Rappel de votre demande: Format de téléchargement: : Texte Vues 1 à 493 sur 493 Nombre de pages: 493 Notice complète: Titre : Femmes écrivains d'aujourd'hui. I, Suède / Louise Cruppi Auteur : Cruppi, Louise (1862-1925). Auteur du texte Éditeur : A. Fayard (Paris) Date d'édition : 1912 Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb35415701f Type : monographie imprimée Langue : français Langue : Français Format : 1 vol. (487 p.) ; in-8 Format : Nombre total de vues : 493 Description : Contient une table des matières Description : Avec mode texte Droits : Consultable en ligne Droits : Public domain Identifiant : ark:/12148/bpt6k5719221m Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z R ROLLAND-6976 Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France Date de mise en ligne : 12/07/2010 Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 93%. LOUISE CRUPPI Femmes Ecrivains D’AUJOURD'HUI SUÈDE PARIS ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR 18 et 20, rue du Saint-Gothard, 18 et 20 Femmes Écrivains d'Aujourd'hui LOUISE GRUPPI FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI i SUÈDE PARIS ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR j8 et 20, rue du Saint-Gothard AVANT-PROPOS Pourquoi, nous a-t-on dit, étudier isolément, en divers pays, la littérature féminine ? N'est-il pas arbitraire de la séparer du courant général de la production contemporaine ? et feriez-vous l'étrange gageure d'ignorer de parti pris la production masculine, bien plus abondante et plus importante ? Non, à coup sûr, et l'objection a sa valeur. Mais tout groupement d'oeuvres littéraires porte un caractère d'arbitraire, et le groupement des oeuvres: féminines nous paraît présenter à cette heure même un certain intérêt de document. Il y a à peine vingt ans que le nombre des femmes écrivains, en tous pays civilisés, est devenu considérable. La femme de lettres, hier encore phénomène isolé, fait partie aujourd'hui d'un nombreux groupe dont l'influence artistique, morale et sociale ne peut manquer de se faire sentir. Comment s'annonce cette influence ? La contribution apportée par la femme dans la littérature se fond-elle dans l'effort général,.ou conserve-t-elle des caractères particuliers ? A travers les traits spéciaux à chaque race, à chaque pays, 6 AVANT-PROPOS pourrait-on trouver un fond commun, des traits sui generis s'appliquant à l'ensemble des oeuvres féminines ? La question est vaste, et on pourrait dire qu'il est hâtif de la trancher aujourd'hui. La première génération de femmes écrivains, si brillante qu'elle se soit montrée en divers pays, ne peut révéler ce que sera l'ensemble de, la production littéraire des femmes quand celles-ci se seront habituées, non seulement au métier d'écrivain, mais à toutes les activités nouvelles dans lesquelles elles se sont essayées depuis si peu de temps. Et pourtant, cette question si vaste, noms la voyons à chaque instant péremptoirement résolue. A chaque instant, des esprits généralisateurs, s'appuyant sur un petit nombre d'exemptes tirés de leur voisinage immédiat, se prononcent sur les caractères d'ensemble de la littérature féminine, l'exaltent ou la dénigrent, déclarent sans appel que tel ou tel ordre d'activité est, ou n'est pas, du domaine de la femme. Dieu nous garde de les contredire ! Ce serait imiter leurs affirmations hasardées. Nous prétendrons seulement qu'avant de tracer les limites du domaine de la femme il serait bon de le parcourir. Et c'est là un très grand voyage, que les Parisiens entreprennent difficilement, En dehors de ses possessions dans tous les pays d'Europe, le domaine de la femme s'est constitué dans AVANT-PROPOS / le nouveau monde une puissante colonie. De plus, il ne s'est pas borné à la pure littérature. Les arts, les sciences, l'activité sociale sous toutes ses forâmes, fait partie aujourd'hui de ce vaste domaine. Nous ne pourrons évidemment pas l'explorer tout entier. Mais si nous parcourons un peu la vieille Europe, d'où les nouveaux mondes ont tiré leurs idées conductrices ; si nous envisageons la littérature, qui dans son ensemble reflète fidèlement les milieux, nous avons chance de tracer un tableau en raccourci de l'action féminine au vingtième siècle. Nous nous proposons donc de passer en revue les femmes de lettres notables actuellement vivantes en Europe, Quand nous l'aurons fait avec impartialité et conscience, je ne sais si nous pourrons nous permettre quelques conclusions... prudentes, sur la nature de l'influence féminine dans la littérature et les moeurs, mais nous aurons toujours fait un curieux voyage. Les femmes de lettres qui ont atteint île public sont en générai des figures intéressantes. Avant de parvenir au succès, elles ont eu à soutenir bien des luttes. Luttes contre elles-mêmes, contre les suggestions de l'éducation, qui les engageait à rester dans la modestie et le silence; luttes contre leurs familles; parfois.luttes contre l'amour, qui s'accommode mal de voir transformer l'image de grâce et de faiblesse féminines à laquelle il était 8 AVANT-PROPOS accoutumé; enfin luttes de la concurrence, plus âpre et plus maussade à l'égard de la nouvelle venue qui ainsi, inopinément, réclame sa place au soleil. Ces luttes contre les opinions, parfois contre la morale établie, contre les préjugés et les intérêts d'un temps et d'un milieu, sont particulièrement révélatrices de ce milieu et de ce temps; les femmes qui ont vaincu tant d'obstacles, même si elles n'avaient pas de génie, étaient de fortes personnalités. Et à ce sujet nous acceptons d'avance une critique qui nous sera sûrement adressée. Nous reconnaissons que les femmes dont nous tracerons le portrait ne seront pas toutes des écrivains de premier rang. Dans ce volume, sur une vingtaine de femmes que nous étudions, il n'en est que trois ou quatre vraiment très remarquables. Et c'est là une bien honorable proportion. Mais les autres ont toutes, en même temps qu'une production littéraire notable, le droit de retenir notre attention par leur caractère ou par les événements de leur vie. Quand, cherchant un écrivain, nous avons seulement rencontré une femme, nous ne l'avons pas écartée si elle avait une valeur personnelle, ou même une valeur historique. Nous ne nous plaçons donc pas, dira-t-on, au AVANT-PROPOS » point de vue de la pure littérature? Non. Nous serions très inhabile à une critique didactique, s'appuyant sur l'abstraction des genres littéraires. Une oeuvre est pour nous la révélation d'une âme, d'un point de vue humain particulier; et toutes ces âmes féminines, hier muettes, qui tout à coup, toutes à la fois, trouvent la parole, nous semblent révéler, dès qu'elles sont sincères, mille points de vue humains nouveaux. Puis la femme est, peut-être plus que l'homme, représentative du groupe social dans lequel elle est encadrée. Elle nous le peindra en nous peignant ses douleurs et ses joies, qui montrent, en même temps que sa personnalité, celle des êtres qui agissent sur elle. Elle nous dira ses rêves, qui (particulièrement dans les pays Scandinaves où nous nous dirigeons d'abord) reflètent si fidèlement le rêve collectif de la race. Puis... que ceci soit dit pour les Français, toujours inquiets d'esthétique! -Ces femmes seront très souvent des femmes charmantes. A la grâce de l'esprit, elles joignent fréquemment celle de la forme. Le bas-bleu aux cheveux coupés est, en tous pays aujourd'hui, un type des anciens âges. La femme ne rend plus à l'homme le fâcheux hommage qui consistait à se masculiniser. Elle écrit sous son nom de femme, et suivant le conseil d'une de ses soeurs (1), elle garde aussi (1) Ellcn Key. 10 AVANT-PROPOS précieusement que la nature le lui permet « ce trésor de joie pour tous qu'est la beauté, la grâce de la femme ». Elle garde aussi, très souvent,, le plus précieux de ses charmes : là bonté. Elle devient rarement l'âpre et maussade « concurrente ». Parmi les femmes écrivains suédoises, toutes celles qui sont vraiment supérieures par l'esprit montrent aussi une haute valeur morale. « Si le coeur de la femme se fermait, a écrit une de nos compatriotes, où donc l'humanité, trouves rait-elle un refuge ? » (1), Mais le coeur de la femme ne se ferme pas à mesure que son esprit s'ouvre. Au contraire, sa bonté plus clairvoyante ne fait que s'étendre plus loin; et cette bonté est souvent visible dans les portraits que nous reproduisons. Le lecteur peut donc entrer sans crainte dans le groupe au milieu duquel nous allons chercher à le guider. Il y trouvera autant de beaux yeux, autant de charmants sourires que dans le groupe lointain de ses aïeules aux cheveux poudrés. Mais pourquoi, dira-t-on encore, commencer cette étude par la Suède, pays dont la nature, la race, les traditions sont si éloignées de nous? Nous pourrions alléguer le nombre et l'importance (1) Mme L. Compain. L'un vers l'autre. AVANT-PROPOS 11 des femmes écrivains de ce pays, et cela paraîtrait justifier assez notre choix. Il a cependant d'autres causes. Si, en étudiant les femmes Scandinaves, nous nous sommes trouvés retenus par les Liens invisibles dont parle la grande conteuse, cela n'a pas été seulement un caprice personnel. D'autres Français, à la même heure, subissaient le même charme, et lès Suédois, devant notre intérêt subit, .s'écriaient avec quelque ironie ; — Il paraît que nous sommes à la mode ! Mais les modes sont la manifestation extérieure de mouvements profonds; et ce n'est pas par hasard que des esprits divers se dirigent à la même heure vers un même sujet d'étude. Si la Suède aujourd'hui nous attire, c'est que ce pays de forte conscience, de vie intérieure intense, d'inépuisable fantaisie, offre un élément dont nos âmes françaises sentaient confusément le besoin. A d'autres heures, nous irons puiser à d'autres sources. Mais aujourd'hui, fatigués d'un positivisme dur dans le domaine moral, et social, d'un réalisme parfois brutal dans le domaine artistique, il nous plaît d'aller plonger nos regards dans de clairs yeux bleus qui reflètent le fond des âmes plutôt que les contours des choses. « Le monde que tu vois au dedans de toi, a dit un auteur du Nord, est bien plus beau que celui que tu Arois quand tu regardes au dehors. » 12 AVANT-PROPOS Une image tirée d'une vieille Saga peint bien cette forme spéciale de l'imagination Scandinave qui crée, non point, en choisissant consciemment des traits dans les choses visibles, mais en fermant les yeux et par une sorte de floraison intérieure. Au pays enchanté dont parle la Saga, on voit un lac recouvert d'une épaisse couche de glace; et, si on se penche sur ce miroir, on voit avec surprise qu'il ne reflète pas les sapins d'alentour. En le regardant plus longuement, on aperçoit au travers, emprisonnée sous la glace, une végétation merveilleuse, les fleurs éclatantes de plantes tropicales inconnues aux pays du Nord. Nous avons. été attirés par ces fleurs de rêve et nous avons demandé aux femmes suédoises de nous les apporter. INTRODUCTION Nous avions l'intention (indiquée par le titre de ce livre) de ne parler que des femmes écrivains suédoises actuellement vivantes. Mais nous nous trouvons obligés 'de jeter un rapide coup d'oeil en arrière. Il est presque impossible, dans la Suède actuelle, d'isoler le mouvement littéraire féminin du mouvement social. Et il s'est produit en ce pays, dans la seconde moitié du ' dix-neuvième siècle, une sorte de Risorgimenlo féminin, à la suite duquel la condition sociale de la femme a été changée de fond en comble. Ses victoires pacifiques se sont succédé d'année en année si rapidement que la situation légale de la Suédoise, très inférieure à celle de la Française en 1845, lui est aujourd'hui supérieure. La littérature ne pouvait rester étrangère à un fait de cette importance.-Presque toutes les femmes qui ont écrit en Suède depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle ont joué un rôle dans cette évolution féminine que la douce Fre- 14 INTRODUCTION drika Bremer commençait en 1845, et qui n'est pas achevée. Il nous faut bien caractériser en quelques mots cette évolution, et il ne suffit pas pour cela de remonter à son début. Le mouvement de la femme vers l'activité sociale a revêtu dans tes pays Scandinaves un caractère si exceptionnel de rapidité, de sûreté, a fait preuve d'une si irrésistible force, qu'il nous faut chercher dans le passé l'explication de ce phénomène. La femme suédoise a une histoire, et une histoire glorieuse. Son influence ne s'est pas exercée surtout, comme nous le voyons dans les races latines, de manière indirecte, par l'ascendant qu'elle savait prendre sur l'homme. Elle s'est exercée directement, au grand jour. Pendant dés siècles, la Suédoise a participé à tous les modes d'activité masculine, même à l'activité guerrière. Les plus antiques légendes et chants Scandinaves nous montrent la femme armée pour le combat (1). Et cela, non pas seulement dans dès circonstances exceptionnelles, pour se défendre ou défendre les siens! Sans doute, c'est pour sauver son frère, Messire Haakon, que Belle Signild tue de sa main les neuf chevaliers, ses adversaires; c'est pour éconduire un prétendant fâcheux que Fière Marguerite fend en deux (1)' Les vieux chants populaires Scandinaves, L. Pineau, Paris, 1898, INTRODUCTION 15 Messire Ivar du premier coup de son épée; c'est pour délivrer son fiancé prisonnier que Petite Christine envahit le Holstein à la tête de douze mille damoiselles en armas... Mais à côté de ces -héroïnes de circonstance, les chants et légendes nous montrent de nombreuses femmes faisant à côté de l'homme le métier de la guerre (1). Des femmes conduisaient lés redoutables barques deà Vikings avec leurs maris et leurs frères. Les Gesta Danorum montrent à la bataille de Braavalla, aussi bien du côté suédois que du côté danois, des bandes entières de jeunes filles, La Valkyrie guerrière célestes et la Skjoldmô, guerrière terrestre, hantent l'imagination populaire, et bien longtemps après cette époque légendaires l'a vierge armée reste un des types de pré dilection de la poésie Scandinave, Et les Conditions spéciales à la vie dû pays dé Suède font que, jusqu'à l'époque des guerres de Charles XII, le rôle de la femme reste singulièrement militant. La population suédoise est peu nombreuse: 5 millions d'habitants pour un territoire presque aussi vaste que celui de la France. Quand de lointaines expéditions entraînaient les hommes jeunes et robustes, force était bien de recourir aux bras féminins pour empêcher l'arrêt de la vie nationale. Les femmes avaient compris (1) Mars Hélys : A travers le féminisme suédois. Paris, 1905. 16 INTRODUCTION leur rôle et l'assumaient vaillamment. Elles labouraient, récoltaient, exploitaient les bois, trafiquaient des produits du sol ; et si un envahisseur survenait, elles savaient souvent, comme Anna Bielke au château de Calmar, comme Kristina Gyllenstierna à Stockholm, comme les femmes du Smaland, défendre la patrie par les armes. Jusqu'au siècle dernier, les filles de la noblesse trouvaient un javelot dans leur corbeille de mariage. Pourtant, depuis longtemps, elles ne guerroyaient plus; mais jusqu'au milieu du dix-huitième siècle leur activité sociale était considérable. Les vieilles lois Scandinaves les mettaient sur un pied de parfaite égalité. D'après un des plus anciens textes, la femme mariée « est maîtresse en son logis » et a les mêmes droits que son mari sur « les verrous, cadenas et clefs de la maison ». L'influence germanique était bien venue, dès le moyen âge, modifier ces textes dans le sens de la sujétion de la femme. Mais sur ce point les moeurs ne suivaient pas les lois, et l'égalité morale subsistait. La femme, d'ailleurs, achetait sa dignité au prix d'un fort rude labeur. La vie familiale, resserrée en des demeures lointaines au milieu d'immenses solitudes, lui imposait la nécessité de pourvoir aux besoins de petites tribus de vingt à cent personnes. Tout se fabriquait sur place : étoffes, vêtements, nourriture. L'adminis- INTRODUCTION 17 tration de tels domaines, avec des bois, des mines, des exploitations de charbon, était une lourde tâche, et la femme y travaillait aussi durement que le mari. Il arrivait fréquemment que la maîtresse de maison, -.directrice de ces laborieux phalanstères, déployant ces qualités administratives de premier ordre que la reine Marguerite Valdemar (1) a léguées à beaucoup de ses descendantes,- entrât au Conseil de la Commune et exerçât sur toute une région une puissante influence. La Commandante que Selma Lagerlöf nous peint dans Gösta Berling, représente ce type ancien de la matrone suédoise. Au dix-huitième siècle, tout change. Il se produit un mouvement analogue à celui qui, sous Louis XIV, amena les seigneurs féodaux à la cour de Versailles. Les familles nobles, ou simplement aisées, viennent vivre, à la ville, les domaines ruraux sont délaissés ; la fabrication mécanique des objets nécessaires à la vie décharge les femmes de bonne famille de la plus grande partie de leurs occupations. En même temps, l'influence française, que la visite de Voltaire à la cour de Suède allait établir pour quelques années sur le sol Scandinave, amène dans la vie féminine un complet bouleversement. Les anciennes Valkyries, (1) Margareta Valdemarsdotter, née en 1353, a réalisé la première union des trois pays Scandinaves par de traité de Calmar (1397) et a régné jusqu'à sa mort, on 1412. 2 18 INTRODUCTION les laborieuses Commandantes, laissant le fuseau après avoir laissé l'épée, prennent l'éventail et se costument en marquises. Pendant que les auteurs suédois s'escriment à faire de petits vers, des contes et des épîtres fort éloignés de leur génie national, elles revêtent le corps de baleines^ la poudre et les paniers, qui doivent gêner singulièrement leurs mouvements robustes. La littérature suédoise se libère assez vite de l'influence voltairienne, si lointaine, si inassimilable à son esprit. Dès le début du dix-neuvième siècle, le romantique Atterbom, puis le grand poète national néo-classique Tegnér rendent toute sa personnalité au génie suédois. Les pauvres Valkyries, elles, devaient garder plus longtemps leur affublement étranger. Des lois oppressives,- restées autrefois sans effet à cause de l'esprit général et des moeurs, pesaient maintenant lourdement sur elles. L'homme avait pris une certaine habitude de tyrannie, et il l'exerçait avec quelque brutalité dans ce pays où la galanterie est peu connue. La condition de la femme bourgeoise en Suède au début du dix-neuvième siècle était vraiment pitoyable, bien inférieure à celle de la femme française à la même époque. Et si l'on s'étonne de ce brusque revirement, que la visite de Voltaire ne suffit évidemment pas à expliquer, qu'on songe qu'il correspondait au profond changement d'habitudes que constituait INTRODUCTION 19 la vie dans les villes. Au lieu d'être la cheville ouvrière de la maison, la femme devenait une charge. Ses anciennes fonctions n'existaient plus, et on ne lui en confiait pas encore de nouvelles. On l'astreignit à de dures lois. Eh 1845, la jeune fille n'avait pas les mêmes droits que son frère à la succession paternelle ; si elle ne se mariait pas, elle restait toute sa vie mineure et en tutelle, ne pouvant administrer ses biens. Elle, recevait une éducation très restreinte, ne pouvant fréquenter aucun cours public. Sa situation dans la maison était humiliée, on la sacrifiait assez durement à son frère, seul capable d'être utile à la famille. Si on la mariait, c'était souvent contre son inclination, par une implacable décision des parents. Restait-elle vieille fille ? elle passait de la tutelle de Son père à celle d'un parent quelconque, on se la transmettait avec la maison de famille, où elle n'était guère qu'un meuble encombrant. Au point de vue légal, dira-t-on, cette situation était à peu près celle de la femme française sous l'ancien régime^ et cela n'empêchait pas cette dernière d'exercer une influence sociale, et de se faire une vie fort agréable. N'y a-t-il pas toujours, pour une femme, la ressource d'être belle, coquette et de soumettre les hommes malgré les lois? Mais l'arme redoutable de la coquetterie ne faisait pas partie de l'ancien arsenal des guerrières Scandinaves. Depuis des siècles la femme 20 INTRODUCTION latine, présidente de cours d'amour, capricieuse reine de beauté, s'entraînait à des combats subtils où l'homme n'est pas le plus fort. La Suédoise, plus franche et plus rude, n'entendait rien à un tel jeu, et le Suédois sans doute y eût été un mauvais partenaire. Ellen Key reproche parfois à ses compatriotes de manquer des qualités féminines françaises qui ont créé les salons du dix-huitième siècle, et elle semble avoir raison. On peut tenir ce reproche pour un éloge et préférer la simple loyauté des moeurs du Nord aux manèges de la coquetterie. Mais il faut reconnaître que, réduites pour toute arme à leurs moyens de séduction, les Suédoises, malgré leur beauté, étaient plus malheureuses que les Latines. Au bal, où la jeune Française se sentait reine, Hertha (l'héroïne du premier roman féministe de Fredrika Bremer) se sent humiliée et malheureuse, exposée comme en un marché au bon plaisir ironique de l'acheteur éventuel. Elle souffre dans sa dignité, dans son antique instinct d'indépendance. Elle souffre de la forte activité qui en elle reste sans emploi. De cela surtout ! Les premiers romans qui, à la fois en Suède et en Norvège, expriment les plaintes de la femme et revendiquent ses droits, réclament avant tout pour elle le droit de travailler, de se rendre utile. Il y a là un caractère si spécial à l'esprit Scandinave en général, et à l'état INTRODUCTION 21 social de la Suède actuelle, qu’il il faut y insister particulièrement. La vie est laborieuse en pays Scandinave. La terre contient des richesses, mais dans cet âpre climat il faut les lui arracher durement. La principale fortune du pays, l'exploitation des forêts du Nord, exige des peines terribles. Les ouvriers chargés du flottage du bois travaillent de longues heures jilongés jusqu'à la ceinture dans l'eau qui charrie des glaçons. L'extraction du fer, dans des mines à ciel ouvert, se fait par des températures de 40 degrés au-dessous de zéro. Le court été se passe dans une fièvre pour terminer certains travaux que l'hiver interrompra. Dans la vie domestique, les habitudes de propreté rigoureuse, d'ordre et de stricte économie dans les maisons, sont de tradition immémoriale, et exigent un sérieux travail. Dans l'antique Kalevala, dont les chants ont été composés du neuvième au quatorzième siècle, la description des chambres de bain, des nettoyages minutieux qu'elles nécessitent, des lavages de la maison depuis le plancher jusqu'aux poutres du plafond « qu'il faut débarrasser des moindres traces de fumée », montre quelle a été de tous temps la saine activité des races Scandinaves. La flânerie 22 INTRODUCTION et la nonchalance sont inconnues en de tels pays ; la religion et les moeurs sont austères, les plaisirs mondains presque nuls. Le travail est bien le seul intérêt, en même temps que la dignité de la vie. Et le travail personnel de la femme qui, avant le dix-huitième siècle, était, nous l'avons montré, une nécessité nationale, redevenait en Suède, au dix-neuvième siècle, une inéluctable nécessité économique. Le chiffre des naissances féminines dépasse de beaucoup là -bas celui des naissances masculines. Au temps où les familles nombreuses vivaient en phalanstère dans des propriétés rurales, les soeurs, les tantes, les nièces, trouvaient dans la laborieuse maison, où tout était fait par leurs mains, l'emploi de leur activité. Mais, venues à la ville et y vivant petitement, comment des familles appauvries pourraient-elles nourrir tant de bouches inutiles ? Comment l'homme, qui ne peut se charger d'elles, empêcherait-il les femmes de pourvoir à leur existence ? Créer à ces isolées des difficultés supplémentaires dans la lutte pour la vie serait d'une si visible injustice qu'on n'y a pas songé longtemps. Le mouvement féminin a rencontré un minimum de résistance ; beaucoup d'hommes l'ont tout de suite généreusement appuyé. Ils ont accepté de bonne grâce la concurrence féminine dans presque toutes les branches de leur activité. INTRODUCTION 23 Et cela leur semblait moins difficile qu'aux Latins. Ils n'éprouvaient pas cette gêne, ce sentiment du ridicule qu'éprouve le Français quand il voit à côté de lui une femme faire besogne d'homme. Il retrouvait dans cette camaraderie une habitude ancestrale, et la Suédoise la rétablissait avec facilité. Alerte et vigoureuse, voyageant à pied dans la montagne, portant au dos le petit sac dont elle ne permettrait pas à ses compagnons de la décharger, elle voulait être traitée, « non pas comme une femme, mais comme un être humain. » Et elle l'obtenait sans peine, et jamais l'inégalité dont elle a souffert pendant un siècle ne se fut établie si la Suède eût été sans communication avec les pays voisins. C'est, la loi germanique, les moeurs françaises, qui étaient venues altérer l'idéal primitif des races Scandinaves, qui