L’abbé Friedner, curé de la principale des deux paroisses catholiques de Stockholm; avait trouvé à placer la jeune Célia Martin chez Mme de Sneckenström, au château de Vargskär, nom d'un présage peu égayant, Vargskär signifiant Roche-aux-Loups. L'abbé Friedner s'était fait le protecteur de cette jeune fille lorsque, encore tout enfant, elle avait perdu son père» un Français établi maître cuisinier à Stockholm, et qui la laissait sans fortune. Le curé avait réussi à intéresser au sort de l'orpheline quelques personnes charitables et à lui faire donner une solide éducation. Il était convenu que Célia entrerait chez les SneckenstrÖm le 1 octobre. Deux ou trois jours avant son départ, elle se présenta chez l‘abbé, qui tendit à lui donner quelques derniers conseils. C’était la première fois que la jeune fille quittait Stockholm où elle était née. Dorénavant, il lu faudrait prendre elle-même la responsabilité de son existence et de ses actes; elle allait voler de: ses propres ailes. Cette perspective, qui lintimidait un peu, n’était pourtant pas sans lui plaire ni l’attirer.. Elle monta chez son direeteut, le pied alerté, le coeur-léger, . L'abbé Friedner la reçut dans son bureau, grande pièce froide, meublée à l'ancienne mode et décorée de quelques médiocres tableaux de piété. — Ma chère enfant, lui dit-il, j’ai tenu à vous expliquer certaines difficultés que vous êtes appelée à rencontrer. Mme de Sneckenström, continua-t-il, désirait vivement voir auprès de ses enfants une jeune fille catholique mais élevée en Suède. Il eût été facile de faire venir une étrangère, mais la mère tenait à ce que ses deux enfants devinssent de bons et vrais. Suédois; bien que leur qualité de catholiques, c’est-{ à-dire le fait d’appartenir à une religion assez mal : vue én général, éloigpât d’eux beaucoup de leurs ; compatriotes. Fille d’une mère italienne et élevée en France,, Mme de Sneckenström h avait elle-même que trop senti' la tristesse d’un certain dé, paysement spirituel; et elle voulait, autant que possible, épargner un sort pareil à Hans et à Vanna, ses deux enfants. — Et il n’y a pas de M. de Sneckenström? demanda Célia. — J’y arrive, répondit l’abbé : M. de Sneckenström est très bizarre. Oui, évidemment la vie là-bas vous semblera souvent étrange, ma fille. Vargskär est une belle et ancienne propriété, certes, mais fort isolée, à vingt kilomètres du chemin de fer le plus proche, dans un pays pauvre et perdu. On y est très privé, au point de vue religieux... et puis, à cause justement des singularités de M. de Sneckenström. Sa femme peut très difficilement le quitter, ce qui aggrave encone son isolement. Comprenez-vous, mon enfant, ce qu’il faut à cette femme de devoir et de grand coeur, c’est Une aide quotidjenne, jirai jusqu'à dire : un soutien Voilà pourquoi j'ai pensé à vous. Oui, ma filhe, j'ai pensé à charger vos jeunes épaules de ce fardeau. —- Je vous remercie, mon père, répondit la jeune fille, en regardant bien en face le vieux prêtre de .ses yeux bruns sincères, où brillait la satisfaction. Au fond, tout lui plaisait et la touchait en ce qu'il lui avait décrit. H y avait-la, elle Je sentait, quelque chose d'exceptionnel, une mision; où il valait la peine de se dépenser, de donner vraiment tout le meilleur de soi. Cette perspective la réchauffait. On la mettait à l’épreuve : on avait, donc confiance en elle! En sortant de chez le prêtre, Célia pénétra dans la petite chapelle silencieuse et vide. Elle alla s’agenouiller au pied de l’autel. Au-dessus de sa tête brûlait la flamme de la petite lampe rouge, signe de l’adoration perpétuelle due au Christ présent en ce lieu. Elle se prosterna et éleva tout son être dans un élan de confiance et de joie forte et douce. Comme les dons généreux lui avaient toujours été prodigués! EHe se remémora les soins donnés à son enfance d’orpheline, l'éducation que lui avait assurée la bonté de quelques pieuses personnes. Et aujourd’hui, voilà l'abbé qui lui confiait une vraie mission, qui avait songé à elle pour en faire « une aide, et jusqu’à un soutien ». Il lui semblait déjà aimer ces Sneckenström inconnus, même le Monsieur singulier, et peut-être un peu foü... Je devrais être plus grave et plus craintive, se dit-elle. Ah, je sais bien, c’est là ton grand défaut, ma petite Célia, cette légèreté dé cœur! La vie me semble toujours si belle! Je le sais pourtant, d’affreux jours pourront survenir des misères et des tourments. Je ne connais encore rien de la cruauté de l’existence. C’est là ce que je suis peut-être appelée dorénavant à voir de plus près... - Mais qu’importe! murmura-t-elle. Mon Dieu, vous qui voyez au fond des âmes, vous me pardonnerez sûrement de ne savoir pas me désoler. Mme de Sneckenström reçut elle-même la jeune gouvernante sur le perron du château. Celle-ci se hâta de sauter de la voiture. Mme de Sneckenstrhm lui tendit les deux mains; puis, avant de lui suhaiter cordialement là bienvenue, elle la tint quelques instants un peu écartée d'elle, comme pour la bien voir, comme pour prendre possession de ce jeune être inconnu. Quel beau visage, pensa Célia, quels yeux, et ce regard si profond, cet air si grave! Et. pourtant, elle doit être encore jeune...." . , Le château de Vargskär était élevé sur la roche même, qui formait une presqu'île battue par lés vents de la mer d’Aaland. C’était à l’origine, prétendait-on,. un borg de Wikings. D’un côté du château s’étendait, un très grand jardin fort mal tenu, de l'autre s’élevaient les écuries et les autres dépendances. Mais, vers le Nord, d’où viennent les pires kompâtes: la maison n’offrait qu’une façade aux grandes fenêtres, simplement séparée par une terrasse de la falaise surplombant la mer : une mer souvent courroucée, au grand horizon triste sous les nuages menant leur poursuite éternelle, et qui donnait l’impression d’une immensité grise, sans limites. Les deux enfants étaient à table. Nés tous deux à deux ans de distance, le jour de la Saint-Jean, ils portaient le nom de ce saint. Hans déclara avoir dix ans et Giovanna, ou Vanna, huit, Célia serra contre elle ces beaux enfants qui la regardaient avec une curiosité non déguisée, et Vanna cria : — Maman, elle me plaît déjà! Hans en aurait dit autant, si sa soeur ne l’avait prévenu. Une vive rougeur de dépit monta à ses joues, mais Célia s’efforça de le remettre à l’aise en se faisant conduire par lui Vers une des fenêtres, pour admirer la vue sur la mer. — Je te dirai, moi, le nom de tous les petits îlots, dit-il alors. Tout de suite les deux enfants la tutoyaient. Hans dit encore : — Je te raconterai tout ce qu’il y a à raconter ici. Je sais beaucoup de choses. Tu verras. Et Vanna, maintenant, regardait son frère avec une admiration ingénue. Les enfants firent visiter à la gouvernante toute la maison, les jardins et les dépendances. On ne lui fit grâce de rien. Le tout- présentait un aspect sinon de pauvreté, du moins de soins insuffisants. Sans doute devait-il être difficile de garder ici des domestiques. Dans l’une des ailes du château, se trouvait aménagée une toute petite chapelle. Quand çon y pénétra, ce fut Hans qui prit de nouveau la parole, après avoir laissé débnnairement bavarder sa sœur, tant qu’il ne s’agissait que du jardin, de l’étable ou du poulailler. C’était dans la partie la plus ancienne des bâtiments que se trouvait cette chapelle. On prétendait que très longtemps encore après le triomphe de la Réforme en Suède, et même bien après le décret royal de 1617, qui interdisait définitivement et cruellement, au besoin sous peine.de mort, tout culte catholique, on y avait encore célébré secrètement la messe. Tout particulièrement en 1624, le Jésuite allemand Henri Schacht était, disait-on, venu à Vargskär. C’est à ce jésuite que l‘on avait intenté, par la suite, un procès fameux, ainsi qu’à ses complices, notables Suédois, accusés du crime de s’être laissé convertir au papisme. Pressé de questions, soupçonné de propagande politique et même de conspirer contre la Couronne, ce jésuite ’ n’avait cessé d’affirmer qu’il n’était venu dans le pays que pour aider à sauver les âmes de deux ou trois coreligionnaires en détresse. II eût parcouru, assura-t-il, des milliers de lieues pour le bien d’une seule âme, et il n’avait eu d’autre souci. s '. En souvenir de ce prêtre, Mme de Sneckenstrom avait fait poser une petite plaque de marbre au mur de la chapelle. On y lisait au-dessous d’une croix ces initiales dorées : H. S. S. J. (Hen-ricus Schachtius Societatis Jesu). Toujours selon la tradition, le château aurait appartenu, au xva siècle, à un certmBurchwe-del, lui aussi Allemand d'origine, et,c‘est par lui, qu’y avitété‘maintenu le culte catholique. C'était Burchwedel, disait-on, qui aurait donné au domaine son nom’ de Vargskär, ou Roche-aux- • Loups; car lui-même et lés siens s’y étaientitou-jours sentis des hors-la-loi, pareils aux loups qu'on pourchasse jusqu’aux dernières limites de la terre ferme. -— Tu comprends, Célia ? Mme de Sneckenström était, de son nom de jeune fille, une Burchwedel; et, lors de son mariage; afin de lui faire son père ayait acheté pour elle le château auquel se rattachaient ges légendes, bien qu’on eût peut-être préféré une propriété plus riante et plus voisine de la.capitale. —— Seulement, Maman voulait celle-ci, et nulle autre. Hans, très pénétré, très-au courant, racontait -tout cela avec un grand sérieux. Le maître de la maison ne s’était pas encore mon-, tré. Les enfants n’avaiént pas une,seule fois pré* noncé le nom de leur père.. A souper, leur mère et la gouvernante furent seules avec eux. Puis, quand on .dut envoyé Hans et Vanna se coucher, Mme de Sneckenström, toujours sans faire mention de son mari, expliqua à Célia tout ce qu'elle attendait d'elle : beaucoup d'ordre, une parfaite fermeté, un grand soin dans l'accomplissement des devoirs religieux; mais aussi, et non moins, ajouta-t-elle, de la gaîté, une bonne humeur quotidienne. — Je ne sais pas leur donner moi-même ce qu’il leur faut» dit-elle. Hélas! il leur sera bien bon de vivre un peu avec un être jeune. Pendant que les dèux femmes causaient, Mme de Sneckenström allait et venait dans le petit salon, tiù elles s’étaient installées. Elle passait en revue les pots de fleurs placés sur le rebord des fenêtres, s’assurant que la terre n’y manquait pas d’humidité, et enlevait les feuilles jaunies. La jeune fille lui avait proposé de l’aider, mais elle avait décliné l’offre. — Prenez un peu de répos ce premier soir. Vous devez en avoir besoin. Il semblait à Célia que Mme de Sneckenström devait pourtant, être bien plus lassé qu’elle, à en juger d’après ses traits tirés et l’expression douloureuse qui, de temps en temps, emplissait,son regard. Une grande compassion pénétra la jeune fille. Qu’y avait-il donc, dans cette belle maison, qui vous fît ainsi mal? On devait y avoir tout pour être heureux, mais l’invisible était là, serrant les cœurs . L'obscurité tombait. Soudain une porte, donnant sur un appartement que n’avait pas encore visité Célia, s'ouvrit silencieusement; et un petit homme à tournure vieillotte, habillé d’une robe de chambre, chaussé de pantoufles en feutre, se glissa vivement mais sans bruit, lui aussi, dans le salon. Célia ne pouvait distinguer nettement ses traits, mais il lui sembla y deviner une sorte de méchant sourire. Avec une rapidité extraordinaire, le petit homme courut vers Mme de Sneckenström qui lui tournait le dos et ne semblait pas l’avoir entendu entrer. Il tenait de la main droite — détail, tellement inattendu que Célia put à peine en croire ses yeux! — un Vase de nuit. En un clin d’œil, il l’éleva au-dessus de la tête de sa femme, et vida sur elle, en cascade, le contenu du vase, en s’esclaffant d’un petit rire creux. Puis, il se retira aussi vite qu’il était entré. Le tout en quelques secondes. Célia se demandait si elle n’était pas le jouet d’un cauchemar. Mme de Sneckenström lui défendit d’appeler qui que ce fut. Elle aida sa maîtresse à se dévêtir, alla chercher de l’eau, lava ses cheveux, nettoya les vêtements et le parquet tachés. Quand tout fut fait, les deux femmes se séparèrent, sans, un mot d’explication. Seuls, la pâleur mortelle, le tremblement dès mains de Mme de Sneckenström laissaient soupçonner l’intensité de sa détresse. Quand Célia fut enfin dans sa chambre, elle ne put retenir ses larmes, songeant à la malheureuse qui, elle aussi, devait sans doute veiller, en proie à un découragement encore plus dur. Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, ses paupières étaient encore brûlantes. Une servante vint tirer les rideaux et allumer une belle flambée dans le poêle de faïence blanche. Bien qu’on ne fût encore qu’au début d’octobre, le ciel gris, aux nuages tumultueux, laissait échapper les premiers flocons de neige de l’année, sous forme de petits grains rudes et piquants, qui saupoudraient le sol durci. Des portes de leurs chambres, situées de chaque côté de celle de Célia, les deux enfants guettaient son réveil, et, d’un bond, ils s’élancèrent sur son lit avec des cris de joie. Tout roses de bon sommeil, ils prétendirent n’avoir pas fermé l’œil de la nuit, tant il leur avait tardé de là revoir. - — Que tu es donc jolie, criait Vanna, avec tes grosses nattes brunes ! Et ton nom, Célia, qu’il est joli ! Nous n’avons jamais eu de gouvernante avant foi et nous nous demandions tant comment cela serait ! — Moi, tu m’as plu tout de suite, Je t’aime autant que Vanna, et même plus, dit Hans, avec un regard de triomphe à sa sœur. > Alors, se Souvenant de ses larmes de la Veille, Célia pensa : — Qu’est-ce que j’avais dônc, sotte que je suis? Certes,il ne m’en coûtera guère de vivre ici, bien au contraire. Et pour sûr on a besoin de moi. Chaque matin à Vapgskär on se réunissait à la chapelle avant le déjeuner. Mme de Sneckenström y était déjà quand Célia descendit avec les enfants. Auprès d’elle se tenait un petit vieux qu’on présenta ensuite par son prénom, Lars, C'était un ancien domestique depuis longtemps converti au catholicisme, et que Mme de Sneckenström avait recueilli. Après les prières d'usage, et au sortir de la chapelle, les enfants embrassèrent leur mère qui les caressa et leur sourit, rien en elle qui pût laisser saupgenner lincident pénibl de la veille. Puis elle attira à elle Célia et la serra silencieusement contre son coeur, scellant ainsi entre elles leur commun secret. M. de Sneckenström n’avait point reparu. Il vivait la plupart du temps en reclus hargneux dans deux chambres du rez-de chaussée, etsa porte ne s'ouvrait guère que, comme prélude à quelque farce méchante ou du plus mauvais goût. Les enfants le craignaieni et ne passaient qu’avec appréhension devant cette porte. Souvent il avait été question de mettre leur père dans guelque maison de santé; mais, à létonnement de tous, Mme de Sneckenström s’y était toujours opposée. Elle, soignait elle même le malade, surveillait ses repas, et souvent même, quand il s'imaginait qu'on voulait l'empoisonner, elle devait les partager avec lui, sous ses sarcasmes. Mais c'était encore elle, malgré tout, qui avait le plus d’ascendant sur lui : il n’admettait pas qu’elle le quittât ou s’absentât de la maison. Pour la paix de chacun, elle s’y était pliée. Sauf sa femme, Sneckenström ne supportait auprès de lui que le pasteur luthérien de la paroisse d© Vargskär; Wilhelmi, un homme encore jeune, timide, d’origine modeste et content de son poste, bien modeste aussi. Lui-même n’avait comme voisins intéressants, quant a l’éducation ou à la fortune, que les Sneckenström. Bien qu’étrangers à son culte, il s’était pris d’amitié pour eux. On lui avait confié l’enseignement des deux enfants, sauf, bien entendu, l’enseignemént religieux. Et un jour qu’il venait de donner une leçon de géographie, le maître de la maison l’avait appelé en grand mystère pour lui faire part de ses divers griefs. C’est de là que datait leur quasi-amitié. Le pasteur avait écouté toutes ses récriminations, puis était allé rendre compte de l’entretien à Mme de Sneckenström. Entre autres propos, le fou, qui se croyait persécuté, et s’imaginait être poursuivi par le Pape lui-même, avait exprimé le désir d’être soutenu dans cette lutte par l‘Eglise luthérienne. - — Pensez-vous, demanda le pasteur, que je doive paraître entrer dans ses vues? - — Hélas! répondit Mme de Sneckenström, faites comme bon vous semblera. Je pense que depuis bien longtemps Dieu a cessé de condamner les actes ou les paroles du pauvre homme. Croyez-moi, monsieur le Pasteur, il est le moindre de mes soucis. . Wilhelmi comprit alors jusqu’à quel point elle avàît cessé de faire fonds sur son mari, ne voyant en lui qu'une épreuve à laquelle elle estimait qü'elle ne devait pas se soustraire. Son attention, son effort étaient entièrement dirigés vers l'avenir que pouvalent attendre ses enfants, grandissant dans des circonstances à tant de point de vue difficiles. Ce jour-là, une immense pitié emplit le cœur du pasteur. Pour la première fois de sa vie, vie moyenne, vie médiocre, bornée jusque-là à honnête accomplissement de devoirs quotidiens, il eut la révélation poignante du sens de cette appellation de pasteur, qu’il portait. En un éclair, l'homme simple qu'il était pressentit ce que pouvait être Une vie cachée, toute sa misère intime, ses luttes, les aspirations refoulées d’une âme. . _ Mais comment proposer son aide? Il se borna à s’incliner, silencieux; et elle, plongeant son regard grave dans celui de cet homme humble ét bon, n'ajouta rien. Depuis ce jour, toutefois, ilse sentit son ami, prêt au plus grand dévouement, si jamais ce dévouement lui était demandé. En Célia, Wilhelmi reconnut vite une alliée. Dès l'installation de la jeune fille à Vargskär, l'un et l’autre, d’un accord tacite; s’appliquèrent à adoucir de leur mieux le sort de cette mère, dont le souci unique comme aussi le seul bonheur semblait résider en ses deux enfants. Le père de Paula de Sneckenström, Bürchwedel, avait été un riche armateur de Stockholm. Il s'était marié en Italie, par hasard, comme il faisait bien des choses, et peut-être aussi pour le malin plaisir de ramener en Suède et et d'y présenter, une princesse romaine, tout à fait authentique; quoique à vrai dire sans le sou et issue d’une branche déchue de la famille historique. L’armateur était bel homme, la princesse, laide. Le parti qu'elle prenait représentait en tous points un avantage pour elle. Mais elle n’arriva jamais à s’acclimater dans le pays de son mari, pays d'ours, disait-elle, et très vite elle ne crut voir en lui-même qu’un” naïf et un lourdaud. Pas si naif pourtant qu‘il ne s’aperçût des sentiments de sa femme, si bien qu'après quelques années de tiraillements ils finirent par se séparer à l'amiable. Mme Burchwedel passerait è trois mois de la saison d 'hiver à Stockholm'pour, y présider aux dîners brillants que donnait l’armateur et y faire entendre «a magnifique voix de soprano. Le reste de l’année, libre à elle de vivre à Rome, dans sa famille et dans le palais ancestral délabré, où l'on tirait le diable par la queue. Les épidémies y emportèrent les deux aînés de ses enfants; seule la troisième, Paula, sembla faite pour se tirer de tous les périls. Toutefois, la princesse se désintéressa vite également de cette fille demeurée unique; Son goût la portait aux voyages. Elle mit là petite au couvent à Paris et avertit Burchwedel qu’elle ne présiderait plus ses dîners, superbes peut-être, mais mortellement ennuyeux. Qu'il engageât une autre can-tatricel Puis elle partit pour les Indes, se contentant d'une rente que son mari, peu enclin aux disputes, s’engagea à lui servir. Dès lors, la petite Paula vint tous les ans passer avec son père les trois mois dé l'été suédois et ne vit plus guère sa mère» Le couvent où fut élevée Paula se rattachait par certaines traditions à l’esprit rigoureux du jansénisme, et cet esprit devait vivement marquer la tournure d'âme de l’enfant. Chez les religieuses Augustines où elle grandit, on ne s’approchait de Dieu qu'avec une crainte dite salutaire. Le plus grand scrupule dans l’examen de soi-même était recommandé, le sentiment de l’indignité de l’être humain1 y était scrupuleusement entretenu. Il est vrai que les jeux et la gaiëté n’étaient pas exclus de la vie du couvent: car un puritanisme rêche eût témoigné d'une parenté répréhensible avec certains sectarismes hérétiques. Mais on s'efforçait de mettre en garde attentivement les cœurs enfantins contre toute exaltation trop facilement heureuse* contre toute piété trop douce. C’est seulement après la mort que, couronnant une vie d'humilité et de sacrifice, là béatitude parfaite peut être atteinte et permise... La petite italo-suédoise eut une enfance partagée entre deux courants. Elle aimait son couvent. Son penchant à la méditation et au scrupule s’y développait à l’aise. Mais venait l’été, et alors le changement d’atmosphère était total. Son père ne se souciait guère de religion, et n’y accordait, en somme, jamais la moindre pensée. Et auprès de lui Paula vivait des semaines de joie exubérante. Elle retrouvait là ses cousins Burchwedel, qui tous étaient à ses pieds, attendant d’année en année la venue de la cousine exotique. On lui disait . qu’elle était jolie. Etonnée, elle se mirait longuement : au couvent, il y avait à peine une mauvaise glace au lavabo. Parfois l'armateur menait sa fille aux bains de mer, à quelque ville d’eau élégante. IHa comblait de cadeaux, veillait à ses plaisirs, satisfaisait tous ses caprices. — Demande, disait-il, exige, je puis tout te donner! — Quand tu auras seize ans, dit-il un jour, fini le couvent. Tu vivras avec moi. Il en coûta à l’enfant de qutter e milieu"spiri-tuel. calme et sage qu’elle aimait, d’abandonner les Fègls de conduitestoutes tracées. Mais’la tentation d'aller vivre definitivement auprès de ce père fabuleux l'emporta. Qui s’en étonnerait? Paula prit, avec émotion, congé des « Mères », ses éducatrices, et partit le cœur partagé entre un- peu de remords et là joie réelle de se sentir libre. Mme Burchwedel, là princesse, mourutla même année. Sa disparition ne fit point de vide, La fillette se trouva des lors livrée entièrement à ses propres volontés. Dès que sa-fille eut dix-huit ans, l’armateur ne songea plus qu’a la marier le plus brillamment possible. Lès bons partis ne manquaient certes pas; mais la jeune Paula se montra catégorique, sur un point elle n'épouserait pas un luthérien. C'était unvœu qu'elle avait toujours fait, que lui avaient inspiré’ ses « Mères » et qu’approuvait d’ailleurs son confesseur, l’abbé Friedner. — Bon, dit Burchwedel, toujours conciliant, qu'à cela ne tienne. Demande donc à ton curé de me dresser une liste complète de tous les jeunes papistes présentables du royaume; je leur offrirai un beau dîner, et on choisira. Mais Paula avait déjà arrêté son choix. L‘abbé Friedner lui avait fait connaître une famille de convertis, les Sneckenström,. gens nobles et fort honorables; Elle y avait remarqué le fils de la maison, Augusté. Il était bien de sa personne, assez-joli garçon même, fort taciturne; çe qui n’allait peut-être pas sans lui donner un certain air de distinction un peu hautain. Paula semonta l’imaginatin. II lui plaisait d’ailleurs de n’en faire qu’à sa tête. Bile souhaitait aimer, non plus seulement comme on aime une religieuse, ou son père, ou une amie, mais d’un amour semblable à celui qu'évoquent les romans et les poésies, et vers lequel ils lancent leurs appelai exaltés.. \ - - - - ' - . ' Les parents d’Auguste de Sneckenström furent ravis. Leur fils n’était donc pas « impossible », comme ils l’avaient toujours, appréhendé. Il était capable de plaire, et à la plus charmante dès jeunes filles... Lui-même, content, peut-être flatté, en homme impénétrable, se laissait faire. - Mais Burchwedel secouait la tête. Ce gendre ne lui disait rien. —- Tu veux vraiment de lui, ma fille? " — Absolument, répondait Paula. Que lui reproche-t-on donc? . / Et toujours aussi peu enclin à la contradiction, à. la discussion, à la lutte, le père se contenta du plaisir d’offrir à sa fille un banquet de noces hors ligne; Le mariage fut pour Paula la plus affreuse des déceptions. Elle n’en connut que les côtés bas; rien d’une communion des âmes ou des esprits; ni.égards, ni tendresse. Tâchait-elle de témoigner de la sollicitude à son mari, celui-ci se dérobait, se cofifinant de plus en plus dans une solitude renfrognée et mauvaise, EHlecomprit bientôt qu’elle seule était restée aveugle sur sen compte. Ua entâtejnent inensé l’avait conduite à üne unioni alslument disparate. Mais fait était là, et son . eleveir-était tracé une foispour toutes, si étrange et rebutant que pût être.lemari.J « Que j'ai été présomptueuse, se dit-elle, en n'égoutant personne, en né poursuivant que men propre caprice, en supposant que tout bonheur m’était dû. Folie d'orgueil! Et là punition est Ià! » D'un coup, elle vit ses années de jeunesse sous un nouveau jour. Recherche insouciante de plaisirs st.de succès. Elle s’était cru forte de fair aussi un succès de son mariage: Elle avait échoué $ juste punition de sa folie. Dorénavant, elle n’avait qu’à en accepter les conséquences. Cette cnviction qu'un châtiment pesait urelle fut encore renforcée, lorsque l'armateur Burchwe-, del mourut, peu de temps après le mariage de sa fille, et, contre toute attente pour aigsidire ruiné. Elle s'était toujours vue la fille d'un millionnaire et en avait toujours adoptée l’allure. Son père lui avait acheté et donné la propriété de Vargskär; elle n’y avait vu qu’un cadeau tout indiqué; mais, il se trouva que ce fut là tout l'héritage. Les ctéanciers dévorèrent le. reste de la fortune, déci-mée.par lés prodigalités et les spéculations hasardeuses. Après la naissance des enfants de Paula, et à mesure que ceux-ci grandirent, ils devinrent de plus en plus l’objet principal de ses sollicitudes, le centre même de son existence. Ella se replia sur elle-même, se retrancha du monde extérieur, dont la séparaient d'ailleurs naturellement lexcentri-1 dité et les mauvaises manières croissantes de son mari. Elle refoula des souhaits à peine formulés en elle, des velléités vite jugées dangereuses, toute la vigoureuse envie de vivre, de jouir, de rechercher le bonheur qu'elle avait héritée de linsou-ciante Italienne,, et aussidu généreux et fastueux Burchwedel. Elle se donna toute à ses deux enfants. Quellespossibilités et quelles hérédités portaient-ils à leur tour en eux, ces deux petits êtres issus «‘elle? Souvent Je problème l’angoissait. Car à elleseule incombait la tâche de les former à l’image du divin Maître. Sans préférer ouvertement Hans, Paula jugeait son fils le plus intelligent des deux enfants. Elle faisait de lui le confident de ses récits et de bien des rêves. A dix ans, le jeune garçon se trouvait initié à merveille au passé de Vargskär, aux légendes qui s'y attachaient, comme aussi à I'histoire des tribulatlons du catholicisme dans sa patrie. Il savait par cœur le décret de 1783, par lequel lé foi Gustave III, après son voyage à Rome, où il avait été reçu triomphalement, fit rouvrir les portes du-pays à la foi'des ancêtres jusqu’alors exilée. Ce fut sous la protection royale que le premier vicaire apostolique d'après la dispersion fit son entrée en Suède. Pourtant, le petit; garçon le savait bien, le catholicisme n’était jamais arrivé à s'y faire vraiment tolérer, par les luthériens, fortement attachés à leur église nationale. Sa mère lui apprenait que la guerre de Trente Ans et- ses triomphes, puis l’époque de grandeur et de force qui s’ensuivit,. avaient fait oublier au pays là piété plus humble des siècles précédents'. L’arder de la Réforme s’était portée jusque sur les trésors de sagesse et de science spirituelle amassés dans les couvents. On avait tout rejeté, tout dispersée Et aujourd’hui encore, il était, en fait,, défendu de reprendre l’œuvre délaissée. Jusqu’en 1850 et 1860, on avait vu en Suède des convertis au catholicisme privés, par la loi du pays, de leur droit d’héritage. Régime rigoureux qui fut adouci seulement vers 1870, après que cette honteuse intolérance fût devenue un objet de scandale au dehors. Toutefois, dans bien des milieux, on voyait encore les papistes d’un très mauvais œil. Une haute tâche incombait donc à chaque Suédois catholique ; celle de devenir, par l’exemple même de sa vie, une leçon, Une source d’édification. Paula ne cessait de le répéter à son fils. Hans buvait les paroles de sa mère, et l’idée de devenir une leçon, un exemple héroïque, était bien - faite pour lui plaire. Mais, sa mère l’engageait-elle à lire de trop longues prières, il se lassait vite et il en était arrivé, peu à peu à trouver un excellent biais pendant, qu’il gardait son air recueilli et sage, au moment des interminables lectures pieuses, il laissait voyager-son imagination, et se perdait, sans écouter un seul mot, en rêves magnifiques, dont il était J e héros. Il se voyait haranguant les foules, convertissant meme, après une belle controverse publique, lar-chevêque luthérien d-Upsall Gloire, triomphe! Il devenait un saint, il accomplissait des miracles... Paula ne remarquait rien, se réjouissant dé voir son fils si recueilli,les yeux clés : un enfant vrair ment d’uné dévotion admirable. Ce fut Célia qui eut vite fait de se douter de quelque chose. Et un matin : . _ — Tu n’es pas menteur, hein, Hans?,lui demanda-t-elle. — Mais non. Et, en effet, il s’efforçait assez à ne pas mentir sciemment. — Et tu comprends, n’est-ce pas, que faire semblant d’une chose, duper les gens, c’est encore . une façon demetir? Le premier mouvement del’enfant fut là colère. H comprit tout de suite où elle voulait en venin . Mais de qugi semélaitdone cette Célia? Pour quoi venir troubler ainsi son plaisir? — Je suppose que tu ne vas pas rester éternellement chez nous, Célia? riposta-t-i, après un silence méditatif. - . — Oh, mais non! La semaine qui verra le vendredi suivre le hindi, je partirai, 'c’est déjà convenu. — Tant mieux! Si cette semaine pouvait être la semaine prochaine, c’est ça qui. serait biem —, Elle va bientôt venir, sois tranquille, Hans. — Quand ça, alors? - . , — Bah, dans quelque mileans. .. , — Et’tu appelles ça bientôt? . — Mais non, pas pour nous autres, pauvres petits êtres humains, mais pour le soleil, la lune, les étoiles et tout ce que Dieu a créé, c’est peu de chose, va, mille ans. La fantaisie des réponses de cette détestable .3 Célia plaisait à Hans malgré son dépit, et il ne J savait pas lui en vouloir longtemps de ses remar-. .1 ques désobligeantes. Assurément, Célia avait rendu " j là vie plus facile à Vargskàr.etdepuis son instal- j lation oïi y était devenu plus gai, il se l’avouait Jusqu’aux leçons du pasteur Wilhelmi qui, avaient doublé d’intérêt, depuis queCélia y.pre sait puot. Os trayaillait bien. Wilhelmi posait des questiofis à la gouvernante étaux enfants chacun son tour, puis, parfois, Cêlia ëhangenit les rôles, et c’était elle qui pesait .les questions les plus imprévues. Le but de sa mère, Hans le savait, était de le faire entrer au lycée d’Upsal, réputé excellent, dès qu’il auraitb douze ans et qu'il aurait fait sa première communion. Célia, repassant les leçons avec lui, lui faisait entrevoir ee but comme une ehose.teutàfait:belle et désirable. ' Il se promettait alors de devenir un personnage au lyeée, d’y dépasser ses camarades et d’être bientôt pour eux un objet d’admiration. Vanna, à cette époque, était menue, gracieuse, plutôt petite pour son âge. C’était la favorite du pasteur. Elle ,1e savait bien, Avec. un sans-gêne parfait, elle l’avait surnommé l’Héré tique. — Voilà l’Hérétique signalait-elle de savix claironnante; lorsqu’ en hiver on le voyait venir dans " l’allée, pataugeant en pleine neige. ' ' La première fois, il la réprimanda. — Qui donc a eu l'impertinence de crier ainsi? fit-il, en prenant une mine sévère. Vanna, sans hésiter, se déclara. — N’as-tu pas un peu honte, Manna? — Pourquoi honte? Ah! c’est qu'elle n'était pas de ceux qui ont honte, Vanna. Le pasteur rencontra le regard net, limpide et, non sans malice de la fllette, et il sourit. Il est dès êtres qui n'ont jamais réussi à toucher le cœur de personne; d'autres, auxquels nul ne saurait résister. Vanna était de ceux-ë. Les yeux allaient à elle, et. avec les yeux, les cœurs. Wilhelmi, homme, sentit, la force délicieuse de cet ête encere inconscient, éttoirtéi tentative de sévérité fondit. —- Tu ne sais donc pas, Vanna, dit-il pourtant, un peu taquin, que les hérétiques sont appelés à rüler du feu éternel? Le regard lumineux de l'enfant s'assombrit, mais rien qu'un instant,-, : ". . 2 / 1 ", — Ohlfitelle, ildoitsrement’ en avoir gu yëchappenti- am. : e A' ■: 14 " . ■ —Espérens-lé. conçut e pasteur en souriant; ej sonélëe continuaà lui donner le surnom choisi, . Wilhelmi n'était pas marié; Son ménage était tenu par sa sœur Némi, vieille fille peu accueillante. La maison était pauvre, d’ailleurs, et Mle Wilhelmi voyait d’un assez mauvais-cil les visites dès gens du château, de ces senfants sans-gêne,igrendlait-elle, et de cette gouvernante encombrante. On lui salissait ses splanchers, on attendait d’elle , qu’elle offrît, quelques rafraîchissements. Elle en voulait aussi à son frère de l’amitié qu’il avait vouée à ces Sneckenström, des gens hors de son église, et auxquels il était, de ge fait, peu convenable de donner, son affection. Le premier hiver,Célia Martin à Vargskär passa vite au gré de la jeune : fille. Elle s’étonna’ d’apercevoir unbeair jour tout premiers, signes-avant-coureurs du printemps, les premières petites marques de futurs bourgeons surles branches des arbres les mieyx protégés des bises duNo’rd. E'abbéFriedner projetait une visite au château. Au mois. de' février, ; Çélia entreprit le nettoyage à fond de la petite chapelle; Les murs eh étaient richement décorés de bleu ciel, dé blanc et d’or. Au-dessus deil’aütel planait une. colombe en argent,? le dernier cadeau de Tarmateur-Burchwedel à sa fille. L’arrivée, led-ballage, Finstallation de cette celombe, dont les-ailes déployées mesuraient une aune de large, avait largement'défrayé, à l’époque,' les conversations dû voisinage. . Aux yeux de Hans et de Vanna, rien n’égalait en beauté leur chapelle. : Ils savaient que sous "la pierre de l’autel se trouvait un peu de'terre-des-catacombes de Rome, ‘limon, formé .dés os et du sang, des ’ saints • martyrs $ et ' qu’il. ne saurait y avoir- pour tin chrétien deiplus" édifiant -sujet de méditation. Cette terre avait été envoyée en ce cofn perdude Suèdé par le plus jeune des oncles , maternels de Mmede neekëntrëm, l’oncle/Carlo,, jésuite. : La chapelle était d'allée de marbre à dessins divers Le gros ennui dé ce dallage, dé l’avis.dé.... .Hans et de Vanna,-c’était qu’on’ne pouvait jamais s’empêcher derregarder les dessins.et d’en falrë un jeu; surtout lorsqu’il fallait penser, jüstê-ment à tout autre chose,.; Aussi furent-ils fort heureux à l’icée d’aider Célia à nettoyer ce dah lage et de faire ainsi quelque peut pénitence. Avec un grand seau d’eau, on se mit bravement autra-vail. L'eau ruissela bientôt et les enfants, ravis, furent vite trempés. Excellent petit sacrifice! On s'en donna, lavant, brossant, se traînant à genoux^ ' dans les mares; Mais cette Célia de malheur ne tarda pas à mettre fin à l’œuvre pie, et, prévoyant, déjà dés rhumes, ordonna à ses deux aides de rentrer rapidement Se changer, pendant qu’elle . finirait seule lé nettoyage. Le soleil resplendissait-Les ayant une, fois connues, qui saurait les oublier, ces'journées de tiède et encore pâle soleil du Nord, premier soleil d’un, printemps à venir? Qui ne se souviendrait du bruit léger des gouttes d’eau scintillantes, tombant du borddes toits, où s’est amassée la glace; et faisant tap tap contre, lé sol : fine musique decontes de fée,.. Devant U porte de la chapelle, Çélià avait balayé la neige, et lavait tassée des deux côtes d’un petit, sentiery Mais a neige fondait, fondait le petit sentier était teut ttempë, délicieux pour s'y anrêter et y bien enfoncer les pieds. En remuant les doigts de pied dans les chaussures, on arrivait à y faire pénétrer "l’eau glaciale ; on aurait cru joter du piano dans une mare.,. Hans et Vanna ne manquèrent pas de s’offrir ce plaisir, — sûr, c'est le e printemps qui arrive. Hans? , — Jen suis sûr! ” — Alors» le joueur d’orgue va venir! cria Vanna. ; Chaque printemps, bien.-avant la verduye, on Voyait arriver un petit vieux, joueur-d'orgue de Barbarie. C'était un Italien aii ne? en bec d'oiseau aux yeux noirs, à la fois doux et malins. Vanna avait imaginé qu'il ressemblait à un portrait du pape Léon XH1, qu'on voyait chez sa mère, et elle l’appelaitle pape ». . Quand le pape se montrait, montant l’allée dès tilleuls» vite oni. courait à sa rencontre, on len-, traînait'à la cuisine, avant teut, est en le faisait manger. Il avait marché toute lacjouméessil avait faim. Puis il fallait: Mme deSneckenstm vînt causer avec Juif en italien. Cela duj faisait plaiir, et tout le monde écoutit alors les servantes jaissaient. letir travallit se. pressaient pour, eptendre: cattelngue'étransère et étrange, qt eembleit aller si drélement vjke, Pujs, le vieux jouatdesonogue,etcerèaises années qui saiqait déjà sec, on ayait pu danser dansla çoug-. Mais l’année précédene, . justement,M. dë , Sneckenström.s'étaitmis dans unecolëre affreuse ë en veyantce spectale'et avait défendu-lesesine gènes».' . " ? ' .. - — Si papapouvajt être un peu moins embêtant,, " murmura Hans,-, Mais voizi qué Vanna avaitidéjitrouvé autre chese: o,a,u , 3.- 5 ‘ Si on répétait encore’-une foi lesie chants, de là messe que-labhbé Friedher devait célëbrer,", lors de sa visite prochainie?,. - . 4 - *., • Les enfants nevirent, poitE. s’approcher * Wilhelmi qui montait l’allée derrière eux, d’un pas alerte Un vent’teger. Je premier souffle tiède p de Fannëe secouait de sa caresse les branchages des arbres centenaires.- Avec délices, le pasteur : humait air ensoleillé. Soudain sen.orilleperçute lé son des voix, clairest des deux enfants,Debout, *3 absorbés, trèss sérieux, sans plus rien voir-autour,, i-dèux, ils enbnnaient les beaux vieux hymnes.-L’unçdes deux voix. était plus haute, plus réson- -nante- et» plus pürequelautre, c’était celle. , de Vanna. Charmé, ému, Wilhelmi écouta sonner #, cetmbre’ençhanteur..; *.. ,: • Il sapprochaPet; lesrenfants; revenant . à la / néaljté,se turentAh, oui, Célia ayait - commandé;. de, rentrer de changer de chaussures, de préparer, lés leçons, tut, tout oübliél..Lepas $ teur dut"fairesëmblant de gronder, et'prenant' . " LÉs MEULES DU SEIGNEUR 35 chacun des deux petits insoumis par Une maih, i -les fit rentrer dare-dare. 2 ' ■ — Hérétique, tu vasi m’aider toiemême à pas-. ser des bas secs! criaif Vanna. . ■ Le soir du même jour, ayant de quitter le châ-iteau,Wilhelmiifit remarquer à Mme de Snecken-strm et à’Célia la de Vanna qui,di- "sait-il, pourrait bien devenir exceptionnelle, oui, quelque chose de vraiment rare. 1 -, Ha petite fille écoutait/étonnéfe, charmée. Avoir enbelle quelque schosed’exceptionnel,, voil gin lui semblait curieux. Debout à côté de Wilhelmi, . elle glissa s®-niai.n-dans celle de son ami, le cœur gonflé de confiance. Sûrement, elle aitnait <;a .mere, pauvre mère si belle; si triste, dont un seul regard vous rendait tout de suite unpeu meilleur. .t.Célia aussi?Belle T’alinait, et,sonfrète Hensi, Men * entendu! Ma^^ c’était encore : .lamile plus sûr de tous, celui ; dont on-faisait ce , guon voulait, celui qui, au fond; né pouvait s’em-‘ pêcher d’approuver sa petite Vanna, et’ses défauts ■ même, et ses espiègleries, et sa voix exceptionnelle, et toute sa personne, quoiiqu‘elleft,I avait beau ne rien lui en dire. il aurait beau aller jus le - nier. Vanna était sûre* de lui. quand même. Elle s’accrocha à cette’main forte et fidèle, et quand le pasteur partit, recroquevillée’elle se fit j porterjusqu'à* la *grande porte, acommeun bsébé. "ag t P - j 3MN 29 ëd ./H, HcC ■ 22 VII s, ëgor ‘ . , -cu—ina 36 LES MEULES DU, 5EIQNEUR ; ■ -* > « X 39*00 -*-7- Me 72 ■ ’ ' ■■■ ' ' • 2 . 2 , . - V ... i- -, . 3 , . A - 7- > - ■- . 6 ’ î 28225, • giu, -0352;*2236n* ■’ gtbs H 433: 13 ëea,. ,,, .r L'incroyable poussés de ce printemps précoce ne durs guère. La mer d’Aaland reprit son humeur habituelle de la saison. Rageuse, fille se rua en grands remous, brisant les glaces de la côte, tandis que des pluies torrentielles mêlées aux ’ . . dernières neiges s’abattaient sur la terre et fouettaient les quatre grandes fenêtres de la vaste salle carrée de Vargskär. Le maître de la maison, en-E fermé chez lui, y faisait entretenir un feu de bois perpétuel, et se réjouissait malignement de la tempête. si dure à tous ceux que travaux ou devoirs obligeaient à sortir. L'abbé Friedner, averti de ce vilain temps, ne remit pas pour cela son voyage et arriva au jour convenu, salué avec bonheur par Paula, qui espérait le plus grand bien de cette visite pour son mari, car elle escomptait l’influence que. le vieux prêtre pourrait peut-être prendre sur celui-ci. Friedner était un Allemand du Sud et avait vécu plus de cinquante ans en Suède, sans arriver jamais à se faire au climat du pays, mais sans se laisser pourtant jamais arrêter par lui: C’était 0-2 ■ ■ ' cüüMErue aujourd’hui un grand vieillard, sec et courbé, portant la barbe, afin de souligner sa qualité de missionnaire. Quoiqu’on ne le vît généralement nulle part ailleurs qu’en son église ou à son parloir, son influence était devenue peti à peu considérable. Ses seules excursions étaient des voyages, tels que celui de Vargskär, pour aller retrouver_ coreligionnaires qui le réclamaient dans quelque pays isolé et perdu. A l'occasion de sa visite, et selon son souhait, Paula avait groupé chez elle quelques amis catholiques, parmi lesquels Mme Skarlin, d'origine allemande, elle aussi, et femme d’un officier suédois, habitant Upsal. Mme Skarlin avait amené son fils, un jeune garçon de l’âge de Hans, Il était convenu que le jeune Sneckenström, dès le jour où il entrerait au lycée d’Upsal, irait habiter chez les Skarlin. Au foyer des Skarlin sévissaient d’incessantes luttes religieuses. A la naissance de l’enfant, premier et unique, le capitaine avait bien permis qu’un prêtre catholique lui donnât le baptême; mais ce fut une concession exceptionnelle faite à la jeune épouse. Le jour où un catéchisme romain fut introduit chez lui, il commença à se récrier. Pas de papisme! Il ne voulait pas que son foyer fût transformé en un nid de jésuites! Mme Skarlin ne fut pas de taille à résister. Mais Paula, s’intéressant à cette jeune femme malheureuse et faible, s’efforça de l’attirer chez elle» de la consoler et de xéchaufersa-sfoi vacillante. Elle fondait de secrets espoirs sur l’influence que Hans pourrait peut-être, d'incessantes prières, aidant, exercer un jour dansrla-maison réprouvée. - i PourFarrivée de l'abbé Friedner à Vargskär et la réunion projetée, on avait décoré le grand salon de hautes plantes vertes. Les traîneaux allèrent • prendreles invités àla gare de Nyckeln, lastation de chemin dé fer la plus proche, et, vers l'heure du dîner, tout le monde sé trouva rassemblé. Les enfants Sneckenström, excités par la joie, regar- • daient les belles robes des dames; leur mère elle-même portait une jolie toilette, chose bien rare. Quand tout le monde fut au salon, le maître de la maison fit enfin son entrée : c’était un petit homme très maigre, aux traits prématurément vieillis. I se présentait soigneusement rasé, habillé d’une redingote noire et semblait calme et d’aplomb. L’abbé alla au devant de lui, prit sa main et lé mena parmi ses invités. Chacun s'efforçait de le saluer dé l’air, le plus naturel. Seuls, Hans et Vanna, les yeux arrondis,- regardaient leur père comme s’il eût été une bête féroce, imprudemment sortie de sa cage. , ' L’abbé Friedner hit une courte prière avant de s’asseoir à table, et tous les assistants firent le signe de la- Croix ; Hans, d’un regard furtif, chercha à voir si son père, ce monstre, ferait' comme les autres, si réellement il était possible qu’il; se permît d'esquisser lé signe sacré; et l’enfant vit la.main , LES MEULES DU-SEIGNEUR 39. osseuse toucher en effet le front et la poitrine. II eut l’impression d’un sacrilège. Dans l’immense salle à manger, Mme de Sneckenströmavait fait allumer tous les lustres. Sur son ordre,, on avait tire des armoires les plus-belles pièces de son argenterie. C’était une nappe en damas à s reflets — la plus riche de son trousseau — qui recouvrait la table. On était servi dans de là vaisselle de porcelaine de Chine ancienne, et le personnel de la maison se trouvait renforcé de deux jeunes femmes habillées de noir, à tabliers blancs brodés. Près de la porte dé l’office, se tenait, ganté de blanc, Lars; l’ancien domestique.' II était chargé d’apporter de la cuisine les grands plats aux couvercles d’argent armoriés. Vanna lui coula un regard d’approbation et ne tarda pas à établir avec lui un système de signaux avantageux. .. *- --.Hein, Lars, je suis bien? En soie, tu vois? —- Superbe! répondait le vieux en clignant,de l'œil: . . . ' • — Tu me donneras, deux fois du dessert, n’est-ce pas? ' " •’ ; — N’en doutez pas, mademoiselle Vanna. Quant à son père, Vanna était simplement résolue à ne pas du ; tout regarder de son' côté. Elle savait que c’était péché de haïr son propre pere, mais, en tout cas, on n'était sûre^nt pas obligé de songer à lui. On pouvait.l‘oublier.Hansi était Bien bête de le regarder, tout le temps. De son côté, placé auprès du jeune Skarin, Hans songeait, perdu dans ses pensées : — Mon Djeu, pourquoi faut-il qu’il y ait des êtres comme mon père? Est-ce pour que lon eh souffre affzeusement, et que cette souffrance devienne une épreuve salutaire? La vie serait-elle vraiment tropiheureusesans de pareilstourments? Autour de Hans, tout-le monde causait. Breuhaha d’un grand dîner. Bruit-des assiettes entte-choquées, des verres avec lesquels on rin-; quait amicalement. Quelle différence avec les repas quotidiens 1 Sourires, paroles aimables eter-» jouées, fusées de rires, anecdotes racontées qui obtenaient le plus vif succès. Vanna et Hans s’étaient réjouis d’avance, à l'idée de ce grand . festin inusité, pour lequel ‘on avait fait venir d'ex: quises provisions jusque de Stockholm. Mais voici que Hans n’arrivait plus à y prendre aucun plaff sir, et par la faute de ce père haïssable, auquel • tous les invités, sans - horreur apparente, prodiguaient des amabilités.