CHRONIQUE THÉATRALE La Maison de poupée, d'Ibsen. M. Nozière et Mlle Suzanne Desprès. Les petits spectacles de Paris. GYMNASE : l'Epave, pièce en 5 actes de MM. Gugenheim et G. Le Faure. BOUFFES-PARISIENS : la Fille de la mère Michel, opérette de MM. D. Riche et E. Gillet. Le Bourgeois gentilhomme à l'Opéra. Je n'éprouve nul embarras à parler de la conférence, ou plutôt de l'oraison, que le spirituel M. Nozière a débitée l'autre soir devant la statue d'Henrik Ibsen. Il a immolé sur l'autel de cette idole, non seulement le plus populaire des critiques, mais ce que la France a produit de plus éminent dans l’art dramatique au cours du dernier siècle. C'est surtout contre Augier et Dumas fils que sa censure s'est déchaînée. M. Nozière n'a aucune estime pour ces auteurs qui jouirent, en leur temps, d'une éclatante réputation et dont la gloire, comme aujourd'hui celle d'Ibsen, rayonnait au delà de leur patrie. Il leur accorde un petit talent, un talent « artificiel » — c'est son mot. Il leur reproche... Au fait, que leur reproche-t-il ? De n'avoir pas écrit Maison de poupée et Hedda Gabler. Et il ne pardonne pas à Sarcey d'avoir, au premier jour, contesté et discuté ces chefs-d'œuvre. Ibsen est le commencement et la fin de tout. Hors Ibsen, il n'est point de salut pour les honnêtes gens. Ce fanatisme ingénu m'a réjoui ; il m'a ramené de quinze ans en arrière, à l’âge héroïque du Théâtre-Libre. Nous possédions, à cette époque, une farouche tribu d'esthètes, extrêmement pittoresque et curieuse à observer. Je la croyais éteinte. Et voici que, sous les espèces de M. Nozière, elle ressuscite. Ces catéchumènes ne se contentaient pas de proclamer leur foi ; ils l'imposaient ; ils portaient la guerre dans les églises voisines. Ils foudroyaient, ils eussent condamné au dernier supplice quiconque était suspect de tiédeur. Dans le feu du combat, une telle férocité se concevait ; elle n'était pas dénuée de grâce, car elle évoquait les grandes batailles littéraires d'autrefois, ni même de bravoure, puisqu'elle s’attaquait à de puissants ennemis. Mais maintenant la lutte est close, les passions sont calmées, Ibsen règne paisiblement dans l'Olympe auprès de ses aînés ; nous avons pris de lui ce que le génie de notre race s'en pouvait assimiler. Aussi ayons-nous été surpris de voir le spirituel M. Nozière brandir son épée contre des adversaires qui ne se défendaient plus, et déployer tant d'énergie à défoncer des portes ouvertes. Cela nous à paru fort extraordinaire et, pour tout dire, un peu suranné. Lorsqu'il eut achevé de lire son réquisitoire, je crus entendre une voix s'élever à mon côté, je reconnus la voix familière de mon maître. Et voilà, à peu de chose près, ce que Sarcey disait à M. Nozière : « Vous êtres jeune, mon ami, et je vous en félicite, car vous avez encore des naïvetés et des illusions que vous ne manquerez pas de perdre plus tard. Vous naissez à peine aux lettres et vous n'avez aucun souvenir de ce qui se passa dans notre bonne ville de Paris, quand Antoine annonça qu'il allait y jouer les Revenants. Non, vous n'imaginez pas l'effroyable rumeur qu'excita cette nouvelle. Ce fut, durant deux mois, un tapage assourdissant de réclames dans les journaux ; chacun enchérissait sur le voisin, nous donnant la biographie d'Ibsen, d'infimes détails touchant sa famille, sa maison, son cabinet de travail, sa chambre à coucher, sa façon de composer, l'encre dont il se servait, l'heure et les menus de ses repas. C'était un art nouveau qui nous arrivait de Norvège ; il ne devait plus rien subsister, après cette révélation, de notre antique art national. « Le soleil s'est levé ; disparaissez étoiles ! « Toutes les revues du Quatier-Latin abondaient en sarcasmes contre ceux qu'on supposait devoir se montrer quelque peu récalcitrants. On les traitait par avance d'idiots, de ramollis, de goitreux, c'étaient (suprème injure !) des académiciens, ou pour lé moins des malheureux que guettaient l'Académie, vieillards de cervelle usée, incapables de saisir les sublimités du Verbe et sur lesquels il fallait s'asseoir. « Je me rappelle, mon jeune ami, comme si c'était hier, cette inoubliable soirée du 30 mars 1890, où les Revenants nous furent offerts. On avait eu soin de nous prévenir qu'il né s'agissait pas d'une adaptation, mais d'une traduction littérale, due au zèle pieux de M. Rodolphe Darzens. Le bataillon sacré des ibséniens était là, l'air menaçant, les yeux agressifs. Il n'y manquait que vous. Sur toute la salle planait un frémissement d'attente... Deus, ecce Deus !... On sentait que si quelque iconoclaste se fût permis l'horrible inconvenance de laisser échapper un geste