HENRIK IBSEN EN FRANCE. Voiilà donc en France une réaction très prononcée contre l'influence de la littérature scandinave, réaction singulière s'il en fut, puisque il n’y a pas eu “d'action,” A vrai dire ce qu'on s'est approprié de nous est rien ou presque rien ; sur ce que notre culture pourrait avoir d’original ou de remarquable on n’a guère qu’un tissu de préjugés, souvent répétés ; et déjà on a assez de nous, on nous combat, on nous amoindrit, on se délivre des Scandinaves qui depuis le temps des Normands n’ont jamais exercé aucune domination en France. Et les arguments ! Comme nous les connaissons ! Ce fut à peu près à l’époque de la guerre franco-allemande qu'en Danemark on commença d'introduire les idées philoso- phiques et les formes artistiques, créées ou adoptées en France pendant le Second Empire. Cela n'alla pas sans des combats littéraires assez violents. La défaite de la France était récente, et bien que cette défaite fût sentie et regardée au Nord comme notre propre défaite à nous, le jugement populaire, cette fois comme toujours, trouva bientôt dans le désastre d'un peuple étranger la punition juste de ses vices et de sa frivolité. On combattit donc, dans ceux qui aimaient la France et qui défendirent sa culture, les représentants de tendances qui venaient de perdre un grand peuple et que l'histoire avait jugées ; et vers l’année 1883 des écrivains de talent soulevèrent contre l'influence pestilentielle de la culture moderne française ce qu’on nomma le mouvement danois, imité du mouvement flamingant en Belgique, (qui a une tout autre raison-d’être). Après avoir fait beaucoup de bruit, cette évolution tout est aujourd'hui évolution—avorta heureusement assez vite et si complètement qu'à présent dans le Nord on n'en parle plus et c'est à peine si l’on s'en souvient. Seulement en lisant certains articles français de l’année 1896, j'ai dans l'oreille les refrains de ces combats déjà lointains. Car les refrains actuels sont absolument identiques : “Nous n'avons pas besoin de ces produits étrangers ; nous avons mieux nous-mêmes ; nous sommes plus forts, plus sincères, aussi profonds; en tout cas, ce que nous avons produit nous-mêmes, c’est la nourriture spirituelle qui nous convient à nous ; et si enfin nous devions de nouveau subir une invasion d'idées et de personnes étrangères, qu'on nous présente au moins des hommes et des œuvres de notre race, qu'on nous traduise ou qu'on nous explique des livres anglais ou allemands, mais qu'on nous laisse en repos avec ces Français, qui n’ont rien, mais rien, en commun avec nous!” Mettez les mots italiens ou espagnols pour anglais et allemands et mettez Scandinaves pour Français, et vous avez l’argumenta- tion de critiques célèbres et distingués, tels que MM. Sarcey et Lemaitre, et celle d'un grand nombre d’autres Français, parmi les- quels des écrivains aussi considérables qu'Edmond de Goncourt. Depuis quand l'esprit français est-il devenu aussi étroit que celui des bons bourgeois d'un petit pays septentrional ? On s'attendait à plus de largeur et d’hospitalité de la part d'un grand peuple dont l'élite est regardée à juste titre comme la plus spirituelle de toute l'Europe. Il y a, parait-il, des gens sensés et intelligents qui se sont sentis blessés des éloges peut-être maladroits et exagérés adressés par quelques jeunes admirateurs à un grand écrivain scandinave, et plus encore des coups de patte dédaigneux que ces enthousiastes ont donné en même temps à la culture et à la littérature de leur propre pays. Mais c’est l'habitude de la jeunesse en tout temps d'admirer en sectaire et de sacrifier sur l'autel du nouveau dieu qu'elle vénère les idoles des autres ; a-t-on oublié comment Théophile Gautier, jeune, qualifiait Racine ? et peut-il y avoir un sentiment plus injuste que l'hostilité ou l'indifférence vis-à-vis des hommes du Nord à cause de panégyriques dont ils n'ont pas profité, ou d’offenses aux- quelles ils n’ont jamais eu part? C'est vraiment une ironie du sort que ceux-là même d’entre les écrivains scandinaves qui chez eux ont