-Lui,-les recevait d’un air sbumois, d’un sourire figé. - Une des jeunes femmes en tablier blanc versa * du vin dans té verre de Hans. Il hésita un peu à y goûter. Etait-ce bien permis? La mère n’en avait rien dit. Mais un coup d'œil du côté de Vanna fit disparaître son hésitation : sœur goûtait à ce vin, semblait y trouver plaisir, et cela avec un sans-gêne, parfait. Puis elle fit à Lars un signe d'intelligence; et se fit, sans vergogne, servir du raisin st des poires, avant meme qu’on en eût repassé aux grandes personnes. Le malaise de Hans se cristallisa en un vif dépit. Voilà bien Vanna! Comme elle arrangeait toujours bien sa vie, cette Vanna! Tandis que lui — et Célia ne cessait de le lui faire remarquer — restait si souvent indécis, flottant et faible, Vanna n’hésitait jamais, elle. Il fallait mettre fin à cette différence, frapper un jour tout le monde d’étonnement. Le dîner était gâté,* une fois pour toutes, par la faute de la présence de son père? Eh bien! tant pis : c'était fait. Mais, lampant encore un grand verre de vin, Hans s'entait revenir son courage, et avec son courage, des résolutions définitives. Ainsi, pendant que Vanna, pauvre bébé naïf, s’amusait encore de grimaces à l’adresse du vieux Lars, lui, Hans, méprisant, rejetait derrière lui tout enfantillage. Il se disait : Je serai l’émule d’un Henricus Schachtius, de la Société dé-Jésus, je serai un saint, qui fera mille lieues de route pour sauver une seule âme. Personne n’en sait rien aujourd’hui ; mais un beau jour, je les étonnerai tous! Voilà comment je serai. Et dès à présent, je me détourne du monde, c’est enfin décidé, je ne reviens plus là-dessus. Tout ce qui est autour dé moi, vétilles. — Hans, mon petit, fit là voix de sa mère, à quoi songës-tu donc? Lé dîner était fini. Oh se levait de table, dans un grand bruit de chaises. SeiJ, Hans ne s’était aperçude rien et restait asis, le regard perdu. , I faisait encore nuit; lorsque à sept heures,du matin, le lendemain Célia se rendit à la chapelle, pur-veiller à ce que tout y fût en bon ordre. Lars s’y trouvait déjà, toujours ganté de blanc., s’apprêtant à servir la messe, après avoir,allumé du feu dans le petitcalorifère de la pièce; Dehors, ilfaisait un froidnoir, et la mer rugissait, précipitant ses vagues dé plomb aux crêtes blanches. Sur l’autel de la chapelle ; se dressaient quatre grands candélabres dorés. Entre les candélabres* Célia rangea des vases garnis-de toutes les fleurs qui la veille avaient servi à décorer,1a table. L’un après l’autre, les convives ^ de Paula, . traversant la vaste cour sombre, arrivaient pour assister au Saint Sacrifice. ' Commela veillé pour le dîner,’ le maîtrerdela maison entra le dernier. Sa femme'était , avec lui. Ils s’arrêtèrent à là dernière des trois petites ran-géès dé chaises et de prie-Dieu. au moment même-où le prêtre commençait la messe, annencée-parle léger tintement d’un coup de clochette. Cependant, la porte du dehorss’ouvrit de nouveau, donnant ‘passage, avec une bouffée d’air frais, à unassistant encore plus en retard. Vanna, furtivement, se retourna, et vit son ami Wilhelmi; à qui on avait fait savoir qu’il serait le bienvenu, et qui, malgré les protestations de sa sœur, n’avait pas voulu' renoncer à accepter l’invitation; car il n’avait . jamais assisté à • une cérémonie ■ du culte 1 catholique. Il resta à l‘écart;iauprèsde la porte, et debout. .. ' On entendait la voix du prêtre et celle du desservant alterner devant l'autel: Puis, soudain, surprise pareille à un rayon des soleil inattendu, des voix jeunes et joyeuses éclatèrent. . Gloria in excelsis Deo! ' ' C'étaient Célia et les enfants,, petit choeur improvisé, qui entonnaient le cantique, et, toujours dominante, la voix haute et claire de Vanna. Impossible de n’en , pas sentir l’emprise. La fillette; toute droite, le regard fixésur les flammes des cierges, se donnait'coeur et âme, la petite figure tout illuminée,, en un-élan enchanté et ravissant: Comment ne point songer, en la voyant, aux anges du ciel, . louant Dieu d’une ferveur irrésistible? Le chant cessa; Wilhelmi vit Paula plonger sa ‘ figure dans , ses mains, et se perdre' en . prières ; et lui-même se joignit, myet, aux vœux de cettemère, ' De» quels trésors n’était-elle, pas .munie, l‘entant délicieuse, pour entrërdâns la‘difficile vie de notre mondel Cëmment sauralt-eleun jür s’en servir 7 I comptit ( quecetter questfon angis-sait la mère. . ; — Vanha est incapable de tien gâcher; se dit lè pasteur avec tne confiance ingénue. Près de l’autel, le prêtre maintenant: lisait l'épî-trë, puis vnt l'évangilé duijour, selon saint Mate. Contrairement, à l'habitude; il lut les paroles de lapêtre non seulement en latin, mais ëncere ensufte eh stédois, et d'une forte, en appuyant sur chaque syllabe : " - « Au cmmencement de là eréalibà Diëu fit ‘homme èt la : é’èst pourquoi l'hàmàià quittera sen père et sa mère ei sa^àÈhera'â^a femmè, ei lesd^x deviendrentune seule chair. Ainsi ils plus deur, mas ils sotiluneseule Air. Qae ‘homme d&hc ne sépare point ce que Piu a joint. ; i- , « Lersqu ili furent dans là maison, les diséjples là-dessus. Il leur dit : Celui qi répüdiesa femme et qui en épousé une autre ë&mvnet en qMtëerà ipn égard; et si une femme quilte sen in&tièt en éfAsp un Wihelmis‘était atteadüià ünprche,àuh sër-ien, s1cuf füt-1, ain'u' est toujours d’usage dans l eulteshthéHen. Mais Heprit biëntôtt qüé ié souéi d'expliquer, où d'exhorter, était écarté. La.ihesse, acte d'immolation, renouvelant chaque jour, le sacrifice infini, se. passe de commentaire à ses textes immuables., < ' Le prêtre se lava les mains; en mémoire de la pureté exigée de celui qui accomplit l’Acte divin. Puis, encore une fois, le petit chœur se fitentendre dans leSanctus, sancius,,qui précède le recueillement suprême» Wilhelmi vit l’enfant Hans s’effondrer, secoué d'exaltation: Le prêtre éleva l’Hostie, lépetite clochette en argent tinta au'milieud'un profond silence,, dans l’ddeur subtile de l'encens. Tops les assistants, sauf'les enfants et M. de Sneckenström, communièrent. Quand sa femme quitta la chaise placée tout auprès de la sienne, Wilhelmi observa que le malade montrait quelques signes d'agitation. Déjà, depuis quelques instants, i laissait nerveusement ses regards errer de tous côtés, impatienté sans doute d’avoir-dû se conte-. . nir trop longtemps. Sa femme revint vets lui, les mains jointes, lés yeüx baissés, sans faire attention à lui. Péüt-être en fut-il vexé. Wilhelmi, qui ne le quittait plus des-yeux, vit se crisper ses doigts en uti mouvement maniaque. , \ " , Et tout à coup; avant que personne eût pul’en empêcher, en poussant un : hurlement de rage, le Visage défait, il se jeta sursa. femme, la renyersa, par erre, et tomba sur elle, en lui serranile cou. entre .sea deux mainsi, _ - ... ■ On n’interrompt pas la sainte messe. Le prêtre, face à l'autel, ne se retourna pas. Mais-les assistants, saisis de panique, quittaient leurs places précipitamment. Ils virent Wilhelmi, dont ils n’avaient même pas tous remarqué la présence, s’élancer, saisir le fou à pleins bras et avec Une force, .qui leur sembla herculéenne, le soulever et l'emporter hors de la chapelle. Le tout fut fait en moins d’une minute. Quand le prêtre se retourna enfin vers les fidèles pour leur annoncer, que la messe était, dite, liemissa est, le, calme était rétabli, en tout cas extérieurement. Seule Vanna, secouée de sanglots, se tenait pressée contre sa mere. Quant à Hans, il avait furtivement quitté la chapelle. L’enfant suivit à distance le pasteur, qui emmenait son père. Le jour se faisait. Aux fenêtres de la cuisine se montraient des visages curieux et effrayés, et son accourait dü jardin'et dé l’écurie. Deux valets aidèrent Wilhelmi à porter, pousser, entraîner le maître de la maison. Hans vit la grande porte retomber sur: le groupe tragique.’ Il restaidebout.au milieu de là cour. Pour-rien au monde, ii n’eût voulu rentrer à la ; chapelle, où il aurait entendu; des la fin de la messe, les commentaires obligatoires, où il aurait eu sous les yeux la pâleur du visage de sa mère, où il aurait deviné lés efforts surhumains qu’elle devrait faire pour cacher son désarroi... .... — Mon Dieu, murmura-til; en s claquant dés dents, faites-le mourir, faites qu’il meure! Aujourd’hui même! Tout de suite, mon Dieu. Quil meure; je vous en supplie! Péché mortel, sans nul doute, dé demander ainsi la mort de son père, maïs la haine emportait tout. Comment sa mère pouvait-elle être aussi patiente? Tous les jours elle voyait cet être abject, le soignait, sans cesse exposée à sa rage, tandis qu’on s'efferçaitd'en écarter et d’en protéger les enfants. Comment savoir si la scène, dont Hans venait d’être témoin, n’était pas chose quotidienne? Il en eut l’intuition, l’effroi. Et soudain, un éclair se fit en lui : + — C’est qu’elle est une sainte! pensa-t-il. Et je ne l'ai encore jamais compris. Personne ne l’a compris. Seule, une sainte peut être ce qu’elle est : si patiente, douce et magnanime, et d'une beauté aussi céleste. Ma mère! criait lé coeur de l’enfant. Dire qu’elle est ma mère! Une sainte! L'adoration et la haine, le choc de l’horreur ressentie, puis celui de la découverte magnifique-le remplissaient, le gonflaient d’une impression si-gulière. Il lui semblait qu'il allait éclater. Com- Mais Célia arrivait rien çes songes éveillés, mensonges dont il n'aimait que trop à se repaître. Une réalité, palpable, révélée, indéniable,,. Sa mère entra, IIHa revit.; quj, il ne s’était j pas trompé Telles les vraies saintes, elle portait | autour dé sa têteun cercle lumineux, une auréole. | La lueur en était douce, très faible, mais absolu i ment visible. Hans ne pouyait douter de ses yeux: j elle était là.Etl visage auréolé était bienceluda j sa mère à lui, là mèr la plus, admirable de ce j monde: et lui,.Hans, était son fils. Bonheur incon- ’ cevahle,,. -, i ■ - ' , a. ' . | Paula s pencha vers lui; . 1 '[ • - Dors, mon enfant, ille faut,. J 4® ’ LES MEVLE8 DUSEICNEUR ment conteny tant de.cheses inoules.I-sentit üne douleur violente, insupportable, une enwie déber-danterde eriër, dé hurler; de se jeter par terre, dé s'abîmer, de sombrer. Et subitement, tout devint noir autour de lui... • le? yeuxhagards de l'enfant et le reçut dans, ses bras, au moment où il tombait inanimé. On le mit au lit. Mais, revenu dé son évanouissement, il ne voulut pas dormir, Il avait peur. Quels rêves l'attendaient? Et puis aussi, il voulait penser encore à la révélation miraculeuse : dé nos jours même, en ce monde, il existait donc «rie sainte! Réalité incompréhensible, incroyable, et pourtant réalité. Rien d'un récit ou d’une légende. Et peu après, en effet, épuisé, il donnait profondément. Dans la journée, tous les invités quittèrent Vargskär. Seul l’abbé Friedner devait rester encore un jour ou deux. Le docteur du district* M. Garenberg, un vieil ami de la maison, se présenta : on avait en outre télégraphié pour faire venir un spécialiste. De la journée, sauf les médecins* et Wilhelmi qui les accompagna, perspnne n’entra che le malade. Le spécialiste déclara qu'il fallait; dès le lendemain, transférer M. de Snecken-strom dans une maison de santé, et de préférence, l’y laisser ensuite à jamais. — Est-c absolument indispensable? demanda Paula. — Sinon indispensable* en tout cas utile* et pour vous-mêine aussi, Madame. — Je voudrais 'le soigner ici. — Comme il vous plaira, Madame. Une fois le stage à la maison de santé accompli, ce sera peut-être possible* Seulement, je dois vous avertir que votre mari ne se remettra jamais complètement. — Je l’ai déjà compris, répondit-elle, baissant un instant les yeux. Là visite médicale terminée, Paula alla retrouver ion confesseur, l’abbé Ftiêdner. Le vieux prêtre observa avec peine ses traits pâles et tirés; le cerne profond de ses yeux* Il remarqua aussi la tracé des blessures sur le cou de la jeune femme. — Pourquoi vous entêter;‘ma fille, à ce sacrifice bien inutile? Dieu, qui voit en nous, ne saurait-certes rien exiger au-dessus des forces humaines. — Dieu ne saurait défendre que l’on aille' jusqu’à la limitede cesforces. - - — Vous avez déjà beaucoup souffert. Vosèn-f ants représentent pour vous le premier des. de-yoirs. — Mais, mon pere, mes enfants sont déjà et resteront ma joie et : consolation! Ma'vie n’aurait-elle donc plus de soucis? Ayant une fois agi inconsidérément et accepté en juste punition un deveir. absolu, m'y déroberais-je aujourd’hui sans plus, inaugurant une vie toute de facilité?. Avec une sévérité inusitée, le prêtre dit : ' . — Qui donç, ma fille, saurait mesurer cette punition, sinon le représentant de Dieu auprès de vous? Mais avec non moins de véhémence, elle re- prit : - - — Alors je vous demande, je vous supplie de me permettre la vie que j’ai choisie. Elle n’est pas au-dessus de mes moyens. Que dé forces en-moi, mon père, et çpmine elles seraient aisément mal employées, si je ne les liais à une œuvre quotidienne? Ah, je suis quand même une privilégiée, j’ai cette bonne Célia que .vous m’avez donnée, et dont l’unique désir est d’alléger ma tâche. J’ai mes enfants bien-aimés,. i — Je veux bien admettre ce que vous me dites, ma fille. Pourtant, un jour pourra venir ou ces charmants enfants eux-mêmes vous seront une sourcede lourdes préoccupations: Paula baissa la tête; le silence se fit. Les menus bruits.de la grande maison se taisaient, le soir était venu. Enfin Paula murmura : ■ — Je saurai lutter, lorsque ce jour viendra. -— Gardez-vous aussi d’une trop grande confiance en vous-même. ' Paula connaissait l’histoire de l’abbé Friedner. Arrivé tout jeune en Suède, il avait eu presque tout de suite le bonheur de convertir et de ramener à Rome un pasteur luthérien du pays et ses deux filles. Le souvenir de ce triomphe avait été le plus grand de sa vie. Mais l’événement avait déchaîné une forte irritation, et lés supérieurs du jeune abbé si Zélé, jugeant nécessaire de ne s’engager dans aucune polémique, étant , donné la situation précaire du clergé Catholique, peu nombreux et sourdement suspecté, lui avaient ordonné la prudence. Il dut réfréner un généreux désir d’activité, ne guère paraître, ne plus jamais laisser parler d’aucun de ses efforts. Fougueux et ambitieux, il dut se taire et se résigner. Les années avaient passé — une cinquantaine depuis l’heure de cette victoire éclatante —, et l’abbé en vieillissant, s’était fait-peu à peu.une grande réputation de sagesse et de dignité. On ne. songeait plus à l’offrande qu’il avait dû faire de ses élans de jeunesse. Personne ne semblait plus .se rendre si .. LEs MEUEES pu BEfONEUR avmpte de l’immolatien qu’elle avait putepré sentet. ... . ' . ■ Mais Paula ne rvoulut pas aetepter lalëçën qü ' se dégageait de cettevié. ; \\ —Aecordléz-mei l diberté de més efforts! ' L’abbé se leva de son fauteuil, pour indiqüër que l'entretien devait ei restërlà:I dit, sans regarder Paula, ët cnimë së prlant à lui-même : — Je nemanque pastout à fait d'ëxpériences, et je sais qul est rare que la,müvissoh dënn ce que len en atbend. Parfois lefléaul'emprte avee tous nos ëpoits. b'utrés fois, nous voyes la plus îâ^lle des flraisons, là oü nous n'avins fien espéré. Ma fille, quevtrë.volohté dé dwi-ation hé V® aveugle pas, ” Quand Paula eut quitté le prêtre» èllé fliôîitâ entorungfois à l'hpprtemient des enfants, dëüü * chamnbrës tapiësées de coulélirs dlntes, égayées: d'estampësAives Sur üne tablé, unepëtite lampe à abat-jeür efëmê,reflft légërerfiert, Uné paix parfaitë féghit. . Hàns, drmit tüjurs. EUè 5ë pencha sür le. petit Ht, écrt les cheveuk bruns, humides de sueüt, essuya et balsa le. front dé l'efht. Elle respita 18 alhë6deur d'amatde du jethe cfps, avec lui frémissement dé jlë: L'amour de cè* petit êEtè qii Un jür ébmblefait ses vœux, là femplissaitd’allégtesse Pulsélle passa Van, quj dernait adssi, umn calme jbürire sur s( vie, tutë-rose après èetlejoumnéepasséé ebsefvër toutes les allées et venues de la maison, puis à soigner son frère, en sa réjouissant de vpirlatran-quillité rétablie maintenant que l’affreux incident du matin était bien relégué à ‘l'arrière plan. — Dieu te bénisse et te garde, ma fille, murmura la mère. Tout t’est facile, à toi. Sans doute seras-tu de ceux qui savent vaincre et triompher. Dieu t’a faite forte et t’a donné tout naturellement la Candeur de l’ânie. Et soudain, Paul» eut honte de la détresse qu’elle sentait tapie tout au fond ’ de son cœut, malgré ses dehrs si vaillants et ses résolutions superbes.: X Wilhelmi avait passé le plus fort de la journée auprès de M. dé Sneckenström. Mais quand lé malade eut absorbé Un calmant pour la‘nuit, il s’apprêta à rentrer chez lui. En. sortnt, sur,le perron, il entrevit "dans l’obscurité une formé- féminine, accoudée à. la balustrade défer, et enveloppée d'un châle. C'était Célia, Il s’arrêta auprès d’elle et s'accouda ‘lui aussi en silence. ■ écoutait avec elle les bruissements de la nujt 6e rassasiant enfin d’air frais et vif. , Puis il dit : — Ma pensée ne peut quitter Madame de Sneckenström. - " - ' " " / . , ; .Voici deux ans que moi-même je vis dans cette contré ingrate et rude; mais elle y est de* puis douze ans. Et pourtant, son éducation la destinait à de tout autres climats, matériellement peut-être, spirituellement surtout. On m’a raconté qu’à la naissance de ses enfants la’ sage-femme du village, vieille et ignorante, était seule auprès d’elle. Elle n‘a pamais eu de mère, ni un être maternel pour veiller sur elle. Aujourd’hui, l’on me dit qu’elle serait décidée à garder son mari à Vargskär. Or, il peut fort bien vivre encore trente ou quarante ans. Quel avenir pour elle, y avez-vous songé ? — Oui, murmura Célia. J’ÿ songeais précisément à l’instant. ' ; . —- Avez-vous; réfléchi que c’est une bien jolie femme? On n’y pense pas toujours, parce qu’elle fait tout pour endétourner l’attention. Elle devrait quitter ce foyer dévastée Elle a encore droit à la vie. et à im peu de bonheur. ? . Mais Célia -s’écria: ■' -- " Comment osez-vous parler .ainsi; pasteur? N’avez-vous, donc point écouté l’Evangile de ce. matin, à la Messè? Ne?savez-vous donc.pas ce qu’est le mariage? Un sacrement, un lien indissoluble! Je.m’indigne, àvous entendre. - * Il reprit plus doucement. — Lés enfants aussi me font grande pitié. —e Est-ildonc préférable, dit Célia, que l’homme vive sans épreuve ni tribulation? Ne vaut-il pas mieux quedès l'enfance, il‘apprenne à lutter? Ces enfants seraient infiniment plus à plaindre s'ils vivaient fastueusement, mais dans un milieu sans principes. . - — II est difficile de connaître toujours la route qu’il faut prendre, dit-il. Nous ne sommes tous que poussière. Puis, il prit congé d’elle et disparut dans la nuit. Célia resta un moment sur le perron, â écouter s’éloigner ce pas mâle sur le gravier de la cour. ■ < • Wilhelmi avait deux kilomètres: à faire, à travers bois; son habitation, des plus modestes, était voisine du petit temple, modeste également, où chaque dimanche il prêchait, écouté par une vingtaine ou une trentaine dé villageois, de paysans et dé frustes pêcheurs. Il vit dé loin luire une lueur vacillante à l’une des fenêtres de sa maison : ce devait être Noëmi qui l’attendait, gardant au chaud pour lui 1 quelque boisson réconfortante; la sollicitude de sa sœur le toucha. Mais elle le reçut extrêmement mal. En quelques mots, il lui rendit compte des événements de Vàrgskar etpromitde plus amples détails pour le lendemain, car il “était fatigué, — Je ne suis pas lé moins du monde curieuse, répondit Noëmi, revêche: ‘ Dans un mutisme obstiné, elle-lui servit, d café et reçut ses remerciements. I,but accablé enfin sous le poids de cette longue et rude journée. H n’avait rien éprouvé de cette fatigue, lui sem-blaiteil, lorsqu’il s’attardait encore inutilement à Vargskär, auprès de Célia, sous les quelques étoiles espacées d’üne nuit brumeuse. Il eut un mouvement de joie à savoir la vaillanté jeune fille auprès de ces Sneckerstrom, dont. son _ cœur était si plein, et de la sentir leur gardienne. Mais Noëmi, n‘y résistant plus, le tira de sa méditation : . — Eh bien, as-tu au moins entendu un bon sermon, là-bas? . . — Il n‘y a pas eu de sermon. La vieille fille reposa sur la table les assiettes qu’elle venait d’enlever., — Ah, c’est donc ce qu’on m’a toujours. dit1 Aucune parole chrétienne, rien que des simagrées et génuflexions, de l’encens et du charabia latin. Tout ça, c’est du pur paganisme, , mon bon frère. — C’est une impression quine m’estpas venue. — Tu n’es qu’un naïf, reprit-elle.: Et crois- -moi: neste commets pas. trop avec ces gers-là. Ta place n’est pas chez eux, ni à’leurs prétendues messes. On finirait par, ne pas être, contents, , nous autres. —- On s’est plaint? . ,. " . - Pas encore. Mais je,pense que mon devoir est de t avertir et de te mettre un peu en garde. A bon entendeur, salut. Sinon, tout finira mal. Ce ne sont que des. arriérés, ceux de là-bas, ces catholiques; les uns fous, les autres guère plus sensés, crois-moi; W—e? Un peu-avant Pâques, Auguste de Snecken-strôm se trouvant encore à la maison de santé. Paula alla faire ,à Stockholm, avec Célia et les enfants, le séjour qu’elle se promettait depuis longtemps. C’était la première fois-que la fille du riche armateur Burchwedel, qui avait été un important personnage à Stockholm, séjournait dans sa ville natale, sans se permettre tous les luxes, auxquels l'avait habituée son, éducation dans la maison paternelle. Il-fallait maintenant économiser. La maison de santé-coûtait cher, et la vie à l'hôtel, à quatre, représentait également une grosse dépense. Les enfants devaient se préparer à . leur-première communion, il était donc question d'un séjour de deux mois environ. Paula choisit une pension confortable mais modeste. Chaque matin, Célia menait les deux petits chez l’abbé Friedner, puis elle repassait avec eux i leurs leçons. Les explications- de Célia plaisaient J beaucoup à Hans et à Vanna, Ils étaient appelés, . leurdisait-elle, à vivre dans un pays, où .leur^foi ' était mal interprétée; calomniée même. : et cela,. précisément, c’était pour eux une vraie chance, 1 une grande grâpe. Car, vivant en étrangers dans leur propre patrie, ils s’habitueraient d’autant plus facilement à l’idée qu'on n’est qu’un étranger en ce monde et que la vraie grande patrie e se trouve qu’au delà, . ' Cette qualité d’étrangers, de passants, d’êtres mis à Rartplajait frt aux petit. _ Clia les mega au cimetière catheligue,wrai petit pars gù des giseaux gazoillaientA la üme des grand? arbres verdoyants, et gù les .pierres tombales portaient les noms les plg§ divers et les plus qurieux; Frangais, Allemands, Polonais, ltaliens. Portugais.,,Fl tgus es merta lpur disai Célia. étaient ses gens de leur praPTe, । fepar U ‘fait des amis, les vrais compatriqten altengani tqus de voir unpW Hans -parmi Eux. au Cisl Vanna, épelant ayidement-les noms, se figurait distinguer gettemen a, iphareienemjade shagun de ces amis,, inconnus .fraugais, pelonais,portgaigh. ’ ; , " - D’aillsur, tout était plaisant "à Steekhelm Lengtempe ge printemps,, fut" nemmé entre tous les jolis printemps, celüi dev Délise, * • " "" 4 4 LES MELES DU SEIGNEUR ' 61 Eril n’y avait pas gueles morts, mais eneere bien des vivants charmants, a connaître. L e grand-père Burchwedel ‘avait eu unfrèna,’ banquier.; Le fils de celui-ci cousin germain de Paula, était, banquier également. La famille de Vargskär était chaque «jour la bienvenue à son foyer, où en retrouvait toute une bande dl’en-fants. -i ' -iip. ■ Le banquier avait installé sa progéniture dans un appartement situé auedessousdu sien et qui y était relié par un escalier‘tournant. Chaque soir, en rentrant. dé ses bureaux; il; né manquait pas d’entrer d’abord inspecter sa petite bande. Il se frottait les plains dès le seuil de la porte et exhortait lés enfants, de sa voix forte et enjouée. — Allez-y, les gosses! Amusez-vous! • Vanna surtout ne manquait pas d’obéir à cet agréable commandement.. - n La grande galle descousins Burchwedel figurait tout ce qu’on voulait jusqu’à un océan sous là tempête. On y renversait des chaises, pour en faire un navire de pirates, pourchassé par l’ennemi, A bord;. Vanna et le jeune Oscar Burchwedel lut- ’ taient. contre‘les flots qui menaçaient de submerger leur galère. Parfois,, on sombrait, et nse sauvait sur un îlot désert, où l’on mourait de faim et de soif.../ , ," .—• Et toi, Hans, tu ne-vienspas?. Mais Hans; ayant découvert l’admirable bi bliothèque des cousins, était plongédans les livres et méprisait les jeux. Qscar Burchwedel, plus âgé que lui de deux ans, eut dûles mépriser également, maïs fl ne lés méprisait pas. Il avait, au contraire, fait de Vanna sa compagne assidue. Chaque jour, en rentrant de l’école, fl se précipitait : — Vanna est là? Pour changer, on jouait aussi parfois aux Bohémiens, qui volent les petits enfants; on se blottissait sous une tente faite d’un tapis de table et de deux chaises; on se serrait l’un contre l'autre, en chuchotant : il ne fallait pas attirer l'atten-faon. Un jour, Oscar, sous la tente, déclara : ’ ' — Vanna, quand nous serons grands, je t’épouserai. Vanna réfléchit : ’ — Est-ce qu’il faudra venir habiter tout. le temps avec toi? ? „ — Oui, comme aujourd’hui. Ça se fait tou- jours. — Eh bien, non, je ne veux pas. — Sotte 1 . . Immédiatement, la main leste de Vanna tapait en plein sur la joue de l’épouseur, et la bataille se déclanchait. La bonne d’enfants des Burch-wedel était obligée de sévir. ■ . .... -— Vous n’avez pas honte, Oscar, de vous battre avec une petite fille? — Je ne suis pas une- petite fille! hurlait Vanna. Et je veux me battre! ’ ; . — Vous êtes une petite sauvage, et voilà tout disait la bonne. Et le soir, Célia tenait .à la jeûne sauvage des propos sévères; les larmes.de Vanna coulaient. •— II faut prendre sur toi, ma petite Vanna. — Mais je prends tant que je peux, Célia, je t’assure, je me retiens. Je me retiens! Et le lendemain, les rixes recommençaient, car Oscar né voulait pas cesser de taquiner Vanna au sujet de ce fameux projet de mariage, et le soir Célia devait gronder de nouveau. Mais en । fin de compte, l’abbé Friedner n’était pas mécontent de la petite fille. Il avait foi en sa bonne volonté et avait même affirmé à Madame de Sneckenström qu’il n’espérait pas moins d'elle que du studieux Hans. Le grand jour fut fixé au ; début de juin. Devant l’autel, Paula eut la joie de s’agenouiller à la Sainte-Table entre ses deux enfants, recueillis, heureux. Quatre'jours plus tard, on reprenait le chemin de Vargskàr. Le printemps des Délices était passé. . , Hans et Vanna sentirent alors soudain que, malgré tous les plaisirs; il y avait en eux la'nostalgie de leur chère maison. Les joues enflammées, les yeux brillants, plus oh en approchait, plus leurs cœurs se gonflaient a l’idée derevoir chaque coin et recoin aimés.’ De la voiture qui était venue les prendre à la station, ils épiaient le moment où • h . . " 5 ëëëenëNHC.2 * F-we ■ 3 ' ,‘05-0 . 64 LES MEULES DU SETGNEUR k -'/■■■ ' ' paraîtrait au loin le grand carré blanc au toit de tuiles noires, entouré de hauts arbres. Ce fut avec des cris de joie que Hans et Vanna montèrent l’allée et firent le tour de la grande cour, pour s’arrêter enfin devant le perron et se jeter hors de la voiture. Le long de la majson, les plales-ban-des, qu’on avait, en partant, laissées noires et nues, s’étaient couvertes de fleurs les plus exquises : pavots. jaunes et blancs; myosotis, ciels minuscules; pivoines pompeuses et odorantes; et des pensées, des pensées, les fleurs préférées de leur mère, et qui, disait Vanna, ressemblaient tellement à des visages de vraies grandes personnes... 4'.' b » -Gge3 r 252 ÿ Hsge 3, : ", -o > E - Mais les enfants n’avaient pas été seuls à faire fête au beau printemps. Pour Paula, ces deux mois avaient représenté une précieuse détente, des vacances inespérées. Depuis son mariage, jamais elle ne s’était sentie aussi libre, aussi jeune, ; el Chaque matin, elle se réyeillait,. sans craints sans angoisse. Quel plaisir, rien qu’à se premene . eans ies rues e - 22 <■- 232 S-e LES MEULE BU SHIGNELR /62 alnit au concert avee des amis, se gorggait de musiques ellesertait ausiparfeislesoir, renuant queleues reaionsperques, retrouvant des affeç-tions douces et gaies. Avee -étgnnement, elle changer jusqu’à son extérieur; ell redevenait jolie, fraîche,., - . Sop çousjn Burchwedel lui avait fait comprenr dre la nécessité de placer Auguste de Sneekenr skrëm sous la direction d’un conseil jusiciaire etde prendre elle-même en maihs les guidas du ipépage» - Ma chère Paula, tu as perdu douze ans à rêvasser. Il faut enfin débuter dans la vie. ' • Elle donnait raison au sage.sousin et savait purtapt gue ces dwe apnées n’vaient point été perdues. Que de leçons apprises : aujourg’hui, g’étajt bien grâce à ellesr qu’ellecpmpiençait ¥se - sentir une femme faite. Un souffle de.fprcel’em-Rlissait; ettout le bonheur d’une confiance en sei enfin acquise. . Quant à Rurehwedgl, il lui était fort agréable de rendre service à sa cousine, Adelescent, il avait eu une belle passion qu’il n’avait: avouée pour eette petite demi-italiennes semblable à u gisean exotigue et rare, Tov ça .s’était tassé. Il se yoyait aujpurd‘hui,le plus content; des hommes, hien marié; pourvu d’une bande d’enfants sants. Sa femmelet lui se trouvajent Rarfaitment d’aseerd pour plaindre la pausre« Paula gu. selen eux, avait su si. mal, arranger son ‘existende Burchwedel aimait son, fqyer, ia -rentrapt, fali- Pourquoi repousser l’idée suggérée? Voir Vanna rentrer dans sa propre famille, parmi ces Burchwedel, ‘ dont son père lui avait semblé, le ‘meilleur, cela n’avait rien pour déplaire à Paula. Souriante, elle laissa son cousin échafauder des projets, et lui promit que Vanna, chaque, année, irait passer quelque temps dans la maison du banquier, pour bien se familiariser avec tout son monde. : . — Il faut aussi que je la surveille, dit-il. Crois-moi, vertueuse amie, c’est une petite fille qui saura vous glisser entre les mains si cela, lui plaît. Pourtant, au fond, elle est de bonne souche. Nous autres, Burchwedel, nous sommes sains comme l’oeuf frais pondu, de bonne composition et de sentiments solides' • Le jour où, après une‘absence de près de trois mois, Paula rentra à Vargskàr avec ses enfants et vit leur bonheur exubérant, elle sentit que, malgré tout ce que cette absence lui avait apporté dé réconfort et de joie c'était bien chez elle qu’elle rentrait. Semaines délicieuses de Stockholm, promenades charmantes et douces amitiés, causeries familières avec le cousin au cœur, bon et dévoué. Chers , souvenirs... Et cependant, dès le premier instant du retour, Vargskär lai reprenait. C'était sur la roche-aux-loups qu’était sa place. , Etrange pays d’âpre solitude, qui repousse et attire à la fois. Plus elle ÿ vivait, — le savait, elle le sentait bien, — plus il se faisait son maître. L’hbrizon b fréquémment gis ët sévère la mer bfimeüse, e lesivofllërs étaient rares, -poutellé de mystériëut ami. Ihexplicablemeht: il caliniënt èn elle-les sourdës inquiétudës qii n’étalent peubeétre qüëlappelde la. Vie, l-qüielle éllë vait fëhohcë, àlaqüelle ellé bülit renenker. . En fontht lesmarches de l’escalier de gaiit à balustrade de fer forgé, en pénétrant sous Tan-tique ponte dé son foyer. Mine dé SheckénÉtrom se rëmémorait lés heureuses semaines èdüléès. Mais déjà, en quelques instants, tout cela étit devenu lointain. Vétilles, vanités. Là rude in-flüehice de la mison de ces ancêtres inconnüs; dé eës farouches catholiques, dont le cousin Burh-wedel mettait en doute jusqu’à l’existence, mais dont elle, autour d'lle, sentait bien là préserice, reprenait tout son pouvoir surPaülâ. . ' Encoré une fois, elle se donna raison, d’avoir opté pour lé devoir, pour l’ingrate tâche dé garder son mari à son foyer, èt dé veiller, pour lui, à son bien.. . ' ' Célia regardait lés enfants courir de plalëse bndës.efiplales-bndës, de bosquets en ‘bosküets, de la cuisine à éurle, du jardin à là kertassé, et Se précipiter enfin,, avec des hurlements depeaüxa rouges, à là rencontre dé Wilhelmi qu'om aperce^ tait, montant l’allee à graridspàs, pressé devénir sluër sës is. Ellè s’approcha de sa mîtresse S ==E vts-üême;chere Madame, qüellë him- LES MEULES DU SEIONNEVR 69 pressie gela vous fait- de rentrer? Etgsavous abntente, vous aussi ? ; — Tout est pour le mieux ma Célia. Puis elle s’inquiéta î /. — Mais; vous; mon enfant? Voici bientôt l'automne, il vient vite» et après ce sera ehcore un autre long hiver.. Saurez-vous nous rester? • — Comment, moi? Et Célia d'érlaterderire. Ne sait-or dne pas que Célia ressemble à ces herbes qui poussent et se plaisent partout? Stockholm, parfait, avec teus ses agréments, c’est entendu. Mais tout aussi parfaite, la vieille roche sous les Vents du Nord. Ces vents, eux-mêmes, on peut les aimer. Puis il y a des journées de soleil, voyons... Et après avoir ceint un grand tablier blanc, Célia se mit à ouvrir èt à vider les malles qu’on montait. III . M. de Sneckenström devait- quitter le sanatorium et rentrer chez lui au mois d'août, dans un état de santé, assurait-on, relativement satisfaisant. Avant son arrivée» Paula décida de faire à fond l’inventaire de la maison. Il lui semblait n’avoir que trop manqué à ses devoirs de maîtresse de maison depuis douze ans, trop absorbée qu’elle avait été par ses chagrins. On fit venir des ouvriers. Le grand corps de logis de Vargskär retentit de coups de marteau, fut empli d’âcres odeurs de peinture fraîche et de térébenthine. Toute la journée, Paula et Célia visitaient combles et greniers. Puis, cette tâche menée à bonne fin, Paula fit une tournée chez tous les fermiers ou autres tributaires de Vargskär, rappelant à chacun une foule d’obligations diverses qui, depuis des an- nées, étaient tombées peu à peu en une désuétude plus ou moins complète. — Je souhaite, dit-elle, que tout rentre dans l’ordre. Mais comme compensation je vais m’appliquer, un peu mieux que par le passé à rendre service à chacun. Un beau jour, on vit donc venir de Nyckeln. chef-lieu du district, le docteur Garenberg, prié par Mme de Sneckenström d’installer chez elle une pharmacie de premier secours. Il fut décidé, ■ en outre, que tous les quinze jours le docteur ge viendrait à Vargskàr donner, aux frais des châ telains, une consultation à qui se présenterait. D’accord avec son cousin Burchwedel, Paula 7 2 fit mettre en état, dans l’aile du château où se . ; trouvait située la chapelle, une grande salle, depuis longtemps désaffectée, et où, dorénavant, elle et Célia recevraient, chaque semaine, ceux qui / EM, g.k voudraient venir leur demander conseil, aide et direction. On y ferait des cours de coupe, des lectures, certaines démonstrations utiles. Unenou-velle ère d’activité s’ouvrirait Cans la digne et fière, maison isolée. A côté de là grande salie de réception se trouvait une toute petite pièce que Paula ne put résister à l’envie de faire aussi remettre à neuf. C’est là qu’elle se proposait de se retirer elle-même. Elle y fit porter son secrétaire, meuble superbe hérité dé .son père, une armoire à livres, un prie-Dieu, un grand .fauteuil sculpté, deux chaises. Les murs, simplement badigeonnés à la chaux et teintés de bleu pâle, furent décorés d’un.crucifix et d’une image de sainte Monique, don de son oncle, le Père Carlo, jésuite romain. Cet oncle était l'unique relation que Paula eût gardée avec sa famille maternelle. De la petite pièce bleu pâle, on pénétrait directement dans la sacristie. et de la dans là chapelle, où bien des ; soirs Paula devait se glisser, insensible à la fuite des heures, plongée dans une de ces méditations solitaires qu’elle aimait. Jamais la chapelle ne l’attirait autant qu’en ces heures tardives. Elle allumait un ou deux des .cierges de l’autel. Elle sentait alors en elle une effusion de paix et de douceur dont rien n’approchait. , Paula, à cette époque, avait un peu plus de trente ans. Elle se voyait entrer dans une nouvelle phase, de son existence. Les enfants grandissaient et bientôt ilsiallaient pouvoir la juger, là critiquer. H fallait qu’elle fût attentive à ne jamais leur être d’un mauvais exemple. Mais sentant en soi des forces ihcorinues jusqu’alors, elle ne pouvait se lasser d’en remercier Dieu èt sè laissait aller enfi à la douceur d’une grande confiance. Au mois d'août, ainsi qu’il avait été dit, le malade rentra à Vargskär. Les médecins ordonnaient pour lui une existence des plus calmes, recluse, sans rapports avec l’extérieur, une seule personne devant s’occuper de lui. Il se trouva que Célia avait déjà examiné le problème et organisé l'existence de Monsieur, de cOneert avec le vieux Lars. Celui-ci, toléré pàr le fou, s’installerait auprès de lui, et Paula n'aurait qu’à y faire deux ou trois visites par jour. Pàiila dut céder : quelle douceur de céder, pour une fois ! Hans et Vanna avaient soigneusement évité toute rencontre avec leur père, lors de sa rentrée au foyer. . — Papa va mieux? demanda Hans à sa mère, le sourcil froncé. — Oui, mon petit. — Mais, guérira-t-il pour de bon? A la réponse négative de sa mère, un mouvement de révolte secoua l’âme de l’enfant. Tout le beau printemps des Délices lui sembla tout à coup une énorme supercherie. Car pourquoi accorder ces semaines heureuses si c’était pour vous replonger ensuite d’autant plus cruellement dans l'angoisse ancienne et trop connue? Il savait d’avance la réponse : toute épreuve est pour ton plus grand bien. Mais il réfléchit : et si l’on n’en voulait plus de ce fameux grand bien? Si l’on se disait : j’en ai assez, là, je ne veux plus. Je ne serai plus ni patient,. ni généreux, je ne tâcherai plus de tendre à la perfection. Tout ça, c’est des ehimères, je m’en doute depuis longtemps. Fini, désormais. Si, pour de bon, bravement, on pensait cela? Il s’effraya d’oser porter en soi un sentiment de révolte aussi hardi, nourri de blasphème. Mais cette hardiesse mauvaise n’était pas sans délectation secrète. Il se sentit fort. Le soîr de la rentrée de son père, il s’endormit toutefois en pleurant. Larmes silencieuses, soigneusement cachées à Célia. Je ne sais pas ce que je veux, se disait-il déjà de nouveau, plein de désarroi. Mon Dieu, comment savoir? Je ne me fie plus aux conseils qu’on me donne. Pourquoi? Et je suis malheureux. — Il faudrait choisir une voie, et que ee choix 8 fût absolu, définitif. Seulement, je ne peux pas choisir. Il vaudrait peut-être mieux choisir de devenir mauvais, de ne plus jamais résister, ce serait plus facile; mais je n’ose pas, au fond, je n’ose ■ pas — voilà la vérité. Attendre, se dit-il, finalement, voir venir, gagner du temps. On verra. Deux ans après, Vargskär connut un événement considérable. L'oncle italien, le Jésuite, ce- j lui avec lequel Paula avait toujours été encorres-pondance affecbueuse, vint y faire une visite. . C'était un petit homme à la figure toute mince, aux yeux d'un noir de jais, qui eussent pu sembler terribles, si un bon et fin sourire ne les eût volontiers-éclairés. A Hans et à Vanna, il sembla très jeune, mais Célia leur dit que, malgré sa jeunesse, c'était a déjà en théologie im véritable savant. Et les yeux ] de jais savaient.se faire aussi'très graves, chargés # alors, disait Célia, de toute là connaissance qu’ils avaient acquise du monde entier, monde d’erreurs, 3 . de vilenies et de défections.' 1 , A l'office, lès conversationsne tarissaient pas au-sujet du jésuite. . , Car la cuisinière se trouvait en savoir long sur ' ces mystérieux personnages : cesont des: sorciers, a affirmait-elle, qui exécutent des tours de force ex» -traordinaires, qui; font croire tout ce qui leur plaît à n’importe qui,-Us né reculent devant aucun crime, ils portent des poignards cachés au fond de leur crucifix... On ne pouvait nier que celui-ci semblât très brave homme, très poli même, mais sa présence dans la maison n’était tout de même pas rassurante. ■ 11 HISd Hans et Vanna écoutaient bouche bée ces racontars excitants, mais quand Célia en eut pris connaissance elle se fâcha pour de bon et affirma, fort en colère, que cent personnes du poids de la cuisinière et de toutes les servantes réunies ne sauraient valoir devant Dieu ce que valait ce seul'jésuite. Car il avait voué sa vie à la. perfection. Ainsi le père Carlo, malgré sa science, immense,, était tenu à l’obéissance la plus stricte. Il lui était défendu de posséder quoi que ce fût; et il4 lui était également défendu d'attacher particulièrement son cœur à qui que ce fût en ce monde. Il avait accepté toute abnégation et sa vie était, en fait, une vie héroïque et, exemplaire entre toutes. •Comme toujours, les explications de Célia plurent beaucoup. Une vie héroïque et exemplaire avait bien ce qu'il fallait pour monter l'imagination de Hans; mais Vanna, surtout, n’arrivait plus à détacher ses regards de l'oncle fameux, discuté,, et même diffamé par les uns, loué par-dessus tout par d’autres. Elle avait, avec chagrin, retenu surtout cette idée qu’il était défendu à l’oncle admirable d’attacher son cœur à qui que ce fût sur terre, ? , Vanna sentait' qu’elle aimait son oncle avec une force ‘nouvelle et inconnue. Le père Carlo se promenait souvent sous beis aveg Hans et Vanna j i se véjouissait sl’y eueillir et decon-naître des fleurs qui ne poussaient pas, disait-il.. en Italie. Il souriait aux fleurs, aux oiseaux, à toutes les bennes senteurs, à tous les bruissements délicieux de la forêt merclique. On bavardait avec vingt mots d’italien qu’il leur apprenait, et vingt mets suédois qu’il avait acquis lui-même. Mais, malgrétout gela, son cœur restait donc détaché? L'idée de ee détachement faisait mal à Vanna. Célia, questionna-t-elle avidement, moi qui ne suis qu'une petite fille, il est sûrement permis à un jésuite de m'aimer beaucoup? Oui, oui, certes, mais pas plus que d'autres, et seulement en Dieu, — Vraiment, il ne peut préférer absolument personne? Peut-être lui est-il permis de préférer lés pires pécheurs, afin de leur venir en aide. Vanna, songea. Puis: , ' — Etcomment faire pour en être, Célia, de ces pires pécheur? = Ma pauvre Vanna, disait Célia, Dieu vaille que un‘y arrives jamais. Et cela était déchirant, Qn n’en sortait pas, • Partout majntenantVanna épiait le père Carlo, le guettant, lui rendant mille petits serviçes, reçu» W sop merci affeeteux qu’elle sentait pourtant, en effet, détaché de ces; petits ziens terrestses et quelle n’arrivait pas à fixer comme une attention pour elle seule. Souvent aussi, on voyait le Jésuite en conversation avec Paula; de la grande cour, par la fenêtre grande ouverte de la chambre bleue, on pouvait les voir causer ensemble, et Vanna ne se lassait pas d’observer sa mère et Je religieux, lui sévère et grave, tout de noir habillé, tout droit assis dan le grand faüteyil‘sculpté près de la tble à écrire, tandis que Paula restait as sise devant lui sur un, tabouret bas qui la faisait paraître tout petite, la tête penché, attentiv et recueillie, Que se disaient-ils? L'enfant comprenait ! vaguement que c'était des choses essentielles, de ces choses qu’on ne saisit pas, de ces choses qui ne sent pas de ce monde, sans doute.., . Le jour de son départ, Carlo fît dire aux enfants par* leur mère'qu'ils ne devaiént iamais oublier d'avoir recurs à lui, dans quelque? circons-tances‘que pût les mener leur future existence : il serait toujours à eux, il ne cesserait de prier pour eux et de les attendre. Et cet adieu solennelsembla à la petite fille plus triste que tout. « Quand je serai la pire des pécheresses, songeait-elle, j'irai à lui, et peut-être alors m*aimera-t-il enfin tout à fait fort... . . La Voiture avança aussitôt après le déjeuner. C’était un vendredi et le père Carlo n'avait pour ainsi dire rien mangé ; Vannal'avait observé avec désespoir. Il bénit sa, nièce, ‘Célja, et les enfants agenouillés, mais Vanna, n'y tenant plus, se releva. 78 LEs MEULES.DU SEIGNEUR se jeta, la tête la première, sur un canapé et sy blottit,-éteuffée de sanglots.. . Elle entendit Hans lui souffler : « Tu n’as donc pas honte? » Puis Célia là souleva, essuya les larmes qui l'aveuglaient, sans réussir à les arrêter. Sans le voir, Vanna devina que le Jésuite s'approchait d'elle. Elle sentit line main ferme se poser'sur sa tête et elle entendit le murmure d’une dernière bénédiction, puis le roulement de la voiture qui s’éloignait. Hans disait, très digne, désapprobateur : — Tu as une jolie conduite, mioche! — jamais, hurla-t-elle, jamais je ne pourrai l’oublier. Jamais plus je ne veux, jouer, ni rire. — On ne perd pas son équilibré comme ça. — Je m’en fiche, tu l’entends. Je veux l’aimer, et je l’aimerai toujours. — Quelle petite fille! songeait Hans. Se laisser ainsi aller à ses sentiments! La même année, à l’automne, il fut décidé que Hans entrerait enfin au lycée d’Upsal. Bien entendu, on aurait volontiers envoyé le jeune garçon a. Stockholm, où la maison Burchwe-del lui était ouverte. Mais Upsalse trouvait plus près de Vargskär. En outre, Paula n’avait pas oublié la promesse de Mme Skarlin de recevoir chez elle et de surveiller le petit Hans. Elle écrivit donc à la femme du capitaine, la suppliant de bien veiller surtout à ce que Hans gardât ses habitudes de piété et de prière. Mme Skarlin répondit, maissen se contentant de régler les détails pratiques de l'existence à venir de soh jeune pensionnaire et de lui souhaiter la bienvenue. Elle se réjouissait pour son- propre fils, disait-elle, de cette future camaraderie. Paula avait projeté de mener elle-même Hans à Upsal. Mais, à l'époque voulue, l’état de son mari inspirant quelques inquiétudes, elle ne crut pas devoir le quitter; ce fut le pasteur Wihelmi qui se chargea d’accompagner le jeune garçon. On décida aussi, pour faire plaisir à Hans, que sa soeur serait du voyage. . Avant son départ, Paula appela à elle son fils dans la petite chambre bleue. Elle lui dit tout ee quelle attendait de lui, qu’il devînt un bon I exemple, un bon camarade pour Adolphe Skarlin, ' et qu’il s’efforçât toujours dé garder la droiture E et la pureté de son âme. Voici qu’il faisait son i premier début dans la vie, si dangereuse et si pleine d’écueils; il rapprendrait peu à peu. Cette dure vie, il fallait qu elle devînt pour lui celle d’un p. chrétien et d’un homme dans toute l’acceptation i. . 6 iki du met t d’un être gui ne sautait ni tiehex, ® mantr, ni se déraher.à un elavoir. । , Hans était resté debout. Son regard évitait celui 1 de sa mère, qu’i n’était pas sûr de pouvoir sou- -4 kenir. Mais tout en écoutant Paula, ses yeux erraient autour de ee wisage,, y cherchant quelque • chose de défini : l'auréole de sainte qu’il ÿ avait 4 vue une fois et qu’il aurait voulu revoirencore. i < Ma. mère ne sait plus qui je: suis, se dit-il avec un chagrin soudain lancinant. C’est parce que j‘ai changé et suis devenu mauvais qu’il { nem’est plus permis de revoir Fauréole. C’est un ( signé de Dieu!... » Et, se rendant compte qu'il ï allait être dorénavant séparé de cette mère ado- 1 rée, une envie terrible montait en lui de redevenir -l’entant tout petit, confiant, et si proche d’elle, qu’il avait été au temps où elle le tenait encore i sur ses genouxet lui parlait dés légendes du vieux l Vargskär, des martyrs de sa foi, de l’avenir 1 qu’elle espérait pour lui... Ses yeux s'emplirent f de larmes; ilsouhaita violemmentressentir encore une fois les joies célestes des anciens rêves, et le 4 mystêriux élan ï de son âme du jour où il avait ] senti, compris, ce qu’était cette mère- admirable. Comment forcer la porte du paradis perdu? h Et il éprouvait aussiun grand désir, de faire plaisir à sa mère, de lui apporter une satisfaction incem- j parable. Comment e» trouverle moyen? i — Maman, murmura-t-i à touthasare. j‘ai quelquefois pensé que quand je serai grand... je voudrais devenir prêtre. Oui. ü Jamais il n’y avait songé! Et il eut peur 4e ses propres paroles à l’instant même où elles furent prononcées. Peut-être s'était-l irrévocablement lié?.. Et pourtant, au fond de cette peur même, il y avait un vertige bienheureux, là secrète con-vietion qu’il' avait toujours voulu faire de sa vie quelque chose d’exceptionnel, de superbe, et que, malgré tout, il ne mentait donc pas. Il s’attendit a voir levisage adoré de sa mère se transfigurer de joie. Mais sa mère resta d’abord silencieuse. Puis elle répondit d’une voix faible : Tu ne peux pas encore te prononcer sur une chose aussi grave, mon enfant? Elle l’embrassa avec tendresse et le renvoya ensuite retrouver sa sœur. Ce fut tout. Hans en eut une vague déception. 