d'incrédulité, il eût été roulé sous le mépris et l'insulte. Nous n'étions pas dans un théâtre, mais dans un temple. Un office religieux s'y célébrait, coupé cà et là, par des cris d'éxaltation furieuse auxquels succédait un respectueux et dévôt recuéillement. « L'assemblée, cependant, renfermait quelques profanes qui me lançaient des regards perdus et navrés, contraints au silence par la gravité de ces mystères... Mais, mon sang bouillait... Que voulez-vous ! J'eusse été le premier à rendre hommage à ce qu'il y a de rare et de supérieur dans le talent du grand homme. Mais ses thuriféraires me le gâtaient. J'ai toujours détesté l'intolérance et n'ai jamais enduré la tyrannie des cénacles. Je craignis que nos qualités héréditaires de limpidité, de simplicité, de belle humeur ne périssent au contact de ces brouillards septentrionaux. Je m'aperçus qu'on sacrifiait au nouveau venu toutes nos gloires, comme vous l'avez fait tout à l'heure ; qu'Augier et Dumas n'existaient plus, et que pour un peu, on aurait jeté Molière lui-même par dessus bord. Alors, ma foi, je me précipitai à leur aide et pesai de tout mon poids, de tout le poids de mon feuilleton — de ce feuilleton où je vous ai eu, pendant quelques semaines, pour successeur — et j'usai de tout le crédit que je pouvais avoir sur le public, pour rétablir l'équilibre, et lui dénoncer ce snobisme scandinave que je voyais poindre à l'horizon. Par parenthèse, il me semble bien que c'est Henrik Ibsen qui a assuré la fortune de ces deux mots snob et snobisme, qui font partie, mon jeune ami, de votre vocabulaire. » L'Oncle s'arrêta une minute, pour souffler, et reprit : « Vous opposiez tout à l'heure à mon obtuse ignorance la lucidité de Jules Lemaître. Et certes, mon ami, vous ne sauriez dire de notre cher confrère autant de bien que j'en ai pensé. Et savez-vous ce que je prisais, dans les études qu'il nous donnait chaque dimanche sur le théâtre ? C'était ce tact, ce doigté, cette ferme raison, aiguisée d'ironie, ce sens de la mesure — qualité qui se perd, ne le pensez-vous pas ? — et qui le sauvait tout ensemble de l'impertinence et de la pédanterie. » Oui, il loua Ibsen, mais avèc combien de sagesse et de précaution ! Tenez ! Une de ses phrases me remonte à la mémoire : « Ces » ouvrages, disait-il, qui m'ont frappé, en maint » endroit, par leur incontestable beauté, je » découvre que le fond n'en est probablement pas » si neuf qu'il m'avait semblé d'abord. Car on » le retrouve dans des livres que nous avons » déjà presque oubliés, ingrats que nous » sommes. » Que signifie cela, sinon qu'il était offensé, comme je l'étais moi-même, d'une intransigeance où la niaiserie le disputait à l'aveuglement. Nous soutenions, en somme, la même idée, moi avec ma grosse verve de paysan beauceron, lui avec une élégance plus nuancée. Aussi, quelle joie quand M. Georges Brandès, dont la compétence en ces matières n'est point sujette à caution, déclara que le public français n'avait rien compris aux œuvres d'Ibsen et y avait introduit de toutes pièces le symbolisme, ce fameux symbolisme, dont nous avions les oreilles rebattues, et duquel, assurait-il, le grand auteur norvégien ne s'était jamais avisé. Ce fut un universel éclat de rire. Nous nous pâmions. Et le ballon des esthètes, prétentieusement enflé, piqué par ce coup d'épingle, se dégonfla. « La vérité, mon jeune ami, c'est que l'ibsénisme, arrivant chez nous vers 1890, en plein mouvement symboliste, devait se colorer de symbolisme, comme vers 1830, tout ce qui obtenait quelque succès en France, se colorait de romantisme. Prenez la liste des romantiques dressée par Stendhal et vous serez très étonné d'y relever à côté des noms de Victor Hugo et de Dumas père, ceux de Cousin, de Barante, de Royer Collard, de Béranger, d'Etienne et de Scribe — du pauvre Scribe — votre cauchemar ! Scribe était à ce moment un écrivain révolutionnaire ! Comme tout ceci devrait nous rendre indulgents et philosophes ! « Vous m'accusez également, mon ami, d’avoir été imbu des préjugés et des engouements de ma génération. Eh ! qui de nous est exempt de ce travers ? Ne voyons-nous pas aujourd'hui certains chroniqueurs baiser sur le sable les pas d'Anatole France, et, non contents de pasticher subtilement sa manière, emprunter à cet admirable écrivain des pseudonymes qu'ils s'efforcent d'illustrer ? « J'ai aimé, j'ai prôné Augier, Dumas fils, comme vous aimez, comme vous encensez France et Ibsen. Et peut-être serez-vous traité de « perruque », comme je le fus, si vous demeurez fidèle à ces dieux de vos trente ans, alors que, dans l'avenir surgiront de nouveaux dieux. Mais, toutefois j'ai répugné, je