LETTRES SCANDINAVES Chr. Rimestad : Ilden og asken, le feu et la cendre, poèmes, Copenhague, Gyldendal. — Edmund Gosse : Ibsen, Londres, Hodder and Stoughton. — Catalogue du fonds scandinave de la Bibliothèque Sainie-Geneviève, Chälon-sur-Saône, Emile Bertrand. —— Memento. « Le cours des temps » — une série de poèmes sur les saisons, — et « les années », tels sont les principaux thèmes du recueil nouveau de M. Christian Rimestad : le Feu et la cendre. On peut juger que le volume ne manque pas d'unité : l'auteur nous fait assister au mélancolique spectacle éternel du temps qui s'écoule, auquel la vie brève ne nous permet d'assister qu’un moment. S'il ÿy a du feu dans les vers de M. Rimestad, et il y en a, ettrès brûlant, il est toujours enveloppé de cendre, et l’on voit que le poëte finit par l’y étouffer. Le feu représente ici la subjectivité, l'instinct, les désirs infinis, les aspirations puissantes et vagues. La cendre, c'est la raison objective qui arrête l’essor. Et c'est, il me semble, parceque l'esprit objectif de l'époque domine même les poètes que M. Rimestad est mélancolique lorsqu'il nous manifeste en poëte sa soumission à la loi du temps qui fuit. Il n'existait pas encore de travail d'ensemble sur la vie et l'œuvre d’Ibsen, lorsque M. Edmund Gosse, l'illustre critique anglais, a publié son excellente biographie, il y a plus d’un an. Je ne compte pas, naturellement, le volume de Henrik Jæger, qui date de 1888, et ne vaut qu'à titre de document, par les renseignements que fournit Ibsen lui-même à l’auteur. En Norvège, des articles étudiés, renseignants, apportent de temps en temps une contribution utile ; on retrouve des lettres, des poèmes oubliés. Mais on paraît, suivant la méthode recommandée par les historiens scrupuleux, vouloir préparer patiemment par une série de monographies modestes la grande histoire d'ensemble qui fait hésiter tout le monde. Plus hardi, peut-être justement parceque étranger, on ne pouvait lui supposer la prétention de donner un travail définitif, M. Edmund Gosse nous a donné un Ibsen dont il convient de le remercier. M. Edmund Gosse a été le premier Anglais qui ait connu Ibsen, et parmi les premiers qui en ont parlé en une autre langue que la sienne. Les lettres d'Ibsen à M. Edmund Gosse, remontent à 1872. La littérature et la langue norvégiennes lui sont depuis longtemps familières. Nul n'était mieux qualifié que lui pour situer Ibsen dans son temps, dans son milieu, et dans l’histoire de la littérature de son pays. Car c'est là une des difficultés que rencontre quiconque veut s'adresser, en parlant d'Ibsen, à un public européen, c’est-à-dire complètement ignorant de l'histoire littéraire aussi bien que de l’histoire politique, des mœurs et des courants d’idées de la Norvège et du Danemark. Les compatriotes du poète peuvent difficilement choisir et limiter ce qu’il convient de faire connaître au public européen, et souvent ils ont des préjugés ou desillusions, car chacun sait qu’il est difficile de se juger soi-même. M. Edmund Gosse a su en peu de pages, sans étalage facile de ses connaissances en histoire littéraire norvégienne, par des appréciations sobres et sages, donner une idèe de ce qu'était la Norvège littéraire au moment où elle allait faire son entrée dans la littérature internationale. M. Edmund Gosse, avec raison, s’attarde à la première période de la vie d’Ibsen, non pas à son enfance, mais aux années de Grimstad, qu’il estime déjà décisives, puis aux années de travail plus calme, à Bergen, et il marque les étapes parcourues, les progrès successifs, sans dissimuler les faiblesses d'œuvres dont Ibsen était loin d'être satisfait. Ses jugements offrent cet intérêt de n'être ni ceux d’un norvégien, ni ceux d’un critique étranger à la littérature norvégienne. Il les propose, d’ailleurs, et ne les impose pas, et il indique, notamment, les points sur lesquels il se sépare du traducteur anglais d’Ibsen, M. William Archer. Je m'étonne que M. Edmund Gosse, si bien documenté, ne se soit pas servi du livre de T. Blanc sur le théâtre de Bergen. Il est intéressant de voir