risqué leur popularité parce qu'ils n’ont pas voulu faire de concessions à l’amour-propre de leurs compatriotes et se sont refusés à trouver les poètes et les auteurs dramatiques du Nord supérieurs aux meilleurs auteurs français—que ceux-là se voient repoussés en France comme des intrus qui se targueraient d’une supériorité imaginaire. Il faudrait une bonne fois s'entendre: aussi longtemps qu'en France les meilleures plumes s'aiguiseront contre nous, tandis que jamais un écrivain scandinave n'écrira une seule ligne de répanse, toute entente sera impossible. Nous avons été contents et fiers qu'enfin, après des siècles où les pays scandinaves n'ont fait que “recevoir” de la France, un moment arrivât où ils ont pu commencer à rendre, à payer un peu d'une grande dette morale. Le nom d'un grand écrivain norvégien est parvenu en France ; il s'est mème livré quelques combats intellectuels autour de Henrik Ibsen, L'a-t-on compris? Le public français est sans doute le public le plus spirituel du monde et la question n'implique pas de doute quant à son intelligence ; mais ce public, si richement pourvu de produits indigènes, accepte généralement ce qui vient de l'étranger seulement une vingtaine d'années après les autres peuples. La supériorité de la critique française n'est pas moins incontestable ; cette critique est certainement la première du monde quand elle se trouve bien maitresse de son sujet. Mais est-il d'une manière générale possible de com- prendre une œuvre littéraire, quand on ne sait absolument rien sur le milieu auquel l’auteur appartient ? Imaginez quelqu'un qui ne sait pas un mot de français, qui n'a lu en traduction aucun livre français, et qui n’a sur la France que des notions élémentaires de géographie et d'histoire ; supposez qu’il lise en traduction hollandaise les Burgraves, Angelo, Hernani, Ruy Blas, sans aucun égard à l'ordre chronologique : quelle idée pour- rait-il se former de la culture et de la littérature française et mème de Victor Hugo, dont il ne connait pas la poésie lyrique et dont il ne pourrait pas admirer la langue? Victor Hugo n'est pas toujours facilement intelligible, Aurait-on droit à conclure de sa manière d'écrire, obscurcie encore par la traduction, que la poésie française manque de clarté? Ou imaginez quelqu'un qui ne connaitrait de toute la littérature. française que l’Etrangère et la Femme de Claude. Le personnage de Mrs. Clarkson ne brille pas précisément par la clarté. L'Etrangère est un être tellement exceptionnel, que M. Lemaitre lui-même s'est avoué hors d'état d'en contrôler la vraisem- blance. Pourrait-on parler à cause d'elle du brouillard français, c'est-à-dire du brouillard comme élément principal du climat moral de la France? Mais on conclut ainsi des quelques obscurités qu’on trouve chez Ibsen. Aucun des pays scandinaves n’est atmosphériquement, comme l'Angleterre, un pays de brouillard, et si dans ces pays septentrionaux on ne demande pas à la poésie une clarté de lumière électrique, c’est que cette espèce de clarté ne nous paraît pas une qualité poétique. La vie n'est pas si claire que cela, et la poésie, le roman, le théâtre doivent bien être des images de la vie. La vertu suprême des très grandes œuvres littéraires, même drama- tiques, n'est pas pour nous la limpidité parfaite ; Hamlet n'est pas limpide, le Faust non plus. Il se trouve dans l'œuvre d’Ibsen comme dans celle de tant d'autres grands écrivains des singularités, des bizarreries qui étonnent son public scandinave comme le public étranger. Mais ce qui a choqué ou paru étrange en France, c’est ce qui dans ses drames nous paraît tout naturel: ce sont les qualités qu’il a en commun avec beaucoup d’autres écrivains du Nord, et je reviens donc à ma prétention, qu’il est impossible de com- prendre une personnalité littéraire quelconque si l'on ne sait rien du milieu auquel elle appartient, si l’on ne connaît pas les prédécesseurs desquels elle descend, les influences sous les- quelles elle a grandi, le premier groupe d'hommes marquants au milieu duquel elle s’est développée. Celui