l'avoue, à rabaisser nos grands hommes au profit des grands hommes des autres pays ; mon âme ayant toujours été faiblement cosmopolite, et de lointaines et tenaces racines l'attachant à notre terroir gaulois. » L'Oncle se recueillit encore un instant ; puis il conclut : « Permettez-moi, mon jeune ami, de vous donner un dernier conseil. Si je fus un détestable critique, mes plus terribles bourreaux — les esthètes — daignaient convenir que je n'étais pas un trop mauvais conférencier. Je puis donc, sans excès de vanité, vous apporter le fruit de ma vieille expérience. Eh bien, ne lisez plus vos harangues, fût-ce discrètement et du coin de l'œil. Improvisez-les. Vos développements seront moins précieux, moins fleuris, mais ils sortiront de vous même et la chaleur s'en communiquera à l'auditoire. Si vous aviez parlé d'abondanceé, l’autre jour, vous vous seriez rendu compte que quelques parties de votre leçon traînaient, celles particulièrement où vous analysiez avec minutie toutes les pièces d'Ibsen ; et, abrégeant vos considérations générales, vous vous fussiez concentré sur la Maison de poupée, au sujet de laquelle nous avions soif de recevoir vos lumières, puisque aussi bien c'était cette pièce que nous venions entendre et non pas une autre. » Ces petites maladresses sont le péché mignon des débutants et ne tirent pas à conséquence. J'ai passé par là. On s'en corrige. Et vous avez d'ailleurs tous les dons qui vous permettront de réussir en ce métier difficile : un organe souple et sonore, une articulation nette, beaucoup d’aplomb naturel, un esprit insuffisamment instruit peut-être de la littérature d'Augier et de Dumas, mais par ailleurs agréablement orné... Vous allez, mon ami, me déshonorer en m'appelant « pédagogue ». Je m'arrête ; je vous souhaite bonne chance, et je vous serre là main ». Ainsi s'exprima notre digne Oncle. Le spirituel M. Nozière excusera la rude franchise de ses propos, où il discernere une large part d'intérêt et de sympathie. Je me suis borné à les transcrire ; si j'eusse parlé moi-même, j'y aurais mis un peu plus de précaution. Car j'ai pour habitude de ne pas oublier les petits ménagements de courtoisie, que l'on se doit entre collaborateurs... La représentation de Maison de poupée a été fort brillante. Cette pièce est, avec les Revenants, celle d'Ibsen où le public français goûte le plus vif plaisir. Elle lui est, en toutes ses parties, compréhensible et ne trouble pas, outre mesure, ses besoins de logique et de clarté. Elle est imprégnée, en même temps, de cette amère poésie qui lui prête une si étrange et délicieuse saveur. Un douloureux frisson l'agite, la vie en déborde. Derrière chaque personnage nous devinons les solitudes glacées des fiords et, par instant, les orages de la mer. La figure de Nora est exquise et nous en sommes tous amoureux ; c'est notre Froufrou avec plus de rêve, avec une âme plus ferme, et ce je ne sais quoi d'énigmatique et de « prolongé » qui caractérise les femmes d'Ibsen. Mais Nora n'est pas, ainsi qu'Hedda Gabler, un monstre de perversion cérébrale. Nous la sentons près de nous. Nous la prenons dans nos mains, comme un pauvre oiseau blessé, et qui palpite. Mme Suzanne Desprès à traduit idéalement tout ce côté du rôle ; l'inquiétude de Nora, son affolement, son angoisse. En l'écoutant nous avions le cœur serré. Et nous songions au jour déjà lointain où cette grande comédienne nous a parut pour la première fois dans l'Aînée. On ne comptait guère sur elle. La veille de la répétition générale, le directeur du Gymnase voulait l'exclure. Elle bondit sous l’outrage. Elle cria : « Si vous me renvoyez, je me tue ! » L'on vit, à l'expression de ses yeux, qu'elle ne mentait pas, qu'elle était prête à mourir. Mais quelle revanche, le lendemain, quel triomphe ! Oh ! le singulier aveuglement des directeurs de théâtre! Elle était faite pour créer ce rôle de tristesse, d'âpre résignation, de révolte. Quelques-uns de ces traits se retrouvent dans Nora. Elle aussi, à la fin, secoue le joug qui l'opprime et se libère. Seulement Nora a, en plus, des gazouillements d'enfant gâté, que Mme Desprès n'a pas rendus avec autant de grâce et de légèreté que Réjane. Dans les deux derniers actes elle lui est supérieure par l'intensité de l'émotion, et ce frémissement intérieur qui jaillit des plus intimes profondeurs de tout son être. J'imagine qu'Aimée Desclée devait avoir, comme Suzanne Desprès, de ces frissons. Auprès de l’« étoile », MM. Chautard et Lugné Poë ont très correctement interprété Holmer et Krogstadt. M. Lugné Poë ne psalmodie plus ses rôles, comme autrefois ; il les joue. Cela vaut mieux... (...) ADOLPHE BRISSON.