Ibsen (1) (Fin.) ROSMERSHOLM. HEDDA GABLER. SOLNESS. JEAN-GABRIEL BORKMAN. - La tendance à varier avorte dans l'espèce en créations de monstres. — La race se conçoit semblable à un modèle étranger. Elle est impuissante à réaliser celle conception. Le Canard sauvage est une pièce unique dans l'œuvre d'Ibsen. Elle constate d’une façon définitive la dégénérescence de la race. Que le fait soit réel, qu'il soit la vision hypocondriaque d'un esprit découragé, c'est une question hors de cause ici et dont il n’y a pas à faire d'applications particulières. On nous présente une race dégénérée ; la période de prospérité d'une espèce est close. Tels sont les faits qu'il nous faut accepter : ils sont acquis. Or quels vont être les derniers spasmes de la vie dans cette espèce dégénérée ? Voici qui est fait pour nous intéresser et qu'on va nous montrer. La vie créée selon un certain type, en harmonie avec des circonstances données, a vu changer les conditions qui présidèrent à sa genèse. Dans le milieu physiologique, l'Espèce a maintenu son type et l'a développé à outrance ; elle en a sans doute épuisé la perfection, avant d’être vaincue par l'hostilité de l'extérieur ou par la concurrence des espèces pourvues d'un organisme différent. Dans le milieu moral, la race a également maintenu la formule ancestrale et, avec l'héroïsme de Brand, l’a tendue jusqu'à la briser, avant de masquer sa défaite sous le mensonge d’Hialmar. Désormais le mode conservateur de la vie est condamné. C'est un verdict définitif. Mais la Vie, ni dans l'Espèce ni dans la Race, ne se résigne aisément à mourir. Elle a constaté l'impuissance du procédé conservateur à la maintenir en présence d'un milieu ennemi. Elle va demander au principe de variabilité de faire pour elle ce que n'a pu faire le principe d'hérédité. L'espèce va tenter de modifier son organisme ; la race, sa formule morale. Le théâtre d'Ibsen, qui n'atteint le fait physiolgique qu'à travers le fait moral, ne traduira plus désormais que l'anxiété des esprits supérieurs, conscients de la déchéance de l'idéal ancien, en quête des formes neuves que va prendre la Vie. Et, par une sorte de vertu prophétique inhérente à l'œuvre d'art, l'auteur aboutit en toutes ses pièces à appliquer au fait social l'inflexibilité de la loi biologique : La tendance à varier ne s'exerce que dans les organismes les plus élémentaires. Les espèces, une fois formées n'ont plus le pouvoir de se différencier et de donner naissance à des espèces nouvelles : passée l'ère de leur prospérité, elles n'ont plus qu'à s'éteindre. Par cette loi stricte, l'effort des Rosmer, des Solness, des Lævborg pour créer la modalité nouvelle de la vie est condamné. Les uns et les autres nous offrent du moins le spectacle pathétique d'un élan vers l'irréalisable, Avant de s'éteindre, la race, par ses représentants les plus nobles, va tenter l'impossible. Comment expliquer, dans la Race et dans l'Espèce, le mécanisme de cet effort stérile ? En ce qui concerne la race, cette explication nous sera fournie par le même principe qui nous rendit compte des attitudes précédentes, par le dédoublement qui résulte du phénomène de la conscience, par le pouvoir dévolu à l'homme de se concevoir autre qu'il n’est. On a vu Brand exercer cette faculté et se concevoir à la ressemblance de l'ancêtre typique. Or il s'est trouvé qu'en cette époque de santé de la race, en se concevant à l’imitation d'un autre, il s'est conçu tel qu'il était. Avec Hialmar, une dissociation s’est produite entre la représentation que la race se fait d'elle-même et ce qu’elle est en réalité. Hialmar s'est conçu à la ressemblance de l'ancêtre typique. Mais la force lui a manqué pour accomplir les actes prescrits : on l'a vu réduit à les simuler et tous ses gestes trahirent la parodie. Rosmer, Solness, Borkman ne se conçoivent plus semblables à l'ancêtre typique ; car ils savent que la vertu de ses gestes est épuisée. Mais la dissociation est plus complète encore, entre les modes de leur activité et l'idéal qu'ils se proposent de réaliser, qu'elle ne se manifestait en Hialmar. Car ils imaginent des modalités, dépendant d'énergies autres que celle de leur race, soit qu’ils les empruntent à la formule d'une race étrangère, soit qu'ils les construisent par une opération purement logique. Or ces modalités peuvent bien se refléter dans leur conscience, elles peuvent leur apparaître comme des images à contempler, mais ils sont impuissants à les mettre en œuvre, parce que les leviers de leur énergie sont adaptés à d’autres actes. Leur erreur est la même que celle d'Hialmar, que celle de Brand : ils demandent à la conscience un principe d'énergie dont la source réside ailleurs. Ce vain effort d'une race épuisée pour s’attribuer les prérogatives des germes et inventer une formule morale qui la vivifie, semble avoir aussi son équivalent dans l'Espèce. Il est permis, à titre tout au moins d'hypothèse, d'interpréter le phénomène des monstres comme la tentative suprême d’une espèce qui s'éteint pour se créer un organisme nouveau en harmonie avec le milieu nouveau. On peut imaginer qu’une malléabilité est demeurée en quelques individus de l'Éspèce, et que, pendant la période de gestation, alors que l'embryon semble participer encore à la souplesse ancienne de la Vie, cette malléabilité se prête à des essais d'organes différents adaptés aux circonstances différentes. Mais l’hérédité, qui maintient avec rigueur l’ancien plan organique, s'oppose à ces innovations, comprime ces organes ébauchés, ne leur permet pas de se coordonner. Si, par quelque réussite exceptionnelle, une de ces formes aventureuses parvient à vivre, son existence est précaire. Elle est du moins limitée à sa durée individuelle, car il ne faut pas compter que, dans ce milieu soumis à l'hérédité, elle rencontre une forme, pareille à la sienne, à laquelle elle puisse s'unir pour faire souche. Nous retrouverons ces monstres dans les drames d’Ibsen, et, si Rosmer, si Solness semblent symboliser plus spécialement le vain effort de la tendance à varier dans la race, Rebecca West, Lœvborg, Borkman ne réaliseront leur signification plénière que s’ils représentent pour nous cette tentative héroïque et condamnée dans les profondeurs obscures de la vie physiologique. Rosmersholm, Hedda Gabler, Solness, Borkman dénoncent une même date idéologique : une espèce s'éteint, une race se désagrège, une société meurt. Dans chacune de ces pièces, cette date est écrite : ici, c'est Le