, j’achèterais de plus studieuses crises ! car, il n’y a pas à dire, seules, les filles savent cuisiner les petits plats des sens ! — Ce qui est bizarre, se dit-il, soudain, après un silence de réflexions, c’est que, toutes proportions gardées, Gilles de Rais se divise comme elle en trois êtres qui diffèrent. D’abord le soudard brave et pieux. Puis l’artiste raffiné et criminel. Enfin, le pêcheur qui se repent, le mystique. Il est tout en volte-face d’excès, celui-là ! À contempler le panorama de sa vie, l’on découvre en face de chacun de ses vices une vertu qui le contredit ; mais aucune route visible ne les rejoint. Il fut d’un orgueil orageux, d’une superbe immense et lorsque la contrition s’empara de lui, il tomba à genoux devant le peuple et il eut les larmes, l’humilité d’un Saint. Sa férocité dépassa les limites du loyer humain, et cependant il fut charitable et il adora ses amis qu’il soigna, tel qu’un frère, dès que le démon les meurtrit. Impétueux dans ses souhaits et néanmoins patient ; brave dans les batailles, lâche devant l’au-delà, il fut despotique et violent, faible pourtant lorsque les louanges de ses parasites s’étoffèrent. Il est tantôt sur les cimes, tantôt dans les bas-fonds, jamais dans la plaine parcourue dans les pampas de l’âme. Ses aveux n’éclairent même point ces invariables antipodes. Il répond, alors qu’on lui demande qui lui suggéra l’idée de pareils crimes : « Personne, mon imagination seule m’y a poussé ; la pensée ne m’en est venue que de moi-même, de mes rêveries, de mes plaisirs journaliers, de mes goûts pour la débauche ». Et il s’accuse de son oisiveté, assure constamment que les repas délicats, que les robustes breuvages ont aidé à décager chez lui le fauve. Loin des passions médiocres, il s’exalte, tour à tour, dans le bien comme dans le mal et il plonge, tête baissée, dans les gouffres opposés de l’âme. Il meurt à l’âge de trente-six ans, mais il avait tari le flux des joies désordonnées, le reflux des douleurs qui rien n’apaise. Il avait adoré la mort, aimé en vampire, baisé d’inimitables expressions de souffrance et d’effroi et il avait également été pressuré par d’infrangibles remords, par d’insatiables peurs. Il n’avait plus, ici-bas, rien à tenter, rien à apprendre. — Voyons, fit Durtal qui feuilletait ses notes, je l’ai laissé au moment où l’expiation commence ; ainsi que je l’ai écrit dans l’un de mes précédents chapitres, les habitants des régions que dominent les châteaux du Maréchal savent maintenant quel est l’inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Mais personne n’ose parler. Dès qu’au tournant d’un chemin, la haute taille du carnassier émerge, tous s’enfuient, se tapissent derrière les haies, s’enferment dans les chaumières. Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villages singultueux et clos. L’impunité lui semble assurée, car quel paysan serait assez fou pour s’attaquer à un maître qui peut le faire patibuler au moindre mot ? D’autre part, si les humbles renoncent à l’atteindre, ses pairs n’ont pas dessein de le combattre au profit de manants qu’ils dédaignent ; et son supérieur, le Duc de Bretagne, Jean V, le caresse et le choie, afin de lui extorquer à bas prix ses terres. Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus des complicités féodales, au-dessus des intérêts humains, venger les opprimés et les faibles, l’Église. — Et ce fut elle, en effet, qui, dans la personne de Jean de Malestroit, se dressa devant le monstre et l’abattit. Jean de Malestroit, Évêque de Nantes, appartenait à une lignée illustre. Il était proche parent de Jean V et son incomparable piété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infaillible science, le faisaient vénérer par le Duc même. Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venus jusqu’à lui ; en silence, il commençait une enquête, épiait le Maréchal, décidé, dès qu’il le pourrait, à commencer la lutte. Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permit à lÉévêque de marcher droit sur lui et de le frapper. Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend sa seigneurie de Saint-Étienne de Mer Morte à un sujet de Jean V, Guillaume le Ferron, qui délègue son frère Jean pour prendre possession de ces domaines. Quelques jours après, le Maréchal réunit les deux cents hommes de sa maison militaire et il se dirige, à leur tête, sur Saint-Étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peuple réuni entend la messe, il se précipite, la jusarme au poing, dans l’église, balaie d’un geste les rangs tumultueux des fidèles et, devant le prêtre interdit, menace d’égorger Jean le Ferron qui prie. La cérémonie est interrompue, les assistants prennent la fuite. Gilles traîne le Ferron qui demande grâce jusqu’au château, ordonne qu’on baisse le pont-levis et de force il occupe la place, tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges, dans un fond de geôle. Il venait du même coup de violer le coutumier de Bretagne qui interdisait à tout baron de lever des troupes sans le consentement du Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant une chapelle et en s’emparant de Jean le Ferron qui était un clerc tonsuré d’Église. L’Évêque apprend ce guet-apens et décide Jean V qui hésite pourtant, à marcher contre le rebelle. Alors tandis qu’une armée s’avance sur Saint-Étienne que Gilles abandonne pour se réfugier avec sa petite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, une autre armée met le siège devant Tiffauges. Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Son activité devient extraordinaire, il délègue des commissaires et des procureurs dans tous les villages où des enfants ont disparu. Lui-même quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnes recueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, le supplie à genoux de le protéger et, soulevé par les atroces forfaits qu’on lui révèle, l’évêque jure qu’il fera justice. Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Par lettres patentes, Jean de Malestroit établit publiquement « l’infamatio » de Gilles, puis, alors que les formules de la procédure canonique sont épuisées, il lance le mandat d’arrêt. Dans cette pièce libellée en forme de mandement et donnée à Nantes, le 13 septembre en l’an du Seigneur 1440, il rappelle les crimes imputés au Maréchal, puis, dans un style énergique, il somme son diocèse de marcher contre l’assassin, de le débusquer. « Ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun de vous, en particulier, par ces présentes lettres, de citer immédiatement et d’une manière définitive, sans compter l’un sur l’autre, sans vous reposer de ce soin sur autrui, de citer devant nous ou devant l’Official de notre église cathédrale, pour le lundi de la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, le 19 septembre, Gilles, noble baron de Rais, soumis à notre puissance et relevant de notre juridiction, et nous le citons, nous-même, par ces lettres, à comparaître à notre barre pour avoir à répondre des crimes qui pèsent sur lui. — Exécutez donc ces ordres et que chacun de vous les fasse exécuter. » Et, le lendemain, le capitaine d’armes Jean Labbé, agissant au nom du Duc, et Robin Guillaumet, notaire, agissant au nom de l’Évêque, se présentent, escortés d’une petite troupe, devant le château de Machecoul. Que se passa-t-il dans l’âme du Maréchal ? trop faible pour tenir en rase campagne, il peut néanmoins se défendre derrière les remparts qui l’abritent, et il se rend ! Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, ses conseillers habituels, ont pris la fuite. Il reste seul avec Prélati qui essaie en vain, lui aussi, de se sauver. Il est ainsi que Gilles chargé de chaînes. Robin Guillaumet visite la forteresse de fond en comble. Il y découvre des chemisettes sanglantes, des os mal calcinés, des cendres que Prélati n’a pas eu le temps de précipiter dans les latrines et les douves. Au milieu des malédictions, des cris d’horreur qui jaillissent autour d’eux, Gilles et ses serviteurs sont conduits à Nantes et écroués au château de la Tour Neuve. — Tout cela, ce n’est pas, en somme, très clair, se disait Durtal. Étant donné le casse-cou que fut autrefois le Maréchal, comment admettre que, sans coup férir, il livre ainsi sa tête ? Fut-il amolli, ébranlé par ses nuits de débauche, démantelé par les abjectes délices des sacrilèges, effondré, moulu par les remords ? fut-il las de vivre ainsi et se délaissa-t-il comme tant de meurtriers que le châtiment attire ? nul ne le sait. Se jugea-t-il d’un rang si élevé qu’il se crût incoercible ? espéra-t-il, enfin, désarmer le Duc, en tablant sur sa vénalité, en lui offrant une rançon de manoirs et de prés ? Tout est plausible. Il pouvait aussi savoir combien Jean V avait hésité, de peur de mécontenter la noblesse de son Duché, à céder aux objurgations de l’Évêque et à lever des troupes pour le traquer et le saisir. Ce qui est certain c’est qu’aucun document ne répond à ces questions. Encore tout cela peut-il être mis à peu près en place dans un livre, se disait-il, mais ce qui est bien autrement fastidieux et obscure, c’est, au point de vue des juridictions criminelles, le procès même. Aussitôt que Gilles et ses complices furent incarcérés, deux tribunaux s’organisèrent : l’un, ecclésiastique, pour juger les crimes qui relevaient de l’Église, l’autre civil, pour juger ceux auquels il appartenait à l’État de connaître. À vrai dire, le tribunal civil qui assista aux débats ecclésiastiques s’effaça complètement dans cette cause ; il ne fit, pour la forme, qu’une petite contre-enquête, mais il prononça la sentence de mort que l’Église s’interdisait de proférer, en raison du vieil adage « Ecclesia abhorret a sanguine ». Les procédures ecclésiastiques durèrent un mois et huit jours ; les procédures civiles quarante-huit heures. Il semble que, pour se mettre à l’abri derrière l’Évêque, le Duc de Bretagne ait volontairement amoindri le rôle de la justice civile qui d’ordinaire se débattait mieux contre les empiètements de l’Official. Jean de Malestroit préside les audiences ; il choisit pour assesseurs les Évêques du Mans, de Saint-Brieuc et de Saint-Lô ; puis en sus de ces hauts dignitaires, il s’entoure d’une troupe de juristes qui se relevaient dans les interminables séances du procès. Les noms de la plupart d’entre eux figurent dans les pièces de procédure ; ce sont : Guillaume de Montigné, avocat à la cour séculière, Jean Blanchet, bachelier ès lois, Guillaume Groyguet et Robert de la Rivière, licenciés in utroque jure, Hervé Lévi, Sénéchal de Quimper. Pierre de l’Hospital, Chancelier de Bretagne, qui doit présider, après le jugement canonique, les débats civils, assiste Jean de Malestroit. Le Promoteur, qui faisait alors office de ministère public, fut Guillaume Chapeiron, curé de Saint-Nicolas, homme éloquent et retors ; on lui adjoignit, pour alléger la fatigue des lectures, Geoffroy Pipraire, doyen de Sainte-Marie et Jacques de Pentcoetdic, Official de l’église de Nantes. Enfin, à côté de la juridiction épiscopale, l’Église avait institué, pour la répression du crime d’hérésie qui comprenait alors le parjure, le blasphème, le sacrilège, tous les forfaits de la magie, le Tribunal extraordinaire de l’Inquisition. Il siégea, aux côtés de Jean de Malestroit, en la redoutable et docte personne de Jean Blouyn, de l’ordre de Saint-Dominique, délégué par le grand Inquisiteur de France, Guillaume Mérici, aux fonctions de Vice-Inquisiteur de la ville et du diocèse de Nantes. Le Tribunal constitué, le procès s’ouvre dès le matin, car juges et témoins doivent être, suivant la coutume du temps, à jeun. On y entend le récit des parents des victimes et Robin Guillaume, faisant fonction d’huissier, celui-là même, qui s’est emparé du Maréchal à Machecoul, donne lecture de l’assignation faite à Gilles de Rais de paraître. Il est amené et déclare dédaigneusement qu’il n’accepte pas la compétence du Tribunal ; mais, ainsi que le veut la procédure canonique, le promoteur rejette aussitôt, « pour ce que par ce moyen la correction du maléfice ne soit empêchée », le déclinatoire comme étant nul en droit et « frivole » et il obtient du tribunal qu’on passe outre. Il commence à lire à l’inculpé les chefs de l’accusation portée contre lui ; Gilles crie que le promoteur est menteur et traître. Alors Guillaume Chapeiron étend le bras vers le Christ, jure qu’il dit la vérité et invite le Maréchal à prêter le même serment. Mais cet homme, qui n’a reculé devant aucun sacrilège, se trouble, refuse de se parjurer devant Dieu et la séance se lève, dans le brouhaha des outrages que Gilles vocifère contre le Promoteur. Ces préambules terminés, quelques jours après, les débats publics commencent. L’acte d’accusation, dressé en forme de réquisitoire, est lu, tout haut, devant l’accusé, devant le peuple qui tremble, alors que Chapeiron énumère, un à un, patiemment, les crimes, accuse formellement le Maréchal d’avoir pollué et occis des petits enfants, d’avoir pratiqué les opérations de la sorcellerie et de la magie, d’avoir violé à Saint-Étienne de Mer Morte, les immunités de la Sainte Église. Puis, après un silence, il reprend son discours et, laissant de côté les meurtres, ne retenant plus alors que les crimes dont la punition, prévue par le droit canonique, pouvait être prononcée par l’Église, il demande que Gilles soit frappé de la double excommunication, d’abord comme évocateur de démons, hérétique, apostat et relaps, ensuite comme sodomite et sacrilège. Gilles qui a écouté ce réquisitoire tumultueux et serré, âpre et dense, s’exaspère. Il insulte les juges, les traite de simoniaques et de ribauds, et il refuse de répondre aux questions qu’on lui pose. Le Promoteur, les assesseurs, ne se lassent point ; ils l’invitent à présenter sa défense. De nouveau, il les récuse, les outrage, puis lorsqu’il s’agit de les réfuter, il demeure muet. Alors l’Évêque et le Vice-Inquisiteur le déclarent contumace et prononcent contre lui la sentence d’excommunication qui est aussitôt rendue publique. Ils décident en outre que les débats se poursuivront, le lendemain. Un coup de sonnette interrompit la lecture que Durtal faisait de ses notes. Et des Hermies entra. — Je viens de voir Carhaix qui est souffrant, dit-il. — Tiens, qu’est-ce qu’il a ? — Rien de grave, un peu de bronchite ; il sera debout dans deux jours s’il consent à rester tranquille. — J’irai le voir, demain, dit Durtal. — Et toi, que fais-tu, reprit des Hermies, tu travailles ? — Mais oui, je pioche le procès du noble baron de Rais. Ce sera aussi ennuyeux à écrire qu’à lire ! — Et tu ne sais toujours pas quand tu auras fini ton volume ? — Non, répondit Durtal, en s’étirant. Au reste, je ne désire pas qu’il se termine. Que deviendrai-je alors ? Il faudra chercher un autre sujet, retrouver la mise en train des chapitres du début si embêtants à poser ; je passerai de mortelles heures d’oisiveté. Vraiment, quand j’y songe, la littérature n’a qu’une raison d’être, sauver celui qui la fait du dégoût de vivre ! — Et, charitablement, alléger la détresse des quelques-uns qui aiment encore l’art. — Ce qu’ils sont peu ! — Et leur nombre va, en diminuant ; la nouvelle génération ne s’intéresse plus qu’aux jeux de hasard et aux jockeys ! — Oui, c’est exact ; maintenant les hommes jouent et ne lisent plus ; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres et déterminent les succès ou les fours ; aussi, est-ce à la Dame, comme l’appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifierais volontiers, que nous sommes redevables de ces écuellées de romans tièdes et mucilagineux qu’on vante ! Ça promet, dans l’avenir, une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer, en un style secouru, les idées digérées et toujours chauves. Oh ! et puis, reprit Durtal, après un silence, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi ; les rares artistes qui restent n’ont plus à s’occuper du public ; ils vivent et travaillent loin des salons, loin de la cohue des couturiers de lettres ; le seul dépit qu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur œuvre est imprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités des foules ! — Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritable prostitution ; la mise en vente, c’est l’acceptation des déshonorantes familiarités du premier venu ; c’est la pollution, le viol consenti, du peu qu’on vaut ! — Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits à l’abri des mufles ; l’art devrait être ainsi que la femme qu’on aime, hors de portée, dans l’espace, loin ; car enfin c’est avec la prière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre ! Aussi, lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Je m’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Je ne me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il a disparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort ; c’est te dire que je ne suis pas pressé de terminer l’histoire de Gilles qui malheureusement, tout de même, s’achève ; le sort qui lui est réservé me laisse indifférent et je m’en désintéresserai même absolument quand elle paraîtra ! — Dis donc, fais-tu quelque chose, ce soir ? — Non, pourquoi ? — Veux-tu que nous dînions ensemble ? — Ça va ! Et tandis que Durtal enfilait ses bottines, des Hermies reprit : — Ce qui me frappe encore dans le monde soi-disant littéraire de ce temps c’est la qualité de son hypocrisie et de sa bassesse ; ce que, par exemple, ce mot de dilettante aura servi à couvrir de turpitudes ! — Certes, car il permet les plus fructueux des ménagements ; mais ce qui est plus confondant, c’est que tout critique qui se le décerne maintenant comme un éloge, ne se doute même pas qu’il se soufflette ; car enfin, tout cela se résume en un illogisme. Le dilettante n’a pas de tempérament personnel, puisqu’il n’exècre rien et qu’il aime tout ; or, quiconque n’a pas de tempérament personnel n’a pas de talent. — Donc, reprit des Hermies, en mettant son chapeau, tout auteur qui se vante d’être un dilettante, avoue par cela même qu’il est un écrivain nul ! — Dame ! XVII Vers la fin de l’après-midi, Durtal interrompit son travail et monta aux tours de Saint-Sulpice. Il trouva Carhaix étendu dans une chambre qui attenait à celle où d’habitude ils dînaient. Ces pièces étaient semblables, avec leurs murs de pierre, sans papier de tenture, et leurs plafonds en voûte ; seulement, la chambre à coucher était plus sombre ; la croisée ouvrait sa demi-roue, non plus sur la place Saint-Sulpice, mais sur le derrière de l’église dont le toit la noyait d’ombre. Cette cellule était meublée d’un lit de fer, garni d’un sommier musical et d’un matelas, de deux chaises de canne, d’une table recouverte d’un vieux tapis. Au mur nu, un crucifix sans valeur, fleuri de buis sec, et c’était tout. Carhaix était assis sur son séant dans son lit et il parcourait des papiers et des livres. Il avait les yeux plus aqueux, le visage plus blême que de coutume ; sa barbe, qui n’était pas rasée depuis plusieurs jours, poussait en taillis grisonnants sur ses joues caves ; mais un bon sourire rendait affectueux, presque avenants, ses pauvres traits. Aux questions que lui posa Durtal, il répondit : — Ce n’est rien ; des Hermies m’autorise à me lever demain ; mais quelle affreuse drogue ! — Et il montra une potion dont il prenait une cuillerée, d’heure en heure. — Qu’avalez-vous là ? demanda Durtal. Mais le sonneur l’ignorait. Pour lui éviter sans doute des frais, des Hermies lui apportait lui-même la bouteille à boire. — Vous vous ennuyez au lit ? — Vous pensez ! je suis obligé de confier mes cloches à un aide qui ne vaut rien. Ah ! si vous l’entendiez sonner ! moi, ça me donne des frissons, ça me crispe… — Ne te fais donc pas ainsi du mauvais sang, dit la femme ; dans deux jours, tu pourras les sonner, toi-même, tes cloches ! Mais il poursuivait ses plaintes. — Vous ne savez pas vous autres ; voilà des cloches qui ont l’habitude d’être bien traitées ; c’est comme les bêtes, ces instruments-là, ça n’obéit qu’à son maître. Maintenant elles déraisonnent, elles brimballent, elles sonnent la gouille ; c’est tout juste si d’ici je reconnais leurs voix ! — Que lisez-vous ? fit Durtal qui voulait détourner la conversation d’un sujet qu’il sentait pénible. — Mais des volumes écrits sur elles ! Ah tenez, monsieur Durtal, j’ai là des inscriptions qui sont d’une beauté vraiment rare. Écoutez, reprit-il, en ouvrant un livre traversé par des signets, écoutez cette phrase écrite en relief sur la robe de bronze de la grosse cloche de Schaffouse : « J’appelle les vivants, je pleure les morts, je romps la foudre. » Et cette autre donc qui figurait sur une vieille cloche du beffroi de Gand : « Mon nom est Rolande ; quand je tinte, c’est l’incendie ; quand je sonne, c’est la tempête dans les Flandre. » — Oui, celle-là ne manque pas d’une certaine allure, approuva Durtal. — Eh bien ! c’est encore fichu ! maintenant les richards font inscrire leurs noms et leurs qualités sur les clochent dont ils dotent les églises ; mais ils ont tant de qualités et de titres qu’il ne reste plus de place pour la devise. L’on manque véritablement d’humilité, dans ce temps-ci ! — Si l’on ne manquait que d’humilité ! soupira Durtal. — Oh ! reprit Carhaix tout à ses cloches, s’il n’y avait que cela ! mais à ne plus rien faire, les cloches se rouillent, le métal ne s’écrouit pas et vibre mal ; autrefois ces auxiliaires magnifiques du culte chantaient sans cesse ; on sonnait les heures canoniales : Matines et Laudes, avant le lever du jour ; Prime, dès l’aube ; Tierce, à neuf heures ; Sexte, à midi ; None, à trois heures et encore les Vêpres et les Complies ; aujourd’hui, on annonce la messe du Curé, les trois Angélus, du matin, de midi et du soir, parfois des Saluts, et, certains jours, on lance quelques volées pour des cérémonies prescrites, et c’est tout. Il n’y a plus que dans les couvents où les cloches ne dorment pas, car là, du moins, les offices de nuit persistent ! — Laisse donc cela, dit sa femme, en lui tassant l’oreiller dans le dos. Quand tu t’agiteras ainsi, ça ne t’avancera à rien et tu te feras mal. — C’est juste, fit-il résigné ; mais que veux-tu, l’on reste un homme de révolte, un vieux pécheur que rien n’apaise ; et il sourit à sa femme qui lui apportait une cuillerée de potion à boire. On sonna. Mme Carhaix s’en fut ouvrir et introduisit un prêtre hilare et rouge qui, d’une grosse voix, cria : c’est l’échelle du Paradis cet escalier ! que je souffle ! Et il tomba dans un fauteuil et s’éventa. — Eh bien, mon ami, dit-il enfin, en entrant dans la chambre à coucher, j’ai appris par le bedeau que vous étiez souffrant et je suis venu. Durtal l’examina. Une incompressible gaieté fendait cette face sanguine, aux joues peintes avec un rasoir, en bleu. Carhaix les présenta, l’un à l’autre ; ils échangèrent, le prêtre, un salut défiant et Durtal un salut froid. Celui-ci se sentait gêné, de trop, dans les effusions de l’accordant et de sa femme qui remerciaient à mains jointes cet abbé d’être monté. Il était évident que pour ce ménage, qui n’ignorait point cependant les passions sacrilèges ou médiocres du clergé, l’ecclésiastique était l’homme d’élection, un homme tellement supérieur que, dès qu’il était là, les autres ne comptaient plus. Il prit congé ; et, en descendant, il se disait : ce prêtre jubilant me fait horreur. Au reste, un prêtre, un médecin, un homme de lettres gais sont, à n’en pas douter, d’ignobles âmes, car enfin, ce sont eux qui voient de près les misères humaines, qui les consolent, les soignent, ou les décrivent. Si après cela, ils se désopilent et pouffent, c’est un comble ! Ce qui n’empêche, du reste, que quelques inconscients déplorent que le roman observé, vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu’il représente. Ils le voudraient et jovial et gaulois et fardé, les aidant, dans leur bas égoïsme, à leur faire oublier les désastreuses existences qui les frôlent ! C’est égal, Carhaix et sa femme sont tout de même de singulières gens ! Ils ploient sous le despotisme paterne des prêtres, — et il y a des moments où ça ne doit pas être drôle, — et ils les révèrent et les adorent ! mais voilà, ce sont des âmes blanches, des croyants et des humbles ! Je ne connais pas cet abbé qui était là, mais il est redondant et rubicond, il pète dans sa graisse et crève de joie. Malgré l’exemple de Saint François D’Assise qui était gai, — ce qui me le gâte, du reste, — j’ai peine à m’imaginer que cet ecclésiastique soit un être surélevé. Il est bon de dire qu’au fond il vaut mieux pour lui qu’il soit médiocre. Comment, s’il était autre, se ferait-il comprendre de ses ouailles ? et puis, s’il était supérieur, il serait haï par ses collègues et persécuté par son Évêque ! En se causant ainsi, à bâtons rompus, Durtal atteignit le bas des tours. Il s’arrêta, sous le porche. Je croyais rester plus longtemps là-haut, pensa-t-il ; il n’est que cinq heures et demie ; il faut que je tue au moins une demi-heure, avant que de me mettre à table. Le temps était presque doux, les neiges étaient balayées ; il alluma une cigarette et musa sur la place. Levant le nez, il chercha la fenêtre du sonneur et il la reconnut ; seule, elle avait un rideau, parmi les autres arcs vitrés qui s’ouvraient au-dessus du perron. Quelle abominable construction ! se dit-il, en contemplant l’église ; quand on songe que ce carré, flanqué de deux tours, ose rappeler la forme de la façade de Notre-Dame ! Et quel gâchis ! poursuivit-il, en examinant les détails. Du parvis au premier étage, il y a des colonnes doriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes ; enfin, de la base au sommet de la tour même, des colonnes corinthiennes, à feuilles d’acanthe. Que peut bien signifier ce salmigondis d’ordres païens pour une église ? Et encore cela n’existe que pour la tour habitée par les cloches ; l’autre n’est même pas terminée, mais demeurée à l’état de tube fruste, elle est moins laide ! Et ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cet indigent amas de pierres ! Pourtant, au fond, les Servandoni et les Oppernord ont été les Ézéchiel de la bâtisse, de vrais prophètes ; leur œuvre est une œuvre de voyants, en avance sur le xviiie siècle, car c’est l’effort divinatoire du moellon voulant symboliser, à une époque où les chemins de fer n’existaient pas, le futur embarcadère des railways, Saint-Sulpice, ce n’est pas, en effet, une église, c’est une gare. Et l’intérieur du monument n’est ni plus religieux, ni plus artiste que le dehors ; il n’y a vraiment dans tout cela que la cave aérienne du brave Carhaix qui me plaise ! Puis il regarda autour de lui ; cette place est bien laide, reprit-il, mais qu’elle est provinciale et intime ! Sans doute, rien ne peut égaler la hideur de ce séminaire qui dégage l’odeur rance et glacée d’un hospice. La fontaine avec ses bassins polygones, ses vases à pot au feu, ses lions pour têtes de chenets, ses prélats en niches, n’est point un chef-d’œuvre, pas plus que cette mairie dont le style administratif vous couvre les yeux de cendre ; mais sur cette place, comme dans les rues Servandoni, Garancière, Férou qui l’avoisinent, l’on respire une atmosphère faite de silence bénin et d’humidité douce. Ça sent le placard oublié et un peu l’encens. Cette place est en parfaite harmonie avec les maisons des rues surannées qui l’enserrent, avec les bondieuseries du quartier, les fabriques d’images et de ciboires, les librairies religieuses dont les livres ont des couvertures couleur de pépin, de macadam, de muscade, de bleu à linge ! Oui, c’est caduc et discret, conclut-il. La place était alors presque déserte. Quelques femmes gravissaient le perron de l’église, devant des mendiants qui murmuraient des patenôtres, en secouant des sous dans des gobelets ; un ecclésiastique, tenant sous son bras un livre revêtu de drap noir, saluait des dames aux yeux blancs ; quelques chiens galopaient ; quelques enfants se poursuivaient ou sautaient à la corde ; les énormes omnibus chocolat de la Villette et le petit omnibus jaune miel de la ligne d’Auteuil, partaient presque vides, tandis que, réunis devant leurs voitures, sur le trottoir, près d’un chalet de nécessité, des cochers causaient ; nul bruit, nulle foule et des arbres ainsi que sur le mail silencieux d’un bourg. Voyons, se dit Durtal qui considérait à nouveau l’église, il faudra pourtant bien qu’un jour, alors qu’il fera moins froid et plus clair, je monte en haut de la tour ; puis il hocha la tête. À quoi bon ? Paris à vol d’oiseau, c’était intéressant au Moyen Âge, mais maintenant ! J’apercevrai, comme au sommet des autres fûts, un amas de rues grises, les artères plus blanches des boulevards, les plaques vertes des jardins et des squares et, tout au loin, des files de maisons qui ressemblent à des dominos alignés debout et dont les points noirs sont des fenêtres. Et puis les édifices qui émergent de cette mare cahotée de toits, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, Saint-Séverin, Saint-Étienne-du-Mont, la tour Saint-Jacques sont noyés dans la déplorable masse des monuments plus neufs ; — et je ne tiens nullement à contempler, en même temps, ce spécimen de l’art des marchandes à la toilette qu’est l’Opéra, cette arche de pont qu’est l’arc de Triomphe, et ce chandelier creux qu’est la Tour Eiffel ! C’est assez de les voir séparément, en bas, sur le pavé, à des tournants de rues. Si j’allais dîner, car enfin, j’ai rendez-vous avec Hyacinthe et il faut qu’avant huit heures, je sois rentré. Il s’en fut chez un marchand de vins du voisinage où la salle, dépeuplée à six heures, permettait de discuter avec soi-même tranquillement, en mangeant des viandes demeurées saines et en buvant des breuvages pas trop mal teints. Il pensait à Mme Chantelouve et surtout au chanoine Docre. Le côté mystérieux de ce prêtre le hantait. Que pouvait-il se passer dans la cervelle d’un homme qui s’était fait dessiner un Christ sous la plante des pieds pour le mieux fouler ? Quelle haine cela révélait ! Lui en voulait-il de ne pas lui avoir donné les extases bienheureuses d’un Saint, ou, plus humainement, de ne pas l’avoir élevé aux plus hautes dignités du sacerdoce ? Évidemment, le dépit de ce prêtre était désordonné et son orgueil était immense. Il ne devait même pas être fâché d’être un objet de terreur et de dégoût, car il était ainsi quelqu’un. Puis, pour une âme foncièrement scélérate, telle que celle-là semblait l’être, quelles joies que de pouvoir faire languir ses ennemis, par d’impunissables envoûtements, dans les souffrances ! Enfin le sacrilège exalte en des allégresses furieuses, en des voluptés démentielles que rien n’égale. C’est, depuis le Moyen Âge, le crime des lâches, car la justice humaine ne le poursuit plus et l’on peut impunément le commettre, mais il est le plus excessif de tous pour un croyant et Docre croit au Christ puisqu’il le hait ! Quel monstrueux prêtre ! — Et quelles ignobles relations il a sans doute eues avec la femme de Chantelouve ! Oui, mais comment la faire parler, celle-là ? elle m’a, en somme, très nettement notifié son refus de s’expliquer sur ce sujet, l’autre jour. En attendant, comme je n’ai nulle envie de subir, ce soir, le péché de ses fredaines, je vais lui déclarer que je suis souffrant et qu’un repos absolu m’est nécessaire. Et il le fit, lorsqu’elle vint, une heure après qu’il fut rentré chez lui. Elle lui proposa une tasse de thé et, sur son refus, elle le dorlota, en l’embrassant. Puis, s’écartant un peu : — Vous travaillez trop ; vous auriez besoin de vous distraire ; allons, pour tuer le temps, si vous me faisiez un peu la cour, car enfin c’est moi qui joue, sans me lasser, ce rôle ! — non ? cette idée ne vous déride pas ? cherchons autre chose. — Voulez-vous que nous entamions une partie de cache-cache avec le chat ? vous haussez les épaules ; eh bien, puisque rien ne réussit à éclairer votre mine grognonne, causons de votre ami, de des Hermies, que devient-il ? — Mais rien de particulier. — Et ses expériences avec la médecine Mattéï ? — J’ignore s’il les continue. — Allons, je vois que ce sujet est déjà épuisé. Savez-vous que vos réponses ne sont pas encourageantes, mon cher. — Mais, fit-il, il peut arriver à tout le monde de ne pas répondre longuement à des questions. Je connais même certaine personne qui abuse quelquefois de ce laconisme, alors que sur certain chapitre on l’interroge. — Sur un chanoine, par exemple. — Vous l’avez dit. Elle croisa tranquillement les jambes. — Cette personne avait sans doute des raisons pour se taire ; mais si cette personne tient réellement à obliger celle qui l’interroge, peut-être s’est-elle, depuis le dernier entretien, donné beaucoup de mal pour la satisfaire. — Voyons, ma chère Hyacinthe, expliquez-vous, dit-il, la face réjouie, en lui serrant les mains. — Avouez que si je vous mettais ainsi l’eau à la bouche, à seule fin de ne plus avoir devant les yeux un visage bougon, j’aurais bien réussi. Il gardait le silence, se demandant si elle se fichait de lui, ou bien si réellement, elle consentait à parler. — Écoutez, reprit-elle ; je maintiens ma décision de l’autre soir ; je ne vous permettrai pas de vous lier avec le chanoine Docre ; mais, à un moment fixé, je puis, sans que vous entriez en relations avec lui, vous faire assister à la cérémonie que vous désirez le plus connaître. — À la Messe Noire ? — Oui ; avant huit jours, Docre aura quitté Paris ; si vous le voyez, une fois avec moi, jamais plus après vous ne le reverrez. Conservez donc vos soirées libres pendant une huitaine ; quand l’instant sera venu, je vous ferai signe ; mais vous pouvez me remercier, mon ami, car pour vous être utile, j’enfreins les ordres de mon confesseur que je n’ose plus revoir et je me damne ! Il l’embrassa gentiment, la câlina, puis : — C’est donc sérieux, c’est donc bien réellement un monstre que cet homme ? — J’en ai peur ; — dans tous les cas, je ne souhaite de l’avoir pour ennemi à personne ! — Dame ! s’il envoûte les gens comme Gévingey ! — Certes, et je ne voudrais pas être à la place de l’astrologue. — Vous y croyez donc ! — Voyons, comment opère-t-il, avec le sang des souris, les hachis ou les huiles ? — Tiens, vous savez cela. — Il se sert, en effet, de ces substances ; il est même un des seuls qui puisse les manipuler, car l’on s’empoisonne fort bien avec ; il en est de même que des matières explosibles si dangereuses à manier pour ceux qui les préparent ; mais souvent, lorsqu’il s’attaque à des êtres sans défense, il use de recettes plus simples. Il distille des extraits de poisons et il y ajoute de l’acide sulfurique pour bouillonner dans la plaie ; alors il trempe dans ce composé la pointe d’une lancette avec laquelle il fait piquer sa victime par un esprit volant ou une larve. C’est l’envoûtement ordinaire, connu, celui des Rose-Croix et autres débutants en Satanisme. Durtal se mit à rire. — Mais, ma chère, à vous entendre, on expédierait à distance la mort, ainsi qu’une lettre. — Et certaines maladies telles que le choléra, on ne les dépêche pas par lettres ? Demandez aux services sanitaires qui désinfectent pendant les épidémies les envois de poste ! — Je ne dis pas le contraire, mais le cas n’est pas le même. — Si, puisque c’est la question de transmission, d’invisibilité, de distance, qui vous étonne ! — Ce qui m’étonne surtout, c’est de voir les Rose-Croix mêlés à cette affaire. Je vous avoue que je ne les avais jamais considérés que comme de doux jobards ou de funéraires farceurs. — Mais, toutes les sociétés sont formées de jobards, et, à leur tête, il y a toujours des farceurs qui les exploitent. Or c’est le cas des Rose-Croix ; cela n’empêche point que leurs chefs tentent en secret le crime. Il n’y a pas besoin d’être érudit ou intelligent pour pratiquer le rituel des maléfices. Dans tous les cas, et cela je l’affirme, il y a parmi eux un ancien homme de lettres que je connais. Celui-là vit avec une femme mariée et ils passent leur temps, elle et lui, à essayer de tuer le mari par envoûtement. — Tiens, mais c’est très supérieur au divorce, ce système-là ! Elle le regarda et fit la moue. — Je ne parlerai plus, dit-elle, car je vois que vous vous moquez de moi, vous ne croyez à rien… — Mais non, je ne ris pas, car je n’ai pas des idées bien arrêtées là-dessus. J’avoue qu’au premier abord, tout cela me semble pour le moins improbable ; mais quand je songe que tous les efforts de la science moderne ne font que confirmer les découvertes de la magie d’antan, je reste coi. C’est vrai, reprit-il, après un silence, pour ne citer qu’un fait : a-t-on assez ri de ces femmes changées en chattes, au Moyen Âge ? Eh bien, l’on a récemment amené chez M. Charcot une petite fille qui, subitement, courait à quatre pattes, bondissait, miaulait, griffait et jouait ainsi qu’une chatte. Cette métamorphose est donc possible ! Non, on ne saurait trop le répéter, la vérité c’est qu’on ne sait rien, et que l’on n’a le droit de ne rien nier ; mais pour en revenir à vos Rose-Croix, ils se dispensent, avec ces formules purement chimiques, du sacrilège ? — C’est-à-dire que leurs vénéfices, en supposant qu’ils sachent assez bien les apprêter, pour qu’ils réussissent, — ce dont je doute, — sont faciles à vaincre ; toutefois cela ne signifie point que ce groupe dans lequel figure un véritable prêtre, ne se serve pas au besoin d’Eucharisties souillées. — Ça doit encore être un bien joli prêtre, celui-là ! — Mais, puisque vous êtes si renseignée, savez-vous aussi comment l’on conjure les maléfices ? — Oui et non ; je sais que lorsque les poisons sont scellés par le sacrilège, lorsque l’opération a été faite par un maître, par Docre, ou par l’un des princes de la magie à Rome, il est très malaisé de leur opposer un antidote. On m’a cependant cité un certain abbé, à Lyon, qui réussit, à peu près seul, à l’heure actuelle, ces difficiles cures. — Le Docteur Johannès ! — Vous le connaissez ? — Non, mais Gévingey qui est parti chez lui pour se guérir m’en a parlé. — Eh bien j’ignore comment celui-là s’y prend ; ce que je sais, c’est que les maléfices qui ne sont point compliqués de sacrilèges sont évités, la plupart du temps, par la loi du retour. On renvoie le coup à celui qui le porte ; il existe encore, à l’heure actuelle, deux églises, l’une en Belgique et l’autre en France où, lorsqu’on va prier devant une statue de la Vierge, le sort qui vous a lésé rebondit sur vous et va frapper votre adversaire. — Bah ! — Oui, l’une de ces églises est à Tougres, à dix-huit kilomètres de Liège, et elle porte même le nom de Notre-Dame de Retour ; l’autre est l’église de L’Épine, un petit village près de Châlons. Cette église a été autrefois bâtie pour conjurer les vénéfices que l’on pratiquait à l’aide d’épines qui poussaient dans ce