la liste des œuvres mises en scène par Ibsen sur ce théâtre, et l’énorme prédominance des comédies ou vaudevilles français de Dumanoir, Bayard, Mélesville, et surtout de Scribe (quinze pièces de celui-cien cinq ans). Le goût d'alors imposait ce répertoire, dont Ibsen est d'autant moins responsable que, ne lisant pas le français, il prenait évidemment sans choisir ce que lui apportaient les traducteurs — entre autres, sa future belle-mère, Magdalene Thoresen. La technique de Scribe est donc celle qu'il a le plus étudiée, et M. Edmund Gosse a raison d'en relever les traces. Il semble cependant qu'Ibsen ait eu un droit d'initiative assez large pour le choix des pièces, et, malgré sa soumission volontaire au goût de l'époque, on peut apercevoir nettement, sur quelques points, soit ses préférences d'alors, soit la direction de ses lectures et de ses études. On vait ainsi que Ludvig Holberg, le « Molière scandinave », n’a jamais été aussi souvent joué que sous sa direction. Il est même singulier que Bergen, sa ville natale, ait autant négligé, par la suite, le plus grand auteur drematique (jusqu'alors) des pays scandinaves, et Ibsen a évidemment essayé d'imposer au public son auteur favori. Par contre, il n'a fait à Oehlenschlæger, le tragique romantique à la psychologie élémentaire et noble, qu’ane très minime place. La liste des œuvres mises en scène per Ibsen apporte un élément d'appréciation à une question fort controversés, que M. Edmund Gosse tranche avec une grande décision. M. Georg Brandes a soutenu que la Fête à Solhaug est une imitation du danois Henrik Hertz, dont les pièces sentimentales sont inspirées par les romans et poèmes de la dernière période du moyen âge. Malgré la dénégation d'Ibsen, M. Edmund Gosse se range nettement à l'avis du critique danois — « it was a deliberate exercise » — contre l'opinion des critiques norvégiens. Car en ces questions la rivalité littéraire entre la Norvège et le Danemark paraît influencer trop souvent les esprits, et le jugement d’un homme impartial et aussi autorisé que M. Edmund Gosse acquiert une importance d'autant plus grande. Or il se trouve qu’en 1853 et 1854 Ibsen a mis en scène quatre pièces de Henrik Hertz, parmi lesquelles la Fille du Roi René, et M. Edmund Gosse rappelle que le 24 février 1906, moins de deux mois après le Fête à Solhaug, le théâtre de Bergen jouait Svend Dyrings Hus, la pièce même de Hertz dont la Fête à Solhaug serait une imitation. Ces faits confirment l'opinion de M. Georg Brandes et de M. Edmund Gosse. Il est du moins indéniable qu'Ibsen avait de l'œuvre de Hertz une connaissance étendue, et a fait à cette œuvre, sur le théâtre de Bergen, une place importante, plus grande, par exemple, qu'aux tragédies d'Oehlenschlæger. Hertz a donc grandement contribué à développer dans l'esprit d'Ibsen la théorie qu'il a développée dogmatiquement en 1857 sur l'importance, pour l’art dramatique, de la poésie de la fin du moyen âge, et a aussi exercé une influencé momentanée sur l'orientation de ses tâtonnements d'auteur cherchant sa voie. Mais on a dit autre chose : que dans la Fête à Solhaug les situations, les caractères, l'affabulation même ont été empruntés à Svend Dyrings Hus, et c'est surtout contre quoi Ibsen a prôtesté. Et en effet on peut trouver dans les pièces d'Ibsen, et avant et après la Féte à Solhaug, des situations analogues à celle de Gudmund Alfsœn entre Margit et Signe, bien plus qu’à celle du chevalier Stig, dans le pièce de Hertz, entre Ragnhild et Regisse. Et la parole d’Ibsen peut ici faire foi. Car s’il convient, comme l'observe justement M. Edmund Gosse, de se méfier des affirmations générales sur l’origine ou la portée de telle de ses œuvres, longtemps après sa publication, on doit, au contraire, le croire, lorsqu'il reconte qu'il a été amené à transformer en la Fête à Solhaug son premier projet des Guerriers à Helgeland. Il a pu seulement oublier que, à côté des poésies de Landstad et de ses impressions personnelles, Hertz a aussi contribué à lui faire descendre le cours du temps, de l'époque rude des sagas au XIVe