qui n'a jamais entendu parler ni de Voltaire, ni de Pascal, ni même de Victor Hugo, de Henri Beyle, de Balzac, que comprendrait-il de quelques pièces de théâtre françaises qui tomberaient par hasard entre ses mains! Ne faut-il pas connaître, au moins un peu, les mœurs d'un pays pour jouir d’un tableau de ses mœurs, et ne faut-il pas avoir d'avance une idée des habitants, si l'on veut juger de la ressemblance des types représentés ? Combien de fois n’ai-je pas vu dans des livres ou des articles français des doutes sur l'existence réelle de personnages de drame, que nous connaissions fort bien d'avant et qui se trouvent mème assez fréquemment au Nord! Edmond de Goncourt écrit dans son Journal (31 janvier 1893): “ J'aurais voulu interroger Baüer sur sa conviction, que les femmes d'Ibsen sont vraiment considérées, à l'heure présente, en Nor- vège, comme des types généraux de Norvégiennes.” Un auteur dramatique de valeur ne produit pas des types, mais des individus, et du reste il faut distinguer. Certes, personne ne prétendra que la Dame de la mer, ètre extraordinaire s'il en fut, appartienne à une espèce fréquente en Norvège, Les Rebekka (de Rosmersholm) aussi doivent être rares. Néanmoins, Rebekka ainsi qu'Ellida sont toutes deux parfaitement possibles ; plus que cela, si vivantes qu'on n’a pas de doute sur leur exis- téence. Mais d’autres femmes, celles précisément qui ont le plus étonné en France comme en Allemagne, Nora de la Maison de Poupée, Mme Alving des Revenants et Hilde de Solness le Constructeur, ont à leur première apparition frappé tout le monde dans le Nord par leur vérité individuelle et pourtant presque typique. Pour ma part, j'avais peine à achever la première lecture de Maison de Poupée, tellement Nora me rappelait une jeune femme qui avait vécu à peu près comme elle, mais qui, douée d'une force de résistance beaucoup moindre, s'était donné la mort. De Mme Alving j'ai connu à Copenhague au moins deux exemplaires, aussi sévèrement élévées et plus hardies encore dans leur manière de penser, Quant à Hilde, charmante comme elle est, c'est peut-être la seule jeune fille d'Ibsen qui ait quelque chose d’absolument typique dans toute sa singularité. Il est bien instructif qu'en Allemagne des critiques intelligents et célèbres l'aient regardée comme une sorte de caricature, comme l’objet d’une certaine antipathie de la part d’Ibsen, tandis que tout au contraire cette figure est tracée avec un véritable enthousiasme. Un étranger sentira difficilement combien le fond de ce caractère est vrai et mème général. Si les Français ne savent guère juger de la vérité des per- sonnes représentées au théâtre d’une nation étrangère qu'ils ne connaissent pas à fond, ils sont encore moins en état de sentir combien l'œuvre perd par la traduction, En général on peut dire que, mieux une chose est écrite, plus on la défigure en la traduisant. Les poésies lyriques perdent presque toute leur valeur par la traduction. Qui ne connait pas les vers de Victor Hugo dans l'original ne comprendra jamais ce qu'ils valent. Les vers d’Ibsen ont quelquefois perdu jusqu’à leur sens dans la traduction. Un des poèmes les plus spirituels qu'il ait écrit s'appelle Complications. C’est une plaisanterie amère : Une petite abeille devint amoureuse d'une fleur de pommier et bientôt il y eut des fiançailles. Mais l'abeille s’en- vola; quand elle revint, la fleur était changée en fruit vert; l'abeille fut plongée dans la tristesse, le fruit souffrait. Alors une petite souris pauvre et vertueuse commença à soupirer: “0 fruit vert, ma cave serait le ciel, si tu étais à moi” Encore une fois un couple est plongé dans la tristesse. L’abeille s’en va de nouveau; quand elle revient, le fruit vert est devenu fruit mür. Maintenant c’est le moineau sous le toit qui aime le fruit et en est aimé. Et tous souffrent, tous luttent, tous périssent. Le poème finit donc avec la réflexion plaisante que tout aurait été pour le mieux, si les métamorphoses de l’un des deux aimants avaient été accompagnées d’une métamorphose cor- respondante