La revue blanche se réjouit que ces réflexions ferventes, inspirées par l'œuvre, saluent le soixante-dixième anniversaire du poète dont l'éclat persistant aura restitué le miracle du soleil de minuit. Ibsen I DE LA TRANSSUBSTANTIATION DRAMATIQUE Le théâtre est un art ? Un élément fait défaut à la représentation théâtrale, qui se rencontre dans tous les autres arts, un artifice à vrai dire, mais essentiel, et qui seul sépare nettement le monde artiste du monde réel : le fait d'une transsubstantiation. Toute œuvre d'art, — musicale, littéraire, picturale, — correspond dans le monde naturel à quelque objet précis dont elle forme un équivalent. C’est exprimer que la nature d’une part et l'art de l’autre suscitent une même apparence, mais par des procédés différents et avec des substances différentes. Or, les substances dont use la nature pour créer l'objet sont ces mille formes que prend la matière. Il faut donc que l'art choisisse des substances nouvelles et qu'avec celles-ci il produise sur nos sens une impression identique à l'impression produite par l'objet naturel. Le fait artiste consiste d'une façon précise en cette transsubstantiation et en cette identité. Il consiste en cela uniquement, tous les autres éléments qui peuvent se trouver inclus dans une œuvre d'art étant de nature idéologique ou sentimentale. A particulariser ces généralités, on observerait qu'une même apparence, évoquée ici par la nature, là par les arts du dessin, est constituée ici par des corps pesants occupant dans l’espace trois dimensions, là par des lignes sur une surface plane sans profondeur. L'art littéraire exprime ces mêmes objets pesants, colorés, odorants du monde naturel au moyen d'un seul signe abstrait : le mot, cette substance amorphe et multiforme, hiéroglyphe muet ou sonorité invisible, création impalpable et qui se dilate à contenir l'univers. Ainsi les arts du dessin retirent en une certaine mesure les objets réels de l'espace ; ils les allègent de leur matérialité, les vidant de leur poids, réduisant leurs volumes à des surfaces, et, ce qu'ils rétranchent ainsi du monde extérieur et visible, ils le ressuscitent par la suggestion des lignes dans le monde intérieur de l'esprit. La littérature fait de même et d'une facon plus complète. La musique inversement exprime ce qui est intérieur et silencieux, ce qui se manifeste au sens intime, l'émotion — de sentiment ou de pensée — par un assemblage de sonorités qui, heurtant le tympan, apparaissent à l'esprit sous la forme d'une perception extérieure. Dans ce cas, comme dans les précédents, la transsubstantiation est complète et une impression naturelle est reconstituée selon son identité au moyen d'éléments différents de ceux par lesquels elle se manifestait sous sa forme vitale. On pourrait formuler que l'œuvre d'art est d'autant plus parfaite qu’elle exprime ce qu'il y a de plus intérieur par ce qu'il y a de plus extérieur, ce qui est le plus abstrait par ce qui est le plus concret, ou qu'elle procède inversement avec le plus de rigueur, — selon qu’elle reproduit l'apparence d’un objet au moyen de matériaux plus complètement différents de ceux employés par la nature, notifiant ainsi des correspondances entre deux mondes plus distants. De ce point de vue apparaîtrait nettement la bassesse de la représentation scénique dans l'échelle des arts. Il faut accorder cependant que le théâtre dérobe aux lois de la causalité les événements et les actions qu'il représente. L'actrice qui joue Cléopâtre ne meurt pas en réalité chaque soir de la morsure de l’aspie, et la fiction a ici sa part. Mais à cette abstraction, par où le théâtre se classe encore sous la catégorie d'art, se restreint son effort pour différencier le monde dans lequel il nous transporte du monde naturel, et il va, pour échafauder ses œuvres, emprunter à la nature tous les moyens dont celle-ci se sert pour former les siennes. Qu'il s'agisse de représenter le duel de Roméo avec Tybalt, là où la peinture utilisera quelques lignes et quelques tons, des oppositions d'ombre et de lumière, là où la musique saura inclure les sentiments des deux antagonistes et les répercussions de l'acte sur les ambiances en quelques sons juxtaposés selon des intervalles numériques, le théâtre va mettre en jeu des personnages de chair, vêtus et figurés selon la ressemblance supposée des héros réels ; et, ainsi que dans la vie même, des muscles pour exécuter des mouvements, des gosiers pour crier, des bouches pour articuler des paroles, et des yeux pour manifester l'âme, vont être les interprètes de l'acte. L'emploi de tels moyens, ou d'une partie seulement de ces moyens, dans les arts plastiques, aboutirait au trompe-l’œil, à la polychromie la plus grossière, aux figures de cire et aux tableaux vivants, à tout ce que condamne, ou relègue du moins hors la catégorie d'art, le goût unanime de toutes les écoles. Or ces procédés sont tolérés sur la scène ; non seulement ils sont tolérés, mais ce sont les seuls dont la scène dispose. Ainsi, faudrait-il conclure que le théàtre ne comporte aucune transsubstantiation, et qu'il est, de ce chef, privé d'une condition essentielle à l'existence d'une œuvre d'art. Cependant, après avoir exposé sous leur meilleur jour les motifs de ce jugement, ne serait-il pas équitable de rechercher si l'on n’en peut faire appel ? Aussi bien, s’il s'agissait ici d'une étude complète sur le théâtre, ne serait-ce pas une tâche attrayante de montrer par quelle magie, entre les mains des maîtres, il devient un grand art et par quels procédés ceux-ci savent lui restituer cet élément abstrait d'une transsubstantiation qui tout d'abord semble lui manquer. Ce qui ne peut être entrepris d’une façon aussi vaste, on tentera de le montrer en ce qui touche le théâtre d’Ibsen. Il n'apparaît pas d'ailleurs qu'aucun dramaturge des époques antérieures ait jamais fait plus considérable effort pour spiritualiser la scène et lui conférer la valeur artiste. Toutefois ce qui sera dit ici du théâtre d'Ibsen s'applique aussi aux pièces de quelques contemporains, — avec des variantes et de notables nuances, — à l'art de M. Maeterlinck, et — de facon très expresse — à un acte de Villiers de l'Isle-Adam, la Révolte, qui fut représentée l'an dernier au théâtre de l'Odéon et qu'il faut mettre hors pair, car, en sa concision et comme tentative isolée d'un maître, il est une des plus hautes et plus complètes manifestations du symbole au théâtre. Comment on confère au théâtre une valeur ? D'après ce qui précède, la bassesse de l'art théâtral viendrait de ce que, mettant en scène le personnage humain, le théâtre use aussi, comme moyen de représentation de ce même personnage humain. Or, cette bassesse ne pourra plus être imputée au dramaturge si, conservant pour moyen de représentation le personnage humain, il se propose d'exprimer par ce moyen une chose autre : — une idée ou un système d'idées. Et la valeur artiste du drame sera ici d'autant plus grande que des actes plus concrets et plus vulgaires seront les représentants d’une idée plus abstraite et plus élevée, que l'écart sera plus considérable entre le fait significatif et l'idée signifiée. Cette conception du théâtre, qu’Ibsen a réalisée avec une perfection croissante en chaque œuvre nouvelle, diffère absolument de la pièce à thèse de M. Dumas fils, les Idées de Mme Aubray où l'Ami des femmes. La pièce à thèse est un plaidoyer transporté du Palais, de la chaire ou du salon sur la scène. Elle ne renferme aucune transposition. Comme dans la vie réelle, les idées y sont émises par des personnages que leurs intérêts ou « une fièvre aiguë d'équité » contraignent à soutenir telle ou telle théorie. Tout artifice fait défaut, et, à vrai dire, tout art aussi. Une telle pièce est une arme de bataille, adroite souvent et efficace. Elle oblige, pendant quelques instants, au travail de la pensée des spectateurs que leurs habitudes intérieures n'y inclinent point et que l'austérité du livre rebute. Mais elle n'est autre chose qu'un procédé de polémique. Il en est três différemment du théâtre d’Ibsen. Si parfois ses personnages, comme ceux de M. Dumas, discutent entre eux ou avec eux-mêmes, le triomphe de l'une ou l'autre opinion n'est pas le but que s'est proposé l'auteur ; mais les théories prêtées à chacun d'eux et qu'ils expriment ne sont qu’un moyen pour exhausser l'esprit vers la région des idées et préciser la valeur en quelque sorte algébrique des personnages et des faits. Toute la difficulté et toute la réussite de l'art d'Ibsen consiste à instituer entre les éléments qu'il met en scène un système fixe de relations. Or, il détermine le rapport des personnages entre eux au moyen d'une intriguc et de la peinture des caractères, et, parfois, il forme encore entre ces mêmes personnages, au moyen d’un développement idéologique, un second rapport rigoureusement proportionnel au premier, en sorte que Le drame se présente alors sous l'aspect d’une proportion dont les deux termes sont donnés... L'intrigue comporte parfois quelque intérêt par elle-même, dans La Maison de Poupée ou dans les Revenants ; d'autres fois, elle est insignifiante et presque puérile, — dans Solness, — et, d'autres fois, fantastique à la manière d'un conte d'Hoffmann, — dans la Dame de la Mer. Cela importe peu pourvu que la suite des événements, l'opposition ou la similitude des caractères forment une première trame avec des