siècle, plus aimable. Mais je m'excuse, au lieu de rendre compte du livre de M. Edmund Gosse, de m'attarder au plaisir de discuter avec lui. Si je continuais à dire les réflexions qu'il m'a suggérées page par page, j'aurais bientôt fait de lui substituer, pour les lecteurs du Mercure, un commentaire fastidieux. Je n’ai plus que la place d'en recommander chaudément la lecture. On ne trouvera pas de grandes dissertations sur la philosophie d'Ibsen ou le sens de ses drames. C’est un ouvrage très plein de faits, où l’on voit vivre non un être trouble de vague légende, mais, tout simplement un homme. M. Edmund Gosse professe pour Ibsen et pour son œuvre une admiration profonde et simple qui ne trouble en rien les facultés d'analyse du critique et ne se manifeste par aucune exaltation. Ce livre, il me semble, aurait plu à Ibsen. § Un consul de France à Christiania, pendant là première moitié du siècle dernier, s'est intéressé au pays où l’attachaient ses fonctions au point d'en rapporter une bibliothèque importante et variée qu'il a léguée à Sainte-Genéviève, où ellé a formé le fonds Laroquette. Les livres scandinaves furent naturellement attirés vers cette collection, qui grossit peu à peu, et forme, depuis quelques années, une section à part de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, avec son local distinct, et ses bibliothécaires particuliers. Journaux, revues et livres parviennent maintenant en grand nombre, et certains libraires envoient tout ce qu'ils publient. Le fonds scandinave compte maintenant plus de 20.000 ouvrages, et c’est une bibliothèque fort utile, à la fois comme club de lecture et surtout bibliothèque de prêts (plus de 100 volumes par mois), trés fréquentée par son public peu nombreux, composé naturellement surtout de Scandinaves ; toutefois cinq ou six Français y comptent parmi les lecteurs les plus assidus. Le Catalogue du fonds scandinave de la Bibliothèque Sainte-Geneviève vient enfin d'être publié, et rendra les plus grands services aux travailleurs. Il a été dressé par les soins du très obligeant bibliothécaire français, M. Capet, assisté successivement de M. Erik Lie au début, puis de M. Fritjof Palmér, attachés à la section scandinave de Sainte-Geneviève. Le résultat de leur considérable travail est très satisfaisant : le catalogue est clair, commode à consulter, pratique. Il ne faut pas prétendre y faire des recherches bien minutieuses : malgré l'étendue, et, le plus souvent, l’heureux choix des collections réunies à Sainte-Geneviève, on n’est certain d'y retrouver que les œuvres importantes : c’est déjà beaucoup. Et plus tard, sur la période actuelle et celles qui suivront, on trouvera un fonds beaucoup plus riche, dont les chercheurs pourront, le plus souvent, se contenter. Une petite chicane. Pourquoi, parmi des traductions de titres faites généralement en français, faire exceptionnellement des traductions en allemand ? Car j'imagine que Drontheim, par exemple, n'est pas la traduction française de Trondhjem. § Memento. — Après la mort d’Ibsen, les revues scandinaves ont naturellement toutes été pleines d'articles, documents, souvenirs, anecdotes, de valeur très inégale. Maintenant, il n'est plus question de lui qu’assez rarement, mais pour des communications vraiment intéressantes. À signaler surtout, dans Samtiden, la revue de M. Gerhard Gran, une suite importante de lettres d'Ibsen, au critique danois Clemens Petersen, à Bjœrnstjerne Bjœrnson, au professeur allemand Hoffory et à quelques autres ; — un fragment d’Ibsen sur son voyage en Egypte pour l'inauguration du canal de Suez (n° 2 de 1908) ; — enfin un article très étudié du philologue H. Eitrem sur « l’Essor d'Ibsen », c’est-à-dire sur la composition de Brand (n° 9 et 10 de 1908). Dans Tilskueren renouvelé, agrandi, je signale le commencement (janvier 1909) d’une étude philosophique de M. Sigurd Ibsen sur « la Nature et l'Homme » (j’y reviendrai lorsqu'elle sera complète). Dans le premier numéro d’une revue suédoise d’art, Arktos, un intéressant article du rédacteur, M. Harald Brising, sur Gauguin. P.-G. LA CHESNAIS.