de l’autre. Voilà comment cette raillerie d’un sage, riche en expérience, est rendue en français. Le poème a reçu le titre Dépendances, qui n’est pas du tout la même chose que Complications. Les vers : “La souris soupirait en secret : “O fruit vert, ma cave serait le ciel, si tu étais à moi” sont traduits: “Elle se lamentait: O ma petite graine, pour moi, tu étais une cave, vraiment!” Les vers parallèies : “O fruit si fin, mon nid serait le ciel, si tu étais à moi !” sont traduits : “ Ah, belle pomme si douce, si délicate, Dieu m'est témoin que tu étais à moi!” La fin si satirique est ainsi conçue : “ Voilà, toute cette misère et détresse aurait été évitée de la manière la plus simple, si l'abeille avait été changée en souris, quand la fleur fut devenue fruit vert ; et tout se serait fini de la manière la plus édifiante, si la souris avait été changée en moineau, quand le fruit vert fut devenu fruit mür.” Les termes de la traduction française sont textuellement ceux-ci : “ Mais aucun n'avait travaillé en vain. La petite abeille avait aidé la souris. Alors la fleur avait défleuri. Et tout s’acheva dans l'honneur et comme il le fallait. La souris avait aidé le moineau. Alors le fruit avait pu mürir.”* | * E, Tissot: Le Drante norésien. p.255, Ce n'est pas étonnant qu'en France on trouve quelquefois Henrik Ibsen fort obscur. Les poésies d'Ibsen sont très admirées dans le Nord ; elles sont intraduisibles. La bonne prose ne l’est pas beaucoup moins que la poésie. Si l’on ôte la couleur et le sens des mots, l’arrangement des phrases, leurs correspondances fines et secrètes, la prose d'un maitre n'existe plus. Ce qui s'en va surtout par la traduction d'un écrivain dramatique, c'est le naturel de la diction, le parlé de ses tournures. C’est donc avec un certain étonnement que dans le Journal des Goncourt (1891) je vois reprocher au Canard sauvage d'Ibsen “un lan- gage toujours fait avec des mots livresques.” Quelques années plus tard cette impression s'est même généralisée chez l’auteur du Journal. En 1895 il écrit : “Il y a autant de philosophie dans la tirade parlée de Beaumarchais que dans la tirade livresque du Scandinave Ibsen.” On a dans le Nord fait toutes sortes d’objections contre les drames du maître not- végien ; mais s’il y a une chose sur laquelle tout le monde est d'accord, c’est la vie et la vérité de son style, Certes, M. Jules Lemaitre a prétendu que si les auteurs scandinaves perdent d’un côté à être traduits, ils le regagnent d'un autre côté et avec usure. Je vous donne en mille, com- ment le spirituel critique a démontré cette thèse remarquable. Vous ne trouvez pas? Eh bien, la solution de l'énigme est celle-ci: Chez les écrivains français M. Lemaitre discerne parfois quelque phraséologie, une rhétorique inventéé ou apprise, qui le fatigue un peu ; il en conclut qu’il doit y avoir quelque chose de semblable chez les étrangers ; mais cela, précisément, s’évanouit dans la traduction. Ah! s'il ne dis- paraissait que cela! Alors on aurait plus de plaisir à lire Gustave Flaubert en danois et Henrik Ibsen en français, Mais les jugements d'Edmond de Goncourt nous prouvent que tout au rebours c’est le naturel de la conversation que la traduction ne révèle pas, et qui quelquefois fait place au livresque, qu'on impute alors à l'écrivain étranger. Un point encore mérite d'être pris en considération, Celui qui vit au centre d’un mouvement artistique et littéraire con- naitra assez souvent les modèles dont un écrivain s'est servi, et il appréciera d'autant mieux sa force d'imagination, ses dons d'invention, son travail personnel. Le critique Etranger, qui ne connaît ni la langue, ni les mœurs, ni le milieu de l'écrivain, n'a pour se faciliter l'accès de son œuvre qu'un seul moyen, celui de le comparer à d’autres œuvres littéraires qu’il connait déjà, et de rapprocher l'impression que l'ouvrage lui fait, des impressions plus où moins analogues que d’autres livres ont produit dans son âme. L’effort même de vouloir comprendre le force à amoindrir autant qu'il le peut l'originalité de l'œuvre