11 sortit lentement. Pourtant au fond, il était heureux d’avoir osé affronter un grand risque. La premièrer impression, de Paula à la décara-tien inattendue de Hans s’était traduite par un Serrement de cœur. Elle se le reprocha vite, mais n vàin. Ah! elle avait entrevu et rêvé pour son fils un tout autre avenh! Un jour, Vargskär serait à lui. Il devrait s’y. établir, s’y marier, y faire souche. Issues de lui, de futures générations de catholiques fidèles iraient porter vers les siècles à venir l'héritage spirituel des Burchwedel de la légende. Par lui, par Vanna aussi, mais surtout par lui, on verrait poindre enfin pour‘le pays une aube nouvelle, après tant d'années inactives et nul-les, après un si long crépuscule. Car qui pouvait savoir jusqu’où n'atteindrait pas, en se répercutant, 1’influçnce future d’une grande famille catholique, bien établie, bien équilibrée sur le domaine de l’ancienne Roche-aux-Loups? Les rêves les plus ambitieux étaient permis à ceux que Dieu choisirait pour accomplir ses desseins. Et toujours elle avait espéré que son fils serait de ceux-là. Avait-elle donc été trop présomptueuse? La leçon, en ce cas, n’avait guère tardé à se faire sentir. « Comment, se dit Paula, oserais-je donc ne point considérer comme la plus belle des, vies une vie consacrée exclusivement à Dieu? » Elle avait jadis choisi un mari à son gré, envers et contre tous; et elle avait accepté ensuite sa dure punition. Fallait-il donc fois, qu’elle renonçât aussi à choisir pour son fils, qu’elle renonçât à la belle part qu’elle avait espérée pour lui et dont elle était. d’avance si fière?... Elle sentit toute sa chair se révolter. A quelque distance, jouant avec sa sœur, elle pouvait entrevoir ce bel enfant, bien musclé, fort pour son âge, avec ses traits déjà dessinés, son joli front, les beaux yeux des Burchwedel: Elle en était fière. Dans quelques années, ce serait un jeune homme accompli, prêt aimer quelque jeûné fille charmante, digne de lui, et qui saurait apporter un peu de bonheur dans la maison des ancêtres. Comment arriver à y renoncer? Mais elle ne réussissait pas à vaincre sa détresse. — En somme, se disait-elle, eh dépit dé sa résignation voulue, il n’a que treize ans. Quelle importance attacher aux souhaits ou aux dires d’un enfant de cet âge? Le soir, elle appela Célia : , — Dites-moi, Célia, Hans vous a-t-il jamais confié un désir de se faire prêtre? La jeune fille vit les traits de Paula altérés par sa lutte intérieure. — Voyons, Madame, vous savez bien comme l'imaginationde notre Hansi trotte 1 II doit se far-ger à peu près un projet par jour. Et la mère se laissa calmer. Vanna exultait de joie à l’idée de voyager. Elle se disait bien toujours qu’elle n'oublierait jamais l'oncle Carlo, et que, de sa vie, elle ne saurait être que triste loin de lui, mais on'ne-pouvait tout de même pas y penser, toute la journée, et puis tout le monee n’a pas la chance extraordinaire de visiter Upsal. Les Skarlin devaient la recevoir pour un jour ou deux. On partit très tôt le matin, afin de prendre le premier train, à Nyekeln. Jamais encore Hans et Vanna ne s’étaient levés si tôt. Le paysage était encore estompé, par les dernières brames de la nuit, brumes d’automne qui se refroidissent dans les bas-fonds marécageux, jusqu’à se condenser et blanchir en un premier frimas givré. Sur les prés encore verts, on eût cru voir dé loin danser les 1 elfes, tant les brouillards bleuâtres flottaient en lignes gracieuses. Bientôt percerait le soleil”, encore chaud, bien qu’on fût à la fin de l’été, et vite, les elfes s’enfuiraient, chassées par l’astre qu’elles redoutent, comme chacun sait. Alors, lés petites feuilles dès bouleaux, jaunes et humides encore de l’humidité de la nuit, commenceraient à reluire et auraient l’air de millions de petits cœurs en or sus---pendus, et tressaillant au vent léger. Et ce serait le plein jour radieux, le plus beau des jours, le' jour du voyage! En voiture, Vanna avait pris la place d’honneur à côté du pasteur, à sa droite —- comme une grande personne, une vraie dame, avait-il affirmé, , , — tandis que Hans; sur le siège, leur tournait le ’ des, pour leur cacher qu’il refoulait ses larmes. Arrivés à Upsal, Wilhelmi conduisit d’abord Hans au lycée, où il devait. passer ses examens d’entrée, puis il revint prendre Vanna qui l’attendit chez les Skarlin, et lui fit visiter h ville. On fongea les quais plantés de maronzfersqui ber-dent, la petite rivière,on passa des ponts petites voûtes rondes au-dessus de l’eau brume, on visita le marché qui tentait bon lés chvux, des pommes, le poisson,, et un peU de pourriture... Puis on entra chez un pâtissier, car :« Tel est l’usage à Upsal », affirma Wilhelmi. Vanna ne s’en étonna pas. Elle avait visité une ou deux, pâtisseries à Stockholm, mais, dejoute évidence, les gâteaux étaient bien plus gros à Up-sal. Il y en avait de tout à fait fabuleux. Wilhelmi prit pour Vanna et lui une petite table ronde et commanda du chocolat. Il y avait du monde dans la salle, mais Vanna constata quelle y était la seule petite fille, Tout à coup, un grand jeune homme surgit d'une -salle intérieure et traversa la pièce en coup de vent, se dirigeant vers la porte de sortie; il semblait très pressé. Mais brusquement il aperçut Wilhelmi, changea de direction et, allant vers lui, lui frappa sûr l'épaule, avec un parfait sans gêne, l'air ravi. . — Et que fais-tu donc ici» mon vieux? — Et toi-même, Grégor? Moi, je suis censé faire mon droit dahs cette sale ville. .. . ' ' - Je croyais que tu allais être officier? — Bah! tu ne sais donc rien? Encore une carrière ratée! Vanna regardait ce singulier garçon de tous ses yeux. Appeler le pasteur « mon vieux » lui semblait d’une rare impertinence. Et pourtant ce Grégor lui plaisait, car à première vue on eut pu le prendre pour l’oncle Carlo. C'était la même figure fine, les mêmes yeux noir de jais. Il est vrai qu’il ne semblait rien avoir du sublime détachement de l’oncle italien, et sans doute, au contraire, devait-il être fort attaché aux choses dé ce monde; mais il avait quand même queque chose d'attrayant, avec ses regards vifs et malicieux. Vanna lui avait tiré sa plus belle révérence de Stockholm, mais il n’en avait rien vu, absorbé qu’il était par sa conversation avec Wilhelmi. — Et l'évêque, ton père? questionnait le pasteur. Toujours un lion, le roi des animaux, et qui n’a pas perdit ses griffes. Drôle de manière de parler de son père! Puis, aussi brusquement qu’il était venu : — Allons, au revoir, vieux Willy. Bonne chance! ' Et deux secondes après, la porté dé la rue se-• refermait sur le fils de l’évêque. Vanna dit : ' — Est-ce que cela ne se fait pas de dire bonjour aux petites filles? ' . — Comment, ma pauvre Vanna, il ne t’a pas saluée? C’est très mal. Au même instant, la porte de la rue se rouvrit. Il semblait bien qu’avec ce Grégor tput'devait se passer en coups de vent, car c'était encore lui qui revenait sur ses pas. Il se dirigea rapidement vers la table de Vanna et de Wilhelmi et s'écria : — C'est vrai! je n'y ai pensé qu'après, mais c'est bien ça, il y avait-une fillette avec tpi. C'est ta fille? Tu es donc marié? Wilhelmi fournit les explications nécessaires et Vanna tendit la main. Le jeune homme lui fit alors le salut le plus respectueux, demandant mille fois pardon, et du ton le plus sérieux, de l'avoir négligée tout à l’heure. — Je vous en prié, fit Vanna, egalement sérieuse, ; — Quel âgé a Mademoiselle, s’il n’est pas indiscret de le demander? ; — J’ai onze ans, Monsieur. — Onze ans, et moi dix-neuf. Quand vous aurez dix-neuf ans, il sera temps de nous marier. Voilà longtemps que j’y pense. \ Vanna répondit : - — Je n’ai pas l’intention de me marier. — Ali ! voilà ma guigne ! Encore Un mariage raté! Et il prit un air tellement navré que Vanna crut devoir se reprendre pour ne pas lui faire trop dé peine. , - - - - . . ' - 1* — Il est possible que je change d’avis, quand je serai grande, dit-elle. . , Grégor resta encore un bon moment auprès d’elle et de ifaelmi, me .manquant pas de h mêler à la oonversation avec la plus grande amabilit. Jamais encome personne n’avait témoigné à Vanna autant d’égards. Elfe n’était pas bieh sûre que ce ne fût pas un jeu, mais ce monsieur, continuait tout de même à lui plaires-beaucoup. Certes, il n’avait rien de ce qui rendait le Père Carlo plus adorable que toute autre personne, cette manière bien à lui d‘être comme absent au moment même ou il vous parlait, et rien certainement ne devait pouvoir empêcher M. Grégor d’attacher son cœur aux choses de la terre. Au contraire. Mais cela non plus n'était pas sans charme, Grégor disait à Wilhelmi : Tu te plais donc à la campagne? — Mais oui, beaucoup. — Un pays perdu, je l’ai vu, en faisant une croisière avec des amis. Un pays de pirates. Vanna, outrée, s’écria : : — Jamais de la vie ! Il n’y a pas de pirates chez nous! Grégor se tordit de rire : — Mille fois pardon. Mademoiselle, mis je vous assure c’est un pays très dangereux.' Et dans cinq ou six ans d’ici il sera tout à fait à y perdre la tête. Gare aux jeunes gens! Vanna sentit là un sous-entendu, mais, n’arrivant pas à le déchiffrer, se borna à garder un silence digne. Finalement, Grégor partit pour de bon. On se reverra, j’en suis bien sûr. Wilhelmi régla la note, pas bien grosse, car Vanna avait oublié les fabuleuses pâtisseries. En revanche, il lui offrit du chocolat à empovter et en fit provision aussi pour Hans : voilà une gentillesse à laquelle Grégor n’eût peut-être pas songé. — Parlez-moi de lui, dit Vanna. — Bah! dit Wilhelmi, ce bon Grégor n'a jamais été qu'un écervelé. Paula avait fait promettre à Hans qu'il irait, dès son entrée au lycée, se faire dispenser des cours de religion. Etant catholique» il avait une situation à part, Hans remettrait au directeur une lettre à ce sujet de la part de sa mère, Il avait semblé peu délicat à Paula de charger le pasteur Wilhelmi dé pareille mission. Aller présenter une lettre à son directeur, cela n’a l’air de rien. Mais lorsque Hans vit le grand bâtiment imposant du lycée, lorsqu’il pénétra dans lès couloirs interminables, où des groupes de futurs condisciples, et même de professeurs» le dévisa-‘ geaient d’un air inquisiteur, son courage sombra. Il résolut de remettre 1 expédition au lendemain, et de demander à son camarade Adolphe del’accom-pagner. Adolphe, étant catholique lui aussi, devait connaîtreles « trucs » nécessaires pour se faire dispenser de 1-enseignement luthérien du lycée,, Hans avait eu bien de la chance. Lors de son' examen d’entrée, on ne lui avait posé en matière religieuse que dès questions d’intérêt général, aux-. quelles il avait su répondre, avec prudence. Nul n'avait su, ni n’avait pu supposer que le jeune Sneckenström eût une situation différente de celle de la majorité des élèves. Dans la maison Skarlin elle-même, personne ne soufflait mot de catholicisme. Hans s’en était d’abord étonné'. Le soir, aucune prière en commun comme à Vargskär. H avait alors pris le parti de dire ses prières dans son lit, tout bas après qu’Adolphe, avec qui il faisait chambre commune, eût cessé son bavardage et éteint la lampe. . Le lendemain, il sentit qu’il n’oserait pas encore demander des renseignements à Adolphe, Ce- garçon gai, bruyant, insouciant, l'intimidait. Dans un" jour ou deux, je le connaîtrai mieux, se disait-il, et tout ira bien... ’’ i * Mais ce fut Adolphe qui* au bout de trois jours, rompit le premier cette trêve. La lettre au directeur du lycée était toujours dans la commode de Hans, sous une pile de linge. Les deux gamins se . déshabillaient, Adolphe dit tout à coup —Tu sais, Hans, j'aime autant t’avertir. Ni ici, ni au Lycée, un mot.de catholicisme! Je .sais bien que vous autres, vous êtes très pieux; vous faites venir la messe chez vous, etjcætera. Mais ici, ni vu, ni connu. Si tu laisses entrevoir qu’on n’est pas comme tous les autres, je te rosse à fond. Iajouta : • — Je suis plus fort que toi. Hans réfléchit. La menace ne l’effarouchait pas trop; en tout cas, il ne voulait pas s'en laisser imposer. II. savait qu'Adolphe.était plus fort que lui, mais pas tant que ça. — Comment t’es-tu donc arrangé • pour l'enseignement religieux? — Je l’avale. Luthérien, catholique, je m’en fiche pas mal. . — Et si je n’en fais qu’à mon idée? — Tu n’es pas assez sot, je suppose, pour vouloir t’attirer des embêtements, te faire traiter de papiste où de graine dé jésuite? ‘Bravant son camarade, Hans dit : —- Tout ça, ça m’est égal, je n’en ai pas peur. Mais d’un saut Adolphe était hors de son lit. Debout, face à face, raidis, les deux garçons attendaient chacun que l’autre frappât le premier coup. Leurs visages s’empourpraient. Puis, comme saisi dé rage, Adolphe se rua en avant. Longtemps ils luttèrent en silence, les mâchoires serrées, et finalement ils roulèrent par terre. Hans entendit Adolphe souffler : « Tu n'en as donc pas encore assez, sacré nom de Dieu?... » Jamais Hans n’eût imaginé, m ose, se servir ainsi de pareils inots, même ay nius fert de la eolere. Un GotLde révelte: le soutit eneove un instant Mais quand i sentit sa bquche s’emplir de sang, il lâcha prise et 1 éelata en sanglots.* — Moutard, va! fit Adolphe. i Cependant Adolphe aussi saignait des lèvres. 1 Sur le bord de sonlit, qu'il avait rejoint en boi-taat ilr'appliquait ‘à,retirer de son pied un éclat debpis du-plancher. Et maintenant les deux jeunes pugilistes pansaient leurs plajes en silence et bassinaient leurs égratignures. Enfin, Han erut devoir dire : . — Je n'ai pas peur de toi, tu sais. On recommencera. Adolphe ne r^eva pas le défi, — Sï tu étais un vrai camarade, fit-il, on ne se battrait pas du tout; on serait d'accord une fois pour toutes. Tu es un méchant, voilà tout. Hans compt enfin. La voix rauque d'Adolphe, où perçait une note de véritable détresse, lui dévoilait gu'il ne s'agissait point ici d'un caprice quelconque, d’une enviede domination, mais bien 4’w chose^vitale et sérieuse, d'un vrai çhags. Sa mère lui, avait recommandé d'être ben camarade. Au bout du compte, était-ce donc un si gros péché que d'assister à ces leçons de catéchisme, lthérien? Sil çédait à Æ prière d‘ Adelphe, il ft’ aurait plus de soucis pour cette fameuselettreà pemettre au directeur. Etmême plus de seucis du tout Fout s’arrangerait le mieux du mande. — Etmaman? se dit-il: Tant pis. Elle ne sait pas comment c'est, iei. Elle .creit qu’on arrange les choses comme on veut. ' Et il-promit à son ami de se taire, Adolphe, satisfait, se hâta d’éteindre et de s’endormir. Mais Hans restaslongtemps encor® éveillé, en proie à une lubte intérieure qu’il ne connaissait déjà que trop. Sedéciderait-il à tourner résolument le dos au bon Dieu, à en finir une fois pour toutes? . N’avait-il point déjà assez souffert? Pourquoi devenir bon? Ou plutôt, pourquoi ne pas rester ban à la surface, poli, studieux, et 'réserver simplement spn for intérieur? Personne n'en saurait jamais ri®, personne au monde n'en aurait de l'ennui. Et simultanément vivait encore en lui, peignant, le souvenir de la minute exaltée et exaltante où en faisant à sa. mère, à la Sainte, ses adieux pour débuter dans sa vie d'homme, il lui avait annoneé qu’il se ferait unjour prêtre. Le lenclemain, à table, Mme Skarlin remarqua que Hans était bien pâle. Mais il refusa de s'avouer malade, malgré une ^affreuse migraine. Adolphe et Hans firent route ensemble pour le Lycée. On ÿ commençait la journée par. une prière dans la salle de réunion. Sur l’estrade, au fond dç la salle, Hans voyait le directeur, un homme aux larges épaulés, auregard imposant, à la voix forte. Il lui aurait fallu braver ce géant! Autour de lul, sur les rangées de bancs, il voyait la foule de ses camanades, presque tous encore desincon-* nus pour lui. De futurs ennemis, de futurs persé-auteurs sans doute, si on leur eût; révélé qu’il se singularisait d’eux tous, lise sentit près de se trouver mal, à l’idée que dans la cour de récréation tous ses condisciples* hurleraient à son passage: le papiste! Sa décision de tenir la promesse faite à Adolphe s'affermit. , Je ne suis qu’un lâché, se dit-il. Mais mieux, vaut n’y plus penser, ni à ma mère, ni à la maison,? ni à rien. Au bout de quelque temps, Paula écrivit à son fils pour avoir de ses'nouvelles et savoir ce qu’avait» bien pu dire le directeur. Il commença par ne pas répondre. IJ sentait qu’il ne pourrait jamais composer cette lettre, Mais comme elle le pressait, parlant même de venir jusqu’à Upsal, au cas où bon ferait dès difficultés, il se résolût à écrire : — Tout va bien, Maman, tu n’as pas à t‘inquiéter. Surtout ne viens i pas parler de cela au directeur puisque la-chose est arrangée. Cela le vexerait peut-être et je me tire très bien d’affaire. Paula avait espéré revoir l’abbé Friedner à Vargskär, pour les vacances de Noël, mais la santé du vieux prêtre lui interdisait tout déplacement. Elle alla donc le voir elle-même à Stockholm. Elle voulait s’entretenir avec son confesseur de I étrange révélation de Hans et espérait secrètement qu’il traiterait cela comme un désir enfantin sans importance. Elle ne put refouler sa déception intime, quand l’abbé Friedner, au contraire, lui répondit : —• Mais pourquoi ne pas prendre au sérieux l’aspiration d’un enfant? Hans est mur pour son âge. Il fait bien de choisir sa voie de bonne heure. — J’avais tant espéré lui voir fonder un jour une famille. . ’ . — Dieu décidera, dit le prêtre; Paula reprit avec véhémence ; . — Mon père, vous avez vécu ici cinquante ans, vous savez combien notre église est pauvre, mal vue, traitée de quantité négligeable, Certes, on nous envoie dè bons prêtres, je ne saurais le nier mais nous autres, combien .sommes-nous qui puissions, donner les grands exemples nécessaires? — Dieu un jour décidera, reprit le prêtre. • Elle pensa : « C’est qu’il, est vieux et fatigué. Cinquante ans en ce pays de sécheresse! Comment arriver à garder tout son feu, toute sa vigueur combative? t „ L'abbé la contemplait et semblait lire en elle; elle baissa la tête. . Et Vanna? demanda-t-il simplement, — Il a toujours préféré Vanna, pensa la mère avec amertume. — J’ai souvent songé, dit-il, que cette enfant sera de ceux dont il est dit que beaucoup leur sera pardonné. Son cœur est pur. . . Quand, Paula fut de retour à Vargskär, elle sentit, malgré son premier dépit, que le vieillard avait eu raison : il ne fallait pas qu’elle s’impatientât. Pourvu qu’elle veillât et fût toujours là, elle ne devait point trop s’attacher à influencer ni à entraver l’œuvre qui devait peut-être mûrir en son fils. Elle se dit que lorsque Hans reviendrait à la maison pour sesvacances, elle ne reprendrait pas le sujet de cette vocation possible. Les lettres de l'enfant semblaient d'ailléurs marquer un désir de réserve très net» Peut-être fallait-il respecter ce souhait manifesté tacitement de garder pur lui seul sa pensée. Paula, pa.r contre, se mit à accorder plus d’al-tention à sa fille. ' Vanna était grande pour ses onze ans. D’tn beauté mhoins frappante que celle de sen frère, elle plaisait pourtant à tous. Wilhelmi avait comparé un jour l’œil brun et limpide de l'enfant à un de ses petits lacs, mares profondes, au fond des forêts, dont aucun vent n'agite les eaux, et sur la surface desquels le ciel et ses étoiles semblent se mirer avec une complaisance particulière. On n'oubliaitplus, après l'aveir vu une fois, le visage sî singulièrement attachant de la fillette. Depuis que Paula avait pris elle-même en mains la conduite des domaines de Vargskär, elle redevait chaque mercredi, dans la grande salle récemment aménagée, quiconque demandait à la voir pour une question quelconque. On n’avait pas manqué d’abord dans le voisinage de se méfier de ces réceptions. Mais peu à peu les gens du pays affluèrent. La patronne, aidée dé la gouvernante, prodiguait de bons conseils, écoutait les plaintes, se dépensait pour aplanir toutes sottes, de difficultés. On sut et on racduta, qu’il lui arrivait même de recëvoir les uns ou les autres dans son cabinëk, une drôle de chambre bleue, ornée d’un grand crucifix, et qu'ellesavait y dite des choses très sensées, vraiment très biën. Assurémént il ÿ avait en elfe quelgu chose d'étfange, etd‘étranger,/et on svait du teste que dès Jésuites avaient été reçus et hébergés à Vargskär. Drôle de choses,tout cela! Mis, malgré tout, Paula gagnait les sympathies, et ces sympathies s’accentuèrent encore du jour où l'on vit paraître la fille de la maison aux réunions du mercredi. La salle était aménagée avec de grandes tables longues.et des bancs. On y faisait un bon feu de bois, et l’après-midi on y servait du café à la ronde. La petite Vanna était chargée de surveiller ce service. En outre, on avait eu vite fait de découvrir la jolie voix de la fillette, et elle ne se faisait guère prier pour faire entendre son petit répertoire de chansons et de : romances. Elle s’asseyait alors au milieu des visiteurs, jeunes paysannes et vieilles bonnes femmes, et tout en s’appliquant à quelque travail manuel, elle chantait à cœur joie. Puis, une fois la bel Je cafetière en argent vidée, elle se précipitait, agile et vive, pour la faire remplir à la cuisine et la rapporter, et en offrir une seconde, ou même une troisième tournée. Un jour survint un incident. Vanna traversait la cour, tenant la grande cafetière à deux mains, un châle léger sur les épaules, quand on vit son père sortir sous le portique de la maison et Courir vers elle, criant de rage, à l’entendre chanter, et la menaçant : ' , .3 —> Tu. oses! Tu oses, hurlait-il. Tais-toil Vanna s'était arrêtée net, tenant toujours ferme la lourde cafetière reluisante. Elle fixa son père bien dans les yeux,. sans broncher : . — Allons, papa, tù vas prendre froid. Rentre vite, et sois sage. On te donnera du café. Allons! LES MEULES bu SEIGNEER 99 Et le fou se calma, hésita encore un peu, puis obéit, comme penaud. , On commenta longtemps cet épisode : Vraiment, ce n’avait pas été facile, pour la pauvre petite, de rester là seule, sous les regards curieux de tout le monde, à braver cette espèce de dément. Elle s’en était fièrement tirée, de l'avis de-chacun. Et l’on remarqua aussi qu’elle n’avait rien montré de son émotion si naturelle. Elle avait seulement refusé de chanter, plus avant ce jour-là. Le petit incident fit impression aussi sûr Paula, Non, se dit-elle, répondant tacitement au léger reproche, tacite aussi, de l’abbé Friedner, elle n’avait certes jamais vraiment préféré Hans à Vanna ; mais peut-être n avait-elle point su deviner ni apprécier assez les qualités foncières de celle-ci. Et voilà qu’apparaissaient en cette petite fille des dons de forcé et dè volonté que toute mère eût été heureuse de trouver chez son enfant. Aux vacances de Noël, impatiemment attendues, pn revit enfin Hans à Vargskär. Pour la première fois, Mme de Sneckenström permit à sos enfant dezecevoir des invilaionsaux bals ou réunions de jeunesse du voisjnage. Ains çhez le docteur Garenberg. de Nyckeln,cetc,, Vanna ne manguapas de remporter des succès, et on vit jusqu’à Bertil, le fils du doçteur, un grand jeune homme de quatorze ans, quiis’empressait déjà auprès de la gamine, . I était qonvenu qu’aprèslenpuvelan Paula irait à Stockholm, aveg Célia et les enfants, pour se confessertous et communier. Mais la veille du jour fixé pour le départ elfe tomba malade et dut rester alité: Quand Hans sut que le voyage était remis, il sentit glisser de son cœur le poids terrible qui l’tauffait. L’idée de revoir l'abbé Friedner et de lui avouer ses faiblesses lui avait été affryse-ment pénible : il n'avait cessé de se demander, mêma au milieu desbals et des -réjouissances, comment il s'en tirerait. Dès que fe docteur eut quitté la malade, il courut à son tour chez elfe, et d’un ton mûr et entendu, appuya les conseils du méde-ein, renchérissant sur celui-ci pour recommander la plus grande prudence; Il parla si Lien qu’il se. fit vraiment écouter, et, finalement, décida sa mère, qui hésitait encore, à remettre jusqu’aux vacances de Pâques l’excursion tant désirée. Il rentra ensuite dans sa chambre et se jeta sur son lit, harassé d'efforts• et'd'émotion. Comme on l’avait bien écouté! Célia elle-même avait plié devant.ses ebjeetions, tout à fait admirar LES MEULEs DU "SEIGNEU 101 bles de ben sens. Mais déjài se sentait de nouveau misérable: Une fois de plus, il avait trompé. Car au fond, nul suçi réel de ' la santé de sa mère n’avait dicté ses paroles; ce qu’il avait voulu sim-plenent, c’était éviter à tout prix une rencontre, avec l’abbé, trop heureux que la .chance, secnète-ment attendue, l’eut ■ aidé. < Si maman savait! » gémit-il. vautré sur sa couverture.. Comment, d’ailleurs, avait-il vécu à Upsal? Non seulement il avait triché avec le directeur du lycée,—- ça, c’était déjà loin, -— mais depuis des semaines il avait complètement cessé de dire ses prières du matin et du soir.Grâce à tout e que lui avait raconté ou appris Adolphe, il ..savait aussi maintenant ce que c’était que l’impu-. reté... Impossible de se purger de tout à la fois, même au confessionnal. Et d’ailleurs,, il le savait bien, il aurait vite fait ensuite de retomber dans le malill connaissait jusqu’à l’écœurement sa pro-. pre faiblesse. .. —- Jepuis tromper tout le monde, je ne puis me tromper moi-même, se dit-il,. les yeux fiévreux. Quelle vie horrible! ■ : : De la chambre voisine, il entendait des voix, la grosse voix qui muait de Bertil Garenberg, et pelle de Vanna, rieuse, . — Je connais quelqu’un qui te connaît. Vanna, disait Bertil, taquin. Devine? , ‘ — Qui ça? - .• ... — Il s’appelle Garenberg, comme moi. — Je n’en connais pas d’autres que vous de ce nom-là. . —- Si, car il me l’a dit lui-même. — Alors, c’est que c’est un menteur. — Tu es sotte, ma pauvre Vanna ! quel homme aurait l’idée de mentir pour une telle vétille? —- Ah! c’est un homme? — Oui; bêta, et tu l’as vu. Dans une pâtisserie. Vanna jubilait, tapait desmains, : — Ah! Ah! Alors je sais! C’est Grégor! Et son père est un évêque, c’est bien cocasse. — Comment, cocasse, petite idiote? Alors Vanna., grave : — Chez nous, les évêques ne sont pas mânes. Ce ne serait pas convenable. Nous sommes des catholiques, vois-tu. — Je le sais, dit Bertil. Parle-moi un peu, dis, des catholiques. • Enfantillages, bêtises, songeait Hans agacé. Catholiques, catholiques, fallait-il donc qu’il tom-* bât sur ce mot à tout bout de champ? Il frissonna. Pourtant, la chambre était chaude. Les voix de sa- sœur et de Bertil s’éloignèrent. Il s'efforça de dormir. . Une lui restait qu’un détail d'ordre pratique à régler. Il fallait que sa mère mît sa signature au bas du bulletin trimestriel. Sur ce •bulletin était marquée une assez bonne note pour l'enseignement religieux. Comment expliquer cette note puis? qu’il était censé de pas prendre sa part de cet I enseignement? Il lui fallait donc, .soit contrefaire l'écriture de sa mère, soit raturer la note, pour la replacer ensuite, en présentant le bulletin au maître de classe. Hans eut l’idée dé s’adresser à Wilhelmi. — Maman a vu mon bulletin, lui assura-t-il. Tout est bien en règle. Seulement, comme elle est encore très faible, je vous demanderai de signer cette fois pour elle. Tout cela a d’ailleurs très peu d’importance. — Volontiers, mais tu expliqueras ce qu’il en est. . — Bien entendu. Et encore une fois Hans se trouva tiré d‘affaire. Paula ne fut en état de se lever que le jour même de la rentrée de son fils à Upsal, Vanna aidait son frère à faire sa valise; elle y glissait dés surprises, fourrait des paquets de I friandises, de raisins secs, d’amandes, parmi les chemises et les bas. Elle voyait Hans renfrogné, buté, se le figurait malheureux de partir et s’en affligeait, ne se doutant pas que c’était sa propre belle humeur gui agaçait son frère. Pour le distraire, elle rredoublait d’attentions, de gaîté. —- Tu sais, babillaitelle, dès que maman ira tout à, fait bien, on va allërchez les Burchwedl. L’oncle a dit qu’il voulait me faire — Toi, tu Ee fais que ça; ' — Mais, c’est qu’ilLfautj aussi que je «vive un pèu dans une ville pour ne pa devenir trep campagnards. Toi, tu w à Upsal. . ; — En effet, on s’y dégourdit joliment hien de sa campagne! répondit-il, amer. — Comment donc? — Rien! cria-t-il. Et tiens, tu m’embêtes, tu mets tout sens dessus dessous. . — Ça, c’est un rude mensonge, par exemple, cria-t-elle à son tour, outrée. Elle se laissa pourtant mettre à la porte, et quand Hans descendit chez sa mère, où Vanna s’était réfugiée, elle se glissa complaisamment hors de la pièce, pour ne pas le fâcher de nouveau. ‘ — Je vous croyais de si bons amis, Vanna et toi, dit Paula d’une voix fatiguée et triste. Auprès d’elle, sur la table, Hans vit unelet-ire. Elle:dit : . — Hans, mon chéri, l’abbéFriedner est très malade, peut-être ne vivra-t-il plus longtemps. J en -ai tant de peine. ; -Çette fois, Han* ne put soutenir le choc. Un sentiment de regret sans bornes, de remords cinf glant le saisit. Sa mère était assise auprès de la fenêtre, un grand châle noir sur ses épaules. Grr sâtre, e jour, d’hiver tombait en plein sur son visage émagié: C ‘était bien WjWi? le visage de sainte qu’il avait ‘tant aimé, et malgré l’absence de soleil ou de tout coloris, qui eût pu tronaper sa vue, il sembla à Hans, en une seconde vertigineuse, revoir l'auréale,,. Il chancela, se Yeux s'emplirent de larmes, sa gorge se gonflait, il se laissa çhoir contre l'épaule de mère et se serra contre elle, gemme un petit enfant. , . t? -- Si l'abbé Friedner vamourir, murmura-t-il, maman, maman, il fautabsolument que js le voie encore une fois: — Dès qu’il ira un peu mieux, je te le promets, tu iras chez lui. . Majs le traîneau qui devait mener la lycéen à la gare, attendait déjà devant la porte; Hans ne pouvait s’attarder plus longtemps. Il se reprit, soupira, embrassa, sa mère, et, voyant Vanna hésitante, dans le bail : — Allons, viens! fit-il, emporté par un mour vement généraux, Il savait quel plaisir prenait ‘‘enfapt à ces vanr données sur les routes couvertes de neige, açcem-gagnées du tintement joysuxdes clochettes des dhevaux.. . , • Quand le frère et la soeur eurent fait un-hout de chemin dans un silenge .absolu, Hans dit, - et 6a sœur, s’étonna des son tons solennel; ‛ , — Esute-moi, Vanna. Je ta demande aujourd’hui pardon de toutes mes impatiences, qui sont nombreuses, et je te dis ceci, pour que tu le sahes ; de nous deux, c’est toi de beaucoup la meilleure. — Tu es fou, mon pauvre Hans. Je Sais bien que je ne suis qu'une sottg. — Non, n’oublie pas ce que je t’ai dit, car c’est la vérité, et je le pense. Et maintenant, parlons d’autre chose. Je n’aime pas rabâcher. A la fin de janvier, le jour de la Saint-Chrysos-tome, l’abbé Friedner mourut. Il s’était éteint peu à peu, et ij n’avait pas pu être question pour Paula de lui envoyer son fils. On rapporta qu’à la veille de mourir une grande inquiétude avajt saisi le vieux prêtre : « Il me reste encore tant de choses à faire, tant à surveiller », avait-il murmuré. Puis la tranquillité était revenue, et il sut enfin remettre paisiblement à son Maître tout souci terrestre... Ce ne fut que deux mois plus tard, à Pâques. ! lors de leur visite à Stockholm, que Paula put veni ; avec Hans à l’église. Elle s’était adressée à un prêtre de la paroisse, J assez jeune, pensant que celui-ci arriverait d'autant plus facilement à comprendre et à diriger un jeune , garçon. Mais Hans s’était déjà repris et replié sur lui-même. Sa décisionétait prise. Finies toutes lesi hésitations, toutes lès tergiversations... Pour ne pas faire de peine à sa mère, il alla au confessionnal, y fit un, simulacre:de confession, reçut l'absolution et communia même avec elle le lendemain, mals en-s’efforçantde n’y attacheraucune importance. «;J‘accomplis un devoir de convention », se dit-il. Il repoussa comme une. superstition indigne de lui l’idée de sacrilège. • . - Avec Célia et Vanna, il alla- ensuite visiter la tombe du vieil ami detoujours, l’abbé Friedner: H vit pleurer Célia, et Vanna, joignant les mains sur sa figure, se perdre en prières. Mais il resta froid, se raidissant contre toute surprise d’émotion. Il avait été attaché au disparu, il ne le niait point, mais il n'y. avait plus rien à faire. Il n’avait plus qua garder, pour lui seul l’état véritable de son âme. Quand Vanna eut douze ans, Paula engagea une institutrice française; puis, l’année suivante, une anglaise. L’une et l'autre trouvèrent Vargskär abominable, et quant à T'Anglaise on ne se priva pas de raconter à l'office que son spleen venaitde ce qu’elle avait espéré séduire le pasteur Wilhelmi, sans y réussir. . Vanna commençait à se plaire beaucoup à l’of” fice. On avait décidé de lui inculquer quelques notions de cuisiné et.de ménage, et ellë en prof-tait pour‘bavarder avec tous'les gens qüi entraient, et apportaient leurs racontars. Les promenadés dé la gouvernante anglaisé du côté du presbytère de Wilhelmi avaient été remarquées ? mais à la cuisine on prétendait que MlleNoémi suhaitalt pouf son frère la fille d'un riche paysan,tandis que -lui- même ne voulait de personne, — puisque Mlle Célia Martin e voulait pas de lui. Très amusée, curieuse, Vanna était tout oreilles. Comme elles étaient passionnantes toutes ces his-toites d’amour. Et il y en avait d’autres. Toujours de l’amour! Beaucoup finissaient mal, on hochait la tête, on sous-entendait des choses. Jamais auparavant Vanna n’y avait fait attention; mais depuis guelgue temps elle rencontrait partout le même-sujet. Elle se rendait bien compte que sa mère ne serait guère contente d’apprendre la part qu’elle prenait aux bavardages des servantes et des valets. Mais il ne lui semblait pas mal faire; on ne lui avait rien défendu formellement et elle était flattée d'être admise comme une personne d’âge aux conciliabules tenus autour de la grande table dé la cuisine, lorsqu’on y travaillait à éplucher des légumes pu des fruits, à préparer le pain ou les gâteaux d'usage. Le soir, c’était Paula qui réunissait auprès d’elle, au salon, sa fille et les deux gouvernantes. On y lisait à haute voix des livres d’histoires, des descriptions de voyages .et on cousait. Mais souvent l’esprit de, Vanna était ailleurs; elle continuait les romans entamés à la cuisine et leur prêtait des fins . heureuses ®t touchantes. - Célia voyait quel’esprit de sa chère-maîtresse voyageait lui aussi.' C'était l’attirance'dé la sombre petite chambre bleue qui se faisait alors sentir, l’attirance des heures solitaires. Certains soirs, Paula semblait se détacher, minutepar minute, du groupe dont elle était le eentre et sa nostalgie devait la devancer, courir en avant d’elle, traverser la cour, pénétrer sous la porte de la retraite préférée... Alors Célia, pour faciliter les choses, interrompait la lecture inutile, se levait et proposait .à Vanna une courte promenade avant-d’aller dormir; se' chargeant dé la petite fille, elle donnait la liberté à la mère. Un samedi soir que Paula venait ainsi de descendre dans sa chambre bleue pour y terminer sa correspondance, une étrange anxiété, soudain, s’empara d’elle. ' Toute çette journée avait été faite de soucis. On avait dû gronder Vanna ; puis l’intendant était venu présenter des comptes. Malgré toutes lës économies réalisées depuis quelques années, le budget de Vargskär restait toujours bien peu brillant. II faudrait bientôt renvoyer l’institutrice étrangère ; on devrait peut-être renoncer à un projet de séjour à Stockholm. Puis, Hans aussi coûtait cher. Il ne pouvait plus se contenter des costumes fabriqués par Célia, ou par quelque tailleur de village, mes notes s’amassaient, et même des deman- s d’argent de poche. A plusieurs reprises, me Skarlin avait dû avancer de petites sommes. Et pourtant, tout cela n’était pas le fond de l’inquiétude que Paula sentait monter sourdement , en elle. La pensée de la mère s’arrêta sur son fils, et y resta fixée. C’était de Hans que lui venait sa préoccupation. Mais non point pour ces petits ennuis d’argent. Il devait y avoir autre chose. -—Oui, c’est de Hans que me vient mon mal, se dit-elle soudain. Elle s'effraya. Pourquoi ce soir, plus qu'un autre soir? A la Saint-Jean prochaine, Hans aurait seize ans; àdix-huit, il serait bachelier. II devenait un jeune homme, il quittait définitivement l'enfance. Et il ne lui avait donné que des satisfactions. Il travaillait bien, les bulletins ainsi que lès rapports que les Skarlin donnaient à sa mère étaient excellents. Quand il venait en vacances, Paula le voyait en apparence bien d’aplomb, affectueux pour elle, sinon expansif, ou affectueux, malgré ses réserves et son mutisme, dès qu’elle entamait une conversation un peu plus intime. Elle ne s’en était guère émue jusque-là. C’était de son âge... Mais ce soir, elle sentit qu’il y avait, qu’il devait y avoir autre chose. . Ne lui échappait-il pas? Et elle, n'avaitrelle pas. laissé aller les choses, sans les diriger, comme, effe l’eût dû? Elle.avait cru bien faire, il est vrai, en serésolvant à. ne jamais intervenir dans la question d’une vocation possible de Hans. Et peu à peu, le ileneeis'était approfondi, oui, peu à peu son fils, se détachait d'elle... En un éclair, elleentrevit la causa de ses réservés, de son mutisme croissant. C’est qu’il ne voulait rien lui dire, c'est qa'il lui cachait ; quelque chose. Subitement, elle en fut certaine. Elle comprit... Elle, regarda autour d’elle, cherchant vaguement une solution. Une terrible angoisse l'étreignait, le sentiment d’une impuissance affreuse. Jamais de sa vie, encore, elle n'avait senti jusqu'à quel point des lois, dont nous ne sommes maîtres, régissent les êtres, même ceux qui nous sont le plus proches... Elle voulut se lever, courir, agir, mais ses membres, étaient comme inertes. Une détresse' impitoyable entrait en elle, rongeait son cœur. N‘avait-elle pas toujours cru bien agir, forte, de sa forte volonté, et voilà que la certitude de la défaite la prenait comme un froid mortel. Elle n’avait jamais douté de Hans ; il lui était impossible de douter de Hans; elle n’arrivait pas à s’y résigner... Mais Ile pressentiment certain était là, l’avertissement mystique, signe de Dieu. Enfin, elle arriva à se lever, les genoux tremblants. Trébuchant dans l’obscurité, elle pénétra dans la chapelle, se prosterna devant l’autel. — Seigneur, ai-je encore une fois trop présumé de moi-même? Seigneur vous plaît-il de flageller encore votre servante impénitente? C’est vous, qui m’ouvrez les yeux, je le sais, c’est vous qui me tendez encore le calice. Je ne puis qu'implorer votre pitié. Elle leva son regard vers l'image de sainte Brigitte, la grande patronne de sa patrie, et murmura quelques versets de la litanie : « O fille bien aimée du F^re Céleste, « O exemple d'humilité et de détachement des biens de cette terre, ' . « O lumière étinc^mte de. F Eglise de Jéstis- Christ, ; « O puissante conseillère auprès du Trône de Dieu! . ’ « Priez pour nous! » La grande sainte de Suède avait été* elle aussi, une mère, sur laquelle était retombée la charge de responsabilités immenses. Mais en sapofonde faiblesse, Paula douta d’elle-même. Elle descendait jusqu’au fond de l’abîme, et s’efforçait d’accepter l’épreuve quelle qu’elle fût, mais elle restait impuissante à se per suader qu’elle pût mener cette tâche nouvelle à benne fin. Elle gémissait doucement. Jamais elle n’avaît senti si voisine d’elle la présence du Seigneur redoutable, devant qui elle se savait poussière, et rien que poussière. — J’ai toujours voulu triompher, des résistances;; et des raisonnements, des difficultés et des volontés. J’ai été sûre de mes moyens et de la direction à suivre. Mais je me suis égarée. J’ai laissé] se perdre mon fils, et nous sommes dans la nuit... . * Elle tressaillit. On frappait un coup léger à: la porte de la chapelle. Ce devait être Célia qui, jugeant la veillée de sa maîtresse suffisamment; prolongée, venait la forcer, à rentrer et à chercher lé repos. Avec un soupir,Paula se leva, ouvrit la porte. Sous le clair de lune, Célia, en effet, i'attendait. Elle avait apporté le grand châle noir de sa maîtresse, et la grondait: — Que vous êtes peu raisonnable, Madame, voyons! * . ‘ ' — Je ne le crains que trop, ma petite Célia, et encore moins raisonnable peut-être que nous Savions jamais pensé! Allez, ma fille, descendez Vite chez le cocfier, portez-lui mes excuses de le faire réveiller si tard et dites-lui d’être prêt à me mener demain matin au premier train pour Upsal. Docile, Célia disparut, êt fut bientôt de retour. Les deux femmes se hâtèrent de rentrer à travers la grande cour, où le gravier luisait, verdâtre, sous le clair de luné. — Puis-je vous demander, Madame, de quoi il s agit ? — Je me suis mise à songer tellement à Hans, qui! m’est venu comme une crainte que mon fils ne se soit bien éloigné de moi,, Célia ne répondit pas. Elle a raison de partir, pensa-t-elle. Et elle ajouta tout haut : _ - — Je vous réveillerai moi-même demain matin, Madame, dormez tranquille. Paula arriva à Upsal de bonne heure lediman-ghe matin. En descendant du train, elle se dit qu’elle aurait dû envoyer une dépêche à Mme Skarlin. Mais il était trop tard pourréparer cette omission; elle surmonta son hésitation à se rendre chez les Skarlin sans s’être annoncée, et y courut. . Elle sonna à la porte d’entrée et Mme Skarlin vint elle-même lui ouvrir, l’air un peu effaré d’abord; mais elle se hâta de ,1a faire entrât avec force phrases aimables—- trop de phrases peut-être, se dit Paula. — Nevoulez-vous pas déjeuner, chère amie? Nous sortons à peine de table. Du café» au moins, il est encore tout chaud. Nos jeunes gens viennent’de partir pour le.service divin du lycée, — Comment, le service divin du lycée? Le visage de Louise Skarlin s’empourpra. — Voyons Paula» soyons justes. Ces pauvres enfants ne sauraient réellement se singulariser de tout le monde. — Cette question n’est-elle dano paa depuis longtemps régléé? ' Le yeux de Mmhe Skarlin Vacillèrent et se remplirent de larmes. Elle fit un geste de lassitude. — ma chère Paula, dit-elle, depuis des années, je dois vous lavouer, j’ai cessé de me mêler quoique ce soit. J’ai eü trop d'ennui, je n'en puis plus. Et puis, il faut bien, aussi être un plu tolérant. - ' —+- n‘y comprends rien, murmura Paula. Mais elle comprenait déjà. Tandis que Louise Skrlin, tantôt pleurant, tantôt essuyant dés larmes inuiles, se dépensait en attentions autour d’elle, bavardait, parlait du plaisir que prendrait soit mari à rvoir Mme de Sneckenström, et versait à celle-ci du’café,{chaud, Paula comprenait qu’il s’agissait àavant tout, d’escamoter quelque chose, d’éviter le explications, les scènes possibles. — Je vais aller trouver mon fils à la sortie du lycée, dit-elle. Il lui tardait de sortir. On la trompait. Son angoisse de la veille avait vu juste. Elle s’étonna de ne s’étonner de rien. Lorsque Hans, à la sortie du lycée, se trouva ans là rué avec deux ou trois camarades, qui pas bus que lui n’avaient accordé d’attention au,ser-{ce religieux obligatoire du dimanche — car la pgue parmi les lycéens était à l’esprit fort et ucun n’eût avoué autre chose — il aperçut tout le suite sa mère. Elle venait ‘vers lui, lentëmènt, ,12 " - - - - " • '■ ■- vêtue de noir,la figure couverte d’une voilefte. La rue était pleine de monde, mais il sembla à Hans quelle seule la remplissait, elle seule ressortait, réellement visible, de la foule. : Il quitta à la hâte ses camarades, et courut vers elle. Il n’y a pas autre chose à faire, se dit-il. Advienne que pourra; L'instant redouté depuis si longtemps était venu; 1 Il prit le bras de sa mère, le serra, saisit samain gantée et la caressa. J, — Quelle bonne surprise! . Mais rien n’avait échappé à sà mère : ni le but premier mouvement de saisissement, ni la pâllur soudaine, et qui n’avait duré qu’une seconde, iur, le visage de son fils, avant qu’il se fût repris piur venir à elle avec son affection coutumière, et dun air naturel. , - e i hg , — Oui, Hans, dit-elle très simplement, ne Voici. Il m’èst venu une . grande inquiétude à ta sujet, et j’aurais dû venir depuis longtemps, je 1 sais aujourd'hui. — Est-ce de me voir assister au service di dimanche aulycée qui t'ennuie? dit-il. ; -— Si tu peux en tirer le moindre.profit, Hans cela n’a point d’importance. Mais tu n’as pas ét sincère, avec moi, mon! enfant. Depuis longtemps tu . m’écartes de. toi. \ - j " — Rentrons, maman, dit-il. Nous ne pouvons causer dans la rue. , Cinq minutes de gagnées; Son esprit préparait fiévreusement des explications. Mais quand, dans sa chambre, qu’il ne partageait plus avec Adolphe, il eut installé sa mère, et se fut assis lui-même de manière à n’avoir point le plein jour sur sa figure, il fit un grand geste de la main et dit, abandonnant toute feinte: ' — Eh bien non, pas de subterfuge !, Et il raconta tout. D’abord, la première lâcheté, çette lettre qu’il n’avait jamais remise au directeur du lycée, et qu’il avait brûlée au bout de quelques semaines. Puis la promesse donnée à Adolphe, promesse si facile à tenir. Enfin, la supercherie, répétée de trimestre en trimestre, quand il produisait ses blulletins à la maison, après en avoir rayé la note d’enseignement religieux, généralement bonne, et qu’il y rétablissait ensuite. Jamais sa mère ne s’était doutée de rien, et cette tricherie lui était ainsi devenue une facile habitude. Il n’y pen-. sait même plus. Cette année-ci, on lui avait même demandé, au I lycée, comme à plusieurs dé ses camarades, s’il ne comptait pas se préparer à la confirmation luthérienne, puisqu’il avait atteint l’âge voulu, et il avait répondu que non,' tout simplement, sans s’expliquer. Certains jeunes gens ne se souciaient guère . de confirmation, par exemple les fils de libres penseurs, expliqua-t-il. —II y a même, poursuivit Hans, des familles ' où on ne baptise plus les enfants. Oui, maman, je ‘ t’assure, jusqu’à des familles de -professeurs des universités, des gens très connus, très estimables. Tu en parles tomme d’une chose naturelle ! — Je raconte un fait ' . La mère ne détachait pas ses yeux du visage de son fils. Ce n’était plus le bel enfant de jadis. Sa figure se faisait anguleuse, son teint se brouillait, lui