suicide de Félicie : elle s'est crue stérile, et, obéissant à la vertu la plus haute du mode ancien, la vertu du sacrifice, elle s'est tuée pour faire place auprès de Rosmer à Rébecca, à celle qui semble porter gravée dans son flanc la forme du futur. Là, c'est la mort de tante Rina, la mort naturelle de l'ancien ordre de choses, de l'ancien mode qui a conservé jusqu'à la fin son illusoire, sa foi efficace. Dans Solness, c’est un incendie qui détruit la demeure du passé. Le passé lui-même, comme ceux qui sont déjà blessés, et dont les gestes sont malhabiles, aide à sa propre ruine. Aline, victime maniaque des vertus héréditaires, croit remplir son devoir en nourrissant encore les jumeaux, alors qu'après l'incendie elle est atteinte d'une fièvre de lait. Les jumeaux meurent empoisonnés par le lait maternel, et voici le passé aboli dans sa descendance. L'ancien mode meurt en exil dans Borkman. Cet exil, c'est l'isolement des deux sœurs dont l'une, Mme Borkman, représente le passé dans son intransigeance et qui défend ses droits, et l'autre, Ella Rentheim, le passé qui charme encore par sa douceur. Pourtant la vie s'éloigne de l'une et de l’autre : le traîneau aux grelots d'argent fuit sur la route, emportant Mme Wilton, Erhart et la petite Foldal, renversant au passage le vieux Foldal, cette autre formule du passé, du passé joyeux d’abdiquer. A cette date crépusculaire, voici apparaitre Rosmer, Solness, Borkman. Ils appartiennent à l'ancien mode, dont ils savent que la vertu est épuisée. Comme des Moïse sur la montagne biblique, ils entrevoient les territoires promis aux races de l'avenir. Mais l'intelligence qui contemple n'est pas l'acte qui réalise ; c'est autre chose de toucher des yeux ou d'étreindre : une muraille de cristal les sépare de leur vision que d'autres manieront. C'est là ce qu'aucun d'eux n'accepte : le pouvoir dévolu à l'humanité de se concevoir autre qu'elle n'est manifeste en leurs personnes son plus haut conflit, son antinomie la plus pathétique. Leur vue se détourne obstinément des actes qu'ils pourraient accomplir pour ne fixer que des actes attachés à d'autres sensibilités : rivés au passé, ils voudraient pénétrer dans le futur dont ils imaginent les contours. Leur angoisse à tous est la même : elle s'exprime en cette plainte de Borkman, le dernier d'entre eux : « Ne pouvoir en être, rien n'est si dur. » Et ils préfèrent en effet Mourir, manifestant par ce dénouement que, sous les apparentes complexités du monde moral, la loi qui défend à l'espèce de varier régit la race avec une égale rigueur. Rosmer. Rosmer est un représentant de l'ancien mode selon sa plus haute valeur, Les vertus du passé, dépouillées de toute sanction, vivent en lui. C'est dire que l'hérédité, sous forme d'éducation et d'effort moral, s’est exercée avec une suite non interrompue en ses ancêtres et en lui-même, répétant indéfiniment un même type jusqu’à en fixer les caractères de façon immuable. Cette ancienne formule n'a plus qualité pour régir la vie ; elle est ruinée. Rosmer a conscience de cette ruine. Il pénètre, par l'esprit critique. l’inefficacité des anciennes croyances : il conçoit les modalités nouvelles de la vie. Pourquoi ne tenterait-il pas de les faire naître ? L'hypothèse n'est-elle pas séduisante, d'imaginer que la Vie va conserver dans son nouvel avatar les perfections acquises, en ajoutant à celles-ci des qualités nouvelles, que les plus hauts représentants du passé vont façonner l'avenir ? Mais la loi précise s'oppose à la réalisation de cet espoir. Rosmer est d'autant plus incapable de donner naissance au futur, qu’il représente l'ancien mode avec plus de perfection. Son intelligence lui permet d'admettre des idées qui ne procèdent pas de sa sensibilité. Mais il ne peut mettre en œuvre que celles-là seules qui en dépendent ; celles-là seules, et qu'il dédaigne, pourraient être pour lui des leviers pour des actes. Les autres demeurent en lui à l'état d'idées pures, c’est-à-dire qu'elles se représentent dans son intellect comme l'image d'actes accomplis par des énergies étrangères. Il a beau s'éprendre de ces actes, il est impuissant à les accomplir. « Traversera-til la passerelle ? — Non, voici qu'il rebrousse chemin comme l'autre jour et remonte le long du courant. Un long détour. » Rosmer ne traversera pas la passerelle du haut de laquelle Félicie s'est précipitée dans le torrent. Il ne modifiera pas sa sensibilité ancienne. D'ailleurs lui-même prend conscience de la dissociation qui existe entre son intelligence et cette sensibilité, de ce défaut de synergie qui lui interdit d'agir. « Je suis incompétent », répond-il à Kroll qui lui propose de prendre en main la direction du journal conservateur. Sa nouvelle vision idéologique lui défend de s'employer pour les modalités anciennes de la vie. Mais, dès qu'il sait par quelles manœuvres Rébecca, qui est ici le mode nouveau de la Vie, a déterminé Félicie, ce symbole du passé, au sacrifice et au suicide, il se sent impuissant à réaliser les actes nouveaux qu'il avait conçus. Il a perdu « le sentiment doux, gai, confiant d’une conscience pure », ce sentiment-là qui était en lui la source de l'énergie, le principe des actes. C'est avec cet ancien moteur qu'il avait entrepris d'accomplir les actes nouveaux et, à la première expérience, le défaut d'adaptation éclate entre ce moyen d'autrefois et la fin nouvelle. Rébecca, l'organisme neuf, n’a pas réussi à se substituer à l'ancien. « Il ne saurait y avoir de triomphe pour une œuvre qui a sa racine dans le crime », dit Rosmer. Cela signifie que la tendance à varier ne parvient pas à se faire jour dans la race ni dans l'espèce, là où elle trouve déjà des forces organisées, des êtres qu'il faudrait supprimer d'abord par un meurtre : car l’accomplissement de ce meurtre épuiserait l'énergie qui était destinée à s'épanouir en formes neuves. Dans cette lutte entre les deux femmes, entre l'avenir et le passé, c'est Rébecca qui est vaincue, « Rosmersholm m'a brisée, dit-elle. J'ai perdu la faculté d'agir... Ma volonté à été courbée sous des lois qui lui étaient étrangères. Je vois aujourd'hui la vie comme on la voit à Rosmersholm. Je suis coupable. Il est juste que j'expie. » Elle se dirige avec Rosmer vers la passerelle, et tous deux, s’étreignant, se précipitent dans le torrent. « Madame les a pris », s'écrie Mme Helsett, et cette version superstitieuse de l'unique témoin du drame notifie le triomphe de l'hérédité sur la tendance à