étaient venues (pour un temps) désarmer la guerrière et la faire captive de son compagnon. Il y avait là une invasion morale que la femme suédoise a vaillamment repoussée, comme elle avait repoussé jadis les invasions guerrières. Il faut dire aussi (car cela est une des grandes raisons de son succès) que le féminisme en Suède ne présentait pas les caractères qui, en 24 INTRODUCTION divers pays latins, ont excité contre lui de vives résistances. Souvent, les premières revendications féminines ont porté sur la liberté de l'amour. Les romans de jeunesse de George Sand, paraissant presque en même temps que la Hertha de Fredrika Bremer, étaient des plaidoyers ardents pour les droits de la passion. Les Scandinaves s'en indignèrent. Camilla Collett (1) condamne sévèrement ces livres immoraux et révolutionnaires. .. Sans doute, en 1845, la Suédoise réclamait le droit de se marier à son gré. Elle prétendait ne. pas être, comme cela lui arrivait souvent, souffletée et enfermée par son p'ère quand elle n'était pas d'accord avec lui sur le choix d'un prétendant. Mais sa révolte venait de sa dignité blessée, de son sens de la justice, encore plus que de son amour malheureux. La Suédoise voulait aussi le divorce, ne pouvant consentir à lier pour jamais (l) Garnilla Collett, femme de lettres norvégienne, dont le rôle a été, en Norvège, à ipeu près semblable à celui de Fredrika Bremer en Suède. (Née en 1813, morte en 1895. OEuvres principales : Les Filles du Préfet, Du Camp des Muettes.) « Les romans- de Mme Dudevant sont effrayants, écrit Camilla -Collett dans Les Filles du Préfet ; il faut les lire avec cet intérêt plein d'effroi -avec lequel on observe les violents bouleversements de la nature qui répandent .la terreur et la dévastation... Tout cela ne convient pas à nos conditions, nous et la société française sommes aux deux extrêmes... » INTRODUCTION 25 sa volonté. Mais là aussi, c'est le sentiment de la fierté, de la liberté humaine qui la guidait bien plus que des considérations sentimentales. Les féministes ne réclamaient pas et ne montraient pas plus de liberté de moeurs que les autres femmes. Au début, au contraire, leur petit groupe, composé presque entièrement de célibataires, était, nous le verrons, de tendance ascétique. Puis, en divers pays, la femme a dirigé - du premier coup ses revendications vers le suffrage politique, et cela lui a créé de particulières difficultés. Elle l'a fait en des pays où, jusqu'alors son rôle était presque nul dans l'activité Sociale, et où cette demande subite pouvait paraître prématurée. La Suédoise, au contraire, admise depuis longtemps dans les Conseils municipaux, cantonaux, paroissiaux, s'occupe d'administration, .d'assistance et d'éducation avec beaucoup de dévouement et d'esprit pratique. Sans doute, elle veut le suffrage, complément logique à l'égalité qu'elle réclame ; mais dans les pays Scandinaves (Norvège, Finlande) où elle l'a obtenu, elle ne s'occupe guère que de lois, sociales : protection de l'enfant et de la femme, hygiène, antialcoolisme. En Suède, où. quatre voix seulement, en 1906, au Riksdag, lui ont refusé le vote politique, elle ne semble pas trop violemment acharnée à sa conquête. Elle élargit avec patience son domaine dans la famille et dans l'administration, 26 INTRODUCTION elle semble encore plus soucieuse d'activité sociale que de pouvoir politique (1). Enfin la féministe des pays latins est presque toujours libre penseuse et d'opinions avancées. Cela lui constitue d'emblée une opposition solidement groupée. Certaines féministes suédoises sont auss.i des esprits d'extrême, gauche, niais d'autres peuvent être d'esprit religieux et conservateur. C'était le cas pour les initiatrices du mouvement et pour un grand npmbr.e de leurs.' défenseurs. Uertha comptait parmi ses premiers partisans le pasteur de sa petite ville. En somme, si les questions d'amour libre, de politique et de religion ont pq venir se mêler aux polémiques soulevées en Suède par la question féminine, elles n'en font du moins pas partie intégrante. Dans son essence, le mouvement féminin suédois est d'ordre économique et moral. La femme veut gagner sa vie et obtenir spn indépendance. Elle veut user de spn activité, sentir qu'elle joue un rôle utile. Et l'ensemble de la vie nationale ne peut que bénéficier de cette"activité. Toutes ces isolées, que des circonstances douloureuses privent de foyer et de maternité, ont pu, suivant le généreux conseil d'Ellen Key, remplir le vide de leur coeur (1) L'obtention du vote politique- paur les Suédoises est, depuis l'avènement du ministère libéral actuel, assurée et imminente. INTRODUCTION 27 par un large amour pour la souffrance, pour l'enfance, pour la pauvreté. Les oeuvres d'apprentissage, d'assistance et d'hygiène publique, pour lesquelles la .Suède est à l'heure qu'il est au premier rang des nations d'Europe, ont reçu de l'effort des femmes la plus vigoureuse impulsion. On conçoit qu'un tel mouvement ne rencontre pas d'ardents adversaires. D'ailleurs, nous l'avons dit, en demandant à appliquer ses forces au service de tous, la Suédoise ne cherchait qu'à reconstituer dans le monde moderne l'équivalent du rôle qu'elle jouait dans le monde ancien. Elle devait y réussir sans peine : parce que c'était le retour à une tradition, parce que c'était conforme à l'esprit de la race, parce que la baguette flexible, un instant inclinée vers le sol, se redresse d'un seul coup dans sa direction primitive. Mais, dira-t-on, la littérature féminine suédoise ne va-t-elle nous offrir que des écrits de circonstance : revendications politiques ou sociales ? Ce serait, au point de vue de l'art, un médiocre bagage ! Bien loin de là . Nulle part, la littérature d'imagination : romans, contes, poésies, n'a plus d'éclat et plus d'attrait que dans les littératures 28 INTRODUCTION Scandinaves. Les Sagas, anciennes ou modernes, ont pour caractère principal l'abondance de l'invention et de la fantaisie. Les femmes que nous' étudierons (dont il nous faut connaître les tendances pour les bien situer dans le mouvement de leur temps) ont apporté leur large tribut à ce trésor de contes merveilleux dont les grands et les petits ont besoin là -bas pour bercer leurs rêves. A l'exception d'Ellen Key, qui a écrit surtout des livres de théorie sociale, pleins de fougue et d'une haute valeur, toutes les autres sont romancières, poètes, auteurs dramatiques. Encore Ellen Key a-t-elle, en dehors de son oeuvre sociale, produit une oeuvre de critique abondante et variée qui la classe au premier rang des essayistes contemporains. Ces femmes de lettres sont donc restées littéraires ; le souci de l'action sociale n'a pas, en elles, étouffé l'imagination. Et même il en est une (celle à qui le sentiment populaire a décerné, dans son pays, la plus haute récompense) qui ne s'est pas mêlée au mouvement social ; qui, Vivant parmi les paysans dans une campagne lointaine, n'a écouté que les voix de la nature, n'a été inspirée que par les sentiments, les instincts profonds et immuables de sa race. A celle-là , nous ferons une place à part. Il le faut bien, car on ne saurait où la classer dans le mouvement des esprits actuels. Selma Lagerlöf n'est pas plus INTRODUCTION 29 contemporaine de Strindberg que de Tegnér ; elle est aussi bien contemporaine des antiques chanteurs de la Saga de Thidrick. Elle ne voit pas les vêtements variés dont les modes changeantes ont revêtu de siècle en siècle la pensée suédoise. Elle communie avec elle dans ce qu'elle a d'éternel : sa religiosité profonde, son amour de la nature, son intense faculté de rêve et de féerie. Quand nous aurons suivi le mouvement littéraire et social qui; de 1845 à nos jours, a suscité des talents féminins nombreux et variés, nous reviendrons nous asseoir aux pieds de Selma Lagerlöf, et la prierons de nous conter quelques-uns de ces beaux contes qui, pendant les hivers obscurs, peuplent les plaines de neige de personnages merveilleux. CHAPITRE PREMIER De 1845 à 1880 De Sainte-Brigittev à Fredrika Bremer. -— Enfance de Fredrika au château d’Arsta. — Les , Voisins. — Hertha. — Les voyages et les oeuvres de Mamsell Fredrika. — Baronne von Knorring. — Emilie Flygare Carlén. L'activité littéraire de la femme suédoise s'était manifestée bien avant le dix-neuvième siècle, et elle avait eu à diverses reprises des représentants remarquables. . ' La fondatrice et la patronne de cette littérature féminine est une sainte, particulièrement vénérée des Suédois : sainte Brigitte. Elle écrit au quatorzième siècle, de très nombreux volumes de Révélations, qui passent pour de beaux documents de littérature mystique. Deux siècles plus tard (1626-1689), la reine Christine, fille de Gustave-Adolphe, vient représenter son pays dans le grand mouvement de 32 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI la Renaissance. On connaît cette originale figure tragiquement célèbre par l'assassinat de Monaldeschi. Abandonnant la couronne, abandonnant aussi la religion réformée pour laquelle son père avait versé son sang, Christine', à vingt-huit ans, vient s'établir à Rome et se fait catholique. Formée par la culture encyclopédique de cette brillante époque, savante latiniste, artiste et astronome, réunissant autour d'elle un cercle d'hommes, célèbres, elle fonde VAcademia- Reale. Elle écrit des recueils d’aphorismes, une autobiographie, et, surtout, des Lettres très appréciées. Mais, quel que puisse être le mérite de ces ouvrages, le souvenir en reste moins vivant dans la mémoire suédoise que celui de la vie peu édifiante menée par leur auteur. Chaque soir, aujourd'hui encore, dans la ville d’Upsal, .une cloche qui: porté le nom de la reine Christine, tinte à huit heures précises pour obtenir du ciel le salut de la pécheresse. Dans la jolie et traditionnelle cité, cet usage continuera sans aucun doute: pendant les siècles à venir. Et ainsi, peu de gens de lettres auront fait aussi longuement que Christine retentir leur nom à travers les âges ! Après la mort dé la reine, pendant une période prolongée;- nous ne trouvons point de femme écrivain. On ne peut mentionner que Sophie-Elisabeth Brenner, poète fâcheusement prosaïque, et moraliste jusqu'à l'excès. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 35 Mais voici, en 1720, Mme Nordenflycht, une lyrique « dont la poésie est faite de feu et de larmes ». Amoureuse passionnée, sa plus belle pièce de vers lui est inspirée, au seuil de la vieillesse, par l'abandon de son amant. Elle est surnommée « la bergère du Nord ». La reine Louise Ulrique, soeur de Frédéric le Grand, protectrice des lettres, imite visiblement, dans ses productions personnelles, la glorieuse Nordenflycht. En 1755 apparaît Mme Lenngren. La Suède est en pleine période d'influence française, et, pour ses débuts, la jeune femme traduit en suédois Zémire et Azor, de Marmontel, et les comédies de Favart ! — Mais elle produit ensuite une oeuvre personnelle abondante, en vers charmants, spirituels et clairs^ qui demeurent aujourd'hui encore dans la mémoire des Suédois lettrés. Elle meurt en 1817, et la littérature féminine subit une éclipse. Les circonstances sociales que nous avons retracées lui sont peu favorables. Il n'y a plus de femmes poètes, et le genre si féminin du roman n'est pas encore né. La bourgeoisie suédoise n'a pas trouvé son peintre. On ne lit en Suède, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, que des romans étrangers. Fredrika Bremer vient donc créer dans son pays un genre littéraire. Au point de vue du talent, elle sera bien vite dépassée, mais elle laisse 36 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI dans son oeuvre imparfaite l'empreinte d'une âme élevée et enthousiaste, d'une forte personnalité. I Elle était menue et frêle, avec de très petites mains, de grands yeux tout pleins de bonté, le nez dominateur, la bouche volontaire. Sa figure a été cent fois reproduite en bustes, en portraits, en gravures populaires ; car elle a connu, non seulement dans les pays Scandinaves, mais en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, une heure de brillante notoriété. On la nommait, on la nomme encore Mamsell Fredrika. D'où vient cette appellation singulière ? Au siècle dernier, en Suède, les filles de la bourgeoisie n'avaient pas droit au titre de Frôken (mademoiselle), réservé aux filles nobles. Elles portaient un nom étrange, mot de français corrompu, on les appelait Mamsell. De très nombreuses femmes, en pays Scandinave, ne peuvent espérer le mariage, et le titre dérisoire de « vieille Mamsell » les avait fait souvent pleurer. Fredrika Bremer réhabilita ce nom de moquerie. Elle le porta bravement, le promena, avec sa célébrité, à travers le monde : Mamsell Fredrika, dit-on en parlant d'elle avec une familiarité respectueuse et souriante. Et maintenant que, depuis quelques FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 37 années, ce nom a disparu des usages suédois, on le lui donne toujours, en souvenir de l'état de choses qu'elle a contribué à abolir. A-t-elle vraiment exercé une influence personnelle sur le changement qui s'est produit en Suède au cours du dix-neuvième siècle, dans la condition de la femme ? La légende le veut. Selma Lageiiôf, habile à fixer les légendes, a peint dans -un conte charmant la vieille demoiselle, libératrice de ses soeurs. Les historiens discutent. Ils démentent le joli fait, fréquemment affirmé, d'une visite personnelle faite au roi Oscar par Fredrika : visite au cours de laquelle la romancière aurait obtenu du souverain le droit à la majorité des filles suédoises. Certains critiques veulent même contester à Fredrika son titre d'initiatrice : « Il y avait, disent-ils, une tendance générale, manifestée par les journaux du temps. Sans elle, les femmes eussent fort bien obtenu des réformes. » Cela se peut. Un individu ne détermine pas à soi seul une évolution. Mais la légende est toujours plus véridique que l'histoire; et si l'imagination nationale a vu obstinément en Fredrika l'initiatrice, c'est que le mouvement, à son début du moins, était bien personnifié, symbolisé par elle. 38 FEMMES ÉCRIVAINS D’AUJOURD'HUI Il faut la voir, dans la robe blanche romantique de son héroïne Hertha, les yeux levés au ciel, préoccupée surtout du royaume de Dieu, mais observant d'un oeil très clair les choses de la terre. Il faut la voir, voyageuse inlassable, parcourant l'ancien et le nouveau monde pour y étudier, avec un grand sens d'organisation, les institutions féminines, et rapporter les meilleures à son pays natal. Il faut la voir, théologienne passionnée « disputeuse comme un vieux moine scolastique » si acharnée à la controverse qu'elle ne put, paraît-il, se tenir de discuter avec Pie IX quand elle se trouva en sa présence. Pratique et laborieuse ayant créé autant d'oeuvrés qu'elle a écrit de romans ; ascétique et sentimentale, convaincue que la virginité est un état supérieur, et gardant une mystique fidélité à un chevalier de rêve. Quand on l'a bien comprise, on comprend tout un groupe qu'elle a entraîné avec elle, qui a préparé les voies aux femmes d'aujourd'hui, parfois trop dédaigneuses de ces pionnières. Il faut jeter un coup d'oeil sur la vie de Fredrika Bremer parce que, voisine et lointaine, elle nous montre le chemin parcouru; puis parce qu'il est curieux pour nous d'entrer dans ce vieux château d'Arsta, perdu si loin dans les neiges, où Fredrika enfant vivait et rêvait, « brodant éternellement sur une ruche grise. » FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 39 II Elle naquit en 1801. A ce moment la Suède venait de vivre, sous le règne du charmant Gustave III, des années qui devaient lui laisser l'impression d'un rêve de délices. Ce monarque libéral, cher aux philosophes français, élevé par sa mère Louise Ulrique, soeur de Frédéric le Grand, dans le culte de Voltaire et dé Montesquieu, avait entouré ses sujets éblouis du luxe des palais « rococo », du reflet des mondanités françaises. Notre littérature, notre langue régnaient. « Il y eut un rayonnement, écrit Tegnér, sur cette époque de Gustav ; une brillante fantaisie, étrangère et mondaine si vous voulez... mais il y avait du soleil là -dedans ! » Seulement, ces années délicieuses allaient être expiées par de longs repentirs. Aux yeux de luthériens sévères, l'ère gustavienne devait ressembler quelque peu au séjour de Tannhauser dans le palais du Venusberg. Une dure réaction d'austérité lui succéda: et c'est pendant cette période que la petite Fredrika fut élevée, sous la férule d'un père despote, dans le triste château d'Arsta. Une étiquette d'ancien régime régnait sur la maison. Le matin, les huit enfants entraient cérémonieusement dans la chambre du père, qu'ils 40 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI trouvaient en train de poudrer ses cheveux. Rangés sur deux files, ils lui souhaitaient un bonjour solennel. Puis, de toute la journée, on ne voyait presque plus le chef de famille... et l'on souhaitait qu'il en fût ainsi, car son caractère était redoutable. On faisait de longs et coûteux voyages en berline à travers toute l'Europe « pour l'instruction des enfants ». Mais l'humeur du père faisait de ces voyages un supplice : « Dussé-je y acquérir le génie de Tegnér, écrit Fredrika, je ne consentirais pas à les recommencer. » ...'" Terribles pères ! presque tous ceux qui défileront sous nos yeux dans les romans de Fredrika et dans un grand nombre de romans de l'époque, seront taillés sur le même patron : tyrans sans pitié, bourreaux de leur famille, auprès desquels les « pères barbares » de notre ancien répertoire paraissent de bien bons garçons. Les bourgeois suédois qui faisaient souche de famille dans la première moitié du dix-neuvième siècle, avaient-ils donc tous des âmes de tigre? C'est peu probable. Mais dans ce pays de scrupuleuse conscience, où les lois civiles et religieuses sont exécutées à la lettre, sans concession, sans esprit de conciliation, une mauvaise loi doit produire son maximum de mauvais effets. .. La restauration de l'autorité paternelle, la FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 41 claustration des femmes (qui avaient trop dansé, sans doute, sous le règne de Gustave III) devait paraître une nécessité salutaire. C'était par esprit de devoir que les pères suédois enfermaient alors leurs filles. « Pour être prisonnière sans avoir été condamnée à la prison, écrit Fredrika, il faut être femme !» Et que faire dans ces prisons ? On avait arraché les Suédoises, nobles et bourgeoises, aux travaux importants qui, dans les domaines ruraux, leur conférait une utilité et une royauté, pour les mener participer aux fêtes de la ville. Les lustres étaient éteints, la fête terminée. Enfermées dans leurs appartements, elles s'étiolaient, inutiles et dédaignées. A Stockholm, Fredrika ne sortait jamais, et, quand sa mère la voyait trop souffrir du manque d'exercice, elle lui ordonnait « de sauter à pieds joints derrière une chaise ». Et cette claustration n'était rien à côté de l'oppression morale qu'elle subissait, qu'elle voyait subir à ses compagnes. Eternellement, mineures, elles ne disposeraient jamais de leurs personnes ni de leurs biens; on leur refusait le mari de leur choix, sans les consulter on les jetait à un autre. Etaient-elles riches? on convoitait leur fortune qu'elles ne pourraient jamais posséder ni défendre, et pour la conserver parfois on empê- 42 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI chait leur mariage. Etaient-elles pauvres? Ayant reçu l'instruction la plus nulle-, ne pouvant pas et ne devant pas gagner leur vie, elles étaient à la charge de parents qui leur faisaient durement sentir leur infériorité. Fredrika rêvait à tout cela dans son adolescence douloureuse, entre son père dur, sa mère faible et froide. Enfant laide, de caractère fier et violent, elle avait été particulièrement maltraitée, avait grandi dans la souffrance. Dans son roman, intitulé Le,Foyer, elle se peint sous les traits de la petite Petrea, disgracieuse et rudoyée; nous la voyons, à l'église, entre ses redoutables parents, tremblante. sôus la parole du pasteur qui, par surcroît, menace de la colère de Dieu. Terreurs folles, douleur, ennui exaspéré jusqu'à la rage. Fredrika avait pourtant travaillé de son mieux, son intelligence avait été remarquée ; elle s'était même essayée de bonne heure à la littérature, et sa première production avait été une Ballade à la lune, écrite en français! Mais elle avait vite remarqué que ses parents ne 'Souhaitaient tirer de ses talents qu'un amusement vaniteux, et elle s'était dégoûtée de cela comme de tout. « Je brodais éternellement, dit-elle, sur une ruche grise. J'avais toujours froid, le sentiment de moisir. La vie des femmes, la mienne, me paraissait épouvantable, je priais avec une sorte de FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 43 fureur d'être délivrée de mon sort, je me demandais avec désespoir pourquoi tant de souffrance, je doutais de tout. » Les rêveries sentimentales des jeunes filles ne l'avaient pas longtemps troublée. Elle avait été trop malheureuse, dit-elle. A l'âge où on entre dans la vie avec de grands espoirs personnels, elle était arrivée à ce point de douleur où on renonce à soi-même. Elle voulait vivre pour autrui, soulager d'autres souffrances. Elle songea à adopter cette carrière de garde-malade, qui attire aujourd'hui en Suède une foule de jeunes filles de bonne famille, dont l'exercice remplace, en pays protestant, la prise de voile. Son père s'opposa, bien entendu, à cette résolution. Elle dut se contenter de charités privées, et le manque d'argent, bien vite, l'arrêta. Elle eut alors l'idée d'écrire, espérant, par de modestes gains, créer un petit budget à ses oeuvres. En 1827, elle publia les Esquisses de la vie journalière sous un pseudonyme, en se cachant soigneusement de tous les siens. Le succès vint du premier coup. Un second volume parut en 1828, et réussit très brillamment. Nous l'avons dit, Fredrika créait un genre littéraire: le roman de moeurs de la bourgeoisie suédoise, qui n'existait pas à ce moment. La Famille H..., en 1830, obtint le plus rtf 44 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI succès, et, dès lors, la production littéraire de Fredrika devint incessante, inépuisable. Toutes ses évolutions intellectuelles, sentimentales, toutes ses relations nouvelles, tous ses voyages donnèrent naissance à un, à deux, à dix romans. Et ces livres innombrables produisirent d'innombrables éditions, et on les traduisit en anglais, en allemand, quelques-uns même en français; et des milliers de familles, en Europe et en Amérique, lurent tout haut, le soir, sous la lampe, ces volumes, qui se demandent parfois, aujourd'hui encore, dans les bibliothèques publiques des pays protestants. Y a-t-il là -dedans du talent littéraire ? En peut-on retenir quelque chose ? Bien peu. Il y a cependant des idées, des traits de caractère, de l'émotion et même de l'esprit; mais tout cela si délayé, si noyé qu'on est pris de découragement. De ce Ilot cependant, deux ouvrages émergent: Les Voisins, dont on peut lire deux cents pages avec un véritable agrément, où un type tout à fait original, bien national, est vigoureusement tracé. Puis la célèbre Hertha, qui fut un petit événement historique, qui marque le point culminant de la carrière de Fredrika. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 45 III Hertha ne parut qu'en 1856. L'auteur avait, pendant la longue période qui s'était écoulée depuis son premier ouvrage, vécu une vie active, mouvementée, bien différente de celle qu'elle redoutait pendant sa triste enfance. Entièrement libérée par le succès étourdissant de ses romans, puis (en 1837), par la mort du terrible père, elle avait voyagé, fondé des oeuvres nombreuses, donné cours à son activité robuste et variée. Au début de sa carrière littéraire, en 1831, elle avait, rencontré Bocklin, savant théologien, qui avait eu sur elle une durable influence. Depuis sa jeunesse, Fredrika était troublée d'inquiétudes religieuses. La foi était en elle très ardente, mais la raison exigeante: et comment concilier les souffrances des hommes, qui la tourmentaient si fort, avec la bonté de Dieu? Bocklin, strictement orthodoxe, résolvait ces problèmes avec une parfaite aisance et offrait à Fredrika ses solutions. Mais elle n'était pas satisfaite et ne le fut jamais. L'interminable controverse qu'elle soutint contre tous était au fond une controverse contre elle-même. A mille lieues des libres penseurs, elle ne s'entendait pas avec les orthodoxes; il fallait qu'elle se fît, comme tant 46 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI de protestants « une petite Eglise bien à elle ». Pendant toute sa jeunesse, ce fut son grand souci. Elle échangea avec Bocklin une volumineuse correspondance dont la baronne Sophie d'Adlersparre, dans sa biographie de Fredrika, publie de longs extraits. Après quatre ans de lettres théologiques, Bocklin demanda sa. correspondante en mariage. Elle refusa. Bocklin resta pourtant la grande amitié de sa vie, mais elle ne se sentait pas faite pour le mariage. Comme dit Mortensen, elle était née vestale. D'ailleurs, sur le terrain religieux même, elle devait s'éloigner de plus en plus des idées de Bocklin. Son ardeur mystique fut toujours passionnée, lui inspira ses pages les plus émouvantes, mais l'orthodoxie n'était pas son fait : « Mon Eglise, écrit-elle plus tard, quand ses idées personnelles se sont dégagées, est celle ou prient ensemble Fénelon et Channing, François de Sales, Hildebrand et Luther, Washington et Vinet, sainte Brigitte et Florence Nightingale... Socrate, Spinoza, Bouddha, Lao-Tseu... Que des vastes allées de ce temple, personne ne soit exclu de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont aimé. Toute autre Eglise est trop étroite pour moi, et ne correspond pas à mon idée du protestantisme. » Cette Eglise, à coup sûr, n'était pas celle de Bocklin. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 47 Au point de vue littéraire, le refus qu'essuya le théologien n'est pas à regretter. Les livres que Fredrika écrivit sous son influence étaient si surchargés de philosophie religieuse qu'ils parurent pesants aux plus dévots lecteurs. En 1835, Fredrika noua une relation qui exerça, au contraire, la plus heureuse influence sur sa vie littéraire. Stina Sommerhielm l'emmena en Norvège dans son château de Tomb. Femme vigoureuse et pratique, bien « dans la vie », elle ramena son amie sur la terre, et lui fit exercer des facultés d'observation qui existaient en elle à un très haut degré, Les Voisins (1) écrits pendant ce séj our en Norvège, seraient un très bon roman, s'ils comportaient un volume au lieu de deux. Les personnages ont de la vie et de la couleur, l'arrivée des jeunes mariés dans le château de ma chère mère est un petit tableau qui reste dans l'esprit. « C'était un dimanche, et on entendait dans la « maison les sons animés d'un violon... Mon mari <( me fit monter un escalier conduisant à un beau « vestibule, et il ouvrit la porte de la salle. Je vis <c un bal, tout composé de domestiques et de ser« vantes parés de leurs habits de fête et tournant « gaiement ensemble. A l'extrémité de la pièce, <c sur un siège élevé, je vis une femme grande et « forte, qui jouait du violon avec entrain et se<1) se<1) Voisins, roman traduit en français en 1845. ' 48 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « rieux, en battant fortement la mesure avec le <- pied. Elle était coiffée d'un grand bonnet d'une « forme singulière, et que je ne puis comparer « qu'à un casque... Dès qu'elle nous vit, elle jeta « son violon et se leva d'un air un peu fier, mais te avec une physionomie gaie et ouverte. Je fis une « profonde révérence en baisant la main de ma « chère mère. Je tremblais bien un peu... mais elle « me donna un cordial et vigoureux baiser. « Il faut que je dise un mot à mes gens, s'écria« t-elle. Ecoutez, mes bons amis !» « Et elle frappa de son archet le dos de son « A'iolon jusqu'à ce que le silence régnât dans la « salle. « — J'ai à vous dire que... veux-tu bien te « tenir tranquille, toi, là -bas !... J'ai à vous dire « que mon cher fils, Lars Anders, a pris pour « femme Franciska Bùren, ici présente. Les ma« riages sont écrits dans le ciel, mes enfants, et « nous demanderons tous au Seigneur de bénir « son oeuvre dans ce couple. Ce soir nous boirons « ensemble un skol à leur prospérité... Olaf, viens « ici et prends le violon ! » « Un murmure de joie et de félicitations parce courut l'assemblée... <( Ma chère mère est d'une taille forte, mais « belle, se tenant droite et un peu raide. Des traits « réguliers, mais trop prononcés, le menton proéminent, les dents belles, le sourire souvent gra- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 49 <c cieux ; mais parfois la lèvre inférieure s'avance « et donne à la figure une expression dure et sé<c vère. Ses cheveux tout gris s'échappent parfois « du bonnet-casque. Les mains sont grandes, mais « bien faites, et, comme on dit « ne servent pas « toujours à des travaux paisibles ». Elle a la voix « forte, parle haute et clair, se sert souvent d'ex« pressions singulières et a toujours sur les lèvres « une foule de proverbes. Elle tempête contre le « damné luxe du temps, les prétentions des jeunes (t femmes. » Elle initie Franciska au soin du ménage, l'emmène à la cave : « Ma chère mère, un morceau de craie à la « main, marquait de signes cabalistiques les tonce nés de harengs et de saumons. Puis nous mon« tâmes au grenier où il y avait à inspecter les « moules des pains, à fulminer contre les rats et a les souris, à vérifier le poids des sacs de farine. <( Je dus .figurer moi-même dans les balances, ma « légèreté fit rire Mme Mansfeld, qui m'affirma <( que, du temps de Charles XI, toute femme qui « ne pesait pas un certain poids, était brûlée « comme sorcière ! « — Je n'inspecte ainsi ma maison que de « temps en temps, dit ma chère mère. Cela tient « les gens en respect et les choses en ordre. Si on « monte la montre régulièrement, elle marche « d'elle-même. Souviens-toi de ceci, Franciska ! 4 50 ÉËMMËS ÉCRIVAINS D'ÀUJOURb'HUi « On voit des femmes courir de là cave au grenier, <c affairées, agitant leurs trousseaux de clefs. Du « bruit et rien de plus ; il vaut mieux gouverner a sa maison avec sa tête qu'avec ses talons Oh en ce voit aussi qui ne laissent aux domestiques ce aucun repos; Mauvais principe ! Il ne faut pas ee museler le boeuf utiie. Rënds4es responsables ee de leur travail, tu y trouveras tôïl profit, et eux ce aussi. Tièns-les fermé, mâlâ donne-déuir largeee nient ce qui leur revient. Trois oU quatre fois ce par an, tombe sur eux à l'improviste, comme ce l'ange du jtigement ! Sonde iës coeurs et les ee reins, gronde comme une tempête, frappe s'il le ce faut ! Cela nettoie la maison pour plusieurs ce semaines; » Cette chère mère-, ce type éminemment national, a trouvé Son accomplissement dans lé chefd'oeuvre de Selma Lagerlöf ; il a pris là forme définitive de la Commandante de Gosta Berling> Mais Fredrika Bremer en avait tracé une vigoureuse ébaUche, et si elle n'avait faussé tout l'ouvrage par l'absurde aventure de Bruno, fils de ma chère mère, et frère surtout des . héros romantiques les plus échevelés, elle eût fait une oeuvre de grande valeur. Elle a fait seulement une oeuvre fragmentaire, qui a son intérêt comme document. D'ailleurs, comment faire des chefs-d'oeuvre au milieu d'une vie si agitée ? Fredrika fondait FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 5l dés asiles, des orphelinats; commençait ses voyages à travers le monde: elle avait déjà visité le Danemark, l'Allèïnâgniéj l'Amérique du Nord qui devait lui inspirer lés Foyers du Nouveau Monde, et chaque année, elle publiait des romans nouveaux. Les Esquisses de la vie journalière ont huit volumes. Ils valurent à leur auteur en 1844, la grande médaille d'or de l'Académie de Stoekholmi Eh 1848, un ouvrage qui sembla hardi, Vie de frères et sdëilrs, commença à agiter l'opinion. Fredrika avait fait la connaissance de miss Franches Lëwiri, amie de Stùart Millj et celle-ci, la détournant de se faire gà rdë^maladë (ancien projet auquel Fredrika songeait à revenir), lui conseillait de combattre par la plume pour l'amélioration du sort de la femme suédoise. La romancière revécut alors les souvenirs de sa jeunesse. Un léger mouvement se faisait bien sentir pour la. libération de la femme, mais qu'il était faible et lent ! Sans doute, en 1845, on avait admis les soeurs à l'égalité du partage successoral avec leurs frères : Mais, à quoi serviraient des biens dont, éternelles mineures, elles lie jouiraient jamais ? Et pour les filles pauvres, quel lamentable soft! Fredrika vit sans doute passer devant ses yeux la triste théorie des ce vieilles tantes » inutiles et méprisées, mangeant le pain de la charité ; 52 FEMMES ÉCRIVAINS D AUJOURD'HUI ee Grises silhouettes courbées, aux cols ronds, aux mantilles fanées, chapeaux défraîchis, robes retournées, figures ridées aux bouches enfoncées, mains ratatinées dont aucune ne porte l'anneau de mariage... » (1). Et elles lui dirent sans doute, comme dans le conte de Selma Lagerlof : ce Nous sommes seules sur la terre, laissées en ee dehors du banquet de la vie, servantes de tous ce à qui personne ne dit merci, entourées d'indifee férence ou de mépris... Notre nom même est une ee risée !... » Fredrika songea à tant de misères ignorées, aux jeunes filles qu'un si triste avenir attendait, et dans un élan d'émotion généreuse elle écrivit Hertha (1). IV Ce roman causa, paraît-il, une sensation si vive que son auteur dut s'éloigner quelque temps pour laisser le calme revenir. Etait-ce donc une oeuvre révolutionnaire ? Il faut le croire. Les livres qui font des révolutions (1) Mamsell Fredrika. Unsichtbare Bande. Selma Lagerlof. Munich, 1905. (1) Hertha où l'Histoire d'une âme, traduit en français en i8o6. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 53 sont généralement sentimentaux et emphatiques : il est certain, du moins, que Hertha obéissait à cette tradition. Elle fait penser, à ce point de vue, aux premiers romans de George Sand, qui paraissaient à la même époque, et qui ne lui sont nullement supérieurs. Seulement George Sand devait progresser dans la suite. Par exemple, si on peut noter quelque ressemblance de forme entre Hertha et sa contemporaine Indiana, quelle différence quant au .fond ! Pour défendre la cause féminine, Hertha (et c'est là son originalité) ne dément pas sa foi, ses tendances mystiques. Au contraire! elle se lève, bras au ciel, inspirée, demandant ce Justice pour la femme, au nom du Christ, mort également pour le frère et la soeur ! ». Et ce n'est pas le droit à l'amour qu'elle revendique : c'est la liberté pour l'activité, pour le dévoûment. Elle veut bien servir le foyer, ce mais elle veut servir des milliers de foyers », raconter des histoires à des enfants ee mais à des milliers d'enfants ! ». Et le livre qui exprime naïvement cette soif d'action dévouée est encore presque lisible, malgré sa phraséologie d'un autre âge, tant il est sincère et touchant. c< Hélas ! s'écrie Hertha, sais-tu que nous serons ce bientôt vieilles ? J'ai vingt-neuf ans sonnés : ce pourquoi avons-nous vécu jusqu'à ce jour ? Si 54 FEMMES ÉCRIVAINS p'AUJOURD'HUI < ce nous avions pu apprendre quelque chose sérjeueç sèment, exercer nos facultés, je ne me plainr ce drais pas. N'est-ce pas extraordinaire qu'on ee donne, aux jeunes gens tous les moyens de se ee développer suivant leurs aptitudes et qu'on ce n'agisse pas ainsi avec les femmes ? J'aurais ee été bien heureuse si j'avais pu étudier ce que ee les jeunes gens étudient dans les Universités, ce me frayer par mes propres efforts un chemin ce dans la vie. Qu'ils sont heureux ceux qui peuee vent s'appliquer aux arts et aux sciences et ee communiquer aux autres le bien qu'ils ont ce trouvé !,.. Et nous n'avons rien d'autre à faire ce que de nous demander chaque jour :que mariée gerons-nous, que boirons-nous ? quelle rpbe ee mettrons-nous ?... Oh ! Aima, np somme.s-npus ce venues au monde pour rien autre chose? Et ce pourtant, eu nous aussi que de dons divers ! ee Quelle intelligente et vive ménagère que notre « Marthe, et, au eoiïliraire, combien Marie est ce réfléchie, pensive, charmée par l'étude ! Moi ce je serais peut-être devenue une créature utile-,. ee J'aurais voulu travailler, vivre, mourir pour mes ee semblables !.,, Il fut un temps où j'ai désiré ce surtout la carrière d'artiste, mais cette carrière ce même me semble maintenant trpp étroite, si ce elle ne tend pas à un but plus élevé. Le mariage ee est pour -moi une chose indifférente, malheu« reuse même, si elle n'amène un plus grand FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 55 ee développement de l'âme au service de la lumière ee et de la vérité. Ce que je cherche, ce que je ce désire, c'est une sphère d'action où je vive ce pleinement; non seulement pour moi, mais pour' ce les autres, pour mon pays, pour l'humanité, ce pour Dieu !.... ce ... Je rêve d'aller à Stockholm et de parler ce iau Rpi. « — Au Rpi, Hertha! u — Oui, au Roi. On dit que le roi Oscar est ee noble et bon. ee Sire, lui dirai-je, je suis venue e< vous implorer pour mpi et mes semblables qui ce souffrent comme moi. On nous tient comme des ee enfants dans l'ignprance de nos droits et aussi ce de nos devoirs, on nous retient mineures pour ee que nous n'arrivions jamais à la maturité de ce notre raison... Et pourtant Dieu nous a faites ce libres ! En d'autres pays chrétiens, en Norvège, ee par exemple, les femmes jouissent de leurs ce droits. Et la loi veut que les filles de Suède ce restent toujours en tutelle! Elles en appellent ce à votre justice! Qu'on nous laisse essayer nos ce forces ! Les enfants n'apprendraient pas à marée cher si on ne leur ôtait leurs langes, ils n'ouee vriraient pas les yeux si on les tenait dans ce l'obscurité. Qu'il nous soit permis de marcher ee par nous-mêmes, et on verra que nous pouvons 56 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce nous soutenir, et même soutenir les autres ! ce Qu'on nous donne la liberté, la possession de ce nos vies, de notre fortune, et alors nous service rons, nous aussi, notre roi et notre pays. Notre ce avenir est celui de la société tout entière. Beauce coup de vices et de malheurs viennent de ce ce que la femme ne se comprend pas elle-même ce et ne comprend pas sa vocation! » Et si quelque lecteur français est tenté de déclarer ici que Hertha est une insupportable prêcheuse, il sera pleinement dans son droit, car Hertha attendait de sa part une telle appréciation! Dans un curieux chapitre intitulé Le Rêve de Hertha, celle-ci se voit parcourant le monde et allant dans tous les pays réclamer justice pour ses semblables. Partout elle est éconduite, et parfois avec brutalité... En France, on l'accueille avec mille saluts et gracieux sourires. On lui affirme qu'il n'y a rien à changer, ce car la femme gouverne le monde: elle est partout souveraine par ses grâces et par ses charmes ! » On voit quelle image se faisait la Suédoise du Français galant et frivole. Exerçons une noble vengeance en la comprenant mieux qu'elle ne l'eût espéré. En somme, Hertha revendique pour les femmes le droit à l'instruction, au travail et à la liberté. Elle ne revendique nulle part plus de liberté dans l'amour, Cette question viendra bien FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 57 aussi agiter les esprits suédois, mais plus tard, à une autre période du mouvement féminin. L'originalité, sans doute unique, de ce mouvement en Suède, c'est d'avoir eu un point de départ religieux : et non seulement religieux, mais ascétique. Hertha laisse clairement voir que la virginité lui semble un état supérieur : ce C'est la femme vierge qui était jadis prêtresse des dieux. » Fredrika n'empêchera pas Hertha de se marier, mais cette héroïne préférée, dans laquelle elle a mis tant d'elle-même, n'épousera celui qui l'aime que quand il sera mourant, quand ce mariage, de toute évidence, ne pourra être autre chose qu'un acte de dévoûment! Un critique a fait spirituellement observer que Fredrika dépense une ingéniosité sans bornes, accumule péripéties sur péripéties pour empêcher ses héroïnes de se donner à l'homme. Il y a là sans doute un enfantillage qui fait sourire. Mais puisque tant de Suédoises sont condamnées, par leur nombre, à mourir filles, il faut bien qu'elles se créent un idéal conforme à leur état! Les livres de Fredrika seront pour elles une lecture réconfortante. Il n'y a d'ailleurs pas d'étroitesse morale dans ces livres de vieille fille. Si Hertha et ses soeurs préfèrent le célibat pour quelques ee grandes âmes », elles ne s'appliquent pas moins à réha- 58 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI biliter socialement la fille-mère, et ce sera un des nobles soucis de leur parti. Hertha veut, au grand scandale de la petite ville qu'elle habite, faire entrer dans la société de charité qu'elle a fondée une fille séduite, relevée par la souffrance et par le travail. L'audace est forte! et l'auteur le sent si bien qu'elle n'a pas le courage de soutenir jus-r qu'au bout cette énprmité, A point nommé, le séducteur revient épouser sa victime! L'intention, cependant, était courageuse si l'on songe à l'époque, et à la. catégorie des lecteurs auxquels s'adressait Fredrika. Hertha, sur ce point et sur bien d'autres, donne l'indication timide, mais juste, des voies que suivra l'avenir. V L'audace modérée du livre, le bruit causé par spn apparition ne fit ppint de tort à Fredrika. Il est bon, au contraire, de paraître en avance sur son époque... quand ce n'est que de peu d'aile nées et quand on doit vivre longtemps. Hertha paraissait en 1856, et en 1858 le roi Oscar décidait que les filles de Suède seraient majeures à vingtcinq ans, A ce moment, Fredrika était partie pour cette série de voyages qui dura de longues années, qui FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 59 lui inspira une quantité de livres, inutiles aujourd'hui, mais utiles alors aux nombreuses femmes qui les lisaient avidement, En 1858, elle était en Suisse, près de Vin et, qui fondait une Eglise libre; puis elle alla pour la seconde fois en Amérique, pu elle était très appréciée. La vie énergique et active d§s Américaines, leur goût de rasspçiatipn devaient avoir une grande influence sur les Suédoises. Fredrika une des premières ce découvrit l'Amérique » pour les lectrices de son pays. Ses Foyers du Nouveau Monde furent très lus; La Vie dgjns le View Monde (en 6 volumes), qu'elle publia après un séjour en Orient, ne le fut pas moins. Là , près du hereeau du christianisme, la. passion et l'inquiétude religieuse l'avaient ressaisie. L'apparition dp La Vie de Jésus, dp Strauss, vint la bouleverser. Elle écrivit, pour le réfuter, Les Veillées matinales, et ce fut, de tous ses ouvrages, celui qui lui tint le plus au coeur. Elle alla en Palestine, à Rome, où elle vit Pie IX,. en Grèce-. L'énrimération de ses livres, autant que celle de ses voyages, serait une fatigue inutile, Tous ces feuillets ont disparu après avoir accompli leur tâche. Livres de femme écrits pour des femmes, ils ont éveillé l'intérêt de celles-ci à l'égard des problèmes que soulève leur propre vie, ils leur ont mpntré de nouveaux horizons. Et ils ont eu peut-être plus d'influence sur elles que n'en au-^ 60 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI raient pu prendre des oeuvres plus originales et plus fortes. En 1861, après avoir fait presque le tour du monde, la voyageuse vieillie revenait dans sa patrie. Sa renommée était alors très grande, ee Elle était, dit un critique, aussi connue dans tous les pays étrangers que l'était Tegnér. » Comme ce n'était pas à cause de son génie, il faut espérer que c'était à cause de sa grande, de sa rayonnante bonté. Cette bonté fondait toutes les résistances, et les partis les plus opposés en Suède entouraient de respect Mamsell Fredrika, chargée d'années, de travaux et de bonnes oeuvres. Dans sa maison, à Stockholm, se pressaient de nombreux amis, Suédois ou étrangers. Tant que sa santé le lui permit, Fredrika s'occupa de ses fondations : son Orphelinat, l'Asile des femmes âgées, l'Ecole normale d'institutrices. Mais la vieillesse vint, elle regagna le château d'Arsta, où s'était écoulée sa triste enfance. Elle y vit avec joie une génération nouvelle jouir d'une jeunesse plus heureuse et plus libre que ne l'avait été la sienne, elle espéra un meilleur avenir : ee Patrie, écrivit-elle, je te lègue mes orphelines. Sois meilleure pour elles que tu ne l'as été pour moi. Dans ton propre intérêt, pour ton propre avenir, donne-leur le foyer, la vie de l'esprit. Je ne te demande plus rien pour moi, je pose mon bâton de pèlerin, mon voyage est fini. » FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 61 Elle mourut dans la nuit du 31 décembre 1865. Selma Lagerlof imagine que pendant cette nuit même Mamsell Fredrika fut transportée en rêve dans son église, et y vit, réunies pour une messe de minuit, dans leurs atours fanés, toutes les vieilles filles trépassées. Et elles s'écrièrent : « Que son nom soit béni! Elle a libéré les nôtres de la tyrannie, elle a fait entrer les jeunes filles dans l'activité de la vie, elle leur a donné le travail et la liberté!... Et nous, pauvres êtres méprisés, sans but dans la vie, sans joie ni tendresse, nous ne sommes plus que de tristes souvenirs, des fantômes évanouis !» VI Après Fredrika Bremer, et avant d'arriver à la période vraiment moderne de la littérature, féminine suédoise, nous trouvons deux femmes écrivains importantes, dont le nom subsiste, dont quelques ouvrages sont encore lus : la baronne von Knorring et Mme Emilie Flygare Carlén. Avec Fredrika, elles composent une curieuse trinité : l'apôtre, la femme du monde et la femme du peuple. Fredrika élève la croix du missionnaire, la très jolie baronne joue de l'éventail, Emilie Flygare Carlén, élevée parmi les pêcheurs, sait manier l'aviron. 62 FEMMES ÉCRIVAINS P' AUJOURD'HUI Cette dernière, très intelligente, vulgaire et vigoureuse, semble avoir eu ùiïe personnalité marquée. Ses récits se perdent malheureusement, comme ceux de ses contemporaines, dans Une déplorable prolixité ; mais il s'y trouve une foule de traits pris sur le vif, pleins de relief et de couleur. Elle ne prêche pas comme Fredrika, ne fait pas de l'esprit comme la baronne, elle est objective, â des traits justes et vivants. Bien avant ce qu'on a appelé eii Suède Virruption du naturalisme, elle tire de la vie des pêcheurs de la côte ouest des tableaux pleins de naturel. Les ce gens de la côte » ont apporté dans la littérature suédoise leur note particulière. Ils ont le verbe haut, la parole hardie et colorée, le geste turbulent. Ils effarouchent un peu les habitants des forêts qui, silencieux et taciturnes, regardent avec méfiance passer ces agités... Ainsi Fredrika, mince et éthérée, demi-couchée sur son divan, regardait avec terreur évoluer dans son salon la grosse et bruyante Emilie Carlén. Celle-ci, voyant son hôtesse esquisser un geste pour lui ouvrir passage au milieu de petites tables et de bibelots menus, s'écriait : — Laissez donc ! je vais bien naviguer jusqu'à vous !... Et, bousculant tout, elle parvenait au divan, sur lequel elle s'écroulait avec fracas. Les Suédois prétendent que les ee côtiers » FEMMES ÉCRIVAINS DAUJOURD'HUI 63 tiennent de leur origine danoise leur caractère particulier, et notamment leur liberté cîé langage. Emilie Gà rïén lés représente bien ; il y à de la frà ndhise et de la vëfdêùf dâils ses ouvrages. Elle était la plus jëuhë d'iine famille de quatorze enfants, et avait passé ses premières années dans' uiîe petite boutique Où sOiï père vendait de l'épicerie aux pêëliêufs. De vieux matelots, qui avaient couru le monde entier, s'installaient près du comptoir, >èt racontaient dès" histoires à là petite demoiselle. Elle entendait les légendes du Nâckëh, l'esprit malin qui, jouant de là harpe, attife les bateaux et cause les naufrages... Mais, moins impressionnée par les légendes que par la réalité, elle observait les pëchêiifs, les contrebandiers, la dure et âpre nature. A seize ans, elle faisait pouf son père des Voyages d'affaires dans lés îles, seule avec un vieux marin. A vingt ans, elle épousait un médecin dans le Smalând, la. région de Suède la plus aimée de Dieu, dit-on, parce qu'elle est là plus pauvre. 