dessins précis en regard de laquelle situer, selon un parallélisme symétrique, le développement idéologique. Importe-t-il d'ailleurs pour la beauté de l’œuvre que ce deuxième terme de la proportion, le développement idéologique, soit entièrement énoncé ? Non, mais ceci seulement doit nous être notifié avec rigueur, que l'intrigue évoluant au premier plan du drame veut être transposée, qu'un facteur doit lui être appliqué, — qui l’exhausse. Cet éveil donné, il suffira que la signification d’un personnage ou d'un fait soit par quelque artifice dénaturée, qu'une valeur autre que l'apparente et l'immédiate lui soit attribuée pour que toutes les circonstances de la pièce et tous les personnages s’ordonnent selon un sens nouveau autour de ce signe mental, — sous l'action de ce facteur idéologique. Dans toutes les pièces d'Ibsen, cet avertissement est prodigué et cet élément symbolique désigné. « Vous pouvez bien vous figurer, Monsieur Werlé, qu'Ekdal n’est pas un photographe ordinaire ». C'est Gina qui dans le Canard sausage souligne par cette leçon la parabole. Puis, lorsque la famille d'Hialmar assemblée montre à Grégoire Werlé toutes les merveilles contenues dans le fameux grenier, les poules, les lapins, les pigeons, et, dans son panier tressé par Hedvig, la bête mystérieuse que celui-ci reconnait pour un canard, la petite Hedvig, humiliée pour son oiseau comme sa mère pour son Ekdal, rectifie dans les mêmes termes : « Ce n’est pas un canard ordinaire. » Seule avec Grégoire, elle lui parle du grenier. « Voilà, dit-elle, toutes les fois que je pense à tout ça ensemble, à ce qu'il y a dedans, je me dis que le grenier et ce qu'il contient s'appelle d'un seul nom : le fond des mers. Mais c'est si bête ! — Ne dites pas cela. — Si, puisque c’est simplement un grenier. — Vous en êtes sûre ? interroge Grégoire, et par son doute il bouleverse soudain, dans l'esprit de l'enfant et dans l'esprit du spectateur en même temps, la notion du réel. Dans cette pièce de sa maturité, d'un art si consommé, Ibsen, en faisant ainsi parler les uns et les autres, s'adresse à un public à travers un autre : car toutes ces phrases, en dehors de l'éveil qu’elles suscitent dans les esprits avisés, ont encore un sens comique et servent à peindre un personnage. « Drôle d'idée tout de même de dire qu'il voudrait être un chien ! » s'écrie la simple Gina parlant de Grégoire Werlé « — Je vais te dire, maman, je crois qu'il pensait à autre chose. — Qu'est-ce qu'il pouvait penser ? — Je ne sais pas, mais il avait l’air tout le temps de penser à autre chose qu'à ce qu'il disait. » L'auteur nous met donc en garde en termes clairs. Il nous enseigne par la bouche de la petite fille comment son théâtre veut être interprété, comment chacun de ses personnages exprime autre chose que ce qu’il semble dire, est le représentant de quelque valeur plus haute, le signe concret sous lequel il faut savoir distinguer l'idée. Et toute son habileté s'emploie à contraindre l'esprit du spectateur à un effort d'interprétation, à une transposition. Pour réaliser ce but, il use de mille moyens, se fait ingénieux, a recours à mille exhortations. C'est parfois la réflexion étonnée d'un personnage naïf, comme Gina, les paroles d'un ivrogne ou d'un fou, incohérentes et qui dépassent le sens vulgaire, c'est aussi du mystère massé en des coins du drame et qui force les intelligences, pour éclairer les faits, à chercher un foyer de lumière autre que le réel et l'immédiat. Et en même temps que par ces avertissements il rend les esprits attentifs, il leur désigne aussi parfois le facteur idéologique qu'ils pourront appliquer au scenario et dont le pouvoir fera surgir pour eux une signification nouvelle. Il arrive que ce sens nouveau soit dévoilé en une énonciation précise, que l'un des personnages l'exprime, qu'il fasse partie du développement idéologique. Dans Les Revenants, Mme Alving explique : « Ce n'est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, c'est encore une espèce d'idée détruite, une sorte de croyance morte et tout ce qui en résulte. Cela ne vit pas, mais n’en est pas moins au fond de nous-mêmes et jamais nous ne parvenons à nous en débarrasser. » Cette seule phrase transpose toute la pièce. Le cas d'hérédité pathologique d'Oswald, avec les incidents qui en découlent, s'enrichit d’une portée sociale, devient le représentant d'une idée plus vaste. Le titre de la pièce, ingénieux déjà comme image scientifique, s'amplifie jusqu'à embrasser des phénomènes plus complexes, ceux qui caractérisent l’évolution mentale d'une société. La théorie du Mensonge vital exposée par Relling est de même effet dans le Canard sauvage. D'autres fois, le récit d'un conte ou d'une légende, une particularité d'un fait que souligne une allusion, un tic attribué à quelque figurant sont les moyens employés par l'auteur pour évoquer l'idée qui transposera le drame. Le vieil Ekdal raconte comment le canard sauvage blessé plonge au fond des marais et, pour ne pas remonter à la surface, se retient de son bec aux herbes de la vase. Mme Helseth dit la légende des chevaux blancs de Rosmersholm, et les quelques paroles dont Rébecca West commente le récit assignent clairement à l'apparition des chevaux blancs, à la demeure même du pasteur Rosmer leur fonction de symboliser la tradition passée. L'Etranger, dans la Dame de la Mer, avec le pouvoir qu’il exerce sur Ellida, affirme la suprématie de l'inconnu sur le réel. Ballested bégaie toutes les fois qu'il prononce certain mot : acclacli-acclimater, dit-il, et son bégaiement fixe l'attention sur ce mot, sur l'idée qu'il renferme et qui enrichit la pièce d'une portée nouvelle. Il faut bien que l'auteur s'ingénie à donner au public cette double indication. Car c’est en accomplissant cette tâche qu'il restitue à l'œuvre dramatique l'élément d'art qui lui manquait : une transsubstantiation. Par la métamorphose qu'il suscite dans l'esprit du spectateur, il brise la similitude qui existe de fait entre l'objet et le moyen de la représentation théâtrale, il enseign que l'objet véritable de cette représentation n'est pas l'aventure apparente, que celle-ci, avec les personnages qui la composent, n’a qu'une valeur de signe. Or, cette identité inhérente à la donnée même de l'art dramatique en constitue la difficulté particulière. Dans presque tous les autres arts, l'élément d'une transsubstantiation est fourni, à dire plus exactement, il est imposé par les conditions mêmes de leur exécution. Un dessinateur sans talent, sitôt qu'il trace des lignes sur une surface, exprime par un signe mental, la ligne, quelque objet matériel. Il réalise, quoi qu'il en ait, la condition essentielle d’une œuvre d'art : il transsubstantie. L'auteur dramatique, au contraire et comme on l'a dit, se trouve en présence de la vie humaine à représenter avec de la vie humaine. Il est donc tenu de façonner lui-même sa pâte, de différencier de l'autre, en le dénaturant, l'un des deux termes de la représentation, soit la chose représentée, soit celle qui représente, et, par un effort constant de suggestion, de mettre le spectateur au fait de la transposition qu'il réalise. Pour parvenir à cette fin, il n’est pas de chemin tracé. Chaque dramaturge doit obtenir des seules ressources de son génie le moyen de cette réussite. Or Ibsen conserve intact l'élément de représentation qui lui est proposé, la vie humaine sous son aspect le plus familier et le moins apprêté, et il déforme l’objet. Car il se propose de mettre en scène au moyen de ses personnages humains, non pas des personnages humains, mais une suite d’idées dont l'application embrasse et aussi dépasse la vie purement humaine. On conçoit déjà, d'après ce qui précède, ce qu'est une pièce d’Ibsen : un merveilleux appareil idéologique. Cet appareil est constitué, dans ses éléments essentiels, par l'intrigue d'une part, — scenario et développement des caractères, — et par l'indication d’un facteur idéologique, la clef, qui, appliquée au mécanisme, va le mettre en mouvement dans les esprits. À ces ressorts essentiels, Ibsen ajoute parfois lui-même un développement idéologique : il faut alors se garder de croire qu'à ce développement soit restreint le pouvoir évocateur du drame, et qu'à en avoir pénétré le sens soient limités la tâche ou le plaisir de l'esprit. Ce développement n’est, à vrai dire, qu'un exemple ; l'auteur ayant inventé un appareil nous apprend à nous en servir ; il en fait usage devant nous et nous énseigne comment, en regard du tissu des contingences réelles tramé par l'intrigue, il est possible de former, avec la substance idéologique, un dessin décalqué sur le modèle précédent, qui en reproduira les arabesques et les détours, mais sera tracé au moyen d'un fil différent, de la soie pour de la laine. La Dame de la Mer Voici une pièce qui renferme, outre les éléments primordiaux constitutifs de tout drame d’Ibsen, un exemple de cette sorte : la Dame de la Mer. Evoluant au premier plan du drame, c'est l'intrigue que l'on connaît : les fiançailles d'Ellida avec un marin, personnage dont on sait à peine tout d'abord s'il est réel, mais qui exerce sur la jeune fille un étrange pouvoir, puis, le mariage d'Ellida avec le Dr Wangel, ses vains efforts pour se soustraire à la tyrannie du souvenir, sa maladie de langueur, les lettres de Johnston qui, bien qu'averti du mariage de sa fiancée, semble l'ignorer et promet toujours