varier. Solness. Ce sont les mêmes personnages qui vont être en scène dans Solness, — les forces du passé, les forces du futur, — et c'est aussi la même lutte, comportant la même solution : la tendance à varier irréalisable dans la race. Mais la vie de maître Solness embrasse une période de temps considérable, l'histoire totale d’une race depuis sa formation jusqu'à sa déchéance. Le personnage de Solness comporte une double et contradictoire incarnation. Avant de nous certifier, par sa chute vertigineuse, l'impuissance de la race à se modifier, avant de symboliser, comme Rosmer, le vain effort du passé pour créer l'avenir, il a été naguère le symbole de la génialité, de la nouveauté de la Vie. Vers une époque contemporaine de la suprême métamorphose d'Ellida, Solness fut l'être encore virtuel, en qui, pour la dernière fois, la tendance à varier s'exerça, avant de se figer en une forme définitive. Il fut le fondateur de la race, et le récit de cette phase légendaire, en nous initiant aux circonstances parmi lesquelles la Vie, dans son enfance, évolue et se métamorphose, nous fera mieux comprendre ensuite pour quelle cause tout changement est interdit à la Vie, constituée par l'hérédité en race ou en espèce. Solness à ses débuts agit sans préméditation. Il ne s’efforce point. Les circonstances le façonnent. Il est en harmonie avec elles ; il est leur expression. Il n’a pas à lutter pour exercer la suprématie. Des aides mystérieux le servent. Le passé, dès qu'il est venu, s’est abimé dans les décombres d’un incendie : les jumeaux sont morts, les poupées de Mme Solness ont été détruites, toutes les traditions, qui tirent leur charme de ce qu’elles ont longtemps duré, ont été anéanties. Solness n'est pas intervenu dans cette œuvre de destruction ; c'est plus tard seulement, lorsque sa conscience sera devenue débile, qu'il se croira responsable de la connivence des aides à détruire sa vieille maison. « Admettons, dira-t-il alors, que la maison eût appartenu au vieux Knut Brovik, jamais elle n'aurait brûlé si à propos » — En effet, cet incendie l’a servi : il à construit, à la place de l'ancienne maison, une demeure familiale, sur un plan nouveau, el il s'est trouvé que les hommes, autour de lui, voulurent tous posséder de semblables demeures, Abolie l'ère des églises avec de hautes tours, ce fut l'heure d'une humanité cherchant sa joie en elle-même, sans recours à un idéal imaginaire, Durant cette période, Solness à triomphé, étouffant autour de lui toute manifestation d'une pensée différente. Mais voici que cette phase de grandeur touche à son déclin : la formule créée par Solness ne va plus être la meilleure pour vivre. Il est le premier, le seul peut-être, à le sentir, car sa renommée et sa puissance sont à leur apogée. Lui cependant s'inquiète. Il craint une expiation de sa longue prospérité, il craint le revirement. Il considère les maisons familiales qu'il a construites et se demande : « Qui sait si désormais on voudra de ces demeures ? » Hilde lui signifie l'impatience des formes nouvelles qui veulent surgir : « Oui les dix ans sont révolus et je ne veux plus attendre. Allons, allons, vite mon château ! » Au lieu de s'obstiner, comme l'hérédité l’exigerait et comme eût fait Brand, à construire les mêmes maisons dont il fut l'inventeur, à les perfectionner sans en modifier le type, Solness, l'être de génie en qui une première fois se réalisa naguère la tendance à varier, Solness va tenter d’être encore une seconde fois l’instigateur du changement, et il va concevoir des demeures selon un plan nouveau. Et, comme le pouvoir d'évoluer n'appartient à la vie que vers ses origines, la conception de l'idée nouvelle que Solness entreprendra de mettre au jour va être située par Ibsen en une période antérieure de la vie de son héros, vers le temps de sa génialité première. C’est ce qu'exprime la scène merveilleuse du premier acte, au cours de laquelle Hilde rappelle à Solness oublieux tout ce qu'il a fait dix ans auparavant : comment il l'a soulevée de terre, embrassée à maintes reprises et comment il lui a promis un royaume. Ainsi cette divination prophétique des formes futures surgit, chez Solness vieilli, à l’état de vision antérieure, sans lien avec ses dernières conceptions, sans effort de raisonnement, mais comme un fait de mémoire suscitant une réalité préexistante dont l'activité longtemps sommeilla pendant que d'autres manifestations de la vie s'épanouissaient. C'est cette vision qu'il va tenter de mettre en œuvre ; mais sa tentative est condamnée, car Solness désormais ne sera plus en harmonie ni avec les circonstances présentes ni avec lui-même. Il ne sera pas en harmonie avec les circonstances, car, par le fait de son génie, il devance son temps, par là s'isole. Il n'aura plus les aides qui favorisèrent sa première entreprise. Il ne sera plus en harmonie avec lui-même, car la modalité nouvelle de la vie qu’il entrevoit exige, pour être pratiquée, une sensibilité différente de celle qu’il s’est formée, tandis qu'il habitait et construisait ses demeures familiales. Aussi, quand bien même il parviendrait maintenant à édifier sur un plan nouveau d'autres demeures, celles-ci ne sauraient être pour lui un foyer. Un divorce est prononcé entre sa faculté d'imaginer et sa faculté de réaliser, et Ibsen exprime cette dissociation par la sensation de vertige qui s'empare de Solness lorsqu'il tente de monter au sommet de la maison ornée d'une haute tour qu’il a fait bâtir. Pour assister à ce spectacle, Les ouvriers qu'il a employés et tenus sous lui durant toute la période accourent. « Pourquoi veulent-ils le voir ? » demande Hilde. « Parce qu'il a peur, répond Ragnar, de monter sur sa propre maison, et qu'ils tiennent à le constater. » Solness donne ainsi le spectacle tragique d’une force qui essaierait de dépasser ses propres limites, d'une plante qui, au lieu de reproduire avec ses graines des plantes semblables à elle-même, tenterait de se transformer directement en une autre. Ces tentatives, impossibles dans le monde physique, se représentent un moment dans le monde Moral par le pouvoir dévolu à l'homme de se concevoir autre qu'il n’est. Mais l'événement prouve aussitôt que cette fausse conception n'emporte aucun pouvoir de réalisation. D'ailleurs, depuis que Solness tente de créer l'avenir au-delà des limites assignées, toutes ses conceptions manquent d'une base réelle, comportent une incohérence, une part absurde. Hilde l'interroge sur sa nouvelle