8a vie est pleine d'aventures. Veuve de bonne heUfë, elle rentre chez ses parents, puis, après quelques années, Se fiance... et son fiancé meurt sous ses yeux, noyé dans le lac de Bullafen. Elle perd un fils aimé, et c'est assez tard dans la vie qu'elle trouve la paix par son mariage avec l'écrivain Gaflén ; c'est vers la cinquantaine qu'elle arrive à ïâ célébrité, qu'elle obtient un grand-prix de l'Académie de Stockholm 64 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI pour son roman intitulé : Une Maison de Commerce à la Côte . - De cette.existence dure et agitée, de ces contacts avec la nature et.avec les diverses classes de la société, elle a, rapporté et fait passer dans ses oeuvres quelque chose de plus vivant et de plus fort que ce qu'y peuvent mettre des femmes du monde ou des bourgeoises. Elle a surtout senti et dépeint la nature âpre de son pays natal. Jetons avec elle un coup d'oeil sur une de ces îles désolées qu'elle parcourait dans sa jeunesse, île dont elle a fait le théâtre d'un de ses - principaux romans (1) :'... ee Sur -la côte occidentale de la Suède, au nord ce de Marstrand et à vingt mille environ AuPaterec Noster, cet écueil qui a causé tant de-naufrages, ce s'étend: un petit groupe d'îles désertes. Une ee seule : l'île du Chardon, compte quelques habiee tants. C'est un rocher, presque sans trace de « végétation. Les plantes ou arbrisseaux qu'on ce y rencontre çà et là ont une apparence chéee tive et étiolée. Toute l'île, couverte de masses ee de pierres, présente l'image d'une affreuse stéee rilité.... Une des ailes de la petite habitation ee semblait être plus neuve, car grâce au bois ce blanc et à la mousse plus fraîche qui en cornée posaient les murs, elle contrastait avec l'autre, ce toute noircie par l'eau salée. Les fenêtres, véri(1) véri(1) Rose de l'Ile du Chardon. Paris, 1845. "T' - EMILIE CARLEN FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 67 <e tables lucarnes, étaient formées de deux caree reaux de vitre superposés, et dans l'espace qui ee séparait chaque fenêtre la muraille était toute « garnie de peaux de veau marin. A une extré<e mité de la cour, on avait dressé plusieurs perce ches, entre lesquelles des cordes tendues sou« tenaient des quartiers de morue régulièrement <e étages. Au milieu de la cour s'élevait un mât ce surmonté d'un coq en fer blanc qui tournait, ce avec un cri aigu, au gré de chaque vent. Un ee chien de garde, d'aspect féroce, se tenait aece croupi près du porche, les yeux obstinément ee: tournés du côté de la mer. Un chat maigre, « occupé k dévorer quelques débris de poisson, <e complétait le tableau... ce Le hâle avait bronzé la figure de l'homme, <e ses cheveux, qui commençaient à grisonner, <e étaient arrangés en tresses épaisses, sa barbe ee était toute hérissée. Il portait un grand paletot « de laine et de larges braies de velours de coton. <e Ses jambes étaient protégées par des bottes « en peau de veau marin... C'était Haraldson, le <c maître de la maison. » Le tableau est original et vu. Il est bien fâcheux que la vieille nef du romantisme ait trouvé moyen d'aborder jusque dans l'île du Chardon, et y ait débarqué ces personnages convenus, en habits de théâtre, qu'elle promenait alors à travers le monde entier. Anton l'innocent fait partie de sa 68 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI troupe, ainsi que la trop blanche ingénue qui dépare le vigoureux roman intitulé : Les Contrebandiers. Mais si on a la patience de feuilleter longuement ces vieux livres, sans se laisser décourager par d'invraisemblables aventures et de longues pages de sentimentalité plaquée, on y sent par moments de saines bouffées d'air de la mer, et, dans les caractères, des élans d'ardeur sauvage qui ne sont pas des souvenirs littéraires, mais des impressions directes reçues par l'auteur. Le peuple suédois a d'ailleurs beaucoup goûté les très nombreux romans d'Emilie Flygare Carlén. Ils ont trouvé, et trouvent encore, un public assez- analogue à celui qui lisait chez nous Ponson du Terrail ou Eugène Sue. VII N'allons pas oublier la charmante baronne von Knorring! Elle serait bien étonnée de ce dédain, elle qui fit tant de bruit à son apparition dans le monde, avec ses ce seize ancêtres et ses vingt-cinq talents! ». Il est vrai qu'elle raconte elle-même la grande impression qu'elle a produite, et cela dans un ouvrage intitulé Les Illusions. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 69 Mais il est bien certain qu'elle était fort jolie; les témoignages des contemporains en font foi. Puis on peut, parmi ses vingt-cinq talents, lui Compter le talent d'écrire, puisque, après plus de soixante ans, on réimprime encore son roman intitulé Le Valet de Ferme (1). Chose étrange, cette mondaine a trouvé le succès dans un roman de moeurs paysannes ! Nous ne dirons pas de ce livre, comme de ceux d'Emilie Carlén, qu'il semble pris sur le vif. Au contraire, c'est un roman purement romanesque, et c'est par là peut-être qu'il a réussi. Le sujet en est touchant. Un garçon fermier a séduit une jeune fille, elle est enceinte, son patron l'oblige à l'épouser. Il est très malheureux, ayant dû étouffer un autre amour dans son coeur. Après plusieurs années, le fermier apprend que le patron était le père de l'enfant, et que c'est par une véritable trahison qu'il a été, lui, amené au mariage. Transporté de rage, il tue son patron. L'histoire est bien contée, elle a plu, elle plaît toujours ; aucun morceau détaché ne pourrait nous y intéresser. Les romans mondains de la baronne nous sont moins accessibles encore. Ils ont été traduits en danois, en allemand et quelques-uns en français (2). Ils ont passé pour spirituels, méchants; (1) Torparen och Hans omgifning. Stockholm, 1843. (2) Les Cousins, Paris, 1844. 70 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI on les a même trouvés immoraux, participant de l'impardonnable légèreté de l'époque de Gustave III... Nous n'y voyons aujourd'hui qu'un oiseux bavardage. Pourtant ces romans avaient de gros tirages, l'auteur avait obtenu un grand-prix de l'Académie de Stockholm, et ces trois femmes: Fredrika, Mme von Knorring, Emilie Carlén, ont eu, de 1840 à 1880, une incontestable renommée. Elles ont habitué le public à compter avec les talents féminins. Elles ont servi le progrès, soit directement, comme Fredrika, soit indirectement, comme les deux autres, par la notoriété de leur nom. Des femmes écrivains, au talent plus solide, aux idées plus hardies, allaient leur succéder et les faire reculer dans le passé. Mais ces femmes modernes doivent un souvenir reconnaissant aux pionnières, et surtout à la dévouée, à la généreuse Fredrika Bremer. CHAPITRE II L'École Naturaliste de 1880 Progrès sociaux de la femme suédoise. — Baronne Sophie d'Adler sparte. — L'irruption du naturalisme : Anne-Charlotte Leffier. — Gustave' obtiendra le pastorat. — OEuvres diverses. — Le roman de la suédoise italienne. — AnneCharlotte épouse le duc de Cajanello. — Sa vie à Naples. — Sa mort. Emilie Flygare Carlén, née en 1:80,7, ne mourut qu'en 1892. Son existence lie donc (chronologiquement du moins) la période romantique à la période moderne. Au cours de cette longue vie, elle avait vu s'accomplir de grands changements dans la condition de la femme. L'égalité successorale, le droit à la majorité, l'entrée dans les diverses branches de l'activité sociale avaient été obtenus. Dès 1862, les femmes avaient acquis le vote municipal et provincial, influant ainsi sur la composition de la Chambre Haute (1). On les admettait peu à peu dans les Facultés comme élèves, dans les (.1) Marc Hélys : A travers le féminisme suédois. 72 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI lycées comme professeurs, on leur ouvrait les administrations publiques : chaque année voyait s'élargir leur domaine. Cette conquête incessante était l'oeuvre de tout un groupe : parti féministe tenace et pratique, poursuivant méthodiquement l'égalité d'éducation, l'égalité économique entre les deux sexes.' Ce parti comportait une fraction modérée et une fraction avancée. La fraction modérée était fort bien représentée par la baronne Sophie d'Adlersparre, née d'une famille de très ancienne noblesse. Femme du monde, musicienne, intelligente et charitable, d'esprit modéré et religieux, la baronne d'Adlersparre démontra que le féminisme pouvait être ee de très bonne compagnie ». Ruinée, elle sut, sans orgueil mal placé, travailler pour vivre, donner des leçons de musique, faire des travaux manuels avec une grande habileté. Elle se mit aussi à faire des traductions de l'anglais, et traduisit notamment les oeuvres de Mme Beecher-Stowe. Elle fonda la première revue féminine suédoise : Revue pour le foyer, puis écrivit dans Dagny, où elle eut à dire son mot sur toutes lés questions de progrès féminin à l'ordre du jour. Ce mot exprimait invariablement, pour emprunter notre langage politique, une opinion ee centre gauche ». Parlait-on du suffrage municipal pour les femmes ? L'auteur déclarait en termes prudents FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 73 que ce serait une décision peut-être prématurée, mais se ^réjouissait avec mesure lorsque cette conquête 1 était acquise. Si cette attitude de modérantisme lui attira quelque blâme des esprits avancés, l'oeuvre admirable de la baronne au point de vue philanthropique et social lui valut l'estime et la reconnaissance générale (1). Puis elle soutint toujours, par ses écrits et par son exemple, l'idée qui était le point de départ de toute la réforme : que la ' femme doit travailler, avoir sa part de la tâche sociale. ce La femme a besoin du travail, et le travail a besoin de la femme », disait-elle. En somme, elle continua, avec un grand sens pratique, l'oeuvre de Fredrika Bremer, et elle donna d'ailleurs à la Ligue qu'elle a fondée, et qui est pour les femmes suédoises un sérieux appui au point de vue matériel et moral, le nom de son illustre de^- vancière. La biographie de Fredrika, en deux gros volumes, est un véritable monument à sa mémoire et constitue l'oeuvre littéraire la plus importante de la baronne d'Adlersparre (2). (1) Sous l'inspiration de la baronne .d'Adlersparre ont été fondées la Ligue Fredrika Bremer, la branche suédoise de la Croix-Rouge, la Société des Amis du travail manuel, etc., etc. (2) La baronne a été aidée dans ses travaux par une de ses parentes, femme de lettres distinguée, Mlle Sophie Leijonhufvud. 74 FEMMES ÉCRIVAINS D' AUJOURD'HUI La fraction féministe intransigeante, sectaire, avait une toute autre allure. Il nous est difficile de nous en faire une idée, car nous ne trouvons en pays latin rien d'analogue à ce petit groupe. Nous sommes obligés, pour comprendre son esprit, de nous représenter la population si nombreuse de célibataires féminines qui, en pays Scandinave comme en ;pays saxon, a fini par constituer une sorte de troisième sexe : celui des abeilles ouvrières de la ruche. En Suède, vers 1880, les féministes, d'esprit luthérien, de moeurs austères, s'habillant de costumes masculinisés, envahissant les bureaux et les banques, revendiquant l'égalité absolue avec l'homme, prenaient des airs de congrégation protestante et déclaraient la guerre à l'amour. Et qu'on ne se hâte pas de sourire 1 Cette ce Armée du Salut féminin » a eu une sérieuse influence en Suède. Nous la rencontrerons en retraçant la vie d'Ânne-Charlotte Leffler, et surtout celle d'Ellen Key. Le groupe morigène les femmes vraiment supérieures qui s'éloignent de son catéchisme, il obtient des victoires par son acharnement, et il sauve, en tous cas, par ses excès même, l'ensemble des féministes de tout soupçon d'immoralité. Il nous fallait parler de cas divers états d'es- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 75 prit pour déterminer le milieu social où ont évolué les femmes écrivains vers 1880. Il nous faut dire aussi, pour déterminer leur milieu littéraire, que vers cette époque les théories du naturalisme français, et les ouvrages se réclamant de cette école, avaient causé en Suède une sorte de révolution. Comme en France, d'ailleurs, ces théories semblaient subversives, étaient combattues avec violence par l'ensemble des esprits conservateurs. Les esprits modernes, au contraire, en étaient très séduits, et l'influence de Flaubert, de Zola, de Maupassant surtout (influence plus sensible peut-être à l'étranger qu'en France)5 §e révélait chez Anne-Charlotte Leffler et chez Ernst Ahlgren, comme chez l'écrivain Gustaf de Geij erstam. Gela n'empêchait pas leur originalité, et nous sommes souvent surpris de retrouver nos idées si transformées par leurs vêtements étrangers que nous avons peine à les reconnaître. Ces idées, d'ailleurs, sont-elles bien à nous ? De grandes vagues balancent l'ensemble des esprits pensants de l'idéalisme au naturalisme, de la science à la croyance. Ces marées se font sentir sur tous les points du globe. Les écrivains de chaque pays tracent une petite ligne qui détermine l'étiage, la. hauteur de la vague au moment '' où elle les a baignés ; mais ce serait présomption de leur part de croire déterminer le mouvement 76 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qui porte en même temps cette vague sur de très lointains rivages. Il faut pourtant, pour notre compréhension du mouvement suédois, établir un synchronisme avec le mouvement français, et savoir que les premières nouvelles d'Anne-Charlotte Leffler parurent la même année que les Soirées de Médan. I En même temps qu'une femme de lettres originale, c'est un curieux roman qui nous sera révélé par l'étude d'Anne-Gharlotte Leffler. Il y a plaisir, d'ailleurs, à passer quelques instants auprès d'elle. Cette grande personne, à la taille élégante, aux beaux cheveux blond clair, avec son expression calme et bienveillante, sa main chaude et douce ee qui n'étreint pas nerveusement la vôtre, mais la retient longuement et tendrement » est un être près de qui on sent qu'il fait bon vivre. ce Elle a en eiïer dit Ellen Key, la clarté d'une après-midi de soleil. » Et, plus loin, nous empruntant notre expression française : ce Elle est bonne comme le bon pain. » Et l'oeuvre même d'Anne-Charlotte, d'observa- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 77 lion saine et lucide, d'ironie sans amertume, de parfaite composition, donne une impression d'équilibre et de sérénité. Et ne semble-t-elle pas bien raisonnable, bien à l'abri des orages de la vie, la jeune fille qui, à vingt ans, au moment de ses fiançailles, écrit à un ami : ce L'amour tranquille, qui grandit avec les ee années, qui est soutenu par l'estime et la conce fiance, paraît peut-être insuffisant à la nature ce juvénile, mais c'est encore ce que la vie a de ce mieux à offrir... et il vaut mieux mener lattece lage au départ avec sagesse et lenteur que de ce partir d'un tel élan qu'on verse à la première ce ornière. » Croyant se conformer à ces maximes prudentes, Anne-Charlotte entrait bien imprudemment à vingt ans, en 1872, dans la maison de M. l'assesseur Gustav Edgreri. C'était un homme honorable et bon, beaucoup plus âgé qu'elle, de santé chancelante, et qui jugeait, avec bien des personnes d'esprit conservateur, nées en Suède et en d'autres lieux, qu'il sied mal à une femme d'écrire et de publier des livres. Anne-Charlotte promit donc de s'en abstenir, et c'était dur pour elle, car elle avait été d'abord encouragée par des parents bienCi) Drei Frauenschicksale, von Ellen Key. Fischer, Berlin. Ce livre, contient, avec la biographie de Sophie Kovaleskl et celle d'Anne-Charlotte Leffler, celle de Victoria Benedlctsson. 78 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI veillants, et son père avait fait imprimer luimême son premier recueil de nouvelles. Pourtant, elle tint parole deux ans. Mais en 1880, prise d'une brusque fièvre, elle écrivit en quinze jours une pièce intitulée La Comédienne, qui fut aussitôt reçue et jouée au Théâtre national de Stockholm. Il est vrai que l'anonymat fut strictement gardé. L'auteur eut la rare fortune d'assister à sa ee première » dans un fauteuil d'orchestre, sans que personne songeât qu'elle prenait au spectacle un intérêt particulier. Mais le succès de la pièce, jouée souvent et .souvent reprise, allait inévitablement engager l'auteur à ressaisir la plume. M. l'Assesseur dut s'y résigner : il devint le mari d'une femme de lettres. Pourtant, le succès de La Comédienne resta pendant plusieurs années, sans lendemain. Deux autres pièces, L'Elfe et Le Vicaire, eurent un sort moins brillant. Et il faut peut-être se féliciter que le succès de ses oeuvres dramatiques se soit momentanément arrêté, car Anne-Charlotte revint à la nouvelle, genre qu'elle avait déjà essayé dans son adolescence, et où elle devait vraiment arriver à . la maîtrise. Ses deux recueils intitulés Bans la Vie (1), publiés en 1882 et 1883, devinrent presque tout de suite des livres classiques dans la littérature scani(l) scani(l) lifvet. Stockholm, 1882-1890. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 79 dinave contemporaine. Ce sont de courts tableaux, tracés avec un art consommé, de la vie intime de la petite bourgeoisie suédoise. Une observation pénétrante, une ironie mêlée de pitié, un art de composition remarquable, telles sont leurs qualités dominantes. Peu ou point d'intrigue, jamais d'événements tragiques, mais une émotion se dégage peu à peu de cette analyse attentive des menus faits cruels qui composent les humbles vies. Le chef-d'oeuvre d'Anne-Charlotte en ce genre est une courte nouvelle intitulée : Gustave obtien-, dra le pastoral,. L'auteur nous- conduit dans une pauvre chambre où travaillent trois vieilles filles de soixante, cinquante et quarante-cinq, ans, auprès de leur mère de quatre-vingts, ans, qui les appellent toujours fillettes. ee — Gustave obtiendra le pastoral, dit la vieille ce Mme Muurmeiister (Muur avec deux u parce ce que la famille était noble). Vous pourrez dire ce ce que vous voudrez, je le sens en moi, il l'obce tiendra ! ce — Tu as toujours dit cela, maman, chaque ee fois qu'il l'a demandé et ne l'a pas obtenu, ce dirent les filles. , ce — C'est possible, mais cette fois mon presce sentiment est plus que sûr, vous verrez, vous ce verrez ! 80 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ee Et souriante, elle secouait sa tête blanche ee et tremblante. ee — Ah ! chère maman, tu es comme une ence fant, tu ne sais pas du tout comment va le ce monde. ce —Nous devons tous être des enfants au rece gard du Seigneur. ce Une douce paix se répandit en elle. Cette paix ee lui était venue tard dans la vieillesse. Avant, « elle était, comme Amélie, âpre, mécontente ; ce elle se plaignait de la vie dure et sans joie ce qu'elle menait avec ses enfants. Elle n'avait pas ce été une âme facilement soumise, au contraire ce inquiète, active, pleine d'espérances inassouee vies', non éteintes. Mais elle avait passé quatreee vingts ans, et la vie commençait à lui appaee raître comme un paysage au crépuscule, quand ce les détails s'évanouissent et que seules les ee grandes, lignes apparaissent encore. Elle touee chait au bienheureux sommeil de la vieillesse ce et les ennuis glissaient facilement sur son ee âme. Que Gustave obtînt le pastorat, c'était ce vraiment la seule chose qui lui tînt au coeur, ce la seule à laquelle elle pensait pendant que, ce douce et tranquille, elle restait de longues « journées assise dans son fauteuil à tricoter ce près de la fenêtre. » Et les trois vieilles filles sont dessinées avec une tendre ironie. Jetta, encore jolie à quarante- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 81 cinq ans, gardant des prétentions avec ses joues rondes et roses, ses petits pieds gracieux, peignant à l'aquarelle des cartes pour un libraire. Amélie, qui fait de la broderie en couleur pour la société Les Amis du Travail, et se croit bien supérieure à cause de l'art avec lequel elle assortit les soies, à sa soeur aînée, Hilda, qui fait de la broderie blanche. — Hilda n'a jamais eu la moindre fantaisie dans l'esprit, disent les soeurs. Et celle-ci, âgée de soixante ans, muette travailleuse obstinée, qui, par sa ténacité sans repos, gagne plus que -les deux autres, est la seule de cette famille qui ait une vue de la vie, qui sente la misère de ces petits travaux de femmes du» monde, inutiles et dérisoirement payés. Elle seule s'écriera, quand on parlera des prétentions des femmes nouvelles à travailler comme les hommes : — Elles ont bien raison ! il faut que les femmes apprennent à être utiles, et à se rendre indépendantes ! Mais ces mots tomberont dans la désapprobation générale, et la mère et les filles, dans leur chambre délabrée, s'applaudiront de n'avoir jamais ee travaillé au dehors », de n'être pas sorties seules, d'être restées des dames dans leur pauvreté. La réaction hardie par le travail, l'entrée des 6 82 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI filles bourgeoises ou nobles dans les administrations, les universités, les banques, commençait ;au moment où Anne-Charlotte écrivait ses nouvelles, mais elle rencontrait de vives résistances. Les « demoiselles pauvres » gardant aime fausse et triste élégance étaient légion ; et leur misère intellectuelle, leur état d'éternelle enfance, est peint avec infiniment de clairvoyance dans la nouvelle que 'nous icitons. Incapables de pourvoir par 'elles-mêmes ;aux besoins de la famille, les femmes mettent "tout leur espoir dans .le frère Gustave, depuis trente :ans coadjuteuir dans une paroisse de la banlieue de Stockholm. Il approche de la soixantaine. Ontiendra-t-il enfin le pastorat.? Il le faudrait bien, car à la mort de sa mère il devra se charger les soeurs. Mais Gustave, boa Mis ;et brave prêtre, est inintelligent et maladroit. Chaque fois qu'un pastorat a été vacant, il a fait quelque fausse démarche qui rendait sa nomination impossible. Cette fois n'a-t-il pas été prêc'her violemment contre les piétistes, alors que les plus importants ide ses -paroissiens font partie de la secte nouvelle ! II se vante de cet exploit- auprès de -sa famille, et se vante également d'avoir, en visitant une prison, mis tant d'éloquence à faire honte de sa faute à un criminel que celui-ci s'est pendit la aiu.it suivante ! FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 83 Pourtant, inconscient de ses maladresses, Gustave espère le pastorat, et la mère mourra dans cet espoir trompeur. Quand le pauvre coadjuteur, après de dures mésaventures, arrivera tout honteux conter aux siens sa déception nouvelle, il trouvera les soeurs, éplorées comme de petites filles abandonnées, qui lui iconteront la mort de la vieille mère : ce Elle a dit : Est-ce mon fils le pasteur qui arrive.?... Et elle s'est endormie. » Alors, le pauvre Gustave qui, dénué d'ambition, souffrait surtout k l'idée de la déception ^maternelle, slécrie au milieu de ses larmes ,: ce Elle est morte dans son illusion ? remercions Dieu ! C'est tout à fait comme si j'avais obtenu - le pastorat. » Le sujet est ténu, mais avec son exécution sobre et précise, ce petit tableau d'une couleur suédoise caractérisée est tout à fait savoureux. AnneCharlotte connaît à merveille les pauvres âmes féminines, à l'horizon, rétréci, au caractère domestiqué. Sa Tante Malvina, dans une autre nouvelle du même volume, est une silhouette émous vante, une humble, une résignée, qui a un seul, un court moment de révolte pour avoir été trop blessée dans son amour maternel. L'Asile des Pautires contient aussi de beaux portraits d'êtres écrasés par la vie. 84 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI II Les Suédois apprécièrent très fort les nouvelles d'Anne-Charlotte et, si ce n'est là une illusion de notre orgueil national, il semble qu'elles leur aient plu par ce qu'elles contenaient de qualités françaises. Ce mot peut paraître paradoxal, car les sujets traités sont très suédois, et tous les détails matériels soigneusement observés accentuent la couleur locale ; mais l'exécution ferme, l'esprit net et concret, semblent se rattacher à la famille latine. Ellen Key observe avec finesse, et non sans surprise, la nature d'Anne-Charlotte. Elle n'est ni rêveuse, ni mystique, les problèmes de l'au-delà ne la tourmentent guère. La vie, dans ses manifestations réelles, dans ses conflits visites, retient surtout son attention, ce Elle ne tombe jamais, dit Ellen Key, dans ce monde des sensations inexprimables qui, pour bien des êtres d'imagination, est le monde véritable. Le cercle immédiat qu'elle peut observer de ses yeux, c'est là ce qui attache et retient son esprit. » Et cette tendance, chez nous si répandue, étonne singulièrement au pays où les plaines de neige sont sans cesse peuplées de fantômes. Et aussi la précision du style étonne dans la langue suédc;se, qui souvent enveloppe la pensée de dra- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 85 peries flottantes au lieu de la serrer de près. Les petites nouvelles d'Anne-Charlotte rappellent tout à fait, quant à l'exécution, les nouvelles de Guy de Maupassant. Il n'y a pas imitation puisque les sujets, la matière des récits est tout à fait originale, mais l'auteur emprunte à la formule naturaliste notamment son objectivité absolue, puis le système de la ee tranche de vie », favorable à un esprit comme le sien, qui ne veut ni ne peut enfanter des intrigues abondantes. Anne-Charlotte a même, un certain jour, vraiment plagié le naturalisme, et cette fois, non seulement dans ses procédés, mais dans ses sujets mêmes... et ce jour-là elle a été fort mal inspirée. Elle a écrit une nouvelle intitulée Aurora Bunge, qui causa un petit scandale ; qui, ayant été attaquée avec excès, fut violemment défendue, et qui ne méritait vraiment pas cet excès d'honneur. Aurora Bunge est l'histoire d'une jeune fille mondaine, d'une ce reine de bal », qui atteint la trentaine sans être mariée, et qui, fatiguée moralement et physiquement de son existence fausse et conventionnelle, passe pour la première fois trois mois à la campagne dans un pays reculé. En pleine nature, elle refait sa santé et sa force... et un beau jour, dans un subit éveil des sens, se (1) Aurore Bunge. Stockholm, 1883. Second volume du recueil intitulé : Ur lifvet. 