de venir la prendre, l'attente anxieuse de la jeune femme, dominée par une fascination irrésistible ; enfin l'apparition de l'homme derrière la haie du jardin et le débat final qui se formule pour le spectateur de curiosité rudimentaire en cette alternative : Ellida va-telle suivre Johnston, son premier fiancé, ou va-t-elle demeurer auprès du Docteur Wangel, son mari ? Mais en ce dernier acte, Johnston déjà n'est plus Johnston : par l'apparence à moitié réelle et à moitié fantastique qu'il lui a pré- tée, Ibsen a posé sa valeur de symbole, il l'a signalé comme le facteur idéologique de son drame. En effet, de la signification qui sera attribuée à son personnage, va suivre l'interprétation de la pièce toute entière, Or, cette signification est ici, d'une part, merveilleusement large et indéterminée, — en sorte qu’elle ménage à l'esprit du spectateur toute libre initiative, — et, en même temps, elle est précisée presque grossièrement en vue du développement idéologique dont l'exemple particulier est joint. Le fiancé d'Ellida, qui a nom Johnston au premier acte, lorsqu'il matérialise le rêve sentimental de la jeune fille, devient ensuite l'Américain, puis l'Etranger ; il est tantôt celui-ci et tantôt celui-là, comme s'il pouvait prendre l'infinité de toutes les formes de la vie. Mais il se nomme aussi Frimann, et cette dénomination évoque d’une façon transparente la thèse de liberté qu'Ibsen développe dans sa pièce, thèse exprimée au dernier acte lorsqu'Ellida, hésitante, entre les deux hommes, choisit spontanément Wangel dès qu'elle est libre de choisir. Ainsi, dans cette dernière scène qui dénoue l'intrigue sentimentale, la pièce philosophique apparait. — « Oui, oui, je vous assure, madame Wangel, que nous nous acclimatons. — Oui, monsieur Ballested, pourvu que nous soyions libres — Et responsables, ma chère Ellida », ajoute Wangel. — « Et responsables, tu as raison », acquiesce Ellida. La responsabilité morale a donc pour condition la liberté absolue dont elle est le corrélatif. Tout individu porte en lui une tendance intérieure qui constitue sa personnalité, qui est, à vrai dire, sa réalité essentielle. Tant que cette tendance ne peut s'exercer librement, la réalité individuelle est abolie, elle est inexistante, en sorte que l'individu, n'étant pas, ne saurait être responsable d'actes dont il n'est pas, à vrai dire, l'auteur. Au moyen de cet énoncé philosophique, voici le rôle de Frimann précisé. Il est matérialisé pour les besoins de la représentation théâtral, l'élément personnel irréductible qui est en chaque être, et qui, contrarié par quelque circonstance, par quelque décision prise à son encontre, élève la réclamation de son droit contre le dommage qu'il a subi. Ainsi d'un ressort comprimé par une force étrangère et dont toute l'énergie est tendue à se redresser. A quel point Ibsen est parvenu à différencier l'objet de sa représentation de l'élément dont il se sert pour le figurer, on le voit d'après cet exemple. L'étranger devient ici le signe concret d’une entité abstraite. Une valeur autre que celle qu'il figure extérieurement lui a été attachée : désormais à chacun de ses mouvements extérieurs va correspondre un déplacement de l'idée qu'il signifie. De plus, tous les autres personnages du drame, pour se mettre d'accord avec la valeur symbolique de ce personnage clairement exprimée par l’auteur, vont être tenus de signifier eux-mêmes quelque aspect particulier de l'idée en scène, en sorte qu’au moyen de cette clef qui nous ouvre la signification algébrique de tous les figurants, pris comme des signes concrets, une pièce nouvelle et purement idéologique va se jouer devant nous. Voici trois femmes pourvues de personnalités plus ou moins fortes. L'Etranger tient lieu de commune mesure entre elles. Il représente pour chacune, en opposition avec le réel, tout le possible et il extériorise aussi l'énergie, avec son degré précis, de la tendance intérieure qui constitue leur individualité distincte. Son pouvoir va donc grandir en raison de la violence de chaque personnage. — Wangel représente, pour Ellida, la contrainte d’une réalité trop étroite, qui, limitant l'horizon de la jeune fille, excluant tout le possible, semble supprimer le choix. Car Ellida a vécu dans l'isolement du phare, loin du contact multiple des réalités. Elle est de plus une individualité puissante, une force qui refuse de s'exercer si elle n’est pas assurée de suivre sa loi. Ces deux conditions réunies autour d'elle et en elle-même, et qui fondent le pouvoir de l'Etranger sur un être, justifient la violence dramatique de sa longue hésitation. Bolette avec Arnholm reproduit avec une intensité amoindrie le même conflit. La maison où elle vit retirée, près de l'étang des corassins, a pour elle la même signification symbolique que pour Ellida le phare solitaire. Pourtant la vie, avec ses figurants, longe la haie qui borde le jardin et Bolette est d'ailleurs d’individualité moins puissante que la Dame de la mer. On sent en elle une malléabilité de nature capable de se prêter à plusieurs adaptations et, de fait, sans crise douloureuse, après-un bref sursis, elle accepte de limiter à Arnholm son désir d'inconnu. Il en est bien autrement de la petite Hilde vis-à-vis de Lyngstrand. Hilde représente un degré d'énergie tout à fait supérieur. Incapable de sacrifier quelque part de sa personnalité ni par faiblesse ni par bonté, elle est indemne de nos vertus comme de nos vices. Son charme procède de cette indépendance et de ce qu'une nouveauté irréduetible est en elle. Lyngstrand a demandé à Bolette de lui consacrer une pensée chaque jour quand il sera parti, afin que son art en profite, et déjà il suppute qu'Hilde, devenue plus grande, pourra remplir vis-à-vis de lui le même office. Mais la petite Hilde n'accepte pas de subordonner son existence à une autre existence. et c’est elle qui railleusement assigne à Lyngstrand un rôle sacrifié dans le décor de sa vie. « Croyez-vous, lui demande-t-elle, que cela m'ira bien d'être tout en noir ? Et comme l'artiste imagine d'elle un délicieux portrait, « une jeune veuve en grand deuil », elle rectifie : « une jeune fiancée en deuil ». En contraste avec Ellida et bien au-dessous de Bolette, l'étonnant Ballested bouffonne sur les tréteaux comme un clown entre deux exercices. L'Etranger n’a qu'un bien faible empire sur Ballested. Ballested est sourd à ses revendications. Mais il supplée la liberté de choisir sa vie par une souplesse infinie à s'accommouder de toutes les circonstances. D'individualité amorphe, il est prêt toujours à s'acclacli, à s'acclimater sur quelque sol que le hasard le transporte. Pour noter en lui cette absence de personnalité, Ibsen lui attribue toutes les professions. Epave d'une troupe de comédiens dispersée après faillite, c'est lui qui, au premier acte, en qualité de factotum, hisse le pavillon chez les Wangel en l'honneur de l’arrivée d’Arnholm. En même temps, il brosse une toile disposée sur un chevalet et se sauve précipitamment en voyant arriver le bateau sur le fjord, car il va offrir ses services aux passagers : il est coiffeur, maître de danse, et le voici, au deuxième acte, guidant les touristes vers Le point de vue. Ballested « ne marche pas par paire » comme Ellida avec Wangel, Bolette avec Arnholm, Hilde avec Lyngstrand. Il est seul, et non sans intention de l’auteur, qui sollicite ainsi l'esprit du spectateur à chercher, en dehors de la thèse matrimoniale qu'il développe, une application plus ample de l'idée de liberté et des symboles qu'il a construits. En dehors de l'intrigue fantastique, en dehors de la pièce à thèse qui paraît prendre parti pour une émancipation de la jeune fille et s'adresse aux sociologues, il y a en effet dans la Dame de la Mer une troisième pièce faite pour passionner une nouvelle catégorie d’esprits, et cette troisième pièce est, à vrai dire, la seule et véritable, dont les deux autres ne sont, en quelque sorte, que le moyen ; pièce multiple d'ailleurs qui s'élève avec l'intelligence plus haute de chaque spectateur et selon l'idée maitresse qui, plus ou moins suggérée par l'auteur, devient le thème et le coefficient du nouveau drame idéologique. Le drame d'Ibsen, appareil idéologique Ce qu’il nous faut donc considérer comme essentiel dans le drame d'Ibsen, c'est cela seulement qui rend possible cette troisième et multiple pièce. Et cette pièce est possible dès qu'un système précis de relations est établi entre les différents personnages, tel qu'on vient de le voir fixé entre les personnages de la Dame de la Mer, Ellida, Bolette, Hilde. Ballested qui s'ordonnent tous vis-à-vis de l'Etranger selon une hiérarchie rigoureuse et en quelque sorte numérique : car, dans son rapport avec lui, chacun d'eux pourrait être représenté par un chiffre. L'ensemble de ces chiffres séparés les uns des autres par des intervalles inviolables, qui paradoxalement les joignent en un organisme, cet ensemble forme le premiér terme d’une proportion : plus ou moins touffu, plus ou moins chargé d’incidences, il a une physionomie personnelle et distincte. Or on sait que cette république de nombres ne sera pas désagrégée quant aux rapports entre eux de chacun de ses éléments, si l'on applique à chacun d'eux un même numérateur. Ce numérateur est ici le facteur idéologique, c'est-à-dire l'idée qui transforme la signification soit d'un fait, soit d'un personnage, — comme