maison : « Y aura--il des chambres d'enfant là aussi ? — Trois comme ici. — Et pas d'enfants ? — Il n'y en aura jamais. — Eh bien ! n'est-ce pas comme je vous le disais ? — Quoi ? — Que vous êtes tout de même... un peu fou. » Hedda Gabler. Lœvborg Dans une pièce précédente, Ibsen, avec Hedda Gabler, nous a donné le spectacle complet de cette incohérence, résultat d'une dissociation entre l'activité réelle d’un être et les buts qu'il assigne à son énergie. Hedda sait que l'ancien mode vital est condamné. L'idéal qu'il comportait a perdu sur elle tout empire et ne s'objective plus à ses yeux en aucun illusoire, cause d'actes. Elle méprise les vertus qu’il engendre. Elle n'a pas de devoirs à remplir puisqu'elle ne reconnait plus l'autorité de la formule qui les impose. « Qu’on ne vienne pas me parler de devoirs à moi », s'écrie-telle. Méprisant le passé, elle voudrait comme Rosmer, comme Solness, créer l'avenir et les modalités nouvelles de la vie. Mais, de mépriser certains actes ne confère pas le pouvoir d'en exécuter d'autres. Son énergie, détournée des buts anciens auxquels elle était adaptée, ne tendra plus vers aucun but et ne se dépensera qu'en actes stériles. De sa fenêtre elle tire au pistolet. « Sapristi ! vous continuez donc à cultiver ce sport », s'écrie l'assesseur Brack, entrant par la porte du jardin. « Sur quoi tirez-vous donc ? — Oh ! sur rien, répond Hedda, je m'amuse à tirer en l'air dans le ciel bleu. » Hedda nous donne, à vrai dire, le spectacle d'une impuissance. Cette impuissance éclate par le besoin qu'elle a de se prouver sa force. Ses actes ont pour ressort un doute, une angoisse. Ils sont une parodie de la force. Il lui faut démentir par des expériences la sensation d'impuisance qui la hante : « Je veux une fois dans ma vie peser sur une destinée humaine », dit-elle lorsqu'elle à décidé Lœvborg à accepter l'invitation de l'assesseur Brack. Lœvborg est un de ces monstres physiologiques dont on a formé précédemment l'hypothèse. Par quelque persistance mystérieuse des virtualités primitives, la tendance à varier, à recevoir des circonstances nouvelles une forme nouvelle, s'exerce encore en lui, dans le milieu rigide de l'espèce. Il entrevoit les formes du futur. Il vient de composer un livre dans lequel « il s'agit de l'avenir ». Dans la région et le temps inconnus où la Vie s'évertue encore en métamorphoses, ce germe de nouveauté eût pu sans doute se réaliser ; il n’eût pas été l'apanage d’un seul individu, mais plusieurs cellules voisines, façonnées par des circonstances identiques, se seraient fortifiées par des associations ; surtout, ce groupe émergeant n’eût pas eu à redouter l'hostilité d'un milieu fort. Il en sera tout autrement dans l'espèce : toute alliance sera interdite à cet individu différent. Pourtant un instinct a attiré Lœvborg vers Hedda, vers l'être qui, à défaut d’une génialité semblable à la sienne, s'est détaché du moins des anciénnes modalités. Jeune fille, il a voulu la posséder ; mais Hedda, bien que devinant en lui le germe de la vie nouvelle dont elle voudrait être, Hedda l'a menacé de son pistolet, par peur de l'opinion, malgré son désir secret. L'hostilité des circonstances se représente, dans le milieu de la race, par le défaut d'énergie de tout ce qui tend à s'affranchir. Hedda redoute le scandale : « Oui Hedda, vous êtes lâche au fond », dit Lœvborg, et Hedda répond : « Du courage ! Ah ! oui si on en avait ! — Peut-être alors pourrait-on supporter la vie ! » Mais, après avoir repoussé l'attaque passionnée de Lœvborg, elle a épousé Tesman, ce représentant de l'hérédité sous son aspect déchu, cette caricature étonnante de la faculté d'éducation, Tesman qui s'écrie avec naïveté : « Mettre de l’ordre dans les papiers d'autrui, c'est bien là mon affaire. » Hedda confesse plus tard sa lâcheté et son secret désir, lorsque Lœvborg, lui reprochant de ne l'avoir pas tué naguère, elle murmure cette confidence : « Avoir manqué de courage pour vous tuer... ce ne fut pas là ma plus grande lâcheté, ce soir-là. » En se refusant à l'homme qui détenait les virtualités de la vie, elle a conscience d'avoir compromis l'avenir. Or tandis qu'elle épousait Tesman, Lœvborg portait à une insignifiante, à la douce et niaise Théa Élvsted, la semence du futur. Avec le don de nouveauté qui est en lui, Lœvborg porte une ardeur contemporaine des virtualités primitives. Il paraît excessif dans le milieu déjà fossile de l’Espèce: « Et dire que cet homme, doué comme il l'est, restera à jamais incorrigible. — Tu veux dire, répond Hedda, qu'il a plus d’ardeur et de vie que les autres. » Physiologiquement, les organes nouveaux qui ont commencé à se former en lui n’ont pu se coordonner avec les anciens : il est déséquilibré, et c'est une cause de faiblesse. Ivre, il a perdu dans la rue le manuscrit de son livre sur l'avenir. Or l'œuvre de nouveauté qu'il a une fois ébauchée, lui-même ne saurait plus la recommencer. Hedda, qui possède le manuscrit ramassé par Tesman, demande : « Tu crois qu'un tel ouvrage est impossible à refaire, qu'on ne peut pas l'écrire deux fois. » Et, sûre de cette impossibilité, elle symbolise ici sous les apparences d’une jalousie d'amour, la fureur exaspérée du passé, qui, incapable de survie, impuissant à créer l'avenir, s'efforce de l'anéantir ; elle brûle le manuscrit du livre qui fut dicté à une autre : « Mainienant, je brûle ton enfant. Théa, la belle aux cheveux crépus. L'enfant que tu as eu avec Eylert Lœvborg... Maintenant je brûle, je brûle l'enfant. » Lœvborg, l'être anormal, le monstre physiologique et qui n'était point viable, va disparaître. Il se tue avec le pistolet qui naguère le menaça. Hedda, certaine désormais que le germe nouveau qu’elle n'a pu porter ne fécondlera pas d'autres flancs, Hedda, à son tour, sc tue abolissant avec elle la modalité du passé qui s'obstinuit à vivre. l'en. fant de Tesman qu'elle vient de sentir remuer en elle. Borkman. Après Lœvborg, Borkman est aussi une de ces tentatives monstrueuses de la nature, pour réaliser brusquement dans un individu de l'espèce, une forme nouvelle. Borkman est un organe nouveau qui cherche à prendre place et à se développer parmi les vieux poumons et le vieux cœur et l'estomac traditionnel de l'animal ancien. Il est une substance virtuelle, demeurée au-delà des limites normales, dans un corps façonné par l'hérédité, et prête à recevoir encore, à travers les parois rigides qui l'enferment, l'influence directrice des circonstances