86 FEMMES ÉCRIVAINS, D?AUJOURD?HUà donne à un homme du peuple. Vite revenue de sa folie, elle fuit son amant d'un joui, et pour cacher les suites de sa faute, conclut hâtivement un mariage ce convenable » béni par le clergé et entouré d'unpublic aristocratique. Cette histoire brutale a pu, sans doute,, se dérouler dans la réalité. Le début, la lassitude de la jeune, mondaine, est traité avec finesse., Mais le .fait qui est le noeud, du. drame,, la, brusque sur-: prise des- sens, qui: jette-la jeune fille, aux bras du premier passant... ce fait imprévu nous, est indiqué de façon si sommaire qu'il nous laisse absolument déconcertés. Logiquement,, il n'est pas impossible,, mais: pour qu'il nous paraisse artistiquement vivant,, il fallait-l'entourer dfune atmosphère de trouble; sensuel,, que Mme ; Charlotte Leffler n'a même pas songé une minute à créer. Moralement, c'est à , son: éloge ; mais comme artiste,, elle a eu tork de choisir, un, sujet qui lui convenait mal. Cette anecdote violente,, naïvement contée^, est fausse et désagréable. . Faisons, d'ailleurs notre, mea culpa. Lléeole naturaliste française de 1880,, pour laquelle natu-r ralisme signifiait trop, souvent grossièreté, étendait alors- sa contagion sur toute l'Europe littéraire. Anne-Charlotte n'a ressenti qu'une bien, légère, atteinte du, mal,.car»le fait a, été unique dans sa carrière. ' Elle a été d'ailleurs trop punie. Aurora Bunge FEMMES: ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 87 déchaîna d'excessives indignations-.. Les esprits réactionnaires furent heureux, de crier à l'immoralité contre un écrivain, dont les idées hardies s'affirmaient dans diverses oeuvres, et notamment dans la .nouvelle- intitulée : En-, lutte contre la société.. Anne-Charlotte souffrit ces attaques avec une patience souriante. «< M est assez: dur, dit-elle;, surtout pour une ce faiklier. femme-,, de savoir qu'on est regardé ce comme apôtre de l'immoralité par. une foule ee de gens respectables !.... Mais si on a seulement «< quelques, bons amis qui vous, défendent contre <e les attaques, et contre tout scrupule intérieur,, et alors- cela va. encore !:»-.. : Et les critiques ne- vinrent pas seulement du groupe réactionnaire. Aurora Bunge irrita vive"- ment le groupe féministe' sectaire. L'Armée duSalut féminin n'ordonnait-elle pas ce- de ne; présenter la femme dans la littérature que: comme un être indemne de toute sensualité !» L'auteur S?Aurora Bunge s?écartait singulièrement du programme. On.le lui fit sentir. Anne-Charlotte est pourtant, à : nos yeux de Français, et même aux yeux, de; bien des Suédois,, un écrivain très féministes, Elle réclame- le- droit de la femme à son complet, développement. Elle combat le préjugé (dont elle avait personnellement souffert) au nom duquel on prétend, même 88 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI quand aucune nécessité d'ordre économique ne l'exige, borner son horizon au ménage et aux prétendus devoirs mondains. Elle peint surtout, et avec une émotion sincère, les douloureuses figures de femmes du peuple, écrasées par un travail excessif, usées par des maternités nombreuses et misérables, et dont la servitude paraît au mari et aux fils chose toute naturelle. Une de ses nouvelles, Un morceau de pain (1), - dessine avec force une de ces lamentables silhouettes . La donnée de la nouvelle est celle-ci : Une place assez avantageuse est briguée par trente concurrents. Le lecteur est introduit successivement dans deux familles inconnues l'une de l'autre, dont le bonheur, dont la vie même dépendent de l'obtention de cette'place. Une fillette de quinze ans va prier Dieu avec passion de la donner à son père ; elle rentre, réconfortée par sa prière, mais reste comme frappée de la foudre en entendant dire tout à coup que vingt-neuf personnes forment à ce moment le même voeu : . ce Trente concurrents ! Et parmi eux il y en ee a certainement beaucoup qui ont prié Dieu ce comme elle, à genoux, pour qu'il les aide, et ce aussi qui l'ont prié pour qu'il ne contente pas ee sa propre espérance !... Là , tout autour, dans ee le pays, il y a des mères, des filles qui pensent, (1) Vr lifvet. 3e 'recueil, 1889. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 89 ce comme elle l'avait pensé, que Dieu doit avoir ce pitié de leur misère et doit les exaucer. Et ee toutes celles-là sont des ennemies, ne pensent ce pas qu'elle sera misérable si leurs voeux sont. ce accueillis ! Et elle-même, avait-elle le droit de ce demander un avantage qui ne peut s'obtenir ce que par la douleur des autres ?... » Et le caractère de cette fillette de quinze ans est tout à fait ee jeune Suède ». La mère misérable, usée par huit maternités, écrasée par un labeur de bête de somme, veut associer sa fille à sa lamentable vie. Mais l'enfant est intelligente, énergique, elle ne songe qu'à travailler tout le jour dans des livres, comme le font ses frères moins bien doués qu'elle. Elle oppose une vive résistance. ' — Tu as tort de ne pas l'élever à souffrir, disent à la mère les voisines. C'est une femme ! Il faut qu'elle ne vive que pour les autres ! Pourquoi cela ? Elle veut développer son esprit et sa force, vivre aussi pour elle-même ! Elle est bonne pourtant, honnête et même tendre, mais son être vigoureux et sain se refuse à l'immolation. Ses frères peuvent bien prendre leur part des soins matériels de la vie ; pourquoi retomberaient-ils entièrement sur la femme, qui peut, comme l'homme, être mieux douée pour tout autre chose ? Que chacun, sans distinction de sexe, adopte le '90 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI travail, qui convient le mieux à sa nature, telle est la conclusion hardie d'Anne-Gharlotte, non seulement dans cette nouvelle, mais, dans un romani intitulé Songe- d'éM-.. La comédie: Les Vraies:Femmes,:.est. aussi d'une signification féministe très nette. L'auteur, sous, ce vocable ironique, désigne, celles qui, suivant 1;ancienne tradition, toujours cèdent, toujours pardonnent, toujours s'effacent, et par cet, oubli de leur dignitéi, par cette ^.annulation d'ellesmêmes,, ne font que pousser les hommes à l'égpïsme et à la dureté., III Mais Anne-Charlotte Leffler avait l'esprit trop large pour ne pas; voir: ce qu'Ellen. Key a maintesfois éloquemmenft exprimé : ce qu'il n'y a pas- de ce question féminine pure;, qu'ill n'y- a. que dtes -ee questions- sociales et morales; ;: que ce qnu'ii faut-^ -ee- c!èst pl»s; de jaistice pour tous: les faibles» :.- ce l'enfant, la fëmme^ le déshérité: ».. Aussi est-ce: la plaie de la misère,-ltes injustices et les. duretés des riches qui ont inspiré à Anne-Charlotte som -oeuvre la, plus; forte' et la plus passionnée,, uni drame intitulé : Gomment on fait le bien (1). Le thème est celui-ci : (1) Hur man go godi. Stockhoïm; 18B5S FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 91 Le baron de Duhring a séduit une pauvre ouvrière et a eu d'elle deux filles. Abandonnée, cette femme a épousé un ouvrier ivrogne, dont elle ai plusieurs enfants-, et qui la bat. Marié; et menant une vie fastueuse, le 1 baron-a perdu son unique enfant légitime. Il songe Mors à ; ses filles naturelles et adopte l'une- d'elles, la, plus jolie des deux : Bianca Entrée: à douze ans dans la riche maison de son père,, celle-ci a; bientôt: oublié sa triste enfance. Elle aime; sa mère: adoptive; qui la comble" de gâteries ; elle devient orgueilleuse, frivole ; elle est fiancée à :un; jeune ingénieur qui l’entoure le luxe et de, flatteries. Mais un jour,. dans! une vente; de: charité; où, sous couleur: de; reçueilliii' de. l'argent pour; les.; pauvres-, elle flirte; se montre excentrique' et coquette, sa soeur Svéa, avec: Fouvrier Erithiof; qui est;, son fiancé; parviennent jusqu'à elle et lui demandent secours. L'acte suivant, dans:-la pauvre mansarde où la jeune- fille est accourue sans- quitter sa toilette dé bal, est poignant dans-' lai dureté de son réalisme. La mère, lasse et abrutie; de souffrance, les nombreux enfants- dont deux: sont infirmes, toute là triste maisonnée tremblant: de peur de voir rentrer l'alcoolique... et, misère suprême ! la propre soeur de Bianca, Svéa d'un; -ans plus âgée, devenue une prostituée; et; le disant sans pudeur; et sans honte;!.... Tout; cela éveille Bianca durement de son beau rêve. Le brave ouvrier Frithiof 92 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI aime Svéa. Il accuse de sa dégradation un riche ingénieur qui l'a séduite, et dont l'abandon l'a jetée au vice. Il épouserait malgré tout la pauvre fille, mais il est chassé de sa place parce qu'il a excite ses camarades ouvriers à demander une augmentation de salaire ; et le patron qui l'a chassé est Wuif, le fiancé de Bianca. Celle-ci.se flatte d'amener son fiancé à reprendre l'ouvrier, à améliorer son sort et celui de ses camarades. Elle sait qu'il le peut, que sa fortune est grande. Pour Svéa, elle veut la sauver. Elle apprend avec horreur ce qu'elle ignorait : que Svéa était aussi fille du baron de Duhring, que c'est seulement parce qu'elle, Bianca, était la plus belle qu'on l'a choisie, laissant l'autre au ruisseau ! Elle réparera de si affreuses injustices. Elle rentre chez ses parents adoptif s, révoltée, résolue au combat. Et ce combat, qui se livre au troisième acte, contient de véritables beautés. La scène de Bianca et de son fiancé est surtout remarquable. La jeune fille conte la poignante histoire de sa famille, et ce qui lui tient le plus au coeur : la dégradation de Svéa. Elle s'indigne contre le séducteur. Mais ici Wulf emploie l'argument facile : ce Tu parles de ce que tu ignores, mon amie ! ee Les filles qui tombent à une telle vie étaient ee prédestinées au vice, elles l'avaient dans le ee sang. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 93 ee BIANCA. — C'est faux ! Nous avons grandi ee ensemble. Svéa était toujours meilleure que ee moi. Si mon père l'avait adoptée et m'avait ce abandonnée, c'est moi qui serais ce qu'elle ee est ! » Bianca insiste pour que Wulf reprenne les ouvriers chassés, augmente les salaires : elle n'obtient que d'insignifiantes concessions. Elle exige de ses parents adoptifs qu'ils recueillent Svéa et la traitent comme elle-même : on crie à la folie ! Alors, l'injustice fondamentale lui étant révélée, Bianca, malgré les larmes de sa mère adoptive, s'écrie : N - ce Je ne rentrerai pas dans votre maison! Il ee faut que je retourne avec ceux à qui j'apparue tiens. Je ne pourrais plus vivre dans vos sa« Ions. Je sens que je suis du sang des autres! ce leurs souffrances, leur vie terrible, tout cela <e excite en moi une ardente révolte contre vous, ce Je suis avec Frithiof, je suis avec Svéa, je « suis avec eux tous, contre vous tous !... » Il y a vraiment dans ce drame une belle ardeur combative et généreuse, et on comprend les applaudissements populaires qui couvrirent les murmures des loges élégantes, quand la pièce vit le feu de la rampe, à Stockholm, pour la première fois. -94 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI IV A trente-huit ans, loujonrs très séduisante avec sa taille élancée, -ses beaux icheveux de blonde du Nord, Anne-Charlotte semblait ;à jamais fixée dans cette ville de Stockholm, où son salon était fort, recherché. Elle recevait itrès rsimplement, -avec grâce, dès gens: de îtous les rpartis. ce :Sa maison, dit ïEllen Key, donnait une impression de solidité bourgeoise, avec le charme du laisser-palier artistique. » Ses oeuvres, qui avaient vaincu les premières résistances, étaient très appréciées non -seulement en Suède, mais en Norvège et en Danemark, traduites en allemand, en hollandais, en crusse. Anne-Charlotte était soigneuse de sa notoriété et savait habilement se concilier d'utiles appuis (1). Il semblait que -sa vie, toute remplie d'occupations intellectuelles, dût entrer paisiblement dans son automne sous le ciel froid de son pays natal. Et voilà tout à coup qu'un orage de passion vient bouleverser cette existence, l'emporter et la transplanter en une contrée aussi éloignée que possible de la race, du climat et des traditions Scandinaves ! Il faut se souvenir ici qu'Anne-Gharlotte n'avait (1) Georges Brandes. FEMMES ÉCRIVAINS 'D'AUJOURD^HUI 95 connu ni l'amour, ni la maternité. Son mari, qui n'était pour elle qu'un père, ne lui donnait même pas la joie d'une intimité intellectuelle, puisque l'activité littéraire de -sa femme, loin de l'intéresser, lui déplaisait. Le vide du coeur et du foyer étaient donc fort pénibles, et.il faut pour le moine excuser la passion violente et partagée qu'AnneCharlotte, au cours d'un voyage en Italie, conçut: pour Pasquale del Pezzo, bientôt duc de Cajanello.. C'était un nomme ^aimable et bon, d'une vive intelligence. Il aima passionnément l'étrangère, et,: sous le beau ciel de Naples, dans des jardins en fleur, lui fit entrevoir le rêve d'une existence nouvelle. Anne-Charlotte demanda le divorce. Son mari; se conduisit en galant homme, facilitant la rupture du lien. Libre, elle épousa le duc de Cajanello ; un enfant naquit bientôt, malgré les quarante ans de la mère, dont les cheveux blonds grisonnaient déjà . Et il n'y a rien d'aussi touchant dans les oeuvres littéraires d'Anne-Charlotte que les liymnes de bonheur conjugal et maternel qu'elle écrit de' son balcon surplombant la mer bleue, et qu'elle envoie à ses amies de Suède. Ce mariage, qui semblait paradoxal, créa l'union la plus parfaite : ce Jamais deux êtres ne se sont plus entièrece ment compris, écrit Anne-Charlotte ; tout sem- 96 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce blait nous séparer : la race, la langue, l'éducaee tion, le caractère... et cependant, rien ne nous <e sépare ! » L'âge semblait aussi peu assorti, puisque le duc de Cajanello n'avait que trente ans. Mais, dit la duchesse d'Andria, qui a écrit sur AnneCharlotte une intelligente et sympathique étude, ee il suffisait de les voir ensemble pour comprendre qu'aucune difficulté, aucune barrière n'ait pu les empêcher de confondre leurs existences (1). » Il semble bien que le bonheur d'Anne-Charlotte ait atteint les limites permises à l'humanité. Au moment où elle croyait n'avoir plus devant elle que le déclin d'une vie grise, où elle s'était, avec Un regret toujours in apaisé, faite à l'idée de n'avoir pas d'enfants, de vivre une vie purement intellectuelle dans son pays de froid et de neige, voici tout à la fois l'amour, l'enfant, les fleurs et le soleil !... Et voici en même temps un renouveau de notoriété littéraire, car dans sa patrie d'adoption la femme de lettres suédoise trouvait un chaleureux accueil. Non seulement le duc de Cajanello, apprenant la langue de sa femme, devenu bientôt familier avec la littérature Scandinave, devait traduire lui-même quelques-unes de ses oeuvres, mais les critiques importants, le (1) Préface de la duchesse d'Andria à un roman d'AnneCharlotte 'Leffler, 'duchesse 'de -Cajanello : Il Dubbio. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 97 public lettré, s'éprenait bientôt de l'étrangère. Son drame était traduit par le célèbre poète napolitain Salvatore di Giacomo, sous ce titre : Corne si fa il bene. Et Benedetto Croce écrivait, pour lui servir de préface, une très intéressante étude sur Anna-Carlotta. , Dans cette préface, où il esquisse un tableau de la littérature Scandinave contemporaine, réminent critique italien observe combien les problèmes moraux et sociaux soulevés par Anne-Charlotte, et en général par les écrivains du Nord, dépassent en intérêt et en portée l'éternelle histoire d'adultère dont vivent ces temps derniers le théâtre et le roman latin. Il observe avec raison que la ce littérature d'idées » trouve en pays Scandinave un immense public, puisque tout drame d'Ibsen était à l'avance assuré de quarante mille lecteurs ; puisque les écrivains sont classifiés là bas d'après les idées qu'ils soutiennent, comme s'ils étaient des philosophes ou des hommes politiques ! Et le critique réfute avec force les obj ections des partisans de ce l'art pour l'art ». Sans doute il ne faut pas qu'en un roman ou un drame s'introduisent tout à coup des dissertations philosophiques ; mais l'idée, la thèse, si on veut ainsi l'appeler, peut être le postulat de l'oeuvre d'art. Sur cette base, une action peut s'édifier, vivante, ce L'art moderne peut et doit être imprégné de tous ;les.?problèmes qui agitent 98 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI le monde contemporain, comme l'a toujours été le grand art. » Et qu'on ne dise pas que cela nuira à la forme, au contraire ! ce La rénovation du conce tenu doit entraîner la rénovation de la forme ; ee à une pensée plus profonde correspond une ce forme plus raffinée... La littérature ne peut ce rester étrangère aux soucis les plus élevés de ce l'âme humaine, sous peine de descendre au ce rang inférieur de ifournisseuse de lecture de ce pacotille. » Et pour convaincre de cette idée si juste et Si féconde les Latins, -souvent trop portés à voir dans l'art un simple amusement, ou la satisfaction d'un vain dilettantisme, pour les convertir à cette plus- haute conception de l'art, rien de plus utile que de répandre parmi eux, comme Benedetto Croce a contribué à le faire, la connaissance dès littératures du Nord. L'échange intellectuel entre deux pays aussi franchement opposés doit être fructueux pour tous deux. Le Nord, avec la force et la profondeur de sa pensée, la puissance de sa-vie intérieure ; l'Italie, avec ses dons plastiques, son émotion et sa grâce, son sens de la beauté de vivre, quelle admirable alliance ! En son domaine personnel, Anne-Charlotte la réalisait. Elle avait apporté à sa nouvelle patrie un fragment intéressant de la pensée suédoise, elle recevait d'elle, en échange, une vue nou- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 99 velle de la nature, de la vie et de l'amour. Elle l'avait senti, déjà , même avant ses fiançailles. ee Trop de contemplation intérieure dans le ee Nord, écrivait-elle de Naples. Trop de rêves, ce lourds sous notre ciel gris ! C'est de l'Italien: ce du Sud qu'il faut apprendre à vivre, il le sait., ee Ah ! Capri, ses petits jardins pleins de roses, ce et le soir, les j oyeux chants d'amour des j oueUrsce de mandoline !» - Et elle rappelait les paroles de son amie Sophie Kovalevski : ce Qui n'a pas connu l'Italie n'est que la 'moitié d'un être humain. » '-Charlotte écrivait en 1889 : e< Je n'ai j amais tant vécu que dans ces six ee mois. Je ne croyais pas possible de trouver en ce moi une telle richesse de vie nouvelle. C'est, ce une j oie indescriptible de vivre ici dans ce perce pétuel soleil, avec cette vue sublime sur la mer ce et le ciel ! Je n'y puis croire quand on m'écrit, ce de chez moi, me parlant de l'obscurité proee fonde. Moi qui adore la nature, j'en jouis à . ce toute minute ; l'Italie a gagné mon coeur à tel ce point que je crois que je ne pourrais plus ec jamais vivre heureuse dans le Nord. ec J'ai en moi toute la richesse du bonheur l& ce plus parfait, le plus accompli. Il me semble ce que j'ai reçu du ciel un don si immense qu'auec cun être humain que je connaisse n'en a jac< mais reçu un pareil !» 100 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Le duc de Cajanello voulut voir la patrie de sa femme. On alla passer un Noël dans la famille suédoise. L'Italien admira les nuits claires du Nord, il aima tout ce que Charlotte avait jadis aimé. Ses lettres à lui sont aussi des chants de joie. Sa femme, plus jeune qu'à vingt ans, avait un art merveilleux pour remplir et charmer les heures. Le travail n'était pas oublié. La biographie de Sophie Kovalevski, morte peu après le mariage de son amie ; deux pièces intitulées Le Bonheur de la, Famille, un second volume du roman intitulé La Femme et l'Amour ; un conte de fées : Les Voyages de la Vérité ; plusieurs nouvelles et impressions qui forment deux volumes d'écrits posthumes, et enfin ce roman : Etroit horizon, que la mort devait interrompre, tel est à peu près le travail d'Anne-Charlotte dans sa seconde existence. La transformation qui s'était produite dans l'âme de l'auteur apparaît dans ces ouvrages, surJtout dans La Femme et l'Amour.. ce Que ce livre est humain, tendre, rêveur, comparé à ses autres oeuvres ! dit Georges Brandes. On y sent un lyrisme caché et contenu. Il y a littéralement du soleil dans ce livre. » Les revendications féministes, Anne-Charlotte l'avoue, sont un peu oubliées. L'héroïne, Alie, ne réclame de l'homme.que l'amour. Mais, toujours FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 101 exigeante et tière, elle le veut entier, complet ; elle veut qu'il soit, pour lui comme pour elle, non pas un moment, de la vie, mais le principe vital. Elle veut changer en une réalité le nom de caresse : ce Anima dell'anima mia l ». Il est vrai que l'amour avait tout donné à Aitne-Charlotte. En son pays de Suède, malgré les conquêtes du féminisme, elle avait eu peine à obtenir dans son ménage le droit à l'activité littéraire. Ici, près d'un homme amoureux, fier de son talent, elle trouvait, non seulement la sympathie, mais une aide intellectuelle. Elle travaillait avec son mari la littérature latine, elle lisait Dante, Ariosto, Leopardi, Carducci et les poètes modernes italiens. Dans cet esprit ouvert et varié, une telle culture devait porter de beaux fruits. Mais le bonheur d'Anne-Charlotte s'était élevé trop haut : la foudre tombe sur les cimes. En pleine joie déjà , alors qu'elle attendait son enfant, des pressentiments l'avaient troublée. ce Souvent, je sens en moi une grande angoisse. ce II me semble que notre bonheur est trop cornée pi et, trop intense pour que cela puisse durer, ce et je crois ou que je vais mourir, ou que l'enee fant ne viendra pas bien au monde. » Il vint cependant, beau et vigoureux ; la mère se remit à merveille et jouit pleinement de la première enfance : ce Les yeux de Gaëtano sont déjà si attentifs l 102 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « Jamais il n'a eu le regard flottant, incertain ce des nouveau-nés, il semblait tout de suite obser« ver les choses. Et il aime déjà notre beau ciel « de Naples ! Quand il pleure dans sa chambre, « je n'ai qu'à l'emporter sur le balcon et à m'y « asseoir avec lui ; ses yeux se tournent ravis « vers le ciel, il reste longtemps, longtemps tran« quille. Et moi, j'ai les larmes aux yeux en le « regardant. » Gaëtano grandit, on fonda sur lui de merveilleuses espérances (1). Charlotte vécut heureuse, entourée d'un cercle d'amis, gens de lettres et gens de la plus agréable société italienne, qui l'admiraient, encourageaient son travail. Et en 1892, à quarante-trois ans, pendant qu'elle travaillait avec ardeur au roman intitulé Etroit horizon, elle sentit un frisson de fièvre. A l'instant, elle en eut la vision : c'était la mort qu'elle avait redoutée ! Mais cette impression s'effaça, elle continua son travail, et à son mari qui la pressait de se coucher, elle dit : — Mais j'ai encore tant à écrire, où trouverais-je le temps pour tout cela ? Elle mourait cinq jours après, consciente de la mort et courageuse, ayant pour tous ceux qui la soignaient des paroles de douceur et de bonté. (1) Ce jeune homme fait actuellement ses études à l'Université de Stockholm. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 103 ee Une noble figure de 'femme vient de dispa<e raître, écrivit Benedetto Groce ; génie de penee seur et d'artiste, frappé au milieu de sa force ee et de son activité. Il y avait en elle le vivant ce enthousiasme d'une âme qui aime. Elle nous ee aurait dit encore des choses, grandes, profonce des et belles, comme elle nous en avait dit ce beaucoup déjà . Son intelligence était aussi ce vaste que son coeur, sa vie fut vraiment celle ce des élus. » Si beau que soit un tel éloge, nous lui préférons encore ces quelques lignes écrites à Ellen , Key par le mari désespéré : ce Elle avait le génie de l'amour. Car l'amour a <e sa génialité autant, que l'art, que la science.' Ce ce ne sont pas tous les êtres qui savent aimer, ce Mais elle le savait jusqu'à la perfection. » Que ce soit le dernier mot prononcé sur AnneCharlotte ! De tous les éloges donnés à une femme on n'en peut imaginer aucun qui lui fasse un plus grand honneur. CHAPITRE III L'École Naturaliste de 1880 {Suite) Emst Ahlgren ( Victoria Benedictsson). — Ses Récits scaniens. — Son Journal. — Enfance de Victoria ; son mariage. — Le village de Hôrby. — Une amitié littéraire : Axel Lundegard. — Maladie et douleurs. — Suicide. — Une lettre d'adieu. La duchesse de Gaj anello nous a entraînés bien loin de son pays d'origine. Ernst Ahlgren, là Scanienne, va nous ramener aux bords de la Baltique. Son caractère tourmenté, son existence tragique, crée le plus frappant contraste avec le tendre roman de la Suédoise italienne. Examinons et comparons ces deux femmes, dont les oeuvres constituent le plus important bagage de l'école naturaliste féminine suédoise de 1880. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 105I 105I ERNST AELGHEK (Victoria Benedictsson) La mort d'Ernst Ahlgren, en 1888, fit grand bruit dans le monde littéraire de Suède. La jeune femme qui, à trente-sept ans, terminait sa vie par un suicide longuement prémédité,. déjà tenté à plusieurs reprises, venait de produire coup sur coup, en six ou sept années, des. oeuvres très remarquées. Chaudement discutés d'abord, ses romans, ses nouvelles étaient alorstrès en vogue dans ïe public lettré. Les idées hardies d'Ernst Ahlgren, ses relations d'amitié fraternelle avec un jeune écrivain dont la réputation commençait à s'affirmer : Axel Lundegard ;: le récit, murmuré à l'oreille, d'un amour malheureux pour un homme de lettres célèbre... mille circonstances firent de cette mort une sorte d'événement de famille dans les lettres Scandinaves. Autour de cet événement, s'agitèrent de vives controverses, et le temps n'a pas encore apportél'apaisement. Deux publications toutes récentes : Autobiographie de Victoria Benedictsson (Ernst Ahlgren) tirée de lettres et de notes réunies et publiées par Axel Lundegard (1), et un Recueil de' (1) Victoria Benedictsson. En sjâlfbiografi ur bref och anteckningar samlade af Axel Lundegard. Stockholm, 1908. 