c'est le cas pour l'Etranger dans la Dame de la Mer — et par là transpose l'aventure toute entière. Ce facteur idéologique est un élément essentiel de la représentation : il en est le levier. L'auteur n'est pas tenu de préciser sa signification, comme il l'a fait sur un point dans La Dame de la Mer ; mais il doit nous faire sentir que ce facteur existe et qu'il veut être appliqué, le spectateur demeurant libre de l'imaginer, de tirer de la substance de son cerveau le motif an moyen duquel féconder le drame. Constatons d’ailleurs qu'au lieu d'un facteur idéologique, Ibsen a coutume d'en désigner plusieurs, que des allusions plus ou moins transparentes signalent. Il indique à l'investigation des chercheurs plusieurs pistes où l'herbe plus ou moins foulée laisse entrevoir ou dissimule la ligne brune du sentier. Les esprits avertis et rompus déjà à la gymnastique des idées préféreront sans doute, parmi les pièces de son théâtre, celles où une semblable désignation est plus obscure, celles en même temps, dont Solness le Constructeur réalise le type, qui, allégées de toute explication, sont réduites aux éléments essentiels de la suggestion dramatique : une aventure si bien liée dans toutes ses parties qu’elle est une forme merveilleuse où couler toute idée, une aventure d'intérêt si puéril, que l'allusion la plus légère ou la plus lointaine suffit à la transposer. A d'autres esprits un apprentissage est nécessaire : c'est pour ceux-ci qu'Ibsen ajoute parfois à l'exposé de l'aventure un développement idéologique. C’est à eux qu'est dédié le thème matrimonial de La Dame de la Mer exprimé de façon transparente par le jeu des trois couples et fait pour accoutumer les néophytes à déchiffrer sous les faits les aititudes de l’idée. Ce thème ne constitue pas au même titre que le facteur idéologique un élément essentiel du drame ; il peut être retranché et, de fait, il n'apparaît pas dans certaines pièces. Dans la Dame de la Mer, Ibsen l'a utilisé à préciser la relation numérique des personnages entre eux, mais cette relation eût pu être établie, comme dans Solness, par les contingences du scenario et, exhaussée par le symbole, elle eût suscité le drame idéologique dont elle est la figuration concrète. Le théâtre d'Ibsen, comme toute œuvre d'art véridique, dote l'esprit, dans le même temps, d’une liberté sans limite et d'une méthode rigoureuse. Ainsi le spectateur est libre de varier à l'infini le développement idéologique contenu dans cette Dame de la Mer qui vient d'être analysée : mais sitôt qu'il a attaché à l'Etranger un sens nouveau, la relation instituée par Ibsen entre tous ses personnages va nécessiter la signification de chacun d'eux, en rapport avec l'idée nouvellement élue. Car des intervalles comme musicaux séparent tous ces personnages, les situant les uns vis-à-vis des autres, et il en est de même des circonstances de la pièce qui, si puériles qu'elles apparaissent parfois, n'en sont pas moins coordonnées entre elles selon un ordre strict. Tout cet arrangement forme un appareil précis et conditionne rigoureusement le développement du thème nouveau. Des intelligences diverses sauront faire tenir dans cet apparcil des éléments dissemblables ; mais ces éléments une fois donnés s‘amalgameront entre eux selon des lois fixes, s'opposeront et se concilieront au même endroit du drame que les personnages eux-mêmes qui les signifient, avec des degrés égaux dans la violence, et selon des correspondances inflexibles. Ainsi le même air, posé tour à tour sur des paroles profanes ou sacrées, évoque dans l'esprit une succession d'images différentes, selon une progression passionnelle identique. A entendre le drame ainsi transposé par le motif personnel qu'il y a fait tenir, le spectateur goûte la joie de considérer son idée se mouvoir et vivre selon chacune des péripéties de l'aventure, évoluer et progresser avec les gestes de la petite Hilde, et avec le débat de La Dame de la Mer, se distinguer et se préciser par le contraste des propos de Ballested, par les conversations de Bolette avec Arnholm. Tous ces personnages, avec leurs mouvements et leurs paroles visibles, vont évoquer pour lui un drame abstrait, composé d'attitudes cérébrales invisibles et fait à la ressemblance de l'intrigue concrète qui se joue sur les tréteaux. Entre les deux pièces, l'identité d'apparences résultera de ce qu'un même système de grandeurs proportionnelles imposera sa forme à l'une et à l'autre. Ainsi ce qu'il convient d'admirer d’abord chez Ibsen c’est, en dehors de toute valeur immédiatement intelligible et avant toute application, la beauté architectonique de l'œuvre, le balancement harmonieux des lignes qui la composent, la symétrie des proportions, la pure mathématique des grandeurs. Car c'est tout cet ensemble qui compose le merveilleux appareil de transposition qui est la création propre de l'artiste : une forme aux contours précis, mais vide, en sorte que tous les intellects y peuvent librement apporter des substances nouvelles. A cette beauté purement formelle, l'œuvre d'art emprunte son pouvoir de s'affranchir du temps : ses proportions sont telles qu'elle peut abriter des intelligences futures, riches de notions inconnues à l'époque de sa formation, D'où parfois son caractère d'apparence prophétique. Une phrase bien faite, par la seule vertu de sa construction, voit sa signification s'approfondir et se multiplier à travers la durée avee le progrès de la connaissance. C'est pourquoi, si vaste que l'on suppose l'intelligence d'un artiste, son œuvre s'élève, au point de vue de ce qu'elle embrasse, bien au-dessus de cette intelligence même, Elle tire sa valeur absolue, non pas des concepts eux-mêmes que l'artiste y a inclus, mais de toute la hauteur dont elle domine ces concepts, de toute l'ouverture par où elle offre accès à de nouvelles idées. Son titre authentique est d'être une forme inaltérable. Par là l'œuvre d'art essentielle reproduit le phénomène de la vie qui, à travers l'écoulement indéfini de la substance, maintient, dans une rigidité, des formes pareilles. L'artiste qui crée, en vertu d'un don, une forme intellectuelle, — par la méthode insérée dans son œuvre et qui s'impose à tous les intellects se penchant sur elle, — s'associe tout effort, revendique tout apport idéologique du temps actuel et futur. Parmi ces appareils de rêve et de mentalité que sont les œuvres d'art, le théâtre d’Ibsen est, entre tous, d'une extraordinaire perfection. On va en faire usage ici pour dégager, en toute indépendance, de la Dame de la Mer d’abord, puis de l'œuvre dramatique tout entier, l'un des aspects de cette troisième pièce invisible et multiple dont l'intrigue apparente, avec toute sa délicate ingéniosité et son charme souvent incomparable, est le signe et le moyen. On profitera de la liberté d'interprétation plénière, que laisse à chaque esprit l'œuvre d’art, pour insérer dans le magique appareil une idée de choix personnel, confiant dans la perfection du subtil mécanisme pour conférer à cette idée sa forme et la revêtir de prestige. Ainsi d'un mangeur d'opium qui se contente d'assurer à son demi-sommeil l'audition de quelque phrase mélodique préférée et se fie à la bonté du poison pour développer en symphonie ce thème chétif. En cette troisième pièce, le fait essentiel d'une transsubstantiation va donc se manifester avec évidence, car chaque geste, chaque parole, chaque acte et chaque circonstance apparaîtront dépouillés de leur intérêt immédiat, pour n'être plus que les signes concrets qui, à la ressemblance d’une apparence naturelle, représenteront des apparences abstraites évoquées selon le gré d’une volonté particulière. II CHOIX D'UN FACTEUR IDÉOLOGIQUE L'Evolution. Le levier dont on fera usage ici pour transposer le théâtre d'Ibsen est l'idée d'évolution. Sous ce mot, il faut comprendre l'ensemble des attitudes adoptées par la Vie pour se manifester et pour durer. Ecartée l’idée inaccessible d’une création et d'une fin, quelle est la loi du devenir ? Cette interrogation se décompose en deux autres : Comment le présent maintient-il les acquisitions du passé ? c'est- à-dire : Quel est le mode conservateur de la vie ? Comment l'avenir parvient-il à se différencier du présent ? C'est- à-dire : Quelle est la loi du changement ? Une telle question est d’une extrême généralité, car elle embrasse le monde moral aussi bien que le monde physique. Et comme celui-ci, si obscur qu'il soit, se manifeste pourtant à nos yeux avec plus de sincérité que le monde moral, c'est aux sciences physiologiques qu'il convient de demander l'hypothèse dont la formule vaudra ensuite pour régir les phénomènes du monde moral. L'évolution dans la biologie L'art d'une époque, comme l'eau reflète les vols d'oiseaux qui la dominent, reflète les idées qui durant cette même époque ont traversé les cervelles humaines. Aussi, n'y at-il pas matiére à s'étonner si l'œuvre dramatique d'Ibsen reproduit un ordre de préoccupations qui a tenu tout le siècle attentif. D'ailleurs, parmi toutes les pièces de son théâtre, la Dame de la Mer est la seule qui trahisse par des allusions directes ce souci scientifique. Ballested, peintre symboliste à l'occasion, explique à Lyngstrand le sujet de son tableau : au fond d'un fjord, sur un récif, une sirène mourante ; elle agonise dans cette eau saumâtre « parce qu’elle s'est égarée et ne sait plus retrouver le chemin