donnait un air sale; sur la lèvre supérieure se dessinait l’ombre'd’une moustache. Sa voix, qui muait, avait pris un timbre désagréable; il s’exprimait sur un ton rogue. Il avait parlé d’un jet, pour s se faire bien comprendre, en appuyant sur certains 9 points. Il souhaitait manifestement que sa mèrearti- 3 vât à se mettre à sa place, qu’elle connût enfin les difficultés qu’il avait dû surmonter, et le prît en pitiés Ce qu’il voulait qu’elle saisît, c’était cette évidence : qu’un jeune homme ne peut pas sesin-gulariser outre mesure, qu’il lui faut être et faire , comme les autres, sous, peine de se rendre la vie i absolument impossible. Et même, au fond, ce qu'il J voulait, c’est qu’elle l’approuvât! -, Oh! Paula pouvait le- suivre, certes, elle ne le pouvait que trop. Elle eût pris au hasard mille 3 jeunes gens, que tous auraient parlé comme lui, elle le sentait. Mais à l’instant même où il se plaçait ainsi'au rang de ces mille jeunes gens, eux-mêmes semblables à dix mille autres, Hans cessait d’être le jeune fils qu’elle avait connu, cessait d’être celui en qui: elle avait cru et espéré. Depuis des années, habilement, froidement, sans remords apparent, il la trompait. Pour lui, sans dout, elle ne devait plus sembler qu’une pauvre dévote naïve... — Et dorénavant, Hans? fit-elle d'une Voix éteinte, évitant une controverse sans espoir. — Tu dois comprendre, mère chérie, qu'il m’est aujourd’hui impossible de revenir sur ce qui est. . - —-Si tu étais autre» ce ne serait pas impossible. Les vrais grands, les êtres généreux, les saints» ont su revenir. Je vois que tu n’es plus de ceux-là, parmi lesquels t’avait placé mon amour aveuglé. - L’adolescent dit, à voix plus basse* mais toujours ferme : — Maman, ne pense pas trop de mal de mo tout de même; Je t’assure,je reconnais mes torts. Je ne veux pas le mal. Tu vois bien que jé suis franc.avec toi, maman, voyons? «Je ne Veux pas le mal », Voilà donc, songea-t-elle, tout ce qu’il a à m’offrir. Voilà son maximum. j Elle aurait dû, elle de savait, se dresser devant lui avec force et sévérité, ordonner, exiger, menacer et bannir. Mais elle se sentait stupide, comme morte, ne sachant quel argument décisif trouver A ce premier dissentiment grave avec le fils trop aimé, il avait donc eü tout de suite le dessus ? Comment racheter, mon Dieu, comment racheter? se demandait-elle seulement. Comment l’attirer à.moi, 1® faire redevenir pétit, confiant, sensible à la bonne persuasion? Les flots d’une tendresse sans bornes, aujourd’hui aussi douloureuse que passionnée, se pressaient en elle et'l’étouffaient. De la même voix éteinte, Paula reprit : — Et, mon fils, es-tu vraiment heureux ainsi? Quand tu rentres à là maison, aux vacantes, tu semblés pourtant bien à nous. Tu reprends nos habitudes, tu as l’air de prier avec nous. C’est donc que tu vis deux vies? Mon pauvre enfant, ne sais-tu donc pas que personne ne peut vivre deux vies? Il ne peut y en avoir qu’une, devant Dieu. Elle fut tentée d’ajouter : —J'ai mis en toi tout l’espoir de mon âme, et tu me l’as dérobé. Tu m’as pillée, pillée ! Mais elle eut honte de parler d’elle-même. — Si tu suis les cours luthériens du lycée, sans nul doute vous devez étudier la Bible. Te souviens-tu de ces paroles : Quiconque a honte de mot, le Fils de l'homme aussi aura honte de lui, dans la gloire de son Père. ‘ Hans était ému, mais pas assez pour se rendre. Ce serait fou de reculer, se disait-il, c’est tout bonnement infaisable. Infaisable. Il lui était doux, pourtant, que sa mère connût enfin la vérité, et il sentait aussi en lui une grande pitié pour elle. Comme elle avait dû s'imaginer des choses sur son compte — pauvre mère! ' Un long silence tomba, puis soudain, Pàula parut avoir trouvé un biais. ——Hans, si ‘tu quittais Upsab et entrais dans quelque collège de Stockholm? Il y en a, paraît-il, où l’on ne donne aucune instruction religieuse. Tu serais plus près de l'Eglise... et de ton confesseur. — Je veux bien, dit-il aussitôt, envisageant rapidement cette solution facile. — Chez l’oncle Burchwedel,-personne ne te fera d’ennuis. Tout s'était passé beaucoup mieux qu’il n avait osé l’espérer. Et pourtant! Il ne lui était presque plus possible de regarder sa mère en face. Le visage de la malheureuse femme était empreint d’une expression qu’il ne lui avait encore jamais vue. Il en venait à préférer qu’une scène eût éclaté, qu'il y eût eu des cris, une'discussion, des paroles amères, une rupture même. Il aurait su plus facilement répondre. Çette tristesse, cet affaissement l’accablaient. Il avait dû tuer en elle quelque chose. d’infiniment précieux. Elle aura cru, se disait-il, que je songeais toujours à devenir prêtre; j’ai eu bien tort de ne . pas lui dire que ce n’était là. qu’un rêve enfantin, depuis longtemps oublié. — Quel bonheur qu’il lui reste Vanna! songea Hans, comme on saisit une paille sur l’eau. — Vanna, demanda-t-il, va-t-elle bien? —: Très bien, je te remercie. . Il balbutia :1. : — Très souvent je me suis dit que Vanna te donnerait certainement un jour de vraies satisfac-fions, maman. . — Je l’espère de mes deux enfants. Hans, répondit-elle; ne crois pas, mon fils, que j’aie cessé d’espérer en toi. Mais Mme Skarlin vint interrompre lé tête-à-tête; en offrant des rafraîchissements. Le capitaine Venait de rentrer, Adolphe aussi était au salon. Il donna à Hans un coup d'œil entendu, auquel celui-ci ne répondit pas. . « Maman ne sait pas encore tout », se dit-il; se rappelant brusquement la soirée de la veille même, passée à jouer aux cartes, à boire du punch, pour-aller ensuite, Adolphe et lui, légèrement ivres, faire la cour à deux jeunes filles, qu'on disait de mœurs faciles, et qui tenaient un débit de tabac. Adolphe était fier de ces prbuesses et y faisait allusion par de légers coups de pied sous mais Hans se détourna. -—Dieu merci, je quitte cette ville maudite, se dit-il Il accompagna sa mère l ia gare, se serra contre elle, ayant un peu de honte d’être vu, mais se trouvant brave de surmonter ce sentiment : • — Maman, crois-moi, je vais faire de mon mieux. Promesse bien vague: il se jugea honnête de n’en pas dire plus. — Dieu te bénisse, mon Hans. Je te crois, ré-pendib-elle,d‘un faible souffle, et ne cesserai de croire en toi. Ce printemps-là, le vieux joueur d‘orgue ne se montra pas à Vargskär, ni le printemps suivant. Sans doute devait-il être mort. Mais, à la surprise générale, il reparut la troisième année, et ce fut le jour-même de la Saint- Jean, jour où Hans et Vanna célébraient respectivement leur dixième et leur quinzième anniversaire. Pour la première fois depuis q -1 Sneckenstrôm était devenu trop malade porter le bruit’d’une fêté quelconque, orz çette année-là, fêter la Saint-Jean à ainsi qu’il est d'usage dans tout le pa^ — Célia. qui avait décidé qu’on organisera I champêtre traditionnel, et qu’on danser — 1 pré, assez éloigné des bâtiments pour q ladê ne s’aperçût de rien. - - —Il faut pourtant que la jeunesse s I peu, dit-elle, et on lança des invitations aux jeunes amis et amies du voisinage. Ce fut toute une affaire. Des bancs et des tables à transporter, en grand mystère, jusqu’au pré; les gâteaux et les friandises de la cuisine à faire passer par de grands détours Ce printemps-là, le vieux joueur d’orgue ne se montra pas à Vargskär, ni le printemps suivant. Sans doute devait-il être mort. Mais, à la surprise générale, il reparut la troisième année, et ce fut le jour-même de la Saint-Jean, jour où Hans et Vanna célébraient respectivement leur dix-septième et leur quinzième anniversaire. Pour la première fois depuis que M. de Sneckenstrôm était devenu trop malade pour supporter le bruit d’une fête quelconque, on avait osé, cette année-là, fêter la Saint-Jean à Vargskär, ainsi qu'il est d'usage dans tout le pays. C'était Célia qui avait décidé qu’on organiserait le festin champêtre traditionnel, et qu’on danserait sur un pré, assez éloigné des bâtiments pour que le malade ne s’aperçût de rien. - Il faut pourtant que la jeunesse s’amuse un .peu, dit-elle, et on lança des invitations aux jeunes amis et amies du voisinage. Ce fut toute une affaire. Des bancs et des tables à,transporter, en grand mystère, jusqu’au pré; les gâteaux et les friandises de la cuisine à faire passer par de grands détours, à travers le parc. Mais on y travailla de bon coeur. Le temps se fit superbe. Et, au moment même où les invités se rassemblaient autour du haut mât habillé de feuillages et de fleurs, dressé selon la vieille tradition suédoise au milieu du vaste gazon, on aperçut le vieux « pape », plus vieux que jamais, tout cassé , qui montait péniblement l’allée des tilleuls, son orgue de barbarie sur le dos. Vanna poussa un cri de joie. Après deux ans d'absence, on ne comptait plus sur lui. Et pour- [ tant, ie voilà qui revenait, sous le clair soleil d’été, - 2 et à l’instant même où commençait la fête. Gela 1 devait augurer chance et bonheur! Comme toujours, on fit d'abord entrer le vieux • t à la cuisine, et on se serra autour de lui, pour g écouter son récit. Il avait été très malade et avait j bien pensé ne plus jamais pouvoir faire sa tournée habituelle. Puis, iln’avait pu y tenir : il avait fallu 3 qu’il revît encore une dernière fois ces routes, ces . paysages connus depuis tant d’années, et les mai- I sons hospitalières, où on le recevait toujours avec bonté. — L’année prochaine ce sera fini, dit-il, avec son fin sourire italien, ombré de mélancolie : j‘aurai fait mon dernier voyage, et pour la première I fois, il se fera en voiture... et son but sera le cime- a tière. Car je suis bien vieux, très vieux. — Oui, oui, disaient les servantes en hochant la tête, et elles devaient, en effet, lui trouver l’ait très vieux, tout prêt pour la mort. » Les yeux de Vanna s’emplirent dè larmes. Dès le matin, ce jour-là, au moment’où sa mère avait attaché à son cou un des bijoux offerts autrefois par l’armateur Burchwedel à sa fille, Vanna avait senti que quelque chose de solennel, d'insolite, s’accomplissait. . — Tu n’es plus désormais une enfant, lui avait dit Paula. Vanna savait bien que par ces mots, sa mère, simplement, lui souhaitait une sorte de bienvenue parmi les. grandes personnes. Elle savait aussi que la plupart de ses amies ne rêvaient que de tous les avantages accordés à ceux qui « ne sont plus des.enfants ». La vie, le monde, l'attendaient désormais. Mais, quand même, elle avait ressenti ,une étrange tristesse. Et tandis que dans,la cuisine, elle écoutait parler le pauvre vieux « pape », elle se rappelait tous lès printemps passés, où son arrivée, tantôt par des pluies grises et battantes, tantôt au moment des premières éclosions de la verdure, avait fait la joie de Vargskär; et elle comprit soudain toute la mélancolie des choses qui: passent, qui disparaissent à jamais... Le même matin, après avoir donné à sa fille le bijou qu’elle lui destinait, Pàula avait fait présent à son fils j de la montre'en or du grand-père Burchwedel.. Cette montre était un dès trésors de -la maison, Hans le savait, et lui aussi sut traduire l'intention-que sa mère devait attacher au don’: elle voulait lui faire entendre qu’elle lui pardén-naît le chagrin tue lui avait causé l’entrevue d’Upsal et que, depuis elle avait pu être contente de lui. Désormais, elle comptait de nouveau sur son fils. IL avait vivement rougi. Pas une parole ne fut échangée. Depuis qu’il avait quitté Upsal» à la fin du trimestre fatal, et qu’il était entré dans un collège de Stockholm, Hans avait senti la paix rentrer peu à peu en luis Chez les Burchwedel, personne ne le taquinait. Il s’entendait parfaitement avec-son cousin Oscar, garçon tranquille, occupé de collections de timbres» d’autographes, etc... Pour ne pas tromper sa mère, Hans se rendait à peu près chaque dimanche à la messe, et cela ne l‘ennuyait pas. Au contraire, il ÿ trouvait Une certaine quiétude'. Une ou deux fois, Oscar y était venu avec lui, par curiosité, et sans faire dé remarques désobligeantes. Assez longtemps encore, pourtant, il avait continué à mentir au sujet de ses confessions et de ses Pâques. Puis, cette année même, il s’était brusquement décidé était allé trouver un jeune prêtre hollandais, de passage en Suède, qui lui avait inspiré confiance; et il s’était confessé à lui. Il avait i été sincère: Il’ n’avait point caché que depuis quelque temps, les femmes étaient devenues pour lui une préoccupation et une tentation à laquelle i cédait, l’occasion s’en présentant. Il avoua aussi son incertitude religleuse, son aridité persistante, qui avait fini par l’étonner, car il lui semblait avoir été un enfant pieux. Le prêtre, qu était intelligent, ne s’était pas contenté de lui répondre par quelques, phrases usuelles et banales.. . — Surtout, mon enfant, lui dit-il, ne croyez-pas que vos expériences sient uniques. Quand la sécheresse vient sut là terre, beaucoup, sont éprouvés; vous êtës pourtant dé ces élus qui luttent pour échapper au fléau. Et le jour où vous sentirez de nouveau la grâce dé là présence de Dieu en vous, vous connaîtrez Un bonheur à nul autrëpareil. Ces paroles avaient réveillé en Hans un vif souhait d'ardeurs depuis longtemps oubliées. Il dit: — Un. jour,» autrefois, j’avais résolu de me faire prêtre, — Qui sait si cette faveur ne vous reviendra pas. , Hans avait quitté le confessionnal étrangement réconforté. Toutefois, il n’avait pu se décider à parler à sa mère de cet incident. Malgré tout, il voulait se réserver encore, ne pas s'engager, et il était satisfait qu'elle ne fit pas allusion au conflit passé et qu'elle semblât simplement lui accorder de nouveau sa confiance. Combien il pouvait en coûter à Paula et dans quelle attente passionnéée elle vivait, guettant un signe de son retour à elle, Hans ne s’en doutait guère. Ce jour-là, avec sa sœur et ses amis, il écoul à la cuisine, le vieux joueur d’orgue et tout, bavardage mi-suédois, mi-italien, qui les, amusa Par hasard, son regard vint à se fixer un insta sur Vanna : il vit alors son visage si expressif to transfiguré dé mélancolie, et ses beaux yeux cia agrandis par les larmes, qu’elle s'efforçait de I fouler. Hans fut saisi de compassion pour sa pet sœur. , — Quelle enfant! se dit-il. Elle est encore c pable de pleurer sur un bon vieillard, parce qu sera probablement mort l’année prochaine, Ent elle et moi, il n’y a plus deux ans : c’est dix qu faudrait mettre. Après le dîner du vieux, on le mena sur le pi où était dressé le mat fleuri; Et vers le soir, se le soleil encore resplendissant, on dansa sur l'herb aux sons familiers du vieil orgue, cassé lui au par l'âge. Oscar, Burçhwedel, tout nouvellement promu bachelier, était venu avec son cousin Hans à Vargskär et y arborait fièrement la casquette de velours blanc dé l’étudiant suédois. Après le grand dîner offert par ses parents en l’honneur de ce baccalauréat, dîner à l’occasion duquel Paula et Vanna étaient venues à Stockholm, le banquier avait appelé un instant son fils dans son bureau et lui avait remis une lettre de crédit, dont le. chiffre était assez coquet. — Mon garçon, lui dit-il, non sans une certaine solennité, je te laissé libre de te promener par le monde, pour ton agrément, durant un an ou deux. Tout jeune, j’ai moi-même voyagé, cela m’a permis de rester sage ensuite. J’y attache du prix. Peu à peu, je compte te faire une situation auprès de moi et je suis sûr que tu me seras utile. Mais je tiens à te dire dès aujourd’hui quelque chose qui me tient à coeur avant tout, et je n'irai pas par quatre chemins. Mon désir le plus vif est de te voir t’attacher sérieusement à Vanna et t’arranger pour qu’on puisse vous fiancer, mettons le jour de ta majorité. C’est mon idée depuis des années, et il t’est permis de savoir que la mère de Vanna L’approuve aussi. Nous autres, Burchwe-: del, nous nous sommes toujours mariés'tôt et nous né nous en sommes que mieux portés. . Puis il s’enquit , — Tu aimes bien la petite, n’est-ce pas? " — Mais oui,. papa. — Alors ça va bien, et tout est dit. Retournons à nos invités. • Oscar, en effet, aimait beaucoup Vanna. A vrai dire, de tout temps, on les avait plaisantés au sujet de leur prétendu mariage futur. Et pourtant il n’avait jamais envisagé sérieusement cette idée. Troublé par les paroles de son père, il alla retrouver la jeune fille. — Où as-tu donc été te nicher, Oscar? lui cria-t-elle aussitôt. — Je t’ai donc manqué, vraiment? — Bien sûr, bêta. Il la regarda. Il lui sembla ne l'avoir encore jamais vue. Quelle étrange émotion de savoir que cette enfant charmante, aimée et recherchée de tous (de lui-même, en réalité, jusqu’à présent, moins que des autres) serait peut-être un jour à lui... Quand tous les invités eurent quitté la maison, son père le retint de nouveau auprès de lui. Du fond de son fameux fauteuil, modèle de confort, le banquier, un cigare aux lèvres, dans la cordialité affectueuse du tête-à-tête, se laissa aller à des confidences. , — Vois-tu, Oscar, autrefois j’ai été fort amoureux de la mère de Vanna. Tu ne le croirais jamais, mon fils, mais j’allais jusqu’à écrire des vers, de la poésie!... Pourtant, je n’ai jamais osé me déclarer. On.prétendait toujours qu’elle avait juré de n’épouser qu’un catholique. Quant à ça, je me serais volontiers converti... Mais elle ne se douta jamais de mon penchant, et puis plus tard j’ai rencontré ton excellente maman, j'ai changé d'avis, et Paula de son côté a été dénicher ce piteux Sneckenström. Elle eût été plus heureuse avec-moi, c’est sur, mais, à vrai dire, je ne regrette rien. Il sourit à son fils, et Oscar rendit à son père son sourire. Il n’était pas sans fierté de recevoir ainsi des confidences. Toutefois, au fond, il se sentait choqué par la pensée que le banquier eût pu si facilement oublier un premier amour. Dès lors, le jeune homme songea beaucoup à Vanna. Son père avait raison, Oscar s’en rendait compte. Vanna aussi avait eu raison, en l’appelant tout à l’heure bêta, ou gros nigaud, car il aurait dû découvrir depuis longtemps quel être exquis était sa cousine. Jamais il ne pourrait choisir meilleure compagne pour la vie. A Vargskär, Vanna et lui, depuis son arrivée, ne se quittaient plus. C'étaient des promenades, des parties de pêche, des excursions en bateau à voile. On causait. Vanna semblait à Oscar très raisonnable pour son âge, bien plus mûre que tant de petites sottes qu’on voit dans les bals. Et Oscar se surprenait à tressaillir de plaisir, en la voyant parfois surgir devant lui, alors qu’il était justement absorbé à penser à elle. Pendant que le vieil orgue aux sons fêlés déroulait ses valses et ses polkas, Oscar dansa avec Vanna autour du mât fleuri. Bien entendu, tous les jeunes gens désiraient danser avec elle, mais Oscar avait déjà conscience d’y avoir le principal droit. Il lui semblait aussi que la mëre de Vanna le regardait avec: particulière. Il songea à ce Vargskâr, où il serait un, jour le fils de. la maison, et anticipant, ilse perdaiten projets d’embellissements, de réparations, En arrangeant le parc, se disait-il, on en ferait un séjour d’été exquis. Seulement, il faudra reléguer, définitivement le papa Sneckenström dans quelque asile confertable... Le jeune Bertil Garenberg se présenta pour inviter Vanna à danser, et Oscar revint à la réalité. Un mouvement de jalousie le mordit, en regardant ce jeune Garenberg; qui était joli garçon, « Qu'importe, se dit-il, aussitôt généreux, c’est à moi qu’elle sera quand même. A moi ! » La musique cessa. Le vieil Italien se fatiguait Oscar entendit des conciliabules. Il était question d'aller chercher un autre musicien, quelque joueur d’accordéon réputé. Puis, en regardant autour de lui, il s’aperçut , que Vanna avait disparu. Il attendit. Elle ne pouvait pas être bien loin... II regarda sa montre : neuf heures. II faisait encore grand jour : on entrait dans la longue nuit blanche de là mi-été, qui, en Suède, connaît à peine une heure dè crépuscule. Mais il commençait à faire plus frais; Pour les tables, dressées sur Fherbe, on apportait un souper, froid,' Les convives, mis en appétit, se pressèrent autour du saumon à la gelée, des viandes roses, des nombreux hors-d’œuvre. Vanna restait invisible, et avec elle, ce jeune Garenberg de malheur. Oscar s’énerv.a. — Comment aussi peut-elle se permettré un pareil manque de tenue? Quel est ce caprice? Jamais encore Oscar n’avait connu aussi fort déplaisir, un vrai désarroi, une sensation de solitude extraordinaire. Et peu à peu, montait en lui une colère inconnue. Soudain, Bertil et Vanna se trouvèrent de nouveau devant ses yeux, comme par magie; maigre qu’il lui semblait avoir guetté de tous côtés, il ne les avait pas vus revenir. Us prirent place à une des tables; Vanna dévorait, riait, bavardait. Elle s’était occupée, à ce qu’il paraissait, du vieux « pape »; elle donnait des détails. A ses côtés, Bertil la servait, attentif, lui passant du pain, un. verre de madère. Personne ne faisait la moindre attention à Oscar; Vanna ne le cherchait pas plus du regard que si elle l’eût su dans une autre hémisphère. Elle s’amusait — et elle s’amusait sans lui. • La' musique reprit. Ah! une vraie musique, maintenant. Une musique rythmée, impitoyable. Plus de ces valses anodines, de ces polkas surannées du vieux. Oscar alla droit à Vanna, le feu aux tempes, et écartant Garenberg sans aménité : — Tu m’avais promis cette danse, tu sais, Vanna, Mais au lieu de l’enlacer et d’entrer dans la grande ronde des danseurs, il ajouta à voix basse : — Varna» j’ai d’aberd à ta parler. Miens, — Tu ne peux pas me parler isi? — Je veux q’on soit tranquille. L’entraînant aveç lui au fond du jardin, où, pres d’une charmille, il avait découvert un banc de pierre moussu et abandnné, entouré de buissons, il la fit asseoir, prit place auprès d’elle, mais pas trep près, afin de garder les bienséances. et dit, la gorge serrée d’émotion : — auçun homme ne t’a jamais embrassée? Je veux le savoir. Réponds! — Tu es fou? cria-t-elle. Puis, voyant l'expression du visage d'Oscar, cette rougeur, cette mâchoire centractée, elle ajouta, en se raidissant, comme sous ses menaces : — Dis donc, n'essaie pas d'être le premier! _ — Je n'en ai ausune envie, actuellement. Mais jai une chose importante à te dire Vanna, très importante, et cela aujourd'hui même, jour de tes quinze ans, date qui marquera. Je te préviens gue je suis fermement résolu à t’épouser, dès que ce sera possible. —Tu es toujours fou, mon pauvre ami? — Pas le moins du monde. Mon père m’approuve, et ta mère aussi, sache-le, à cause de la question religieuse, car je ne ferai jamais opposition à ce que nos enfants soient... — Nos enfants ! ! ! — Ne m'interromps pas. Tu devrais, si tu étais un peu pieuse, être de l’avis de ta mère. Et écoute encore ceci : si je ne t’épouse pas. Vanna, je n’épouserai jamais persone. — Le grand malheur! . Oscar tarda un peu à-répondre, puis, avec solennité : — Qui,' Vanna, un grand malheur — pour moi. Et Vanna comprit enfin qu’il était sérieus. Jamais elle n’avait vu, ni deviné en Oscar rien qui ressemblât au jeune homme qui était là assis près d’elle, pénétré de sa déclaration, les yeux fixes, la bouche serrée et amère. Et cette déclaration, pareille à un voeu... Elle, eut peur de lui. — Tu n’en sais, rien, fit-elle vaguement, se défendant. . - Si. Je ne suis pas un pitre, ni un fanfaron, tu le sais, Vanna. J’ai dix-neuf ans, cela compte. (Cela lui semblait en effet un bel âge.) Je quitte Vargskär demain. Cet autemne, je pars à l’étranger pour un an ou deux, on ne se verra donc guère d’ici longtemps. Mais j’ai tenu à ne pas partir sans t’avertir. Nous n’en parlerens plus ce soir, si tu n’y tiens pas, mais sache-le bien. Vanna, je t’aimerai, toi seule, toi seule, jusqu’à la mort. Il prononça les derniers mots d’une voix rauque, où montait un sanglot. Il avait saisi le poignet de la jeune fille, comme pour l’attirer à lui, puis se maîtrisant, il la lâcha, se leva brusquement.. Vanna se leva, elle aussi,.et repritile chemin du pré, par le jardin humide et ombragé. Elle frissonna. Oscar marchait à un pas à peine derrière elle, sans dire un mot de plus, sans la toucher. Elle ne cessait de se répéter les dernières paroles du jeune homme. Comme il les avait prononcées! On ny pouvait répondre d’aucune manière, ni en se fâchant, ni encore moins en riant. Elle craignait et haïssait cet Oscar nouveau, inconnu, inattendu, et pourtant, il ne lui voulait certes aucun mal, au contraire. Elle se rendait compte qu’üne autre eût pu être heureuse, ou flattée. . En revenant au pré. Vanna tout de suite s’aperçut que Célia l’observait, et se dit qu’elle avait sans doute -mal interprété ses absences répétées, tantôt avec un garçon, tantôt avec un autre. Pour la fugue avec Bertil, Célia aurait pu être bien tranquille, on avait tout simplement ri et plaisanté, en veillant au logement du pauvre «pape ». Mais avec Oscar, il est vrai, c’était tout autre chose. Pourtant, si Célia avait pu apprendre la vérité, elle n'aurait, certes, rien blâmé Ton plus. Car sûre- ment, elle eut trop plaint sa petite Vanna... Oscar, toujours muet, passa son bras autour' de la taille de sa cousine, et l’entraîna dans la danse. B la serrait contre lui, plus que d’habitude, trop; Vanna eût voulu oser se débattre, ou le battre, comme, elle le battait quand ils n’étaient encore que des gosses ; mais Oscar ne semblait rien comprendre à sa révolte intime. Alors, craignant d’attirer sur elle l’attention, elle le suivit en s’efforçant seulement d’avoir l'air de ne s'apercevoir de. rien, prête à fuir dès qu’il la lâcherait, pour s’étourdir de fatigue, à danser avec tous les autres jeunes gens.. , , . Quelques heures plus tard, la fête finie, lescon-vives partis, en char-à-bancs, en camion, à bicy-dette, Paula et Célia firent un tour de promenade le long de l’allée. Tout était rangé, tables et bancs, tout. Vargskâr rentré dans l’ordre silen-deux, empreint de la paix que dégage, la fraîche et verdâtre nuit d’été. ’ — Les enfants se sont amusés? demanda Paula. — Sûrement, Madame... . Paula hésita, puis dit : •— Il me semble que Vanna devient bien jolie. Ce fut Célia qui hésita à son tour, ayant de répondre : . — Très jolie, certainement.. Mais peut-être un . peu... libre. — Peut-être, en effet; j’ai toujours songé à la placer, pour un an ou deux, dans quelque couvent, peut-être l'instant en est-ilvenu. Ce sera coûteux d’avoir les deux enfants en pension, mais on s’arrangera bien de quelque façon. Je n'aurai plus alors qu’un souci, ma bonne Célia: qu'allez-vous devenir vous-même? Célia s’arrêta net au milieu dè l'allée : - — Comment, moi? Mais je ne quitterai Vargskâr que honteusement chassée. On renverra la femme de chambre, et aveç une femme_de. charge, je ferai sen service!: Chere Madame, qwe cela ne vous mquiète pâint 1 —- Elle s’imagine donc, lapauvre naïve, pensa Célia, que je vi la laisser seule ici? Seigneur! j L'abbé Frietnerm’a placée auprès d’elle, et il ; savait bien ce qa'il faibait 1 dhc, c'est sacré. , — Mais c'est à vous-même que je songe, ma ; pauvre élia, vous êtes jeune, il vous faut voir i : peu le monde. Vargskâr n'est pas gai. - , —- Voyons, Madame, vous le savez bien, 1 Célia est une de ces herbes qui poussent partout, je vous l'ai dit cent-fois. Quant au monde, je le vois très confortablement d’ici. j : Au bout de quelque temps, Paula dit i • — Et que pensez-vous de Hans? — Hans a toujours été secret, et ne se livre pas. — J'ai toujours tant espéré de lui... Les deux femmes avaient atteint le grand perron à balustrade de fer. Paula s'arrêta, se retourna. La cour s'étendait devant elle, avec ses " plates-bandes fleuries, le long des bâtiments et, un peu au delà, s'engageait l'allée séculaire. Il faisait assez clair pour qu'on pût voir, à perte de vue les champs et les, prairies d'alentour entrecoupés de bosquets d'arbres. Un beau domaine, ce Vargskâr, et, s'il ne donnait pas la richesse, il représentait pourtant un appui, une sécurité. Elle dit: : - Je me suis bien aperue que Vanna plaît, et je ne doute pas pour elle d'un avenir souriant. Mais Hans ? J'ai eu bien de la peine - et j'avais grand tort, - le jour où il m'a confié son désir de se faire prêtre. Mais, c'est que je faisais pour lui d'autres rêves. Toutefois, depuis, il n'en a plus été question. Il a dû revenir sur cette idée peu mûrie. Pourquoi n'ai-je donc pas eu la joie, légitime, ce soir, de le voir s'approcher un peu de l'une ou de l'autre de ces jolies jeunes filles aux robes légères, blanches, roses ? Que mon coeur était prêt `voler vers celle qu'il choisirait ! Mais je le voyais l'esprit toujours ailleurs, indifférent... Mon Dieu, quel est donc le fond de cette âme cachée? A l'automne, Vanna fut placée au couvent de l'Assomption, à Copenhaguqe. Les couvents n'étant pas admis en Suède, il avait fallu l'envoyer au Danemark. Le projet avait tout de suite beaucoup plu au banquier Burchwedel: en coffrant momentanément sa favorite hors de la portée de toute espèce de soupirants, on servait à merveille ses projets. Et pour épargner à Paula le souci de la dépense, il déclara se charger de tous les frais de l’éducation de Vanna, jusqu’à ses dix-huit ans. — Cette petite est ma manie, mon hobby, dit-il. Je me ruinerais pour elle! C’est un luxe qui ne fait de tort à personne. Privée de ses deux enfants, Paula trouvait souvent le temps long. Hans, après avoir passé brillamment son baccalauréat, était retourné à Upsal, s’était fait inscrire à l'Université et y poursuivait diverses études sans but fixe. Il savait le désir de sa mère, de le voir s’établir un jour à Vargskär et d’y prendre peu à peu la direction de la propriété; mais il voulait jouir d’abord pendant quelques années de la libre vie des étudiants et, assez curieux de tout, se nourrir de lectures selon ses goûts. Toutefois, il venait de temps à autre passer deux ou trois jours chez sa mère, faisait le tour des terres, et bravement, s’astreignait à l’ennui de causer à l’intendant. — Je m’étonne, lui dit-il un jour, de vous voir rester ici depuis tant d'années; vous devez vous y ennuyer mortellement, vous qui n’avez même pas femme ni enfants. — C’est comme ça, répondit l’autre, sec. — D’ailleurs, Célia Martin en a, elle aussi, du courage. — Oh! elle le fait pour Madame. — Maman, se dit Hans, vit ici pour ne pas manquer à ses devoirs envers papa, envers nous, envers nos intérêts; Célia vit ici pour elle; l’intendant, c’est bien possible, à cause de Célia, et nourrissant quelque vague espoir. II n’y a que moi qui ne fasse jamais rien pour qui que ce soit. Il avait éprouvé une vive satisfaction en apprenant la proposition de l’once Burchwedel de pourvoir à l’éducation de Vanna. Cette promesse généreuse enlevait un poids à sa conscience, lui permettrait de vivre sans soucis financiers. N’ayant que peu de fortune, il eût dû songer à orienter ses études vers un but final, à prendre une décision quelconque. Mais il lui était trop doux de continuer une existence vague, sans plan déterminé. — Pourvu que ma pauvre mère garde quelque illusion ! A la fin de la seconde année de couvent de Vanna, au début de juin, et un peu avant les dix-sept ans de la jeune fille, Burchwedel invita Hans à l’accompagner à Copenhague, d’où ils ramèneraient sa sœur. L'excellent homme y avait également donné rendez-vous à son fils Oscar, qui revenait de Paris. Le banquier se rendit au couvent, remercia les Sœurs des soins prodigués à sa nièce, s’assura de la bonne mine de celle-ci, et lui fit mille questions, ravi de lui entendre dire elle-même qu’elle avait été heureuse dans sa prison et que rien ne lui avait manqué. De fait, (et les religieuses ne manquèrent pas de l'apprendre à son oncle), la petite de Sneckenström avait été chérie au couvent comme partout ailleurs. L’existence lui avait été douce. Elle fit à tout le monde des adieux reconnaissants, émus, radieux, puis sortit au bras du banquier. Burchwedel avait retenu pour lui et sa jeune bande le meilleur appartement du premier hôtel de Copenhague. Avec Vanna, tout de suite, il fit le tour des grands magasins de la ville. C’était pour lui une joie de l’équiper, de la transformer en jeune fille élégante. Il était ravi de ses goûts simples et s’efforcait cependant de la gâter et de la combler de cadeaux. Le soir, on allait au restaurant, puis au théâtre, que suivait un souper fin. Mais s’avisant tout à coup que Hans, à la longue, serait de trop, Burchwedel offrit à celui-ci un voyage à Berlin, en l’engageant à se bien dégourdir. Et il le munit d’un carnet de chèques coquettement garni. — Va, mon garçon, amuse-toi! Puis il entreprit son fils : — Mon cher, il me semble que tu n’as plus rien à attendre pour faire ta déclaration à Vanna. Car tu l’aimes toujours, dis donc? — Je l’aime toujours, en effet, répondit Oscar. Mais j’attendrai encore un peu. Oscar s’était rendu compte, après bien des réflexions amères, que, ce malheureux jour de la -Saint Jean, il avait brusqué maladroitement les choses. Depuis, ayant médité sur son avenir, il s’était résolu à faire la conquête, non seulement de la main, mais aussi du cœur de Vanna. Il ne voulait plus qu’elle fît un mariage de convenances. L’aimant lui-même de plus en plus, ayant acquis aussi quelques expériences de l’amour et ayant jugé celles-ci ensuite avec sévérité, Oscar voulait main-tena- t, non point seulement aimer réellement, mais être aimé. Il voulait voir Vanna se donner à lui sans réticences, avec un élan pareil à celui qui le portait vers elle. Toutefois, il ne s’en ouvrit pas à son père. — Qu’attends-tu? disait le banquier, impatienté. — Mon heure, papa. — Tu n’es qu’un romanesque I Avance plutôt ton heure, sinon tu risques une grave déception avant qu’elle ait sonné. Grand Dieu! triche donc un peu! Burchwedel, en dépit de la résistance d'Oscar à ses conseils, était fier de son fils. Celui-ci, en voyageant, avait pris de l’aplomb, avait appris à vivre d'une façon élégante. Il s’habillait bien, savait causer, avait le don des petites attentions, des menues libéralités qui font plaisir : quelques fleurs ou bonbons, offerts au moment propice. Il ne se privait pas d’en user vis-à-vis de Vanna, mais tout en se gardant bien de se donner les allures d’un soupirant avéré. — Il a tout pour lui, se disait son père. Les jeunes gens sont trop bêtes ! Au besoin, un beau jour, je brusquerai les choses- Le banquier s'arrangeait pour laisser autant que possible les jeunes gens en tête à tête. Oscar menait Vanna dans els musées, aux expositions, dans els magasins. Et Vanna se plaisait à la large et facile vie d'hôtel; elle semblait d'aillers aussi se plaire en la société de son cousin. Au fond, elle était contente qu'il ne fît aucune allusion à l'incident, dont elle gardait toujours un pénible souvenir. Elle retrouvait, avec simplicité, l'Oscar de jadis, le bon camardae des jeux d'enfants, l'ami de tout repos. Elle ne se doutait guère des tentations qui parfaois assaillaient le jeune homme, le talonnant jusqu'à la limite de sa force de résistance, lui murmurant de ne plus s'entêter, d'obéir sans plus tarder aux suggestions si avisées de son père. Il gardait toujours ses dehors corrects et fraternels et Vanna ne cherchait pas plus loin. Un matin, le banquier, ayant un important rendez-vous d'affaires, auquel il désirait que son fils assistât, laissa Vanna seule à l’hôtel. Du seuil de la porte d'entrée, elle regarda s’éloigner les deux Burchwedel et resta un moment à contempler distraitement la vaste place ensoleillée qui s’étendait devant elle et où les ombres di s passants jetaient de longues et mouvantes taches bleues. Soudain, un jeune homme s’arrêta devant elle, attirant brusquement son attention. Impossible de s’y tromper : elle reconnut immédiatement en lui Grégor, ce fils d’évêque rencontré tant d’années auparavant à Upsal. — Mais c’est bien vous, mademoiselle de Sneckenström? Par exemple! Vous n’avez guère changé, d’ailleurs. — Vous non plus. -— Vous vous souvenez donc de moi? — Mais oui. Oh! je voyais bien peu de monde dans ce temps-là, chacun pouvait faire impression sur moi. — Ne m enlevez donc pas le plaisir de penser que vous m'aviez trouvé charmant! Vous aviez onze ans... — Vous vous souvenez encore de ce détail?. — Mais je ne vous ai jamais oubliée, moi, pas plus d ailleurs que le moindre détail de notre unique entrevue! Vous n etes pas de celles qu’on oublie, vous devez le savoir aujourd’hui. Vanna ne sourit pas à cette phrase, d’une amabilité trop banale. Elle ne douta pas de sa sincérité. Tout, chez ce Grégor, respirait la spontanéité. II se tenait debout devant elle, bien planté, bien tourné, la fixant de ses yeux d’un noir de jais, ne détachant pas une seconde d’elle ce regard, qui par on ne sait quel prodige, ne parvenait cependant pas à paraître importun, ni impertinent Toute la physionomie du jeune homme semblait avouer avec candeur : Pourquoi cacher ma joie?,.. Mais cette joie à retrouver Vanna, — rencontre inattendue s’il en fut, — d’où lui venait-elle donc? Vanna ne songea pas à se le demander. Il lui semblait à elle-même se trouver en présence d’un très vieil ami. Elle remarqua toutefois que le visage de Grégor portait des traces de fatigues, de soucis et de veilles. Un mouvement de douce pitié la remua. Que faire pour lui? se demanda-t-elle. Puisqu’il est si content, rien que de me voir, je devrais pouvoir faire quelque chose pour lui. Elle se dit que si l’oncle avait été là, elle aurait pu le lui présenter — et, avec un curieux plaisir, elle se figurait déjà d’avance cette présentation, où elle joignait au nom de Grégor le titre d’ami — mais justement, l’oncle n’y était pas. Le jeune homme sembla , deviner le cours de ses pensées. — Voulez-vous me faire un grand plaisir, et bien facilement? . —- Mais, oui, certes! -— Alors, venez un peu, pria-t-il. Vous êtes seule, faisons ensemble quelques pas. Marchez à côté de moi, cela me sera très doux. Ils traversèrent la grande place, et prirent une rue étroite et encombrée. Dans la bousculade, Grégor passa légèrement son bras sous celui de Vanna. Il la conduisit ainsi jusqu’à un tout petit square, ombragé et paisible, et s’arrêta près d’un banc. — Si vous pouviez savoir à quel point cela me semble étrange, je dirais presque providentiel, de vous retrouver précisément aujourd’hui... ou, aujourd’hui, le jour le plus odieux de toute mon odieuse existence! Êt subitement sa figure eut une crispation, d’amertume ou de dégoût. Il prit place auprès de Vanna, sur le banc du square, mais son regard, un instant, se perdit, en quelque lointaine vision, secrète et détestée. — Que se passe-t-il donc? demanda la jeune fille. Que l’insouciant et joyeux Grégor de la petite pâtisserie d'Upsal était donc tout à coup loin d’elle! Elle posa doucement sa main sur celle de l’ami. Mais déjà, brusquement comme il l’avait quittée, il revenait à elle : — Personne, Vanna, ne vous a donc jamais parlé de moi ? — Personne au monde. — Eh bien! c’est tant mieux, oui, tant mieux. — Au contraire. Racontez-moi ce qui vous est arrivé, cela vous fera du bien. Je vous en prie! — Comme vous avez su dire cela d’une façon adorable, Vanna! Oh! vous êtes bien celle que j’avais imaginée... mais sincèrement, vous ne pouvez rien faire pour le pauvre bougre que je suis. Je pars d’ici sous peu, sous très peu, je pars très loin, et c’est, je vous assure, ce que j’ai de Mieux à faire. N’en parlons plus, je divague. Parlons de vous : que va devenir votre vie? — Je n’en sais rien encore. Il dit, à demi sentencieux : — Moi, je sais. Vous deviendrez ce que deviennent toutes les jolies jeunes filles : une jeune madame, avec votre photographie dans le journal mondain, et un petit appartement à la dernière mode. Et puis, peu à peu, vous deviendrez une jeune femme en vue, recherchée, fêtée, enviée../ — J’en doute bien, je ne sais rien, répéta-t-elle. Il sourit légèrement. — Tout le monde en sait si long sur toutes choses; vous seule ne savez rien. Que cela est admirable! Si je croyais en Dieu, je ferais la prière que voici : Mon Dieu, gardez-la telle qu’elle est, tant que cela sera possible! Voyez-vous, lorsque je vous ai aperçue tout à. l’heure, sous le porche de l’hôtel, j’ai eu l’impression subite d’entrer dans un monde nouveau, ou plutôt dans un monde tout à fait oublié, innocent, beau. Voilà la force qui se dégage de vous! Rien n’aurait pu me faire un plus grand bien, je vous assuré. Seulement n'insistons pas sur mes prétendus ennuis, ni sur ma vie soi-disant odieuse. Je n’ai que ce que je mérite.. Je suis en réalité dans une situation excellente, récemment tiré d’un enfer de première classe, et prêt à m’embarquer un de ces jours pour une colonie de l’Est africain. Puis il demanda : — Réellement, vous ne m’aviez pas vu venir, ni la personne à qui je disais précisément adieu? — Mais non. Qui était donc cette personne? — Rien. Une dame — quelconque... — Pourtant, fit Vanna, avec vos airs de ne plus vouloir insister, vous êtes triste. Alors. îl se mit à rire. Rire trompeur, elle le sentait. Que n'eût-elle donné pour forcer la porte de sa confiance? Mais déjà, il détournait de nouveau la conversation, lui posait des questions, lui demandait des nouvelles de Wilhelmi. Puis, il revenait à sa joie de l’avoir retrouvée, de la garder encore un moment auprès de lui. — Je n’abuse pas? Surtout, ne vous enfuyez pas trop vite! Vous avez bien une heure? Une petite heure de rien du tout? Quel bien vous me faites! Que je suis heureux! Et, croyez-moi, je suis sincère; ce que je vous dis là, ce ne sont pas des flatteries — comme vous en font, sans doute, vos danseurs et vos nombreux amoureux. — Je n’ai guère de danseurs, et personne ne songe à être amoureux de moi... D’ailleurs, pourquoi ne vous croirais-je pas? — Pourquoi? Mais, dit-il, parce que la sincérité est la chose la plus rare du monde. Il héla une automobile ouverte, et cette fois sans demander de permission à Vanna, donna l’ordre au chauffeur de les conduire à travers un grand parc. Il enleva son chapeau, et ferma les yeux. Il semblait se laisser aller au seul plaisir de sentir la brise vive rafraîchir son visage. Cependant, de temps en temps, Vanna retrouvait son regard fixé sur elle. Alors, tout de suite il lui souriait, puis s’excusait de n’être pas plus loquace, affirmant que son seul désir, parfaitement égoïste, il l’avouait, était de ne jamais voir finir cette promenade sous la verdure claire. Et Vanna ne songea pas à se demander ce que dirait de sa fugue l’oncle Burchwedel, ni encore moins à souhaiter maintenant sa présence ou quelque invitation de sa part. Elle se sentait transportée en une extraordinaire atmosphère de liberté, d’abandon et aussi de grande confiance, qui ne laissait place à aucun désir. L'auto la ramena à l'hôtel. Au moment où elle tendit la main à Grégor, celui-ci, comme pour enlever toute trace de sentimentalité possible à leur adieu, et conserver au souvenir de leur entrevue une atmosphère de confiance et de liberté heureuse, eut un regard de juvénile courage retrouvé, de joyeuse et complète gratitude, et dit simplement : — Au revoir. Sûrement, au revoir. Vanna monta rapidement dans sa chambre. Celle de l’oncle se trouvait à côté de la sienne, et la porte entre les deux pièces était entr'ouverte, par exception. Elle entendit des voix, puis un appel inquiet. — C’est toi, Vanna? Enfin! Debout sur le tapis, au milieu de lia chambre, un télégramme à la main, Burchwedel était planté, l’air extrêmement perplexe. Il attira à lui sa nièce, d’un geste gauche. La dépêche, expédiée la veille au soir, très tard, de Nyckeln, contenait la nouvelle d’une maladie subite et grave d'Auguste de Sneckenström. On devinait qu'en réalité celui-ci devait être à l’article de la mort. Le banquier, qui détestait toute allusion à la maladie ou à n’importe quelle catastrophe, crut convenable de balbutier quelques paroles de consolation. Si vraiment le père de Vanna venait, hé ! à disparaître, dit-il, la voix un peu troublée, qu’elle ne craignît rien. Lui qui était son onde, et qui l’aimait, il remplacerait pour elle un père regretté... — Oscar, fit-il ensuite, tâche de t’arranger pour que nous puissions partir ce soir. Seulement, je te préviens, je ne voyage pas sans wagon-lit. Oscar régla tout, et, le soir, on quittait Copenhague. Au moment du départ de I’hôtel, un second télégramme était arrivé : Sneckenström avait rendu l’âme dans l'après-midi. Une grande partie de la nuit, Vanna resta éveillée. Dans son missel, elle avait cherché les prières qu’il est d’usage de réciter pour les trépassés, et elle les répétait par acquit de conscience. « Donnez-leur, Seigneur, le repos étemel, et que brille sur eux la lumière qui na point de fin. O Dieu, toujours prêt à pardonner et à faire grâce, nous vous implorons pour râme de votre serviteur... Ordonnez à vos anges de l'accueillir; que son âme échappe aux peines de l’Enfer, quelle puisse jouir des joies étemelles... » Mais il n’était pas possible à Vanna de fixer son attention sur son père. A quoi bon, aussi, prier pour celui qui n’avait pu être responsable d’aucun de ses actes? Le train roulait avec un bruit de tonnerre vers le Nord, montant, montant toujours, à travers les contrées de sa patrie, où tout lui semblait plongé dans le sommeil, et la portant vers la maison de son enfance. Malgré ses efforts, elle ne pouvait détacher ses pensées de celui qu’elle venait de quitter, sans rien savoir des chemins par où le mèneraient ses destinées futures. Le reverrait-elle même? Aucun rendez-vous n’avait été pris, aucune adresse donnée. Grégor partait pour l’Afrique, lui avait-il dit : l’Afrique est grande. Il disparaissait, ne laissant que le secret de l’entrevue infiniment douce, d’une douceur triste, étrange, inoubliable. Lui, se souviendrait-il même vraiment d’elle? Déjà, le doute, mal jusqu'àlors inconnu de Vanna, mordait son coeur. Amère jalousie de tout et de tous, alternant avec les e´clairs d'une confiance merveilleuse. "Oui, se disait-elle alors, il saura garder mon image comme il a déjà su garder celle de l'enfant de onze ans. Grégor! Mon Dieu, ordonnez à vos anges de l'accueilir, de le protéger..." Les prières pour le mort et celles pour le vivant se confondaient. Vanna essayait de donner sagement à son père ce qui lui était dû, mais l'autre visage se dressait devant elle, visage tantôt empreint des graves soucis qui lui restaient cachés. tantôt si joliment ouvert, riant, illuminé de courage. Peu à peu, il lui semblait que Grégor était là, tout près d'elle, qu'il l'accompagnait, qu'il ne la quitterait plus, et que la promenade sous la verdure printanière du parc continueait et continuerait toujours. Lorsque le conducteur frappa à la porte de son compartiment, un peu avant l'arrivée à Stockholm, le lendemain matin, Vanna se réveilla en sursaut, ébahie de comprendre que sans le savoir, elle avait pourtant dû finir par s'endormir. Burchwedel, dès l’enterrement de Sneckenström, auquel il se garda bien d’assister, persuada à Paula de venir passer de nouveau quelques mois à Stockholm avec sa fille. A Stockholm, Paula et Vanna descendirent dans la pension de famille où l’on avait jadis passé le fameux « printemps