106 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI lettres publiées par Mme de Geijerstam, bellefille de la disparue, ont réveillé, l'été dernier, les souvenirs et les discussions. Il n'y aurait peut-être pas grand intérêt pour des étrangers à examiner cette affaire intime, si la personnalité d'Ernst Ahlgren ne s'imposait d'emblée à l'attention émue, à la sympathie ou à l'antipathie de tout être pensant qui s'approche d'elle. Son talent est réel : de forte saveur, âpre et cru en même temps que sensible. Le don d'observation qu'elle a montré dans ses tableaux ûe la vie des paysans scaniens est très remarquable. Et pourtant on comprend que l'intérêt du public suédois se soit attaché à la personnalité d'Ernst Ahlgren encore plus qu'à son oeuvre: elle lui est très supérieure. Son oeuvre est en bonne place dans la littérature Scandinave du dix-neuvième siècle; mais les cris de douleur, de révolte ou de joie que l'auteur a exhalés dans le Journal écrit pour elle-même, iront toucher, à travers les pays et les temps, tous les êtres qui ont adoré ou maudit la vie. Disons plutôt : tous ceux qui l'ont adorée et maudite, car ce sont les mêmes. Tous ceux qui se sont écriés avec ardeur, comme l'a fait Ernst Ahlgren : ee La vie est si belle, si riche, si changeante ! le « bonheur existe, je te le dis, le bonheur existe, « c'est un mensonge de le nier !... » Tous ceux-là , un j our, ont appelé désespérément la mort, car ils FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 107 ont été déçus et n'ont pu supporter l'évanouissement de leur rêve. Pour tous ces passionnés, pour tous ces êtres sans sagesse, altérés de bonheur, exigeant une vie complète, incapables de résignation, Ernst Ahlgren, dès qu'ils la connaîtront, deviendra une soeur aimée. Son âme correspond à celle de toute une famille humaine. C'est donc son âme qu'il nous faut interroger, et pour cela nous devons pénétrer, non seulement dans son oeuvre, mais dans son existence. Nous devons, comme l'ont fait les Suédois, refaire le procès de ce suicide, rechercher quelles raisons cette femme avait de vivre, quelles raisons elle avait de mourir. II Sa première raison de vivre, elle nous l'eût bien vite indiquée elle-même : c'était sa passion pour le travail. ee Tu ne peux pas être tout à fait malheureux puisque tu as le pouvoir de travailler », écrit-elle à un ami. Jeune fille, attristée par le désaccord de ses parents, elle travaille avec ardeur la peinture, vers laquelle elle se croit d'abord attirée. Mal mariée, elle cherche une diversion à sa mélancolie dans 108 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI toute espèce de travaux. En dehors de son ménage, dont elle s'occupe sérieusement, elle gère un bureau de poste et une librairie dont son mari est directeur, s'initie aux travaux d'une banque, donne des leçons de musique, cherche de tous côtés un aliment à sa robuste activité. Enfin elle commence à écrire, et de ce jour une confiance, une certitude entre elle : <e Je ne sais pas si je serai forte ou faible dans ce ce métier, mais c'est mon métier. De cela je suis <c bien sûre. ce Quand je me sens traquée comme une bête, ce je rentre dans mon monde intérieur, j'invente, ce je vois les scènes qui se feront... si je vis !... ce et je redeviens forte et calme. Ne me crois pas ee exagérée ou présomptueuse, j'ai très peu d'am<e bition, j'écris peu et lentement. Mais il se meut ce en moi des êtres que j'ai vus, ou qui se sont ce formés je ne sais comment. Je les entends, je ce les vois, ils vivent, la pensée de les laisser ee mourir m'étouffe... Ce serait pour moi la même ce chose que pour Hedwige de tuer le Canard ce sauvage ! » Alors commencent pour elle de belles heures de travail. La solitude lui devient chère : ce II y a deux sortes de solitude, dit-elle ; l'une ee lourde et dure, que l'on ressent en se trouvant ce coude à coude avec les hommes. L'autre : la ee solitude pour le travail, est ce que j'ai connu FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 109 ce de plus doux. Cela doit ressembler à ce que e< l'on ressent près de quelqu'un qu'on aime. » Ailleurs, elle écrit : ce Le travail a une puisée sance, il est Dieu et Satan... Mo'loch, je suis ce prête à tout jeter dans ta gueule ! Pourquoi ? ce pour la gloire ? Humbug ! Pour ce qui me ce paraît la suprême félicité : le repos. Mais le ce repos que j'entends n'est pas un lâche somee mell, c'est l'équilibre de toutes les forces vivance tes, c'est ce que le chrétien appelle le repos «... en Dieu. » Et plus heureuse que bien d'autres artistes, elle travaille avec confiance ; elle n'exagère pas sa valeur, elle.se met bien à son rang, mais elle a. la ferme certitude que son labeur consciencieux portera des fruits. Un jour on lui voit sculpter dans un morceau de bois une petite lyre: ce Comment feras-tu pour lui mettre des cordes ? demande-t-on en riant. ce — Avec de la,patience et mon vieux canif, j'en viendrai bien à bout, répond-elle. » Elle en vient à bout, en effet ; et ce travail qui lui cause tant de joie n'est pas un travail superficiel et rapide. Elle n'a pas la vulgaire facilité des artistes inférieurs. Regardons-la, décrivant à Ellen Key le mécanisme de ce travail : « Les caractères réapparaissent comme dans un <e éclair, comme si cela m'était donné. Après, je 110 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ee vois des situations, des faits comme points de ce repère. Ce premier travail dans la tête, sans ec moyens extérieurs, c'est, quelque chose de si ce sain, de si fortifiant ! cela ôte tout souci, cela ee élargit la vue de la vie. Mais après, quand il ce faut mettre la plume sur le papier, alors il ce faut toute ma force de volonté, car les mots ce ne me sont pas donnés pour rien ! C'est une ce torture, mais je l'aime ! Gomme il faut cherce cher, tourner et retourner pour trouver l'exee pression juste, le mot vraiment caractéristique ce d'un être humain ! Mes souvenirs de la vie ce me servent de diapason :; mais comme il est ce difficile de trouver, parmi tous les mots, celui ce qui rend précisément la note juste ! il faut ee tendre l'oreille, écouter, écouter encore... Mais ee lorsque, enfin, c'est au diapason, quelle joie ! ce -Pour les gens qui ne sont pas écrivains, un ee synonyme en vaut un autre ; ce n'est pas ainsi ce pour moi. Parmi tous les mots, il n'y en a ce qu'un qui soit le vrai, et quelquefois je ne ce trouve pas celui-là ! Ainsi, qu'est-ce qui rend ce le mot anglais ce sauntering » ? Flâner ne rend ce pas cela, ce Ile sauntered down the alley... » Il y ce a un rythme dans cette phrase, quelque chose ce dans la démarche d'abandonné, de paresseux, ce Je suis désespérée quand une langue étran<e gère a un mot parfait pour ce que je veux ee dire alors que la mienne ne l'a pas. Ainsi FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 111 ce s'acharner à ... » est une expression pour laquelle ce je donnerai de l'or quand il s'agit d'une ceree taine couleur d'impression, parce que cela est ce apparenté avec chair, chair et sang. . ec Par une insconsciente association d'idées,, ce cela donne quelque chose d'énergique, de sauce, vage, que je ne peux pas rendre en suédois... » - Tous les écrivains reconnaîtront dans cette pageune artiste de race ; elle connaît ce que Flaubert appelait ce les affres du style ». Et elle ne se borne pas à un vain dilettantisme de forme. Avant tout elle veut dépeindre des millieux et des personnages vivants, et pour y parvenir, elle -choisit ses sujets autour d'elle, dans le pays qui est l& sien, dont elle a lentement pénétré l'âme. Née dans la Seanie, province située à l'extrémité méridionale:de la Suède, elle aime ses vastes plaines qui s'étendent à perte de vue : ee J'aime habiter sur une hauteur, dominant un ce immense espace, avec le soleil sur la plaine, ee J'aime voir la mer comme une lame de couteau ce au bout de l'horizon. C'est à cela que je suis ee habituée... nous autres gens de la plaine, avons, ce besoin d'une étendue infinie pour nous sentir ce libres. Dès que quelque chose arrête le regard, ee c'est comme si cela arrêtait la pensée, et je ce veux que la mienne s'en aille loin, aussi loin ce que possible ! » Sur ce sol plat, que les fleurs de trèfle, ce au 112 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI parfum si douceâtre qu'on croit le sentir sur les lèvres », recouvrent au printemps d'un uniforme tapis rose, Ernst Ahlgren fait surgir des paysans obscurs et rudes, dont elle a appris la langue particulière, dont elle a compris les coeurs. Paysans scaniens, travailleurs muets et fermés, d'une économie parfois sordide, plus proches des Normands de Guy de.Maupassant que' des Dalécarliens aux costumes éclatants, à l'âme ardente et mystique dépeints par Selma Lagerlof. Elle ne les pousse pas à :la caricature, ni au tragique. Elle ne les embellit pas, car elle hait Târt conventionnel, qui prétend corriger la nature ; elle les aime pourtant, car elle ne les. aurait pas compris si elle ne lés. avait aimés. Ses récits donnent avant tout une impression de simplicité et de franchise ;-puis, dit G'. Brandes :; ee On y sent une telle sûreté, une si énergique <e maîtrise, qu'on sait avec certitude que les choses ce n'ont pas pu se passer autrement qu'elle les dé« peint... elle sait les manières de voir et de pen<e ser des paysans de . Scanie; en. toute circons« tance de la vie, comme si elle était des leurs. » ce Je ne vise pas au grand art, dit-elle dans sa ce préface. Je marche pieds nus sur la grande ce route de la vie journalière, et c'est à cause <c de cela que, mieux que mes compagnons de <e voyage bien chaussés, je sens les pierres et les (1) Frân Skâne. Stockholm, 1884. ERNST AHLGBEN FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 115 ce épines ; à cause de cela aussi j e sens combien « l'herbe que personne n'a foulée est douce et ee fraîche au bord des fossés... Je ne suis ni mo« raliste, ni philosophe, je voudrais seulement ce être peintre ; je ne veux ni accuser, ni excuee ser, ni enseigner ; je voudrais seulement expri<c mer la vie... » Nous voudrions faire sentir au lecteur français combien, elle y a réussi ; mais rien n'est ' plus difficile que de faire passer des ce récits paysans » d'une langue dans une autre langue, d'une âme dans une autre âme. Il est des scènes .comiques en dialecte seanien qui sont, paraît-il, infiniment savoureuses, mais elles resteront toujours pour nous lettre close. Heureusement, certains récits, d'une humanité plus générale, nous permettront de deviner l'ouvre. Donnons presque en entier une courte nouvelle intitulée : Deuil. ee La pièce est pauvre. Sur le lit repose la femme, « les mains crispées sur la poitrine. Ses traits <e sont réguliers, quoique maintenant couverts de ee l'effrayante couleur de la mort. Oui, elle a été ee une bonne épouse, travailleuse, affable, écoee nome ; il a été toujours content d'elle, ils ne ee se sont jamais disputés, leur vie a été tran« quille. Ils n'avaient en commençant que le trace vail de leurs mains. Ils n'ont jamais eu d'en« fants, et l'homme trouvait que c'était une bonne <e chose : le ménage ne coûtait pas cher. Oui, 116 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ee maintenant, elle est morte. Les fenêtres sont ce remplies de belles plantes prospères, plus belles ee qu'on ne pourrait s'y attendre dans une maice son de paysan. Les fleurs, les unes par-dessus « les autres, se penchent vers la vitre et la luxe mière. Les plantes des Hansson avaient touce jours une quantité de fleurs... ce L'homme se tient tête nue près du lit et reee garde celle qui y repose. C'est peut-être bien ce la première fois qu'il a la tête découverte dans ce sa propre maison ! Les cheveux sont roux, ce coupés court, et entourent la tête comme une ce brosse dure, la barbe aussi est rousse et toufcé fue. Son teint est d'un gris sale, la lèvre supéce rieure a déjà une ombre de tabac à priser, ee mais il prend cependant une autre prise. La ce tabatière est sa consolation. Par le travail et ce le manque de soin, ses mains sont devenues ce dures comme des griffes, le linge est sale, les ce pieds, dans leurs bas de laine jaunâtre, paraisee sent encore plus grands dans les sabots difee formes, au-dessous du pantalon court qui n'aree rive pas à la cheville. ce Cette morte a-t-elle jamais aimé cet homme ? « Qui sait ? Probablement il n'y a jamais pensé ce lui-même, et peut-être elle non plus ! ee Eh bien, elle est morte maintenant, et il faut ee qu'il aille trouver le pasteur. Les sabots sont ce échangés contre une paire de bottes ; par-des- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 117 <e sus le gilet gris et le tricot rayé de bleu, il ee endosse un veston gris ; il pose la casquette ee usée sur sa tête et s'en va. ce Vous croyez qu'il est pauvre ? Loin de là . Il a ce commencé sa carrière comme manoeuvre char-- ee pentier, il a continué pour son compte à bâtir <e des maisons pour les autres, et à la fin pour ce lui-même aussi. Maintenant, il est à l'aise, ce Selon ses habitudes de vie, il est même riche ; ee mais sa personne n'a pas changé. Il est seulece ment un peu plus raide, un peu plus couvert ce de tabac à priser, un peu plus hirsute qu'auee trefois, car maintenant il est son maître, etee il n'a plus besoin de faire de frais pour perce sonne ! » ce II entre chez le pasteur, dit bonjour avec ee son ton nasillard habituel. ce — Bonjour ! répond le pasteur. Et il lève ce les yeux de son brouillon de sermon, car c'est ce vendredi. Ah ! c'est Per Hansson qui se proee mène aujourd'hui ? ec — Oui, répond Per Hansson, ôtant lentece ment son bonnet. J'avais une petite commission ce pour M. le pasteur... . ce II a l'air embarrassé, et il est évident qu'il ce ne sait comment il doit s'exprimer. ce -— Ah !... Bien, asseyez-vous ! dit le pasteur, ee Et, pour l'aider dans son embarras en lui don- 118 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ec nant un peu de temps, il ajoute : Comment ce cela va-t-il chez vous ? ce -— Cela ne va pas très bien, répond 'Per ee Hansson. Et il se gratte un peu la nuque, tout ee en tenant la casquette à la main. Je voulais ee justement dire à monsieur le pasteur que ma ee femme expira ce matin à cinq heures... oui,, ee voilà ce qu'elle a fait. ce — Expira ?... répète le pasteur, regardant à ce la dérobée et avec une sorte d'horreur le vesee ton gris. Mais il me semble que je n'ai pas ce entendu dire qu'elle fût malade ? ee :— Non, elle n'a été au lit que pendant trois ee jours, mais elle n'avait pas été réellement en. <c bonne santé depuis plusieurs années. ce — Quelle était sa maladie ? ee — Oh ! c'était une maladie douce. ce — N'aviez-vous pas consulté le médecin ? ce — Oui, le docteur est venu hier, mais cela <e n'a servi à rien. ee II y eut un instant de silence pendant lequel ee Per Hansson maniait toujours sa casquette, ne ee sachant évidemment s'il devait rester ou s'en « aller. Il manquait d'expérience en ces sortes « de choses. ce Le pasteur se sentait aussi un peu embar<e rassé, car si cela était du chagrin, c'était au « moins un genre de chagrin auquel la forme e< habituelle de consolation ne convenait pas. , FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 119v ce — Est-ce que vous ne voulez pas prendrece un verre de bière ? dit-il pour terminer une ee longue pause qui, jusque-là , n'avait été couce pée que par la respiration enrhumée de Per ee Hansson. ce — Merci, répondit le veuf avec son accent, ce lent et large. Ça serait peut-être bon de prenee dre quelque chose pour chasser le chagrin. ce II but son verre de bière et remercia le pasce teur avec son salut gauche et oblique. » II Ernst Ahlgren ne traite pas toujours avec sévérité ses pauvres modèles paysans. En bien dès récits, elle nous fait sentir, sous leurs dehors ingrats, de la beauté morale. La nouvelle intitulée Au lit de mort, nous montre une brave femme, maîtresse d'un paysan veuf, à qui elle a donné trente ans de sa vie. Elle a bataillé contre la misère avec lui, a élevé ses nombreux enfants, et refuse d'accepter le mariage in extremis qui lui est offert. Elle préfère rester la ce pierre de scandale », être méprisée, insultée par les villageois pieux et austères. Pressée de questions au sujet de son refus, elle avoue qu'à vingt ans, elle a commis une faute,. 120 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI a été en prison... Elle n'est pas digne d'être épousée par son maître ! Aucun pardon ne vaincra sa résistance. Plusieurs de ces nouvelles arrivent à l'émotion par les moyens les plus sobres, sans le moindre mot sentimental. C'est là vraiment un art sain et robuste, et l'on conçoit que ces petits volumes de Récits de la vie du peuple soient goûtés aujourd'hui autant, ou même plus, qu'à l'heure où ils parurent. L'auteur n'a suivi en les faisant aucune mode littéraire, elle n'a pris conseil que de la vie réelle et de sa propre nature. Cette nature, si on la jugeait par cette oeuvre seule, donnerait une impression de parfaite santé. Il faut, pour écrire ces récits, avoir l'esprit droit, l'oeil clair, la main sûre. Ernst Ahlgren avait donc tout cela, du moins à de certaines heures. Elle avait aussi, elle avait par-dessus tout une conception de l'art élevée et vigoureuse. Rien ne lui inspirait de plus vives colères que la littérature mondaine, avec la fausseté de son idéal élégant : ee J'étais hier dans un beau salon d'hôtel, lisant « un roman mondain... je suis prise de haine ! « Cette phrase entendue un j our : ce Comment ce peut-on causer avec une bonne ? » me ree< vient comme un leitmotiv... Je me suis enfuie, ce j'ai couru dans la campagne m'asseoir sous c-< un arbre,, j'y suis plus à mon aise que dans « les salons... Je les hais, je hais ces apôtres FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 121 « d'un faux raffinement ! Loin d'ici ! Ma poi« trine se gonfle d'une ardente aspiration vers « mon travail-, vers ma pauvreté, vers ma soli« tude. J'appartiens à la classe inférieure dans « la littérature, je suis de ceux qui vivent pour « travailler, non pour jouir... je me sens en « blouse. Je déteste leur art mondain avec sa « pauvre petite sentimentalité qui se surexcite « par la vanité et les mots vides ! Je déteste cet « esprit de flirtation qu'il faut tenir sans cesse « au chaud comme la bouteille de café. Je dé« teste cette faiblesse qui aime les chiffons parce « qu'on ne peut pas aimer l'être qui est dessous, « qui par des mensonges écarte ce qui lui paraît « être la laideur. Je le déteste, ce jeu de l'ima« gination avec des sentiments châtrés !... Je « vous comprends pourtant, pauvres jeunes gens « sans moelle, et j'ai pitié de vous... Mais je dé« clare la guerre à vous et à votre art, aussi longce temps que je pourrai écrire et penser ! » Détestant si fort l'art mondain, Ernst Ahlgren se prétend naturaliste, réaliste. En Suède, comme en France, cette théorie, vers 1880, semblait faire partie de l'ensemble des doctrines des libres esprits, et elle était vivement combattue par les conservateurs. Ernst Ahlgren fut très fort attaquée par eux pour avoir peints des choses « laides et horribles ». On eût dit que les esthétiques traditionnelles participaient des croyances tradition- 1122 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI nelles : elles trouvaient les mêmes assaillants et les mêmes défenseurs. Mais si la théorie dite naturaliste, devait conduire en France à de réels excès ; si elle devait substituer à un type conventionnel de beauté un ' type de laideur non moins conventionnel ; si surtout elle devait mener, pour un certain temps, à des oeuvres d'un matérialisme grossier, niant de parti pris toute la noblesse morale de l'homme,, une telle conception était bien loin de l'esprit d'Ernst Ahlgren. Bien loin aussi de l'esprit de ces grands idéalistes Scandinaves : Strindberg, Bjornson, qu'en leur pays on a parfois qualifié de réalistes, par un bien singulier abus des mots. Il ne semble pas qu'il y ait eu en Suède un seul réaliste au sens où nous l'entendons. A quelque moment, toujours, le Scandinave est repris par le rêve. Ernst Ahlgren, en tout cas, était bien loin de l'esthétique qui inspirait les Soeurs Vatard, quand elle affirmait que : « Si on ne peut écrire de façon à ce que les hommes deviennent meilleurs après avoir lu, il ne vaut pas la peine d'écrire ! » Par naturalisme, elle entendait simplement ce que tout le monde aurait dû entendre : Sincérité, observation directe de la vie, sans parti pris d'esthétique. Elle affirmait avec raison qu'il n'y a pas de beauté ou de laideur sans mélange. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 123: « Dans le plus noir tableau, il y a une tache « de lumière que nous n'avons pas su voir... » « La légende raconte, écrit-elle, que Jésus pas« sait un j our devant le cadavre d'un chien. Tous « détournaient la tête avec horreur. Lui seul, re« garda la bête morte et dit en spiiriant triste« ment : « Mais il avait de bien jolies dents> « blanches- !.... » J'aime ce qui fait aimer les choses-, «. laides et tristes, j'aime la sympathie qui rap« proche des objets et des êtres méprisés. » L'idéal artistique d'Ernst Ahlgren était donc sain et élevé, et elle ressentait d'ardents enthousiasmes devant les oeuvres qui lui semblaient réaliser cet idéal. Elle écrit à propos d'un nouvel ouvrage ds Strindberg :. , « J'aime; tellement ce livre que les. larmes m'en « viennent aux yeux ï Je voudrais ravoir sous « mon oreiller et le caresser de la main en me « réveillant... Il s'agit là seulement d'une vieille « femme : et cela est si simple, sans un orne(c ment, sans une théorie, sans une attaque !; « C'est un morceau de vie soulevée de la main « la plus légère, et transporté dans un cadre « tout uni, le plus petit des cadres : mais c'est « cela que j'appelle de l'art. Il n'a plus pensé « au public, il a écrit pour lui-même, c'est cece qu'il y a de chaud et d'humain en lui qui s'est « fait jour. Les théories passent mais ce qui est « pris au fond de l'humanité reste toujours. » 124 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI La nature était aussi pour Ernst Ahlgren une source de joies profondes. Nous lisons dans son journal d'avril 1886. : « Quelle journée de printemps aujourd'hui ! « fine et pleine de langueur. La nature a l'air « d'attendre, tout paraît arrêté. Le ciel est cou« vert, et c'est comme une douceur d'un blanc « gris métallique. Pas la plus légère brise, c'est « silencieux. Pas de gazouillis de moineaux, et « le coq ne chante que de temps en temps, avec « de longs intervalles de silence, et cela paraît « si lointain, si voilé, qu'il me semble que ce « n'est pas mon oreille qui perçoit le bruit. J'ai « marché là -dedans dans mes pensées, et dans « tout mon corps je ne sentais aucune douleur, « aucune gêne, un calme bien-être m'enveloppe « comme d'un vaste et chaud manteau. Il faut « garder le souvenir de jours comme ceux-ci, « où on se sent les bras pleins de richesses... « C'est une paix dans mon âme comme si j'étais « fondue dans la nature. Un état plus harmo« nieux ne peut être conçu par un esprit hu« main !... » Ne semble-t-il pas, en effet, qu'Ernst Ahlgren avait les bras « pleins de richesses » ? Une vive intelligence, un talent vigoureux, le sentiment de l'art et celui de la nature ; n'y a-t-il pas là de beaux éléments de bonheur et de vie ? Elle eut, de plus, comme nous le verrons, la FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 125 rare fortune de l'amitié vive et fidèle d'un frère intellectuel qui partagea plusieurs années de son existence. Et pourtant, cette belle affection, nous ne la comptons pas parmi ses raisons de vivre. La nature d'Ernst Ahlgren était ainsi faite qu'elle retira de cette amitié des douleurs en même temps que des joies. Autant ses relations avec la nature,, les choses, les hommes pris dans leur-ensemble,, sont normales, saines, bien établies ; autant ses relations personnelles avec les êtres qui l'entourent sont difficiles, mal équilibrées, produisent à tout instant des malentendus et des souffrances. Voyons donc ce qu'était Ernst Ahlgren dans sa personne physique et morale, dans ses relations avec sa famille, ses amis, dans les événements particuliers de son existence. C'est là que nous trouverons sans doute les raisons qu'elle eut de mourir. III Et d'abord, rendons-lui son véritable nom, carErnst Ahlgren n'est qu'un pseudonyme littéraire. Victoria Bruzelius, qui devint en se mariant Victoria Benedictsson, était fille de Thure Bruzelius,. d'une célèbre famille de pasteurs. 