pays et servaient à transpercer des images découpées en forme de cœur. — Près de Châlons, dit Durtal, qui cherchait dans sa mémoire. Il me semble, en effet, que des Hermies m’a signalé, à propos de l’envoûtement par le sang des souris blanches, des cercles diaboliques installés dans cette ville. — Oui, cette contrée a été, de tout temps, l’un des foyers les plus véhéments du Satanisme. — Vous êtes joliment ferrée sur la matière ; c’est Docre qui vous a infusé cette science ? — Je lui dois, en effet, le peu que je vous débite ; il m’avait prise en affection, et il voulait même faire de moi son élève. — J’ai refusé et j’en suis maintenant contente, car je me soucie beaucoup plus que jadis d’être constamment en état de péché mortel. — Et la Messe Noire, vous y avez assisté ? — Oui, et je vous le dis d’avance, vous regretterez d’avoir vu d’aussi terribles choses. C’est un souvenir qui reste et fait horreur, même… surtout… lorsque l’on ne prend pas part personnellement à ces offices. Il la regarda. Elle était pâle et ses yeux enfumés battaient. — Vous l’aurez voulu, reprit-elle, vous ne pourrez donc vous plaindre, si le spectacle vous épouvante ou vous écœure. Il resta un peu interloqué par le ton sourd et triste de sa voix. — Mais lui, enfin, ce Docre, d’où sort-il, qu’a-t-il fait autrefois, comment est-il ainsi devenu un maître du Satanisme ? — Je l’ignore, je l’ai connu prêtre habitué à Paris, puis confesseur d’une Reine en exil. Il a eu d’horribles histoires, que grâce à des protections, l’on a étouffées, sous l’Empire. Il a été interné à la Trappe, puis chassé du clergé, excommunié par Rome. J’ai également appris qu’il avait été, plusieurs fois, accusé d’empoisonnement, mais acquitté, car les tribunaux n’ont jamais réussi à faire la preuve. Aujourd’hui, il vit je ne sais comment, dans l’aisance, et voyage beaucoup avec une femme qui lui sert de voyante ; pour tout le monde, c’est un scélérat, mais il est savant et pervers et puis il est si charmant ! — Oh ! fit-il, comme votre voix, comme vos yeux changent ! avouez que vous l’aimez ! — Non — je ne l’aime plus, car pourquoi ne vous le dirai-je pas, nous étions fous l’un de l’autre, à un moment ! — Et maintenant ? — Maintenant c’est fini, je vous le jure ; nous sommes restés amis et c’est tout. — Mais alors vous êtes allée souvent chez lui. Était-ce au moins curieux, avait-il un intérieur hétéroclite ? — Non, c’était confortable et c’était propre. Il possédait un cabinet de chimiste, une bibliothèque immense ; le seul livre curieux qu’il me montra, ce fut un Office sur parchemin de la Messe Noire. Il y avait des enluminures admirables, une reliure fabriquée avec la peau tannée d’un enfant mort sans baptême, estampée sur l’un de ses plats, ainsi que d’un fleuron, d’une grande hostie consacrée dans une Messe Noire. — Et que contenait ce manuscrit ? — Je ne l’ai pas lu. Ils gardèrent le silence, puis elle lui prit les mains. — Vous voici remis, dit-elle ; je savais bien que je vous guérirais de votre mine grise. Avouez, tout de même, que je suis bonne enfant de ne pas me fâcher. — Vous fâchez ? et pourquoi ? — Mais parce que c’est fort peu flatteur pour une femme, je suppose, de n’arriver à dérider un homme que lorsqu’on l’entretient d’un autre ! — Mais non, mais non, dit-il, en l’embrassant doucement sur les yeux. — Laisse, fit-elle, tout bas, cela m’énerve et il faut que je parte, car il est tard. Elle soupira et s’en fut, le laissant ahuri, se demandant une fois de plus, dans quel amas de vase la vie de cette femme avait plongé. XVIII Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieuses imprécations sur le tribunal, Gille de Rais comparut de nouveau devant ses juges. Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, une fois de plus, bondi d’un excès à un autre ; quelques heures avaient suffi pour assagir l’énergumène qui déclara reconnaître les pouvoirs des magistrats et demanda pardon de ses outrages. Ils lui affirmèrent que, pour l’amour de Notre-seigneur, ils oubliaient ses injures et, sur sa prière, l’évêque et l’inquisiteur rapportèrent la sentence d’excommunication dont ils l’avaient frappé, la veille. Cette audience, d’autres, furent occupées par la comparution de Prélati et de ses complices ; puis, s’appuyant sur le texte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de la confession si elle est « dubia, vaga, generalis, illativa, jocosa, » le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux, Gilles devait être soumis à la question canonique, c’est-à-dire à la torture. Le Maréchal supplia l’Évêque d’attendre jusqu’au lendemain et réclama le droit de se confesser tout d’abord aux juges qu’il plairait au tribunal de désigner, jurant qu’il renouvellerait ensuite ses aveux devant le public et la Cour. Jean de Malestroit accueillit cette requête et l’Évêque de Saint-Brieuc et Pierre de L’Hospital, Chancelier de Bretagne, furent chargés d’entendre Gilles dans sa cellule ; quand il eut terminé le récit de ses débauches et de ses meurtres, ils ordonnèrent qu’on amenât Prélati. À sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu’après l’interrogatoire, on s’apprêtait à reconduire l’italien dans sa geôle, il l’embrassa, disant : « Adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu’il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vous avez bonne patience et espérance en Dieu, que nous nous entreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et je prierai pour vous. » Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu’il devait avouer publiquement, à l’audience, le lendemain. Ce fut ce jour-là, le jour solennel du procès. La salle où siégeait le Tribunal était comble et la multitude, refoulée dans les escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait les venelles avoisinantes, barrait les rues. De vingt lieues à la ronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dont le nom seul faisait, avant sa capture, clore les portes dans les tremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes. Le Tribunal allait se réunir au grand complet. Tous les assesseurs qui, d’habitude, se suppléaient pendant les longues audiences, étaient présents. La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliers romans, se rajeunissait à mi-corps, s’effilait en ogive, élançait à des hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui se rejoignaient ainsi que les côtes des mitres abbatiales, en une pointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, au travers de leurs résilles de plomb, d’étroits carreaux. L’azur du plafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, à cette hauteur, que comme des têtes en acier d’épingles ; dans les ténèbres des voûtes, l’hermine des armes ducales apparaissait, confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands dés blancs, mouchetés de points noirs. Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire, les Évêques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drap d’or, étaient cravatés d’un collier de flammes par le collet orfrazé, pavé d’escarboucles, de leurs robes. En une silencieuse procession, ils s’avançaient, alourdis par leurs rigides chapes qui tombaient, en s’évasant, de leurs épaules, pareilles à des cloches d’or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquelle pendait le manipule, une sorte de voile vert. Ils flambaient, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquels on souffle, éclairaient eux-mêmes la salle, en reflétant le pâle soleil d’un pluvieux Octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et y puisait de nouvelles flammes qu’il renvoyait, en les dispersant, à l’autre bout de la salle, jusqu’au peuple muet. Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, les costumes des autres juges paraissaient plus discords et plus sombres ; les vêtements noirs des assesseurs et de l’Official, la robe blanche et noire de Jean Blouyn, les simarres en soie, les manteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés de pelleteries, de la justice séculière, semblaient défraîchis et grossiers. Les Évêques s’assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles, Jean de Malestroit qui, d’un siège plus haut, dominait la salle. Sous l’escorte d’hommes d’armes, Gilles entra. Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Ses yeux brûlaient dans des paupières rissolées, ses joues tremblaient. Sur l’injonction qui lui fut adressée, il commença le récit de ses crimes. D’une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta ses rapts d’enfants, ses hideuses tactiques, ses stimulations infernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols ; obsédé par la vision de ses victimes, il décrivit leurs agonies ralenties ou hâtées, leurs appels et leurs râles ; il avoua s’être vautré dans les élastiques tiédeurs des intestins ; il confessa qu’il avait arraché des cœurs par des plaies élargies, ouvertes, telles que des fruits mûrs. Et d’un œil de somnambule, il regardait ses doigts qu’il secouait, comme pour en laisser égoutter le sang. La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraient soudain quelques cris brefs ; et l’on emportait, en courant, des femmes évanouies, folles d’horreur. Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir ; il continuait à dévider l’effrayante litanie de ses crimes. Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusions sépulcrales, au supplice de ces petits enfants qu’il cajolait afin de leur couper, dans un baiser, le cou. Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellement formidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes d’or, les évêques blêmirent ; ces prêtres, trempés aux feux des confessions, ces juges qui, en des temps de démonomanies et de meurtres, avaient entendu les plus terrifiants des aveux ; ces prélats qu’aucun forfait, qu’aucune abjection des sens, qu’aucun purin d’âme n’étonnaient plus, se signèrent et Jean de Malestroit se dressa et voila, par pudeur, la face du Christ. Puis, tous baissèrent le front et, sans qu’un mot eût été échangé, ils écoutèrent le Maréchal qui, la figure bouleversée, trempée de sueur, regardait le crucifix dont l’invisible tête soulevait le voile, avec sa couronne hérissée d’épines. Gilles acheva son récit ; mais alors, une détente eut lieu ; jusqu’alors il était resté debout, parlant comme dans un brouillard, se racontant à lui-même, tout haut, le souvenir de ses impérissables crimes. Quand ce fut terminé, les forces l’abandonnèrent. Il tomba sur les genoux et, secoué par d’affreux sanglots, il cria : « ô Dieu, mon Rédempteur, je vous demande miséricorde et pardon ! » — Puis ce farouche et hautain baron, le premier de sa caste, sans doute, s’humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant : « Vous, les parents de ceux que j’ai si cruellement mis à mort, donnez, ah, donnez-moi le secours de vos pieuses prières ! » Alors, en sa blanche splendeur, l’âme du Moyen Âge rayonna dans cette salle. Jean de Malestroit quitta son siège et releva l’accusé qui frappait de son front désespéré les dalles ; le juge disparut en lui, le prêtre seul resta ; il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute. Il y eut dans l’audience un frémissement lorsque Jean de Malestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyée sur sa poitrine : Prie, pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut se taise ; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en folie de ton être ! Et la salle entière s’agenouilla et pria pour l’assassin. Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d’affolement et de trouble. Exténuée d’horreur, excédée de pitié, la foule houlait ; le Tribunal, silencieux et énervé, se reconquit. D’un geste, le Promoteur arrêta les discussions, balaya les larmes. Il dit que les crimes étaient « clairs et apperts, » que les preuves étaient manifestes, que la Cour pouvait maintenant, en son âme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l’on fixât le jour du jugement. Le Tribunal désigna le surlendemain. Et ce jour-là, l’Official de l’Église de Nantes Jacques de Pentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences ; la première rendue par l’Évêque et l’Inquisiteur sur les faits relevant de leur commune juridiction, commençait ainsi : « Le Saint nom du Christ invoqué, nous, Jean, Évêque de Nantes, et frère Jean Blouyn, bachelier en nos Saintes Écritures, de l’ordre des frères prêcheurs de Nantes et délégué de l’Inquisiteur de l’hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en séance du Tribunal et n’ayant sous les yeux que Dieu seul… » Et, après l’énumération des crimes, il concluait : « Nous prononçons, nous décidons, nous déclarons que toi, Gilles de Rais, cité à notre tribunal, tu es honteusement coupable d’hérésie, d’apostasie, d’évocation des démons ; que pour ces crimes, tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes les autres peines déterminées par le droit. » La seconde sentence, rendue par l’Évêque seul, sur les crimes de sodomie, de sacrilège et de violation des immunités de l’Église, qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait aux mêmes conclusions et prononçait également, dans une forme presque identique, la même peine. Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quand elle fut terminée, l’Évêque et l’Inquisiteur lui dirent : — Voulez-vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vos évocations et vos autres crimes, être réincorporé à l’Église, notre mère ? Et, sur les ardentes prières du Maréchal, ils le relevèrent de toute excommunication et l’admirent à participer aux sacrements. La justice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni, mais effacé par la contrition et la pénitence. La justice humaine demeurait seule. L’Évêque et l’Inquisiteur remirent le coupable à la Cour séculière qui, retenant les captures d’enfants et les meurtres, prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati, les autres complices, furent en même temps condamnés à être pendus et brûlés vifs. — Criez à Dieu merci, dit Pierre de L’Hospital qui présidait les débats civils, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grand repentir d’avoir commis de tels crimes ! Cette recommandation était inutile. Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Il espérait, humblement, avidement, en la miséricorde du Sauveur ; l’expiation terrestre, le bûcher, il l’appelait de toutes se forces, pour se rédimer des flammes éternelles, après sa mort. Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s’était ouvert et il avait visité ce cloaque qu’avaient si longtemps alimenté les eaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives, désespérant de pouvoir jamais étancher l’amas de ces effrayantes boues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d’horreur et de joie, il s’était subitement renversé l’âme ; il l’avait lavée de ses pleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes des élans fous. Le boucher de Sodome s’était renié, le compagnon de Jeanne d’Arc avait reparu, le mystique dont l’âme s’essorait jusqu’à Dieu, dans des balbuties d’adoration, dans des flots de larmes ! Puis il pensa à ses amis, voulut qu’eux aussi mourussent en état de grâce. Il demanda à l’Évêque de Nantes qu’ils ne fussent pas exécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoir qu’il était le plus coupable, qu’il devait les avertir de leur salut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher. Jean de Malestroit accueillit cette supplique. — Ce qui est curieux, se dit Durtal, en s’interrompant d’écrire pour allumer une cigarette, c’est que… On sonna doucement ; Mme Chantelouve entra. Elle déclara qu’elle ne restait que deux minutes, qu’elle avait une voiture en bas. — C’est pour ce soir, dit-elle ; je viendrai vous prendre à neuf heures. Écrivez-moi d’abord une lettre à peu près conçue dans ces termes, et elle lui remit un papier qu’il déplia. Il contenait simplement cette attestation : j’avoue que tout ce que j’ai dit et écrit sur la Messe Noire, sur le prêtre qui la célèbre, sur le lieu où j’ai prétendu y assister, sur les soi-disant personnes que j’y trouvai, est de pure invention. J’affirme que j’ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent, tout ce que j’ai raconté est faux. — C’est de Docre ? dit-il, regardant une petite écriture, pointue et retorse, presque agressive. — Oui ; et il veut, en outre, que cette déclaration non datée soit faite, sous forme de lettre adressée à une personne qui vous aurait consulté à ce sujet. — Il se défie donc bien de moi, votre chanoine ! — Dame, vous faites des livres ! — Ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal. Et si je refuse ? — Vous n’assisterez pas à la Messe Noire. La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea et signa la lettre que Mme Chantelouve mit dans son porte-carte. — Et dans quelle rue, cette cérémonie se passe-t-elle ? — Dans la rue Olivier de Serres. — Où est-ce ? — Près de la rue de Vaugirard, tout en haut. — Et c’est là que demeure Docre ? — Non ; nous allons dans une maison particulière qui appartient à l’une de ses amies. — Sur ce, si vous le voulez bien, vous reprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suis pressée et je me sauve. À neuf heures, n’est-ce pas, soyez prêt. Il eut à peine le temps de l’embrasser, elle était partie. Enfin, se dit-il, lorsqu’il fut seul, j’avais déjà des renseignements sur l’incubat et l’envoûtement ; il ne me restait plus à connaître que la Messe Noire pour être tout à fait au courant du Satanisme, tel qu’il se pratique de nos jours et je vais la voir ! Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Paris recélât des dessous pareils ! Et comme les choses s’attirent et se lient ; il fallait que je m’occupasse de Gilles de Rais et du Diabolisme au Moyen Âge, pour que le diabolisme contemporain me fût montré ! Et il repensa à Docre et il se dit : — quelle finaude crapule que ce prêtre ! Au fond, parmi ces occultistes qui grouillent aujourd’hui dans la décomposition des idées d’un temps, celui-là est le seul qui m’intéresse. Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, les spirites, les hermétistes, les Rose-Croix, me font l’effet, lorsqu’ils ne sont pas de simples larrons, d’enfants qui jouent et se chamaillent, en trébuchant, dans une cave ; et si l’on descend plus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyantes et des sorciers, que trouve-t-on, sinon des agences de prostitution et de chantage ? Tous ces soi-disant débitants d’avenir sont fort malpropres ; c’est la seule chose dans l’occulte, dont on soit sûr ! Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions. Il venait annoncer à Durtal que Gévingey était de retour et qu’ils devaient dîner ensemble, le surlendemain, chez Carhaix. — Sa bronchite est donc guérie ? — Oui, complètement. Préoccupé de l’idée de la Messe Noire, Durtal ne put se taire et il avoua que, le soir même, il devait y assister ; — et devant la mine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu’il avait promis le secret et qu’il ne pouvait, pour l’instant, lui en raconter davantage. — Mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies. Est-ce indiscret de te demander le nom de l’abbé qui présidera à cet office ? — Non, c’est le chanoine Docre. — Ah ! — Et l’autre se tut ; il cherchait évidemment à deviner à l’aide de quelles manigances son ami avait pu joindre ce prêtre. — Tu m’as autrefois narré, reprit Durtal, qu’au Moyen Âge, la Messe Noire se disait sur la croupe nue d’une femme, qu’au xviie siècle, elle se célébrait sur le ventre, et maintenant ? — Je crois qu’elle a lieu comme à l’Église, devant un autel. Du reste, à la fin du xve siècle, elle s’est quelquefois débitée ainsi, dans les Biscayes. Il est vrai que le diable opérait alors en personne. Revêtu d’habits épiscopaux, déchirés et souillés, il communiait avec des rondelles de savate, criant : ceci est mon corps ! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèles qui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et le croupion. J’espère que tu ne seras pas obligé de rendre d’aussi bas hommages à ton chanoine. Durtal se mit à rire. — Non, je ne pense pas qu’il exige de telles prébendes ; mais, voyons, tu ne juges point que décidément les êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont un peu fous ? — Fous ! et pourquoi ? — Le culte du Démon n’est pas plus insane que celui de Dieu ; l’un purule et l’autre resplendit, voilà tout ; à ce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconque seraient déments ! Non, les affiliés du Satanisme sont des mystiques d’un ordre immonde, mais ce sont des mystiques. Maintenant, il est fort probable que leurs élans vers l’au-delà du Mal coïncident avec les tribulations enragées des sens, car la Luxure est la goutte-mère du Démonisme. La médecine classe tant bien que mal cette faim de l’ordure dans les districts inconnus de la Névrose ; et, elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu’est cette maladie dont tout le monde souffre ; il est bien certain, en effet, que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu’autrefois, au moindre choc. Tiens, rappelle-toi les détails donnés par les journaux, sur l’exécution des condamnés à mort ; ils nous révèlent que le bourreau travaille avec timidité, qu’il est sur le point de s’évanouir, qu’il a mal aux nerfs, lorsqu’il décapite un homme. Quelle misère ! lorsqu’on le compare aux invincibles tortionnaires du vieux temps ! Ceux-là vous enfermaient la jambe dans un bas de parchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyait doucement les chairs ; ou bien, ils vous enfonçaient des coins dans les cuisses et brisaient les os ; ils vous cassaient les pouces des mains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanières d’épiderme dans le râble, vous retroussaient comme un tablier la peau du ventre ; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vous rôtissaient, vous arrosaient de brandevin en flammes, avec une face impassible, des nerfs tranquilles, qu’aucun cri, qu’aucune plainte n’ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaient seulement, après l’opération, bonne soif et grande faim. C’étaient des sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant ! Mais, pour en revenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s’ils ne sont pas des fous, ce sont, à n’en point douter, de très répugnants paillards. Observe-les. Je suis sûr qu’en invoquant Belzébuth, ils pensent aux prélibations charnelles. N’aie pas peur, va, il n’y a point, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyr dont parle Jacques De Voragine, dans son histoire de Saint Paul l’Ermite. Tu connais cette légende ? — Non. — Eh bien, pour te rafraîchir l’âme, je vais te la conter. Ce martyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds et poings liés, sur un lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulut forcer. Comme il ardait et qu’il allait pécher, il se coupa la langue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme ; et « ainsi la douleur enchassa la tentation », dit le bon de Voragine. — Mon héroïsme n’irait pas jusque-là, je l’avoue ; mais… tu t’en vas déjà ? — Oui, je suis attendu. — Quelle bizarre époque ! reprit Durtal, en le reconduisant. C’est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s’éveille et que les folies de l’occulte commencent. — Mais il en a toujours été ainsi ; les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alors que le matérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tous les cent ans. Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin du dernier siècle. À côté des rationalistes et des athées, tu trouves Saint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, les sociétés des Rose-Croix, les cercles infernaux, comme maintenant ! — Sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance. — Oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostro avaient du moins une certaine allure et probablement aussi une certaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliborons et quels camelots ! XIX Ils montaient, cahotés dans un fiacre, la rue de Vaugirard. Mme Chantelouve s’était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal la regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait puis s’éteignait sur sa voilette. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu’elle ne retira pas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir-là, en révolte et moins fins que d’habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie ? — Mais, d’une voix angoissée et basse, elle lui dit : — Non, ne parlez pas. — Et, très ennuyé de ce tête-à-tête taciturne, presque hostile, il se remit à examiner la route par les carreaux de la voiture. La rue s’étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaque pas ; elle était à peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à mesure qu’elle s’allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée ! se disait-il, inquiété par la physionomie froide, rentrée de cette femme. Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit un coude et s’arrêta. Hyacinthe descendit ; en attendant la monnaie que le cocher devait lui rendre, Durtal inspecta, d’un coup d’œil, les alentours ; il était dans une sorte d’impasse. Des maisons basses et mornes bordaient une chaussée aux pavés tumultueux et sans trottoirs ; en se retournant, quand le cocher partit, il se trouva devant un long et haut mur, au-dessus duquel bruissaient, dans l’ombre, des feuilles d’arbres. Une petite porte, trouée d’un guichet, s’enfonçait dans l’épaisseur de ce mur sombre, chiné de traits blancs par des raies de plâtre qui hourdaient ses fissures et bouchaient ses brèches. Subitement, plus loin, une lueur jaillit d’une devanture et, sans doute attiré par le roulement du fiacre, un homme, portant le tablier noir des marchands de vins, se pencha hors d’une boutique et saliva sur le seuil. — C’est ici, dit Mme Chantelouve. Elle sonna, le guichet s’ouvrit ; elle souleva sa voilette, un jet de lanterne la frappa au visage ; la porte disparut sans bruit, ils pénétrèrent dans un jardin. — Bonjour, Madame. — Bonjour, Marie. — C’est dans la chapelle ? — Oui, Madame veut-elle que je la conduise ? — Non, merci. La femme à la lanterne scruta Durtal ; il aperçut, sous une capeline, des mèches grises tordues sur une figure en désordre et vieille ; mais elle ne lui laissa pas le temps de l’examiner car elle rentra près du mur dans un pavillon qui lui servait de loge. Il suivit Hyacinthe qui traversait des allées obscures et sentant le buis, jusqu’au perron d’une bâtisse. Elle était comme chez elle, poussait les portes, faisait claquer ses talons sur les dalles. — Prenez garde, fit-elle, après avoir franchi un vestibule, il y a trois marches. Ils débouchèrent dans une cour, s’arrêtèrent devant une ancienne maison et elle sonna. Un petit homme parut, s’effaça, lui demanda de ses nouvelles, d’une voix affétée et chantante. Elle passa, en le saluant, et Durtal frôla une face faisandée, des yeux liquides et en gomme, des joues plâtrées de fard, des lèvres peintes et il pensa qu’il était tombé dans un repaire de sodomites. — Vous ne m’aviez pas annoncé que je m’approcherais d’une telle compagnie, dit-il à Hyacinthe qu’il rejoignit au tournant d’un couloir éclairé par une lampe. — Pensiez-vous rencontrer ici des Saints ? Et elle haussa les épaules et tira une porte. Ils étaient dans une chapelle, au plafond bas, traversé par des poutres peinturlurées au goudron, aux fenêtres cachées sous de grands rideaux, aux murs lézardés et déteints. Durtal recula, dès les premiers pas. Des bouches de calorifère soufflaient des trombes ; une abominable odeur d’humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteur irritée d’alcalis, de résines et d’herbes brûlées, lui pressurait la gorge, lui serrait les tempes. Il s’avançait à tâtons, sondait cette chapelle qu’éclairaient à peine, dans leurs suspensions de bronze doré et de verre rose, des veilleuses de sanctuaire. Hyacinthe lui fit signe de s’asseoir et elle se dirigea vers un groupe de personnes installées sur des divans, en un coin, dans l’ombre. Un peu gêné d’être ainsi mis à l’écart, Durtal remarqua que, parmi ces assistants, il y avait très peu d’hommes et beaucoup de femmes ; mais ce fut en vain qu’il s’efforça de discerner leurs traits. Çà et là, pourtant, à un élan des veilleuses, il apercevait un type junonien de grosse brune, puis une face d’homme, rasée et triste. Il les observa, put constater que ces femmes ne caquetaient pas entre elles ; leur conversation paraissait peureuse et grave, car aucun rire, aucun éclat de voix ne s’entendait, mais un chuchotement irrésolu, furtif, sans aucun geste. Sapristi ! se dit-il, Satan n’a pas l’air de rendre ses fidèles heureux ! Un enfant de chœur, vêtu de rouge, s’avança vers le fond de la chapelle et alluma une rangée de cierges. Alors l’autel apparut, un autel d’église ordinaire, surmonté d’un tabernacle au-dessus duquel se dressait un Christ dérisoire, infâme. On lui avait relevé la tête, allongé le col et les plis peints aux joues muaient sa face douloureuse en une gueule tordue par un rire ignoble. Il était nu, et à la place du linge qui ceignait ses flancs, l’immondice en émoi de l’homme surgissait d’un paquet de crin. Devant le tabernacle, un calice couvert du pale était posé ; l’enfant de chœur lissait avec ses mains la nappe de l’autel, ginginait des hanches, se haussait sur un pied, comme pour s’envoler, jouait les chérubins, sous prétexte d’atteindre les cierges noirs dont l’odeur de bitume et de poix s’ajoutait maintenant aux pestilences étouffées de cette pièce. Durtal reconnut sous la robe rouge le « petit Jésus » qui gardait la porte quand il entra et il comprit le rôle réservé à cet homme dont la sacrilège ordure se substituait à cette pureté de l’enfance que veut l’Église. Puis, un autre enfant de chœur encore plus hideux s’exhiba. Efflanqué, creusé par les toux, réparé par des carmins et des blancs gras, il boitillait, en chantonnant. Il s’approcha de trépieds qui flanquaient l’autel, remua les braises accouvies dans les cendres et il y jeta des morceaux de résine et des feuilles. Durtal commençait à s’ennuyer quand Hyacinthe le rejoignit ; elle s’excusa de l’avoir laissé si longtemps seul, l’invita à changer de place et elle le conduisit, derrière toutes les rangées de chaises, très à l’écart. — Nous sommes donc dans une vraie chapelle ? demanda-t-il. — Oui, cette maison, cette église, ce jardin que nous avons traversé, ce sont les restes d’un ancien couvent d’Ursulines, maintenant détruit. L’on a pendant longtemps resserré des fourrages dans cette chapelle ; la maison appartenait à un loueur de voitures qui l’a vendue, tenez, à cette dame, — et elle désignait une grosse brune qu’avait entr’aperçue Durtal. — Et, elle est mariée, cette dame ? — Non, c’est une ancienne religieuse qui fut jadis débauchée par le chanoine Docre. — Ah ! et ces messieurs qui paraissent vouloir rester dans l’ombre ? — Ce sont des Sataniques… il y en a un parmi eux qui fut professeur à l’école de Médecine ; il a chez lui un oratoire où il prie la statue de la Vénus Astarté, debout sur un autel. — Bah ! — Oui ; — il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplent ses forces qu’il use avec des créatures de ce genre ; — et elle désigna, d’un geste, les enfants de chœur. — Vous me garantissez la véracité de cette histoire ? — Je l’invente si peu que vous la trouverez racontée tout au long dans un journal religieux « les Annales de la Sainteté ». Et, bien qu’il fût clairement désigné dans l’article, ce Monsieur n’a pas osé faire poursuivre ce journal ! — Ah çà, qu’est-ce que vous avez ? reprit-elle, en le regardant. — J’ai… que j’étouffe ; l’odeur de ces cassolettes est intolérable ! — Vous vous y habituerez dans quelques secondes. — Mais qu’est-ce qu’ils brûlent pour que ça pue comme cela ? — De la rue, des feuilles de jusquiame et de datura, des solanées sèches et de la myrrhe ; ce sont des parfums agréables à Satan, notre maître ! Elle dit cela de cette voix gutturale, changée, qu’elle avait, à certains instants, au lit. Il la dévisagea ; elle était pâle ; la bouche était serrée, les yeux pluvieux battaient. — Le voici, murmura-t-elle, tout à coup, pendant que les femmes couraient devant eux, allaient s’agenouiller sur des chaises. Précédé des deux enfants de chœur, coiffé d’un bonnet écarlate sur lequel se dressaient deux cornes de bison en étoffe rouge, le chanoine entra. Durtal l’examina, tandis qu’il marchait à l’autel. Il était grand mais mal bâti, tout en buste ; le front dénudé se prolongeait sans courbe en un nez droit ; les lèvres, les joues étaient hérissées de ces poils durs et drus qu’ont les anciens prêtres qui se sont longtemps rasés ; les traits étaient sinueux et gros ; les yeux en pépins de pommes, petits, noirs, serrés près du nez, phosphoraient. Somme toute, sa physionomie était mauvaise et remuée, mais énergique et ces yeux durs et fixes ne ressemblaient pas à ces prunelles fuyantes et sournoises que s’était imaginé Durtal. Il s’inclina solennellement devant l’autel, monta les gradins, et commença sa messe. Durtal vit alors qu’il était, sous les habits du sacrifice, nu. Ses chairs refoulées par des jarretières attachées haut, apparaissaient au-dessus de ses bas noirs. La chasuble avait la forme ordinaire des chasubles, mais elle était du rouge sombre du sang sec et, au milieu, dans un triangle autour duquel fusait une végétation de colchiques, de sabines, de pommes-vinettes et d’euphorbes, un bouc noir, debout, présentait les cornes. Docre faisait les génuflexions, les inclinations médiocres ou profondes, spécifiées par le rituel ; les enfants de chœur, à genoux, débitaient les répons latins, d’une voix cristalline qui chantait sur les fins de mots. — Ah çà, mais c’est une simple messe basse, dit Durtal à Mme Chantelouve. Elle fit signe que non. En effet, à ce moment, les enfants de chœur passèrent derrière l’autel, rapportèrent, l’un, des réchauds de cuivre, l’autre, des encensoirs qu’ils distribuèrent aux assistants. Toutes les femmes s’enveloppèrent de fumée ; quelques-unes se jetèrent la tête sur les réchauds, humèrent l’odeur à plein nez, puis, défaillantes, se dégrafèrent, en poussant des soupirs rauques. Alors le sacrifice s’interrompit. Le prêtre descendit à reculons les marches, s’agenouilla sur la dernière et, d’une voix trépidante et aiguë, il cria : — « Maître des Esclandres, Dispensateur des bienfaits du crime, Intendant des somptueux péchés et des grands vices, Satan, c’est toi que nous adorons, Dieu logique, Dieu juste ! « Légat suradmirable des fausses transes, tu accueilles la mendicité de nos larmes ; tu sauves l’honneur des familles par l’avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises ; tu insinues la hâte des fausses couches aux mères et ton obstétrique épargne les angoisses de la maturité, la douleur des chutes, aux enfants qui meurent avant de naître ! « Soutien du Pauvre exaspéré, Cordial des vaincus, c’est toi qui les doues de l’hypocrisie, de l’ingratitude, de l’orgueil, afin qu’ils se puissent défendre contre les attaques des enfants de Dieu, des Riches ! « Suzerain des mépris, Comptable des humiliations, Tenancier des vieilles haines, toi seul fertilises le cerveau de l’homme que l’injustice écrase ; tu lui souffles les idées des vengeances préparées, des méfaits sûrs ; tu l’incites aux meurtres, tu lui donnes l’exubérante joie des représailles acquises, la bonne ivresse des supplices accomplis, des pleurs, dont il est cause ! « Espoir des virilités, Angoisse des matrices vides, Satan, tu ne demandes point les inutiles épreuves des reins chastes, tu ne vantes pas la démence des carêmes et des siestes ; toi seul reçois les suppliques charnelles et les apostilles auprès des familles pauvres et cupides. Tu détermines la mère à vendre sa fille, à céder son fils, tu aides aux amours stériles et réprouvées, Tuteur des stridentes Névroses, Tour de Plomb des Hystéries, Vase ensanglanté des Viols ! « Maître, tes fidèles servants, à genoux, t’implorent. Ils te supplient de leur assurer l’allégresse de ces délectables forfaits que la justice ignore ; ils te supplient d’aider aux maléfices dont les traces inconnues déroutent la raison de l’homme ; ils te supplient de les exaucer, alors qu’ils souhaitent la torture de tous ceux qui les aiment et qui les servent ; ils te demandent enfin, gloire, richesse, puissance, à toi, le Roi des déshérités, le Fils qui chassa l’inexorable Père ! » Puis Docre se releva, et, debout, d’une voix claire, haineuse, les bras étendus, vociféra : — « Et toi, toi, qu’en ma qualité de prêtre, je force, que tu le veuilles ou non, à descendre dans cette hostie, à t’incarner dans ce pain, Jésus, Artisan des supercheries, Larron d’hommages, Voleur d’affection, écoute ! Depuis le jour où tu sortis des entrailles ambassadrices d’une Vierge, tu as failli à tes engagements, menti à tes promesses ; des siècles ont sangloté, en t’attendant, Dieu fuyard, Dieu muet ! Tu devais rédimer les hommes et tu n’as rien racheté ; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t’endors ! Va, mens, dis au misérable qui t’appelle : « Espère, patiente, souffre, l’hôpital des âmes te recevra, les anges t’assisteront, le Ciel s’ouvre. » — Imposteur ! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de ton inertie, s’éloignent ! — Tu devais être le Truchement de nos plaintes, le Chambellan de nos pleurs, tu devais les introduire près du Père et tu ne l’as point fait, parce que sans doute cette intercession dérangeait ton sommeil d’Éternité béate et repue ! « Tu as oublié cette Pauvreté que tu prêchais, Vassal énamouré des Banques ! Tu as vu sous le pressoir de l’agio broyer les faibles, tu as entendu les râles des timides perclus par les famines, des femmes éventrées pour un peu de pain et tu as fait répondre par la Chancellerie de tes Simoniaques, par tes représentants de commerce, par tes Papes, des excuses dilatoires, des promesses évasives, Basochien de sacristie, Dieu d’affaires ! « Monstre, dont l’inconcevable férocité engendra la vie et l’infligea à des innocents que tu oses condamner, au nom d’on ne sait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d’on ne sait quelles clauses, nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfin tes impudents mensonges, tes inexpiables crimes ! Nous voudrions taper sur tes clous, appuyer sur tes épines, ramener le sang douloureux au bord de tes plaies sèches ! « Et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton Corps, Profanateur des amples vices, Abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, Roi fainéant, Dieu lâche ! » — Amen, crièrent les voix cristallines des enfants de chœur. Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d’insultes ; l’immondice de ce prêtre le stupéfiait ; un silence succéda à ces hurlements ; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu’alors taciturnes s’agitèrent, alors que, remonté à l’autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la main gauche, d’un grand geste. Et soudain les enfants de chœur agitèrent des sonnettes. Ce fut comme un signal ; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L’une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventre et rama l’air avec ses pieds ; une autre, subitement atteinte d’un strabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, en haut ; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d’un jet brusque et, se laboura en râclant la gorge avec ses ongles ; une autre encore, étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d’affreuses grimaces, tira, sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d’une bouche en sang, hersée de dents rouges. Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre. Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d’effrayants outrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de chœur s’agenouilla devant lui, en tournant le dos à l’autel. Un frisson parcourut l’échine du prêtre. D’un ton solennel, mais d’une voix clignotante il dit : « Hoc est enim corpus meum », puis, au lieu de s’agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur. Il titubait entre les deux enfants de chœur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l’hostie, qu’il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches. Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L’aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes ; pendant que les enfants de chœur encensaient la nudité du pontife, des femmes se ruèrent sur le Pain Eucharistique et, à plat ventre, au pied de l’autel, le griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure. Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d’un rire déchirant puis cria : mon prêtre, mon prêtre ! une vieille s’arracha les cheveux, bondit, pivota sur elle-même, se ploya, ne tint plus que sur un pied, s’abattit près d’une jeune fille qui, blottie le long d’un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l’eau gazeuse, crachait, en pleurant, d’affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté, vit, dans la fumée, ainsi qu’au travers d’un brouillard, les cornes rouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait des pains azymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait aux femmes ; et elles les enfouissaient en bramant, ou se culbutaient, les unes sur les autres, pour les violer. C’était un cabanon exaspéré d’hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles. Alors, tandis que les enfants de chœur s’alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait, retroussée, sur l’autel, empoignait, d’une main, la hampe du Christ et ramenait de l’autre le calice sous ses jambes nues, au fond de la chapelle, dans l’ombre, une enfant, qui n’avait pas encore bougé, se courba tout à coup en avant et hurla à la mort, comme une chienne ! Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n’était plus là. Il finit par l’apercevoir auprès du chanoine ; il enjamba les corps enlacés sur les tapis et s’approcha d’elle. Les narines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples. — L’odeur du sabbat ! lui dit-elle, à mi-voix, les dents serrées. — Ah çà, venez-vous, à la fin ? Elle sembla s’éveiller, eut un moment d’hésitation, puis sans rien répondre, elle le suivit. Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenant sortaient des dents prêtes à mordre ; il poussa Mme Chantelouve vers la porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du concierge étant vide, il tira le cordon et se trouva dans la rue. Là, il s’arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d’air ; Hyacinthe, immobile, perdue au loin, s’accota au mur. Il la regarda. — Avouez que vous avez envie de rentrer ? dit-il, d’un ton dans lequel le mépris perçait. — Non, fit-elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Je suis étourdie, j’ai besoin d’un verre d’eau pour me remettre. Et elle remonta la rue, alla droit, en s’appuyant sur lui, chez le marchand de vins dont la devanture était ouverte. C’était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables et des bancs de bois, un comptoir en zinc, un jeu de zanzibar, et des brocs violets ; au plafond, un bec de gaz en forme d’U ; deux ouvriers terrassiers jouaient aux cartes ; ils se retournèrent et rirent ; le patron retira le brûle-gueule de sa bouche et saliva dans du sable ; il ne semblait nullement surpris de voir cette femme élégante dans son taudis. Durtal qui l’observait crut même surprendre un clin d’œil échangé entre Mme Chantelouve et lui. Il alluma une bougie et souffla à voix basse : — Monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer, avec ces gens ; je vais vous conduire dans une pièce où vous serez seuls. — Voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s’engageait dans la spirale d’un escalier, voilà bien des allées et venues pour un verre d’eau ! Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché, moisi, couvert d’images de journaux illustrés piquées avec des épingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée de fondrières, meublée d’un lit à flèche et sans rideaux, d’un pot de chambre égueulé, d’une table, d’une cuvette et de deux chaises. L’homme apporta un carafon d’eau-de-vie, du sucre, une carafe, des verres, puis il descendit. Alors, les yeux fous, sombres, elle enlaça Durtal. — Ah ! mais non ! s’écria-t-il, furieux d’être tombé dans ce piège, j’ai assez de tout cela, moi ! Et puis, il se fait tard, votre mari vous attend, il est temps pour vous de l’aller rejoindre ! Elle ne l’écoutait même pas. — Je te désire, fit-elle, et elle le prit en traître, l’obligea à la vouloir. Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrit toute grande l’abominable couche, et, relevant sa chemise dans le dos, elle se frotta l’échine sur le grain dur des draps, les yeux pâmés et riant d’aise ! Elle le saisit et lui révéla les mœurs de captif, des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas ; elle les pimenta de furies de goule et, subitement, quand il put s’échapper, il frémit, car il aperçut dans la couche des fragments d’hostie. — Oh ! vous me faites horreur, lui dit-il ; allons, habillez-vous et partons ! Tandis qu’elle se vêtait, silencieuse, l’air égaré, il s’assit sur une chaise et la fétidité de cette chambre l’écœura ; puis il n’était pas absolument certain de la Transsubstantiation ; il ne croyait pas fermement que le Sauveur résidât dans ce pain souillé, mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans le vouloir, l’attrista. — Et si c’était vrai, se dit-il, si la présence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérable prêtre l’attestent ! Non, décidément, je me suis par trop abreuvé d’ordures ; c’est fini ; l’occasion est bonne pour me fâcher avec cette créature que je n’ai, depuis notre première entrevue, que tolérée, en somme, et je vais le faire ! Il dut, en bas, dans le cabaret, subir les sourires complaisants des terrassiers ; il paya, et sans attendre sa monnaie, s’empressa de fuir. Ils gagnèrent la rue de Vaugirard et il héla une voiture. Ils roulèrent, sans même se regarder, perdus dans leurs réflexions. — À bientôt, fit Mme Chantelouve, d’un ton presque timide, lorsqu’elle fut déposée à sa porte. — Non, répondit-il ; il n’y a vraiment pas moyen de nous entendre ; vous voulez tout et je ne veux rien ; mieux vaut rompre ; nos relations s’étireraient, se termineraient dans les amertumes et les redites. Oh ! Et puis, après ce qui vient de se passer ce soir, non, voyez-vous, non ! — Et il donna son adresse au cocher et s’enfouit dans le fond du fiacre. XX Il ne s’embête pas, le chanoine, dit des Hermies, lorsque Durtal lui eut conté les détails de la Messe Noire. C’est un véritable sérail d’hystéro-épileptiques et d’éthéromanes qu’il s’est formé ; mais tout cela manque d’ampleur. Certes, au point de vue des contumélies et des blasphèmes, des besognes sacrilèges et des galimafrées sensorielles, ce prêtre semble exorbitant, presque unique ; mais le côté sanglant et incestueux des vieux sabbats fait défaut. Docre est, au demeurant, fort au-dessous de Gilles De Rais ; ses œuvres sont incomplètes, fades, molles, si l’on peut dire. — Tu es bon, toi ; ce n’est pas facile de se procurer des enfants que l’on puisse impunément égorger, sans que des parents chiaillent et sans que la police ne s’en mêle ! — Sans doute et c’est à des difficultés de ce genre qu’il convient évidemment d’attribuer la célébration pacifique de cette messe. Mais, je repense, pour l’instant, à ces femmes que tu m’as décrites, à celles qui se jettent la face sur des réchauds afin de humer la fumée des résines et des plantes ; elles usent des procédés des Aïssaouas qui se précipitent également la tête sur des braseros, alors que la catalepsie, nécessaire à leurs exercices, tarde ; quant aux autres phénomènes que tu me cites, ils sont connus dans les hospices et, sauf l’effluence démoniaque, ils ne nous apprennent rien de neuf ; — maintenant, autre chose, reprit-il, pas un mot de tout cela devant Carhaix, car s’il savait que tu as assisté à un office en l’honneur du Diable, il serait capable de te fermer sa porte ! Ils descendirent du logis de Durtal et s’acheminèrent vers les tours de Saint-Sulpice. — Je ne me suis pas inquiété des victuailles puisque tu t’en chargeais, dit Durtal, mais j’ai envoyé, ce matin, à la femme de Carhaix, en sus des desserts et du vin, de vrais pains d’épices de Hollande et deux liqueurs un peu surprenantes, un élixir de longue vie que nous prendrons, en guise d’apéritif, avant le repas, et un flacon de crème de céleri. Je les ai découverts chez un distillateur probe. — Oh ! — Oui, mon ami, probe ; tu verras, cet élixir de longue vie est fabriqué, suivant une très ancienne formule du Codex, avec de l’aloès socotrin, du petit cardamome, du safran, de la myrrhe et un tas d’autres aromates. C’est inhumainement amer, mais c’est exquis ! — Soit ; au reste, c’est bien le moins que nous fêtions la délivrance de Gévingey. — Tu l’as revu ? — Oui ; il se porte à ravir ; nous lui ferons raconter sa guérison. — Je me demande avec quoi il vit encore celui-là ? — Mais avec les ressources que lui procure sa science d’astrologue. — Il y a donc des gens riches qui se font tirer des horoscopes ? — Dame, il faut le croire ; — à te dire vrai, je pense que Gévingey n’est pas très à son aise. Sous l’Empire, il fut l’astrologue de l’Impératrice qui était fort superstitieuse et ajoutait foi autant que Napolèon, du reste, aux prédictions et aux sorts ; mais depuis la chute de l’Empire, sa situation a bien baissé. Il passe cependant pour être le seul en France qui ait conservé les secrets de Cornélius Agrippa et de Crémone, de Ruggiéri et de Gauric, de Sinibald le spadassin et de Trithème. Ils étaient arrivés, tout en discourant, dans l’escalier, à la porte du sonneur. L’astrologue était installé déjà et la table était prête. Tous firent un peu la grimace lorsqu’ils goûtèrent l’active et noire liqueur que leur versa Durtal. Joyeuse de retrouver ses anciens convives la maman Carhaix apporta la soupe grasse. Elle emplit les assiettes et comme l’on servait un plat de légumes et que Durtal choisissait un poireau, des Hermies dit, en riant : — Prends garde, Porta, un thaumaturge de la fin du xvie siècle nous apprend que ce légume, longtemps considéré tel qu’un emblème de la virilité, perturbe la quiétude des plus chastes ! — Ne l’écoutez pas, fit la femme du sonneur. Et vous ? Monsieur Gévingey, une carotte ? Durtal regardait l’astrologue. Il avait toujours sa tête en pain de sucre, ses cheveux de ce brun tourné, sale, qu’ont les poudres d’hydroquinone et d’ipéca, ses yeux effarés d’oiseau, ses énormes mains cerclées de bagues, ses manières obséquieuses et solennelles, son ton de sacerdoce, mais sa mine était presque fraîche ; sa peau s’était déplissée, ses yeux semblaient plus clairs, mieux vernis, depuis son retour de Lyon. Durtal le félicita de l’heureuse issue de sa cure. — Il était temps, monsieur, que je recourusse aux bons soins du Dr Johannès, car j’étais bien bas. Ne possédant point le don de la voyance et ne connaissant aucune cataleptique extralucide qui pût me renseigner sur les préparatifs clandestins du chanoine Docre, j’étais dans l’impossibilité, pour me défendre, d’user de la loi des contresignes et du choc en retour. — Mais, fit des Hermies, en admettant que vous ayez pu, par l’intermédiaire d’un esprit volant, suivre les opérations de ce prêtre, comment seriez-vous parvenu à les déjouer ? — Voici : la loi des contresignes consiste, lorsqu’on sait le jour, l’heure de l’attaque, à la devancer, en fuyant de chez soi, ce qui dépayse et annule le vénéfice ; ou à dire, une demi-heure auparavant : frappez, me voici ! Ce dernier moyen a pour but d’éventer les fluides et de paralyser les pouvoirs de l’assaillant. En magie, tout acte connu, publié, est perdu. Quant au choc en retour, il faut également être avisé, si l’on veut, sans être tout d’abord atteint, refouler les sorts sur la personne qui les dépêche. J’étais donc certain de périr ; un jour s’était écoulé déjà depuis mon envoûtement ; deux de plus, et je laissais à Paris mes os. — Pourquoi cela ? — Parce que tout individu, frappé par la voie magique, n’a que trois jours pour se garantir. Passé ce délai, le mal devient très souvent incurable. Aussi, lorsque Docre m’annonça qu’il me condamnait, de sa propre autorité, à la peine de mort et lorsque, deux heures après, je me suis senti, en rentrant chez moi, bien malade, je n’ai pas hésité à boucler ma valise et à me rendre à Lyon. — Et là ? questionna Durtal. — Là, j’ai vu le Dr Johannès ; je lui ai raconté la menace de Docre, le mal dont je souffrais. Il m’a dit simplement : ce prêtre sait enrober les plus virulents des poisons dans les plus effroyables des sacrilèges ; la lutte sera têtue, mais je le vaincrai ; et il a aussitôt appelé une dame qui habite chez lui, une voyante. Il l’a endormie et elle a, sur ses injonctions, expliqué la nature du sortilège que j’ai subi ; elle a reconstitué la scène, m’a littéralement vu empoisonner par le sang des menstrues d’une femme nourrie d’hosties poignardées et de drogues habilement dosées et mêlées à ses boissons et à ses mets ; cette sorte d’envoûtement est si terrible qu’à part le Dr Johannès, aucun thaumaturge en France n’ose tenter ces cures ! Aussi, le Docteur a-t-il fini par me dire : votre guérison ne peut être obtenue que par une Puisinfrangible ; il n’y a pas à lanterner, nous allons, et tout de suite, recourir au sacrifice de gloire de Melchissédec. Et il a fait dresser un autel, composé d’une table, d’un tabernacle de bois, en forme de maisonnette, surmonté d’une croix, cerclé sous le fronton, comme d’un cadran d’horloge, par la figure ronde du Tétragramme. Il a fait apporter le calice d’argent, les pains azymes et le vin. Lui-même a revêtu ses habits sacerdotaux, passé à son doigt l’anneau qui a reçu les bénédictions suprêmes, puis il a commencé de lire sur un missel spécial les prières du sacrifice. Presque aussitôt, la voyante s’est écriée : — Voici les esprits évoqués pour le maléfice et qui ont porté le poison, selon le commandement du maître de la goétie, du chanoine Docre ! Moi, j’étais assis près de l’autel. Le Dr Johannès a placé sa main gauche sur ma tête et, étendant vers le ciel son autre main, il a supplié l’archange Saint Michel de l’assister, il a adjuré les glorieuses légions des Glaivataires et des Invincibles, de dominer, d’enchaîner ces Esprits du Mal. Je me sentais allégé ; cette sensation de morsure étouffée, qui me torturait à Paris, diminuait. Le Dr Johannès a continué de réciter ses oraisons, puis quand est venu le moment de la prière déprécatoire, il m’a pris le main, l’a posée sur l’autel et, par trois fois, il a clamé : « Que les projets et que les desseins de l’ouvrier d’iniquité qui a fait l’envoûtement contre vous soient anéantis ; que toute résomption obtenue par la voie satanique soit foulée aux pieds ; que toute attaque dirigée contre vous soit nulle et dénuée d’effets ; que toutes les malédictions de votre ennemi soient transformées en bénédictions des plus hauts sommets des collines éternelles ; que ses fluides de mort soient transmués en ferments de vie… enfin, que les Archanges des Sentences et des Châtiments décident du sort de ce misérable prêtre qui a mis sa confiance dans les œuvres de Ténèbres et de Mal ! » « Pour vous, a-t-il repris, vous êtes délivré, le ciel vous a guéri ; que votre cœur en rende au Dieu vivant et au Christ Jésus les plus ardentes actions de grâce, par la glorieuse Marie !» Et il m’a offert un peu de pain azyme et de vin. J’étais, en effet, sauvé. Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous pouvez attester que la science humaine était impuissante à me guérir ; — et maintenant, voyez-moi ! — Oui, fit des Hermies embarrassé, je constate, sans en discuter les moyens, les résultats de cette cure, et, je l’avoue, ce n’est pas la première fois qu’à ma connaissance, de pareils effets se produisent ! — Non, merci, répondit-il à la femme de Carhaix qui l’invitait à reprendre d’un plat de purée de pois sur laquelle des saucisses au raifort étaient couchées. — Mais, dit Durtal, permettez-moi de vous poser quelques questions. Certains détails m’intéressent. Comment étaient les ornements sacerdotaux de Johannès ? — Son costume se composait d’une longue robe de cachemire vermillon, serrée à la taille par une cordelière blanche et rouge. Il avait par-dessus cette robe un manteau blanc de même étoffe, découpé sur la poitrine, en forme de croix, la tête en bas. — La tête en bas ! s’écria Carhaix. — Oui, cette croix renversée comme la figure du Pendu dans le Tarot, signifie que le prêtre Melchissédec doit mourir au vieil homme et vivre dans le Christ, afin d’être puissant de la puissance même du Verbe fait chair et mort pour nous. Carhaix parut mal à l’aise. Son catholicisme farouche et défiant se refusait à admettre des cérémonies imprescrites. Il se tut, ne se mêla plus à la conversation, se borna à remplir les verres, à assaisonner la salade, à faire circuler les plats. — Et cette bague dont vous avez parlé, comment était-elle ? demanda des Hermies. — C’est un anneau symbolique d’or pur. Il a l’image d’un serpent dont le cœur en relief et piqué d’un rubis, est relié par une chaînette à un petit annelet qui scelle les mâchoires de la bête. — Ce que je voudrais bien savoir, moi, fit Durtal, c’est l’origine et le but de ce sacrifice. Qu’est-ce que Melchissédec vient faire là-dedans ? — Ah ! dit l’astrologue, Melchissédec est une des plus mystérieuses figures qui traversent les Livres Saints. Il était Roi de Salem, Sacrificateur du Dieu Fort. Il bénit Abraham et celui-ci lui octroya la dîme des dépouilles des Rois vaincus de Sodome et de Gomorrhe. Tel est le récit de la Génèse. Mais Saint Paul le cite aussi. Il le déclare sans père, sans mère, sans généalogie, n’ayant ni commencement de jours, ni fin de vie, étant ainsi fait semblable au Fils de Dieu et Sacrificateur pour toujours. D’autre part, Jésus est appelé dans l’Écriture non seulement Prêtre éternel, mais encore, dit le Psalmiste, à la façon et selon l’ordre de Melchissédec. Tout cela est assez obscur, comme vous voyez ; les exégètes reconnaissent, en lui, les uns, la figure prophétique du Sauveur, les autres, celle de Saint Joseph et tous admettent que le sacrifice de Melchissédec offrant à Abraham le pain et le vin dont il avait tout d’abord fait oblation au Seigneur, préfigure, suivant l’expression d’Isidore de Damiette, l’exemplaire des mystères divins, autrement dit de la Sainte Messe. — Bien, fit des Hermies, mais cela ne nous explique point les vertus d’alexipharmaque, d’antidote, qu’attribue à ce sacrifice le Dr Johannès. — Vous m’en demandez tant ! s’exclama Gévingey. Il faudrait que ce fût le Docteur même qui vous répondît ; néanmoins, vous pouvez admettre ceci, Messieurs : La théologie nous enseigne que la Messe, telle qu’elle se célèbre, est le renouvellement du Sacrifice du Calvaire ; mais le Sacrifice de Gloire n’est point cela ; c’est, en quelque sorte, la Messe future, l’Office glorieux que connaîtra sur la terre le Règne du divin Paraclet. Ce sacrifice est offert à Dieu par l’homme régénéré, rédimé par l’effusion de l’Esprit Saint, de l’Amour. Or, l’être hominal dont le cœur a été ainsi purifié et sanctifié est invincible et les enchantements de l’Enfer ne sauraient prévaloir contre lui, s’il fait usage de ce Sacrifice pour dilapider les Esprits du Mal. Cela vous explique la puissance du Dr Johannès dont le cœur s’unifie, dans cette cérémonie, avec le divin cœur de Jésus. — Cette démonstration n’est pas très limpide, objecta tranquillement le sonneur. — Il faudrait admettre alors, reprit des Hermies, que Johannès est un être amendé, en avance sur les temps, un apôtre que l’Esprit Saint vivifie. — Et cela est, affirma fermement l’astrologue. — Tenez, voulez-vous me passer le pain d’épices, demanda Carhaix. — Voici comment il faut l’apprêter, dit Durtal ; vous en coupez une tranche, en dentelle, puis vous prenez une tranche de pain ordinaire également mince, vous les enduisez de beurre, les couchez l’une sur l’autre et les mangez ; vous me direz si ce sandwich n’a point le goût exquis des noisettes fraîches ! — Enfin, s’enquit des Hermies, à part cela, que devient, depuis si longtemps que je ne l’ai vu, le Dr Johannès ? — Il mène une existence tout à la fois douillette et atroce. Il vit chez des amis qui le révèrent et qui l’adorent. Il se repose auprès d’eux des tribulations de toute sorte qu’il a subies. Ce serait parfait s’il n’avait à repousser presque quotidiennement les assauts que tentent contre lui les magiciens tonsurés de Rome. — Mais pourquoi ? — Ce serait trop long à vous expliquer. Johannès est missionné par le ciel pour briser les manigances infectieuses du Satanisme et pour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet. Or la Curie diabolique qui cerne le Vatican a tout intérêt à se débarrasser d’un homme dont les prières entravent ses conjurations et réduisent à néant ses sorts. — Ah ! s’exclama Durtal. Et serait-il indiscret de vous questionner pour savoir comment cet ancien prêtre prévoit et réfrène ces étonnants attentats ? — Pas le moins du monde. — C’est par le vol et le cri de certains oiseaux que le Docteur est averti de ces chocs. Les tiercelets, les éperviers mâles sont ses sentinelles. Il sait, selon qu’ils volent vers lui ou s’éloignent, selon qu’ils se dirigent vers l’Orient ou l’Occident, selon qu’ils poussent un seul ou plusieurs cris, l’heure du combat et il se met en garde. Ainsi qu’il me le racontait, un jour, les éperviers sont facilement influencés par les Esprits et il use d’eux, comme le magnétiseur se sert de la somnambule, comme les spirites se servent des ardoises et des tables. — Ils sont les fils télégraphiques des dépêches magiques, fit des Hermies. — Oui, au reste, ces procédés ne sont point neufs, car ils se perdent dans la nuit des temps ; l’ornithomancie est séculaire ; on en trouve trace dans les livres saints et le Sohar atteste que l’on peut recevoir de nombreux avertissements, si l’on sait observer les vols et les cris des oiseaux. — Mais, dit Durtal, pourquoi l’épervier est-il choisi de préférence aux autres volucres ? — Parce qu’il a toujours été, depuis les âges les plus désuets, le messager des charmes. En Égypte, le dieu à tête d’épervier était le dieu qui possédait la science des hiéroglyphes ; autrefois, dans ce pays, les Hiérogrammates avalaient le cœur et le sang de cet oiseau, pour se préparer aux rites magiques ; aujourd’hui encore, les sorciers des Rois Africains plantent dans leur chevelure une plume d’épervier ; et ce volucre, ainsi que vous l’appelez, est sacré dans l’Inde. — Comment votre ami s’y prend-il, demanda la femme de Carhaix, pour élever et loger des bêtes qui sont, en somme, des bêtes de proie ? — Il ne les élève, ni ne les loge. Ces éperviers ont fait leurs nids dans ces hautes falaises qui bordent la Saône, près de Lyon. Ils viennent le voir quand besoin est. C’est égal, pensait, une fois de plus, Durtal, en regardant cette salle à manger si tépide et si seule, et en se rappelant les extraordinaires conversations qui s’étaient tenues dans cette tour, ce qu’on est loin ici des idées et du langage du Paris moderne ! — Tout cela nous réfère au Moyen Âge, dit-il, en complétant sa pensée tout haut. — Heureusement ! s’écria Carhaix qui se leva pour aller sonner ses cloches. — Oui, fit des Hermies, et ce qui est aussi, à cette heure de réalité positive et brutale, bien étrange, ce sont ces batailles qui se livrent, dans le vide, au delà des humains, au-dessus des villes, entre un prêtre de Lyon et des prélats de Rome. — Et, en France, entre ce prêtre et les Rose-Croix et le chanoine Docre. Durtal se rappela que Mme Chantelouve lui avait, en effet, assuré que les chefs des Rose-Croix s’efforçaient de nouer commerce avec le Diable et d’apprêter des malengins. — Vous croyez que ces individus satanisent ? demanda-t-il à Gévingey. — Ils le voudraient, mais ils ne savent rien. Ils se bornent à reproduire tels que des mécaniques, quelques opérations fluidiques et vénénifères que leur ont révélées les trois brahmes qui sont venus, il y a quelques années, à Paris. — Moi, jeta la femme de Carhaix qui prit congé de ses hôtes et s’alla coucher, je suis bien satisfaite de ne pas être mêlée à toutes ces aventures qui me font peur et de pouvoir prier et vivre en paix. Alors, tandis que des Hermies préparait, ainsi que d’habitude, le café et que Durtal apportait les petits verres, Gévingey bourra sa pipe et, quand le bruit des cloches mourut, dispersé, comme bu par les pores du mur, il huma une longue bouffée de tabac et dit : — J’ai passé quelques jours délicieux dans cette famille où vit le Dr Johannès, à Lyon. Après les secousses que je reçus, ce fut pour moi un inégalable bienfait que de parfaire ma convalescence dans ce milieu de dilection, très doux. Et puis, Johannès est un des hommes les plus savants en théologie et en sciences occultes que je connaisse. Personne, sinon son antipode, l’abominable Docre, n’a ainsi pénétré les arcanes du Satanisme ; l’on peut même dire qu’ils sont, tous les deux, en France, à l’heure qu’il est, les seuls qui aient franchi le seuil terrestre et obtenu, au point de vue du surnaturel, chacun dans son camp, des résultats certains. Mais, en sus de l’intérêt de sa conversation si habile et si pleine, qu’elle me surprenait même lorsqu’elle abordait cette Astrologie judiciaire où pourtant j’excelle, Johannès me ravissait par la beauté de ses aperçus sur la transformation future des peuples. Il est bien vraiment, je vous le jure, le prophète dont la mission de souffrance et de gloire a été entérinée, ici bas, par le Très-Haut. — Je veux bien, moi, fit, en souriant Durtal, mais cette théorie du Paraclet, c’est, si je ne me trompe, la très ancienne hérésie de Montanus qu’a formellement condamnée l’Église. — Oui, mais tout cela dépend de la façon dont on conçoit la venue du Paraclet, jeta le sonneur qui rentrait. C’est aussi la doctrine orthodoxe de Saint Irénée, de Saint Justin, de Scot Érigène, d’Amaury de Chartres, de Sainte Doucine, de l’admirable mystique qu’était Joachim De Flore ! Cette croyance a été celle du Moyen Âge tout entier et j’avoue qu’elle m’obsède, qu’elle me ravit, qu’elle répond aux plus ardents de mes souhaits. Au fait, reprit-il, en s’asseyant et se croisant les bras, si le troisième Règne est illusoire, quelle consolation peut-il bien rester aux chrétiens, en face du désarroi général d’un monde que la charité nous oblige à ne pas haïr ? — Je suis, d’ailleurs, obligé d’avouer que, malgré le sang du Golgotha, je me sens personnellement très peu racheté, dit des Hermies. — Il y a trois règnes, reprit l’astrologue, en tassant la cendre dans sa pipe, avec son doigt. Celui de l’Ancien Testament, du Père, le règne de la crainte. — Celui du Nouveau Testament, du Fils, le règne de l’expiation. — Celui de l’Évangile Johannite, du Saint-Esprit, qui sera le règne du rachat et de l’amour. — C’est le passé, le présent et l’avenir ; c’est l’hiver, le printemps et l’été ; l’un, dit Joachim de Flore, a donné l’herbe, l’autre les épis, le troisième donnera le froment. Deux des personnes de la Sainte Trinité se sont montrées, la Troisième doit logiquement paraître. — Oui, et les textes de la Bible abondent, pressants, formels, irréfutables, dit Carhaix. Tous les prophètes, Isaïe, Ézéchiel, Daniel, Zacharie, Malachie en ont parlé. Les Actes des Apôtres sont, sur ce point, très nets. Ouvrez-les, vous y lirez au premier chapitre, ces lignes : — « Ce Jésus qui, en se séparant de vous, s’est élevé jusqu’au ciel, viendra de la même manière que vous l’y avez vu monter. » — Saint Jean annonce aussi cette nouvelle dans l’Apocalypse qui est l’Évangile du second avènement du Christ : — « Le Christ viendra, dit-il, et règnera mille ans. » — Saint Paul ne tarit pas en révélations de cette nature. Dans l’épître à Timothée, il évoque le Seigneur, — « qui jugera les vivants et les morts, au jour de son avènement glorieux et de son règne. » — Dans sa deuxième lettre aux Thessaloniciens, il écrit, après la venue du messie : — « Jésus vaincra l’Antéchrist par l’éclat de son avènement. » — Or, il déclare que cet Antéchrist n’est pas encore venu ; donc l'avènement qu'il prophétise n'est pas l’avènement déjà réalisé par la naissance à Bethléem du Sauveur. Dans l’Évangile selon Saint Mathieu, Jésus répond à Caïphe qui lui demande s’il est bien le Christ, fils de Dieu : « Tu l’as dit et même je vous dis que vous verrez après le Fils de l’homme, assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel. » — Et, dans un autre verset, l’apôtre ajoute : — « Tenez-vous toujours prêt parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas. » Et il y en a bien d’autres dont je retrouverais le texte, en ouvrant le Saint Livre. Non, il n’y a pas à discuter, les partisans du Règne glorieux s’appuient avec certitude sur des passages inspirés et ils peuvent, sous certaines conditions et sans crainte d’hérésie, soutenir cette doctrine qui, Saint Jérôme l’atteste, était, au ive siècle, un dogme de foi reconnu par tous. — Mais, voyons, si nous goûtions un peu à ce flacon de crème de céleri que vante Monsieur Durtal. C’était une liqueur épaisse, sucrée autant que l’anisette, mais encore plus féminine et plus douce ; seulement, quand on avait avalé cet inerte sirop, dans les lointains des papilles, un léger fumet de céleri passait. — Ce n’est pas mauvais, s’exclama l’astrologue, mais c’est bien moribond et il versa dans son verre une vivante lampée de rhum. — Quand on y songe, reprit Durtal, le troisième règne est aussi annoncé par ces mots du Pater « que votre Règne arrive ! » — Certes, dit le sonneur. — Voyez-vous, jeta Gévingey, l’hérésie existerait surtout et alors elle deviendrait tout à la fois démente et absurde, si l’on admettait, comme le font quelques Paraclétistes, une incarnation authentique et charnelle. Tenez, rappelez-vous le Fareinisme qui a sévi, depuis le xviiie siècle, à Fareins, un village du Doubs, où se réfugia le Jansénisme chassé de Paris, après la fermeture du cimetière de Saint-Médard. Là, un prêtre, François Bonjour, recommence les crucifixions des miraculées, les scènes galvaniques qui infestèrent la tombe du diacre Pâris ; puis, cet abbé s’éprend d’une femme qui prétend être enceinte des œuvres du prophète Élie, lequel doit, d’après l’Apocalypse, précéder la dernière arrivée du Christ. Cet enfant vient au monde, puis un second qui n’est autre que le Paraclet. Celui-là exerça le métier de négociant en laines à Paris, fut colonel de la Garde Nationale sous le règne de Louis-Philippe et mourut dans l’aisance, en 1866. C’était un Paraclet de magasin, un Rédempteur à épaulettes et à toupet ! Après lui, en 1866, une dame Brochard, de Vouvray, affirme à qui veut l’entendre que Jésus s’est réincarné en elle. En 1889, un bon fol du nom de David fait paraître à Angers, une brochure intitulée « la Voix de Dieu », dans laquelle il se décerne le modeste titre de « Messie unique de l’Esprit Saint Créateur » et nous révèle qu’il est entrepreneur de travaux publics et qu’il porte une barbe blonde d’une longueur de 1 mètre 10. À l’heure actuelle, sa succession n’est pas tombée en déshérence ; un ingénieur nommé Pierre Jean a récemment parcouru à cheval les provinces du Midi, en annonçant qu’il était le Saint-Esprit ; à Paris, Bérard, un conducteur d’omnibus, de la ligne de Panthéon-Courcelles, atteste également qu’il corporise le Paraclet, tandis qu’un article de revue avère que l’espoir de la Rédemption fulgure en la personne du poète Jhouney ; enfin, en Amérique, de temps à autre, des femmes paraissent qui soutiennent qu’elles sont le Messie et qui recrutent des adhérents parmi les illuminés des revivals. — Cela vaut, fit Carhaix, la théorie de ceux qui confondent Dieu et la création. Dieu est immanent dans ses créatures ; il est leur principe de vie suprême, la source du mouvement, la base de leur existence, dit Saint Paul ; mais il est distinct de leur vie, de leur mouvement, de leur âme. Il a son Moi personnel, il est Celui qui est, dit Moïse. Le Saint-Esprit aussi, par le Christ en gloire, va être immanent dans les êtres. Il sera le principe qui les transforme et les régénère ; mais cela n’exige point qu’il s’incarne. Le Saint-Esprit procède du Père par le Fils ; il est envoyé pour agir mais il ne peut se matérialiser ; soutenir le contraire c’est de la folie pure ! c’est choir dans les schismes des Gnostiques et des Fratricelles, dans les erreurs de Duclin de Novare et de sa femme Marguerite, dans les immondices de l’abbé Beccarelli, dans les abominations de Ségarelli de Parme qui, sous prétexte de se rendre enfant pour mieux symboliser l’amour simple et naïf du Paraclet, se faisait emmaillotter, coucher entre les bras d’une nourrice qu’il tétait, avant de se vautrer dans les bas-fonds ! — Mais enfin, dit Durtal, tout cela me semble peu clair. Si je vous comprends, l’Esprit Saint agira par une effusion en nous ; il nous transmuera, nous rénovera l’âme, par une sorte de purgation passive, pour parler la langue théologique. — Oui, il doit nous purifier et l’âme et le corps. — Comment le corps ? — L’action du Paraclet, reprit l’astrologue, doit s’étendre au principe de la génération ; la vie divine doit sanctifier ces organes qui, dès lors, ne peuvent plus procréer que des êtres d’élection, exempts des boues originelles, des êtres qu’il ne sera plus nécessaire d’éprouver dans le fourneau de l’humiliation, comme dit la Bible. Telle était la doctrine du prophète Vintras, cet extraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de si ardentes pages. Elle a été continuée, amplifiée, après sa mort, par son successeur, par le Dr Johannès. — Mais alors c’est le Paradis terrestre ! s’écria des Hermies. — Oui, c’est le règne de la liberté, de la bonté, de l’amour ! — Voyons, voyons, fit Durtal, je m’y perds, moi. D’une part, vous annoncez l’arrivée du Saint-Esprit, de l’autre l’avènement glorieux du Christ. Ces deux règnes se confondent-ils ou doivent-ils se succéder ? — Il convient de distinguer, répondit Gévingey, entre la venue du Paraclet et le retour victorieux du Christ. L’une précède l’autre. Il faut d’abord qu’une Société soit recréée, embrasée par la troisième Hypostase, par l’Amour, pour que Jésus descende, ainsi qu’il l’a promis, des nuées, et règne sur des peuples formés à son image. — Et le Pape qu’en faites-vous dans tout cela ? — Ah ! c’est là un des points les plus curieux de la doctrine Johannite. Les temps, depuis la première apparition du Messie, se divisent, vous le savez, en deux périodes, la période du Sauveur victimal et expiant, celle où nous sommes, et l’autre, celle que nous attendons, la période du Christ, lavé de ses crachats, flamboyant dans la suradorable splendeur de sa Personne. Eh bien ! il y a un pape différent pour chacune de ces ères ; les Livres Saints annoncent, ainsi que mes horoscopes, du reste, ces deux Souverains Pontificats. C’est un axiome de la théologie que l’esprit de Pierre vit en ses successeurs. Il y vivra, plus ou moins effacé, jusqu’à l’expansion souhaitée du Saint-Esprit. Alors Jean qui a été mis en réserve, dit l’Évangile, commencera son Ministère d’amour, vivra dans l’âme des nouveaux Papes. — Je ne comprends pas bien l’utilité d’un pape, alors que Jésus sera visible, fit des Hermies. — Il n’a, en effet, de raison d’être et il ne peut exister que pendant l’époque réservée aux effluences du divin Paraclet. Le jour où dans le tourbillon des glorieux météores, Jésus paraît, le pontificat de Rome cesse. — Sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourrait discuter pendant des ans, j’admire, s’écria Durtal, la placidité de cette utopie qui s’imagine que l’homme est perfectible ! — Mais non, à la fin, la créature humaine est née égoïste, abusive, vile. Regardez donc autour de vous et voyez ! une lutte incessante, une société cynique et féroce, les pauvres, les humbles, hués, pilés par les bourgeois enrichis, par les viandards ! partout le triomphe des scélérats ou des médiocres, partout l’apothéose des gredins de la politique et des banques ! et vous croyez qu’on remontera un courant pareil ? Non, jamais, l’homme n’a changé ; son âme purulait au temps de la Genèse, elle n’est, à l’heure actuelle, ni moins fétide. La forme seule de ses péchés varie ; le progrès, c’est l’hypocrisie qui raffine les vices ! — Raison de plus, riposta Carhaix ; si la Société est telle que vous la dépeignez, il faut qu’elle croule ! Oui, moi aussi, je pense qu’elle est putréfiée, que ses os se carient, que ses chairs tombent ; elle ne peut plus être, ni pansée, ni guérie. Il est donc nécessaire qu’on l’inhume et qu’une autre naisse. Dieu seul peut accomplir un tel miracle ! — Évidemment, fit des Hermies, si l’on admet que l’ignominie de ces temps est transitoire, l’on ne peut compter pour la faire disparaître que sur l’intervention d’un Dieu, car ce n’est pas le socialisme et les autres billevesées des ouvriers ignares et haineux, qui modifieront la nature des êtres et réformeront les peuples. C’est au-dessus des forces humaines, ces choses-là ! — Et les temps attendus par Johannès sont proches, clama Gévingey. En voici des preuves bien manifestes. Raymond Lulle attestait que la fin du vieux monde serait annoncée par la diffusion des doctrines