des Délices ». En somme, les conditions d'existence de Paula n’étaient guère changées depuis, car Sneckenstrôm ne laissait que peu ou point de fortune. Mais Burchwedel se réjouissait de savoir en tout cas sa cousine enfin libre. Elle touchait maintenant à la quarantaine. Bah! peu de chose, somme toute, se disait-il; la belle jeunesse de ses enfants saurait bien la rajeunir, elle aussi. Elle trouverait encore à se remarier... On fit prendre à Vanna des leçons de chant. C’était le banquier qui les payait. Il s’était adressé au professeur le plus réputé, — et le plus cher, bien entendu, glorieux à l’idée de ne rien refuser à sa favorite. Chez les Burchwedel, le soir, on demandait à la petite cantatrice de se faire entendre et Oscar, garçon rangé et qui sortait peu, faisait fidèlement partie du cercle de ses auditeurs et admirateurs. D’un coin tranquille, où il choisissait sa place, il ne la quittait pas des yeux. Cependant, les affaires de cœur de ces deux jeunes gens n’avançaient pas assez vite au gré du banquier. On les envoyait bien faire des promenades à deux, personne ne dérangeait les tête-à-tête que leur fournissait le hasard, — ou les demi-hasards. Mais Oscar ne se déclarait pas, s’éternisant à attendre « son heure ». Toujours aussi réservé, bon cousin, camarade attentif, il guettait chez Vanna le signe qui lui révélerait un changement d’esprit à son égard. Et elle, bonne camarade, mettant gentiment à contribution la complaisance du compagnon de tout temps, ne s’apercevait de rien ou ne voulait rien voir. Vers la fin de Fhiver, lorsque Paula commença er de rentrer chez elle, Burchwedel résolut donc de prendre lui-même en mains la direction des événements. Il pria Vanna de passer chez lui, un soir, avec Paula, lui déclara que la famille entière scuhailait for une union entre elle et son cousin, fit une fine allusion à tous les avantages inconte tables de ce parti, avantages matériels qui n’étaient pas à dédaigner, et avantages religieux, puisqu’il importait d’éviter les controverses; puis il finit par assurer à Vanna qu’elle donnerait à sa malheureuse mère la plus efficace des satisfactions et consolations en accordant sa main à Oscar. — C’est vrai, maman? — Oui, ma fille, mais pas contre ta volonté. — Et si je n’avais pas de volonté expresse? — Je te conseillerais en ce cas de suivre la voie de la sagesse. — Et ce serait vraiment pour toi une si grande consolation, maman? — Ce serait pour moi une consolation, oui. — Eh bien, dit Vanna, puisque tout le monde a l’air de le vouloir... Depuis des mois, depuis leur entrevue si éphémère, elle n'avait pas eu un mot de Grégor, aucun signe de vie, rien qui pût lui faire croire qu’il songeât encore à elle. Ne s’était-elle donc pas tout simplement monté l'imagination, en ayant cru voir naître de cette rencontre quelque chose de plus qu’une sympathie de hasard? Enfantillages de jeune fille inexpérimentée! Tout l’hiver, elle s’était assez répété ces mots. Elle était arrivée peu à peu à comprendre qu’elle ne reverrait plus Grégor, sinon encore par hasard, et sans que lui y attachât plus d’importance qu'auparavant Petit à petit, il prenait pour elle figure de chevalier errant, d’être sans lieu ni gîte, apparaissant, disparaissant, ne s’arrêtant nulle part. Pourquoi alors faire du roman?... Et elle s’était honnêtement appliquée à effacer le souvenir charmant, à abolir les imaginations qui le lui faisaient retrouver, et conserver. Durement, elle grondait son cœur lorsqu’elle n’arrivait pas à faire taire ses secrètes récriminations. prétendait-elle mener à Stockholm une existence facile et agréable, y arrangeant un riche mariage pour sa fille, tandis que Célia, l’orpheline, se tuait, seule, à travailler pour elle? C’était toujours le même coup de fouet, lorsque Paula remettait le pied sur la Roche-aux-Loups. Elle monta vivement l’escalier de granit. Dans le vestibule se tenait le vieux Lars, qui l’attendait, prêt à la saluer, à prendre humblement son manteau. Depuis la mort du maître, Lars s’appliquait à tenir en un état de constante propreté les pièces occupées autrefois par celui-ci. Il était seul à regretter le défunt et à tenir en honneur son souvenir. « Mes serviteurs, songea Paula, accomplissent mes devoirs et peinent pour moi, tandis que je reçois comme une chose toute due, leurs efforts et leur affection... » Elle pénétra dans la grande salle carrée, alla à la fenêtre, s’y arrêta, contemplant la mer qui s’étendait devant son regard, cette mer qui si souvent avait éveillé en elle de trop profondes mélancolies. Pourtant, là était l’horizon à elle assigné. De quel droit, et par quel appétit d’insouciance et de facilité s’en détachait-elle? Sa place serait toujours ici, quoi qu’elle fît, dans ce Vargs-kar dont elle restait l'esclave et la gérante, jusqu’au jour où son fils la relayerait, peut-être, jour encore bien incertain. -— Mon Dieu, murmura-t-elle, vous n’avez été que trop bon pour moi. Qu’il est donc difficile de reconnaître toujours votre bonté, et de «avoir discerner ce qu’elle commande! Désormais, je m'y appliquerai mieux. Car j'ai compris que ce n'est que sous l’orage et les difficultés que l'homme grandit et c’est là qu’il parvient à se rapprocher de vous. Les avantages et les succès de ce monde ne nous sont que funestes. Eloignez de moi, mo Dieu, le danger d’une vie facile! Le même soir, Paula, Célia et Vanna, se rendirent au cimetière, où un petit coin, consacré par un prêtre catholique, avait été réservé aux Sneckenstrôm. Wilhelmi, des fenêtres de son presbytère tout proche, vit venir les trois femmes et s’empressa d’aller à leur rencontre. Puis, quand elles rentrèrent, il les suivit à travers bois. Il n'ignorait pas que derrière l’une des fenêtres de sa maison, sa sœur Noémi devait guetter avidement le groupe amical. Tout l’hiver, Noémi était restée inquiète de savoir Célia seule au château. et, prétextant les convenances, elle avait con-kraint son frère à renoncer à toute visite. Et veilà que la fréquentation de ces papistes détestés reprenait déjà, dès le premier jour. Noémi vit Paula et Célia s’engager d’abord sur le mince sentier tout tapissé d’aiguilles de pins; Vanna et Wilhelmi suivaient. La jeune fille avait passé un bras sous le bras du pasteur, familièrement. Quelques pas encore, et les deux amis disparurent parmi les arbres. Noémi ne put entendre Wilhelmi questionner : — Et ma petite Vanna doit, certes, être très heureuse? — Ne parlons pas de ça, Oscar est parfait, et l'oncle me gâte plus outrageusement que jamais. Bien entendu, je suis heureuse! Mais surtout, parlons de tout le monde ici? C’est à vous de me raconter toutes les nouvelles. — Très bien. Au mois de juillet, BertilGa-renberg est rentré d’un voyage d'études. Ensuite... Le nom de Garenberg fit tressaillir Vanna. — A propos, dit-elle, d’une voix qui jouait la nonchalance, est-ce que vous n’avez pas été autrefois adjoint à un certain évêque Garenberg? — Mais si, est-ce que vous le connaissez? — Non, ou plutôt, oui. Si, je connais son fils. — Grégor? Je l'ai bien perdu de vue. — Allons, n’en parlons plus, cela vaut mieux, pensa Vanna. Et elle dit : — Ecoutez donc le chant des oiseaux. Chaque printemps, autant que je m’en souvienne, ce chant m’attriste. Il dure si peu. Peut-être aussi est-ce pour cela qu’on l’aime. Voilà, se dit Wilhelmi, qui ne me paraît guère le langage d’une heureuse petite fiancée. Mais il n’insista pas. Pendant l’été qui suivit, on se mit à Vargskàr à travailler activement au trousseau de Vanna. Oscar était à l'étranger, en voyage d’affaires pour le compte de son père, et il en profitait pour faire dans les grandes villes des achats de meubles, de tapis, de bibelots. Ses lettres étaient pleines de projets d’ameublement, et Vanna y répondait docilement, entrant en conciliabules infinis à propos de telles tentures, ou de porcelaines, de bronzes. Au fond, il lui semblait parler au nom d’une tout autre personne. Oui, oui, se disait-elle, pour se persuader de la réalité, je serai une Madame Burchwedel, j’aurai un beau salon, un tapis gris perle; le pied se perdra dedans, tant il sera épais... Et un cabinet de laque, XVIir siècle. Mon Dieu, que tout cela est stupide! Ai-je vraiment un si vif souhait de toutes ces choses? — Oscar t’écrit gentiment? lui demandait-on. — Très gentiment. Il rêve d’un grand piano, où je lui ferai de la musique, le soir. Mais cette musique, elle n’arrivait pas non plus à se la figurer. Cette habitation, où on placerait le piano, et où on serait fier du cabinet chinois, du tapis gris perle, et qui serait son habitation, partagée avec Oscar, elle ne le voyait pas. Vanna, en ourlant sagement des essuie-mains, avec sa mère et Célia, au jardin, écartait d’elle la pensée de l’avenir. Une fois qu’il serait là, il s’arrangerait peut-être quand même — que savait-on? Vint un soir, vers la fin de juillet, Vanna, prise d’un besoin aigu de solitude, descendit l’allée qui menait à la grande route vers Nyckeln. Assez souvent, elle se promenait d’ailleurs ainsi, solitaire, activant sa marche comme pour fuir ses pensées. Il faisait, ce j’our-là, assez sombre; elle croisait peu de passants. Soudain, elle aperçut un cycliste, arrivant à toute allure de son côté. Il la dépassa sans qu’elle eût pu le reconnaître; puis elle l’entendit s’arrêter brusquement derrière elle et revenir hâtivement sur ses pas. Un cliquetis lui fit comprendre que la bicyclette avait été jetée sur le talus. Curieuse, elle se retourna : Grégor était devant elle. — Ah, je né m’étais pas trompé, dit-il, immédiatement très à son aise, Mademoiselle de Sneckenstrôm, Vanna, c'était bien vous! La bicyclette avait roulé dans le fossé, il l’y laissa. Il saisit les mains de Vanna, les serrant à les écraser, l'attirant vers lui, ne sachant comment montrer assez sa joie de la revoir. - En un flot de paroles, en bredouillant, en s’interrompant, il raconta. Comme il revenait en Suède, après une absence de plus d’une année, il avait par hasard rencontré son parent très éloigné, le jeune Bertil Garenberg, et tout de suite il lui avait demandé des nouvelles de Vanna, car il les savait voisins. Bertil s’était prodigué en récits sur Vanna enfant, telle qu’il l'avait bien connue gentille, amusante, taquine, colère, et charmante... Et lui-même, pris sur l’heure d’un terrible besoin de la revoir, s’était arrangé pour se faire inviter par ce brave Bertil et avait débarqué le matin même dans la maison du docteur Garenberg. Jamais il n’avait encore visité ces parents, assez éloignés d'ailleurs, mais on avait semblé très bien prendre son arrivée dans cette maison hospitalière. En réa-Kité, son père l’évêque et sa mère l’attendaient avec impatience, dans leur résidence du Nord de la Suède. Il aurait dû y être déjà. Tant pis. — Peut-être vous l’ai-je déjà dit, l’autre fois, à Copenhague, que j’allais en Afrique, excusez-moi, si je rabâche un peu! Et il racontait que la nostalgie de l’Europe l’avait pris, qu’il avait revendu son lopin de terre, pas trop mal, je vous assure —, et il était reparti. A Nyckeln, son premier souci avait été de se procurer une bicyclette, afin de courir à Vanna. — Je l’aurais volée, si je n’en avais pas trouvé une à vendre. Mais surtout, ne me croyez pas un peu toqué! Je suis, au contraire plein de bon sens, et ma présence ici en est la preuve. J’ai mûri, allez, depuis un an. — Mais, monsieur Garenberg... — Vanna, de grâce, ne m’appelez pas Monsieur! Est-ce que vraiment je suis un Monsieur pour vous? Serais-je donc la dupe insensée de mon imagination, et n’auriez-vous réellement jamais songé à moi, comme je me le suis répété mille et mille fois au fond de cette maudite brousse africaine? Nous sommes au moins des amis, dites? Nous l'étions devenus à Copenhague. Ce sont des choses qui restent. — Oui, fit-elle, nous sommes des amis. —- Bon. Mais est-ce vrai, ce qu’on m’affirme, que vous seriez fiancée? — C’est très vrai. — Et vous êtes contente ? — Mais... bien entendu. — Eh! bien, si vous n’êtes pas contente, et je vois déjà très bien que vous ne l’êtes pas, rompons ces fiançailles! A côté l’un de l’autre, ils s’enfonçaient sous l’ombre des tilleuls centenaires de la grande allée. Vanna ne put s’empêcher de sourire tristement. — Mes fiançailles, mieux vaut que nous n’en parlions pas, voyez-vous. Elles sont une chose fixée, tout à fait arrêtée; et une excellente chose, dont tous les miens sont très contents. — Les miens!! Non, Vanna, ne me trompez pas, vos fiançailles ne sont pas une chose excellente, je le lis sur vos traits, je l’entends dans votre voix, et nous allons précisément en parler à fond, une fois pour toutes. Et tout de suite. Est-ce pour les « siens » ou pour soi-même qu’on se marie? II saisit son bras, il la pressa de questions, il l’accula, la forçant à avouer la vérité. Il sut ainsi, en lui arrachant ses aveux mot par mot, qu’elle ne l’avait pas oublié, et apprit dans quelles conditions elle s’était promise à Oscar Burchwedel. — Alors, Vanna, ce prétendu lien ne signifie plus rien, croyez-moi. — Je ne puis revenir sur ma parole. Grégor réfléchit, et dit : — Voyons, j’ai beaucoup de bon sens, je vous l’ai dit, et je comprends que vous ne puissiez rompre vos engagements pour avoir rencontré un soir une sorte de demi-fou (aux yeux des vôtres, certainement) sur la grand'route. Depuis un an, je rêve de vous, c’est juste, c’est vrai, mais je ne vous ai pas écrit et vous n’étiez donc pas tenue de le voir. Pour être absolument véridique, comme j’en ai le souci, je ne jurerai même pas que je sois revenu en Europe à seule et unique fin de demander votre main, Vanna. Non, pas de mensonges entre nous! Mais en entendant parler de vos fiançailles, j’avoue que j’ai vu rouge, ou noir, bleu comme vous voudrez! J’ai nettement senti que vous faisiez quelque chose de tout à fait contraire à votre bonheur, et au mien, et je suis accouru comme quelqu’un qu'on réveille en lui criant : au feu. — Non, non, disait Vanna, ne me tentez pas. J’ai tort de vous écouter, quittez-moi, le plus tôt sera le mieux. . — Au contraire. Quand j’ai dit demi-fou tout à l'heure, je me calomniais. Tous ceux qui me connaissent savent que je suis de . bon conseil. Et surtout, ne croyez pas tout ce qu’on ne manquera pas de vous dire sur mon compte! Malgré mille sottises passées, que j’avoue, je saurai me créer une situation. Car dorénavant, j’ai devant moi une étoile. Et je suis fou de vous; oui, à ce point de vue là, non plus même un demi-fou, mais un archi-fou! Et je sais que tu veux bien de moi, Vanna! Ton visage, ce visage d’enfant angélique, ces yeux si purs n’ont même pas l’idée de ce qu’est un mensonge, ni une feinte. De son bras, il la serrait contre lui. Ils allaient lentement; Grégor sentait trembler l’épaule de Vanna contre la sienne. Au bout de l’allée apparaissaient devant eux les murs blancs du chaâteau. —- Une fois de plus vous ne savez pas ce que vous dites, Grégor... — Je ne l’ai jamais mieux su. Je l’ai toujours su, et cela, sans même m’en douter. Expliquez-moi ça ! Il y a de ces intuitions secrètes, de ces affinités mystérieuses. Vous n'étiez qu’une petite fille, la première fois qüe je vous vis, et déjà, je devinais en vous la femme de ma vie. Que vous étiez comique, pleine de dignité, avec votre assiette.de gâteaux devant vous : « compte pas me marier. Monsieur », et puis : « Je changerai peut- être d’avis plus tard »... Mais je ne plaisante plus, Vanna. Jusqu’aujourd’hui, je n’ai été qu’un gamin, soit, et parfois un gamin malfaisant, je ne le nie pas; mais auprès de toi, Vanna je serai transformé, je deviendrai un homme. Il faut me prendre au sérieux, voyez-vous, Vanna; c’est encore le meilleur moyen de faire ce genre de miracles, de transformer un être. Et avant de la quitter, il lui fit jurer de revenir le lendemain. Vanna, qui jamais n’avait dissimulé, qui jamais n’avait su chercher un faux-fuyant lorsqu’on lui posait une question, monta dans sa chambre en courânt, de peur de rencontrer Célia ou sa mère et d’avoir à inventer une histoire pour expliquer sa longue absence. De ce jour-là, Grégor et elle se rencontrèrent quotidiennement. Parfois même, si Vanna n’avait pu venir au rendez-vous donné, Grégor restait à l’attendre des heures entières, étendu sur la mousse, à la lisière du bois, à respirer les âcres senteurs silvestres, ou à suivre des yeux les allées et venues des fourmis. Quand elle réussissait à le rejoindre, ils montaient ensemble vers quelque bosquet écarté et paisible, s’asseyaient parmi les fraises des bois ou les myrtilles, ou sous les grandes branches des sapins, semblables à des ailes baissées, et qui forment comme une sorte de tente sur le soi. Grégor se racontait, s’arrêtait à quelques anecdotes pu à de menues aventures de son existence, parlait aussi dès siens. Comme il l’avouait, il était loin d’avoir été l’orgueil de sa famille. A Upsal, son stage à l'Université, avait été bref et fort médiocre. Ensuite, il s était lancé quelque temps dans les affaires. A Copenhague, justement. Ignoble ville, ignoble période, mieux valait même n’y plus jamais faire allusion, àssurait-il. . Actuellement, des amis s’intéressaient à lui, et il avait d’excellentes chances de trouver une position dans l’industrie de l’automobile. — Je ne crains pas le travail, Vanna, disait-il, et avec toi auprès de moi, je soulèverais des montagnes, — II la tutoyait. — Tu me le permets, tu ne m’en veux pas? Je te parle comme je pense, voilà tout. En vain tâchait-elle d'écarter le sujet d’un avenir précis, auquel il se plaisait à revenir. Alors, simplement, il l’attirait à lui, l’embrassait et lui disait qu’il la savait déjà perdue. Parfois aussi, il se taisait, demeurait recueilli, longuement immobile aux pieds de Vanna, le visage caché dans quelque pli de sa robe. — A quoi pensez-vous donc, Grégor? — Je suis en train de compter jusqu’à mille, Vanna. A mille seulement, je me permettrai de vous embrasser encore une fois. C’est un exercice de contrôle de soi, vois-tu. Car si je m’écoutais, si je me laissais aller à mon gré, je t’étoufferais de baisers, et, mon Dieu, grand Dieu, que je sois préservé du malheur de jamais te faire aucun mal! Un jour, sans que Vanna en eût été avertie à l'avance, Grégor se présenta à Vagskär, venant y faire une visite avec son cousin Bertil Garenberg. Cette visite n'avait en soi rien d'insolite; Bertil était un ami intime des jeunes Sneckenström et Gregor venait avec lui en qualité de parent et d'invité. Grégor se tint fort bien, se montra aimable avec tout le monde, resta dîner, et ne laissa percer en rien qu'un lien secret pût l'attacher à la fille de la maison. Il déclara au cours de la conversation qu'il était obligé de quitter Nyckeln très peu de jours après. Ses parents le réclamaient, s'indignaient de le voir s'attarder, ne l'ayant pas vu depuis deux ans. Il dit cela sans regarder du côté de Vanna, mais elle comprit le sous-entendu : l'instant de prendre une décision approchait; de jour en jour, Vanna l'avait écarté, mais il fallait en finir. Les deux jeunes gens partis, sans qu'un mot eût pu être échangé à l’écart entre Grégor et Vanna, celle-ci n’y tint plus. Cette journée de comédie que Grégor, à en croire les apparences, avait acceptée joyeusement, avait terrassé la jeune fille. Elle monta chez elle, et sur son lit, s’abîma en sanglots. Elle n'entendit même pas entrer Célia. — Mon pauvre petit, qu’y a-t-il donc? Alors l’enfant se blottit contre le cœur de la bonne Célia, s’ouvrit enfin, se confia, raconta tout, trop heureuse de pouvoir parler. Célia la caressait, l’écoutait, l’encourageait. Puis, elle lui dit avec douceur : — Mais mon petit, il est d’abord et absolument" nécessaire que tu parles à ta mère. Tu y as pourtant pensé? — Oui, et c’est là le plus terrible. Parler à sa mère, parler à Oscar, affronter les explications sans fin... Et puis encore, l’oncle Burchwedel; ou trouver la force cruelle de lui faire un chagrin aussi affreux? Et pourtant, Célia avait raison, il fallait en passer par là. — Toi, Célia, n’est-ce pas que tu me comprends un peu, que tu ne me blâmes pas trop? suppliait-elle. — Pauvre enfant, comment oser juger le cœur des autres? Mais tout ceci est bien grave. Ce que Célia ne dit pas, c’était l'inquiétude qui déjà petit à petit s'était emparée d’elle, en voyant la jeune fiancée si peu épanouie, si peu expansive, si souvent triste, pensive. Elle s’en était finalement ouverte au sûr ami Wilhelmi, et celui-ci lui avait fait part d’inquiétudes tout identiques. Comment la mère ne voyait-elle rien? Ne voulait-elle donc rien voir? Célia se l’était demande avec angoisse... Elle quitta Vanna après avoir fait promettre à l’enfant de tâcher de dormir. Mais dès l'aube. Vanna courait glisser une lettre dans la valise partant pour Nyckeln; elle y donnait à Grégor un dernier rendez-vous : — Dans deux jours, Oscar sera ici. Si je ne trouve pas d'ici là, hélas, le courage de parier à maman, il faudra que je vous dise alors adieu à jamais, mon Grégor, mon bonheur. Elle n’avait pas dormi. L’aube s’éclaircit, le jour vint. Fiévreuse, les yeux brûlants, Vanna descendit déjeuner. Elle n’avait pas encore pris aucune résolution ferme, elle s’approcha de sa mère et lui demanda, comme on parle en rêve, la permission de l’entretenir d’une chose très importante. Elle savait qu’il fallait, simplement, d’une façon ou d’une autre, lutter pour sa vie. Paula précéda sa fille dans la chambre bleue. Vanna eût souhaité ne pas affronter l’entretien décisif en un lieu aussi proche de la petite chapelle qui avait connu toutes ses joies d’enfant et où, la veille encore, Paula et Célia s’entretenaient d’em-bellisements à entreprendre pour la cérémonie du mariage prochain. Mais Paula n’était pas restée aveugle au changement de sa fille; depuis bien des jours déjà, elle attendait l’heure de l’explication inévitable, et elle avait souhaité lui donner le cadre le plus imposant. Elle s’assit dans le grand fauteuil sculpté, droite, grave. — Prends place, mon enfant. Mais Vanna tomba à genoux devant elle, joignit les mains comme devant une image sainte. Elle avait prié Dieu de lui donner le moyen de s’exprimer de manière que ses paroles fussent bien claires, et elle se trouva exaucée. Son trouble disparut. D’une voix nette, sans détours, elle déclara vouloir rompre le lien de ses fiançailles, pour épouser ensuite Grégor Garenberg, qu’elle aimait depuis • longtemps. — Tu le connais à peine, intervint la voix de sa mère, lourde de chagrin et de blâme. — Je le connais, maman. A personne, il ne s’est ouvert comme à moi. Moi seule le connais. Elle ne cacha rien. L’entrevue de Copenhague, ' les rendez-vous quotidiens de cet été même, les aveux d’amour échangés. Paula écouta, muette, immobile, et quand Vanna se tut, encore elle garda le silence. Quelques paroles des confessions de Saint Augustin se présentaient à son esprit : « J’ai remarqué que le pain auquel l’homme sain trouve bon goût, écœure le malade, et que les yeux du malade craignent la clarté du jour, aimée de l’être qui a toute sa santé. Pareillement, l'équité répugne à l’etre égaré loin du bien. » Et c'est ainsi que ma fille était tombée dans le mal et que le bien ne lui semblait plus délectable... « Mais Toi. Seigneur, qui règnes sur le ciel et sur la terre, qui dompte les courants rapides et qui forces le flot des siècles à te suivre, tu feras en sorte que le mal lui-même serve à rétablir le bien. » Par son propre péché et par la souffrance qui en dérivera, ma fille rachètera l’équilibre de son âme et sortira de i'épreuve améliorée, songea-t-elle. Elle se souvenait du jour de dure humiliation, où elle avait senti son fils lui échapper. Et voilà que Vanna, l’enfant facile, l’enfant à l’âme douce et gaie, se dissipait, s’engageait sur le chemin du caprice et de l’erreur. Elle avait pu, malgré sa faiblesse, venir en aide à son fils : aujourd’hui, il fallait se faire pardonner jusqu’à cette faiblesse ancienne, en ne se permettant aucune concession. — Maman, suppliait Vanna, réponds-moi! Sévère, Paula la toisa : — Ma fille, comment répondre à des paroles d’une folie inqualifiable? Déjà promise ailleurs, tu acceptes ces rendez-vous, auxquels t’entraîne un courant honteux! Et, même si Oscar n’existait pas, comment oserais-tu songer à épouser le fils d’un prélat luthérien? —- Mais Grégor se conformera à tout ce qu exige notre Eglise, il promettra tout ce qu’il faudra et donnera toutes garanties. Nos enfants... — Vous avez donc été jusqu’à en parler! Et ses parents que pensent-ils de pareil accord? Iras-tu peut-être semer la discorde en une famille bien éloignée de nous, certes, mais honorable? Des enfantillages, Vanna, c’est ton. unique excuse. — Maman, maman, ne me considère pas comme une enfant. J’ai réfléchi. Ma volonté est mûre. Mais Paula releva sa fille : — Je t’ai entendue et ne t’ai que trop comprise. Tu es le jouet d’une erreur de ton esprit, d’une inspiration du Malin. Rentre chez toi, médite, et que tout ceci soit fini. — Jamais ! s’écria Vanna. — Ah! tu me braves? — Comment revenir à ce qui a été ? L’idée seule d’être la femme d’Oscar me fait horreur. Paula répliqua : . , —• Il y a quelques semaines, tu ne pensais guère ainsi. Je t’ai vue moi-même, souriante et épanouie, à la jolie fête offerte pour tes fiançailles. Ton oncle te comblait de présents. Tu les acceptais, et tu acceptais aussi ,1’adoration touchante d’Oscar. Personne ne t’a forcée. Fais ton devoir. — C’est votre persuasion à tous, qui m’a forcée. Maman, tu dois l’avoir senti. — Bon. Je n’exigerai pas en ce cas que tu épouses Oscar actuellement. Réfléchis encore, rien ne presse. Mais le caprice innommable qui t’a saisie et qui t’entraîne, je t’ordonne de toute mon autorité de mère et de chrétienne d’y renoncer. Vanna murmura : ' — Ce n’est pas un caprice, mère. Mais elle sentait déjà que tout était perdu. — Ma fille, tu n’es pas la première qui se soit laissée aller à commettre un acte irréfléchi. Mais croiS-tu que la vie nous soit donnée pour suivre tous nos désirs? Aujourd’hui, tu fais la première expérience de la discipline exigée de nous. Va, rachète, et remercie Dieu de t’avoir accordé la souffrance. Vanna quitta sa mère. Elle savait que Grégor l'attendait. Elle monta d’abord chez elle, et elle eut la chance de ne rencontrer personne. Dans eux jours. Oscar, son fiancé, serait là. Impossible de 1 affronter. Impossible même de faire appel à sa bonté. Elle connaissait d’avance cette bonté et savait quelle serait la réponse d’Oscar: — Je t’attendrai deux ans, dix ans, Vanna, dirait-il, je suis patient. Patience plus terrible que tout. Dans sa chambre, vite. Vanna changea de vêtements, choisit un costume sombre, une paire de souliers solides, fit un tout petit paquet de linge et prit son porte-monnaie, contenant à peine une vingtaine de couronnes. Elle n’avait arrêté aucun plan : peut-être Grégor lui donnerait-il un conseil. Elle sortit par le jardin, traversa le pré où on avait dansé une mémorable nuit de la Saint-Jean quand, pour la dernière fois, le vieil Italien était venu faire entendre ses valses surannées. Et elle se souvint avoir pleuré à l’idée de ne plus revoir ce pauvre vieux : larmes d’enfant naïve, ignorante de la vie. Grégor l’attendait à l’endroit convenu, il vint au-devant d’elle, pâle, secoué par l’émotion de l’attente et de l’incertitude. — Comment, tu es en costume de voyage, Vanna? Qu’est-ce qu’il y a? Où pars-tu donc? Mais quand elle lui eut tout expliqué, il dit : — Tu as raison et, en ce cas, il n’y a absolument qu’une chose à faire. Je te prends sur ma bicyclette, je te dépose à la gare de Nyckeln. Tu m’y attendras pendant que j’irai faire ma valise et remercier mes cousins de leur bon accueil. Personne ne s’étonnera de ce brusque départ, car il y a plus d’une semaine que je parle de m’en aller. Nous prendrons le train pour Upsal, et là, l’express de nuit vers le Nord. Je te mène chez mes parents. Sois tranquille, c’est un endroit des plus respectables! — Comme tu voudras, Grégor. De la petite gare de Nyckeln, où tout le monde connaissait la jeune demoiselle de Vargskàr, Vanna n’osa ni envoyer ni faire envoyer de lettre ni de dépêche. Mais dès l’arrivée à Upsal, Grégor expédia à sa mère ce télégramme : " Arrive demain express avec fiancée Giovanna de Sneckenström. — Grégor. » — Ça ne sonne pas mal. dit-il. Mais Vanna n’avait pas le cœur à rire. Aveuglée de larmes, elle rédigea elle aussi, une dépêche pour Paula : elle implorait son pardon, et en quelques mots déclarait sa resolution irrevocable. Elle donnait aussi son adresse, afin qu’on ne la crût pas partie à l’aventure, ou pour une destination trop hasardeuse. Puis, figée, muette, elle attendit sur le quai de la gare l'arrivée de l’express de nuit; Grégor la fit monter dans un wagon; il fallait se dépêcher: elle entendit parlementer un moment avec le chef de train. On l’introduisit ensuite dans un compartiment à deux couchettes. — Ce sont nos places, dit Grégor, heureusement qu’il y en avait. Je m’excuse de devoir dormir dans le même compartiment que vous. Vanna, mais cela n'a pu s’arranger autrement, et d'ailleurs peu importe : sous peu, tu seras ma femme. Toutefois, si tu le préfères, je peux très bien passer la nuit dans le couloir. — Mais non, Grégor. Sans défaire ses vêtements, elle s’étendit, harassée de fatigue, et il s’assit au bord de son lit. — Rien en ce monde ne saurait plus nous séparer, Vanna, n’est-ce pas? — Non, rien, rien. — Je n’ose encore croire à un tel bonheur! Et il l'embrassait, l’embrassait encore, ne se lassait pas de lui parler de son bonheur, de son amour immense, en la serrant contre lui. Mais quand les mains de Grégor se faisaient trop hardies, Vanna le repoussait, et tout de suite il cédait. N’ai-je point déjà assez péché, se disait-elle. Elle sentait confusément que le respect que lui avait toujours montré Grégor était sa seule force... Enfin, il s’endormit, penché sur elle, sa joue contre l’épaule de la fiancée adorée, souhaitée. Le premier rayon de soleil se faufilait déjà sous le rideau de la fenêtre, éclairant son sommeil, profond et silencieux comme celui d’un enfant. Et, contemplant sans bouger, inlassable, celui qu’elle avait toujours aimé protégeant de son immobilité ce sommeil qu’elle n’arrivait pas à pouvoir partager, Vanna pensa n’avoir jamais encore éprouvé douceur aussi forte. Elle se souvenait d’une autre nuit, où un train la portait aussi à travers des paysages endormis, nuit où il eût été de son devoir de prier pour l'âme de son pèré défunt, tandis que, sans cesse, à sa prière se mêlait la pensée d’un être vivant, radieusement vivant, au vif regard de jais, au trop charmant sourire. Et elle se sentait sûre d’avoir déjà senti alors que cet être, que Grégor était à elle, qu’il ne pouvait en être autrement, que secrètement il l’appelait et avait besoin d'elle. Quel crime d’en avoir jamais douté. Quel crime de s’être laissée fiancer ailleurs. Sans elle, Grégor était perdu, il le lui avait dit cent fois ; et la conviction qu'il disait vrai, pénétrait en elle, pareille à une joie tranquille et immense. Le lendemain, vers le milieu de la journée, les deux voyageurs atteignirent la ville de la résidence épiscopale, où siégeait le père de Grégor. Personne n'était venu à leur rencontre à la gare, sauf 1 homme de peine de la résidence, qui se chargea des bagages, ne cachant pas son étonnement que la jeune dame n'en avait absolument aucun. — Elle a toutes ses affaires dans ma malle, déclara Grégor. Dans les rues de la petite ville, on se retournait avec curiosité en reconnaissant le fils de l’évêque, ce fameux Grégor qui avait donné tant de fil à retordre à ses parents, et qui surgissait ainsi, et cela sans qu’on eût même envoyé la voiture à la gare, accompagné d'une inconnue toute jeune, et si pâle. A l’évêché, ume servante, au coup de sonnette de Grégor, ouvrit la porte d’un air effrayé qui ne semblait présager rien de bon. Grégor pria Vanna d’enlever son manteau, puis frappa à une porte donnant sur le hall et poussa la jeune fille devant lui. Au milieu de la pièce où elle entra, l’évêque en personne attendait. C’était, debout, un géant, au regard perçant sous d'épais sourcils gris. H sembla à Vanna hostile et redoutable. A côté de lui, petite, toute en noir, se tenait sa femme, une femme n’étant plus jeune, mais encore gracieuse. C’était à sa mère que ressemblait Grégor, et vers elle alla le cœur de Vanna. Depuis que la dépêche de leur fils leur était parvenue, ses parents l’avaient attendu, non sans souci. Cette Giovanna annoncée, ce n’était pas la première fiancée que leur présentait Grégor, et on pouvait s’attendre aux pires surprises. Finalement, ils avaient pris le parti de laisser venir les choses et de régler la réception de cette dernière fiancée d’après les événements. Mais quand la mère de Grégor aperçut devant elle cette enfant pâle et menue, au maintien modeste, à l’air hésitant, lorsqu’elle la vit oser cependant lever sur elle et sur son mari un joli regard, éclairant soudain le jeune visage qui portait encore les traces des fatigues du voyage, elle fut émue. Jamais elle n’avait osé espérer une fiancée aussi délicieuse. Déjà elle regrettait de n’être pas accourue à la gare, et, se hâtant à travers la vaste pièce, elle attira Vanna à elle, l’embrassa et la conduisit elle-même vers son. mari. Alors, cédant au mouvement de sa femme, l’évêque dit : — Soyez la bienvenue ici, ma fille. Et ce fut tout. La façon dont Grégor avait fait part de ses fiançailles aux siens avait certes été étrange, mais on accepta la fiancée. Ne voulant tromper personne, elle raconta en quelques mots son histoire, le drame de cette fuite, un petit paquet de linge à la main. Son entrée au foyer épiscopal n’en put paraître que plus étrange encore et plus singulière. Mais sa place était faite dans le cœur de la mère, et les parents de Grégor pardonnèrent, ne blâmant que leur fils. L’évêque, le jour même,..pour faire tout entrer dans l’ordre, écrivit à Mme de Sneckenström, lui demandant formellement la main de sa fille. Il ne fallait pas que la famille, de la jeune fille pût penser que, chez lui, on protégeât ou que l’on approuvât pareille fugue. Déjà, la ville devait en jaser, sans doute les curiosités étaient en éveil, flairant le scandale. Vanna ne devait rester chez les Garenberg que jusqu’au moment où elle aurait reçu le consentement de sa mère à son mariage avec leur fils. Au fond, personne ne doutait de la prompte arrivée de ce consentement, au point où se trouvaient poussées les choses. Toute une semaine pourtant, on attendit en vain la réponse de Paula. Semaine de silence et d’angoisse. La mère de Grégor avait installé Vanna auprès d’elle, dans une petite chambre où l’on n’accédait qu’en passant par la sienne. Elle s’efforçait de distraire la jeune fille, en lui faisant prendre part aux occupations de la maison, et espaçait les tête-à-tête avec son fils, au grand mécontentement de celui-ci. Un après-midi, enfin, la femme de chambre vint annoncer qu’un Monsieur désirait voir Mlle de Sneckenström. Quand Vanna entra dans le grand salon, généralement fermé, et où l’on n’enlevait les housses des meubles que dans les occasions solennelles, elle y trouva son frère Hans, que la servante avait jugé bienséant d’y introduire. A Vargskär, on avait longuement discuté pour savoir qui envoyer en messager auprès de la fugitive. Le banquier était accouru pour prendre part aux conciliabules. Il n'arrivait pas à croire à l’histoire inouïe qu’on lui rapportait et proposait de partir lui-même pour aller raisonner la jeune fille. Mais avec une fermeté inaccoutumée, presque avec violence, Oscar s’était opposé à ce projet de son père. — Pars toi-même, alors! Tu as tous les droits. — Moi non plus. Si Vanna ne revient pas d’elle-même sur sa décision insensée, que sa volonté soit respectée. — Il est encore plus fou qu’elle, disait le banquier, désespéré. Entre temps, il s’était mis avec énergie à recueillir tous les renseignements possibles sur ce Grégor Garenberg, revenant on ne savait d’où, espérant découvrir quelque tare grave. On apprit que le passé du jeune homme avait été mouvementé. A vingt-six ans, de fait, il n’avait encore aucune position fixe. Finalement, on découvrit le pire des secrets... — Dieu soit loué! avait dit Burchwedel. Dans le grand et morne salon de la résidence épiscopale, en quelques mots Hans fit part à Vanna du terrible chagrin que son départ inopiné avait fait à sa mère, à son oncle, à tous les siens, à tous ceux qu’elle, aimait, et qui l’aimaient. Pourtant, on aurait encore pu passer outre, puisque personne n’avait le désir de la contraindre, ni de la voir malheureuse. Seulement, les renseignements obtenus sur M. Garenberg avaient été ce qu’on pouvait imaginer de plus fâcheux. — Je sais qui est Grégor, répondit Vanna. — Tu ne dois pas le savoir. Certes, il n’est pas possible que tu saches que ton prétendu fiancé est un homme marié. Il y eut un cri. de détresse. — Ce n’est pas vrai 1 Mais à ce cri Grégor, qui avait suivi Vanna au salon, et se tenait à l’écart, s’avança et, sans tarder, fournit l'explication nécessaire. Marié, oui en effet, il l’avait été, et s’il n’en avait jusqu’à présent jamais parlé, c’était parce que le souvenir de ce premier mariage était le poison même de son existence. II s'était juré de n’y plus penser jamais. Pourquoi en empoisonner aussi Vanna? Il avait divorcé, après une vie en ménage de quelques mois, sa situation était donc parfaitement nette. Grégor parlait avec volubilité, pendant que Hans le toisait d’un regard fixe et dur. Celle qui avait été l’épouse de Grégor était une Danoise, de Copenhague; leur mariage n’avait été que le règlement d’une dette d’honneur; il y avait été obligé par lés circonstances et la vie en commun n’avait duré que le temps voulu jusqu’à la naissance de l’enfant qui, par chance, était mort. Le divorce avait suivi très vite, et c’était à ce moment-là que Grégor était parti pour l’Afrique, dégoûté de tout. Son ex-épouse et lui se haïssaient. Comme elle avait une belle fortune, elle n’avait exigé de lui aucune pension. Tout, jusqu’au moindre lien, était donc rompu. Pourquoi souiller Vanna du récit de ces misères? Dans tous les cas, ajouta Grégor, je suis redevenu un homme libre, et je serais fou de ne pas m’en féliciter. — C’est très joli, répliqua Hans. Mais vous devez le savoir, Monsieur, et Vanna en tout cas le sait parfaitement, l’Eglise catholique considère comme valable tout mariage contracté selon les lois du pays où l’on vit. L’Eglise défend la bigamie. Vous êtes un homme marié à ses yeux, Monsieur. Nous autres aurions finalement passé sur tout, sur la fugue indécente de ma soeur, sur le scandale retentissant, sur le désespoir de nos cousins qui sont aussi nos meilleurs amis, les Burchwedel, père et fils, — mais nous ne saurions admettre que Vanna soit la femme d’un divorcé. Vanna, je suis ici pour te ramener à la maison. Oscar est résigné à ne plus te revoir, mais M. Garenberg ne te reverra pas plus. Grégor tenait la jeune fille serrée contre lui. Il la sentait chanceler, mais elle se reprenait, se raidissait. Moment décisif. — Je ne puis pas la perdre, se disait-il, une sueur d’angoisse au front. — Vanna, murmura-t-il, Vanna... Et elle lui répondit d’un rapide regard. Il lui semblait lire les paroles de son aimé : — Mais, grand Dieu, on voit tous les jours des gens divorcés se remarier! Ce qui importe ici, ce sont deux vies qui ne sauraient plus se passer l’une de l’autre. Où irai-je sans toi, Vanna? Je ne peux rien sans toi... Et sa figure prenait une expression de farouche désespoir. Finalement, il dit : -— Ecoute, Vanna, je déclare à ton frère, et en notre nom à tous deux, n'est-ce pas, que rien ne saurait plus nous séparer, ni commandements, ni menaces. C’est bien ce que tu penses, Vanna? — C'est bien cela. Hans intervint : — Je vous ferai observer qu’en tout cas aucun mariage ne pourra avoir lieu avant que Vanna soit majeure, c’est-à-dire dans trois ans. Que fera-t-elle, d’ici-là? ' Grégor répliqua vivement : — La loi de notre pays stipule qu’en certains cas particuliers le tribunal ait à juger. Je suis persuadé qu’aucune raison normale ne pourra être présentée pour entraver nos projets; si vous poussez jusque-là, vous n’y gagnerez rien. — Vanna, dit alors Hans, laisse-moi'te parler seul à seule. Je ne saurais m'exprimer comme il faut et de sang-froid devant M. Garenberg. Le frère et la sœur furent laissés seuls pendant plus de deux heures. Malgé tous ses efforts, Hans n’obtint rien. Il supplia, argumenta, sans résultat. — Comment la passion peut-elle t'aveugler ainsi, ma sœur? — Je ne suis pas aveugle. N’as-tu jamais vraiment aimé, Hans? Ne sais-tu pas qu’une seule raison pourrait me décider à quitter celui que j'aime : son plus grand bien. Mais il a le plus grand besoin de moi, au contraire. Et je suis sûre qu’un amour comme le mien ne saurait déplaire à Dieu. Je suis sûre qu’un pareil amour doit avoir en lui quelque chose de- vraiment sacré. — Peut-être, répondit finalement Hans, ému malgré lui, peut-être existe-t-il des êtres capables de tourner en bien ce qui pour tant d’autres n’est que mal, péché ou infamie. Et il se dit qu’en regardant au fond de son propre cœur, il n’y trouvait le droit de juger ni sa sœur, ni personne autre. En vérité, il n’avait vraiment jamais aimé, et aucun grand élan sincère ne l'avait jamais porté vers un désir sacré. Hans repartit par le train du soir, ayant espéré jusqu’à la dernière minute voir peut-être encore surgir Vanna. Mais elle ne vint pas. Les semaines passèrent. Un silence absolu suivit la visite de Hans. Paula ne répondait toujours pas à la lettre de l’évêque Garenberg. Rien ne pouvait être décidé. Dans la maison épiscopale, on commençait à prendre en mauvaise part ce manque de simple politesse, qu’on ne s’expliquait pas. — Vanna, disait Grégor, nous devrons nous passer de la permission de ta mère. Partons! Le monde est vaste. Et quand tu auras vingt et un ans, nous légaliserons, voilà tout! — Non, non, il vaut mieux alors que je retourne à la maison, que je parle encore à ma mère. — Ne te fais pas illusion. Et Vanna savait que Grégor avait raison. U fallait renoncer à lui, ou le suivre. Finalement, désespérée, elle écrivit à Wilhelmi. Jamais encore « l'Hérétique », cet ami à toute épreuve de sa vie entière, ne lui avait refusé quoi que ce fût. Elle le supplia d’aller trouver sa mère, de lui exposer les faits, d’obtenir qu’on mît fin à une situation insoutenable. Elle se déclara décidée a ne plus remettre les pieds à Vargskär avant d'être la femme, ou la fiancée officielle de Grégor. Elle ne pouvait indéfiniment rester à la charge des parents de son futur époux. Quant à celui-ci, une situation l'attendait à l’étranger, cette chose venait 1 être réglée : il se trouvait en mesure de s’établir ne saurait devenir une femme mariée, si elle épouse cet homme qui n’est point libre. — Devant la loi, il l’est. Paula eut un sourire de mépris. Pourtant Wilhelmi parvint à lui arracher les quelques lignes de l’autorisation demandée. — C’est sur quoi vous comptez, dit-elle, que je ne puisse me résoudre à jeter mon enfant hors de toute société : mariée à ce divorcé, il y aura des gens honnêtes, et considérés comme honorables, qui la recevront. Vous avez raison. Puisse Dieu m'accorder la force de porter ensuite ma juste punition! Et sans doute cette punition sera-t-elle de mourir sans avoir revu mon enfant, car Vargskär lui est désormais fermé. Elle n’y sera plus reçue. Le 7 octobre, jour de la sainte Brigitte, l’évêque Garenberg donna la bénédiction nuptiale à son fils et à Maria Giovanna de Sneckenström. Ce n’était pas d’un cœur léger qu’il acceptait de bénir une nouvelle union de son fils, source pour lui de tant de chagrins ; il le fit pourtant, pour ne pas accumuler de nouvelles humiliations sur la tête de la jeune épousée. Vanna s’était levée tôt ce jour-là. Elle avait ouvert son missel, que Célia lui avait envoyé avec une malle remplie d’effets et un petit billet-plein de tendresse, écrit en cachette de Paula : « Première cachotterie, que Dieu me la pardonne », avait-elle ajouté, Vanna chercha la Lectio ou Lecture de ce jour, qui est extraite du Proverbe 31 : « Une femme vertueuse a plus de valeur que les perles. Le cœur de son mari a confiance en elle. Elle lui fait du bien, et non du mal, tous les jours de sa vie. » Voilà, se dit-elle, les paroles dont mon cœur a eu soif, Je veux être et rester une femme vertueuse, garder la confiance de mon époux aimé, et consacrer ma vie à son plus grand bien. Lorsque la mère de Grégor entra chez elle pour aider la jeune mariée à s’habiller d'une simple robe blanche et pour fixer sur ses cheveux une fine couronne de myrte; selon l’usage ancien, elle trouva Vanna, le livre ouvert devant elle, les yeux brillants de larmes. Et une confiance irrésistible éclairait le joli visage. Le matin de ce même jour Paula s’était également levée tôt. Dès cinq heures, elle se rendit à la chapelle afin d’y réciter les prières de sainte Brigitte. Longtemps elle resta prosternée, ne voulant pas connaître la fatigue. Quand enfin elle se relevaet secoua la légère poussière de sa robe, elle s’aperçut que celle-ci était fort usée, et se souvint alors des exhortations de Célia qui avait parlé de la nécessité d’une robe nouvelle. — A quoi bon? se dit-elle. Quel inutile souci d’élégance. De la chapelle, elle retourna à sa chambre bleue, où elle avait passé la nuit sans se dévêtir, dormant deux ou trois heures à peine, sur la couverture du lit. Elle était encore à jeun, mais remettant à plus tard aussi le souci de la nourriture, se mit à sa correspondance. Il lui tardait d’expédier certaine lettre. Paula ignorait que ce jour-là fût précisément celui du mariage de sa fille. Mais depuis le premier dimanche de la publication des bans, elle ne cessait de songer, d’une façon de plus en plus aiguë, à ses propres responsabilités. Sa faiblesse lui inspirait déjà d’amers remords. Elle avait cédé trop facilement aux raisonnements pleins de pitié de Wilhelmi : un indomptable mouvement de tendresse pour l’enfant malheureuse l’avait emportée — et peut-être aussi quelque dernier égard pour le monde. Elle le savait bien que dans ce pays luthérien, un divorce comptait pour peu de chose, n’avait rien d’irrégulier. Après l’échec de Hans auprès de sa sœur, Paula n’avait pas repris ce sujet pénible avec son fils. Avec peine, elle avait cru constater que Hans, malgré tout, excusait secrètement sa sœur, lui accordait une vague indulgence. II fallait donc qu’elle seule soutînt dorénavant la cause de la justice, quand ce ne serait que pour l’exemple. Car quiconque permet lé péché, ne fût-ce que par faiblesse, se rend aussi coupable que celui qui le commet! Elle le savait. Ce matin même, après des jours de prière ét de scrupuleuses méditations, Paula avait énfin vu venir l’inspiration. Elle entrevoyait le rachat possible. Plongée en humble conversation avec sa grande patronne, la sévère Brigitte de Suède, elle avait enfin senti qu’une solution s'offrait à elle. Elle avait à en fixer les points — ce jour même, et