nouvelle ; il en retranche tout ce qu'il a déjà vu ou trouvé quelque part, et involontairement, peu à peu, il se sent toujours plus disposé à attribuer à l’auteur la connaissance de tout ce qu’il connaît lui-même de vaguement analogue à son œuvre. C'est ce qui est arrivé en France pour les drames de Henrik Ibsen, On leur a cherché les parentés les plus fantastiques. En racontant une conversation dans son Journal du 6 mai 1894, Goncourt écrit: “Et de Jésus-Christ on saute à Ibsen, que Zola dit engendré par le romantisme français, par George Sand, et que Léon Daudet fait sortir du romantisme allemand, du roman indo-germanique [?]”—ce qui prouve que les gens d'esprit s'égarent facilement quand l'hypothèse tout à fait gratuite leur suffit, là où un peu de savoir historique ferait bien mieux l'affaire. Quoiqu'il en soit, l'idée de M. Zola a fait école. On a mis en France un certain acharnement à dériver Henrik Ibsen des romantiques français, de George Sand surtout. M. Francisque Sarcey dans cette revue même a fait remonter les idées des pièces l'Ennemi du Peuple et Solness le Constructeur aux “lieux communs de la littérature romantique de 1828.” “Antony, dit-il, qui est fort démodé, et Lélia, qui l'est encore plus, dé- clamaient tout aussi rageusement et avec plus d'éloquence contre la société et ses conventions.” Déclamer n'est pas précisément dans les habitudes d’Ibsen. Pour un critique danois ce sera toujours un problème de savoir comment un écrivain français, si patriote qu'il soit, peut trouver de la res- semblance entre les invectives d’Antony et le discours dirigé contre la tyrannie des majorités par le docteur Stockmann. Mais ce qu’il ne pourra comprendre du tout, c'est comment on trouve seulement une trace de déclamation dans Solness, et comment on peut méconnaitre le fond de cette pièce profonde au point d’v retrouver les idées de Lélia. Si M, Sarcey ne sait pas bien ce qu’il doit penser d’Ibsen, il est pourtant excusable. On l'a induit en bien des erreurs par la manière dont en France on a loué et joué ses pièces. Si une partie de la jeunesse voulait à toute force voir en lui un anarchiste convaincu, une autre partie ne se lasse pas d'admirer en lui le grand symboliste. Le dernier terme est si large qu’on ne sait où l'appliquer. Quand, dans l'année 1800, les jeunes gens qui à Berlin fondaient la revue Freie Bithne, introduisirent sérieusement Ibsen en Allemagne, où il était peu connu d'avance, ils le glorifièrent comme naturaliste, Lui, Zola et Tolstoï, qui n'ont rien de commun l'un avec l'autre, furent incessamment cités et loués comme les trois grands natu- ralistes ; —en France Ibsen a été célébré comme symboliste, Son esprit est si large qu'il se prête aux deux manières de le concevoir, | M. Sarcey nous a raconté de quelle façon singulière les symbolistes français ont compris et représenté le poète nor- végien, On a fait croire à M. Sarcey que nous regardons au Nord Brand et Peer Gvnt comme des pièces de théâtre, jouables pour tout de bon. A Copenhague elles n’ont jamais été jouées On lui a fait croire qu’il se cache une sorte de symbolisme dans les derniers mots de Revenants, dans le cri d'Oswald, frappé de paralysie : “Le soleil, le soleil!” Ce soleil ferait un contraste avec la pluie du commencement de la pièce et signi- fierait la joie de vivre. Cela est aussi surpretiant pour nous autres Scandinaves que pour M. Sarcey. C'est la subtilité de la démence. Le soleil ! signifie dans la bouche d'Oswald Le poison ! Le malade perd la faculté de dire ce qu'il veut et demande le soleil pour la mort. De même, on à raconté à M, Sarcey, qu'une espèce de plain- chant monotone qui psalmodie les rôles au lieu de les jouer, serait la diction exigée par l’auteur et pratiquée en Allemagne, Jamais Ibsen n'a exigé rien de tel ; je ne saurais dire comment on joue ses pièces aux différents théâtres de l'Allemagne, mais ni à Copenhague, ni à Christiania, ni à Stockholm, on ne les psalmodie, On n'a non plus trouvé nécessaire de les jouer dans l'obscurité. Si vraiment cela se fait en France