de la mer ». La nostalgie d'Ellida, exilée aussi des rivages marins, commente ce symbole par un nouveau symbole. Mais dans une conversation avec Arnholm, Mme Wangel précise l'hypothèse. « Nous n’appartenons pas à la terre ferme ? » demande Arnholm. « Non. Je crois que si nous nous étions accoutumés, dès notre naissance à vivre sur mer, dans la mer même, nous serions peut-être beaucoup, beaucoup plus parfaits que nous ne le sommes. » Et elle pense que les hommes ont fait fausse route en devenant des animaux terrestres au lieu de devenir des animaux marins ». Le personnage d'Ellida hésitante entre Friman et Wangel, entre deux états différents de la vie, symbolise, à travers le vertige des siècles, vers quelque date géologique imprécise, l'épisode le plus poignant de la légende scientifique, la métamorphose de l'animalité marine en une animalité terrestre. La vie, enclose jusque là comme un embryon dans l'œuf marin, voit son enveloppe brisée ; elle apparaît sur le limon terrestre, dans un milieu hostile, nue parmi l’atmosphère qui la touche et la baigne. Va-t-elle s'adapter à ces conditions nouvelles ? Va-t-elle mourir ? La Dame de la Mer parviendra-t-elle à s'acclami, à s’acclimater ? Oui pourvu qu'elle soit libre, c'est- à-dire, dans la langue des lois physiques, pourvu que spontanément un changement s'accomplisse en elle qui la dote d'un organisme en harmonie avec les conditions du nouveau milieu. Or le changement s'accomplit. Wangel résilie le marché, le contrat qui les liait l’un à l'autre. « Maintenant, choisis ta route. Tu es libre, complètement libre », et aussitôt à l'Etranger qui l'appelle : « Entends-tu Ellida ! On sonne maintenant pour la dernière fois. Viens donc ! » Ellida répond d'une voix forte : « Jamais je ne vous suivrai après ce qui vient de se passer. » Après la longue crise douloureuse, la métamorphose vient de se réaliser soudain. Ellida avec des poumons dilatés va pouvoir respirer maintenant parmi l'atmosphère qui l'environne. Cet exode de l'animalité marine vers l'existence terrestre apparaît la grande crise de puberté de la vie organique, et, aux approches de la métamorphose, c'est l'effroi d'une agonie que traduit l'angoisse d'Ellida. Avant cet exode, c’est, dans le milieu marin, l'enfance de la vie : des formes s'ébauchent, s'essaient en des avatars sans fin et jamais ne s'achèvent. C'est une souplesse sans limite à revêtir toutes les apparences, à se diversifier à l'infini. C'est aussi une indépendance, un besoin nomade, un instinct de liberté qui ne se complaisent qu'en ce perpétuel changement, qui ne sauraient s’astreindre à se figer en quelque aspect particulier. Mais avec l'avènement de la Vie sur la surface terrestre, une loi de fixité succède à cette loi de changement. Des formes déterminées apparaissent et persistent. Une différenciation de milieu aussi complète, qui commandait un remaniement profond du plan organique, a épuisé la virtualité des êtres et leur a imposé sans doute des caractères spécifiques désormais peu modifiables, — en déterminant leurs formes, a aboli leur pouvoir d'en prendre par la suite de nouvelles. L'Etranger représente vis-à-vis d’Ellida la virtualité première de la Vie, cette faculté protéique à laquelle elle va renoncer pour l'avenir en l’exerçant une fois pour toutes et, lui remémorant tout le poème des possibles, il la fait hésiter longtemps sur le seuil de sa décision. « La décision ! La décision irrévocable à jamais ! » s'écrie-t-elle avec désespoir, alors qu'il la somme de choisir librement entre Wangel et lui. Aussi, tandis que dans la pièce concrète l'Etranger demeure pour Ellida le fiancé, l'irréalisé, le réve, Wangel est le mari, c’est-à-dire la réalisation et en même temps la borne du rêve. Ellida, qui appartient désormais à Wangel s’interdit toutes autres aspirations. Sa vie, dans le présent et dans l'avenir, est définie ; il n’est plus que de maintenir les termes du contrat, de perpétuer à travers les années l'ensemble de sentiments et de devoirs dont la formule idéale vient d’être posée. Au point de vue symbolisé de l'évolution, l'Etranger représente, en un lieu inconnu de l'Espace et du Temps, la variabilité de la Vie organique, la jeunesse de la vie, sa virtualité, son pouvoir d'évoluer et de se transformer. Wangel représente au contraire la Vie adulte munie d'une forme invariable qu'elle va maintenir aussi longtemps que les circonstances le lui permettront, et qu'elle n'abandonnera que pour mourir. Sous le jour de cette idée, l'Etranger et Wangel reflètent et concilient les deux hypothèses biologiques qui ont partagé le siècle et dont Cuvier et Lamarck ont fixé les lignes essentielles : celle de l’invariabilité des espèces et celle de la mutabilité des formes organiques sous l'influence du milieu. Ces deux hypothèses ne font elles-mêmes que traduire le double procédé de la Vie pour vivre. Et c'est, d’une part, un procédé de nouveauté, une tendance à varier et à recevoir les modifications de l'extérieur ; c'est, d'autre part, un procédé conservateur qui maintient et fixe en les répétant les propriétés acquises per la tendance à varier. L'existence simultanée de ces deux forces crée entre elles un antagonisme : mais cet antagonisme est la condition même et le support du phénomène de la Vie. Supprimée la modalité conservatrice, aucune forme ne parviendrait à se manifester, les conditions extérieures en perpétuel changement détruisant à peine ébauchés les avatars d’une substance trop malléable. Mais sitôt que le principe conservateur triompherait en une forme et lui interdirait définitivement de varier, celle-ci serait condamnée à Mourir et elle s'éteindrait en éffet dès que les conditions extérieures auxquelles elle aurait perdu le pouvoir de s'adapter ne seraient plus compatibles avec son organisation spéciale. On ne saurait prétendre, est-il besoin de l'exprimer, que le passage de la vie marine à la vie terrestre marque en réalité pour les organismes la fin du pouvoir d'évoluer. Mais on ne saurait douter non plus qu'à une certaine date de la vie organique, ce pouvoir prenne fin ; or, c'est cette déchéance que dénonce pour nous l'exode zoologique symbolisé dans la Dame de la Mer. Le triomphe de Wangel sur l'Etranger dans le cœur d'Ellida, voici donc pour nous l'épisode suprême qui soustrait la Vie à l'empire de la tendance à varier et la soumet définitivement à l'action de l'hérédité. Désormais, l'espèce est créée ; en elle toute virtualité est éteinte. Elle ne pourra plus recevoir de l'extérieur que des modifications restreintes, celles qui ne lui feront pas perdre son caractère spécifique. Une action trop violente du dehors pourra l'abolir, mais non plus la changer. De ce point de vue, l’espèce pourrait être définie, un organisme parvenu au point de détermination où l'extérieur est impuissant à le modifier. Les espèces que l'on serait tenté de dire nouvelles ne sortiraient donc pas des espèces plus anciennes. Elles prendraient leur origine à une date antérieure à la décision d'Ellida, dans la méme matrice où les espèces anciennes ont pris la leur, dans cette matière première de la Vie, docile encore à l’action de l'extérieur. — Telles sont les conclusions qu'il était nécessaire d'enregistrer : car, appliquées au monde moral, elles vont entraîner des conséquences inattendues dont les pièces d'Ibsen seront le commentaire. Tel est aussi ce drame de la Dame de la Mer dont les décors devraient être brossés en un paysage préhistorique sur les indications d'un paléontologue. Dans nul autre, on l’a remarqué déjà, Ibsen n'a fait d'allusions aussi directes aux lois qui régissent la formation et l'évolution des espèces. Mais cette indication, une fois donnée, va suffire pour évoquer désormais en notre esprit, à l'occasion des autres pièces qui semblent traiter seulement des attitudes morales de la Vie, cette correspondance physiologique. l'évolution dans le monde moral. Si les deux lois opposées, dont l'une tend à maintenir les caractères acquis, l'autre à faire surgir d'une source inconnue des caractères nouveaux, sont étendues de la biologie, qui nous les signale, aux phénomènes plus complexes du monde moral, l'espèce se représentera dans ce nouveau milieu par une race humaine. La race serait donc, par analogie, un groupe humain parvenu au point de détermination précis où l'extérieur ne le peut plus modifier. L'organisme propre à une espèce serait représenté dans la race par une formule morale. Il faudrait done conclure que cette formule, flottante, invertebrée, malléable selon les hasards des conditions climatériques où autres avant la formation de la race, est invariable dès que la race existe. De fait, et c'est ce que fera voir le commentaire dramatique qui va suivre, une race, une fois formée, paraît être impuissante à modifier son idéal. Les révolutions en témoignent : à les considérer sous leur vrai jour, elles consacrent, selon la valeur étymologique du mot, un retour vers la formule du passé. Lorsqu'une société menace de se décomposer, s'écartant de la vertu de son germe originel, les révolutions manifestent encore la vertu de ce germe qui résiste à mourir. Elles sont par excellence un procédé conservateur. C'est ainsi que la société européenne, vertébrée sur l'idéal égalitaire et sur l'esprit de renoncement chrétiens, s'est toujours retrempée à cette source lorsqu'elle semblait se décomposer sous l’action d'éléments