sans plus tarder. On frappa à sa porte, comme elle finissait fiévreusement sa lettre : c’était Hans. Un peu impatiemment elle s'enquit : — Que désires-tu, mon fils? Tout d’abord, il lui demanda de ses nouvelles; d’un geste, elle écarta le sujet. Mais insistant : — Mère, dit-il, l’hiver approche. Quels projets as-tu faits? Je dois sous peu te quitter, pour rentrer à Upsal, les vacances finies, et je m’inquiète de savoir ce que tu penses faire. Depuis quelques jours, j’y songe. — C’est étrange, répondit-elle, que tu me le demandes aujourd’hui même, car ce n’est que de ce matin que je vois clair en mon avenir, Dieu soit béni. Elle lui désigna la lettre adressée à son confes- 196 Les meules dû SEIGNEUR redoutable sainteté deà immolés qui ont accepté teute imtolation ët le breuvage du sherifice jusqu’à la lié. Il frissonna. — Mon fils, ne t’efftaie pas, dit-ellë plus douce-thet. La certitude de la communion des âmes et du soutien que nous hous devons tous, n’est-elle pas uh des plus beaux dns de notre Sainte Église? Que cëüX qui le comprennent donnent, qu’ils donnent pour tous ceux qui n’ont rien donné! Hn baissa encore la tête. Ét il Se rappela qu’il était entré chez sa mère, non pour lui parler d’elle, mais de son propre trouble. Depuis la fuite de Vanna, cette catastrophe, ce scandale que tous s’accordaient à juger impitoyablement, un désir grandissait en lui, de plus en plus ardent : ouvrir les yeux à sa mère sur lui-même. Depuis l'épisode d’Upsal, aujourd’hui lointain, elle avait rendu sa confiance au renégat, et les années passant, cette Confiance avait semblé se faire de plus en plus aveugle. Hans donnait certes l'illusioh complète d’être uh étudiant studieux; Paula trouvait Sur sa table des Oeuvres de science, de philosophie, et même de théologie. Elle le Voyait attentif envers ll, respectueux de toutes lës dévotes coutumes de Vargskär, quand il y était, et elle mettait sut lé Compte d’un esprit dé sacrifice louable l'inté-têt qu’il s’éfforçait de montrer aussi .parfois aux affaires de là maison. N’importe qui eût volontiets VU en lui le modèle d'un bon fils et d'un jeune homme rangé. Mais quel choc n’avait-il pas ressenti dans sa conscience intime, lorsque Vanna lui avait demandé bien simplement : « Tu n’as donc aimé personne, Hans?... » Car, en effet, il n’aimait point. Ce que lui et ses camarades nommaient parfois amour, n’était que dérision. Jamais son cœur n’avait parlé. II avait vécu de la vie aisée d'un parfait égoïste et d’un jouisseur; ses études meme n’avaient été pour lui que des plaisirs : il était assez curieux, et il en prenait ce qui l’attirait, écartant le reste. Aucune contrainte. Sa façade de garçon sérieux et intelligent cachait, jugeait-il, la plus triste indigence intérieure. Il avait résolu enfin de s’en ouvrir à sa mère. Peu à peu, il en était arrivé à ne pouvoir supporter plus longtemps qu’elle mît entre la pauvre Vanna et lui-même un abîme moral. Pourtant, pendant qu’il était là à écouter sa mère, son courage s’effritait. Comment lui dévoiler la vérité, lui raconter avec des paroles toutes nues quel être piètre et banal, superficiel d’esprit, veuïe de corps, était devenu le fils choyé? Il y avait là des choses qu’on ne pouvait prononcer devant Paula. La distance entre elle et lui était trop énorme. Ne vivaient-ils pas, au fond, chacun dans un monde différent? Et puis, l’on ne pouvait aggraver encore la peine déjà poignante de cette mère. Ce n’était pas admissible. Une sueur froide le gagnait... Où trouver des mots, à la fois consolateurs. et pourtant justes, vrais? Il suffoquait. Et soudain, le miracle se fit. Exactement comme au jour mémorable, alors qu’il n'était encore qu’un bambin, le flot d’une intuition inexplicable s’empara de lui, l'emporta : des paroles lui vinrent, sans qu’il lui semblât même les prononcer dé ses propres lèvres. Un autre parlait en lui. Et aussi, il était emporté par un désir, un besoin suprême, unique, vertigineusement nécessaire : celui de donner à sa mère une consolation parfaite. Cachant sa figure honteuse entre ses mains, Hans balbutia : — Maman, te souviens-tu que je t’ai dit jadis vouloir me faire prêtre? — Oui... — Je ne t’en ai jamais reparlé. Mais je le veux toujours. Il entendit, comme un souffle : — Que votre volonté, Seigneur... Puis, rien. Alors, levant les yeux, il aperçut que sa mère était sur le point de défaillir. Il se précipita, et la soutint. Il comprit qu’elle devait être à jeun depuis des heures. Tendrement, recouvrant son sang-froid, très ferme, il la mena hors de sa chambre, la portant à moitié, la faisant monter dans la salle à manger où il donna des ordres, la comblant de soins. Un instant il se demanda si cette vocation, dont il lui avait reparlé d’une manière peut-être trop inattendue, avait pu lui déplaire, I émouvoir. A-t-elle donc vu. à travers moi, et connu mon indignité? se demanda-t-il. Mais il n’eut pas l’idée que Paula, en murmurant ce « Que votre volonté soit faite, Seigneur », avait achevé le sacrifice définitif de tous ses rêves en ce monde. Si aucun de ses deux enfants ne devait jamais résider à Vargskär, c’était donc qu’une nouvelle leçon de Dieu lui était imposée! C’était qu’il lui fallait se résigner enfin au renoncement total et à une vie future de travail, mais non plus pour les siens, non pour ses proches aimés, ni pour ses intérêts les plus légitimes, ou ses préférences individuelles les plus permises, mais pour l’amour de n’importe qui, pour l’amour du travail et de l’abnégation en eux-mêmes, simplement. Les paroles de Hans étaient tombées sur elle comme la foudre, lui apprenant combien son vœu formé le matin même, était encore insuffisant. Il fallait qu’elle apprenne encore à donner à Dieu ce fils chéri. Elle n'avait pas à choisir son sacrifice, mais uniquement à accepter celui qui lui était imposé. Elle baissa la tête, remercia son fils de ses soins, et lui fit signe de la quitter. Hans laissa Paula entre les. mains de Célia accourue. Il parlerait donc à sa mère quelque autre jour. Cette perspective l’allégeait : rien d'irrémédiable n’avait encore été dit. Cependant, il gardait encore la forte impression de la solennité du moment qui venait de s’écouler. D’où lui étaient donc venues les paroles qu’il prononçait tout à l'heure? C’est qu’il y a un Dieu, se dit-il, comme quelqu’un qui ferait une découverte fabuleuse. Il faut qu’il y ait un Dieu, et c’est lui qui a parlé en moi ! Un léger vertige le balançait. Il aurait voulu savoir, savoir. - , Sur la table du hall d'entrée, on venait de déposer le courrier. Distraitement, Hans ouvrit un journal. Et, tout de suite, son regard s’arrêta sur une courte notice. Elle relatait la mort tragique du jeûne Oscar Burchwedel, le fils du banquier bien connu. On supposait un suicide. Hans jeta le papier et s’enfuit. Il courut à la berge, détacha un bateau et, s’y jetant, rama vers la mer. Il n’avait plus qu’une idée ; s’éloigner, s’épuiuer, tout oublier. Et il luttait de tous ses membres avec les vaguès fortes, sentant le dut vent d’ocf&bre battre sa figure et ses cheveux, pénétrer a ttavets ses habits jusqu’à sa chair, la glaçant; se ruant, lui semblait-il, jusqu'à ses entrailles, jusqu’au fond de lui, ouragan déchaîné. Il rama; à bout de soufflé, jusqu’à un récif où poussaient quelques misérables buissons, quelques arbres nains, y aborda et se laissa choir sur les herbes drues et sèches, déjà mordues par les premières gelées. L'épouvante était sur lui ; muet, il lui Semblait hurler de terreur. Une main invisible l’avait saisi, le pliait, lè brisait. Il s’agrippa aux herbes jaunies, se pressa contre le sol rude, aVeé l’envie désespérée de s’y enfoncer, de s’y perdre, d’éviter l’inévitable. Oui, oui, éviter l’inévitable! — Mon Dieü, murmura-t-il, que faites-veus donc de nous toUs ? Quels jouets sommes-nôus donc entre vos mains? Il se souvint d’avoir lu quelque part, sans doute dans rEcriture Sainte •— il ne savait plus — ces paroles affreuses s « Les artetiles du Seigneur travaillent avec lenteur, mais avec une sûreté terrible. » Terrible, oui, pour qui ne veut rien voir, et non moins tèrrible pour qui s’applique à acquérir les plus belles connaissances. Terrible pour les forts qui se targuent de leur force, et terrible pour les faibles et les lâches qui essayent de fuir le commandement intérieur en se réfugiant dans la distraction des petitesses quotidiennes. Hans fit appel à tout son courage. II dit tout haut, dans le vent qui emportait le son même de sa voix : — Je ne veux plus être de ces lâches. Mon Dieu, que les pierres de vos meules m’écrasent, mais que je ne m’imagine pas, moi, graine infime, pouvoir renverser ces pierres! C’en est fini. Que mon corps et mon esprit cessent de chercher les plaisirs, quels qu’ils soient. J’ai compris aujourd’hui ce que vous exigez de nous, Dieu insaisissable. C’est que nous acceptions notre croix ! Et pour tous ceux-là qui n’auront pu, ou qui n’auront su porter la leur, il faut que nous autres, bravement, nous en portions deux. Ma mère le savait. — Je ne puis plus m’y soustraire. Depuis longtemps vous me guettiez, Seigneur ! Hans tremblait de froid et de fièvre. Devant lui, au loin, se dressait le grand carré blanc aux toitures noires de la 'maison familiale. Dans son cerveau fatigué, passait la série hallucinante des souvenirs : puérils souvenirs de toute petite enfance, surgis tout à coup on ne sait comment, et qui ne semblent plus qu’un goût, le fugitif passage d’un parfum, une minute de rêve. L’arrivée de Célia, un matin, qui ressemblait maintenant curieusement au simple reflet de quelque nacre mauve; les leçons du bon Wilhelmi, douce tiédeur qui se dégage d’un peu de bonhomie tendre et pitoyable dans la maison terrorisée. Les printemps délicieux, fleuris de myosotis, ces toutes petites parcelles de ciel, ou pensées, ces petits visages humains, souriants ou sévères, serrés les uns contre les autres sur les plate-bandes ensoleillées. L’enchantement des odeurs de l’automne : pommes mûres, mousses, feuilles que l’humidité pourrit, et puis, sur le gravier de la cour, les roues de la voiture qui grincent; il faut partir... Ensuite les années d’Upsal, si heureuses malgré tout : amitiés, conversations autour d’une table, longues nuits. Et la maison Burchwedel, si gaie, si hospitalière, candide et perpétuelle fête. Vanna enfin, — et Oscar, le sûr, le bon et cordial Oscar, qui n’a plus eu le courage de vivre... Tous ces destins, tous ces souvenirs emmêlés : des grains seulement, que broieront à leur gré les pierres des meules divines, au delà de toute recherche, de toute explication, de toute sagesse humaine. Brusquement, il sembla à Hans qu’il voyait clair. Une étrange sensation de repos le pénétrait, et il s’y abandonna. Dans le train qui les conduisait vers leur avenir, Grégor raconta à Vanna l'histoire de son premier mariage. Par els vitres du wagon, salies de fumée et de pluie, on voyait les tristes paysages de l'Allemagne du Nord, champs infinis, où les blés de l'année étaient coupés. Vanna avait dit: - Je suis bien aise que nous ne passions pas par Copenhague. - SI c'est à Alvide que tu penses, avait-il répondu, elle n'y est plus. - Comment le sais-tu ? Il rougit légèrement de laisser voir que fût-ce même par hasard, mais peut-être aussi par un reste de curiosité, il s'était laissé tenir au courant des déplacements de sa première femme. Il reprit : — Vanna, tu n’as jamais permis que je te parle d’elle. Mais il n’est aucun détail que je ne puisse te livrer volontiers, si tu le désires. Les jeunes époux étaient assis en face l’un de l’autre, seuls dans le compartiment. La lumière crue du jour gris n’épargnait point le visage de la jeune femme, et Grégor vit qu’une nouvelle ligne fine s’y était tracée, une petite ombre qui descendait du coin des yeux vers les joues minces, pareille à un menu sillon, fait exprès pour les larmes. Cependant Vanna pleurait rarement. Mais la mort d’Oscar Burchwedel avait été pour elle un choc cruel. Il avait d’abord même semblé que sa santé sombrerait. Une lettre de Hans, venue fort peu après, lui porta un nouveau coup de massue : le jeune homme annonçait à sa sœur son départ pour Rome, où il allait retrouver le Père Carlo, leur oncle, se placer sous sa direction, et aborder des études théologiques; il espérait être admis un jour à'recevoir les ordres. Sa lettre avait été fort courte, sans expansion. Vanna devina que la résolution de son frère devait avoir été prise sous l’impression de l’amertume et du scandale qu’elle avait amassés sur les siens et auxquels elle ne pouvait plus revenir maintenant, son mariage étant consommé. Elle se replia sur elle-même, tombant dans un mutisme inquiétant. Longtemps Grégor avait en vain tenté de consoler, de distraire sa jeune épouse. La belle-mère de Vanna força celle-ci à s’aliter et s’installa à son chevet, y .multipliant les soins, les bonnes paroles, les lectures pieuses, et même les amusements puérils, comme l’exhibition des livres d’images de Grégor enfant. Et peu à peu, Vanna se ressaisit. Elle eut honte d’assombrir de ses tristesses toute une maison, de permettre qu'on fît d’elle le centre de tant de soucis. Elle supplia que personne ne s'occupât d'elle. Enfin, elle put partir avec Grégor pour Paris, où une situation, trouvée par un hasard aussi heureux qu’imprévu, attendait le jeune homme. Dans toutes ces préoccupations, il n’y avait guère eu de place pour l’image d’Alvilde, la première épouse. Vanna avait aisément pu l’écarter de sa pensée. Mais elle avait peu à peu fini par sentir que si elle voulait être la femme vraiment nécessaire à Grégor, il fallait qu’elle le connût entièrement, qu’elle ne craignît point de plonger jusqu’au fond de ce qu’avait pu être son existence : il fallait qu’elle s’oubliât elle-même, et sût écouter. — Raconte-moi tout, dit-elle, posément. Grégor finissait à peine ses vingt-trois ans quand il avait rencontré Alvilde. Elle en avait vingt-cinq et commençait déjà à perdre sa toute première fraîcheur. Mais elle était jolie, et même la plus jolie femme qu’il eût encore vue, d’une grâce extraordinairement hardie et d’une tenue... sans retenue, — Dès l’instant de notre première rencontre, dit-il, elle porta son attention, j’oserai dire, son agression sur moi. Elle me voulut. Au bout d’une semaine, nous ne pouvions plus passer une demi-journée sans nous voir. Elle mentait chez elle, bravant son père, un riche industriel, qui se méfiait de sa fille, et pour cause : car Alvilde avait déjà fait parler d’elle. Je le savais, et j’étais sans illusions sur cette.fille gâtée, fantasque et capricieuse; mais, je l’avoue, elle m’amusait. Je me persuadai qu’elle était faite pour moi : fort libre, je m’en fichiste, sceptique, telle elle se montrait à mes yeux. Je ne représentais qu’un bien médiocre parti pour elle, pauvre diable que j'étais, ayant déjà derrière moi deux ou trois débuts de carrière manqués, et aucune fortune. Nous nous traitions mutuellement de beaux aventuriers, prêts à partir ensemble à l’àventure. Deux joueurs. Elle me proposait de l’enlever, rêvait de folies, me donnait les heures des express... — Ah, fit Vanna, qui eut soudain la vision de cette mélancolique gare d’Upsal, où un soir, attendant sur le quai, elle avait vu, à travers ses larmes, entrer à fort bruit sous la voûte, la grosse locomotive noire d’un express. Mais Grégor poursuivait son récit. Alvilde n’avait guère tardé à devenir sa maîtresse. . — Oh! je n’ai pas été le premier, crois-moi, Vanna..'. Mais bientôt déjà, les rapports des deux amoureux s’étaient gâtés, des disputes éclataient, peu à peu on en venait aux paroles blessantes, envenimées. Le jour vint, où il devint évident qu’il fallait en finir. Nous nous dîmes adieu à tout jamais, et le lendemain, nous courions l’un vers l’autre, ayant découvert que les adieux, que les querelles même devenaient pour nous un nouveau stimulant. — Vois-tu, Vanna, tu ne peux pas comprendre ce que c’est qu’une liaison de ce genre. Une maladie, ce n’est rien : on va chez le médecin qui vous donne quelque drogue et vous ordonne le repos. Ici, ni repos ni remède. Pas même la moindre trêve. La fièvre vous brûle, le cerveau éclate de visions, les unes apportant des tentations mortelles, d’autres qui ont un horrible goût de désespoir. On y goûte pourtant, et puis les paroles, le flot .intar-rissable des paroles! Les injures, les inventions, d’une ingéniosité diabolique faite d’amour bien moins que de haine, celles de la méchanceté, celles du désir. Que l’on cherche à se distraire, que l’on donne son temps à d’autres; au fond, on continue à rester étranger à toute vie normale, on vit dans une sorte de brouillard, où ne se meuvent que des hantises... Par une tension dé volonté inouïe, on se hausse quelque matin jusqu’à l’illusion de s'être libéré — et, à l'instant même, on est secoué d’un frisson de joie à se sentir plus que jamais esclave, A la fin, Grégor avait pris la fuite, abandonnant sa situation à Copenhague, où ses affaires commençaient à prospérer; il s’était réfugié chez ses parents. Il n’avait pas eu l'idée qu'Alvilde pût aller le relancer jusque là. En somme, entre elle et lui, aucune promesse décisive n’avait, été échangée. Mais, au bout d’une semaine, elle arrivait. Quelle entrée ! La femme de chambre, une campagnarde, les yeux tout ronds d’ébahissement, avait annoncé une dame folle qui parlait un charabia incompréhensible. Et la mère de Grégor n’avait pu, à son tour, saisir grand chose dans le flot intarissable des phrases danoises qu’Alvilde dévidait avec volubilité. Cependant il avait bien fallu recevoir et héberger la-prétendue folle qui, fondue en pleurs, se présentait avec des droits indéniables. On bâcla le mariage, et le père d’Alvilde, bon gré mal gré, installa confortablement sa fille et son gendre auprès de lui. Alors commença le vrai enfer. Alvilde, la fille libérée et je m’en fichiste, voulait maintenant faire croire à Grégor qu’elle l’adorait, et cela pour de bon, comme aiment les femmes tendres et dévouées; et elle exigeait de Grégor qu’il aimât déjà l’enfant qu’elle portait en elle, hurlant que, sinon, elle se tuerait. Des nuits entières, il dut la veiller. Elle s’échappait, absorbait ce qu’elle trouvait, du véronal, de l’aspirine, de la morphine, du bicarbonate, de l’alcool à brûler, du poivre. Sa santé pourtant, comme son estomac, résista à tout, mais l’enfant mourut. Et enfin, on en arriva au divorce en règle. Des amis s’interposèrent. Alvilde consentit. Elle semblait brisée. — Et, en somme, dit Grégor, ses reproches étaient justifiés : je ne l’ai jamais aimée. Jamais, Vanna, jamais. Vanna avait écouté ce récit, le visage muet, très blanc. La petite ombre sous ses yeux était devenue plus sombre. Jamais encore Grégor ne s’était ouvert à elle avec autant d abandon, ne lui épargnant pas certains details qu il ne lui eût point livrés quelques semaines plus tôt. — C est. se dit-elle, que je suis sa femme; je ne suis plus la petite fille auprès de qui il s’asseyait sous les grands sapins de Vargskär, en lui disant que rien que de penser à elle et à leur grand amour, il redevenait un enfant... Elle dit seulement : — Je te remercie, Grégor, de m’avoir montré ta confiance. Et maintenant, je t'en prie, que le nom même d’Alvilde ne soit plus jamais prononcé entre nous. A Paris, les jeunes époux descendirent à l’hôtel. Chaque soir, on sortait, Grégor était heureux de partager avec sa femme les plaisirs d’une grande ville. Mais Vanna s’en lassa vite et découvrit dans le quartier Saint-Sulpice, par hasard, une petite maison meublée, un pavillon entre cour et jardin, propriété d’un fonctionnaire colonial, qui le gardait sous prétexte d’y venir passer ses vacances, mais n’y paraissait 'jamais. Il avait tracé Ce jardin minuscule, avec un jet d’eau âü milieu de la pelouse, et de petits massifs de fleurs. L’appartement, exigu, suffisait aux besoins des nouveaux mariés. —- Et on restera chez soi, dit Vana. Gtégor consentit à tout. Dans la journée, il travaillait dans les bureaux d’une grande maison d'automobiles. Il se plia assez volontiers à. l'habitude de passer ensuite ses soirées — ou tout au moins deux soirs sur trois — à la maison avec Vanna. L’été vint. Sous le grand saule-du jardinet, Vanna installa des chaises, et même par les grandes chaleurs, on dîna sur des coussins, dans l’herbe, près du clapotis léger du jet d’eau. Chaque semaine, Vanna écrivait chez elle. Non à sa mère, elle n’eût osé, mais à Célia. Et Célia répondait régulièrement, donnant les nouvelles du pays, parlant aussi de Sa chère Madame, de sa santé, de sa vie quotidienne. Toutefois, elle ne laissait jamais entendre que Paula se plût à lire elle-même les lettres de Sa fille, ou même à en parler, et Vanna Comprit qu’il n'en était certainement rién. Chaque fois qu’elle apercevait la précieuse értveloppe aux timbres de Suède le même espoir insensé d’un changement sur ce point là saisissait pour être déçu tout de suite.,. Elle eût Voulu prier Célia d’intercéder, dé supplier, de tenter même l’impossible ; mais d’aVânCé, elle né savait que trop bien ce que lui aurait répondu l’excellente fille : Vanna, qui donc crois-tu qui souffre le plus cruellement, ta mère ou toi? Et c’était juste. Car elle-même, malgré tout, était heureuse. Il lui semblait avoir durement payé son bonheur, mais d’autant plus lui était-il cher. Chaque jour, Grégor rentrait aussi exultant de joie de la retrouver, aussi reconnaissant au eiel, lui disait-il, de constater qu’elle n’avait pas profité de son absence pour s’enfuir. — Me crois-tu donç si inconstante, Grégor? Il insistait, un peu taquin. — II me vient souvent à l’idée que tu rencontreras un jour quelque type autrement séduisant que moi, et alors, voilà, envolée. — Je ne rencontre pas de type. — Ça peut arriver. Et qui soit plus digne de toi que moi. — Non, disait Vanna. Et tu as tort même de jouer avec une pareille pensée. C’est comme si tu ne considérais pas notre union comme indissoluble. — Ah, mais fichtre, c’est qu’elle ne l’est pas! —- Pour moi, elle l'est. Dans ma vie, il n’y a eu, il n’y aura que toi. Alors, Grégor la prenait dans ses bras, ne se lassant pas de l’embrasser et de la bercer de paroles flatteuses. Mais Vanna comprenait qù’au fond de son esprit, sans qu’il le sût peut-être même, la foi en une union, ou en la possibilité d’une fidélité parfaite, avait été altérée et restait altérée. Elle n'insistait pas, et gardait pour elle sa secrète peine, qu'il n'eût point comprise. Une ombre tombait alors entre eux, ombre unique, légère et qu'elle seule apercevait.... ALors,vite, Vanna s'en détournait, s'appliquant uniquement à répondre à tout l'amour, toute la passion, que Grégor lui prodiguait. Parfois, il l'emmenait. Ils partaient en auto, à toute vitesse, par les belles routes droites, - Mets-toi tout près, Vanna... Et elle se blotissait contre lui; sous le vent tiède, dans la nuit d'été odorante. Ils s'arrêtaient en quelque village, et dînaient, tard, à la lueur d'une lanterne de fortune. Puis, il la faisait monter dans quelque petite chambre d'auberge, pavée de briques, très propre, où les draps de fil rude, sentaient bon la lessive. Et dès le matin, très tôt, pour qu'il ne manquât pas l'heure de son bureau, on repartait, pendant que les paysages gardaient encore les voiles bleus de l'aube. Bonheur intense, et suave. Aucun d'eux n'admettait qu'il pût y en avoir de plus beau. L'année suivante, Grégor dut aller en Amérique pour un voyage d'affaires et emmena VAnna. Il ne pouvait se passer d’elle. L’année suivante, ils y entreprirent encore un grand voyage. Cependant, ils gardaient toujours leur pied-à-terre parisien, le fonctionnaire colonial ne paraissant toujours pas, perdu en Asie. Ils avaient des voisins, mais Vanna ne les con-naisait guère. Le quartier, tranquille, portait une vague empreinte de dévotion. Une confiserie proche arborait l’enseigne : Au petit Jésus. Dans les hôtels, sombres et respectables, descendaient des gens de province, des prêtres. Sur une grande bâtisse, en face de la maison dont la porte cochère donnait accès à la cour et au pavillon qu’habitait Vanna, celle-ci voyait les enseignes d’une imprimerie, d’une librairie, de la rédaction d’une revue, toutes « bien pensantes », affirmait sa concierge. — Maman eût aimé vivre ici, se disait-elle, avec ce serrement de cœur qui lui était devenu familier. Un matin d’août étouffant que Vanna revenait d'une rapide excursion en Espagne, rentrait seule, chez elle, après avoir quitté Grégor devant la porte de ses bureaux, elle entendit, dans la cour pavée, le gazouillement de voix enfantines. Tout contre le mur de son pavillon, dans un mince rayon d’ombre, jouaient deux fillettes. Jamais encore Vanna n'avait vu d’enfants jouer dans cette cour : ces fillettes devaient être de nouvelles venues. Elles étaient habillées pauvrement, avec des robes rapiécées au petit bonheur, carrés verts ou bruns sur jupon rose Où bleu. Vanna appela les petites et joyeusement -leur donna accès à son jardinet. Le gazon y était vert, bien arrosé èt frais, et elles s’y précipitèrent avec des cris de bonheur. Au bout d’un moment, on sonna à la porte, Vanna alla Ouvrir. Une dame encore jeune, mais à l’air fort réservé, presque sévère, demandait les petites filles. Elle fixa Vanna de ses yeux scrutateurs, un peu déroutée, dit-elle avec franchise, de voir ses enfants sous la garde d’une étrangère. Vanna la pria d’entrer. D’un coup d'œil le regard de la nouvelle venue sembla juger l’intérieur de Vanna, comme déjà il s’était arrêté sur elle, pour la juger, aussi. On n’y lisait pourtant nulle curiosité banale. Rien de vulgaire ni de malveillant. Tout, chez cette inconnue, respirait la dignité, avec üne simplicité parfaite. De même que les fillettes, elle était pauvrement mise. Elle traversa le salon-atelier, la pièce principale, sans se départir de'sa' résërve. Mais devant là' porte du jardin fleuri et irais, eh voyant ses enfants s’y ébattre épanouies, elle se détendit. — Je suis Madame Roy, dit-elle. Vous ne connaissez pas le nom de mon mari? Non, je vois que non,' vraiment. Nous venons de prendre le petit rez-de-chaussée sur là cour, il n’est pas cher. Nous sommes toujours à la recherche d’un logement bon marché, voyez-vous. D'ailleurs, je ne vous apprends rien, je pense, en vous disant que nous sommes des pauvres. — Nous non plus, ne sommes pas riches, dit Vanna. — Vous auriez tort d’en rougir.- Le pauvre est l’aimé de Dieu. Elle demanda avec une grande aisance naturelle : — Vous-même n'avez pas encore d’enfants, madame ? — Non, répondit Vanna. — C’est-à-dire que l’enfant est à venir. Les yeux scrutateurs s’étaient de nouveau fixés sur Vanna et tout de suite semblaient avoir pénétré le secret incertain, dont elle n'avait même pas cru encore devoir parler à son mari... Vanna rougit, sans trouver à répondre. Mais soudain elle se sentit en grande confiance; elle fut heureuse de penser que cette Madame Roy était sa proche voisine. C’est qu’elle ressemble à maman, se dit-elle, avec un flot de chaude émotion. Et une fois encore, Madame Roy sembla la deviner et reporta sur elle encore un bon regard, avec un sourire qu'on sentait rare — comme aussi les sourires de Paula. Depuis ce jour, une sorte d’amitié se noua entre les deux femmes. Ce fut Sabine Roy, qui donna à Vanna les premiers conseils, quand sa grossesse fut déclarée certaine. Depuis bientôt trois ans, Vanna désirait ardemment un enfant, bien qu’elle n’en parlât guère à Grégor, qui préférait, avouait-il, avoir sa jeune femme à lui seul. Auprès de sa nouvelle amie, Vanna s’épanouissait librement, et celle-ci, ainsi que les deux petites filles, prit vite l’habitude de venir travailler quelques heures chaque jour dans le jardinet de l'étrangère. La pauvreté des Roy était évidente. De plus, il régnait chez eux un extraordinaire désordre. Dans la salle à manger obscure, où sauf la nuit, se tenait généralement toute la famille, une vaste table prenait la plus grande place. Le reste était occupé par un antique et majestueux buffet, portant trace de nombreux déménagements. Sur la table,-sur le buffet, s’amoncelaient livres, papiers et coupures de journaux, parmi des. vêtements en réparation, des assiettes sales, des jouets infirmes. M. Roy était homme de lettres. Il collaborait, ou avait collaboré, à la plupart des publications catholiques, mais on lui retournait souvent ses manuscrits, jugés trop intransigeants, trop aptes à blesser les uns ou les autres. Roy répondait à ces renvois par des lettres d’injures, genre où il était passé maître; puis, une fois brouillé avec les rédactions, il voyait la misère entrer chez lui, non sans un certain contentement âpre. —• Je suis, disait-il, l’homme dont la main est levée contre tous, et celui contre qui tous lèvent la main. Pourtant, il avait des admirateurs, et toute là famille vivait tant bien que mal de subsides intermittents venant on ne savait d’où. Il travaillait à la grande table contre l’énorme buffet, au milieu des débarras et des papiers, consultant parfois sa femme. Il dit à Vanna : — Sabine est prophète, et la force de sa prière est miraculeuse. Une ou deux fois, elle a eu à demander à Dieu la juste punition d’ennemis, d’êtres malfaisants, qui nous avaient nui, et peu après, de terribles fléaux, absolument inattendus, sont tombés sur eux. Mais Grégor, ensuite disait à Vanna : — Qu'as-tu.à voir avec ces gens, cette sorcière? Des illuminés, des fous. Pourtant,'Vanna ne renonça pas à fréquenter Sabine. Roy. Un jour, elle alla jusqu’à lui confier l’histoire de son mariage contre le gré de sa mère, s’abstenant toutefois, par une sorte de lâcheté, de mentionner Alvilde. Sabine écouta de son air sévère et dit : — J’avais senti tout de suite que tout n’était pas chez vous ce qu’il aurait fallu. Une voix me conseillait d’éloigner d’ici mes enfants. Puis une autre voix, plus forte, se fit entendre, me confiant que j’aurais ici, un jour, une mission à remplir. Soyez sûre que le conseil suprême s’occupe de vous, Vanna, et que mes prières montent à lui. Se souvenant des effets qu’avaient les prières de Sabine, à en croire son mari, Vanna ne put que secouer la tête, avec un faible sourire. L’enfant de Vanna naquit un matin d’avril, et ce fut Un fils. Mme Roy avait elle-même couru chercher une sage-femme, ce fut elle qui sortit le linge des armoires et qui assista la jeune mère, la soutenant, essuyant son front trempé de sueur, l'encourageant de paroles maternelles. Mais quand Sabineeut reu le nouveau-né sur ses bras et l'eut scruté du regard, elle dit : il n'a guère l'air viable, ce pauvre enfant. Ne tardez pas : qu'on aille de suite quérir un prêtre. Grégor était tombé à genoux auprès du lit de Vanna. Il lui semblait avoir lui-même passé par les affres de la mort. Il savait qu'au pied de ce grand lit s'en trouvait un autre tout petit où respirait son fils. Avec horreur, il se souvenait d'avoir déjà entendu vagir un nouveau-né qui avait été son fils, lui aussi. Le flot des pénibles souvenirs monta en lui : Pourvu que celui-ci, du moins, ne meure pas, pensa-t-il avec effroi. Il entendit quelqu'un prononcer tout haut dans la chambre : - Madame, quel nom donnez-vous à votre enfant ? - Le tien, Grégor, n'est-ce pas ? répondait le souffle faible de Vanna. Puis, ce fut la voix de Sabine Roy, qui pareille à un coup de fouet, le fit vivemnet se redresser. - Monsieur, Monsieur Garenberg ! vous ne voyez donc rien ?! Sans qu'il y eût fait attention, on avait allumé deux bougies sur la petite nappe blanche d'une table, et il vit Sabine en train de verser de l’eau dans une vasque en vieil argent, rapportée lors du dernier voyage en Espagne par Vanna. Un prêtre se tenait au milieu de la pièce. Sabine prit et tint devant lui l’enfant, et .Grégor aperçut enfin la toute petite, figure rouge. Le vieux prêtre à cheveux blancs murmurait en hâte les paroles latines consacrées, prononçant le. nom de l'enfant à la française : Grégoire. Puis, sa tâche finie, il s’inclina légèrement avec un sourire usé à consoler les malades et les mourants, et sortit, sans bruit, vite, comme il était entré. Grégor eut l’impression, désolante d’un acte in extremis. Grégoire! ! se disait-il aussi, un peu vexé! Pourquoi? Grégor n'est pourtant pas si difficile à prononcer... Mais Sabine Roy, soulevant triomphalement l’enfant et le portant à sa mère, affirma : Il vivra. En effet, il vécut, et même ne tarda pas à grandir et à devenir un bel enfant. La jeune mère, toutefois, resta longtemps affaiblie. Pour la première fois, depuis son mariage, on lui envoya de Vargskâr une somme d’argent. Célia avait expédié le chèque, expliquant qu’il était destiné à payer les soins nécessaires. Que Vanna ne manque de rien ! C’était une aumône, l’aumône qu’on ne voudrait refuser même aux plus réprouvés... Bien entendu, la lettre de Célia ne disait rien de tel, mais Vanna resta longtemps à sangloter sur le précieux papier. Grégor conseilla de renvoyer orgueilleusement l’argent, qui arrivait cependant bien à propos, car, n’aimant à se priver de rien, il joignait difficilement les deux bouts. Mais Vanna ne consentit pas à faire une telle offense à sa mère, et, après avoir mis en réserve pour son fils, une partie de la somme, elle donna le reste de l’argent aux Roy, dont la maison passait justement par une de ses pires crises. Sabine accepta avec le plus grand naturel. — Dieu vous a placée sur notre chemin, Vanna, comme il est bien évident qu’il vous a mise sur le nôtre. Le jour où sa main s’abaissera sur vous, nous serons là et vous soutiendrons. — En voilà une manière de remercier, fit observer ensuite Grégor. Envoie donc ces calotins au diable ! — Elle me rappelle maman, répondait Vanna pour s’excuser. — Cela n’est guère flatteur pour ta mère. Cependant, l’été revint, et les chaleurs. Malgré les remontrances ou les moqueries de Grégor, Vanna continua à voir Sabine. Au fond de son puits de hautes murailles, le joli jardin verdoyait, l’eau du bassin jouait, Vanna y passait de longues heures de la journée à déshabiller, soigner et pomponner son fils. Les deux petites Roy accouraient, toujours aussi friandes du spectacle. Pour elles, par jeu, le petit n’était autre, que l'enfant Jésus, et elles-mêmes se figuraient être les Rois Mages, ou en tout cas, deux d’entre eux. Parfois, elles se faisaient aussi âne et bœuf, et l’on se trouvait alors transporté à l’étable de Bethléem. Et il semblait alors à Vanna qu'une sorte de paix vraiment biblique descendait, bienfaisante, sur le petit groupe formé par les deux mères travaillant ou causant tranquillement, avec leurs enfants auprès d’elles. Elle ne voulait, elle ne pouvait s’en passer, craignant de se perdre sans cela en rêveries nostalgiques, en ce torturant besoin qui souvent la terrassait, de se faire pardonner par sa mère — et qu'elle savait être sans espoir, plus que jamais. Seulement, quand l’heure de la rentrée de Gré-gor approchait, Sabine ne manquait pas de se lever et de rentrer chez elle. Vanna l’avait bien compris, on évitait Grégor, l’hérétique, considéré sans nul doute comme la grande erreur de la vie de Vanna. Même, on en venait à défendre aux petites de continuer leurs jeux dans la cour pavée, comme si la seule rencontre de ce Grégor eût pu constituer pour elles un danger. — Craindriez-vous donc mon mari, Sabine? dit Vanna un jour, en souriant. -Non. Mais laissez-moi vous raconter quel-qüe chose. Vanna. Hier, j’étais à ma fenêtre. J’ai vu rentrer M. Garenberg. Sans dute l'attendiez-vous impatiemiment, toute au bonheur de ce revoir quotidien. Il avait, je l'avoue, une belle allure d'homme jeune, sain, et que n'a courbé aucune lutte vraiment dure. Mais Soudain, je vis qu’il n'était pàâ seul. A sa suite, l'entourant, se hâtaient vers votre foyer, une nuée de terribles compagnons : les démons de l'Erreur, de la Dissipation, de la Sensualité, du Sourire Sacrilège... Je les ai VUS, Vanna, comme je vous voisl Et j'ai fermé mes volets, pour prier ensuite longtemps. Que répondre à de pareils propos?. Lorsque Grégor rentra, le même soir, Vanna le guettait sur le seuil. . Elle le vit arriver, elle aussi, et tel en effet, que l’avait vu Sabine. Jeune, le pas alerte, portant sur lui tous les signes de la santé parfaite, le regard éclairé de joie en l’apercevant. Ce regard, auquel elle avait toujours connu un pouvoir si fort et si doux, ce regai d, qui éveillait en elle un si ardent désir de bien faite, ce regard qui savait lui exprimer tant de gratitucle, un amour si profond, et redoubler l’ardeur du: sien... Ah, combien Vanna, écartant les démons imaginaires de Sabine, leur substitua allègrement tous les beaux génies de la santé, du courage, de la gaieté, — Qu'y a-t-il donc? demanda Grégor, voyant la figure de Vanna, si nerveuse, si passionnée. — Il me tardait tant qüe tu rentres ! — Mais je rentre comme toujours. Que s’est-il passé de particulier? — J’ai eu peur du mal qui pourrait peut-être t’arriver. — Oh, mais je ne cours aucun danger, Vanna chérie! • — Grégor, il me semble parfois que je suis seule au monde pour te protéger. — Voyons, voyons, fit-il, je ne suis pas un petit enfant perdu. Tu as encore vu la Sibylle, hein? je m’en douté. Et l’emportant dans ses bras, il la grondait en riant. Et tout bas, il lui disait, en un vertige de bonheur, toujours aussi nouveau pour lui, qu’elle était son Etoile, allumée pour lui tout seul, brillant lumineuse au-dessus et en dehors de tous les systèmes planétaires. Et qu’il ne cesserait jamais de la suivre, elle seule, elle unique. Un jour d’automne la bonne vint annoncer qu'un prêtre demandait à voir Madame, — C’est le frère de madame, paraît-il. Madame a donc un frère prêtre? — Hans ! Vanna n’avait pas revu son frère depuis leur pénible entrevue chez les parents de Grégor. Il lui écrivait pourtant de loin en loin. Elle savait qu’il poursuivait ses études dans un séminaire de Rome, qu’il était satisfait de sa nouvelle existence, et qu’il se préparait à recevoir les Ordres l’année suivante. On lui avait permis d’aller passer une partie de ses vacances d’été en Suède; ce serait son premier retour au pays depuis son arrivée à Rome, dont le climat l’avait assez éprouvé. Vanna n’avait toutefois conçu aucun espoir de lui voir prendre la route de Paris pour rejoindre le séminaire, après ses vacances. Elle le regardait, un peu intimidée d’abord de le voir en soutane, peu changé pourtant. Il l’embrassa avec une grande affection. Elle le fit asseoir auprès d’elle, sur le grand divan et bientôt tous deux, aussi heureux l’un que l’autre de se retrouver, entamaient un duo de questions et de réponses. Vanna surtout questionnait, inlassable, épanchant enfin la soif que son âme subissait depuis de si longues années. Hans lui dit que la vie à Vargskâr avait gardé à peu près son ancienne apparence extérieure. Les travaux habituels de l’année s’y succédaient, l’intendant veillant aux terres, Célia à la maison. Les réceptions des mercredis étaient toujours aussi fréquentées. Paula y paraissait, donnait ses conseils. Elle s’appliquait d'ailleurs à réaliser des prodiges d'économie, afin de pouvoir libérer les terres de toute dette, ne supportant ni désordre, ni retard, et toujours plus sévère pour elle-même que pour les autres. La plupart du temps, elle vivait exclusivement dans sa chambre bleue, et ce n’était que lorsque l'hiver se faisait vraiment trop rigoureux, que Célia la forçait à rentrer dans les appartements mieux aménagés du corps de logis. Tout ceci, Vanna le savait déjà à peu près par les lettres de Célia. Mais malgré leurs efforts, ces lettres ne pouvaient lui rendre l’air même du vieux Vargslcàr, les brises fraîches de la mer d’Aaland, les senteurs du jardin; et moins encore, le visage de sa mère, le rythme de son pas, l’envolée de ses jupes noires, quand elle se hâtait de traverser la grande cour... Oh, la chère voix et le ton grave des paroles, auquel on avait toujours obéi, jadis, sans faute... Peut-être Hans pourrait-il en transmettre quelque chose, lui qui revenait directement de là-bas. Et Vanna ne se lassait pas de le questionner, buvant ses paroles. — Et de quoi cause-t-on, là-bas? — Célia et Wilhelmi parlent sans cesse de toi, quand il vient en visite, assez souvent, paraît-il. — Mais maman? Non, non, ne réponds pas, je sais que maman ne parle de moi à personne... Mais dis-moi au moins, a-t-elle toujours le même mauvais petit calorifère dans sa chambre? Tu ne sais pas? Oh, j’en étais sûre! Pourquoi Célia n’y veille-t-elle pas? II faudra que je lui écrive. Et soudain. Vanna se rappelait la cruelle réalité : elle n’avait pas de conseils à donner, elle y avait perdu tout droit... Des deux mains elle s'accrochait au bras de son frère, comme si elle eût craint de le voir s’envoler, se dissoudre et disparaître, la laissant tout à coup de nouveau seule, loin du cher vieux foyer, de toute l'existence ancienne, dont le souvenir la hantait. Hans reprit : — Dis-moi, Vanna, tu n’as pas oublié notre oncle Carlo? Tu raimais beaucoup, il me semble. — Beaucoup. Je ne l’ai pas oublié. Pourquoi me démandes-tu cela? — Parce qu’il t’attend toujours, Elle répondit, subitement calmée, refroidie : —- II m'attendra en vain. J’ai choisi ma vie une fois pour toutes. Hans pensa : Ta volonté, pauvre enfant, pourrait bien devenir un jour pareille au roseau, plié sans merci. Choisit-on sa vie, vraiment? Mais il n’eut pas le cœur de se prononcer. Jamais il n’avait pu arriver à réprouver vraiment sa sœur, quoi qu’elle fît. II se souvint de ses impatiences d'enfant envers elle, et du regret qu’il en éprouvait toujours ensuite. Il savait qu’elle vivait aujourd’hui en état de péché mortel, et qu’il eût dû le lui rappeler, l’exhorter; il savait que sa mère comptait tacitement sur lui. Impossible. Une grande pitié seule le soulevait. — Je ne te force pas, Vanna. Un silence se fit. Le nom de Grégor n’avait pas été prononcé entre le frère et la sœur. Il semblait comme oublié. Vanna montra à Hans son fils endormi, rose et beau, et Hans dit : — Tu vois, il ressemblera à notre mère. Ce sera un vrai Burchwedel... Puis, brusquement il détourna la conversation, se rendant compte qu’il effleurait un sujet pénible. Mais Vanna guettait le moment de parler de son mari. Elle demanda : — Hans, tu restes à dîner avec nous, n’est-ce pas? — Non, non Vanna, ça, c’est impossible. Et précipitamment, il se leva : — J’ai déjà trop tardé ici, dit-il. Ah, c’est qu’ils étaient donc tous les mêmes, ceux qui prétendaient l’aimer et qui pensaient à elle avec le plus de bonté : avant tout, ils écartaient Grégor... Il sembla à Vanna qu’une obscurité descendait en elle. Avec violence, le regard brouillé, elle dit : — Hans, ai j’avais épousé un homme selon votre gré à tous, et selon les lois de l’Eglise, et qu'en-suite, j'eusse vécu indifférente à ses côtés, que je ne me fusse point souciée de lui, ni d’avoir sur lui aucune influence salutaire, auriez-vous donc préféré cela? Penses-tu que l'union de nos parents, que maman a toujours si vaillamment soutenue ait été une chose bien belle? — A ceci, je te répondrai seulement, que le jugement de l’homme est incertain, et que l’obéissance est, certes, chose plus utile à l’ordre universel que la révolte. -— Ne crois-tu pas que la révolte aussi soit un don de Dieu, et puisse être excusable? La vie du juste ne serait-elle qu’un esclavage? — Qui donc oserait s’octroyer à soi-même le droit de révolte? — Je ne puis regretter ce que j’ai osé faire. Mais Hans était debout, déjà prêt à partir, ne voulant pas prolonger cette discussion. Sans doute, se dit Vanna amèrement, èst-il au courant de nos habitudes : il sait que l’heure de la rentrée de Grégor approche, et il s’enfuit, comme Sabine le fait chaque jour. Le frère et la sœur s’embrassèrent et Hans partit. Une minute plus tard, à peine, Grégor était là. Les deux hommes avaient dû se rencontrer, sans faire attention l’un à l'autre, sous la porte cochère. Grégor trouva sa femme affaissée sur le divan du salon, toute en larmes. Lorsqu’il apprit ce qui s'était passé, il se mit en colère : . —r Ecoute, ma chérie, je suis à bout de patience vraiment! tous les jours, il y a de nouveaux accrocs. Prends donc finalement ton parti de rompre avec tout et tous! Désormais donne-toi enfin à notre vie, à moi, entièrement et sans regards en arrière. Choisis ! Il jetait autour de lui des regards furibonds, comme si la pièce se fût trouvée remplie d’intrus. — Je te veux à moi, Vanna, dit-il. A moi seul. Ta santé est rétablie, tout va bien. Recommençons notre existence, et à l'allure qui seule me plaît. J’en ai assez de cette idylle... II marchait à grands pas sur le tapis, foudroyant de coups d’œil réprobateurs les murs eux-mêmes, les meubles, tous les embellissements dus aux efforts de Vanna, et qu’il avait si bien admirés lorsqu’ils avaient été nouveaux. Et ce grotesque jardinet, un puits! s’écriait-il. Depuis quatre ans on était heureux ici, dis-tu? Soit. Mais le bonheur lui-même a besoin d’être retapé. . — Aussi, ajouta-t-il, dès demain on cherchera un autre logement. Quelque chose d’un peu plus élégant, hein? — Ça, non; le petit est trop bien ici. — Je te dis que si. Oh déménage. — Je t’assure que non. Il y eut une légère querelle, une de ces petites bouderies de Grégor, une de ces douces réconciliations, et le soir, une sortie, afin de faire évaporer définitivement tous les ennuis. Le lendemain matin, Grégor avait tout oublié. On ne déménagea pas. Cependant, le mari de Vanna fit prévaloir sa volonté. L’hiver qui suivit, le jeune ménage se prodigua en sorties de toute sorte. Souvent, Vanna maintenant allait prendre Grégor à la sortie de son bureau, et l’on dînait ensemble au dehors, seuls ou avec des amis. Vanna connut les nuits blanches, passées sous les lustres des établissements de plaisir à la mode. Elle connut ces aubçs, OÙ l’on rentre, en toilette de fête, recru de fatigue et transi du froid matinal, un peu honteux aussi de rencontrer dans la rue, encore toute grise et silencieuse, les gens matinaux qui déjà se hâtent vers la tâche de la journée commençante... Vite, elle traversait la cour, avec un regard furtif du coté des fenêtres dp ménage Roy, et, au cœur, le besoin anxieux de revoir son fils, laissé de si longues heures sous la garde d’une domestique. Il y eut certains soirs ou parmi des amis, des étrangers, le succès enveloppa Vanna. On la fêta, des admirateurs l'entourèrent. Elle s’en étonnait, et quand les uns ou les autres s’efforçaient de l'arracher à sa réserve même, elle s’en effrayait. Elle apprit ce que sont les intrigues mondaines, les rivalités, les mille mesquineries ou les mle petits calculs du monde. Souvent, elle eût préféré s’éloigner, regrettant l'idyle à deux, dont Grégor ne voulait plus, Mais elle voyait aussi combien l’éclat de ces succès qu'elle ne provoquait pas se reflétait dans les yeux, le regard heureux de son mari. Jamais, lui affirmait-il, — et elle n'avait nulle peine à le croire — jamais il ne l'avait autant aimée, jamais elle n'avait été plus jolie, ni aussi séduisante. Jamais il ne l’avait autant adorée. Sabine Roy ne craignait pas de blâmer ouvertement