extérieures. « De tous Les points du pays, s'écrie Borkman, du cœur des roches et du sein des montagnes, m'appelaient les millions captifs implorant leur délivrance. Personne n'entendait leur appel, excepté moi. » Et cette réceptivité physiologique va se représenter dans le milieu moral par une puissance. « J'avais le pouvoir et j'obéissais à une suggestion intérieure d’une irrésistible puissance. Je voudrais savoir comment auraient agi les autres s'ils avaient eu le pouvoir. » Le pouvoir est ici le facteur idéologique du drame. Il représente, qu'on ne l'oublie pas, la tendance à varier, la virtualité propre à créer les modalités nouvelles de la vie. Il faut se souvenir aussi de la date et des circonstances du drame : le principe d'hérédité est déchu de son privilège de créer des êtres en harmonie avec le milieu. Nous sommes transportés parmi le paysage mélancolique dessiné par Verlaine dans Jadis et Naguère. « Je suis l'empire à la fin de la décadence. » La race, lassée de languir, regarde venir les grands barbares blancs qui mettront fin à son agonie. Et c'est aussi, parmi les énergies distendues, l'attente anxieuse d'un miracle : « Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ? » Vour parler la langue des anciennes sensibilités, le personnage sympathique sera donc ici la tendance à varier, le pouvoir, l'effort de Borkman pour conquérir le futur, effort auquel s'opposent toutes les vertus anciennes, tous les organes héréditaires. Ces vertus seront en conséquence les forces mauvaises que Borkman devra vaiucre,et qui, pour confirmer l'inflexibilité de la loi biologique, vont triompher de lui. Par l'entremise de ce symbole, la transsubstantiation la plus complète qu'on rencontre dans le théâtre d'ibsen va se trouver réalisée dans Borkman. Car il y aura contradiction directe entre la valeur ordinaire des actes qu’il accomplit et leur valeur algébrique. Pour les spectateurs non avertis, Borkman sera un ambitieux d'égoïsme démesuré chez qui la passion de parvenir a étouffé tout scrupule. Ceux-ci, lui reprocheront l'abus de confiance par lequel il a fait un usage illicite des dépôts de la banque, ils s'indigneront surtout de ce qu'il a renoncé à la femme qu'il aimait pour la troquer contre l'appui du rival puissant qui la convoitait. Mais ils lui sauront gré du sentiment qui le pousse à laisser intact, dans les caves de la banque, le dépôt d'Ella Rentheim. Les initiés éprouveront « les mouvements contraires : pour eux, l'amour du pouvoir qui dévore Borkman étant l'action de la tendance à varier, ils feront abstraction de tout ce qu'une pareille ambition peut signifier d'autre dans le cours ordinaire des choses ; elle est ici la recherche du mode nouveau de la vie. Aussi et sommairement, tout ce que Borkman va entreprendre pour faire triompher cette recherche sera loué, tout ce qu’il fera contre ce but sera blâmé. Et d'applaudir tous ses efforts pour étouffer en lui les vertus anciennes ; d’applaudir le héros voleur lorsqu'il descend dans les caves de la banque et fait main basse sur les dépôts pour les destiner à l'accomplissement de l'œuvre ; de l’applaudir encore lorsqu'il consomme un forfait plus inouï, lorsqu'il renonce à Ella en faveur de Hinkel, blessant notre sentimentalité dans son point le plus sensible, faisant plus, transgressant la loi profonde de la jalousie des sexes. Les initiés détournent leur esprit de la signification apparente de l'acte pour ne considérer que sa quantité, son intensité, pour lire le coefficient d'énergie qu'il figure. Cet acte est pour eux un signe algébrique : ils le traduisent par l’idée de l'effort le plus formidable que pouvait accomplir Borkman pour s’arracher au passé. Et frénétiquement ils applaudissent. Mais ils désapprouvent Borkman rappelant à Ella comment il respecta son dépôt, alors qu'il s'emparait de tous les autres : « Quand on est venu m'arrêter, on a trouvé intact dans les caves de la banque tout ce qui était à toi. » Ils le condamnent en entendant ce dialogue où, se comparant à un aéronaute prêt à s'élever dans les airs, il dit : « On ne prend pas avec soi ce qu'on a de plus cher on s'embarquant pour un tel voyage... — Ce que tu avais de plus cher, c'était moi ? » demande Ella. Et Borkman répond : « Oui je crois m'en souvenir. » Par cet acte, Borkman signifie que, malgré tous ses efforts, il n’a pu se défaire de l’ancienne sensibilité, qu'il est enfin vaincu par elle et qu’elle condamne à périr l'être de nouveauté qui se formait en lui. Borkman respectant le dépôt d'Ela, c'est Solness se sentant coupable vis-à-vis d'Aline, c'est Solness craignant l'expiation, Solness précipité du sommet de la tour — et déjà c’est la victoire des forces du passé sur Borkman, c’est l’étreinte de la main de glace et de fer qui va lui broyer Le cœur. Le symbole éclate à chaque page de cet admirable drame, et partout l'idée trouve à se poser sur une image ou sur un fait. Borkman, né dans la mine, sort des entrailles de la terre. Il vient avec des secrets nouveaux ; on ne lui connait pas d’ancêtres. Mais à peine a-t-il commencé à grandir, que le voici cerné par l'amour des deux sœurs ; il épouse Gunhild ; il habite la demeure familiale des Rentheim. Cette force, prête à varier, est circonscrite entre les formes du passé : Gunhild, le passé sûr de ses droits, fidèle avec rigueur à ses devoirs : « Des gens dans notre position ont bien autre chose à faire qu’à songer à leur bonheur », le passé qui connaît et respecte la formule ancienne, qui a des buts d'existence tout faits vers lesquels il se dirige et qu'il impose, Gunhild qui destine Erhart à la réhabilitation du nom paternel : « Oublies-tu le but auquel tu as voué ton existence ? — Eh ! dis plutôt que c'est toi qui l' as vouée ; tu as substitué ta volonté à la mienne... », Gunhild, le passé résistant et inflexible et dont Borkman dira : « Elle est dure, Ella, dure comme ce fer que je rêvais autrefois d'arracher aux montagnes. » — Ella, non moins incapable dans sa douceur de concevoir autre chose que l'ancienne formule de la vie, non moins sourde aux appels de l'extérieur, Ella, dont la dernière préoccupation, parmi les ruines qui l'environnent, est de transmettre son nom de Rentheim, son nom qui va périr, au fils de Borkman, admirable trait par lequel elle exprime l'acharnement de la vie à perpétuer ses anciennes apparences, la persistance de l'hérédité à maintenir l'invariabilité du plan organique. Pris entre ces deux formes du passé, l'être de nouveauté