c'est une originalité à laquelle Ibsen n’a aucune part, Certainement il y a quelquefois chez Ibsen une certaine phraséologie mystique à laquelle on s’habitue difficilement et qui a choqué au Nord comme en France. M. Sarcey a encore mille fois raison quand il se plaint de la lenteur d’Ibsen à nous initier aux antécédents de ses personnages. Le maitre norvégien a les défauts de ses qualités; personne ne l'a re- gardé comme l'écrivain idéal, si cet être là a jamais existé. Seulement M. Sarcey a tort quand il cite un mot prétendu “de Brand, le célèbre critique,”’—qui n'existe, je le crains, pas plus que l'écrivain idéal— : “ Moi, me disait Henrik Ibsen, je commence par faire une pièce ; et puis j'attends, pour la com- prendre, que les commentateurs me l’aient expliquée.” Jamais Ibsen n’a dit rien de tel, ni “Brand” ne l'a répété. Si M. Sarcey me faisait l'honneur de lire un essai que j'ai écrit sur Ibsen, et dont il existe une traduction allemande,* il verrait comment le poète a l'habitude de s'exprimer sur ses ouvrages. Ce n'est pas seulement en France qu'il s’est développé un penchant trop fort à trouver des symboles dans les êtres les plus humains des drames norvégiens ; j'ai eu des lettres d'étudiants tchèques et de dames allemandes qui me faisaient des questions comme celle-ci: Si Hilde dans Solness est le catholicisme ou le protestantisme, ou si Mme Solness ne représente pas la bourgeoisie moderne ? Mais c'est pourtant la France qui remporte la palme pour ces interprétations fan- tastiques. Un commentateur, aussi bien renseigné et aussi sain d'esprit que l’est M. Auguste Ehrhard, l’auteur de l'ouvrage consciencieux Henrik Ibsen et le théâtre contemporain, n'a-t-il pas l’idée de voir dans le pauvre ivrogne déclassé Ulrich Brendel de Rosmersholm, un symbole d’Ibsen lui-même? Et il le prouve de la manière la plus surprenante : “Ulrich Brendel, le fou, dit-il, n'est personne que Henrik Ibsen, l'idéaliste. Brendel a voulu faire entrer des idées libérales à Rosmersholm ; il en a été chassé à coups de cravache. Ibsen a voulu être un réformateur en Norvège, il a dû s’exiler. Brendel a voyagé avec une troupe de comédiens ; Ibsen, le moraliste, n'a écrit que pour le théätre,” etc. Comme cela je me fais fort de prouver que Falstaff n’est nul autre que Shakespeare. Ce n'est pas un écrivain souple et fin comme M. Jules Lemaitre qui commettrait jamais des erreurs de cette espèce. Ce n’est pas lui qui chercherait jamais midi à quatorze heures. Quand il lui arrive de se tromper, il a toujours l'air de se moquer un peu de lui-même. Dans son étude récemment publiée sur les Littératures du Nord, il parait bien avoir pris tout à fait au sérieux la saillie de MM. Zola et Sarcey, et vouloir voir en Ibsen un George Sand ressuscité ; mais n'y a-t-il pas une ironie cachée, quand il a développé cette idée avec un vrai luxe de parallèles entre les romans de cette femme extraordinaire et les pièces de cet homme de génie, trouvant partout des équivalents et des ressemblances, à peu près comme certains étymologistes dilettanti et spirituels s'amusent à dériver des mots français de mots iturcs, dont le son présente quelque analogie, Et cela méme n’est pas nécessaire : Equus vient d'alfana sans doute, Mais il faut avouer aussi Qu'il a bien changé en route. Pourrait-il exister une méthode critique plus hasardée et plus décevante ? Avec cette méthode on pourrait sans peur s'engager à prouver qu'il n’y a jamais eu rien de nouveau dans tout l’œuvre d'Alfred de Musset. A peu près tout se trouverait déjà dans les poèmes de Byron, qui était mort—ne n'oubliez pas— quand Musset commençait à écrire. Et le reste, il serait plus que facile de le trouver dans Henri Heine. M. Lemaitre dit tout aussi justement: “Si Henrik Ibsen n'était déjà pas tout entier, quant aux idées, dans George Sand, c'est donc dans le théâtre de Dumas fils—antérieur, ne l'oubliez pas, à celui de l'écrivain norvégien— que nous achèverions de le trouver.” Il est clair que nous le trouverons là, en cherchant suffisamment ; il faut bien que Ibsen soit quelque