cette existence de dissipation et d’excès. On voyait pénétrer dans le petit pavillon des figures nouvelles et il arrivait que fort tard dans la nuit on entendit sortir des échos de musique et de chants qui parvenaient jusqu’au logement fermé des Roy. Vanna, jadis si sobrement vêtue, entrait parfois entre deux courses dire bonjour à Sabine, habillée de vêtements que celle-ci déclarait tout à fait extravagants. — Mais je vous assure, Sabine, répondait Vanna, pour sa défense, personne n’est plu? simple que moi dans les milieux où nous sortons. — Grand Dieu, quels sont donc ces milieux? Mais l'amitié des deux femmes se refroidissait peu à peu, à la vive satisfaction de Grégor. Les petites Roy, qui maintenant allaient à l’école, trouvaient de moins en moins de temps pour venir admirer le petit Grégor : sans doute les retenait-on chez elles. Sans doute, les yeux de Sabine, çes yeux sévères qui avaient parfois rappelé à Vanna ceux de sa mère, avaient-ils eu quelque nouvelle vision d’une terrible nuée de démons et de mauvais génies apostés autour de la maisonnette, où les compagnons de dissipation du jeune couple étaient si gaiement reçus malgré les blâmes de la « sibylle ». L'été qui suivit, Hans de Sneckenström fut ordonné prêtre, À Rome, après un séjour de près de cinq ans dans la ville sainte. Il s'y était longtemps senti désemparé et incertain, mais l'incertitude avait graduellement cédé et avait fini par faire place à une profonde satisfaction. - Je suis sauvé, se disait-il. Enfin, j'ai pris pied sur la terme ferme. La vie régulière du séminaire, le porgramme admirablement ordonné des études, la ville même, imprégnée de si profondes traditions, et jusqu'à la beauté du payasage italien, tout avait été pour lui plaire, lui donner ce repos intérieur longtemps souhaité. Quelques temps avant son ordination, Hans alla faire une retraite d'une quinzaine de jours. Il se plongea éperdument dans des médiattions, parmi lesquelles celles sur le Saint-Esprit lui étaient particulièrment chères. Il avait choisi pour thème d'exercice sprirituel cetaines strophes de la Séquence du jour de la Pentecôte. Consolator optime, dulcis hospes animae, dulce refrigerium. In labore requies, in aestu temperies, in fletu solatium. "Consolateur souverain, doux hôte de l'âme, suave rafraîchissement. Repos dans le travail, apaisement dans l'ardeur, consolation dans les larmes." "Sans votre divine grâce, il n'est rien dans l'homme, rien qui soit sans tache. "Purifiez toute souillure, arrosez toute sécheresse, guérissez toute blessure". Et il arrivait à y puiser le plus grand réconfort, une confiance sublime. Hans avait conscience d'avoir profité de ses cinq années à Rome : il se savait solidement instruit. Mais il n'avait que peu ou point le goût de la prière, comme certains de ses camarades, dont on louait la grande piété, etmême la sainteté. Il ne connaissait guère ces transports, de l'extase, dont le père Carlo, pour le consoler, lui avait dit qu'ils ne sont accordés qu'à peu d'élus. Il avait certes lu ces paroles de saint Augustin :Je vous ai cherché en dehors de moi, mon Dieu, sans vous trouver, parce que vousétiex en moi, mais Hans comprenait que, s'il n'arrivait pas à trouver Dieu en dehors de lui-même, il était perdu. Il fallait qu'il cherchât Dieu comme le savant cherche sans trêve la d´couverte, comme l'errant cherche un but : il fallait que Dieu fût la source où chaque jour on s’en va puiser, fût-ce à travers le désert, des forces ouvelles. « S’occuper de Dieu est la plus grande des occupations disait saint Bernard, et Cette occupation, Hans avait ré-soit! d’en faire le centre même de son existence, le but de toutes ses allées et venues spirituelles. Ainsi, • peu à peu, il arriverait, espérait-il, à s’oublier parfaitement lui-même. Seulement, ce Dieu vers lequel Se tournaient ses aspirations né se rattachait pour lui à aucune image terrestre : il fallait qu'il le trouvât dans l’absolu pur. Voilà pourquoi l’objet de sa ferveur avait pris lé nom de l'Esprit Saint. A ce nom, Hans avait ancré sa foi, méprisant — trop volontiers même, lui disait-on parfois —- les innombrables variantes de la déVôtion, chères aux âmes tendres, lyriques, Ou fâiblêS... Car avant tout, il ne voulait pas être un faible. PéU de jours après son ordination, il quitta Rome pour rentrer en Suède, afin d’y organiser sa Vie future et d'y trouver son champ d'activité à venr. Stockholm lui sembla devenu une ville étrangère. Il ‘avàit gardé dé relations avec aucun de ses anciens camarades. Celui d’entre eux qui lui avait été le plus proche, Oscar Burchwedel, avait diSparü. La misôn Burchwedel gardait son apparence extérieure dé faste et d'hospitalité, mais le banquier avait vieilli à un point qui faisait peine à voir. Il était défendu de prononcer devant lui lè nom de Vanna. Hans alla saluer son oncle; il fut affectueusement reçu, mais faiblement encouragé à revenir. Hans avait prié sa mère d’assister à sa première messe à Stockholm; mais elle ne vint pas. Connaissant le vœu qui la liait en son xil, il n'insista point. L'idée du sacrifice que sa mère faisait de sdh existence entière était pour lui la plus vive des suf-frances. Il préférait rie point appuyer dëssüs. Le jeune prêtre s’occupa, dès son arrivée à là paroisse de Stockholm, et avec une énergie dont lui-même se fût à peine cru capable, d’apprendre à connaître à fnd la situation dë l'Eglise catholique en sa patrie luthérienne. D’abord, la pauvreté était grande, il s’en aperçut vite. Peu de ressources, matériellement. Trop peu de prêtres, pour un pays aussi vaste, et où les groupe de fidèles se trouvaient dispersés à de si longues distances les uns des autres. Quelques églises seulement, et encore, ce n’étaient que de modestes chapelles. La foi catholique? Une étrangère parmi des étrangers, mal vue, chargée de légendes extravagantes ou ignominieuses. Jusqu'à nos jours, malgré la liberté qui lui était accordée, on pouvait encore comparer les enfants de cette foi à une poignée de réfugiés. Pourtant, en reportant ses regards en arrière, Han dev rit bien avouer qu’une œuvre importante avait été accomplie. C’était seulement depuis moins de cent cinquante ans, et après plus de deux siècles d’âpre et jalouse défense de la Réforme, que le royaume de Suède avait rouvert ses portes aux fidèles de Rome. Hans connaissait la carrière du premier vicaire apostolique, cet abbé Oster, un Lorrain, arrivé en Suède en juillet 1 783, après que le pays eut été doté, en 1781, d’une constitution dite libérale. Le recensement qui fut fait alors démontra que les ouailles de ce prélat atteignaient à peine le chiffre de deux mille âmes. Dans ce nombre on ne comptait bien entendu aucun fidèle d’origine suédoise, puisque toute conversion au catholicisme avait été longtemps prohibée, et même punie de mort. Sous cette dure oppression, la foi des ancêtres avait peu à peu sombré jusque dans les dernières familles fidèles. De sorte que tous les catholiques vivant en Suède se trouvaient être des immigrés, et de condition obscure : soldats (on en trouva vingt-quatre dans telle garnison de province, une dizaine dans telle autre, etc...), ouvriers ou artisans importés pour développer certaines industries naissantes, danseurs, saltimbanques, quelques comédiens : français, italiens, allemands ou flamands, la plupart ne sachant ni lire ni écrire, et n’ayant pas vu de prêtre depuis des années. A Stockholm même, Oster ne réussit à découvrir que quelques vieux catéchismes en langue allemande, et presque incompréhensibles. En fait de chapelle, rien. Les chapelains des ambassades autrichienne ou espagnole lui faisaient cent chicanes, se refusant à voir en lui un chef ou un supérieur, malgré les pouvoirs qu’il avait reçus de Rome. Sans amis, sans aide ni protecteur, sans argent, il dut s’appliquer à organiser une paroisse, à commencer un enseignement religieux, à trouver où dire sa messe. A grand’peine obtint-il une salle dans une mairie; mais où prendre un autel et ses accessoires, où chercher de quoi orner même modestement un tabernacle? Il ne désespéra pas. Affable, se prodiguant en amabilités, bien élevé, instruit, il ne négligea rien pour se faire tolérer. Il avala les humiliations, cacha sa détresse matérielle, en vrai pauvre honteux, et sa détresse morale avec un admirable courage. Il travailla sans relâche pendant cinq ans, et parvint à établir un premier avant-poste de sa foi, infime, certes, mais avoué et légal. Puis, en guise de vacances, il partit pour la France, espérant intéresser à son œuvre certains grands personnages, et acquérir quelques protections. A cette fin, il se mit à préparer un mémoire retraçant toute l’histoire du catholicisme en Suède. Mai'- la révolution de 1789 survint, brisant tous ses espoirs. Il ne lui fut jamais donné de récolter la moisson de ses semailles, et il devait mourir oublié. Cependant. I œuvre commencée par lui se mon- tra viable. Difficilement, lentement, mais quand même sans arrêt, elle avait grandi. Désarmée à . 1 extérieur, n ayant jamais cessé de se heurter à une résistance acharnée, elle avait su se faire sa place. Nulle belle dotation ne l’avait enrichie, aucun prédicateur fameux ne lui avait donné de l’essor. Mais elle prit racine et continua de croître, sous les tempêtes. La pensée de cette humble et héroïque victoire avait toujours été chère à Hans. Encore enfant, lorsqu’il écoutait les récits maternels, il s’était passionné pour elle. Et maintenant, voilà qu’il se trouvait en demeure d’y aider désormais lui-même. Il connut des heures d’espérance merveilleuse. Et bientôt, dans la paroisse, on commença à observer, à remarquer ce jeune prêtre, issu de vieille souche suédoise, et qui semblait animé d’un zèle exceptionnel. Et jusqu'à son visage, aux beaux traits bien dessinés, semblait fait pour éveiller les sympathies. Un dimanche d’hiver, Hans fut appelé à monter en chaire pour le sermon de la grand’messe. Il n’y était guère préparé, ayant dû prendre au dernier moment la place d’un autre prêtre, tombé malade. Se souvenant de l’ennui qu'il éprouvait, étant enfant, à devoir fixer longuement son attention, il se décida à parler le plus brièvement possible. L’idée de déplaire, d’échouer en son premier effort de prédicateur, lui était pénible. Mais dès qu'il fut à sa place en chaire, et qu’il contempla devant lui les bancs alignés, où l’assistance s’entassait, tous ces visages levés vers lui, éclairés par une curiosité et une attente bienveillantes, il sentit un aiguillon de joie inattendue le traverser comme un pressentiment de réussite, et un fougueux souhait de canner quelque chose de durable. Le sermon entamé, il se rendit compte au bout de quelques instants, que l’assistance répondait déjà à son élan muet : l’attention devenait plus intense, le silence de la chapelle plus profond. Comme c’était l’habitude à Stockholm, un certain nombre de protestants avaient pris place sur les bancs du fond, poussés par le désir d’assister à un spectacle inaccoutumé, peut-être aussi par une secrète envie de dénigrer; et Hans vit que parmi ceux-là même l'intérêt grandisssait, le flux de la sympathie générale les gagnait. Du premier coup, il semblait avoir remporté la victoire. La salle, assez petite, et où il savait que sa voix porterait jusqu'au moindre recoin, lui sembla “élargir, les murailles s écartaient, les quelque deux cents personnes présentes se faisaient foule. Et lui était celui qui prodiguait la sainte et nourrissante parole. II avait légèrement élevé la voix, et il l’entendait lui-même sonner très ferme, distincte, sans une hésitation. D’un geste bref, il écarta le papier avec les quelques notes qu’il avait tracées la veille pour se guider : en lui, les phrases se formaient, inspirées, magnifiques, avec une facilité qu’il n’eût jamais devinée en lui, une richesse qu’il ne se connaissait pas. « C’est donc Dieu qui parle en moi ! pensà-t-il, dans une sorte de vertige, et cette idée même le portait encore plus haut, accroissait sa verve miraculeusement. Pourtant il gardait la maîtrise de soi, et le souci d’une forme éloquente, de l’art aratoire. « Je suis très fort, pensa-t-il... » Et tout autour, les coeurs montaient vers lui, le soutenaient : c’était une félicité sans pareille. Cette première épreuve, dont, au dire de chacun, le jeune prêtre était sorti de façon merveilleuse, confirma son prestige naissant. Dans la semaine qui suivit, plusieurs inconnus vinrent le trouver; on le demandait au confessionnal, et son allégresse intérieure subsistait toujours. « Je saurai me dépenser, se disait-il. Quelle force inouïe! » Et se rappelant les années gaspillées jadis, il remerciait Dieu d'avoir lié son destin à cette patrie suédoise aimée et en détresse, d’avoir fini par faire de lui un missionnaire, et par lui accorder à profusion les tâches pour lesquelles il se sentait justement le mieux fait. Il osa même écrire à sa mère pour lui dire qu’il comprenait enfin ce qu’elle avait toujours voulu de lui... Paula répondit à son fils une lettre pleine de fierté et de joie, puis lui fit part de certains événements remarquables. En particulier les suivants. Quelque temps auparavant, dans le voisinage de Vargskär, un incendie avait ravagé les dépendances d’une importante ferme paysanne. La propriétaire, une veuve, du nom de Frédérique, fut accusée d'avoir elle-même mis le feu, afin de pouvoir toucher une grosse assurance. Les autorités se rendirent sur place, on enquêta sans fin, mais on en put rien prouver contre les dénégations formelles et indignées de la paysanne. Toutefois, l’incident restait inexpliqué. Frédérique avait été cruellement atteinte par l’accusation. C’était une femme d’environ cinquante ans, grande et forte, une paysanne rude, hautaine, peu encline à l'indulgence envers les autres. Elle était riche et laissait bien entendre ell se suffisait à elle-même. Aussi était-elle peu aimée, et personne n’avait eu piîié d’elle. Les racontars des voisins ne tarissaient plus sur son compt Bientôt, elle crut deviner des sous-entendus partout. La nuit, elle se réveillait, s’imaginant entendre sous ses fenêtres des bruits de pas ou de voix, des rires de mauvais augure. Frédérique n’avait jamais été de ceux qui paraissaient aux mercredis de Mme de Sneckenstrôm. Qu'avait-elle besoin de ces conseils, ou de ces bavardages? Son orgueil de paysanne riche lui interdisait d accorder à la dame de Vargskär un rang supérieur au sien. Mais lorsque, durant Une semaine, elle n’eut pu fermer l’œil, toujours aux aguets, épuisée dè contrainte, elle se résolut brusquement à aller trouver Paula. Celle-ci la reçut dans sa chambre, la cellule bleue dont on partait tant, et où seuls les privilégiés étaient admis. Etonnée, mais sans en témoigner rien, Frédérique scruta la pièce nue, sans tentures, avec sa table en bois de sapin, son lit de camp derrière un paravent, èt pour tout ornement un grand ctucifix, le premier que, de sa vie, eût vu la paysanne suédoise (1). Elle scruta aussi le visage de son hôtesse : on lui avait bien dit que le mariage de Vanna aurait beaucoup affecté sa mère, mais Frédérique, qui n’avait pas rencontré Mme de Sneckenstrôm, même par hasard, depuis deux ou trois ans, fut pourtant frappée du changement de celle-ci. Et elle s’étonna aussi de voir à la dame du château une toilette de la dernière1 austérité, presque pauvre. ' Cependant, une grande majesté se dégageait malgré tout de l’étrange châtelaine. Frédérique en subit l’ascendant. Elle se sentit attirée, elle eut l‘intuition confüse qu’ici, elle oserait enfin parler, sans crainte de commentaires sournois. Ici, on ne l’accusait point: on savait qui elle était. Et dans cette froide chambre bleuâtre, toute l’aventure de l’incendie sembla soudain fondre, se réduire à rien. Il n’en restait plus qu’un incident sans importance... La grande paysanne resta un long moment émue, curieusement remuée, avant de pouvoir proférer un mot. Puis, elle s’épancha, raconta toute son angoisse, sa solitude, depuis la mort de son homme, les res-ponsa bilités accumulées sur elle, le poids des malveillances qu’elle sentait partout. Quand elle eut fini, Paula lui répondit, non point par des exhortations, mais en lui accordant confiance pour confiance. Elle compara leurs existences de femmes seules, leur commun devoir de suffire elles-mêmes à la tâche acceptée. Il sembla à Frédérique, qui ne connaissait guère l'amitié, qu’elle causait enfin avec une amie. Deux heures s’enfuirent ainsi. Paula ouvrit à la visiteuse la porte de sa chapelle, lui expliqua tous les objets qu’elle contenait, toutes les idées qui s'y rattachaient. Elle lui raconta l’histoire du Jésuite, en mémoire de qui elle avait fait murer, auprès de l’autel, la plaque commémorative. Frédérique regarda, écouta, étonnée, ébahie, secouée. . • Quelques jours après, elle revenait déjà à Vargskär. Elle vint le soir, pour n’être pas trop vue, et Paula la reçut de nouveau dans sa retraite, y fit faire du feu,, et invita la paysanne à rester auprès d’elle tout le temps qu’il lui plairait, Il parut manifeste que Frédérique souhaitait entendre parler plus longuement de cette religion extraordinaire, à laquelle Mme de Sneckenstrôm semblait si dévouée. Jamais encore, personne n’était venu vers Paula pour la questionner sur sa foi. Elle répondit avec joie, s’émerveillant de sentir combien la grâce de bien répondre lui venait facilement. Toutefois, ne voulant pas trop présumer de ses propres lumières, elle écrivit à son fils, au bout de deux ou trois semaines, pour le prier de lui venir en aide. Et Hans obtint la permission d’aller passer quelque temps auprès d’elle. Chaque matin, dès lors, la messe fut dite dans la petite chapelle. Frédérique y venait régulièrement, à pied, ou en conduisant sa carriole. Elle avait vite réussi à surmonter son respect humain et ne se souciait plus des racontars du pays : un feu intérieur la soutenait. D’ailleurs, à cette même époque, l’histoire de l’incendie prit fin, par l’aveu inattendu du vrai coupable. Toute la période de misère qu’avait traversée Frédérique reculait dans le passé. Elle-même se sentait entrer dans une vie nouvelle. Certes, on ne s’occupait pas moins qu’aupara-vant d’elle et de ses faits et gestes. Bien au contraire, les curiosités restaient aiguisées. C’était qu’on croyait, grâce à elle, pouvoir enfin toucher au fond de la vérité sur la châtelaine de Vargskär. -Jamais on n'eût imaginé que celle-ci tenterait d'attirer à sa religion réputée idolâtre qui que ce fût des braves gens des environs! Les invités et les intimes du vieux manoir avaient toujours été jusqu’alors des passants, des gens de Stockholm ou d'Upsal, des étrangers plus ou moins curieux et de Dieu sait quels pays... Et dé ce jour, il y eut chaque mercredi salle comble à Vargskär : seulement on ne venait plus pour récolter de bons conseils d’horticulture, ou pour suivre tel cours de coupe ou d’hygiène, ni même pour goûter à l’excellent café toujours offert aussi hospitalièrement. Ce qu’on voulait, simplement, c’était voir, se rassasier enfin de voir cette Mme de Sneckenstrôm, qui aspirait à faire main basse sur les âmes. De plus, on pouvait encore espérer apercevoir le jeune M. Hans, le prêtre papiste. Hans mena à bonne fin la conversion de Frédérique et lui donna la première communion un matin de juin, dans la chapelle du château. Après la messe, ceux qui y avaient assisté se rassemblèrent pour déjeuner dans la grande salle à manger. Autour de la table, ornée de sa plus belle nappe, et des anciennes pièces d’argenterie, ainsi que du service en porcelaine de Chine, prirent place, avec Frédérique, Paula elle-même, Hans et Célia, et quelques rares amis, dont Mme Louise Skarlin, échappée de chez elle, malgré les récriminations du capitaine. Il y avait bien des années que Paula n’avait offert de fête chez elle ; mais ce jour-là, elle souhaita que Vargskär fût tout à la hauteur du grand et bel événement survenu, et qu’une fois encore, la. dernière de sa vie peut-être, un festin y eût lieu, offert par elle. Après le repas, et pendant que circulait à la ronde du café et des liqueurs sur de grands plateaux d’argent, Hans s’éloigna des convives, pour aller vers une des fenêtres ouvertes, qui donnaient sur la terrasse et la mer. Tous les souvenirs de son enfance lui semblaient liés à cette vue. Encore tout petit, c’était là qu’il s’appliquait en vain à compter les étoiles du ciel et les crêtes des vagues de plomb. C’était ici qu’il avait pleuré, joué, haï, espéré. Quels élans de son cœur d’enfant n’avait point connus cette ligne droite de l'horizon lointain, où s’unissaient l’eau et le ciel... Aujourd’hui Hans, dilaté de bonheur à se replonger en ces aspects familiers, ressentait le même élan, pareil à un pressentiment de succès et d’assouvissement, plus magnifique que jamais. Il se rendait parfaitement compte que la conversion de Frédérique avait dû faire un bruit énorme dans le tout petit univers du voisinage : il connaissait aussi toute la consolation que sa mère y avait puisée. Mais déjà, il visait tellement plus loin! Lorsque, des heures entières, patiemment, il s’appliquait à instruire la paysanne, il avait connu un avant-goût de la force de sa persuasion, et il savait que cette force pouvait se porter vers des buts autrement superbes. De son regard, il pensa à chercher affectueusement celui de sa mère, et lui sourit. « Malgré tout, elle ne sait rien de moi, se dit-il. Quand j’étais abject, elle m’a cru bon. Et aujourd'hui. que je monte vers des destins inconcevables, elle n’en sait pas davantage. Aujourd’hui, à cause de cette pauvre femme, Frédérique, elle est comblée de joie. Mais moi? Ah! je ne saurais me contenter de moins que d'un grand apostolat. Il eut un soupir d’impatience à la pensée de tout ce qui se dressait encore entre lui et la réalisation de ses ambitions* Son regard s’élança de nouveau vers le large; l'horizon flambait sous le soleil. Il connaissait trop bien son humble devoir quotidien, fait de mille petites choses ternes, de mille attentions, de mille menues paroles, dictées d’avance par d’autres : et en cet instant, il osa s'en détourner avec mépris. « Jamais, songea-t-il, je ne serai de ces prêtres naïfs qui croient tout dit par un geste de bénédiction ou un sourire bonâtre... Certes, je ne me refuserai pas à panser les blessures, à réconforter les cœurs souffrants, mais mon but final est situé plus haut, et je ne dois pas me perdre dans les détails infimes. Sa poitrine se dilatait. Des senteurs de fleurs et de foins entraient par la fenêtre ouverte, lui offrant toute la volupté de la belle saison si courte. Rien, ce matin, ne lui apparaissait comme difficile. Il était certes bien jeune encore, il lui fallait patienter : « Je sais, je sais! » se dit-il. Mais en un éclair, rapide comme l’un des reflets étincelants du soleil sur les eaux mouvantes, la pensée qui germait en lui perça, se formula. Quelque jour, les catholiques de Suède connaîtraient un évêque, un chef, qui serait issu des leurs, de leur nation même, le premier depuis la terrible dispersion... Immédiatement, Hans rejetait déjà cette tentation d'ambition formidable. Mais il ne pouvait faire qu'elle n'eût pourtant vécu une seconde sans lui... Il se hâta de quitter la fenêtre, retourna auprès des convives de sa mère, se dépensant aimablement, causant avec chacun. Mais il n'arrivait pas à sortir des rêves hallucinants. "Quel démon souffle donc en moi?" se dit-elle. Puis, se ravisant : "Mais pourquoi évoquer l'idée d'un démon ? Pourquoi ne pas croire plutôt en une intuition divine, en un don ineffable qui multipliera cent fois mon courage et mes moyens ?" Son ancien camarade, Adolphe Skarlin, était arrivé dans l'après-midi - il avait voulu éviter la messe. Les deux jeunes gens firent ensemble un tour de promenade. Adolpe affirma n'être venu à Vagskär que pour revoir son ami. - Curieux destins, hein, mon vieux. Tu te rappelles comme nous nous sommes battus, un des premiers soirs que tu étais chez nous? Et nos aventures, ensuite? Les braves files du débit de tabac, qu'on allait courtiser en cachette!... - Je me souviens de tout, dit Has. Car après tout, n'était-ce pas là un précieux moyen de mesurer le chemin parcouru depuis? Adolphe lui offrit une cigarette. Il la prit. - Tu funes donc? - Mais oui, quelquefois. Et un verre de vin, tu y goûtes? - Aussi. - Tu n'es pas plus sain que ça? - La sainteté n'a rien à y voir. - En somme, tu fais ce qui te plaît? - Non. Mais il est peu utile que je paraisse être ce que je ne serais pas. Je ne suis pas hypocrite. - Alors, tu es donc content ? Et Adolphe avoua être lui-même peu satisfait de son existence. Il était officier, mais sa solde ne lui suffisait pas. il faisait des dettes; il y avait aussi des embêtements de femmes. Bref, des embêtements de tous les côtés. Hans écoutait ces confdences, se souvenant de la parole du prophète : "La ruine atteindra les rebelles et les pécheurs; et ceux qui abandonnent l'Éternel périront." Et sa propre exaltation intérieure lui semblait la confirmation divine de son adoption parmi les élus. Il acheva la journée en écrivant une longue lettre au Père Carlo, à Rome. Quand la réponse du jésuite lui arriva, il y trouva l'expression d'une grande satisfaction à le savoir aussi actif, aussi zélé. Pourtant un avertissement y était joint : - Faire attention à l'orgueil, hybris, mon fils. Il me semble que vous souhaitez embrasser bien des choses. Etes-vous donc si sûr qu'une vie plus effacée ne vous serait pas d'un tout aussi grand profit? Un matin d'août que Célia descendait pour faire sa ronde habituelle dans les dépendances et le jardin, elle s'aperçut que la fenêtre à vitraux de couleur de la chapelle avat été brisée à coups de pierres. Vengeance imbécile de quelque forcené, irrité sans doute par les événements récents. Les soirées commençaient déjà à se faire sombres, l'été allant versa sa fin, et il serait certainement impossible de connaître le coupable. On pouvait facilement rôder autour du château sans être vu. Pourtant, il ne fallait pas que pareille démonstration demeurât dans risque ni sanction. Célia ne réfléchit pas longtemps. Laissant là sa ronde, elle prit vivement la route qui conduisit à travers bois au presbytère de son ami Wilhelmi. Il était à peine huit heures quand elle y arriva, mais la soeur du pasteur vint au-devant d'elle pour l'informer que celui-ci s'était déjà absenté; elle invita Célia à rentrer tout simplement chez elle. - Non, non, j'attendrai, lui répondit la jeune fille. A l’instant même, Wilhelmi paraissait sur le seuil de la maison. — Ah! tu n’étais pas encore parti? — Tu devais le savoir, Noémi. Célia sentit immédiatement qu’il se passait quelque chose d’insolite. Wilhelmi et sa sœur montraient tous deux une expression soucieuse, aggravée chez celle-ci par de l’irritation, chez lui par une sorte de tristesse. Le pasteur était habillé de drap noir, costume qu’il n’arborait point en général les jours de la semaine, car il jardinait volontiers, chassait ou allait à la pêche, vêtu de costumes mieux appropriés. Il devait donc être attendu pour quelque cérémonie. Sans s’attarder davantage, il prit avec Célia la route sous les pins et écouta en silence ses réclamations. Puis il dit : — Je tâcherai de m’informer et de voir ce que l’on peut faire. Mais permettez-moi de vous dire maintenant où je vais. On m’appelle auprès de mon supérieur, le curé de Nyckeln, et il est possible qu’on m’appelle ensuite à plus haute instance encore, pour me mettre en demeure de répondre de ma négligence à l’égard de la propagande catholique dans ma paroisse, — Mais, grand Dieu, vous n’y êtes pour rien ! — Directement, non. Mais j'aurais dû veiller avec plus de vigilance, et tout particulièrement quant à Frédérique. On m’accuse aussi d’avoir assisté à la messe chez vous et de fréquenter des jésuites... le Père Carlo, sans doute; je l’ai, en effet, rencontré deux fois. Oh! il est bien vrai que je n'ai rien fait pour vous éviter les uns et les autres. Nulle part je n’ai trouvé d’amitié semblable à la vôtre et Dieu sait que je vous suis infiniment dévoué, à vous tous. Célia baissa la tête, et le pasteur regarda longuement cette tête baissée, aux lourdes tresses brunes : il vit les larmes monter aux yeux de son amie et en fut vivement ému. Dès le premier jour, Célia et lui s’étaient entendus pour le plus grand bien des petits Sneckenström et de leur mère. Aujourd'hui, on lui reprochait cette intimité, dont il sentait enfin toute la chaleur, tout le secret réconfort. Et sans nul doute, on allait exiger de lui qu’il cessât de fréquenter les amis qui lui étaient devenus les plus chers de tous. Mais il dit seulement : — Ne pleurez pas, Célia. Au tournant de là grande route, où l’attendait une voiture, il prit congé d’elle. Mais le souvenir lui resta de cette tête brune inclinée, de ces yeux gros de larmes. Le curé de Nyckeln, auprès duquel il se rendit, écouta les explications de Wilhelmi avec une parfaite bienveillance. Mais il était évident que le parti de ce prélat était déjà pris. Il avait eu connaissance par hasard, dit-il au pasteur, d’une situation qui devait pouvoir convenir à merveille à Wilhelmi. Il ne s’agissait pour celui-ci que d’acep-ter et de déménager immédiatement. En somme, le déplacement indiqué équivalait à un avancement. C’était une chance. - • Le projet sourit fort à votre sœur. —• Ah! ma sœur est déjà au courant? — Non seulement elle est au courant, mais c’est grâce à elle que j’ai su à quel point vous vous étiez aventuré, mon cher Wilhelmi. Allons, c’est oui? N’est-ce pas? C’était un ordre. Il n'eût pas dû se laisser prendre ainsi à l'im-proviste. Trop souvent déjà, Noérni n'avait-elle pas laissé entendre qu’ « on blâmait » son commerce trop fréquent avec les catholiques du château? Le scandale de la conversion de Frédérique, qu’il aurait eu le devoir d’empêcher, avait finalement fait déborder la coupe et décidé l’autorité ecclésiastique à mettre le holà. -— Vous devez comprendre, mon cher, lui disait son supérieur, qu'il s’agit des intérêts de notre Eglise nationale, cette création de nos grands rois. Mais puisque voilà ma proposition de déplacement acceptée, n’en parlons plus. Et Wilhelmi s’inclina. Il resta à Nyckeln jusqu’au soir et fit à pied le trajet du retour, quelques bons kilomètres, qu’il rallongea encore, en passant par le parc du château pour apercevoir un peu de lumière à la fenêtre dé la chambre de Paula; un peu de lumière aussi à la fenêtre de Célia. Deux petits signes d’amitié, dans'la nuit... Un moment, il resta immobile, sous les arbres, à contempler ces lieux, où depuis de si longues années on l’accueillait avec at-fection. De lourds nuages passaient rapides devant une grande lune d’automne. Le vent bruissait dans les feuillages. Wilhelmi eut le sentiment subit d’être arrivé là à la fin de tout; et jamais il n'avait su prononcer aucune des paroles qui avaient toujours débordé de son cœur. Il lui semblait avoir vécu muet, et n’en rien avoir su, avant ce soir —■ trop tard. Une quinzaine après, les Wilhelmi, le pasteur et et sa sœur quittaient le petit presbytère de la lisière du bois. Mlle Noérni alla, seule, faire sa visite d’adieux à Mme de Sneckenström ; le pasteur s’y rendit après elle, seul lui aussi. On l’attendait. Célia avait fait allumer du feu dans le grand poêle de faïence blanche; un léger souper était servi. On parla peu. Quand Wilhelmi se retira, la gouvernante vint avec lui jusque sur le perron, comme elle l’avait déjà fait tant de fois. S’était-il trompé? Avait-elle encore pleuré, et encore à cause de lui? Il n’osa plus le croire. —Vous nous écrirez quelquefois? dit-elle. Il fit oui de la tête. Puis, de sa voix nette, raffermie, Célia ajouta : — Surtout, n’oubliez pas notre Vanna. Et ce fut tout. Lorsque la jeune fille rentra auprès de Mme de Sneckenström, celle-ci avait mis de côté son ouvrage et, pensive, regardait brûler le feu de bois. — Ma Célia, dit-elle, il est temps enfin que vous songiez à partir, vous aussi. Voici le dernier ami qui nous quitte. Vous ne pouvez enterrer toute votre existence ici. Je ne puis plus accepter ce sacrifice. Célia alla vers la table et se mit à ranger les restes du souper, avec un grand fracas de porcelaine; — Voilà Madame qui recommence! se disait-elle. Et, grand Dieu, si je m’en allais, qui donc veillerait à ce que ses robes ne tombent point en loques, et à ce qu’elle dorme et mange un peu? Et à qui donc Vanna écrirait-elle pour que sa chère Maman puisse aller regarder les enveloppes et les toucher en cachette, sur la table du vestibule? Allons, tout cela n’a pas de bon sens. Le père Friedner m’a mise ici, et... Elle dit de sa voix la plus grondeuse : — Voyons, chère Madame, vous n’avez peut-être jamais songé qu’il me plaît beaucoup, à moi, d’aller et venir, de ranger et de commander, dans une grande maison comme la vôtre? Cela donne de l’importance à Mlle Célia, et elle n’a nulle envie d’y renoncer. J’y suis, j’y reste. — Vous me tentez, ma fille, dit Paula. — Allons, laissez-vous tenter, Madame! Pour une fois? Et Paula n'eut plus le courage d’insister. L’hiver vint, plus silencieux, plus gris, plus morne que jamais. Le froid envahit le paÿs, la maison; le sol se cacha sous d’épaisses couches de neige; et les derniers bateaux se firent rares, puis disparurent; la mer se couvrit de glace. Un de ces hivers qui, jadis, à en croire la tradition, faisaient venir rôder les loups jusque devant les portes des habitations humaines. Mais Vanna écrivait toujours fidèlement à Célia, chaque semaine de cet hiver-la, comme chaque semaine de tous les hivers précédents, et Célia laissait traîner la précieuse enveloppe, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude... Vanna racontait que son petit garçon grandissait, qu’il devenait sage et beau. Au printemps, il aurait trois ans, et à cette époque, ajoutait-elle, elle espérait avoir le bonheur de tenir dans ses bras un deuxième enfant. Un matin, Vanna confia la grande nouvelle à Grégor. Pour elle, attendre encore un enfant était une joie; mais il ne la partagea guère. Grégor se trouvait occupé à se raser près de la fenêtre donnant sur la cour. De là, il pouvait plonger du regard jusque dans l’intérieur des Roy, dans la salle à manger encombrée où l'écrivain était déjà installé, entouré de ses paperasses. Une porte claqua, et l’on vit les deux petites Roy disparaître sous la porte cochère, se hâtant vers l’école. Il se détourna avec un léger mouvement d’impatience. Puis, sa barbe achevée, il fit volte-face et regarda enfin sa femme. Elle était assise à sa table de toilette, arrangée par elle-même à l’aide de quelques mètres de tulle et de rubans — une pure merveille de goût, la plus ingénieuse des trouvailles, proclamait son mari. - Devant le miroir, elle arrangeait ses cheveux selon une mode nouvelle qui avait plu à Grégor. Le peignoir avait glissé des jolies épaules de la jeune femme et les mettait à nu. Grégor dit, l’air absent : — Deux enfants, sapristi! Cette fois, il faudra enfin s’en aller d’ici. — J’y ai pensé. On déménagera au printemps. Il tournait en rond dans la chambre. D'habitude, il était si pressé, et jamais prêt avant la dernière minute. Mais ce matin, il se donnait du temps, lambinant, touchant inutilement à un objet ou à un autre. Vanna surmonta la peine qu’elle avait ressentie, de le voir si indifférent à l’annonce de la grande nouvelle, et elle dit doucement : — Chéri, tu as des ennuis? — Mais non, pourquoi? — Tu as un air singulier. — Comment vois-tu ça? Tu te coiffes, tu ne me regardes même pas. — Je te regarde tout le temps dans la glace. Alors, il attira Vanna' à lui, et passa avec elle dans le salon-atelier. De là on pouvait voir le jardin où jaillissaient en bouquet, dans leurs coloris automnals, les derniers phlox et les derniers dahlias, suprêmes feux de la belle saison. Leur jeune fils y jouait sagement. Grégor mena Vanna vers le divan, la fit asseoir, et s’assit tout contre elle, le bras autour de ses épaules, la serrant fort. — C’est vrai, dit-il, il y a quelque chose. Pardonne-oi si je n'ai pas beaucoup écouté ce que tu avais à medire, Vanna, si important que cela soit et si je te parle justement aujourd'hui d'un sujet banni à jamais entre nous. - Alvide! cria-t-elle. -Oui, Alvide. - Tu l'as vue? Je l'ai vue. Dieu soit loué, voilà qui est dit! cela me ronde depuis hier. La première femme de Grégor était restée depuis des années le sujet de conversation évité entre tous. Jamais Vanna n'avait pu oublier l'horreur qu'elle avait ressentie lors des révélations de son amri sur ce premier mariage, mais elle avait peu à peu réussi à en e´carter sa pensée. Une fois, par hasard, elle s'était oublié jusqu'à dire à Sabine que Grégor avait déjà été marié. Mais Sabine l'ayant tout naturellement supposé veuf, Vanna était entrée elle-même dans cet ordre d'idée. Au fait, cette Alvide était peut-être bien morte; on ne savait rien d'elle. Et voici qu'elle se présentait, bien vivante, menacante. La vieille, raconta Grégor, bousculant ses phrases, il avait déjeuné avec un ami, au restaurant. Tout à coup, entendant parler suédois et danois, il avait levé la tête, et vu une dame, qui s'arrêta net devant sa table : c'était elle. Il l'avait saluée comme si elle sût été n'importe quelle connaissance banale, mais elle lui avait tendu la main : _ TInes, c’est toi? D'ailleurs, je savais que tu vivais à Paris. Il faudra nous revoir. Tu me diras un peu ce que tu deviens. — Franchement, Alvilde, il vaut mieux pas. — Pourquoi? Parce que tu es marié? — Parce que — je l’ai été. — Ah, mort et malédiction à ce souvenir, n’est-ce pas! Et l’autre mariage, il est donc plus sérieux, celui-là ? — Il est très sérieux. — Félicitations! mon cher. Et elle avait éclaté de rire. Toujours ce ton agressif, agaçant, qu’il haïssait tant — et il avait tout de suite senti renaître en lui-l’ancienne aversion. Mais on les regardait, et Alvilde le quitta pour aller rejoindre plus loin ses amis. Elle avait toutefois choisi sa place à table de manière à pouvoir observer Grégor, et lui-même n’avait pu s’empêcher de la voir. Elle était habillée de noir, en un demi-deuil fort élégant, semblait très à l’aise, causait et riait. -— Tu l’as donc si bien regardée? fit Vanna. — Mon Dieu, elle était devant moi. Enfin, il avait brusqué son déjeuner et était parti. Mais deux heures après à son bureau, on lui annonçait qu’une dame demandait à lui parler. Justement, il attendait une dame pour conclure une affaire, et donna l’ordre d'introduire celle-ci. C’était encore Alvilde : -— Voyons, Grégor, pas de bêtises. Quand tout de même on a été mari et femme, on peut bien se revoir un peu, simplement pour causer. — Nous avions épuisé, il me semble, jusqu’au dernier argument. — Nous avons pu changer, depuis. Moi, j’ai beaucoup changé. — Je l’espère pour toi, avait-il répondu, sans aménité. Alvilde, sans se laisser démonter avait pris place, et ôtant ses gants,'lui avait tendu familièrement les deux mains. Jadis, il avait admiré et aimé ces mains si souples, si habiles, et sans doute avait-elle voulu le lui rappeler; mais elle y réussit mal. Il dit, sans répondre à son geste : — Ce qui est fini, est bien fini, Alvilde, n’en parlons plus. — Alors, parle-moi de ce qui vit. Et ce furent des questions, et aussi quelques détails sur elle-même. Son père mort, elle était devenue très riche. Elle voyageait beaucoup. Elle s’était remariée, niais son mari la laissait très libre. Elle trompait son ennui, tâchait de se distraire des souvenirs d’un passé douloureux... Pendant qu’elle parlait, Grégor la regardait, et constatait quelle était toujours belle, mais que les ans l’avaient pourtant assez durement marquée. Les coins de sa bouche avaient pris un pli amer. Sous le rouge et la poudre, le teint trahissait de l’inégalité, de la fatigue. Son visage racontait toute une longue histoire de chagrins, de déboires, de va-et-vient in quiets et sans but. Et il comprit qu’elle était sincère, en lui donnant la responsabilité de cette vie manquée. Et ému, il avait enfin' dû murmurer quelques paroles de pitié, de remords. — J’ai eu tort, dit-il à Vanna. Car alors, tout de suite, Alvide avait entamé avidement le chapitre des souvenirs. Elle semblait avoir précieusement gardé chacune des rares bonnes paroles obtenues de lui autrefois, chacun des pauvres gestes vraiment affectueux ou tendres qu’il avait pu avoir avec elle : elle se souvenait des jours, et des heures, où il y avait eu réellement entre eux une affection digne de ce nom. Elle avait relevé sa voilette, et, laissant le grand jour tomber sur sa figure fanée, elle n’avait pas craint de montrer les larmes qui coulaient lentement le long des joues, à travers la couche rie fards savants, la vieillissant de dix ans, la rendant laide, touchante et pathétique. Soudain, elle avait supplié : — Grégor, laisse-moi voir ton enfant : Par grâce! ton fils. Et cela l’avait réveillé d’un coup et remis en garde. Non, non, pas d’Alvilde dans sa vie actuelle, pas d’Alvilde dans la vie de Vanna et de leur enfant!... Et de nouveau il n’avait plus vu, en cette femme émouvante et éplorée, que la comédienne trop connue de lui, trop experte à lui tendre des pièges. — Voyons, Alvilde, avait-il dit durement, essuyez vos larmes. Je n’ai plus le temps de vous garder ici. — Vous êtes toujours aussi mauvais. Enfin, elle était partie. Très vite, elle avait refait sa figure; un froid petit sourire avait remplacé le masque douloureux. Elle avait déclaré qu’au fond, elle n’était là que pour conclure l’achat d’une automobile; qu’elle reviendrait donc un autre jour, à cette fin, quand il serait moins pressé. Et elle avait pris congé de lui avec la plus correcte indifférence. — Et maintenant, Vanna, grands dieux, que faire? Je me vois dans la position la plus grotesque, la plus piteuse. Un monsieur qui se trouve assis entre deux chaises! Je ne puis pourtant lui défendre la porte des bureaux, où je fais des affaires avec n’importe qui. Il aurait voulu que Vanna lui trouvât un moyen, tout de suite, un moyen infaillible de se débarrasser d'Alvilde. Jusqu’à quel point la rencontre avec celle-ci l’avait remué, il n’osait malgré toute la franchise de son récit, l'avouer à la jeune femme, qu’il voyait toute pâle, et défaite, auprès de lui. Ah, Alvilde ne s’était pas privée de faire de fines allusions, qu’elle savait devoir porter! De ces allusions qui tiennent en un coup d’œil unique, en une parole sur laquelle on retient son souffle, ou en l’ébauche à peine visible d’un geste infime... Ce n’était pas qu’il n’eût percé à jour ces petites manœuvres; il n’était pas dupe de cette coquette, qu’il avait fuie jadis comme un lâche. Mais tout de même elle avait réussi à éveiller son imagination, à faire surgir de l’oubli le souvenir d’une Alvilde infiniment lointaine. Et cette Alvilde, — elle ne le savait que trop, — elle lui avait cependant plu, elle l’avait amusé, il l’avait désirée. Alors, avec le souvenir revenait aussi celui des jours de pleine jeunesse, de force et d’ardeur, jours gaspillés, qui ne reviendraient jamais. C'était de Vanna seule que pouvait lui venir le salut. — Vanna! murmura-t-il, honteux, suppliant. Mais comment la jeune femme eût-elle compris? Et comment oser lui laisser entendre qu’il y eût le moindre péril? Aujourd’hui moins que jamais. Grégor se reprit alors, se redressa : — Allons, dit-il, je la ferai mettre dehors, tant pis, et tout sera dit. Vanna accompagna son mari jusque sous la porte cochère. Ses yeux étaient pleins de détresse et de prière. Des cemes bleus se creusaient sous les yeux charmants. Mais elle ne pleura pas, n'exigea aucune promesse, ne fit pas d’exhortations. — Quelle confiance elle a en moi, se dit Grégor, et il se répétait, comme si ces mots eussent été un talisman magique : Chérie, chérie, Vanna, Vanna. Ne me quitte pas! Dés que son mari eut disparu au tournant de la rue, Vanna frappa à la porte des Roy. Depuis quelques mois il était bien rare qu'elle se présentât ainsi chez Sabine. Mais ce matin-là elle sentait qu'il lui serait impossible d'endurer seule le supplice des longues heures d'attente. Elle trouva le ménage Roy en un jour de prospérité. Un éditeur venait d'accepter de publier un manuscrit du pamphlétaire, peut-être dans l'espoir d'un succès de scandale. L'écrivain recut Vanna avec une amabilité inusitée. Puis, décochant son antique chapeau noir à larges bords, que Vanna avait vu Sabine retaper maintes fois à la benzine et au fer chaud, il courut à ses affaires. Mme Roy scrutait les traits tirés de son amie. - Voici donc le moment venu, dit-elle. Je vous ai attendue longtemps. - Rien n'est arrivé que vous puissiez prévoir, sabine. Puis, elle s'épancha. Elle pria d'abord son amie de lui pardonner la supercherie par laquelle elle lui avait laissé croire que la première femme de Grégor était morte : — Si vous pensez, Sabine, que j’aie mérité une punition, la voici, — et elle conta ce qui s’était passé. Voyez, je ne vous cache plus rien. Sabine, une pile d’assiettes dans les bras, écoutait, stupéfaite. Avec colère, elle dit enfin : — Et vous avez osé venir sous notre toit, Vanna, en nous dissimulant des faits aussi odieux? Vous n'avez donc jamais compris chez qui vous entriez? Ah, Vanna, j’ai longtemps pensé que l’heure de la réparation allait sonner, mais je ne croyais pas que votre conscience fût. aussi lourdement chargée. Craignez, craignez la foudre de Dieu ! Puis voyant Vanna éclater en brusques sanglots, anéantie, la tête contre le bord de la grande table chargée de son habituel fatras hétéroclite, Sabine déposa sa pile d’assiettes, eut pitié et attira à elle l’enfant malheureuse. Jésus lui-même fut bon pour la pécheresse, pensa-t-elle. Et de sa main tiède, elle caressait le front, les cheveux de Vanna; puis, tirant du buffet une bouteille de cassis, elle la força à prendre un petit verre réconfortant. — Alors, ma pauvre enfant, que comptez-vous faire? — Que sais-je? Rien. Attendre. Voir venir... Sabine hochait la tête,' partagée entre la compassion et l’horreur du crime qu’on venait de lui dévoiler. Jamais encore, autant qu’elle le sût, elle n’avait approché d’aussi près, une femme coupable : la femme du mari d’une autre. Et elle avait fait son amie, elle, de cette femme, elle en avait accepté l’hospitalité pour elle et les siens. Tout en essuyant les yeux de Vanna, elle se perdait dans le problème de ce conflit, implorant d’une prière muette et continue Celui qui seul saurait le résoudre. Elle se reprochait sa faiblesse, et ne pouvait se résoudre à la dureté. Vanna s’humilia : ' — Sabine, je le comprends, vous devez cesser de me fréquenter.. En entrant ici, tout à l'heure, je ne me rendais compte de rien, je perdais la tête. Mais, par grâce, pour ce dernier jour, venez passer quelques heures avec moi. Rester seule me fait peur. Et Sabine, alors, ramena Vanna au logis, et passa, comme autrefois, la journée auprès d’elle, avec son ouvrage. Les deux petites filles rentrèrent, prirent le petit Grégor dans leurs bras, et jouèrent avec lui, en le portant à tour de rôle, heureuses de retrouver les