qu'était Borkman au début, va être étouffé. Ainsi d'un cœur anormal et monstrueux que comprimerait et briserait la pression des organes sous les parois inflexibles du thorax. Lui qui disait à la petite Foldal : « Ne faites jamais la folie de douter de vous-même », qui répétait à son vieil ami : « Si tu doutes de toi-même tu es perdu d'avance », il a désormais besoin, ainsi que le constate Mme Borkman, d'une approbation venue du dehors, et il dit à Ella : «Je ne sais plus qui de nous deux à raison. » C'est la mort de l'être nouveau qu'avait développé en lui une persistance anormale de la tendance à varier, il doute de lui parce qu'il ne perçoit plus l'appel chantant des forces du futur. Les parois du passé se sont rapprochées pour l'enserrer et l'isoler des circonstances extérieures dont, seul parmi tous ceux de la race, il entendait les ordres. Comme la glace immobilise la surface changeante des eaux, le passé a mis sur lui son étreinte et son silence et quand il est mort Ella dit bien : « Une main de fer et de glace lui a broyé le cœur. » L'épisode qui nous montre Borkman laissant intact dans les caves de la banque le dépôt d'Ella Rentheim évoque un épisode parallèle, qui fut signalé dans l’un des premiers drames, dans Brand. C’est, après la mort du petit Alf, l'exigence de Brand contraignant sa femme à donner à une pauvresse les vêtements de son enfant conservés par Agnès comme une relique. « Les as-tu donués joyeusement ? » Borkman aussi a réservé une relique qu'il ne se résout pas à sacrifier. « On ne prend pas avec soi ce qu'on a de plus cher en s’embarquant pour un tel voyage », et cette restriction stérilise son effort. Ce n’est pas seulement pour jouir de la belle symétrie de l'œuvre d'Ibsen qu'il faut considérer cette même exigence d’absolu en deux personnages qui représentent un moment si différent de la race. Mais ce trait nous éclaire sur le vice essentiel qui condamne à un sûr désastre la tentative de Rosmer, de Solness ou de Borkman pour créer l'avenir. Que Brand exige de la volonté le triomphe le plus complet sur l'instinct, qu'il condamne toute restriction et fasse de l'effort moral pour réaliser un modèle donné la condition du salut, cela se justifie puisque le modèle de la vie parfaite est donné, puisque le type spécifique a été posé par l'ancêtre et que les descendants n'ont d'autre mission que celle de le reproduire par l'hérédité ou par l'éducation. Mais que les explorateurs du mode nouveau de la vie se servent du même moyen, voilà qui nous assure de l’inefficacité de leur recherche. Car on ne s'efforce à reproduire que des modèles connus. Et c'est l'inconnu que nous attendons aujourd’hui, — le miracle. La conception scientifique d'Ibsen rencontre ici la conception mystique de l'épopée wagnérienne : Siegfried, Parsifal, les héros sauveurs, sont des simples et des inconscients. De même Solness, Borkman, tant qu'ils symbolisent dans le drame la nouveauté de la vie, sont aussi ces inconscients. Ils ne vont pas vers un but, mais ils sont poussés et dirigés par des forces auxquelles ils n’opposent point de résistance. Ils sont entièrement passifs. Solness, au temps de sa génialité, n'agit pas nominativement ; il a des aides qui lui préparent et lui dictent sa tâche : les circonstances dessinent la forme de son action. Borkman obéit à une suggestion d'une irrésistible puissance. Mais, sitôt que l'un et l'autre cessent de symboliser la tendance à varier pour devenir des représentants du passé voués à la tâche impossible de réaliser l'avenir, leur entreprise se montre chimérique par un défaut d'adaptation entre la fin et les moyens. Ils essayent de faire mouvoir la modalité nouvelle avec l’ancien levier. Ils appliquent une énergie où il faut une passivité. Ils s'efforcent lorsqu'il faudrait attendre et subir. Solness ne peut monter sur le sommet de la tour qu'il a élevée. Il sait que le vertige va le prendre. Mais il a recours aux vertus anciennes : il dompte son instinct, monte et s'effondre. Borkman aime Ella Rentheim ; il prévoit que cet amour va faire échouer son entreprise ; le voici tenu, pour parvenir au but qu'il s’est fixé, d'exercer l'ancienne vertu, — avec une force incroyable, de dompter sa sensibilité, de surpasser l’héroïsme de Brand, de consentir un renoncement que n'eut pas à réaliser ce pur représentant de l'ancien mode de la Vie. Et, de même que Solness ne triomphe pas du sentiment de vertige qui le jette du sommet de la tour, de même Borkman est terrassé par sa sensibilité ancienne : son effort avorte. Les plus hauts représentants du passé, au prix de l'effort le plus formidable, ne peuvent accomplir ce que réalise légèrement le héros joyeux du mode nouveau. Én présence d’un but nouveau à atteindre là où le passé, qui ne peut modifier sa formule, la développe jusqu'aux dernières limites de sa perfection, le mode nouveau invente un procédé différent et simplificateur, résout la difficulté autrement. L’histoire de l'industrie humaine offre un exemple typique de ces luttes inégales, avec la découverte de la vapeur, qui est un moyen nouveau et comme un nouveau plan organique appliqué aux êtres créés par l’homme. Dès que les moteurs à vapeur apparaissent, voici la race des bateaux à voile devenue fossile. Quelques perfectionnements extrêmes qu'on apporte à leur gréement, ils sont condamnés à céder la suprématie des eaux aux navires pourvus des organes nouveaux. Solness, Borkman, dès que la tendance à varier les abandonne, méconnaissent cette nécessité de modifier l'ancien mécanisme pour faire face à des circonstances modifiées. Ils la méconnaissent d'autant plus que ce mécanisme joue en eux avec plus de perfection, et qu'ils en peuvent tirer son maximum de force. Ils persévèrent avec acharnement dans leur méthode. C'est qu'il ne dépend pas d'eux d’agir autrement ; ils ne sont pas maîtres de susciter en eux la spontanéité qui tracera sur le mur blanc de l'avenir la formule de la loi nouvelle. Ils continuent d'avoir une foi aveugle dans le procédé ancien de l'effort et, loin de s'apercevoir que c'est ce procédé qui ne vaut plus, ils s’accusent de ne pas l'appliquer avec assez de violence. Solness vieilli se demande s’il n'a pas la conscience débile, et c'est par cette anxiété que se traduit le défaut d'adaptation entre son énergic réelle et les buts qu’il lui assigne. Il s’éprend des êtres jeunes qui dotérent autrefois la vie de ses formes neuves, qui furent des fondateurs de race. Il demande à Hilde si elle a lu