de l’Antéchrist, et ces doctrines, il les définit : ce sont le Matérialisme et le réveil monstrueux de la Magie. Cette prédiction s’applique à notre temps, je pense. D’autre part, la bonne nouvelle doit se réaliser, à dit saint Mathieu, lorsque « le comble de l’abomination sera constaté dans le Lieu Saint ». Et il y est ! voyez ce Pape peureux et sceptique, plat et retors, cet épiscopat de simoniaques et de lâches, ce clergé jovial et mou. Voyez combien ils sont ravagés par le Satanisme, et dites, dites, si l’Église peut dégringoler plus bas ! — Les promesses sont formelles, elle ne peut périr, et, accoudé sur la table, d’un ton suppliant, les yeux au ciel, l’accordant murmura : Notre Père, que votre règne arrive ! — Il se fait tard, partons, jeta des Hermies. Alors, pendant qu’ils endossaient leurs paletots, Carhaix questionna Durtal. — Qu’espérez-vous si vous n’avez pas foi dans la venue du Christ ? — Moi je n’espère rien. — Je vous plains, alors ; vrai, vous ne croyez à aucune amélioration pour l’avenir ? — Je crois, hélas ! que le vieux Ciel divague sur une terre épuisée et qui radote ! Le sonneur leva les bras et hocha tristement la tête. Lorsqu’ils eurent quitté Gévingey, au bas de la tour, des Hermies, après avoir marché quelque temps en silence, dit : — Cela ne t’étonne point que tous les événements dont on a parlé, ce soir, se soient passés à Lyon. — et comme Durtal le regardait : — C’est que, vois-tu, je connais Lyon ; les cerveaux y sont fumeux ainsi que les brouillards du Rhône qui couvrent, le matin, les rues. Cette ville semble superbe aux voyageurs qui aiment les longues avenues, les préaux gazonnés, les grands boulevards, toute l’architecture pénitentiaire des cités modernes ; mais Lyon est aussi le refuge du mysticisme, le havre des idées préternaturelles et des droits douteux. C’est là qu’est mort Vintras, en lequel s’était, paraît-il, incarnée l’âme du prophète Élie ; c’est là que les Naundorff ont gardé leurs derniers partisans ; là que les envoûtements sévissent, car à la Guillotière, on fait maléficier, pour un louis, les gens ! Ajoute que c’est également, malgré sa foison de radicaux et d’anarchistes, un opulent magasin, d’un catholicisme protestant et dur, une manufacture janséniste, une bourgeoisie bigote et grasse. Lyon est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies ; et aussi par ses églises ! Tous les sommets de ses voies en escalade sont sillonnés par des chapelles et des couvents de Notre-Dame de Fourvière les domine tous. De loin, ce monument ressemble à une commode du xviiie siècle, renversée, les pieds en l’air, mais l’intérieur qu’on parachève encore, déconcerte. — Tu devrais aller le visiter, un jour. — Tu y verrais le plus extraordinaire mélange d’Assyrien, de Roman, de Gothique, tout un je ne sais quoi, inventé, plaqué, rajeuni, soudé, par Bossan, le seul architecte qui ait, en somme, su élever un intérieur de cathédrale, depuis cent ans ! Sa nef fulgure d’émaux et de marbres, de bronzes et d’or ; des statues d’anges coupent les colonnes, interrompent avec une grâce solennelle, les eurythmies connues. C’est asiatique et barbare ; cela rappelle les architectures que Gustave Moreau élance, autour de ses Hérodiades, dans son œuvre. Et des files de pèlerins se succèdent sans trève. On prie Notre-Dame pour l’extension des affaires ; on la supplie d’ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies. On fait l’article à la Vierge ; on la consulte sur les moyens de vendre les denrées défraîchies et d’écouler les pannes. Au centre de la ville même, dans l’église de Saint-Boniface, j’ai relevé une pancarte où l’on invite les fidèles à ne pas distribuer, par respect pour le Saint Lieu, d’aumônes aux pauvres. Il ne convenait pas, en effet, que les oraisons commerciales fussent troublées par les ridicules plaintes des indigents ! — Oui, dit Durtal, et ce qui est bien étrange aussi, c’est que la démocratie est l’adversaire le plus acharné du pauvre. La Révolution, qui semblait, n’est-ce pas, devoir le protéger, s’est montrée pour lui le plus cruel des régimes. Je te ferai parcourir un jour, un décret de l’an II ; non seulement, il prononce des peines contre ceux qui tendent la main, mais encore contre ceux qui donnent ! — Et voilà pourtant la panacée qui va tout guérir, fit des Hermies, en riant. Et il désigna du doigt, sur les murs, d’énormes affiches dans lesquelles le général Boulanger objurguait les Parisiens, de voter aux prochaines élections, pour lui. Durtal leva les épaules. Tout de même, dit-il, ce peuple est bien malade. Carhaix et Gévingey ont peut-être raison, lorsqu’ils professent qu’aucune thérapeutique ne serait assez puissante pour le sauver ! XXI Durtal avait pris la résolution de ne pas répondre aux lettres que lui adressait la femme de Chantelouve. Depuis leur rupture, chaque jour, elle lui envoyait une missive en ignition ; mais, comme il put le constater bientôt, ces cris de ménade s’apaisèrent et ce furent des plaintes et des roucoulements, des reproches et des pleurs. Elle l’accusait maintenant d’ingratitude, se repentait de l’avoir écouté, de l’avoir fait participer à des sacrilèges dont elle aurait là-haut à rendre compte ; elle demandait aussi à le voir, une fois encore ; puis, pendant une semaine, elle se tut ; enfin, lasse sans doute du silence de Durtal, elle lui notifia leur séparation dans une dernière épître. Après avoir avoué qu’il avait, en effet, raison, que ni leur tempérament, ni leur âme ne s’accordaient, ironiquement, elle finissait par lui dire : « Merci du bon petit amour, réglé de même qu’un papier à musique, que vous m’avez servi ; mais ce n’est pas là ma mesure, mon cœur gante plus grand… » — Son cœur ! et il se mit à rire, — puis, il continua : « Je comprends certes que vous n’ayez pas pour mission et pour but de le combler, mais vous pouviez au moins me concéder une franche camaraderie qui m’eût permis de laisser mon sexe chez moi et d’aller causer quelquefois, le soir, avec vous ; cette chose si simple en apparence, vous l’avez rendue impossible. — Adieu et pour jamais. Je n’ai plus qu’à faire un nouveau pacte avec la solitude à laquelle j’ai tenté d’être infidèle… » — La solitude ! eh bien et ce cocu paterne et narquois qu’est son mari ! Au fait, reprit-il, c’est lui qui doit être, à l’heure actuelle, le plus à plaindre ; je lui procurais des soirées silencieuses, je lui restituais une femme assouplie et satisfaite ; il profitait de mes fatigues, ce sacristain ! Ah ! quand j’y songe, ses yeux papelards et sournois, quand il me regardait, en disaient long ! Enfin, ce petit roman est terminé ; la bonne chose que d’avoir le cœur en grève ! l’on ne souffre ni des mésaises d’amour, ni des ruptures ! Il me reste bien un cerveau mal famé qui, de temps en temps, prend feu, mais les postes-vigies des pompières l’éteignent, en un clin d’œil. Autrefois, quand j’étais jeune et ardent, les femmes se fichaient de moi ; maintenant que je suis rassis, c’est moi qui me fiche d’elles. C’est le vrai rôle, celui-là, mon vieux, dit-il à son chat qui écoutait, les oreilles droites, ce soliloque. Au fond, ce que Gilles de Rais est plus intéressant que Mme Chantelouve ; malheureusement, mes relations avec lui tirent à leur fin aussi ; encore quelques pages et le livre est achevé. — Allons, bon, voilà cet affreux Rateau qui vient troubler mon ménage. Et, en effet, le concierge entra, s’excusa d’être en retard, enleva sa veste, et jeta un regard de défi aux meubles. Puis il s’élança sur le lit, se colleta, comme un lutteur, avec les matelas, en prit un à bras-le-corps, le souleva de terre, se balança avec, puis d’un coup de reins, l’étala, en soufflant, sur le sommier. Durtal passa, suivi de son chat, dans l’autre pièce, mais subitement Rateau interrompit son pugilat et vint les rejoindre. — Monsieur sait ce qui m’arrive ? balbutia-t-il, d’un ton piteux. — Non. — Madame Rateau m’a quitté. — Elle vous a quitté ! mais elle a au moins soixante ans ! Rateau leva les yeux au ciel. — Et, elle est partie avec un autre ? Rateau abaissa, désolé, le plumeau qu’il tenait en main. — Diable ! mais, votre femme avait donc, malgré son âge, des exigences que vous ne pouviez satisfaire ? Le concierge secoua la tête et il finit par avouer que c’était tout le contraire. — Oh ! fit Durtal, en considérant ce vieil escogriffe, tanné par l’air des soupentes et le trois-six. — Mais, si elle désire ne plus être adorée, pourquoi s’est-elle enfuie avec un homme ? Rateau eut une grimace de mépris et de pitié. — C’est un impotent, un propre à rien, un faignant sur l’article qu’elle a choisi ! — Ah ! — C’est par rapport à la loge que c’est désagréable ; le propriétaire, il ne veut pas d’un concierge qui soit sans femme ! Seigneur ! quelle aubaine ! pensa Durtal. — Tiens, j’allais me rendre chez toi, dit-il à des Hermies qui, trouvant la clef laissée sur la porte par Rateau, était entré. — Eh bien ! Puisque ton ménage n’est pas fini, descends comme un Dieu de ton nuage de poussière et viens chez moi. Chemin faisant, Durtal raconta à son ami les mésaventures conjugales de son concierge. — Oh ! fit des Hermies, que de femmes seraient heureuses de laurer l’occiput d’un vieillard si combustible ! — mais, quelle dégoûtation ! reprit-il, en montrant, autour d’eux les murs des maisons couverts d’affiches. C’était une véritable débauche de placards ; partout sur des papiers de couleur, s’étalaient, en grosses capitales, les noms de Boulanger et de Jacques. — Ce sera, Dieu merci, terminé dimanche ! — Il y a bien une ressource maintenant, reprit des Hermies, pour échapper à l’horreur de cette vie ambiante, c’est de ne plus lever les yeux, de garder à jamais l’attitude timorée des modesties. Alors, en ne contemplant que les trottoirs, l’on voit, dans les rues, les plaques des regards électriques de la Compagnie Popp. Il y a des signaux, des blasons d’alchimiste en relief sur ces rondelles, des roues à crans, des caractères talismaniques, des pantacles bizarres avec des soleils, des marteaux et des ancres ; ça peut permettre de s’imaginer qu’on vit au Moyen Âge ! — Oui, mais il faudrait, pour n’être pas dissipé par l’horrible foule, avoir des œillères comme des chevaux et en avant, sur le crâne, les visières de ces képis à la conquête d’Afrique, qu’arborent maintenant les collégiens et les officiers. Des Hermies soupira. — Entre, dit-il, en ouvrant sa porte ; ils s’installèrent dans des fauteuils et allumèrent des cigarettes. — Je ne suis tout de même pas encore bien remis de la conversation qui eut lieu chez Carhaix, avec Gévingey, l’autre soir, fit Durtal, en riant. Ce Dr Johannès est bien étrange ! Je ne puis pas m’empêcher d’y songer. Voyons, crois-tu sincèrement au miracle de ses cures ? — Je suis obligé d’y croire ; je ne t’ai pas tout dit, car un médecin qui raconte de telles histoires semble, quand même, fol ; eh bien, sache-le, ce prêtre opère des guérisons impossibles. Je l’ai connu lorsqu’il faisait encore partie du clergé parisien, à propos justement d’un de ces sauvetages auxquels j’avoue ne rien comprendre. La bonne de ma mère avait une grande fille paralysée des bras et des jambes, souffrant mort et passion dans la poitrine, poussant des hurlements dès qu’on la touchait. C’était venu, à la suite d’on ne sait quoi, en une nuit ; elle était, depuis près de deux années, dans cet état. Renvoyée comme incurable des hôpitaux de Lyon, elle vint à Paris, suivit un traitement à La Salpêtrière, s’en alla, sans que personne ait jamais su ce qu’elle avait et sans qu’aucune médication ait jamais pu la soulager. Un jour, elle me parla de cet abbé Johannès qui avait, disait-elle, guéri des gens aussi malades qu’elle. Je n’en croyais pas un mot, mais, étant donné que ce prêtre n’acceptait aucun argent, je ne la détournai point de le visiter et, par curiosité, je l’accompagnai lorsqu’elle s’y rendit. On la monta sur une chaise et ce petit ecclésiastique, vif, agile, lui prit la main. Il y posa une, deux, trois pierres précieuses, chacune à son tour, puis tranquillement il lui dit : Mademoiselle, vous êtes victime d’un maléfice de consanguinéité. J’eus une forte envie de rire. — Rappelez-vous, reprit-il, vous avez dû avoir, il y a deux ans, puisque vous êtes paralysée depuis cette époque, une querelle avec un parent ou une parente. C’était vrai, la pauvre Marie avait été indûment accusée du vol d’une montre provenant d’une succession par une tante qui avait juré de se venger. — Elle demeurait à Lyon, votre tante ? Elle fit signe que oui. — Rien d’étonnant, continua le prêtre ; à Lyon, dans le peuple, il y a beaucoup de rebouteurs qui connaissent la science des sortilèges pratiquée dans les campagnes ; mais rassurez-vous, ces gens-là ne sont pas forts. Ils en sont à l’enfance de cet art ; alors, Mademoiselle, vous désirez guérir ? Et après qu’elle eut dit oui, il reprit doucement : Eh bien, cela suffit, vous pouvez partir. Il ne la toucha pas, ne lui prescrivit aucun remède. Je sortis, persuadé que cet empirique était ou un fumiste ou un fou, mais quand trois jours après, les bras se levèrent, quand cette fille ne souffrit plus et qu’au bout d’une semaine elle put marcher, je dus bien me rendre à l’évidence ; j’allai revoir ce thaumaturge, je découvris le joint pour lui être, en une circonstance, utile, et c’est ainsi que nos relations commencèrent. — Mais enfin, quels sont les moyens dont il dispose ? — Il procède, ainsi que le Curé d’Ars, par la prière ; puis il évoque les milices du Ciel, rompt les cercles magiques, chasse, « classe » suivant son expression, les Esprits du Mal. Je sais bien que c’est confondant, et que, lorsque je parle de la puissance de cet homme à mes confrères, ils sourient d’un air supérieur ou me servent le précieux argument qu’ils ont inventé pour expliquer les guérisons opérées par le Christ ou par la Vierge. Ça consiste à frapper l’imagination du malade, à lui suggérer la volonté de guérir, à le persuader qu’il est bien portant, à l’hypnotiser, en quelque sorte, à l’état de veille, moyennant quoi, les jambes tordues se redressent, les plaies disparaissent, les poumons des phtisiques se bouchent, les cancers deviennent des bobos anodins et les aveugles voient clair ! Et voilà tout ce qu’ils ont trouvé pour nier le surnaturel de certaines cures ! On se demande vraiment pourquoi ils n’usent pas eux-mêmes de cette méthode, puisque c’est si simple ! — Mais est-ce qu’ils ne l’ont pas essayée ? — Oui, pour quelques maux. J’ai même assisté aux épreuves que le Dr Luys a tentées. Eh bien, c’est du joli ! Il y avait, à la Charité, une malheureuse fille paralysée des deux jambes. On l’endormait, on lui commandait de se lever ; elle se remuait en vain. Alors deux internes la prenaient sous les bras et elle pliait, douloureuse, sur ses pieds morts. Ai-je besoin de te dire qu’elle ne marchait point et qu’après l’avoir traînée ainsi, pendant quelques pas, on la recouchait, sans qu’aucun résultat fût jamais acquis ? — Mais voyons, le Dr Johannès ne guérit point indistinctement tous les gens qui souffrent ? — Non, il ne s’occupe que des maladies issues des maléfices. Il se déclare inapte à refréner les autres qui regardent que les médecins, dit-il. C’est le spécialiste des maux sataniques ; il soigne surtout les aliénés qui sont, d’après lui, pour la plupart, des gens vénéficiés, possédés par des Esprits, et par conséquent rebelles au repos et aux douches ! — Et ces pierreries dont tu me parlais, quel usage en fait-il ? — Avant de te répondre, il me faut préalablement t’expliquer le sens de l’aptitude de ces pierres. Je ne t’apprendrai rien, en te racontant qu’Aristote, que Pline, que tous les savants du Paganisme leur attribuèrent des vertus médicales et divines. Suivant eux, l’agate et la cornaline égaient ; la topaze console ; le jaspe guérit les maladies de langueur ; l’hyacinthe chasse l’insomnie ; la turquoise empêche ou atténue les chutes ; l’améthyste combat l’ivresse. Le symbolisme catholique s’empare, à son tour, des pierreries et voit en elles les emblèmes des vertus chrétiennes. Alors, le saphir représente les aspirations élevées de l’âme ; la calcédoine, la charité ; la sarde et l’onyx, la candeur ; le béryl allégorise la science théologique ; l’hyacinthe, l’humilité, tandis que le rubis apaise la colère, que l’émeraude lapidifie l’incorruptible foi. Puis, la magie… — et des Hermies, se leva et prit dans sa bibliothèque un tout petit volume, relié comme un paroissien, et dont il montra le titre à Durtal. Celui-ci lut sur la première page : « La Magie naturelle qui est les secrets et miracles de nature, mise en quatre livres par Jean-Baptiste Porta, Néapolitain. « Et, en bas : à Paris, par Nicolas Bonfous, rue neuve Nostre Dame, à l’enseigne Saint Nicolas, 1584 ». Puis, reprit des Hermies, en feuilletant ce bouquin, la magie naturelle ou plutôt la simple thérapeutique de ce temps, prête de nouveaux sens aux gemmes ; tiens, écoute : Après avoir tout d’abord célébré une pierre inconnue, « l’Alectorius » qui rend invincible son possesseur, lorsqu’on l’a tout d’abord tirée du ventre d’un coq, chaponné depuis quatre ans, ou arrachée du ventricule d’une géline, Porta nous apprend que la calcédoine fait gagner les procès, que la cornaline calme le flux du sang et « est assez utile aux femmes qui sont malades de leurs fleurs », que l’hyacinthe garantit de la foudre et éloigne les pestilences et les venins, que la topaze dompte les passions lunatiques, que la turquoise profite contre la mélancolie, la fièvre quarte et les défaillances du cœur. Il atteste enfin que le saphir préserve de la peur et conserve les membres vigoureux, alors que l’émeraude, pendue au col, contregarde le mal de Saint Jean et se brise, dès que la personne qui la porte n’est pas chaste. Tu le vois, l’antiquité, le christianisme, la science du xvie siècle ne s’entendent guère sur les vertus spécifiques de chaque pierre ; presque partout, les significations, plus ou moins cocasses, diffèrent. Le Dr Johannès a révisé ces croyances, adopté et rejeté nombre d’entre elles ; enfin il a, de son côté, admis de nouvelles acceptions. Pour lui, l’améthyste guérit bien l’ivresse, mais surtout l’ivresse morale, l’orgueil ; le rubis enraye les entraînements génésiques, le béryl fortifie la volonté, le saphir élève les pensées vers Dieu. Il croit, en somme, que chaque pierre correspond à une espèce de maladie et aussi à un genre de péché ; et il affirme que lorsqu’on sera parvenu à s’emparer chimiquement du principe actif des gemmes, non seulement l’on aura des antidotes mais encore des préservatifs à bien des maux. En attendant que ce rêve, qui peut paraître un tantinet louffoque, se réalise et que des chimistes lapidaires fichent notre médecine en bas, il use des pierres précieuses pour formuler les diagnostics des maléfices. — Mais comment ? — Il prétend qu’en posant telle ou telle pierre dans la main ou sur la partie malade de l’envoûté, un fluide s’échappe de la pierre qu’il tient dans ses doigts et le renseigne. Il me narrait, à ce propos, qu’un jour, entre chez lui une dame qu’il ne connaissait point et qui souffrait, depuis son enfance, d’une maladie incurable. Impossible d’obtenir d’elle des réponses qui fussent précises. En tout cas, il ne découvrait trace d’aucun vénéfice ; après avoir essayé presque toute la série de ses pierres, il prit le lapis-lazuli qui correspond, selon lui, au péché de l’inceste ; il le lui mit dans la main et le palpa. — Votre maladie, dit-il, est la suite d’un inceste. — Mais, répondit-elle, je ne suis pas venue chez vous pour me confesser ; — et elle finit néanmoins par avouer que son père l’avait violée, alors qu’elle était impubère. Tout cela est désordonné, contraire à toutes les idées reçues, presque insane, mais, l’on ne s’en trouve pas moins en face d’un fait : ce prêtre guérit des malades que, nous autres médecins, nous jugeons perdus ! — Si bien que l’unique astrologue qui nous reste à Paris, l’étonnant Gévingey, serait mort sans son aide. C’est égal, dis donc, il est bien, celui-là. Comment, diable, se peut-il que l’Impératrice Eugénie lui ait commandé des horoscopes ? — Mais, je te l’ai raconté. L’on s’occupait fort de magie aux Tuileries, sous l’Empire. L’américain Home y fut révéré à l’égal d’un Dieu ; en sus de ses séances de spiritisme, c’est lui qui évoquait les esprits infernaux, dans cette cour. Ça a même assez mal tourné, un jour. Un certain marquis l’avait supplié de lui faire revoir sa femme qui était morte ; Home le mena vers un lit, dans une chambre et le laissa seul. Que survint-il ? quels fantômes effrayants, quelles Ligeïa de sépulcre surgirent ? toujours est-il que le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a été récemment rapportée par le Figaro, d’après des renseignements incontestables. Oh ! il ne faut pas jouer avec les choses outre-tombe et trop nier les Esprits du Mal. J’ai connu jadis un garçon riche, enragé de sciences occultes. Il fut président d’une société de théosophie à Paris et il écrivit même un petit livre sur la doctrine ésotérique, dans la collection de l’Isis. Eh bien, il ne voulut pas, comme les Péladan et les Papus, se contenter de ne rien savoir, et il se rendit en Écosse où le Diabolisme sévit. Là, il fréquenta l’homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanes sataniques et il tenta l’épreuve. Vit-il celui que dans « Zanoni » Bulwer Lytton appelle « le gardien du seuil du mystère » ? Je l’ignore, mais ce qui est avéré c’est qu’il s’évanouit d’horreur et revint en France épuisé, à moitié mort. — Diantre ! fit Durtal. Tout n’est pas rose, dans ce métier ; mais, voyons, lorsqu’on entre dans cette voie, l’on ne peut donc évoquer que les Esprits du Mal ? — T’imagines-tu que les Anges qui n’obéissent, ici-bas, qu’aux Saints, reçoivent les ordres du premier venu ? — Mais enfin, il doit y avoir, entre les Esprits de Lumière et les Esprits de Ténèbres, un moyen terme, des Esprits ni célestes, ni démoniaques, mitoyens, ceux, par exemple, qui débitent de si fétides âneries dans les séances des spirites ! — Un prêtre me disait, un soir, que les larves indifférentes, neutres, habitent un territoire invisible et naturel, quelque chose comme une petite île qu’assiègent, de toutes parts, les bons et les mauvais Esprits. Elles sont de plus en plus refoulées, finissent par se fondre dans l’un ou l’autre camp. Or, à force d’évoquer ces larves, les occultistes qui ne peuvent, bien entendu, attirer les Anges, finissent par amener les Esprits du mal et, qu’ils le veuillent ou non, sans même le savoir, ils se meuvent dans le Diabolisme. C’est là, en somme, où aboutit, à un moment donné, le Spiritisme ! — Oui, et si l’on admet cette dégoûtante idée qu’un medium imbécile peut susciter les morts, à plus forte raison, doit-on reconnaître l’étampe de Satan, dans ces pratiques. — Sans aucun doute ; de quelque côté que l’on se tourne, le Spiritisme est une ordure ! — Alors, tu ne crois pas, en somme, à la théurgie, à la magie blanche ? — Non, c’est de la blague ! c’est un oripeau qui sert aux gaillards tels que les Rose-Croix, à cacher leurs plus répugnants essais de magie noire. Personne n’ose avouer qu’il satanise ; la magie blanche, mais malgré les belles phrases dont l’assaisonnent les hypocrites ou les niais, en quoi veux-tu qu’elle consiste ? où veux-tu qu’elle mène ? D’ailleurs l’Église, que ces compérages ne sauraient duper, condamne indifféremment l’une et l’autre de ces magies. — Ah ! dit Durtal, en allumant une cigarette, après un silence, ça vaut mieux que de causer de politique ou de courses, mais quelle pétaudière ! que croire ? la moitié de ces doctrines est folle et l’autre est si mystérieuse qu’elle entraîne ; attester le Satanisme ? dame, c’est bien gros, et pourtant cela peut sembler quasi sûr ; mais alors, si on est logique avec soi-même, il faut croire au Catholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu’à prier ; car enfin, ce n’est pas le Bouddhisme et les autres cultes de ce gabarit qui sont de taille à lutter contre la religion du Christ ! — Eh bien, crois ! — Je ne peux pas ; il y a là-dedans un tas de dogmes qui me découragent et me révoltent ! — Je ne suis pas certain non plus de bien grand’chose, reprit des Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c’est que le surnaturel existe, qu’il soit chrétien ou non. Le nier, c’est nier l’évidence, c’est barboter dans l’auge du matérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs ! — C’est tout de même embêtant de vaciller ainsi ! ah ! ce que j’envie la foi robuste de Carhaix. — Tu n’es pas difficile, répondit des Hermies, la foi, mais c’est le brise-lames de la vie, c’est le seul môle derrière lequel l’homme démâté puisse s’échouer en paix ! XXII Aimez-vous cela ? dit la maman Carhaix. Pour vous changer, j’ai mis le pot-au-feu, hier, et gardé le bœuf ; de sorte que, ce soir, vous aurez un bouillon au vermicelle, une salade de viande froide avec des harengs saurs et du céleri, une bonne purée de pommes de terre au fromage et du dessert. Et puis, vous goûterez le nouveau cidre que nous avons reçu. — Oh, oh ! s’exclamèrent des Hermies et Durtal qui savouraient, en attendant le repas, un petit verre d’élixir de longue vie ; savez-vous, Madame Carhaix, que votre cuisine nous induit au péché de gourmandise ; pour peu que cela dure, nous allons devenir des ventricoles et des Gamache ! — Vous voulez rire ! — Mais que c’est donc ennuyeux, Louis qui ne revient pas. — On monte, fit Durtal, qui entendait crier des semelles sur les marches en pierre de la tour. — Non, ce n’est point lui, reprit-elle, en ouvrant la porte. C’est le pas de M. Gévingey. Et, en effet, vêtu de son caban bleu, coiffé de son chapeau mou, l’astrologue entra, salua comme au théâtre, froissa contre les bijoux de ses grosses pattes, les doigts des assistants et demanda des nouvelles du sonneur. — Il est chez le charpentier ; les sommiers de chêne qui soutiennent les grosses cloches se sont fendus, si bien que Louis a peur qu’ils ne s’effondrent. — Diantre ! — A-t-on des nouvelles de l’élection ? dit Gévingey ; et il tira sa pipe et souffla dedans. — Non, dans ce quartier, l’on ne connaîtra les résultats du scrutin que ce soir, vers les dix heures. Du reste, les votes ne sont point douteux, car Paris bat la breloque ; le général Boulanger passera, haut la main, cela est sûr. — Un proverbe du Moyen Âge affirme que lorsque les fèves fleurissent, les fous se montrent. Ce n’est cependant pas l’époque ! Carhaix entra, s’excusa de son retard et tandis que sa femme apportait la soupe, il chaussa ses galoches et répondit à ses amis qui le questionnaient : — Oui, l’humidité a rongé les frettes de fer et pourri le bois. Les poutres font ventre ; il est temps que le charpentier intervienne ; enfin, il m’a promis qu’il serait ici, sans faute, demain, avec ses hommes. C’est égal, je suis content d’être rentré. Dans les rues, tout me tourne, je suis hébété, incertain, ivre ; je n’ai vraiment mes aises que dans mon clocher ou dans cette chambre. — Tiens, soumets-moi cela, ma femme, et il empoigna pour la remuer la salade de céleri, de hareng et de bœuf. — Quel fumet ! s’écria Durtal, en humant l’odeur incisive du hareng. Ce que ce parfum suggère ! cela m’évoque la vision d’une cheminée à hotte dans laquelle des sarments de genévrier pétillent, en un rez-de-chaussée dont la porte s’ouvre sur un grand port ! Il me semble qu’il y a comme un halo de goudron et d’algues salées autour de ces ors fumés et de ces rouilles sèches. C’est exquis, reprit-il, en goûtant à cette salade. — On vous en refera, Monsieur Durtal, vous n’êtes pas difficile à régaler, dit la femme de Carhaix. — Hélas ! fit le mari, en souriant. Il est de corps facile à satisfaire, mais d’âme ! quand je songe à ses désespérants aphorismes de l’autre soir ! Nous prions cependant pour que Dieu l’éclaire. Tiens, dit-il soudain à sa femme, nous invoquerons Saint Nolasque et Saint Théodule que l’on représente toujours avec des cloches. Ils sont un peu de la partie, ils se feront certainement les intercesseurs des gens qui les révèrent, eux et leurs emblèmes ! — Il faudrait de fiers miracles pour convaincre Durtal, fit des Hermies. — Les cloches en ont pourtant suscité, proféra l’astrologue. Je me rappelle avoir lu, je ne sais plus où, que les anges sonnèrent le glas, au moment où Saint Isodore de Madrid mourait. — Et il y en a bien d’autres ! s’écria le sonneur ; les cloches ont carillonné, toutes seules, lorsque Saint Sigisbert chantait le De Profundis sur le cadavre du martyr Placide ; et quand le corps de Saint Ennemond, Évêque de Lyon, fut jeté par ses meurtriers dans un bateau sans rameurs et sans voiles, elles retentirent également, sans que personne les mît en branle, au passage de l’embarcation qui descendait la Saône. — Savez-vous à quoi je pense ? dit des Hermies qui regardait Carhaix. Je pense que vous devriez travailler un compendieux recueil d’hagiographie ou préparer un savant in-folio sur le blason. — Pourquoi cela ? — Mais parce que vous êtes, Dieu merci ! si loin de votre époque, si fervent des choses qu’elle ignore ou qu’elle exècre, que cela vous exhausserait encore ! Vous êtes, bon ami, l’homme à jamais inintelligible pour les générations qui viennent. Sonner les cloches en les adorant, et se livrer aux besognes désuètes de l’art féodal ou à des labeurs monastiques de vies de Saints, ce serait complet, si bien hors de Paris, si bien dans les là-bas, si loin dans les vieux âges ! — Hélas ! dit Carhaix, je ne suis qu’un pauvre homme et je ne sais rien, mais ce type que vous rêvez existe. En Suisse, je crois, un accordant collige depuis des années un mémorial héraldique. Reste à savoir, par exemple, reprit-il, en riant, si l’une de ces occupations ne nuit pas à l’autre. — Et le métier d’astrologue, pensez-vous donc qu’il ne soit pas encore plus décrié, plus aboli ? dit Gévingey avec amertume. — Voyons, et notre cidre, comment le trouvez-vous ? demanda la femme du sonneur. Il est un peu vert, hein ? — Non, il est de saveur gamine mais de lampée franche, répondit Durtal. — Ma femme, sers la purée, sans m’attendre. Je vous ai mis en retard avec mes courses et l’heure de l’angélus est proche. Ne vous occupez pas de moi, mangez, je vous rattraperai, en descendant. Et, pendant que son mari allumait sa lanterne et quittait la pièce, la femme apporta dans un plat une sorte de gâteau couvert d’une croûte tachetée de caramel et glacée d’or. — Oh, oh ! fit Gévingey, mais ce n’est pas de la purée de pommes de terre ! — Si, seulement le dessus a été gratiné au four de campagne ; — goûtez-là ; j’ai mis tout ce qu’il faut dedans, elle doit être bonne. Le fait est qu’elle était savoureuse et qu’ils l’acclamèrent ; puis ils se turent, car il devenait impossible de s’entendre. Ce soir-là, la cloche bôombait, plus puissante et plus claire. Durtal cherchait à analyser ce bruit qui semblait faire tanguer la chambre. Il y avait comme une sorte de flux et de reflux de sons ; d’abord, le choc formidable du battant contre l’airain du vase, ensuite une sorte d’écrasement de sons qui se diffusaient, finement pilés, en rotondant ; enfin le retour du battant dont le nouveau coup ajoutait dans le mortier de bronze, d’autres ondes sonores qu’il broyait et rejetait, dispersées dans la tour. Puis ces volées s’espacèrent ; ce ne fut plus bientôt que le ronronnement d’un énorme rouet ; quelques gouttes restèrent plus lentes à tomber, et Carhaix rentra. — Quel temps biscornu ! fit Gévingey, pensif ; on ne croit plus à rien et l’on gobe tout. On invente, chaque matin, une science neuve ; à l’heure actuelle, c’est cette La Palissade qu’on nomme la démagogie qui trône ! Et personne ne lit plus cet admirable Paracelse qui a tout retrouvé, qui a tout créé ! Dites donc aujourd’hui à vos congrès de savants, que, selon ce grand maître, la vie est une goutte de l’essence des astres, que chacun de nos organes correspond à une planète et en dépend, que nous sommes, par conséquent, un abrégé de la sphère divine ; dites-leur donc, — et cela l’expérience l’atteste, — que tout homme, né sous le signe de Saturne, est mélancolique et pituiteux, taciturne et solitaire, pauvre et vain ; que cet astre lourd, tardif en ses empreintes, prédispose aux superstitions et aux fraudes, qu’il préside aux épilepsies et aux varices, aux hémorroïdes et aux lèpres, qu’il est, hélas ! le grand pourvoyeur des hospices et des bagnes, et ils se gaudiront, ils lèveront les épaules, ces ânes assermentés, ces glorieux cuistres ! — Oui, fit des Hermies, Paracelse fut un des plus extraordinaires praticiens de la médecine occulte. Il connaissait les mystères maintenant oubliés du sang, les effets médicaux encore inconnus de la lumière. Professant, ainsi que les Kabbalistes, du reste, que l’être humain est composé de trois parties, d’un corps matériel, d’une âme et d’un périsprit appelé aussi corps astral, il soignait ce dernier surtout et réagissait sur l’enveloppe extérieure et charnelle, par des procédés qui sont ou incompréhensibles ou déchus. Il traitait les blessures, en soignant non pas les tissus mais le sang qui en sortait. On assure même qu’il guérissait certains maux ! — Grâce à ses profondes connaissances en Astrologie, dit Gévingey. — Mais, demanda Durtal, si l’influence sidérale est si nécessaire à étudier, pourquoi ne faites-vous pas d’élèves ? — Des élèves ! mais où dénicher des gens qui consentent à travailler pendant vingt années, sans profit et sans gloire ? car avant d’être en mesure d’établir un horoscope, il faut être un astronome de première force, savoir les mathématiques à fond et avoir longuement pâli sur l’obscur latin des vieux maîtres ! — Et puis, il faut aussi la vocation et la foi, et c’est perdu ! — Comme pour les accordants, dit Carhaix. — Non, voyez-vous, Messieurs, reprit Gévingey, le jour où les grandes sciences du Moyen Âge ont sombré dans l’indifférence systématique et hostile d’un peuple impie, ça a été la fin de l’âme, en France ! Il ne nous reste plus maintenant qu’à nous croiser les bras et à écouter les insipides propos d’une Société qui, tour à tour, rigole et grogne ! — Allons il ne faut pas désespérer ainsi ; ça ira mieux, dit la maman Carhaix, d’un ton conciliant ; et, avant de se retirer, elle donna une poignée de main à chacun de ses hôtes. — Le peuple, fit des Hermies, en versant de l’eau dans la cafetière, au lieu de l’améliorer, les siècles l’avarient, le prostrent, l’abêtissent ! Rappelez-vous le Siège, la Commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause, toute la démence d’une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes ! — Elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuse plèbe du Moyen Âge ! Raconte donc, Durtal, ce que fit le peuple, alors que Gilles de Rais fut conduit au bûcher. — Oui, dites-nous cela, demanda Carhaix, ses gros yeux noyés dans la fumée de pipe. — Eh bien ! vous le savez, à la suite de forfaits inouïs, le Maréchal de Rais fut condamné à être pendu et brûlé vif. Ramené, après le jugement, dans sa geôle, il adressa une dernière supplique à l’Évêque Jean de Malestroit. Il le pria d’intercéder auprès des pères et mères des enfants qu’il avait si férocement violés et mis à mort, pour qu’ils voulussent bien l’assister dans son supplice. Et ce peuple dont il avait et mâché et craché le cœur, sanglota de pitié ; il ne vit plus en ce seigneur démoniaque qu’un pauvre homme qui pleurait ses crimes et allait affronter l’effrayante colère de la Sainte Face ; et, le jour de l’exécution, dès neuf heures du matin, il parcourut, en une longue procession, la ville. Il chanta des psaumes dans les rues, s’engagea, par serment, dans les églises, à jeûner pendant trois jours, afin de tenter d’assurer par ce moyen le repos de l’âme du Maréchal. — Nous sommes loin, comme vous voyez, de la loi américaine du lynch, dit des Hermies. — Puis, reprit Durtal, à onze heures, il vint chercher Gilles de Rais à sa prison et il l’accompagna jusqu’à la prairie de la Biesse où se dressaient, surmontés de potences, de hauts bûchers. Le Maréchal soutenait ses complices, les embrassait, les adjurait d’avoir « grande déplaisance et contrition de leurs méfaits » et, se frappant la poitrine, il suppliait la Vierge de les épargner, tandis que le clergé, les paysans, le peuple, psalmodiaient les sinistres et implorantes strophes de la Prose des Trépassés : Nos timemus diem judicii Quia mali et nobis conscii Sed tu, Mater summi concilii Para nobis locum refugii O Maria ! Tunc iratus Judex… Vive Boulanger ! Dans un bruit de mer montant de la place Saint-Sulpice à la tour, de longs cris jaillirent : Boulange ! Lange ! puis une voix enrouée, énorme, une voix d’écaillère, de pousseur de charrette, s’entendit par-dessus les autres, domina tous les hourras ; et, de nouveau, elle hurla : Vive Boulanger ! — Ce sont les résultats de l’élection que, devant la Mairie, ces gens vocifèrent, dit dédaigneusement Carhaix. Tous se regardèrent. — Le peuple d’aujourd’hui ! fit des Hermies. — Ah ! il n’acclamerait pas de la sorte un savant, un artiste, voire même l’être supernaturel que serait un Saint, gronda Gévingey. — Il le faisait pourtant au Moyen Âge ! — Oui, mais il était plus naïf et moins bête, reprit des Hermies. Et puis, où sont les Saints qui le sauvèrent ? On ne saurait trop le répéter, les soutaniers ont maintenant des cœurs lézardés, des âmes dysentériques, des cerveaux qui se débraillent et qui fuient ! — Ou alors c’est encore pis ; ils phosphorent comme des pourritures et carient le troupeau qu’ils gardent ; ils sont des chanoines Docre, ils satanisent ! — Dire que ce siècle de positivistes et d’athées a tout renversé, sauf le Satanisme qu’il n’a pu faire reculer d’un pas ! — Cela s’explique, s’écria Carhaix : le Satanisme est ou omis ou inconnu ; c’est le père Ravignan qui a démontré, je crois, que la plus grande force du Diable, c’était d’être parvenu à se faire nier ! — Mon Dieu ! quelles trombes d’ordures soufflent à l’horizon ! murmura tristement Durtal. — Non, s’exclama Carhaix, non, ne dites point cela ! Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! je l’avoue, l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! mais les textes qui l’annoncent sont inspirés ; l’avenir est donc crédité, l’aube sera claire ! Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria. Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce. — Tout cela est fort bien, grogna-t-il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l’au delà. Alors, comment espérer en l’avenir, comment s’imaginer qu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? Élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dans la vie, ceux-là ? — Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s’empliront les tripes et ils se vidangeront l’âme par le bas ventre !