anciennes habitudes. Vanna avait sorti la layette de son premier-né et s’appliquait à revoir les petits vêtements qui bientôt allaient resservir. Elle serrait contre son cœur ces linges légers. Sabine n'abordait plus le sujet redoutable, mais Vanna comprenait que cette journée était une journée d’adieux, la dernière qu’il lui était permis de passer auprès de cette maternelle amie, et que ce qu’on lui accordait était l’aumône du silence. Mais les paroles que Sabine avait prononcées, en réponse à son aveu la torturaient. Etait-il donc vrai que l’heure de la réparation sonnait? Fallait-il, désormais, craindre les foudres de ce cruel Dieu de Sabine, alors que -jusque-là dans sa foi naïve, elle n'avait songé au Père céleste qu’avec confiance? Son péché, son affreux péché, quel était-il? D’aimer. D’avoir aimé. D'avoir osé donner son existence à celui qu’elle aimait si honnêtement. Son but, ç’avait été de le rendre heureux, et aussi de le rendre meilleur, par le bonheur, par la confiance. Que de fois Grégor ne lui avait-il pas redit tout ce qu’il lui devait? Et comme ces aveux lui avaient été doux, peut-être plus doux même que les mots d’amour les plus exaltés. Leur vie commune n’avait-elle pas été un exemple de l’idée même du mariage? Ou bien alors se faisait-elle illusion à fond? Le doute, tourment inconnu d'elle jusqu’à ce jour, entrait dans l’âme de Vanna. Et à qui s’en ouvrir? Elle connaissait d’avance les réponses de Sabine. D’ailleurs c’était vrai, elle avait accumulé sur elle de lourdes charges. Sa désobéissance à sa mère d’abord; le scandale retentissant de sa fuite, retombant sur tous les siens. La honte jetée sur la maison des parents de Grégor. Puis la révolte ouverte, ou elle s’était mise en refusant de renoncer à lui, révolte dont elle n’arrivait pas à se repentir, révolte qu’elle était prête à renouveler s’il le fai-, lait. Mais n’y avait-il pas en outre son ingratitude sans nom envers l’oncle Burchwedel, son bienfaiteur? Et son crime envers Oscar, si bon et à qui elle avait engagé sa foi? Oscar, Oscar, gémissait-elle intérieurement, tu as toujours été bon. Est-ce tpi qui exigerais que la vengeance fondît sur moi? Non, non, elle n’y pouvait croire. Sans doute aurait-elle eu le devoir de ramener Grégor à Alvilde, alors qu’il en était encore temps? Quel non sens! Le ramener à cette femme éhontée, à un foyer de démoralisation, de dissolution? • Sabine quitta Vanna à l’heure habituelle, et sur un adieu très simple, sans insister. — Quand vous aurez besoin de moi, venez me trouver, dit-elle. Grégor allait rentrer; Vanna se mit à la fenêtre qui donnait sur la cour, et attendit. Il tardait; une heure se passa; l’angoisse l’étreignait de nouveau. Elle ne put attendre davantage, s’habilla et sortit dans la rue. Terrible rue, au tranquille va-et-vient quotidien, mais où chaque passant semblait aujourd’hui porteur de quelque nouvelle mortelle. Où aller? Elle héla un taxi, se fit conduire au bureau de Grégor et apprit qu’il en était parti depuis une heure. Il lui sembla qu’on répondait à ses questions pressantes avec un sourire ironique. Elle se décida à rentrer — et trouva Grégor à la maison, impatient, affamé, inquiet lui aussi, et lui apprenant qu’aucune Alvilde ne s’était présentée à son bureau dé la journée. — Tu n'es pas folle, Vanna? Cette course! Que voulais-tu qui fût arrivé? C’est ton état qui te monte l'imagination. Elle supplia : — Grégor, sois franc, n’y a-t-il rien, plus rien d’Alvilde au fond de toi? Il se tut d’abord, réfléchit, puis dit : — Non. Et à cet instant-là, il se sentait sincère. Mais il avait pensé à Alvilde, et plus qu’il ne l’aurait voulu lui-même. En épousant Vanna, il s’était expressément promis de ne lui jamais rien cacher, dé lui rester parfaitement fidèle, et il était fier d’avoir su tenir ses promesses. C’est qu’il n’était donc point de si mauvais bois, malgré toutes les prédictions malveillantes prononcées sur lui! Ah, elle avait bien fait de croire en lui, l’enfant confiante, qui l’avait suivi sans arrière-pensée, sacrifiant affections, réputation, cent avantages matériels et moraux. Et il n en avait guère coûté à Grégor de remplir ses devoirs; il n’hésitait pas à se l’avouer. Il était heureux, bien plus heureux qu'il n’avait osé l’espérer, même au moment décisif où, en montant avec Vanna dans l’express qui allait les emporter vers sa maison natale, ij s’était dit, assez cavalièrement : Vogue la galère! A ce moment-là encore, il envisageait la possibilité d’un échec, se disant qu’après tout, il y aurait toujours la possibilité d'un nouveau divorce. Mais il avait aimé Vanna, il ne lui avait pas menti en lui assurant que dès leur toute première rencontre, il pensait à elle. Leurs six années de vie commune n’avaient fait qu’affermir son amour. Il avouait lui tout devoir. Il avait su garder sa situation dans la maison où il travaillait — non sans quelque tirage — lui qui dans le passé n’avait jamais su rester deux ans à la même place. Il avait su pourvoir à l’existence des siens, — à vrai dire avec quelques subsides arrachés à l'évêque, son père. Et jamais Vanna ne l’avait ennuyé de récriminations, ni de jalousie. C’était bien la première fois qu’il la voyait émue à la pensée d’une autre femme. Il lui devait, en honnête homme, d’écarter d’elle une fois pour toute, cette autre femme, de calmer, d’effacer sans retour sa douloureuse émotion. Et cependant, la vue d’Alvilde. si inattendue, survenant tellement à l’improviste, l’avait agacé, avait éveillé en lui une curiosité malsaine. Si elle revenait, il ne pouvait être question qüe d’un adieu. Mais quelle forme prendrait cet adieu définitif? Impossible de le prévoir, et cette impossibilité même le vexait. Et que faisait-elle, actuellement, cette Alvilde, si inquiétante, si fantasque, toujours en quête d’expériences nouvelles? Quels gens voyait-elle? Quel genre de vie était devenu le sien? Il pouvait se figurer bien des choses, mais il ne savait rien. Depuis des années, il n'avait plus pensé à elle; et soudain il se rongeait de questions. Par raffinement peut-être, Alvilde tarda tout un mois avant de revenir à lui. Grégor fit un voyage à Londres, emmenant Vanna, qui peu à peu recouvrait son calme et même arrivait à sourire de son effroi primitif: — Tu verras, elle ne viendra plus, lui disait Grégor. Mais il était sûr du contraire. En effet, peu après le retour des époux à Paris, Alvilde se présenta. C’était un matin gris du début de novembre; elle-même était habillée de gris, froide, distante, ressemblant peu à l'Alvilde pleine d’abandon de la visite précédente. Elle revenait d’un voyage d’affaires à Copenhague, et n’était à Paris que pour conclure l’achat de l’automobile, dont elle avait déjà parlé. Grégor descendit avec elle dans le hall d'expo-sïtion des voitures. Alvilde demanda qu’on en mît une à sa disposition, pour une promenade d’essai; que nous lisons toujours à livre ouvert l’un dans l’autre. ----Faisons la paix, dit-elle, tout haut. — Mais il n’y a plus de guerre, que je sache. Que me veut-elle, au fond? se disait-il. Essaie-t-elle de m’exaspérer, ou bien est-ce qu’elle cherche une aventure? Toutefois, après le déjeuner, à la porte du restaurant, elle prit congé de lui sans insister. — Alors, ça va. A mercredi, pour la promenade? — Bon. Et elle disparut. II la regarda s’éloigner, alerte, la démarche d’une souplesse restée charmante. Et où allait-elle?. II eut l’idée qu’elle se moquait ouvertement de lui, et sa crispation intérieure s’en accrut. — C’est égal, se dit-il les dents serrées, elle ne fera pas de moi un idiot! Grégor, en rentrant chez lui, ne raconta rien à Vanqa de cette nouvelle entrevue. II n’aurait pas su expliquer sa faiblesse de consentir à ce déjeuner. Vanna ne le questionnait plus, et il fut content de la trouver occupée, libre de tout soupçon. Au premier mot, je lui dis tout, bien entendu, se promit-il, mais à quoi bon la troubler inutilement? Et mercredi, je vois Alvilde absolument pour la dernière fois. En arrivant au rendez-vous, ce jour-là, il vit immédiatement que la jeune femme avait son humeur des jours les plus énervés; il se félicita d’avoir su jusque-là si bien rester sur ses gardes. Elle avait pu se moquer de lui à ce malheureux déjeuner : soit, et tarit pis. Mais cette fois, il sentit qu’il avait repris le dessus, à voir les yeux battus de son exfemme, et ce petit frémissement des paupières qui annonçait les grandes scènes. Selon le désir d’Alvilde, il la conduisit d’abord par des quartiers populeux, encombrés; elle voulait connaître le maniement de la voiture. Puis ils sortirent de la ville. Grégor se rappelait les randonnées à travers la campagne, qu’il aimait tant faire avec Vanna, les premières années de leur mariage; ils partaient le soir, pour passer la nuit dans quelque auberge de hasard, et revenir à Paris le lendemain matin de très bonne heure. Que c’était loin! Mais pourquoi ne pas les reprendre, ces promenades délicieuses? Au printemps prochain. Il se sentait le cœur tout chaud à cette pensée. — Plus vite, fit Alvilde. Très vite, veux-tu? L’auto roulait déjà avec rapidité. Alvilde se pencha légèrement vers Grégor et dit d’une voix unie et douce : — Ecoute, je te fais aujourd’hui une promesse solennelle. Tu ne me demandes rien, je le sais, mais-peu m’importe. Tu as été très bien, je te l’accorde; tu m’as fait parfaitement sentir, comme tu le devais, que tout est fini entre nous. Mais le jour, où tu verras venir, qui sait, la fatigue de l'existence que tu mènes, existence banale, mon pauvre ami, ne le nie pas, vrai train-train de père de famille, — oh ! je he dénigre rien, Grégor, seulement on ne sait jamais... Et toi, tu es fait pour une vie plus hardié, plus riche, plus ardente. Eh bien, pour ce moment-là, je t’offre une fortune, l'aventure, le monde. Le jour où tu me feras signe, je serai là. Tu m’entends? — Je te remercie, Alvilde, dit-il. Mais n’en parlons plus. Ce ne sont que mots inutiles, tout ça. . , Je connais tout ça d’avance, se dit-il. Cette promesse solennelle même, elle me l'a déjà faite! Elle a dû l’oublier. La jeune femme se penchait un peu plus vers lui; par bouffées, avec le vent, le parfum d‘ Alvilde battait ses narines. La voiture avait atteint une vitesse extrême. Devant eux, la route se présentait toute droite, large, permettant facilement à trois ou quatre voitures de se rencontrer de front. Aucun danger à craindre. Mais Grégor, par surcroît de prudence, tenait rigoureusement sa droite. — Pourquoi vas-tu ainsi sur le bord de la route? — C'est plus sûr. Elle eut un rire. Dans le même instant, un grand cheval attelé à une lourde charrette s’effraya soudain ét se cabra devant eux. Alvilde poussa un cri, se cramponna au bras de Grégor : elle semblait avoir guetté l’instant de le faire. La voiture dévia brusquement et, à toute vitesse, se jeta sur un des arbres au bord du fossé. II y eut un choc formidable. Quand des gens accourus relevèrent Alvilde, elle était sans vie. Mais Grégor respirait encore. Il vécut deux jours à l’hôpital et recouvra même sa connaissance. On s’efforça de lui rendre un peu d’espoir, on tâcha d’en donner à sa jeune femme. Mais il se savait perdu, et elle le comprit avec lui. Vanna ne le quitta pas. Le médecin avait ordonné qu’on laissât le mourant dans un repos absolu ; mais il était torturé par la pensée que Vanna eût pu croire à son infidélité. Constamment, et à grand’peine, il rassemblait ses dernières forces pour lui répéter encore et toujours la même chose : quoi que l’on pût dire, ou penser de cette promenade suprême, il fallait que Vanna demeurât certaine de n’avoir pas été frustrée. — Je sais, mon amour, je sais, répondait-elle. J’ai toujours été sûre de toi, Grégor, n’y pense plus. Et elle resta auprès de lui jusqu’au dernier souffle, gardant entre les siennes cette main qui se refroidissait, soutenant de son courage terrible les pas vacillants du moribond vers le grand pont invisible, qui mène au delà de cette vie... Vanna, plus tard, se souvint d’avoir entendu la voix du docteur : — Ramenez-la chez elle, Madame Roy. Et donnez-lui une injection ce soir, pour la faire dormir : Il faut à tout prix qu’elle dorme. Quel mois est-ce? ' — Le quatrième. — Et sa santé? — Très bonne, docteur. Sabine était donc là, s’occupant d’elle, comme jadis?... Vanna se revit aussi, avec Sabine, qui l’attirait un instant à part, dans un corridor, où régnait un va-et-vient de gens affairés, très pressés : — Vanna, maintenant que sa femme est morte, songez à régulariser votre situation, avant que lui aussi... — Taisez-vous, Sabine : vous savez bien qu’on lui a ,ordonné la plus complète tranquillité. —Vous accumulez sur vous des responsabilités terribles, Vanna. Comment finit cette conversation, elle ne put jamais se le rappeler. Puis Sabine disparut. Et tout à coup ce fut Bertil Garenberg, le fils du docteur de Nyckeln, l’ami d’enfance, qui se trouvait auprès d'elle, lui parlant de sa bonne grosse voix : — Ma pauvre Vannai Il disait ensuite à quelqu’un, dans la chambre : -— Je fais mes études à Paris, en ce moment, voilà comment je suis là. Et il ajoutait : — Nous étions parents. Pourquoi au passé, pourquoi étions? Que de paroles oiseuses, incohérentes pour elle; des papillons tournoyant dans le vide. Vanna se retrouva dans son lit. Du temps devait encore avoir tourbillonné. Autour d’elle, on allait et venait toujours, sans arrêt. Que d'embarras elle donnait! Une soeur de Grégor parut, un matin. Elle ne ressemblait pas à son frère. Ses parents l’avaient envoyée pour veiller à Dieu sait quels arrangements. Vanna l'entendait tenir avec Sabine Roy des conciliabules sans fin, en un français d’un accent épouvantable. Elle comprit qu’il devait s’agir d’argent. On pourvoyait à tout. Bertil revenait ensuite, lui apportant des potions et remâchant son monotone: « Ma pauvre Vanna... » Un jour, Sabine raconta à Vanna que la sœur de Grégor était repartie, sans avoir pu lui dire au revoir, parce qu’elle dormait, à ce moment-là : on n’avait pas voulu la déranger. Mais alors, se dit-elle, il m'arrive done de dormir? Il me semble que je ne dors jamais. Toujours cette douleur... Pourtant, elle se réveillait. Un jour on lui remit une lettre de sa mère, la première depuis six ans. Vanna tint contre sa poitrine la chère enveloppe, mais elle restait sans force pour l’ouvrir. Voici qu elle était enfin là, cette lettre, si ardemment attendue. Elle arrivait après le départ de Grégor. Maintenant qu’il avait disparu, Paula écrivait!... Puis un matin encore, ce fut une voix connue : celle de Célia. Ainsi la mère avait envoyé Célia. Maintenant que Grégor était écarté, Célia pouvait venir. Avec elle Sabine reprit ses conciliabules. Elles faisaient des projets, les organisaient. Vanna entendait tout cela, mais comme de loin. Dès que Vanna serait assez bien rétablie pour pouvoir bouger, Célia l’emmènerait, avec son fils et l’on rentrerait en Suède. Sabine et Célia, avec une minutieuse prévoyance, arrêtaient une foule de détails : il fallait que le voyage se fît dans les conditions les plus confortables. Oui, oui, on la dorlotait, on la choyait, cette pauvre Vanna. Maintenant que Grégor était écarté, on lui ouvrait toutes les portes ! — Laissez-moi seule, implora-t-elle. La solitude m’est moins dure que vos soins. Elle entendait Sabine chuchoter : — Il faut lui laisser le temps. Le temps de quoi? Et qu'attendait-on d’elle? Elle savait que Sabine priait quotidiennement pour elle depuis des années. Et se ressouvenant de ce que M. Roy lui avait dit de la force dès prières de sa femme, elle comprenait que celle-ci devait se sentir aujourd’hui miraculeusement exaucée. Dans la catastrophe qui avait brisé l'existence de Vanna, les Roy devaient entrevoir seulement un acte de la sagesse suprême. Assurément leur pitié était humaine et sincère; mais sous cette pitié humaine, se cachait l’inhumaine conviction d’un céleste bienfait, qui éveillait leur secrète jubilation. Il faut que je les quitte tous, se disait Vanna avec horreur. Sabine laissait des livres chez elle. Un soir, ce fut une Bible. Vanna l’ouvrit, chercha le livre de Job, lut au hasard : « Les colonnes du ciel s’ébranlent, Et s’étonnent à Sa menace, Par Sa jorce, Il soulève la mer, Par Son intelligence, Il en brise l’orgueil; Son souffle donne au ciel la sérénité, Sa main transperce le serpent dans sa fuite. Mais ce ne sont là que les contours de ses voies. Le bruit léger qui nous en parvient : Qui saurait saisir tout (te tonnerre de Sa puissance?» — Non, non, se dit-elle, je le sais, nous ne saisissons rien. La crainte et l'effroi devraient me subjuger et me courber. Et pourtant, malgré ma misère, je ne sais pas craindre. Mon Dieu, je ne sais pas voir en vous le vengeur. Jamais elle n’avait connu la peur, et la peur se refusait à entrer en elle. Le lendemain, Celia lui dit : - Ma petite Vanna, il va falloir que nous partions. Elle répondit : - Ne comptez pas sur moi. Je ne viendrai pas. C'est toujours à Grégor que j'appartiens. Mais elle se leva ce jour-là, et s'habilla. Elle n'était plus malade, lui semblait-elle. - Tu partiras sans moi, Célia. - Je t'en supplie, Vanna, réfléchis. - J'ai réfléchi. Et après un inutile répit de quelques jours, Célia ne pouvant plus s'attarder davantage dut se résigner à partir sans elle. - Que feras-tu, comment vivras-tu ? - Je trouverai. Je travaillerai. Pour l'instant,il y avait de l'argent dans la maison. Paula aussi en avait envoyé. OÚ prenait-elle de pareilles sommes, de quoi vivre six mois ? Elle s'endettait donc? OÙ cela ? Auprès de l'oncle Burchwedel, sans doute... Ah! Tous étaient d'accord pour montrer leur bonté, leur affection. Maintenant que leurs souhaits étaient exaucés, que Grégor n'était plus là. Le soir du départ de Célia, Vanna pria longtemps, répétant ses prières d'enfant, si suavement confiantes. Dans le large lit son fils dormait; elle se pencha vers lui, le serra contre elle. Puis, longtemps, elle marcha dans le petit appartement, ouvrit la porte donnant sur le jardinet défleuri, et se laissa pénétrer par l'air froid du dehors. - Nous autres, dela Roche-aux-loups, songea-t-elle avec une énergie amère, comment craindrions-nous la solitude ou la bise!... Au-dessus d'elle, brillaient quelques étoiles. De faibles bruits venaient de la rue proche; et plus loin, s'entendait la rumeur, le sourd grondement de la grande ville, monstre hospitalier. Pendant que Célia était encor retenue à Paris, Paula, au château de Vargskär, guettait chaque jour les nouvelles. Tout de suite, elle s'était occupée de faire arranger les anciennes chambres de ses enfants, se repeindre les petits lits blancs, et de les munir de couvertures aux coloris clairs et gais. Lorsqu'on eut remis à neuf les tentures des murailles, elle accrocha elle-même de légers rideaux blancs aux fenêtres, donna des ordres pour qu'on allumât chaque jour du feu dans l'appartement, afin de bien chasser des murs toute l'humidité, tout le froid des mois d'hiver. Ses songeries revenaient délicieusement en arrière pendant qu'elle s’occupait de la sorte, alerte, rajeunie par la joie de l’attente. Lorsque ses enfants étaient tout petits, elle les avait soignés elle-même, à peine aidée d’une vieille servante. N’attendant plus rien de son mari, ni de son mariage, premier grand déboire, elle avait reporté avec ardeur toute sa sollicitude, tout son amour sur ses deux enfants. Elle avait mis sa fierté à les voir toujours en parfait état et bien portant. Quelle douceur, pour elle, de guider leurs premiers pas, de répondre à leurs premières questions balbutiées! Même, quand sur le conseil de l’abbé Friedner, elle avait fait venir auprès d’elle Célia, n’avait-elle pas d’avord envisagé l’arrivée de l’inconnue avec défiance et ennui? La défiance s’était vite muée en gratitude. Les soucis avaient changé, les déboires aussi; il y en avait pourtant toujours eu. Mais tout cela lui semblait maintenant comme oublié. Il lui avait fallu enterrer les rêves extravagants attachés à l’avenir de son fils Flans, et comme elle en avait été récompensée! Allons! sous peu, grâce à Vanna, l'enfant expulsée du foyer, le vieux manoir entendrait de nouveau résonner de chers et légers pas enfantins, toute la grande maison triste serait encore une fois égayée, embellie. Mais Célia tardait à rentrer. Ses lettres, d’abord pleines de détails se faisaient plus courtes. Déjà, depuis longtemps, toutes les réparations, tous les arrangements ordonnés par Paula étaient achevés. Pourtant aucune daté ne fixait encore le retour des absents : si impatiemment s attendus. ; Peu à peu,' : Paula devina qu’on lui cachait quelque chose. Et o.. à là fin, elle sutla. vérité parune lettre de Célia, k elle sut ; enfin que Vanna refusait ' de rentrer au ores de samere. . La lettre de Célia a la main, Paula descendit dans sa chambre bleue. La journée s’écoula, la nuit vint, ellesla passalà veiller.” a ' , " c Mon Dieù, gémissait-elle, vous m’avez'tant éprouvée. Que voulez-vous encore ? . ,f • , S’était-elle • trop vite - réjouie de voir enfin poin-drè < l’aube ? Avait-elle,, dans * son égoïsme, oublié ; lie malheur ' de' sa fille, pourse souvenir seulement ,3 que ce malheur .la lui repdait? Dieu réprouvait-il cette cruauté êt l’ën^punissait-il?'4 Une grande J crainte • entrait en elle. Elle en venait là se poser avec angoissé une terrible question! - N’aurais-je pas, toute ma vie, trop présumé» • de mes propres lumières? 2- .* i.,. - -Car encore et encore,——, comme la pierrede y meule tourne, et tourné pour broyer — de même, uniformément, • la même leçon lui. revenait.'. ‘ ' ’ —- J‛ai voulu être lune Juste, mais mon cœur-s’est-ilen son orgueil’fermé à la1 miséricorde?^ i Au matin,. elle’donna l’ordre ‛qu‛on ne fît plus -i defeü ‘dans les, chambres que l’on • venait de remettre à neuf. — La jeune Madame ne vient donc pas? — Elle ne viendra pas.. On était un mercredi, le premier de la nouvelle année. Paula attendait un peu de monde, les derniers fidèles de ses mercredis, quelques bonnes femmes qui avaient trouvé auprès d’elle aide et soutien, quelques indigents, peut-être même quelques braves gens plus polis que les autres. Mais l’ouragan de neige se déclara. En traversant la cour, Paula sentit son visage fouetté rudement par les pointes des aiguilles glacées qui tourbillonnaient sous le vent. Elle attendit toute la journée. La salle de réception était chauffée, le café tenu prêt. I! ne vint absolument personne. L'ouragan, à lui seul, ne pouvait en être la cause; tout au plus le prétexte. Le mot d’ordre était donc donné : à partir de la nouvelle année, on désertait définitivement. , , , { , Paula comprit. ' 7 A l'heure du courrier, elle espéra des lettres. On lui remit deux ou trois cartes d’amis, ce fut tout. Au moins, Frédérique aurait dû écrire, Frédérique surtout. Frédérique, cause de nouveaux et croissants soucis, qu'elle se reprocha alors de n’avoir que trop écartés. Car Frédérique avait vendu sa terre et était illée s installer avec son fils à Stockholm. Bientôt de fortes influences s y étaient fait sentir autour ! elle Loin de se fortifier dans sa nouvelle foi, par ' * réquentation de I église et des sacrements, ainsi que Paula l’avait espéré pour elle, Frédérique commença à entendre, invoqués par son fils et par d'autres personnes, maints arguments qui venaient battre en brèche sa conversion. On lui fit comprendre que cette dame de Sneckenström, qui l’avait si bien subjuguée, n’était au fond qu’une vulgaire pêcheuse d’âmes, qui profitait d’un moment de dépression pour s’insinuer. Tels étaient les procédés bien connus dés catholiques! Elle, Frédérique, s’était laissée entraîner, lui affirmait-on, sans réfléchir aux conséquences tout à fait dangereuses de ses actes. On lui servit les histoires les plus extraordinaires, en lui représentant le pape de Rome à l’affût de la conquête et de la soumission de la Suède entière. La malheureuse Frédérique se voyait trahissant sa patrie même. Elle prit peur. Déjà elle regrettait la vente de ses terres, achevée en hâte. Amèrement, elle ne manqua pas de se dire que jamais elle ne pourrait se plaire à vivre en ville. Le souvenir de l’enchantement qu’elle avait connu, durant quelques semaines merveilleuses, s’effrita. Paula, se doutant de ce qui pouvait se passer, lui écrivait Frédérique ne répondait pas. Hans, envoyé par sa mère, vint la voir : il fut éconduit. C'est alors que, ce néfaste mercredi, abandonnée, triste à mourir, n'entendant autour d’elle que le sifflement de la tempête. Paula résolut d’agir. Sans plus tarder, elle écrivit à son confesseur pour lui demander la permission de quitter Vargskär trois jours, et partit pour Stockholm, aussitôt la réponse reçue. De la gare,, elle alla droit chez la convertie. Ce fut la belle-fille de celle-ci qui lui ouvrit la porte. Paula se nomma, et l’autre, les yeux agrandis par l’étonnement, regarda cette dame jusqu’alors inconnue d’elle. C’était donc ça, la fameuse Mme de Sneckenstrôm : une femme sans âge, aux cheveux gris, habillée comme une pauvresse! — Personne ne veut vous voir ici, Madame. Et elle ferma la porte au nez de Paula. Celle-ci redescendit l’escalier, mais deux heures plus tard elle revenait. Elle se présenta ainsi plusieurs fois de suite, pendant deux jours, sans arriver à être reçue. De toute évidence, on la craignait, on était résolu à l'écarter. Enfin, sentant l’inutilité de ses efforts, elle se rendit. Assurément, cette visite à Stockholm serait sa dernière. Une affreuse lassitude pesait sur elle. Elle s’était déshabituée du mouvement et du brouhaha des rues, et ne les supportait plus. Cette ville avait été la ville de son père, la ville le tous les espoirs qu’il fondait sur elle; puis la vil le de sa propre jeunesse ambitieuse et ensoleillée. Pendant bien longtemps, Paula n’avait jamais pu la revoir sans un élan de joie. Elle passa maintenant, sans monter, devant la maison de son cousin Burchwedel, vit les fenêtreséglairées et se sou-• vint des moments heureux qu'ellëlavait passés à ce foyer accueillant, de tous les projets élaborés, de tous les châteaux en Espagne écroulés... Hans vint à la gare, pour son départ. Il lui offrit le bras, et elle s’y appuya, très fatiguée. — Maman, j’espère que tu n’as pas oublié de donner des ordres pour qu’on envoie les chevaux à ta rencontre à Nyckeln? Mais si, elle l'avait oublié. Elle qui, depuis tant d’années, dirigeait toutes ses affaires sans jamais se laisser surprendre par la distraction, elle avait oublié ce détail. « C’est donc, se dit-elle, que je dois rentrer à pied, comme il sied à une pauvre femme qui n’a été d’aucune utilité. » Quand elle arriva à la station de Nyckeln, le temps était très sombre. Ne pouvant porter sa valise vingt kilomètres, elle la déposa et se mit en route. Il faisait noir, il faisait froid. Paula cacha ses mains dans les manches de son manteau et croisa les bras sur sa poitrine. Elle marchait vite. Vingt kilomètres à faire en quatre heures; cela lui permettrait d’être rentrée pour la nuit. Elle rencontrait peu de gens. Et parmi ceux qu’elle croisait, pas un qui la reconnût en cette femme effacée sous les ténèbres du soir d’hiver, courbée, et se hâtant à pied sur le chemin. Qui donc en aurait cru ses yeux? Au bout d’une heure, le souffle lui manquant, elle entra dans une chaumière et demanda à s’asseoir un instant. Elle se rendit compte qu’on la regardait avec stupéfaction. « Suis-je donc tellement changée? se dit-elle. Oui, oui, cela ira vite, désormais. Déjà, on me regarde comme si je revenais d’entre les morts, et sans doute, me sera-t-il bientôt donné de les rejoindre. » Et cette pensée, descendant en elle comme une grâce, la réconforta soudain. Il lui sembla, miraculeusement, qu’elle quittait enfin la terre et toute préoccupation de ce monde. De cet instant, elle se sentit allégée. Elle continua son chemin. Le froid lui paraissait déjà moins mordant, la lassitude disparaissait. Elle marchait plus facilement, comme absente. « C’est fini, se répétait-elle; c’est fini. » Elle ne sut jamais si elle avait marché ainsi très longtemps ou peut-être seulement quelques minutes, lorsqu’un traîneau, qui venait à sa rencontre, s’arrêta, et Célia subitement se trouva là, la bousculant, la grondant, désolée : — Voyons, voyons, Madame, quelle est encore cette invention saugrenue? A la gare de Nyckeln, on s’était alarmé de voir Mme de Sneckenstrôm se mettre en route seule, et à pied. On avait téléphoné au château, et Célia, revenue de France la veille, très inquiète déjà en apprenant le voyage subit de sa maîtresse à Stockholm, était partie immédiatement, munie de couvertures, de toute la vitesse des chevaux. Elle força la voyageuse épuisée à se laisser envelopper et bien installer confortablement parmi les coussins du grand traîneau. Docile, Paula se laissa faire. En elle, le détachement miraculeux durait toujours. Plus aucun souhait, aucun songe, aucun choix, aucune amertume. Enfin, elle renonçait à toute ST part terrestre, et jusqu’au souci du lendemain. Au bout de quelques jours, Célia comprit qu’il y avait du danger. Elle fit venir le médecin, expédia des dépêches. Et Vanna, ayant reçu un appel urgent, confiant son fils aux Roy, partit aussitôt. A Berlin, au moment où elle prenait le train de Sassnitz afin de s’embarquer ensuite pour la Suède, elle vit venir vers elle son frère Hans. Il ne regardait rien, l’air égaré, ne la cherchant évidemment pas. Ce n'était donc pas pour elle qu’il était là. Elle courut à lui, et sut alors qu’il ne savait encore rien de la maladie de sa mère, A Stockholm on le supposait à Munich, où il devait prendre part à Une série de conférences religieuses. Mais il avait changé d’avis et rebroussait chemin. Il ne donna pas à sa sœur de plus amples explications. Ses propos semblèrent à Vanna presque incohérents. Elle ne le questionna pas plus avant, et le frère et la sœur prirent le train ensemble. art a avait onna Mais voici l’histoirede Hans : L’hiver lui avait été rude. Il avait eu une mauvaise grippe, et traîné longtemps-la fièvre, car il ne voulait pas se laisser aller : on avait besoin de lui. L’exaltation des premiers mois de son sacerdoce était toutefois tombée. Après ses années de séminaire à Rome, où l’emploi de sa journée se trouvait si minutieusement réglé, où sa conduite, dans le détail, était dictée par d’autres, la liberté relative dont il avait pu jouir dès son arrivée à Stockholm lui avait d’abord été une heureuse surprise, et une facilité de vie. Ses forces prenaient un nouvel essor qui, certains jours, le transportaient. Mais peu à peu, il commença à sentir que le devoir quotidien non seulement l’ennuyait, mais l’épuisait, ne parvenant à combler aucun de ses rêves. La pauvreté du pays, de sa foi et de ses ressources ne pouvait l'émouvoir à la longue; pis que cela : elle l'énervait, l'impatientait. Il avait rêvé de résultats, de réussites immédiats. On venait à lui, c’était vrai, mais quels étaient ceux qui venaient? Le catholicisme attirait certaines âmes, évidemment, mais était-ce toujours les âmes d’élite? Il se reprochait de ne pas se dire, que le fait même d’être attirées par la foi unique, prouvait la qualité de ces âmes; mais ce raisonnement ne suffisait pas à la lucidité de son esprit critique 1 « J’ai trop vécu dans le monde, se disait-n‘ai jamais été de ces séminaristes béats doués d’un fonds d’ignorance profonde, et qui font les prêtres aimés de toutes les dupes... » Il jugeait, et il en souffrait. Parmi les aspirants à la conversion, il en voyait qui n'étaient que poussés par une vague passagère, peut-être une vogue. D’autres dont l’état d’esprit découlait de préoccupations esthétiques: pour ceux-ci, le catholicisme c’était l’encens, le silence des chapelles ouvertes toute la journée, à la différence des temples; ou encore la musique, la belle ordonnance d’une cérémonie. D’autres, perdus de mysticisme malsain, qui eût pu se satisfaire tout aussi bien de tables tournantes, cherchaient leur assouvissement partout, au petit bonheur; pour ceux-là, c’était le symbolisme de la liturgie catholique qui les enchantait; ils traduisaient les symboles selon leurs goûts secrets. Puis venaient les pauvres gens poursuivis par la malchance ou la dépression : entre tous les genres d’aspirants à la conversion, c’était là la clientèle la plus banale. Enfin il y en avait qui, au grand jamais, n’avaient eu souci que dé menu bien-être, et soudain découvraient en eux le gouffre, le vide. Mais combien, parmi eux tous, étaient capables de saisir et de recevoir véritablement la grâce, qui exige, pour se donner, l’oubli total de soi? L’âme de Hans, peu à peu, s’emplissait de mépris. Existence mesquine que la sienne, après tout! Il avait jeté son âme à Dieu d’un geste immense de générosité — et que lui rendait son maître? Il en arrivait à se le demander avec angoisse. Fallait-il donc se réduire à rien, ne plus exister, plier, plier encore, et toujours? La force lui manquait. Il était extrêmement seul. Jamais il n’avait eu d’ami vraiment intime, et aujourd'hui moins que jamais. Il allait à la confession comme on s’acquitte d’un devoir, mais sans y chercher un refuge, trop sûr d’échouer. Un peu avant Noël, on lui permit une courte visite à Vargskär, et il y rechercha l’atmosphère d’enthousiasme ressentie souvent jadis dans ce cadre cher à son cœur; mais rien ne-répondit à son appel. Il se désola de son aridité, épouvanté à l’idée qu’elle ne prendrait plus fin. Et lorsqu’il entendit sa mère lui parler avec éloges, se réjouir hautement de son oeuvre, escompter pour lui un avenir béni, il s’engouffra dans un morne silence. Comment avoir le courage de lui enlever ses dernières illusions? Au nouvel an, il fut question pour lui de faire un voyage. II bondit sur l’occasion. Il s’agissait d’une série de conférences d’instruction, à Munich. Mais lorsqu’il lui fallut s’occuper des détails pratiques du déplacement, il comprit qu’il était vraiment très fatigué. La fièvre l’avait miné, le découragement Usé. Il dut faire appel à tout ce qui lui restait d’énergie pour parvenir à se mettre en route. Hans arriva à Berlin le soir. Assez las, il décida de ne point continuer immédiatement pour Munich et alla déposer son sac de nuit dans un hôtel modeste. Puis il sortit en ville. Hans avait déjà vu Berlin. Jeune étudiant, il était venu y passer Une quinzaine, invité par son oncle Burchwedel. Avec des compatriotes rencontrés par hasard il avait alors couru les cafés, les boîtes; c’était presque tout ce qu’il connaissait de la capitale allemande. Aujourd’hui, il était seul. Il erra, de préférence par lès rues où se bousculait la foule, car il sentait le besoin de distraire sa solitude. Une large avenue s’ouvrit devant lui. De grands restaurants étaient violemment éclairés et de là s’échappait par bouffées le rythme des musiques. Il sentit qu’il avait très faim, mais n’osant entrer dans aucun de ces établissements luxueux, il rebroussa chemin et découvrit une petite salle obscure, où il se rassasia d’un repas vulgaire. Ragaillardi, pourtant, il se reprocha alors avec humeur d’avoir été si timide tout à l’heure. Cette petite salle obscure puait la bière et le graillon. Il ne lui restait rien de mieux à faire que de rentrer à son hôtel, si peu attrayant. « Mais quoi, se dit-il,' je ne voyage pourtant pas pour mon plaisir! Ma place n’est pas dans les rues la nuit... » Et pourtant, l’invitation à la volupté de l’oubli que dégageait cette grande ville aux plaisirs tapageurs agissait sur lui. « Oui, se dit-il encore, quel mal y a-t-il à se distraire quelques instants? Je verrai s’agiter du monde, j’écouterai un peu de cette musique rythmée. Parce que je suis prêtre je n’aurais plus droit à rien? Allons donc! » Il paya sa consommation et retourna dans la grande avenue pleine de clarté. Il se sentait l’esprit allégé, un peu flottant, un peu de vide au cerveau. Une femme vint vers lui, s’arrêta et lui dit quelque chose qu’il n’entendit pas, mais dont le sens ne pouvait donner lieu à équivoque. Brusquement Hans coupa court à toute réréflexion. Il eut la sensation curieuse, comme irréelle, de se trouver sur la première marche d’un escalier, et de commencer la descente. Rien de difficile, aucune contrainte. Les marches se suivent, descendent et descendent toujours... Il n’y avait qu’à se souvenir de ne plus réfléchir, de céder, de céder sans plus. C’était très facile, un doux vertige. La femme le conduisit chez elle. Elle n’était pas mal installée : une grande chambre, un tapis, du feu. Elle tira d’un placard une bouteille de vin au col haut, et deux verres de couleur verte ; quelques fruits traînaient sur une assiette; puis regardant avec curiosité Hans, si sévèrement vêtu de noir : — Vous êtes prêtre? demanda-t-elle. — Oui. Il avait semblé à Hans que nier le fait eût été d une lâcheté honteuse. Le reste importait peu. Du moment qu’il ne mentait pas. « Je devrais m’en aller », se dit-il cependant en un dernier retour de conscience. Mais il resta. Il resta tout le jour suivant à Berlin. Cette jeune femme fardée lui plaisait. Elle racontait que la malchance seule l'avait amenée où elle en était. L’étrange absence de toute réflexion persistait en lui. L’inertie d’un grand repos. L’ombre d’une inquiétude émergeait-elle au fond de lui-même, il lui suffisait d’une toute petite pression de sa volonté pour l’abolir. La fille fardée bavardait, parvenant à le distraire. Il se-rendait bien compte de sa sottise parfaite, et de la nullité de ses propos, mais tout cela lui semblait absolument nécessaire pour qu’il puisse se maintenir dans l’état de béatitude stupide, où il était plongé. Il promena sa compagne dans les rues, dans les restaurants, jusqu’à un musée, où il eut l’idée d’entrer. « Quelle idiote ! se disait-il, en la regardant, plantée, bouche béé, devant telle toile d’un Dürer ou d’un Cranach. Voilà ce dont je me repais... » Enfin, la deuxième nuit, il se réveilla brusquement. Le jour pointait à peine. Il sentit une pénible rougeur ilui monter à la figure; le sang affluait à ses tempes, lui causant une douleur affreuse. Douleur d’une humiliation sans nom... Rapidement, il se leva, s’habilla, se jeta dehors. Des voitures du service de voirie passaient. « Mais je suis malade », se dit-il, tant il avait mal. Et son isolement béat, insensé, était rompu net. De nouveau il vivait, il voyait clair, il rentrait dans l’ordre. Tout le scandale des deux journées passées se présentait à lui sous son aspect réel. Il frissonna. Il courut dans la rue, en grelottant. Le péché mortel n’était pas tout, n’était rien. Ce qu’il y avait surtout c’était, formidable, écrasante, la certitude que malgré toute sa morgue, il n'était que le plus faible, le plus pauvre des êtres. Il toucha une porte surmontée d’une croix : ce devait être une église. Mais elle était fermée. Il ne savait même pas où trouver un autel, devant lequel se prosterner. Il n'osait demander des renseignements, hanté par l’idée qu’on le prendrait pour quelque pieux pèlerin et qu’on lui montrerait des égards, dont il était indigne. Pourtant, la nécessité de prendre une décision s'imposait à lui, évidente. Les heures passaient. Dans une allée, des cavaliers matinaux galopaient; on ouvrait les magasins. Hans entra dans un café de troisième ordre, avala un café noir, demanda l’indicateur des chemins de fer. Il ne pouvait être question de continuer le voyage à Munich. Une minute, il fut vaguement tenté de fuir, de prendre un billet pour quelque contrée lointaine, de disparaître à jamais, en choisissant définitivement une vie dans les bas-fonds. Mais en vérité, il n'y avait qu’une chose à faire : rentrer à Stockholm et tout avouer à son supérieur. Au Moyen âge, les grands pénitents confessaient leurs crimes sur la place publique et acceptaient la réprobation générale comme une juste punition. Ah! comme Hans eût voulu pouvoir agir de même, crier enfin toute sa misère, se dépouiller à jamais de tout reste d’un prestige immérité. Mais ne fallait-il point, jusque dans ce souhait, voir une suggestion du Malin, le poussant à vouloir endosser encore un nouveau rôle, et chercher un titre de gloire jusque dans l'abjection? — Eh bien! je trouverai autre chose. Recouvrant un peu d’esprit pratique, il se souvint de la note à régler à l’hôtel, courut prendre sa valise, et arriva enfin à la gare, pour y retrouver sa sœur, qu’il croyait toujours à Paris, dont il ne savait rien, et qui lui apprit la triste raison pour laquelle elle se rendait enfin en Suède. Sur la route blanche de Nyckeln à Vargskär les chevaux trottaient. Les clochettes de leurs harnais tintaient avec monotonie dans le grand silence du paysage enseveli sous la neige. Quelle paix se dégageait de ce grand linceul, auquel un soleil sans chaleur mais radieux, donnait l’air d'être saupoudré d’une infinité de petits diamants. Le branchage des bouleaux se détachait, blanc de givre, sur le ciel bleu; c'était tout un dessin menu, compliqué, étincelant. Comme Hans et Vanna avaient toujours aimé ces randonnées en traîneau par les belles journées du plein hiver! Mais aujourd’hui, absorbés en eux, inattentifs au monde extérieur, ils avaient seulement hâte de voir paraître au plus vite la maison natale. Vanna dit doucement : — Hans, parle-moi de toi. Je te vois si oppressé, je devine quelque chose de pénible. — Si tu veux, Vanna, je te parlerai d’abord de notre mère. Peut-être ne la reverrons-nous plus vivante. S’il en est ainsi, je te le dis, ne pleurons pas. Elle aura mérité la récompense de partir sans connaître son fils. — C’est moi qui lui ai toujours désobéi, dit Vanna, tristement. — Je lui ai cruellement menti, je l'ai trompée et trahie. — Et jusqu’à mon retour aujourd’hui n’a rien du retour qu’elle aurait voulu. — Pourtant, Vanna, tu ne l’as jamais leurrée. Et je me dis, bien amèrement, je t’assure, que le seul grand mal, c’est l’hypocrisie. Ah! ma sœur, il n’y a que l'invisible qui compte. Il n’y a que ce que porte le fond de notre cœur. Sur le perron du château, Célia attendait. Elle serra sur sa poitrine Vanna, l’aida à entrer, à se débarrasser de sa pelisse trop lourde, puis la conduisit dans la chambre où reposait Paula. C’était la plus grande et la plus belle des chambres dites à donner. Autour du lit se pressaient le vieux docteur Ga-renberg et une sœur de Sainte-Elisabeth, appelée de Stockholm; Vanna vit aussi le fils du docteur, Bertil, qui venait vers elle; et elle se rappela que déjà, dans un autre moment de grande détresse, elle avait dû entendre cette grosse voix compatissante qui répétait : « Ma pauvre Vanna, ma pauvre Vanna. » Au chevet du lit se tenait un prêtre. Vanna s’agenouilla .et écouta réciter les prières d’usage : -— Seigneur, que mes cris s'élèvent jusqu’à vous... Paula était étendue, immobile, les yeux fermés. Elle ne fit aucune réponse aux paroles du prêtre, aucune réponse aux paroles de ses enfants; et quand tombèrent les premières ombres de la fin du jour, elle cessa de respirer. Célia, alors, alluma les cierges dans les hauts chandeliers dorés, apportés de la chapelle, et lorsque vint la nuit, elle s’apprêta à veiller avec la sœur. Puis elle demanda : — Vanna, quels arrangements voudriez-vous que l’on prenne encore? Alors, Vanna regarda enfin autour d’elle, et elle comprit, soudain, que déjà l’on voyait en elle la nouvelle maîtresse de la maison, celle qui dorénavant devrait penser à tout, suffire à tout, décider, ordonner : la continuatrice. Elle baissa la tête, et accepta sa charge. Ce ne fut pas Hans, le prêtre, contre toute attente, qui présida à l’enterrement de sa mère. Il demanda même qu’on lui permît de ne paraître aux obsèques qu’en qualité de simple membre de la famille, et il se tint le plus possible à l’écart, derrière sa sœur et Célia Martin. Il vint beaucoup de monde. Même ceux parmi les voisins qui, ces derniers temps, avaient évité le château, se firent un devoir de venir à l’enterrement de Mme de Sneckenström. Malgré tout, on semblait vouloir témoigner à la morte l’estime en laquelle on n’avait cessé de la tenir. Depuis trente ans, on la connaissait; elle avait, trente ans durant, fait l'objet des curiosités, des commentaires, et de quelques admirations cachées. On se remémorait le jour où elle était arrivée dans le pays, jeune mariée, reçue sous les fleurs. Puis, on avait su que cette jeune femme, à demi étrangère, si isolée, et qui professait une foi qui n’était pas celle de tout le monde, ne devait guère être heureuse. On devina certains de ses déboires, on connut quelques menus faits de sa vie. Mais jamais personne n'avait été admis à pénétrer dans l’intimité de cette existence. Et encore devant sa tombe, ou restait sans réponse à bien des questions. Aucun des membres de la famille Burchwedel ne se montra à l’enterrement. Le banquier avait fait envoyer une énorme couronne de roses, que le froid de l’hiver eut vite fait de détruire. Dès le lendemain, Hans partit pour Stockholm, et y resta plusieurs jours. Puis, revenu, il parla longuement à sa sœur. D’accord avec ses supérieurs, dont il avait su vaincre les objections, il avait pris une résolution définitive. Au nord de l'Italie, dans une contrée montagneuse, se trouve un très ancien couvent de Trappistes. Les frères s’occupent en été de cultiver le sol ingrat, et en hiver, de certains travaux d’artisanat. Quiconque se présente au couvent pour demander à y être admis, doit subir d'abord un long interrogatoire : à quoi est-il bon. Que sait-il? Mais le jugement n’est guère porté sur lui d’après ses réponses qui, trop aisément, pourraient être emprein-tés d’un reste de contentement de soi-même. On met le postulant à l'épreuve, sans le recevoir définitivement avant d’avoir su' s’il a vraiment en lui la disposition voulue pour se donner entièrement à une vie de pauvreté, d’humilité et de travail. Hans irait frapper à la porte de ce refuge et espérait s’y faire admettre, et s’y faire oublier, et y faire oublier jusqu’à son nom, qu’il était le dernier à porter. — Qui ne peut vivre dans le monde sans que le monde devienne son maître, n’a point d’autre choix, Vanna. A quoi bon y jouer le plus beau des rôles, si l’ame reste vile? il avait pensé à faire son testament : tout son bien terrestre irait aux enfants de Vanna, le petit Grégor et celui qui allait naître. — Célia reste avec toi, ma sœur; car elle sait qu’on a encore et toujours besoin d’elle ici. Je ne te donne aucun conseil, aucune recommandation, sinon celle-ci : sache garder l’innocence de ton cœur. Puis Hans fit un dernier tour à travers le jardin et les champs. Longtemps il s’arrêta dans la petite chapelle, y appuyant sa tête douloureuse contre la plaque de marbre qui portait le H.S.S. J. (Henricus Schachtius Societatis Jesu), souvenir du Jésuite qui avait été le héros de son enfance. — J’ai voulu l’égaler. J’ai voulu le dépasser... Poussière! Et le matin suivant, Hans quitta Vargskär. Il avait instamment prié les deux femmes de ne point verset de larmes sur lui, et tant qu’il les aperçut encore, debout, immobiles sur la route, regardant son traîneau s’éloigner rapidement, elles réussirent à garder pour lui l’apparence d’un grand courage.