part. Cherchez, et vous trouverez ! Seulement il faut être conséquent, chercher et trouver Charles Nodier dans Hoffmann, Notre Dame de Hugo dans les romans de Walter Scott, ses drames dans les tragédies de Shakespeare, toute la philosophie de Taine dans Mill, Bain et Spencer, etc. Au moins Alfred de Musset connaissait et aimait Lord Byron, Hugo avait étudié Scott et Shakespeare, Nodier avait lu et relu les contes fantastiques de Hoffmann, Taine a connu à fond les psychologues anglais; mais Ibsen, qui ne lit même pas le français, n'a jamais connu ni le romantisme en général, ni en particulier George Sand. J'ai voulu en avoir le cœur net sur cette question, et voilà la réponse du maître norvégien : "Je déclare sur mon honneur et ma conscience que jamais de ma vie, ni dans ma jeunesse, ni plus tard je n’ai lu un seul livre de George Sand. J'ai commencé une fois la lecture de Consuelo en traduction, mais l'ai mis tout de suite de côté, parce que ce roman me parut le produit d'un dilettantisme philosophique. Il est possible qu'en cela je me sois trompé ; mais je n’en avais lu que quelques pages.” Sans doute Ibsen méconnait tout à fait le génie créateur de George Sand ; son excuse est qu’il ne la connait pas du tout. Comme il n’y a pas dans tous les drames d’Ibsen une idée qui puisse être rationnellement dérivée des pièces de Dumas, tandis que les sources de ces idées sont manifestes à tous ceux qui connaissent les littératures scandinaves, j'ai voulu savoir si Ibsen se trouvait l’obligé de Dumas, en quoi que ce soit, quant à la forme dramatique. Il m'a répondu : “Pour la forme dramatique je ne dois absolument rien à Alexandre Dumas,—si ce n’est qu’en lisant ses pièces de théâtre, j'ai appris à éviter des fautes et des bévues assez sérieuses, dont il se rend quelquefois coupable.” Personnellement je serais disposé à croire que les rapports d'Ibsen à Dumas, malgré toute la distance qu'il y a entre leurs formes dramatiques, soient un peu plus compliqués. Mais son originalité serait-elle moindre s’il avait appris quelque chose d'un prédécesseur qui a fait époque dans l'histoire du drame moderne ? On me répondra peut-être : “Qu'importe si vos Norvégiens ont connu la littérature française où non! C’est tout comme si leurs livres ne nous apportent qu’une quintessence des idées de notre propre littérature d'il y a quarante ou cinquante ans.” George Sand n’a peut-être pas un admirateur plus sincère que moi et j'ai lu tout ce qu'elle a écrit. Mais je nie sans restriction qu'il y ait la moindre ressemblance entre l'espèce de révolte intellectuelle qui se trouve chez elle et celle qu'on rencontre dans les pièces d’Ibsen. Ces pièces n'apportent à la France rien de nouveau, nous répète-t-on. Mais l'absolument nouveau n'existe pas dans la littérature proprement dite. Ce ne sont pas les poètes qui inventent les idées ; elles nous viennent des philosophes et des hommes de science. De plus, les idées et les situations qui sont dramatiquement possibles n'existent pas en très grand nombre, La seule chose essentielle, c'est que la manière de les traiter soit nouvelle, et qui refuserait à Henrik Ibsen une qualité si évidente en lui! Il n'est pas le seul grand écrivain des pays scandinaves, et la Norvège n'est pas le seul pays du Nord qui ait produit des œuvres littéraires dignes d'attirer l'attention de la France. Je trouve même que le Danemark a été assez longtemps injuste- ment éclipsé par la Norvège et que nous possédons des esprits qui méritent pleinement d’être connus de l'élite française. Ce n'est pas sans une certaine impatience que nous nous sommes résignés à supporter et à appuyer le succès trop prépondérant des Norvégiens et d’Ibsen à leur tête. Quand nous combattons pour lui ce n'est donc pas par un patriotisme étroit. C'est mème le patriotisme étroit que nous surmontons en combattant pour sa gloire. Mais cette gloire est tout à fait méritée, et il ne doit pas souffrir dans le jugement des meilleurs écrivains français de l'engouement peut-être maladroit de quelques admirateurs juvéniles, GEORGES BRANDÈS