hétérogènes. La Réforme a marqué une résurrection du véritable esprit chrétien en répudiant au profit du seul culte intérieur toutes les pratiques qui suppléaient la foi et tenaient lieu d'une conscience pure : invocations aux saints et pèlerinages, absolutions et indulgences devenues denrées commerciales. La Révolution française est une renaissance du même idéal, à ce point incorporé dans la race, qu'il s'exprime abstraîtement et sans le support d’une idée religieuse. Enfin, de nos jours, le néo-christianisme de Tolstoï, préconisant dans son intransigeance l'esprit de renoncement des premiers chrétiens, est un exemple typique dé cette réaction d'un germe essentiel contre les déformations imposées par les circonstances, le milieu ou la décrépitude. Aux yeux de qui voudrait voir en l'auteur dramatique un ferment d'actes, un excitateur d'énergie, une première part de l'œuvre d’Ibsen offre un caractère d’apostolat analogue à l'entreprise plus directe de Tolstoï. Cette part de son œuvre, de laquelle relèvent Brand, les Soutiens de la Société, les Revenants, Maison de poupée, l'Ennemi du peuple consacre un retour vers l'esprit évangélique. Elle est, vis-à-vis du protestantisme corrompu, tombé à l'utilitarisme et à l'hypocrisie d’une religion sociale, ce que fut, vers 1500, la Réforme surgissant contre la dissolution du catholicisme. LE MONDE CONSERVATEUR DE LA VIE A se placer à un point de vue de pure esthétique, il ne s'agit pas de rechercher qu'elle peut être l'action sur les esprits d'une pareille œuvre, mais de préciser quel est le modèle idéologique représenté par l'artiste. Or ce qu'Ibsen met en scène dans cette première partie de son théâtre aussi bien que dans les drames qui suivront, c'est le procédé conservateur de la Vie. Comment le présent maintient-il les acquisitions du passé dans l'Espèce et dans la Race ? a. Dans l'Espèce : l'hérédité Tant qu'il s'agit de l'Espèce, le procédé vital apparaît d’une extrême simplicité. L'existence de l'Espèce suppose que le type parfait de celle-ci a été posé dans le passé. Il n'est donc pour les descendants qu'à répéter, à travers la durée, les modalités de ce même type ; c'est à quoi s'applique l'hérédité. Or, tant que les circonstances extérieures qui, à une date donnée, ont imposé à l'espèce son organisme, demeurent les mêmes, l'espèce, par la vertu de l'hérédité, prospère. Dès que ces circonstances se modifient, l'espèce, impuissante à modifier parallèlement son plan organique, puisque l’hérédité s’obstine à répéter le type ancestral, l'espèce pâtit. Sa force décheoit, son pouvoir reproducteur s'amoindrit, son activité diminue. Si une tendance à varier persiste en quelques individus, l'effort de cette tendance, vaincu par l'hérédité, avorte en créations de monstres, incapables de vivre dans la plupart des cas, incapables de se reproduire, toujours. Les drames d'Ibsen correspondent à ces diverses phases qui marquent, avec la prospérité ou la dégénérescence d’une espèce, l’efficacité du principe conservateur de l'hérédité ou son danger, en tous cas, son inflexibilité. Brand date la période de prospérité de l'espèce. Déjà avec les Revenants, Maison de poupée, l’Ennemi du peuple, les conditions extérieures commencent à se montrer hostiles : autour de quelques individus, en qui persiste encore dans sa perfection le type ancestral, déjà l'espèce dégénère. Avec le Canard sauvage, la déchéance est complète. Hosmersholm, Solness, Borkman racontent l'épopée de l'impossible, l'effort de la tendance à varier pour adapter au milieu des organismes enchaînés par l'hérédité. Rosmer, Lœvborg, Borkman sont des monstres condamnés à mourir par la loi qui interdit aux espèces anciennes d'engendrer les nouvelles. b. Dans la Race : l'éducation et l'effort volontaire. La loi est, à vrai dire, aussi simple appliquée à une race humaine, c'est-à-dire au milieu moral. Car l'idéal de la race est lié indissolublement à son organisme physiologique et, selon que celui-ci prospère ou décline, il se modifie selon la même courbe. Mais un phénomène nouveau intervient dans l'humanité, qui semble compliquer la simplicité de la loi : c’est celui de la conscience. Cette apparition de la conscience suscite un mirage, une série de fictions par lesquelles se représentent les lois physiques et dont l'ensemble constitue la psychologie. Or c’est le jeu de ces fictions qui constitue l'intérêt de toute représentation dramatique et, pour goûter le sens profond des drames d’Ibsen, il nous faut pénétrer l'artifice au moyen duquel le monde physique se déguise en monde moral, il nous faut aussi déterminer les correspondances qui existent entre l’un et l'autre. Constatons donc que le monde moral prend naissance et se dégage du monde physique lorsqu'une force ajoute à son pouvoir d'agir le pouvoir de connaître son action et de se la représenter. Tel est le phénomène de dédoublement qui se produit dans la conscience. Il en résulte aussitôt une première fiction : de ce que l’homme voit se refléter dans sa conscience l'acte de son énergie, il attribue à sa conscience le choix prémédité de l'acte et le pouvoir de le susciter. Il se croit libre, et cette croyance lui est confirmée par tous les cas où la représentation qu’il se fait de l'acte à accomplir coïncide avec l'image de l'acte accompli. Mais cette confusion ne se produit pas toujours, car chaque conscience individuelle a la propriété d'enregistrer des représentations d'actes réalisés non seulement par l'énergie particulière à laquelle elle est liée, mais aussi par des énergies étrangères. Or si ces énergies différent de celle à laquelle la conscience est liée, un écart va se produire fatalement entre l'image anticipée de l'acte et la forme de cet acte dans la réalité. L'homme pourrait, semble-t-il, en conclure que sa conscience n'a pas qualité pour diriger une énergie et que son office se limite à la refléter ; mais la fiction contraire est acquise ; aussi impute-t-il à cette conscience agissante dont il a imaginé la fable et avec laquelle il s'identifie, la défaillance qui s'est révélée dans le phénomène physique. Il estime qu’il ne s’est pas efforcé suffisamment et s'en tient responsable. Aussi, la satisfaction d'une conscience pure et le remords, les concepts de mérite et de démérite vont-ils se substituer désormais au fait d'une coïncidence où d'un écart entre la conception préméditée de l'acte et sa réalisation. Ces quelques indications, si sommaires qu’elles soient en comparaison de l'importance du sujet, nous permettront pourtant de situer en face de chacune des phases de prospérité ou de décadence d'une espèce, telles que nous les montreront les drames d’Ibsen, le paysage moral approprié, c'est-à-dire l'ensemble de fictions qui, à travers le prisme mensonger de la conscience, représentent la simplicité du phénomène physique. Raconter l'histoire d'une espèce, sa grandeur et sa décadence, c'est faire une monographie du procédé conservateur de la Vie puisque la tendance à varier, le procédé de nouveauté abandonne son pouvoir sur les organismes au seuil même de l’Espèce. Or à l'hérédité qui, par voie de répétition, maintient et perpétue dans l’Espècé les acquisitions du passé, correspond, dans le milieu moral d’une race humaine, la fiction de l'effort volontaire. Cette fiction a pour complément l'éducation, qui assigne son but à l'effort. C'est l'éducution qui a pour mission de projeter dans la conscience de chaque descendant l'idéal moral formulé par l'ancêtre typique. Nous la verrons, lorsque la race sera déchue, jouer le rôle d’un thermomètre maxima qui continue d'indiquer un degré thermique réalisé par une température extrême, après que cette température s’est depuis longtemps abaissée. Se concevoir et se réaliser semblable à l'ancêtre typique, tel est le but proposé à chaque descendant. L'idéal a été posé dans sa perfection, il n'est, comme dans l'espèce, que de le répéter. Par quel moyen ? Par l'effort. Supprimée donc toute valeur intellectuelle au profit d'une valeur volontaire, l'homme le meilleur est celui qui s'efforce le plus. Tel est Brand. BRAND : PÉRIODE DE PROSPÉRITÉ DE L'ESPÈCE : LA RACE, EN SE CONCEVANT SEMBLABLE A L'ANCÊTRE, SE CONÇOIT TELLE QU'ELLE EST. Brand est la mise à la scène d'une volonté tendue à réaliser un idéal donné. L'idéal est posé, il s’y faut conformer avec absolutisme. Le type de l'espèce est fixé, il ne doit pas dévier. Tout ce qui s’écarte de ce type est décadence et non nouveauté. Brand qui s'est proposé pour idéal l'amour divin n'admet donc aucun compromis avec l'amour divin. Prêtre, il refuse d'assister sa mère mourante parce qu'elle n’abandonne aux pauvres que les neuf dixièmes de ses biens. C'est l'Evangile contre les riches. Tout ou rien... Brand est dans une région malsaine ; s’il y demeure, son fils mourra. Brand doit rester. Il reste, et le petit Alf meurt. Agnès sa femme éprouve une suprême consolation à conserver les vêtements de son enfant. Brand la contraint de donner ces reliques. Ce n’est pas assez qu'elle ait donné : « As-tu donné sans regret ? » Agnès s'efforce de réaliser cette sérénité surhumaine et meurt. Brand continue cette lutte de la volonté contre l'instinct, c'est-à-dire qu'il s'efforce vers le renoncement absolu qui fut préché et pratiqué par le Christ. Aussi, lorsqu'il est parvenu au sommet de la montagne symbolique qu'il gravit, Gerd la folle, qui l'a précédé, lui dit, voyant ses mains