126 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Celui-ci avait eu d'abord le désir d'entrer dans l'armée, et s'était vu contraint par les circonstances à . mener la vie de propriétaire terrien. De sa vocation contrariée, il lui était resté, le .goût d'une vie physique très active. Avec lui, Victoria apprenait à monter à cheval, à tirer au pistolet : « Il me traitait tout à fait comme si j'avais été un garçon. » Ce descendant de pasteurs, militaire manqué, n'était pas un ascète ;; il trompait sa femme, et lui faisait seulement la .concession d'en éprouver quelquefois des remords. Quand il les exprimait l'épouse vertueuse., austère et dure, le recevait fort mal. En elle vivait l'âme d'un pasteur rigide, de.ceux qui parlent plus volontiers des colères de la Bible que des douceurs de l'Evangile : « Ma mère me faisait pendant de longues « heures lire tout haut l'Ecriture. J'ai appris d'elle « à craindre Dieu, non à l'aimer... Ma mère était «. toujours tragique, fortement tragique, sans « larmes. Je ne l'ai jamais vu pleurer. Elle pré« tendait qu'elle avait pleuré autrefois, mais cela « me paraissait aussi invraisemblable que les « miracles bibliques, auxquels je ne croyais pas « non plus. » Le ménage était fort désuni et vivait même pendant de longues périodes tout à fait séparé. Une courte réconciliation se produisit au moment du mariage de la soeur aînée, et Victoria dut le FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 127 jour à ce bref rapprochement. Quand elle naquit, .la haine était déjà revenue, et les parents se querellèrent au sujet de son nom. Victoria attache à cette circonstance une importance un peu superstitieuse : « Je suis venue sans motif dans la vie, aussi <( je n'ai jamais pu y bien trouver ma place.., le «< fil qui lie à l'existence est plus fragile pour « moi que pour les autres. » A coup sûr il est pénible de naître d'un couple -désuni ; mais (Combien d'entre nous, et des meilleurs, ont connu cette souffrance ! Et ne maît-on pas touj ours « sans motif ?» Victoria eut une fort triste enfance. Elle préférait de beaucoup à sa mère son père, d'humeur changeante, parfois gai et spirituel, parfois violent et mélancolique, conteur de belles histoires, guide de grandes promenades. La mère eut pourtant son influence. Elle fit de sa fille l'héritière de ses principes de morale : morale rigide, tout d'une pièce, surtout en ce qui concerne les choses de l'amour. Ses principes un peu surannés contrastent parfois avec la liberté et la largeur d'esprit dont Ernst Ahlgren fait preuve ,à tout autre point de vue. Quand elle écrit dans -son Journal que « le bonheur ne peut se trouver -que dans le mariage et jamais dans l'union libre », c'est l'esprit de Mme Bruzelius qui est venu guider sa plume. 128 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Entre ses parents ennemis, l'enfant devait parfois ruser,même mentir,pour ne blesser personne. Elle en souffrait cruellement : « De là vient mon amour pour la vérité, qui va parfois jusqu'à la brutalité. » Dans cette situation fausse, elle trouvait très dur d'être « une fille », de s-e voir si longtemps contrainte à la dépendance. Qu'il eût été bon d'être « le garçon de papa ! » C'était seulement en cachette qu'on pouvait aller faire des expéditions dans la campagne, manger, coucher chez les paysans, ce qui était pour Victoria la grande joie ! Toute jeune, elle préféra la société des frustes habitants de la plaine de Tellengord à la « bonne société » que sa mère eût voulu lui voir fréquenter. Elle aimait, comprenait ces paysans aux sentiments simples, à la vie dure et laborieuse. Au contraire, la vie des femmes de la « bonne société » lui paraissait intolérable. Convention, mensonge, absence de tout travail sérieux, par-dessus tout, esclavage moral et social, tout cela révoltait Victoria comme cela révoltait à la même heure une foule d'esprits féminins de son pays. Mais comme elle était une silencieuse, une concentrée, cette révolte, chez elle, se traduisait en douleur. Et en une douleur de forme toute spéciale : une honte brûlante d'appartenir à ce sexe inférieur l Elle l'exprime vivement, dans une nouvelle intitu- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 129 lée : Dans les ténèbres. Elle ressent une sorte d'horreur de son sexe impur et menteur, elle ne peut voir sans répulsion une femme se déshabiller! Comme un tel sentiment est évidemment puéril et morbide, on en sourirait si on ne le sentait douloureux. Il fait partie en effet des symptômes anormaux qui, depuis la jeunesse de Victoria, pouvaient faire redouter sa fin tragique. Elle souffre d'une maladive humilité. Elle rougit non seulement d'être femme, mais d'être gauche, ignorante et laide. Sur ce dernier point, son erreur est certaine. Fillette elle était, il est vrai, « grande et maigre, mal vêtue des robes fanées de sa soeur aînée », mais ses portraits nous montrent une belle figure aux traits réguliers, aux larges yeux noirs et brûlants. Pour son ignorance, elle l'exagère ; car, s'il est exact, comme elle le remarque, que « personne, famille ni Etat, n'a dé« pensé un sou pour son instruction, et qu'elle a « dû se contenter de miettes... », le grand travail auquel elle s'est personnellement livrée a valu largement une éducation universitaire. Elle attache à ces études classiques qui lui ont manqué une importance excessive. C'est pour elle un des éléments de cette supériorité masculine « à laquelle elle croit, dit Lundegard, aussi fortement que Strindberg. » « Je me tiens comme une mendiante, dit-elle, 130 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « au pied de l'arbre de la science dont je ne pource rai j amais atteindre les fruits ! » Elle connaît cependant à merveille plusieurs langues vivantes et plusieurs littératures, mais cela ne compte pas à ses yeux et son ignorance l'écrase. "« Elle savait qu'elle ne savait rien, dit Lundegard, mais elle ne savait pas que c'est le commencement de la sagesse. » Son provincialisme aussi, son accent scanien, ses manières gauches, lui faisaient honte. Elle tombait à ce point de vue dans une contradiction assez ordinaire chez les gens qui méprisent le monde : ils voudraient cependant pouvoir y briller. Victoria évidemment n'avait pas ce qu'il faut pour cela. Avant tout elle éprouvait à s'exprimer une difficulté torturante. Non qu'elle manquât de rapidité de conception, ni du sens de l'humour, elle était même fort spirituelle. Mais quand il fallait exprimer ses sentiments, surtout dans une circonstance importante, surtout à ceux qu'elle aimait, une contraction nerveuse l'étreignait, la rendait muette. Disait-elle quelques mots, le son de sa voix la frappait étrangement : ce Le son de ma propre voix, dit-elle, agit sur ce moi d'une façon étrangère et effrayante. Cette ce voix sans âme, qui n'a rien de commun avec « moi-même, n'a pas un seul accent pour ce que ce j'éprouve... C'est si amer que je ne puis le dire ! FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 131 ee Dans tout ce qui touche à ma vie intime, je ce subis les mêmes souffrances que si j'étais ce muette. Je n'ose pas toucher aux nuances délice cates de mon âme avec cette voix. Sa banalité ce monotone rend tout ce qui était frais et vivant, ce fané et mort. Je me tais. » Elle se tait. La difficulté qu'éprouve tout être humain à communiquer ses sentiments profonds devient pour elle insurmontable, absolue. Il est dur d'entrer dans la vie avec une telle maladie morale, que la maladie physique allait bientôt venir aggraver. A seize ans, nous l'avons dit, Victoria Bruzelius, sentant avec raison que le travail seul équilibrerait sa nature inquiète, voulut aller étudier la peinture à l'Académie des Beaux-Arts de Stockholm. Ses parents s'y opposèrent. Elle entra alors comme institutrice dans la maison d'amis de sa famille, et, en trois ans de travail, économisa la somme nécessaire à son entretien d'une année à Stockholm. Elle renouvela alors sa demande, mais se heurta au même refus. C'était une question de principe : une jeune fille de bonne famille ne pouvait devenir artiste. Cette résistance causa à la j eune fille une excessive douleur. Combien d'artistes pourtant, hommes ou femmes, ont trouvé au début de leur carrière cette même difficulté ? Puisqu'elle était (et elle l'avait prouvé) en état 132 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI de gagner sa vie, elle pouvait, à sa majorité, suivre la voie qu'elle avait choisie. L'existence n'était pas perdue par ce désaccord familial ! Elle en jugea autrement, l'avenir lui parut à jamais barré, le bonheur impossible. Un flirt à peine ébauché l'année précédente, terminé par un malentendu et un départ, laissait à la naïve jeune fille l'impression qu'elle avait épuisé toute faculté d'amour. Elle commit une sorte de premier suicide en acceptant, malgré les justes remontrances de ses parents et de ses amis, la main de M. Benedictsson, receveur des postes et directeur de la Banque à Horby, de vingt-cinq ans plus âgé qu'elle, veuf et père de cinq enfants ! Elle regretta, dit-elle, sa décision aussitôt prise, et pria le fiancé de lui rendre sa parole. Mais, comme il s'y refusait, elle se crut liée par sa promesse. Rien pourtant ne la contraignait à une telle folie, et quand, saisie de dégoût et d'horreur par la révélation de l'amour physique en de telles circonstances, elle exhale d'amères plaintes contre la société et les conditions du mariage moderne, nous concevons contre elle un peu de mauvaise humeur. Que n'a-t-elle épousé un jeune homme ? Le roman intitulé Pengar (Argent) aurait beaucoup moins d'âpreté ! Car c'est dans ce roman qu'elle devait exprimer les premières rancoeurs de sa vie conjugale. Le réveil de son héroïne, le FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 133 lendemain des noces, près du mari indifférent hier, aujourd'hui physiquement détesté ; son long sanglot navré de douleur et de honte... tout cela, on le sent, a été cruellement vécu. Mais le roman ne devait paraître qu'en 1884. En 1880, Victoria n'exprima pas ce qui se passait dans son âme. Nous savons seulement, par quelques mots du Journal, que l'idée du suicide lui apparut fréquemment dès cette époque. IV Elle était partie avec son mari pour le village de Hôrby, en Scanie. C'était un tout petit village, perdu dans une campagne lointaine ; privé à cette époque de toute communication avec les centres habités. Vingt maisons y étaient rangées au bord d'un petit ruisseau dans la plaine. L'église blanche élevait le chapeau, de sa tour entre le presbytère et l'auberge. La maison du receveur, la troisième à gauche, avait deux étages et un j ardin, et donnait d'un côté sur l'étroite ruelle qui conduisait à sa librairie. Deux allées ombragées de très grands arbres : l'une de châtaigniers, l'autre d'ormes et de frênes, virent passer mille fois la longue et mince silhouette de Victoria Benedictsson qui, 134 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI lentement, promenait dans cette paix le tumulte de sa vie intérieure. Les premières années furent terribles : elle se sentait murée. L'erreur de son mariage était irréparable, car sa conception monogamique était telle qu'elle lui interdisait le divorce autant que l'infidélité. La maladie vint bientôt aggraver un état moral de mélancolie profonde. De ses deux enfants, nés douloureusement, l'un mourut en bas-âge. Et (bien qu'une telle façon de sentir inspire de la répulsion), il faut bien noter que Victoria avoue avoir ressenti peu de chagrin de la disparition du petit être ! Né d'une union qui lui inspirait de l'horreur physique, il n'avait pu conquérir sa tendresse. Le fait est d'autant plus étrange que Victoria n'avait pas d'animosité à l'égard de son mari. C'était un brave homme. Dans diverses lettres, elle le nomme le bon père, et elle montre aux cinq enfants qu'il avait eus de son premier mariage, une tendresse qu'elle ne pouvait éprouver pour ses propres enfants. Renonçons à expliquer, et surtout à juger, de semblables anomalies. Peignons seulement dans sa vérité un douloureux type humain. A Hôrby, pendant les premières années, Victoria se cherche avec angoisse. Désireuse d'accomplir tous ses devoirs, elle est une parfaite ménagère. Elle tricote en lisant. Elle inscrit sur son FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 135 Journal, avec satisfaction, que la fabrication des saucisses s'est effectuée vite et bien. Elle gère la librairie, mais ce commerce est peu important : on y vend des catéchismes et des calendriers. Une petite table à jeu suffit comme comptoir, et servira bientôt en même temps de table à écrire. Le jour du marché seulement la petite boutique s'anime, Victoria reçoit les clients et se livre à des observations qui lui serviront pour ses oeuvres futures. Une très touchante nouvelle : Les Béquilles, a pour cadre la petite librairie. Victoria apprend aussi le travail de la banque : elle dessine, peint, donne des leçons de musique, s'occupe des enfants de son mari, pour lesquels elle est à la fois une camarade et une institutrice. Ces enfants l'aiment et l'admirent. Sa belle-fille, mariée plus tard à l'écrivain Geijerstamm., restera sa meilleure amie. Et pourtant, malgré tous ces efforts d'activité, là tristesse la ronge. Elle commence à écrire : de courtes: nouvelles, d'abord refusées, puis accueillies dans quelques revues, et se voit de ce fait blâmée par son mari et par le petit entourage provincial. Elle est d'ailleurs à Hôrby, dans ce ce trou de souris » qu'elle aime quelquefois, qu'elle maudit à d'autres heures, si loin de tout mouvement littéraire et intellectuel ! Elle se sent dans un désert. Une grave maladie survient en 1881 : une 136 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI affection de l'articulation du genou, qui semble de nature tuberculeuse. Une opération est nécessaire. La j eune femme, refusant le chloroforme, la subit stoïquement. Deux années entières elle reste couchée, constamment reprise de fièvre, plusieurs fois en danger de mort. A ce moment, celle qui devait, si peu d'années après, quitter volontairement la vie, l'eût cruellement regrettée. Elle s'est dépeinte en un récit, transcrit par Lundegard, qui nous montre une femme couchée et mourante, regardant à travers la fenêtre son petit jardin envahi par les herbes et brillant de soleil. La douceur de la nature la pénètre plus que jamais, et elle pense avec angoisse qu'une partie de cette beauté va mourir avec elle « puisque nul ne verra plus ce tableau ce avec les mêmes yeux, nul n'en jouira plus avec <e le même coeur ». Cependant l'heure de Victoria Benedictsson n'était pas venue. Elle quitta son lit de douleur, reprit une vie à peu près normale. Mais elle était boiteuse pour toujours. C'en était fait de l'exercice physique, du cheval, des longues courses qu'elle avait aimées : pour toujours elle devait traîner sur des béquilles, sa ce longue taille spectrale » surmontée du visage pâle aux yeux plus douloureux et plus brûlants. Au plus dur moment d'une telle crise, Victoria avait vu venir à elle l'être qui allait tenir la plus FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 137 grande place dans les dernières années de sa vie : elle avait fait la connaissance d'Axel Lundegard. C'était le fils aîné du pasteur de Hôrby ; il était alors étudiant à Stockholm, il avait dix-neuf ans, Victoria trente et un. Lundegard a écrit le récit de leur première entrevue : ce Le visage de Victoria Benedictsson, sur le fond ce blanc du lit de malade, apparaissait comme ce usé, transparent, presque immatériel, portant « des traces de souffrance profonde. » Cette première entrevue fut froide et silencieuse. La j eunesse de Lundegard le rendait timide, et Victoria, nous le savons, ne poiivait pas parler! Heureusement pour cette intimité naissante, les amis furemvtout de suite séparés. Axel retourna à Stockholm, et Victoria, qui retrouvait la plume à la main l'honnête franchise de sa nature, entama bravement la correspondance : « Camarade! je sais que nos opinions, sur bien ce des points, sont les mêmes, que nous combatce tons le même combat, que vous appartenez au ce groupe subversif de la Jeune Suède... En fût-il ce autrement, cela ne m'empêcherait pas de vous ee tendre la main, car l'esprit de parti est ce que ce je déteste le plus ! L'honnêteté, l'effort vers ce la vérité, l'effort pour n'être pas infidèle à soice même... avec cela nous nous entendrions touce jours! » 138 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Axel répondit sur le même ton. Il eut le rare mérite de comprendre, lui si jeune, la haute valeur de cette âme compliquée. Une correspondance s'établit, puis des confidences littéraires, puis une collaboration constante. Des chapitres de Pengar firent le voyage de Hôrby à Stockholm, les oeuvres de Lundegard furent envoyées à Victoria. Chacun annotait longuement les manuscrits de l'autre. Après des mois, des années de ce travail, ce il y eut, dit Lundegard, une masse commune, où ce on ne pouvait plus discerner qui avait apporté <e ceci ou cela ». Renseignée, encouragée par son ami, délivrée de la solitude intellectuelle, la jeune femme travaillait avec courage. Pengar, Fru Marianne, les premiers Récits de la vie. du Peuple furent publiés en 1884 et 1885. Pengar (l'Argent) eut le vrai succès : celui qui s'affirme victorieusement, après des polémiques et des attaques. Mais, ce succès, à notre avis, fut de moins bon aloi que celui des autres ouvrages d'Ernst Ahlgren. C'était là , pour reprendre le si juste principe exprimé par l'auteur lui-même, une de ces oeuvres d'attaques et de théories qui passent, non pas une de ces oeuvres profondément humaines qui restent. Et même, en tant que théorie, la théorie exposée dans Pengar ne se tient pas très bien. L'auteur s'élève avec raison contre les mariages d'argent, avec excès contre la prétendue ignorance com- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 139 plète des réalités physiques dans laquelle on élève les jeunes filles. Elle attribue à cette conventionnelle pruderie (qui causa, dit-elle, son infortune personnelle) un trop grand nombre de malheurs. Si le mal existe, c'est seulement pour un petit groupe de jeunes filles bourgeoises (car les filles du peuple connaissent assez tôt la vie!) et il est rare que cette ignorance relative les amène à étouffer complètement l'instinct. Agnès, plus naïve pourtant que Victoria Bruzelius, savait bien refuser d'épouser un barbon! Et s'il faut cependant admettre que les jeunes filles resteront, tant qu'elles seront pures, ignorantes d'elles-mêmes et sujettes à l'erreur, on n'aperçoit guère à cela de remède, car l'éducation théorique la plus hardie ne supplée en rien à l'expérience. Victoria veut-elle que les filles vivent avant le mariage aussi librement que les garçons ? Ce serait le seul remède au mal qu'elle déplore. Mais, à Lundegard, qui lui pose la question, elle répond avec horreur : — Non ! non ! Si l'égalité devait consister en ce que les deux sexes soient aussi vicieux l'un que l'autre, j'aimerais encore mieux ce qui existe.- Le sens général du roman se dégage mal, et les caractères n'en sont pas originaux. Son succès, cependant, s'explique. Si le mariage d'argent est un vieux thème, connu en tous pays et de tout temps, il avait une particulière actualité, il y a 140 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI trente ans, en Suède. Les familles très nombreuses, où l'élément féminin dominait, s'appauvrissaient beaucoup, et les carrières indépendantes s'ouvraient alors difficilement aux femmes. Que de filles vendues à l'acheteur conjugal! Le cri de dégoût et de révolte de Selma, l'héroïne de Pengar, devait trouver dans bien des coeurs féminins un douloureux écho. Les fières vierges du Nord ne voulaient plus être vendues! Comme Selma, comme toutes les féministes suédoises, elles demandaient qu'on reculât pour la femme l'âge légal du mariage. Comme elles, repoussant l'union sans amour qu'elles jugent dégradante, elles se jetaient au travail libre, avec un sentiment de délivrance et d'orgueil. Dans Pengar, dans son second roman intitulé Fru Marianne, dans bien des. pages du Journal, Victoria fait ressortir vivement l'humiliante condition de la femme. Elle raille ce qu'elle appelle le système du harem occidental : ce La femme est gardée comme un article préce cieux en vue de l'acheteur éventuel. Elle ne vit ce pas la vie à ses propres risques, on dirait que ce sa vertu est comme un emprunt fait à la morale ce publique, qui à cause de cela laisse un détective ce sous forme de chaperon la surveiller partout!... <e Si elle est séduite, c'est un vol fait à la colleccc tivité! » FEMMES . ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 141 Quand sera-t-elle responsable d'elle-même? Quand sera-t-elle, par une éducation égale à celle de l'homme, affranchie du mépris protecteur de son compagnon? Quand pourra-t-elle, gagnant sa vie, ne plus se marier par nécessité économique et choisir selon son coeur? Ces idées se retrouvent dans la plupart des "romans féminins de la même époque. Ce qu'Ernst Ahlgren y apporte de personnel, c'est cette ardeur douloureuse, et comme farouche, qui l'anime quand elle note ses propres sentiments. Dans ces romans imparfaits, trop subjectifs, il y a des pages émouvantes. Les luttes de plume, l'activité littéraire, le succès, apportaient à la vie de Victoria un précieux aliment. Sans doute, Mme Benedictsson restait malheureuse et solitaire. Mais ce personnage imaginaire récemment créé : Ernst Ahlgren, la sortait puissamment d'elle-même. Elle lui attribuait ses succès, ses joies, l'amitié de Lundegard. En écrivant à ce dernier, elle signait presque toujours: <e Ton ami, Ernst. ». Comme elle ne trouvait dans son entourage aucun conseil, aucune sympathie pour les occupations qui étaient venues remplir le vide de sa vie, l'amitié du camarade littéraire, du collaborateur, tenait de plus en plus de place. Depuis 1883, sa vie est si étroitement liée à cette amitié ; son histoire, qui ne contient plus d'événements, qui n'est 142 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qu'une évolution sentimentale à dénoûment tragique, tient tellement tout entière clans la correspondance et la collaboration avec Lundegard, que nous devrons, pour la raconter, suivre presque exclusivement le journal laissé par Victoria et - publié l'été dernier par son ami. Et ici une digression s'impose. D'où vient ce journal si intime? Pourquoi Lundegard, qui n'en avait d'abord publié, daus Eisa Finne, que quelques fragments enveloppés d'une fiction romanesque, s'est-il cru obligé, après vingt ans, de le livrer au public? Il faut répondre à cette question avant de poursuivre, pour bien déterminer les relations de Lundegard et de Victoria. V Ici il faut d'abord avouer que le monde littéraire, même en Suède, n'est pas dépourvu de malignité. Axel Lundegard peut en témoigner. Il s'est trouvé de bons confrères pour déclarer que, dans la collaboration, la morte avait apporté toute la partie originale; on ajoutait même dans l'intimité que les papiers laissés par elle n'avaient pas été inutiles à la confection des ouvrages signés ultérieurement par le jeune écrivain seul... FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 143 Si ces racontars empoisonnés ont suivi Lundegard dans sa carrière et s'il en a éprouvé quelque tristesse, il peut heureusement, pour se consoler, relire le dernier adieu de son amie: ce Tu as été pour moi plus que parents, amis, ce famille... Tu as été si bon que je ne peux te ce remercier. » La conscience d'avoir adouci cette courte existence, d'avoir été fraternellement aimé par cette femme supérieure et malheureuse lui font certes oublier toutes les amertumes. Ne le connût-on que par sa préface au journal, et par les courts récits pleins de tact et de coeur dont il en a ponctué les chapitres, on sent en Lundegard de l'élévation et de la bonté. La calomnie n'a pu l'atteindre. Il a pris d'ailleurs un parti héroïque, le seul qui pût désarmer les critiques féroces. Surmontant des scrupules (pourtant bien légitimes), il a tout livré au public: les lettres, les confidences littéraires ou sentimentales : ce Jugez-nous au grand jour. » En agissant ainsi, Lundegard nous donnait un document littéraire et psychologique de premier ordre. Il accomplissait aussi un acte de courage et de franchise dont il lui faut savoir gré et devant lequel peut-être plus d'un Latin eût reculé. En effet, dans les relations entre les deux amis, la différence des âges, des natures, du genre de vie, avaient créé parfois des heurts, des froisse- 144 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ments. Dans le coeur de la femme malade et solitaire, cette amitié unique avait pris forcément plus de place que dans la vie active, variée, du très jeune écrivain. Les sentiments de Victoria étaient donc montés à un degré d'exaltation que n'atteignaient pas toujours ceux de Lundegard. Elle souffrait cruellement du moindre signe de froideur, ou de ce qu'elle interprétait ainsi ; elle s'en plaignait dans son journal avec une ardeur