les récits des Sagas. Les Wikings excitent son envie, les Wikings qui « faisaient voile vers les pays lointains où ils allaient piller, incendier, tuer les hommes... et enlever les femmes... C'était là, dit-il, des gaillards à conscience robuste. Quand ils rentraient chez eux, ils pouvaient manger et boire. Et ils étaient, avec cela, gais comme des enfants. Et les femmes donc ! Souvent elles ne voulaient plus les quitter. » Lui, s'apitoie maintenant sur le passé qu'il à détruit, sur la triste Aline qui avait, elle aussi, unc tâche à remplir. Il redoute l'expiation. Aussi juge-t-il les Wikings en représentant du passé qui ne connaît qu’une seule modalité pour engendrer des actes, l'effort... « Il y à dans la vice des forces que vous paraissez ignorer », dit Mme Wilton à Gunhild. Ces forces, Solness les ignore aussi, et ce sont celles-là qui se manifestent chez les Wikings. Car ceux-ci n’ont pas la conscience robuste qu'il leur attribue ; ils n'ont pas de conscience. Ce sont des germes sans racines dans le passé. Ils n'ont pas à observer où à violer les règles d'une sensibilité ancienne. Ils ne connaissent pas d'autre sensibilité que la leur. Les modes de cette sensibilité vont promulguer la loi nouvelle. Loin qu’ils relèvent d'une morale, ils la créent, et, parce que leurs actes spontanés datent la force et la santé de la race, ils sont des modèles pour l'avenir. N'avoir pas de passé, ignorer tout passé, telle est la condition que doit réaliser tout être destiné à promulguer l'avenir. C'est de ce point de vue qu'il fant interpréter le mot de Rosmer : « Il n'y a pas de triomphe pour une œuvre qui a ses racines dans le crime » et la prédiction d'Ella à Borkman : « Tu as tué la vie d'amour dans la femme qui t'aimait et que tu aimais aussi autant qu'il était en toi. Et c'est pourquoi je te le dis, Jean-Gabriel Borkman, tu ne toucheras jamais le prix du meurtre. Jamais tu n'entreras en triomphateur dans ton royaume de glaces et de ténèbres. » Commettre un crime sur le passé c'est prouver qu'on ne l'ignore pas. Lutter contre la sensibilité ancienne, c'est montrer qu'on en relève ; ainsi de Borkman qui s'efforce pour l'étouffer. Il applique, à la recherche du mode nouveau, le procédé même qui était la vertu de l'ancien mode et par la montre ses racines plongeant dans le passé. Or les véritables champions du futur ne détruisent pas le passé, les aides pour eux ont rempli cette tâche. Eux, vont joyeux ; ils ignorent les ruines sur lesquelles ils s'élèvent. Ils ne commettent pas plus un meurtre qu'un promeneur dont la marche écrase sur le sol les milliers de bestioles qu'il ne voit pas. LE MODE NOUVEAU : LA VARIABILITÉ Ignorer le passé, n'y tenir par aueune attache, telle est donc la condition réalisée par tout fondateur d'une nouvelle formule sociale. Cette condition est, dans le milieu moral, un corollaire de la loi physiologique : il n'y a pas de lien de filiation directe entre espèces. Aussi, toutes les fois qu'Ibsen nous montre dans son œuvre des personnages qui symbolisent le mode nouveau de la vie, ne manque-t-il pas de leur assigner une origine douteuse, de briser pour eux, par quelque trait, ou de relâcher le lien héréditaire. Rébecca West est enfant naturelle, son atavisme est rompu, elle n'est pas de la race dont elle paraît être, et, pour accentuer cette impression, marquer la solution de continuité, elle vient aussi d'une région imprécise, de l'extrême Nord, des brumes, de l'inconnu, de là-bas, — là-bas où s’élaborent, loin de l'observation possible, les espèces nouvelles. Borkman est sans aïeux, il sort de la substance anonyme de l’humanité. Mme Wilton, qui représente dans Borkman l'action même des circonstances extérieures sur les forces virtuelles de la vie, qui essaie sur Ebrardt « son pouvoir magnétique », Mme Wilton a rompu un lien social, elle est divorcée. Quant à la petite Hilde, elle a brusquement quitté les siens et, comme Solness lui demande : « Il y avait donc à la maison quelque chose qui ne vous convenait pas ? dites. — Non, répond Hilde, ce qui m'en a chassée est en moi. Je me suis sentie éperonnée et poussée jusqu'ici. C'était si attrayant d’ailleurs. » Cette loi stricte, qui condamne toute nouveauté à périr si elle surgit dans un milieu ancien, est fortement exprimée dans Solness par les attitudes de la petite Hilde, par des mimiques et des jeux de scène. Mme Solness, qui représente le passé par rapport à Solness, ne demeure point en sa présence. « Avez-vous remarqué, Hilde, qu’elle s'en va sitôt que je viens ? — J'ai remarqué que, chaque fois que vous venez, elle se sent obligée de partir. » Et Hilde, qui est ici la nouveauté même de la vie, est prise d’un frisson après avoir entendu la plainte résignée d'Aline lui racontant ses deuils. « Avez-vous froid Hilde ? on le croirait, demande Solness. — Je sors d’un sépulcre », et, plus loin : « Je veux partir. Je ne puis faire de mal à une femme que je connais : je ne prendrai rien de ce qui lui appartient... À une étrangère c'est bien différent. Quelqu'un que je n'aurais jamais vu... Mais à une femme chez qui je suis venue... Ah ! non, non, fi ! » La petite Hilde, la tendance à varier, ne pourra plus se réaliser dans Solness, parce qu'elle s'est trouvée, dans sa demeure, en contact avec le passé dont la vue apitoie et débilite la conscience. Avec Rébecca West, avec Lœvborg, avec Solness et Borkman, Ibsen nous a déjà fait connaitre dans quelles conditions la tendance à varier se développe dans la vie. Mais tous ces personnages sont placés dans le milieu hostile de l'espèce et cette tendance, qui a persévéré en eux de façon anormale, est vaincue chez chacun d'eux par les forces du passé. Après nous avoir montré le triomphe nécessaire de l'hérédité dans l'espèce, de l'éducation et de la tradition dans la race, sur les formes nouvelles de la vie, il a représenté, en l’un des personnages de son œuvre, en la petite Hilde, la tendance à varier et la modalité nouvelle de la vie dans sa pure essence, telle qu'elle saura se réaliser à l'heure marquée et dans le milieu propice. « Hilde... savez-vous ce que vous êtes ? — Oui, oui, un oiseau étrange ? — Non, vous êtes un jour naissant ; quand je vous regarde, je crois voir un lever de soleil. » Eu effet, la petite Hilde symbolise, dans sa fraîcheur, le pouvoir des métamorphoses. Elle est l'inéclos, le germe de jeunesse qui dotera l'avenir de formes neuves. « De l'avenir, mais, grand Dieu ! nous n’en savons absolument rien », dit Tesman