sanglantes : « Je te reconnais ; tu es Christ. » Il faut écarter ici les autres symboles qui abondent en cette pièce si riche en significations et ne retenir que ce qui a trait à notre développement (1). La dernière phrase de Gerd est pour nous essentielle, car elle notifie que l'idéal à réaliser a posé son modèle dans le passé, qu'il n'en est désormais que des reproductions. Si Brand réussit à répéter dans sa perfection le modèle chrétien qu'il s’est proposé, c’est parce que les circonstances qui ont donné naissance naguère à ce modèle n’ont pas encore varié pour lui. Brand date la période de prospérité de l'espèce. Les conditions extérieures qui ont imposé à l'espèce son organisme définitif ne se sont pas modifiées. Chaque individu reproduit donc dans sa perfection le type de l'ancêtre puisque la même loi qui régissait l'organisme de celui-ci commande le leur, parmi des circonstances analogues. Mais ce qu'il importe de préciser, c’est la fiction morale qui correspond ici au mécanisme du phénomène physique. Elle consiste en ceci : tandis que l'animal physiologique. — cheval, homme, oiseau, — ignore l'ancêtre dont il reproduit spontanément la forme, l’homme en tant qu'être moral, voit se refléter dans sa conscience la formule du passé. Il en a connaissance comme d’une attitude prise par un autre et qu'il répète volontairement. Sa similitude avec l'ancêtre, qui est le résultat d'une activité pareille en un même milieu, lui apparait le résultat d'une imitation. Tandis qu'il se réalise selon la loi de son énergie propre, il se conçoit déjà et pense s'être réalisé à la ressemblance d'un autre. Le mensonge qui constitue l'essence même du monde moral est déjà posé et dupe l'individu, bien qu'en raison d'une similitude fortuite entre toutes les conditions qui président à la formation de l'acte, ce mensonge ne se trahisse pas encore par une impuissance où une maladresse à réaliser l'acte. C’est en raison de cette similitude qu'en se concevant à l'image du Christ, Brand se conçoit tel qu'il est en réalité. « Tu es Christ » lui dit Gerd la folle, découvrant sous le mensonge qui abuse l'humanité normale la simplicité du phénomène physique. LES REVENANTS, MAISON DE POUPÉE, ENNEMI DU PEUPLE, LE CANARD SAUVAGE - DECHOIT. LA RACE, EN SE CONCEVANT SEMBLABLE A L'ANCÊTRE, SE CONÇOIT AUTRE QU'ELLE EST : LE MENSONGE Mais, tandis que la loi d’hérédité continue de régir immuablement l'espèce et la race, voici que les conditions du milieu autour de l’une et l'autre se modifient. Dans le domaine physiologique qu'advient-il ? L'espèce, impuissante à modifier son plan organique, dégénère et tend à disparaître. C'est par application de cette loi que les grands reptiles, serpents, alligators, boas, dont l'organisme s'est formé par de hautes températures ambiantes, voient leur activité diminuer si on les transporte des régions équatoriales, où persiste encore la température qui les fit naître, en des climats tempérés. Ils deviennent hibernants, ils se réfugient dans un sommeil d’une saison. Ils reproduisent ainsi sous nos yeux les conditions qui présidèrent sans doute à leur disparition dans toutes les contrées glaciales ou tempérées et réduisirent leur habitat aux pays situés entre les tropiques. Ils nous montrent comment l’abaissement de leur énergie les eût rendus impuissants à saisir les fortes proies nourricières, si le long sommeil auquel le froid les condamnait ne les avait voués déjà à l’extermination, du fait des espèces voisines et mieux adaptées. Ainsi, ils nous confirment qu’un organisme, né par des conditions extérieures déterminées et à qui l'hérédité interdit de varier, produit des actes de moindre énergie dès que les conditions auxquelles était attachée l'efficacité de l'organisme viennent à disparaître. Cette diminution de l'énergie en face d’une modification du milieu ne tarde pas à se manifester dans l'œuvre d’Ibsen. Dans Brand déjà elle est visible. Le héros seul de ce drame date en réalité, avec le maintien du milieu favorable, la prospérité de l'espèce et de la race. Autour de lui déjà, la foule qu’il veut fanatiser se montre déchue. Elle est capable encore de concevoir l'ancien idéal : mais, dans le milieu modifié, cet idéal n’est plus efficace à la soulever jusqu’à l'accomplissement des actes anciens. Le sacrifice que Brand exige d'elle est trop absolu ; la proie est trop forte pour qu’elle la puisse attaquer et vaincre. L'espèce a vu sa force diminuer, cette foule a perdu le pouvoir de s'efforcer. Elle se révolte contre Brand qui la veut surélever, s'apprête à le lApider et, à la nouvelle qu'un banc de poissons est signalé dans le fjord, elle redescend vers sa lagune, vers ses filets abandonnés, retourne à la vulgarité de son souci. Cette foule, qui entoure Brand, notifie donc déjà la dégénérescence de la race, l'impuissance désormais de la formule morale qui la régit à susciter son énergie. Voici cette même foule assemblée autour du docteur Stockman manifestant le même symptôme. Car elle s'est réunie pour accabler l'homme qui réclame d'elle un sacrifice. Contre cet ennemi commun, tous ceux que guident des intérèts, d'ordinaire antagonistes, ont formé une conjuration tacite. Les distinctions politiques se sont évanouies: conservateurs et libéraux se sont trouvés identiques. Le préfet Stockmann, l'imprimeur Aslaksen, représentant des opinions modérées, les réducteurs du Journal du Peuple, Hovstad et Billing, les fonctionnaires, les bourgeois, le peuple, se sont coulisés et « à l'unanimité, sauf la voix d'un homme ivre, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des bains, Thomas Stockmann, un ennemi du peuple ». Voici dans leur vérité ces représentants d’une race dont la période de grandeur est révolue. Comme les représentants d’une espèce déchue, ils se montrent impuissants à accomplir les actes d'autrefois. Mais dans cette phase de décadence, comme au temps de la prospérité, le phénomène moral se traduit par des attitudes complexes que n'a pas le phénomène physiologique. La déchéance de la race ne se manifeste pas seulement comme la déchéance de l'espèce par une faiblesse ; elle se manifeste par un mensonge. La race, dégénérée du type ancestral, continue de se concevoir à la ressemblance de l'ancêtre. L'éducation maintient devant les consciences et donne pour modèle aux énergies l'ancien idéal de la race. C'est par cette fausse conception que la race prend d'elle-même, que se représente dans le milieu moral l'impossibilité pour l'espèce de modifier le plan organique. En se concevant à l'image de l'ancêtre, la race se convoit désormais autre qu'elle n'est ; c'est pourquoi elle est impuissante à réaliser cette conception. Pour dissimuler cette Impuissance, pour masquer l'écart entre les buts qu'elle envisage et les buts qu'elle atteint, elle imagine un travestissement. Elle accomplira de petits actes avec les gestes amples de l'ancêtre, elle fabriquera de beaux masques empreints de toute la noblesse des traits anciens, et cachera derrière ces masques la dégradation des visages. Les armures de jadis trop vastes pour les poitrines rétrécies seront bourrées d'étoupe. Enfin les actes mêmes à accomplir seront remplacés par une mimique, des valeurs nominales seront substituées aux valeurs réelles et des pratiques extérieures strictement observées tiendront lieu du sacrifice. Le pasteur Manders rétablit les indulgences abolies par Luthe r; le protestantisme voit refleurir avec lui le formalisme de la cour romaine aux XVe et XVIe siècles. Le pasteur Manders n'a pas la foi ; aussi doit-il la simuler. Il sait bien que l'asile dédié à la mémoire du capitaine Alving, malgré son caractère religieux, peut brûle r; mais il se donne les apparences de la loi en refusant de garantir, au moyen d’une assurance, un immeuble dont la Providence doit prendre soin. Jacques Engstrand est un exemple de la plus basse hypocrisie protestante. Torvald Helmer, dans la Maison de poupée, nous apprend comment la crainte du châtiment social a pris la place de l’ancienne notion morale : il reproche à Nora le faux qu’elle à commis pour lui, la déshonore de son insulte et de son mépris, tant qu'il redoute les conséquences pénales du crime ; le voici pardonnant et joyeux dès que la lettre de Krogstad assure l'impunité. Les Helmer, les Manders, les Pierre Stockmann sont les hommes vertueux de ce temps-là, c’est-à-dire qu'ils sont renseignés sur les correspondances établies entre les actes et les mots, qu'ils sont au fait de la phraséologic décorative propre à ennoblir le trafic des intérêts. Ils fortifient l'autorité de la mascarade par la discrétion qu'ils apportent à ne jamais détacher les masques ; à force de vouloir ignorer les visages réels qui derrière ceux-ci s’abritent, ils sont parvenus à les oublier. Aussi, tant que ces initiés sont entre eux, s’entendent-ils fort bien ; car ils n’échangent que des apparences sur la signification desquelles ils se sont mis d'accord. Par ce concours mutuel, ils réussissent, s'étant conçus autres qu'ils ne sont, à se persuader qu'ils ont réalisé, sans qu’il leur en ait coûté un sacrifice. Il faut comprendre dès lors la haine qui les anime et les assemble contre un Thomas Stockmann. Un pareil homme déchire les masques, semble ignorer les conventions que ces habiles comédiens ont instituées entre eux ; au lieu des poids en carton qu'ils ont coutume de soulever avec des contorsions, il leur propose de véritables poids en fonte qu'ils ne peuvent mouvoir. Au lieu de gestes feints, il demande des actes, des sacrifices, un effort qu’ils ne peuvent donner. Il constitue parmi ces dégénérés un fléau véritable car il fait apparaître l'écart qui irrémédiablement existe entre la conception que tous ceux-ci se forment d'eux-mêmes et ce qu'ils sont en réalité. Nora, Mme Alving, le médecin des bains, Thomas Stockman figurent ici les derniers efforts du principe conservateur de la vie pour maintenir dans son intégrité et dans son efficacité la formule morale de la race. Comme la Réforme, comme la Révolution française, ils sont un principe de réaction, de révolution, c'est-à-dire un retour vers les origines. Mais, dans l'œuvre d’Ibsen, cet effort avorte. Le verdict prononcé contre le docteur Stockmann par sa ville natale marque la déchéance irrémédiable de la race. Aussi tandis que dans L'Ennemi du peuple, dans la Maison de poupée, dans les Revenants, Nora, Mme Alving, Stockmann conquièrent les sympathies au détriment des Manders, des Helmer, des Aslaksen, bafoués par la satire de l'auteur, maintenant que tout espoir est perdu de régénérer la race, Grégoire Werlé qui, dans le Canard sauvage, s'obstine à présenter à des insolvables la réclamation de l'idéal, Grégoire Werlé encourt le ridicule de qui se trompe d’auditoire. Le mensonge se traduisait dans les pièces précédentes par des conséquences funestes ou grotesques. Dans les Revenants le mensonge du pasteur qui, en n'assurant pas l'asile, simule une foi qu'il n'a pas, a pour suite immédiate l'incendie de l'asile ; le mensonge de Mme Alving qui a caché le secret de la naissance de Régine menace de se réaliser en inceste. Dans le Canard sauvage, voici les rôles intervertis, les responsabilités déplacées et c'est la Vérité qui va se résoudre en conséquences funestes : c'est la Vérité mise au jour par les soins de Grégoire Werlé qui tue la petite Hedvige. Désormais, la race est également impuissante à réaliser la conception qu'elle se forme d'elle-même et à modifier cette conception, car elle est enchainée par l'éducation comme l'espèce l’est par l'hérédité, et la tendance à varier n'a pas plus de prise sur l'une que sur l'autre. Dans ces conditions, quelle sera l'attitude utile à ses représentants ? Celle qui convient à la faiblesse : le mensonge. Quel sera pour eux le bon législateur ? Celui qui leur fournira le moyen de réaliser à leurs yeux, par quelque simulacre, la fausse conception qu'ils se forment d'eux-mêmes : Relling, l'inventeur du Mensonge vital. Hialmar est ici le symbole de la race dégénérée. Son énergie malade ne peut accomplir que des actes inefficaces. Il est impuissant même à appréhender les proies nourricières ; Gina et Hedvige se substituent à lui pour accomplir sa tâche de photographe. Ignorant, paresseux, d'instincts vulgaires, préparé par sa fragilité à toute bassesse, il est incapable de fuire face à l'adversité, d'exercer une protection, de fonder un foyer. Mais son éducation lui a fait concevoir un idéal de force, d'intelligence, de noblesse et de dévouement. Il demeure épris de cet idéal, et Hialmar aime trop Hialmar pour ne pas revêtir les actes de son énergie de cette parure héréditaire, pour ne pas substituer l'ombre triste qu'il projette sur la vie cette fière image. Pour opérer à sa propre vue ce travestissement, pour se duper lui-même, il faudra qu'Hialmar reprenne et perfectionne l'œuvre des Manders, qu'il fasse tenir l'idéal en des formules faciles à prononcer et qui dispensent des actes, qu'il développe ses facultés d'illusion, qu'il s’accoutume à se payer de mots et qu’il prête aux images, qui dépendent de lui, la réalité dont il dépouillera les phénomènes qui n’en dépendent point. De fait il parvient de lui-même à frelater la vie. Un beau geste, un accès de sensibilité lui sont garants de la perfection de sa nature, lui constituent la personnalité qu’il s'est choisie et prennent la place des actes qu'il n'a pas accomplis. « Pas de bière en un pareil moment, donne-moi la flûte. » Certes son imagination réalise. Pour rembourser à M. Werlé les avances qu'il en à reçues, il lui suffit de prendre une attitude et d'adresser à Mme Soerby quelques phrases. « Présentez mes compliments à votre futur mari et dites-lui que je compte me rendre prochainement chez son commis Graberg... Je veux payer cette dette d'honneur... Veuillez-dire à votre fiancé que je travaillerai sans repos à mon invention... » « Eh bien Grégoire me voici débarrassé de cette dette que j'avais sur le cœur. » Pourtant si enclin qu'il soit à se leurrer lui-même, Hialmar ne réussirait peut-être pas à réaliser pleinement son personnage feint, si Relling n'avait entrepris de le traiter selon sa méthode ordinaire et « d'entretenir en lui le Mensonge vital ». Relling a su lui persuader qu'il devait faire une grande découverte. Dès lors Hialmar est définitivement ennobli par cette vocation, il sait ce qu'il est en droit d'attendre de lui-même. La perspective de cette grande découverte qu'il fera un jour l’égale entièrement à la conception qu'il s'est formée de sa personne : elle le dispense de tout effort, est un équivalent de la force qui lui manque, fait face à tout. C’est grâce à la découverte qu'il n’est pas un photographe ordinaire. « Tu te figures bien, n’est-ce pas, explique-t-il à Grégoire, que si je me suis voué à la photographie, ce n'est pas pour faire tout simplement les portraits de ceux-ci et de ceux-là ? » « Je me suis juré que du moment où je consacrerais mes forces à ce métier je saurais l’élever à la dignité d’un art en même temps que d'une science. C'est alors que je me décidai à faire cette grande découverte. » C’est aussi par la vertu de la découverte qu'il réveillera en son vieux père « le sentiment de sa dignité en couvrant de gloire et d'honneur le nom d’Ekdal ». C'est la découverte qui le fait protecteur du foyer, comme père et comme fils. « Tu seras heureux jusqu’à la fin de tes jours », dit-il à Hedvige en essuyant ses larmes. « Je demanderai quelque chose pour toi, — une chose ou une autre. Ce sera la récompense du pauvre inventeur. » Et dans une autre effusion : « Mon pauvre vieux père ! Tu peux compter sur ton Hialmar. Il a de larges épaules, — des épaules solides en tout cas. Un beau jour à ton réveil... » Et c'est encore l’inépuisable découverte qui lui fournira les fonds pour rembourser M. Werlé : « C'est même là le mobile de l'invention, dit Hialmar à Mme Soerby. Tout le bénéfice sera employé à solder les avances de votre futur époux. » Ainsi la découverte est bien le talisman merveilleux qui dispense d’agir, qui tient lieu de l'impossible. Elle joue le rôle d’une indulgence. Elle est ici le signe par excellence mais un signe entre beaucoup d'autres, car en cette symbolique famille Ekdal tout est simulacre. Le grenier, avec ses arbres de Noël desséchés, représente, pour le lieutenant Ekdal, la forêt dans sa fraîcheur. Le vieux tueur d'ours fait son tour de chasse chaque matin dans ce domaine peuplé de poules, de pigeons et de lapins, et des bruits de fusillade signalent ses exploits aventureux. « Bonjour messieurs. Chasse heureuse. Aujourd’hui j'en ai tué un grand. » Et il traverse la salle brandissant la peau fraîchement enlevée d'un lapin. Son vieux fusil est accroché au mur du grenier et ce fusil aussi n’est plus qu'un simulacre. « On ne peut plus s’en servir », explique Hialmar. « Il y a quelque chose d'abîmé au chien. » Quant au pistolet d'arçon que voici à côté, il est encore en bon état. Aussi pour que les choses demeurent au point de la mimique, pour qu'aucun acte réel ne vienne anéantir l'efficacité du mensonge parmi ces impuissants, on n’accomplit que des gestes avec ce pistolet dans la famille Ekdal. Après le jugement qui condamna naguère le lieutenant Ekdal « quand il allait être mis en prison », raconte Hialmar, « il a saisi le pistolet ». « Il voulait ? » demande Grégoire. « Oui, mais il n'a pas eu le courage, il a été lâche. » Et Hialmar continue son récit. Lui aussi, Hialmar Ekdal, lorsqu'on a vêtu son père de gris pour le mettre au verrou, lui aussi à ce moment-là « à appliqué sur sa poitine le canon de son pistolet. » — « Toi aussi tu voulais ? » — « Oui ! » — « Mais tu n'as pas tiré. » — « Non. Au moment décisif, j'ai triomphé de moi-même. » Et ce même pistolet qui tue des lapins pour des ours, ce pissolet longtemps condamné à tenir emploi de cabotin dans cette parodie, délivré de l'ensorcellement qui pesait sur lui, va redevenir l'arme tragique qui tue la petite Hedvige, dès que la vérité apportée par Grégoire Werlé rompt l'harmonie du mensonge édifié par Relling. Voici, avec la petite Hedvige, la race éteinte, la race impuissante à modifier la formule de l'ancêtre, comme l'espèce est impuissante à renouveler son organisme, voici la race éteinte — sitôt que les conditions du milieu, qui naguère favorisaient sa croissance, se sont tournées contre elle. Le mensonge vital, imaginé grossièrement par Manders, consciemment par Relling, masquait et traduisait, sous la duplicité du monde moral ce fait précis : la déchéance de l'espèce et de la race. La race, en se concevant semblable à l'ancêtre, se concevait autre qu'elle n'était. Elle s'est montrée impuissante à réaliser la conception qu'elle formait. JULES DE GAULTIER (La fin au prochain numéro.) (1) V. La revue blanche du 1° juillet 1895. Etude de M. Romain Coolus.