à Loœvborg qui lui annonce le sujet de son livre. Ce niais de Tesman a raison et Ibsen se garde de lui contredire. Aussi la petite Hilde ne se réalisera-t-elle pas devant nous. Elle nous apparaît, dans la Dame de la Mer, presque une enfant encore, une sorte d'enfant terrible, tonue spontanée et indocile. Ce qu'elle est, ce qu'elle sera, nous ne le savons guère, nous voyons plutôt ce qu'elle n'est pas. Et, tout ce qu'elle nie par ses attitudes, c'est la sensibilité du passé : de ses vertus, de ses défauts, de ses préjugés, elle se montre indemne, et cela, avec le charme d'une gamine qui peut tout dire et dont la jeunesse est le seul titre. Elle se moque de la sentimentalité de Bolette, amoureuse naguèrc de son professeur Arnholm. Elle ne supporte pas les faibles et les malades ; elle bafoue Lyngstrand ; — marchant à ses côtés, le quitte brusquement et se met à courir parce qu'il se traîne trop lentement. Lyngstrand symbolise, sans grandeur, le passé qui s'efforce de se renouveler. Comme tous ceux à qui une activité réelle n'impose pas leur destinée, il se cherche des buts d'existence, il se propose une vocation, il décide d'acquérir par l'effort un don. Il n’est rien dans le présent, mais il a décidé d'être sculpteur : « Non je ne suis pas peintre, répond-il à Ballested, mais j'espère devenir sculpteur. » Hilde, initiée aux secrets de l'avenir, perce à jour ce mensonge vital et se réjouit de ce que les moribonds, ceux qui sont faits pour mourir, vont enfin mourir. « Je ne le plains pas. Seulement, cela me semble attrayant. — Quoi donc ? demande Bolette. — De l’examiner avec intérêt et ensuite de lui faire raconter qu'il n’est pas dangereusement malade, qu’il va partir pour l'étranger et devenir un grand artiste. Il croît à tout cela et c'est son bonheur, Eh bien ! non, rien de tout cela ne sera jamais réalisé. Il mourra avant, et je trouve que cette pensée ne manque pas de saveur. » Dans Solness, Hilde continue de nous notifier la loi nouvelle, la loi du changement. Ibsen aceumule autour d'elle tous les traits qu'il a déjà groupés autour de Rébecca et de Borkman, dans leur période de nouveauté. Lorsqu'elle nous apparaît dans la demeure de Solness, sans malles, sans vêtements de rechange, insoucieuse, elle a quitté les siens, rompu toutes amarres avec le passé. Un trait l'indique entre tous autres, Hilde ne lit jamais. « Ah non, plus jamais, jamais, dit-elle ; j'aurais beau lire, le sens m'échapperait toujours. » Par cette abstention, elle se soustrait à la tradition et montre que la faculté d’éducation ne s'exerce pas en elle. Elle relève du spontané, de l'inconscient et du mystère des croissances naturelles. Elle va sans préméditation vers un but inconnu. Elle attend sa réalisation des circonstances. Elle est passive et ne s'efforce pas ; une heure, un milieu favorables feront clore le germe qu'elle est, inconscient de sa forme future, incapable de diriger sa croissance. « Pouvez-vous m’employer à quelque chose, maître Solness ? — Vous êtes ce qui me manquait le plus. — Oh ! joie et triomphe, je tiens donc mon royaume ! » Désormais, c’est de Solness que va dépendre la réalisation d’elle-même. Aussi par des coquetteries, et des promesses, et des défis, l'excite-t-elle à tenter l'entreprise impossible. « Est-ce vrai, oui ou non ? demande-t-elle. — Que je suis sujet au vertige ? » interroge Solness, et Hilde spécifie : « Que mon architecte n'ose pas, ne peut pas monter aussi haut qu'il bâtit. » Et, lorsqu'après avoir atteint le sommet de la tour, Solness chancelle et tombe, le sentiment qu'elle éprouve n'est pas de la douleur, mais une émotion seulement et une émotion triomphante. « Mon maître ! » s’écrie-t-elle. Car elle a entendu un chant, un chant puissant dans l'air et vibrer des sons de harpe. Solness est mort, mais il a fait luire un instant aux yeux de Hilde la forme future dont les circonstances la doteront ; et il a donné en même temps une preuve admirable de ce pouvoir dévolu à l’homme de devancer par l'intelligence les modes de la sensibilité, de concevoir au-delà de ce qu’il peut accomplir. A l'issue de son œuvre, Ibsen a placé cette figure qui nous enseigne du mode nouveau de la vie tout ce que nous en pouvons savoir, c'est-à-dire surtout ce qu'il ne sera pas. Il nous enseigne que les vertus de l’ancien mode ne vaudront plus pour cette ère nouvelle. C’est la constatation de l'inutilité de l'effort pour créer la vie nouvelle, et c’est par contraste une glorification de l'inconscient et des forces mystérieuses de la Vie. Hilde est la congénère de ces organismes premiers, qui, ignorant encore le pouvoir de l'hérédité, élaborent, en des ébauches incessamment remaniées, les formes des espèces futures. Elle évolue pour nous dans une vague région à peine défrichée par les savants, elle émerge du fond des mets et du fond des siècles, d’un lieu et d'un temps où, parmi les lentes combinaisons des protoplasmes, parmi les jeux des monères et les associations hésitantes des plastidules, la Vie s'essaie à mille attitudes, mue et se transforme au gré des circonstances. Ainsi, la Vie organique affirme sa volonté de vivre par deux procédés opposés : dès qu’elle s'est constituée en espèce, elle s'obstine à maintenir, malgré l'hostilité croissante du milieu, — dans son intégrité, — la forme acquise : l'hérédité s'acharne à cette tâche. Mais, avant d'avoir fait le choix qui la fixe dans une espéce, la Vie témoigne et use d’une autre qualité, d’une souplesse infinie à s'adapter à toutes les circonstances, d'un don de métamorphose égal à l'instabilité du milieu et qui défie la destruction. Ce double procédé se reproduit avec sa rigueur et sa perfection dans le milieu moral. Et tels sont, suscités par la vertu du facteur idéologique dont on fit choix, les deux aspects que nous offre le théâtre d'Ibsen. On juge, à considérer leur caractère abstrait, de l'écart obtenu par l'artiste entre les deux termes de la représentation dramatique et de la transsubstantiation qui fut ici réalisée. Tandis que l’héroïsme de Brand et la suite des actes moraux qu'il accomplit, nous enseignaient l'efficacité du principe d'hérédité, tandis que les tentatives désespérées de Solness et de Borkman nous signifiaient sa rigueur, les gestes d’une jeune fille, traduisant pour nous la loi de variabilité qui gouverne la Vie dans les régions obscures où elle s’apprête, nous initiaient à la vertu première des métamorphoses. JULES DE GAULTIER (1) Voir La revue blanche du 15 mars 1898.