passionnée : ce Tout est froid et mort entre nous... Ah! Dieu, je ferais tout au monde, je vendrais mon âme pour rallumer l'étincelle! J'y parviendrai, non par des lettres, mais par le travail, qui est notre vrai point de jonction... En attendant, je souffre comme si quelqu'un de cher était mort, s'était englouti dans l'eau du passé. » Un Latin eût craint peut-être, à la place de Lundegard, de jouer le rôle (qu'on tient pour ridicule) de l'homme trop aimé. L'écrivain suédois n'a pas eu cette pensée. Ailleurs, Victoria, souffrant par lui sans qu'il en soit coupable, le critique avec âpreté. Elle l'accuse notamment d'être ce un faux démocrate, un radical phraseur qui crie pour le peuple », alors que le peuple lui est tout à fait étranger. Il publie sans atténuation ces critiques. Il sait qu'en montrant toute la vérité, il n'en ressortira rien qui soit défavorable à Victoria ni à lui-même. Il a FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 145 raison. Avec ses inégalités, ses imperfections humaines, leur amitié est belle et les honore tous deux. Lundegard comprend admirablement son amie. Sa difficulté à s'exprimer, son aspect parfois raïde et glacé ne le trompent pas. Il sait que ce sous cette froide apparence se cachait son âme passionnée, <c comme un de ces jardins sous-marins des Sagas qui cache sous la glace sa richesse de végétation tropicale, inconnue aux pays du Nord ». Mais cette glace à travers laquelle il aperçoit la riche floraison de cette âme, cette glace a toujours subsisté entre eux deux. Malgré des années de collaboration constante, malgré une correspondance du ton le plus intime et le plus familier, il n'a jamais pu la briser, intervenir personnellement dans le drame de cette existence. Comme à travers une glace, il a vu les souffrances de Victoria, ses préparatifs de mort ; il l'a vue pour ainsi dire tenant son arme... et immobilisé comme dans les cauchemars il n'a pas même pu faire un geste pour la lui retirer des mains. C'est là , on peut en être certain, la seule amertume que laisse à Lundegard le souvenir de son amie. Mais (le Journal va nous en fournir la preuve bien certaine) les causes de cette mort étaient profondes. Elles dérivaient de la nature même de Victoria, du douloureux contraste entre ce corps malade et cette âme insatiable. Elles dé10 dé10 146 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI rivaient de sa sensibilité excessive: ce Sur le ce coeur, écrit-elle, à l'endroit où les autres ont des ce côtes et de la chair, je n'ai qu'une simple ce peau! » Elles dérivaient enfin d'un état physique morbide, d'une névrose qu'elle peint elle-même avec une rare faculté d'observation. Elle a des descriptions de l'angoisse qu'un médecin pourrait signer. Elle portait donc son arrêt de mort en elle-même, nul n'en eût empêché l'exécution. Lundegard lui a du moins adouci les dernières années. VI Depuis qu'elle s'était relevée de sa longue maladie, la vie de Victoria avait changé. Elle avait exigé et obtenu des siens une plus grande indépendance. Le chemin de fer, établi à Hôrby, avait mis le petit village en communication avec le monde. Victoria avait été à Copenhague, à Stockholm. Elle y avait éprouvé des jouissances intellectuelles, elle y avait créé des relations. L'écrivain Geijerstam, qui devait épouser sa belle-fille, le romancier norvégien Jonas Lie et sa femme FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 147 étaient avec elle en rapports amicaux. Ce contact avec la société, avec les gens de lettres, avait eu l'avantage de guérir un peu son excessive humilité. En se comparant, elle s'était mieux jugée : ce Je ne suis pas un génie, écrit-elle dans le ce journal, mais il y a en moi quelque chose de socc lide sur quoi on peut bâtir. J'ai assez de perce sonnalité et une volonté assez forte pour ne pas ce disparaître sans laisser ma petite trace. » Elle avait fait, en voyant plus de monde, d'intéressantes observations, et cela était indispensable à sa curiosité de la vie : ce J'ai lu des tas de livres; mais, ah! Seigneur, ce qu'est-ce qu'on y apprend? Tout ce qu'on peut ce avoir de personnel, c'est la vie qui vous le donne, ce avec la douleur et la joie. » Elle observe donc, et elle sait s'imprégner des points de vue divers, regarder les images du. monde, différentes en chaque cerveau. Elle déclare n'avoir pas d'esprit de parti, ne pas se soucier des théories, des idées abstraites : ce Je ne veux pas convertir mon temps, je veux ce le comprendre et le peindre... J'ai toujours l'air ce de tout concéder à celui qui me parle : c'est que, ce tant que je suis dans son esprit, je vois qu'il a ce raison à son point de vue. Ce n'est pas fausseté, ce ni absence de préférences personnelles ; mais je ce me sers de ces préférences pour mon usage ce privé, dans ma conduite, je n'ai aucun désir 148 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce de les inoculer aux autres... Il faut que j'étan« che ma soif en tâchant d'absorber la personnace lité de celui qui est en face de moi. Je ne cherche ce pas à lui donner, je veux recevoir. J'ai besoin ce d'étoffe, d'étoffe, d'étoffe! » Rentrée au logis avec son ample provision d'étoffe, elle aurait dû trouver le travail et la paix. Mais elle était alors dans une solitude entourée d'hostilité. Certains de ses récits scaniens, où elle avait dessiné avec trop de ressemblance des personnages du pays, avaient causé de petits scandales. Une nouvelle surtout, L'Aubergiste de Fayrbrook, attaque spirituelle et vigoureuse contre un marchand de vins usurier, roitelet du pays, lui causait des ennuis graves. Elle recevait des lettres anonymes, les journaux du cru attaquaient ce le bas-bleu de Hôrby... ». Dans sa maison, l'atmosphère était glaciale : ce J'erre dans ces pièces où je me suis toujours sentie si étrangère. » Elle subit à ce moment, au retour de Stockholm, en 1886, une: terrible crise d'angoisse. Pendant quinze jours, l'idée du suicide ne la quitte pas. Elle surmonte pourtant la crise, mais reste longtemps dans la mélancolie. Elle a, d'ailleurs, des ennuis matériels. Les voyages, la vie un peu plus large qu'exige sa mauvaise santé surchargent le budget du ménage Benedictsson. Sans doute, la littérature pourrait apporter une ressource nou- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 149 velle, car après le succès de Pengar, de Fru Marianne, des premiers Récits scaniens, Ernst Ahlgren a une marque, et ses récits sont accueillis partout. Mais par malheur sa faiblesse physique, et sa scrupuleuse conscience d'écrivain, rendent sa production lente et inégale. Rien ne la décide à livrer un ouvrage hâtif, et l'idée même que cet ouvrage est attendu la rend fiévreuse, malade. Aussi son art ne peut-il la nourrir. Il semble, du reste, qu'en Suède comme ailleurs, cet art nourrisse peu de monde : ce La question d'argent me tuera, comme elle tue tous-les écrivains suédois! » écrit Ernst Ahlgren à Ellen Key. Aussi est-elle poursuivie par la terreur de la misère ; c'est un des leitmotiv qui reviennent constamment dans le journal. Elle a, dit-elle, remis à vingt-quatre heures sa première tentative de suicide, parce qu'il n'y aurait pas eu d'argent dans la maison le lendemain. Pourtant des bonnes volontés amicales avaient tenté de lui venir en aide. A Stockholm, de bonnes âmes, la voyant malade, avaient tenté de réunir par une collecte une somme qui lui permît d'aller se soigner dans le Midi. Mais, pendant que les négociations se poursuivaient, l'imprudente écrivait un article sur Georg Brandes, où elle donnait cours à des idées qui révoltèrent la société ce bien pensante ». 150 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI En tous pays, c'est cette société qui détient les capitaux. On fit des reproches à Victoria, on l'accusa d'avoir mal pris son temps pour cette manifestation subversive. La réponse qu'elle adressa à Mme d'Adlersparre montre son intransigeance d'honnêteté, son indomptable franchise : ce II y a de la menace et du marchandage, <e s'écrie-t-elle, dans ces paroles ambiguës. On ce s'est trompé sur moi, je ne suis pas à vendre! ce Si on avait voulu me donner de l'argent libreec ment, je l'aurais accepté : l'écrivain est un ce ouvrier, le public est son patron. Mais si on ce veut me- lier les mains, me faire courber ce l'échiné... alors je dis : Non ! Reprenez vos subcc sides et laissez-moi périr si je ne puis me sou<e tenir plus longtemps; je ne reprendrai pas un ce mot de mon article sur G. Brandes, je suis <e contre le bâillon!... » Et elle poursuit sa lettre, véritable manifeste contre ce qu'elle appelle ce le terrorisme moral » sur le sol suédois. Et si la virulence du ton nous paraît singulière, songeons qu'en ce pays de Suède, si avancé à bien des égards, la liberté de pensée n'est pas encore acquise, puisque des condamnations à l'emprisonnement pour blasphème ont été prononcées tout dernièrement. En 1888 (si on en croit Ernst Ahlgren), la tyrannie exercée sur la pensée, la pruderie monastique FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 151 officiellement imposée était intolérable. N'avait-on pas mis au ban la femme d'un professeur, parce qu'elle avait eu l'inconvenance d'assister (avec son mari!) à une conférence sur la prostitution? Un étudiant avait, malgré l'interdit, osé fréquenter la maison de ce professeur : on lui avait, de ce chef, refusé une bourse. ce Rien ne compte, s'écrie Ernst Ahlgren, ni le talent, ni la valeur. On ne demande qu'une chose : professer bien haut une doctrine ascétique, niant la réalité, niant la vie! Voilà où nous en sommes. » En admettant qu'il y ait quelque exagération dans cette peinture, la lettre, du moins, démontre clairement que le caractère de Victoria ne lui permettait pas d'être pensionnée par des Mécènes. Elle resta dans sa pauvreté. Elle en souffrit beaucoup. Plus sans doute par l'idée qu'elle s'en faisait que par sa réalité même. C'est une des raisons qu'elle invoque dans ce plaidoyer pour et contre le suicide qu'elle poursuit âprement pendant deux années vis-à -vis d'ellemême et de ses amis.. Elle donne des raisons diverses de son dégoût de la vie à ses correspondants divers : ce Ne laisse pas croire, écrit-elle à Ellen Key, ce qu'il y ait là des histoires sentimentales. Pure ce question d'argent. » A d'autres moments, elle allègue la faiblesse maladive qui empêche son travail, seule consola- 152 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI tion de sa vie. Ailleurs, dans Eisa Finne, dans Den Bergtagna (1), elle semble laisser entendre que la cause de son suicide est une passion malheureuse pour un brillant artiste qui l'aurait dédaignée. Sur,. ce point, il s'est créé une légende. On a considéré Den Bergtagna comme une pièce à clef ; le personnage principal, le génial sculpteur Alland, séducteur de Louise, représenterait l'écrivain célèbre pour lequel Victoria a éprouvé une vive tendresse. On -a repris, l'été dernier, Den Bergtagna au grand théâtre de Stockholm, et on a parlé de nouveau de l'histoire sentimentale à laquelle cette pièce ferait allusion. On eût mieux fait de laisser dormir un ouvrage médiocre, la légende est certainement fausse : Victoria ne s'est pas suicidée par amour. Les motifs qu'elle invoque pour expliquer sa mort ont agi tous ensemble : la pauvreté, la faiblesse physique qui entravait la force créatrice l'ont torturée. L'écrivain célèbre et séduisant a personnifié un instant à ses yeux l'amour et le bonheur inaccessibles. Elle le dit elle-même: un motif n'est jamais unique, il n'est qu'une des fibres qui composent une corde, et la machine humaine, très compliquée, est mise en branle par des faisceaux de ces cordes. Son principal motif de douleur, nous croyons le trouver dans ce cri émouvant : (1) Titre difficilement traduisible. Il se rapporte à une légende suédoise et signifie : Emportée par le gnome de la montagne. Nous (pourrions 'dire : Ensorcelée. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 153 ce Seule, je suis seule, tout est désert! Des larcc mes brûlantes roulent dans mes yeux pendant ce que j'écris. Je voudrais pleurer comme une ce pluie d'orage, mais je ne le peux pas dans ce ce silence glacial... Mon chagrin est si lourd qu'il ce me .semble qu'on vient d'emporter dans son ce cercueil un être adoré qui a laissé dans la maice son un vide béant... Mais il n'a pas vécu, cet être ce que je souhaitais, plus puissant que moi, me ce ressemblant en plus grand et meilleur... Tout ce est noir et vide, la pensée du suicide luit seule ce dans ces ténèbres. Mais aurais-je le courage ? ce Risquer de ne pas réussir et de tomber dans de ce nouvelles souffrances! Non, c'est trop tôt, je ce vais d'abord essayer tous mes sujets... Mais plus ce tard, aurai-je la même force? Vaine crainte! ce l'aiguillon de la douleur sera toujours assez ce aigu pour me pousser! Je suis la seconde dans ce la vie de bien des gens, je ne suis la première ce pour personne. La femme la plus médiocre peut ce être la première dans la vie de quelqu'un; moi, ce jamais!... Et je ne puis me satisfaire en morcece lant mon affection, en en donnant de-ci de-là , ce des bribes. Je voulais la donner d'un seul bloc, ce tout entière !» Ce n'est donc pas à cause d'un amour malheureux, mais parce que la vie ne lui avait pas offert l'amour rêvé que Victoria a tant souffert. Et sans doute les circonstances étaient défavorables, elle 154 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI vivait infirme et solitaire, elle souffrait de sa disgrâce physique, elle la dépeignait avec d'amers sarcasmes qui serrent le coeur (1). Mais en supposant les circonstances les .plus favorables, elle -eût toujours été déçue par l'imperfection des -êtres, par l'infidélité ou par la mort, comme le -sont tous les passionnés qui cherchent l'absolu «dans la tendresse. VII La lutte de cette créature très vivante contre la fatalité intérieure qui la pousse à mourir se poursuit pendant deux années. Elle fait plusieurs tentatives, d'une main sans doute mal assurée. Deux fois elle revient des portes du tombeau, désespérée d'avoir inutilement souffert, sachant qu'elle recommencera. Et qu'on ne cherche point, comme on le fait trop souvent, à diminuer la pitié en disant que c'est là un cas morbide, que cette femme était folle! Sans doute le suicide s'effectue le plus souvent dans un- état morbide, l'organisme sain y ré(1) ré(1) J'ai l'air d'une sorcière avec mes longs bras rouges, mon rire qui découvre une -dent qui manque... » Journal. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 155 pugne violemment. Sans doute la résistance instinctive, le physique besoin de vivre était très affaibli chez un être aussi atteint par la maladie que l'était Victoria. Mais garderons-nous notre pitié pour les êtres de santé parfaite? Ernst Ahlgren n'était pas folle: sa lucidité, son talent, son esprit d'observation aiguë ne l'ont pas quittée un instant. Et comme elle haïssait la mort, et comme elle aimait la vie ! ee Je n'ai pas cette pensée presque voluptueuse <c en pensant à la mort qu'ont certaines femmes ce oisives et sentimentales. Ah! non, bien au eon<e traire! j'adore vivre! Quand je pense à la mort, ce c'est avec une angoisse presque insurmontable, ce si violente qu'il me semble qu'elle va faire éclaee ter tout mon être! Quand les ennuis, les douce leurs, les déchirements me pressent de toutes ce parts, quand" je ne vois plus d'issue autour de ce moi, alors le fantôme paraît, ouvre ses bras de ce squelette, me rendant presque folle de frayeur, ce et me dit : ce Tu vois bien, tu ne peux pas ce m'échapper! » A d'autres moments, elle accepte de mourir, la frayeur se calme. Mais, avec ce souci de la durée qui torture les êtres éphémères que nous sommes, elle se hâte fiévreusement d'écrire. Elle veut exprimer tout ce qu'il y a en elle : ce Vider le magasin et augmenter le tas. » 156 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Elle écrit cette belle page : ce Si je pouvais seulement une fois dépeindre ce la vie telle que je l'ai vue, telle que je l'ai sentie, ce je crois que je ne souffrirais plus de la quitter, ce Ce qui la rend si amère, c'est la pensée qu'on ce ne peut pas la représenter aussi vigoureusece ment, aussi chaude de vie qu'on l'a vécue ; ce qu'elle glisse dans nos mains sans laisser de ce traces, de sorte que tout a été vain: ce dont nous ce avons souffert et ce dont nous avons joui; que ce cela n'a été que pour un temps, que cela n'a ce été que pour soi-même. Si j'avais la faculté de ce représenter la vie et de dire: Oui, elle était ce bien ainsi!... Alors je mourrais avec joie, parce ce que tout ce que j'ai aimé continuerait à vivre. » Elle écrit beaucoup pendant ces deux années où l'idée de la mort est sans cesse présente. Elle publie le second volume intitulé : Vie du peuple et récits, qui paraît à bien des critiques ce qu'elle a écrit de meilleur. On admire ce la chaleur de couleur, la force virile dans l'expression ». ce Cela est merveilleusement observé et stylisé, dit G. Brandes, digne d'un grand artiste. » Il y a dans ce volume une nouvelle : Sang de criminel, parfaitement objective, où l'auteur décrit un as: sassinat commis par un paysan impulsif. Cette nouvelle a été écrite par Victoria dans la nuit qui a précédé une de ses tentatives de suicide. Jusqu'au dernier moment, aile s'intéresse à FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 157 toutes choses. Son journal n'est nullement empreint d'une uniforme tristesse. Il y a des pages désespérées, nous en avons cité; mais beaucoup d'autres sont spirituelles, ardentes, même gaies: ce J'ai quelquefois, dit-elle, une merveilleuse faculté de me -réjouir ! » Elle fait des proj ets de travaux, des schéma de romans et d'études, elle discute avec Lundegard des idées littéraires ou philosophiques. Et toujours elle revendique, impérieusement, son indépendance! ce On me reproche de n'être avec personne, ditce elle, ni avec les religieux, ni avec les libres pence seurs. C'est vrai! Faut-il que je mente pour me ce plier à une doctrine ou à une autre? Chaque ce petite roue a sa place marquée dans le grand ce engrenage, elle n'a pas à chercher par ellecc même comme si elle était libre de choisir où ce elle se mettra. Suivons notre instinct: il nous ce mènera où il faut. » Cela est juste et profond; mais cette indépendance complète de tous les partis, et la solitude qui en est le résultat forcé, ne peuvent être supportés que par les plus robustes des humains. Victoria n'est pas de ceux-là . Sa solitude se peuple de fantômes; l'idée de la maladie la mine... Si elle allait ne plus pouvoir travailler? Ah! ce jour-là , elle en a bien pris la résolution, elle cessera de vivre!... Et elle traverse en effet une période de ralentissement dans la faculté de pro- 158 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI duire. Les crises d'angoisse reviennent, irrésistibles... Le 8 janvier 1888, dans la nuit, Victoria absorbe une forte dose de poison. On parvient à la sauver, mais depuis ce jour jusqu'au mois de juillet de la même année, où elle se tue à Copenhague, elle n'a plus qu'une existence de fantôme. La conscience, la faculté d'observation subsistent, mais lointaines, détachées : ce La nature est belle, dit-elle, mais je la vois avec des yeux morts. » Les efforts de ses amis, les voyages entrepris pour distraire la désespérée, tout est vain. Le grand ressort est brisé, ezre ne peut plus travailler, elle ne peut plus vivre. Ceux qui sont près d'elle le sentent à tel point,que les paroles pour la dissuader de l'acte fatal finissent par s'éteindre sur leurs lèvres. ce Je t'aime, écrit-elle à sa belle-fille, tu me comte prends, tu ne me demandes plus de vivre. Lun« degard me dit aussi que je suis bien libre si je « souffre trop. Mais avec quelle patience il s'em« ploie à renouer les liens qui m'attachaient à la « vie ! » Nul espoir et nulle crainte religieuse ne semblent animer Victoria à ses derniers moments. Elle avait toujours marqué de l'antipathie pour le protestantisme en ce qu'il a d'ascétique, de « contraire à la belle nature saine qu'elle aime FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 159 par-dessus tout ». Elle avait du dédain pour ce le ce sacrifice mesquin, la renonciation systématique ce qui rétrécit la vie, qui fait des petits scrupules, ce de la taquinerie de soi-même un mérite, mêmece quand cela ne sert de rien aux autres ». Elleallait même plus loin dans la négation : ce Je crois, écrit-elle, que je ne crois pas en Dieu. » Et pourtant elle ajoute : ce Cependant jeprierai jusqu'au dernier moment, tant est fort pour le mourant le désir de sentir un être vivant. » La seule religion qu'elle professe est l'amourde la vie : ce J'aimerai toujours la vie. Même dans cettenuit où j'ai senti que tout était fini pour moi, j'étais pleine d'amour pour le grand Tout, pourtout ce qui, après moi, jouira et souffrira. » La vie se retirait d'elle de jour en jour. La. veille de sa mort, le 17 juillet 1888, Lundegard^ lui fit, le soir, une visite. La conversation fut pénible, coupée de longs silences. Ils avaient, épuisé, sans doute, leur polémique éternelle. L'ami devait avoir un vague sentiment de l'inéluctable.. Pourtant, il dit un mot : — Je voudrais vous demander quelque chose.. Et quand elle répondit : ce Quoi ? » il ne put que murmurer : — Attendre. Elle secoua la tête silencieusement. Quand il: 160 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI revint le lendemain, Victoria n'était plus, et il trouva cette lettre d'adieu : ce Cher camarade, quand tout sera fini, prends ce la clef que je mets dans cette lettre. Elle ouvre ce le premier tiroir de ma table à écrire. Tu y trouce veras mes notes, elles appartiennent à toi seul. ce Brûle la plus grande partie, emploie ce que tu ce veux. J'aurais voulu te donner le plan pour ce Mourir et pour mon grand roman. Mais je me éc sens si indifférente à toutes choses! On est si ce égoïste, mon cher garçon. J'aurais tant voulu ce faire ce que tu demandais: Attendre. Mais cela ce fait du bien de penser que quelqu'un veut vous ce retenir, que quelqu'un vous aime un peu. Tu ce as toujours été bon et délicat... Tu ne m'oublieee ras pas, et à cause de moi tu jugeras charitacc blement les autres pauvres femmes... Il n'y a ce jamais eu d'amour entre nous, rien qui rescc semble à un désir, c'est cela qui a rendu nos ce rapports si fins et si libres. Tu as été mon ami ce dans l'acception la plus belle, la plus intime de ce ce mot; tu as eu du respect pour moi, et l'estime ce d'un homme, c'est ce qu'une femme peut receee. voir de plus précieux. Je n'ai rien à te cacher, ce car tu comprends tout; tu verras des traits ce vilains, froids, calculateurs dans mon caractère, ce car tu as ma confession la plus secrète : les ce notes. Mais tu comprendras qu'il y a des scories ce en tout. Par les longues feuilles détachées, en- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 161 <e fermées dans le grand tiroir, dans deux envece loppes, tu verras une, chose à laquelle tu ne te ce serais probablement pas attendu (1). ce Gela devait finir de façon tragique. Mes senti« ments sont trop violents, je ne pouvais donner ce mon affection par petits morceaux... Mais en <e voilà assez. Je meurs, parce que j'ai échoué « dans mon aspiration d'artiste, mais même pour <e l'autre conflit, il n'y avait pas d'autre issue... ce Le droit d'auteur et d'éditeur de tout ce que <e j'ai publié et de tout ce que je laisse en manu's« crits est à toi. Mais il faut sans doute un testa<e ment en règle. Comment m'arranger pour cela? ce Car ce n'est pas valable si ce n'est pas signé par « des témoins. ce Tu as presque trop de valeur pour devenir « un écrivain suédois. Mais quoi qu'il arrive, tra« vaille, travaille, travaille. ce Et sois aussi heureux, aussi content que je -ce le souhaite. Quelques heures plus tard, elle avait repris la plume : ce Camarade, que te dirai-je ? Tu sais tout ce et tout est à toi. Je te dois tant, tant, que je ne « peux pas te remercier. Tu as été pour moi ami, « frère, famille. Tu es une personnalité;.. Ecris, ce écris le fond de ta pensée, même s'il te semble (1) Victoria -fait allusion à son amour pour l'homme de lettres célèbre. H 162 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce que tu voudrais t'enfouir sous terre de honte ce de n'être pas dur et froid. ce J'ai essayé d'écrire une nouvelle aujourd'hui, ce mais cela ne va pas. La pensée de ce qui m'atcc tend refoule l'intérêt pour tous les événements ce fictifs. ce Comme les heures, les minutes .s'avancent;, ce lentement; je ne peux pas te le décrire. Il n'est ce que cinq heures moins le quart, et je suis ce dévorée d'une angoisse intérieure. - ce Essaie d'être calme et fort, mon cher garçon, ce Si tout est fini, réjouis-toi pour moi. Mais je ce préfères que tu ne me voies pas morte si j'ai ce f air effrayant... ce Combien il m'en coûte de me séparer de mes ce projets de travail, je ne puis le dire ; mais je « suis trop brisée, je ne peux pas les achever. J'ai ce surtout peur d'avoir la main trop légère et de <e me manquer comme l'attire fois... ce Tu auras beaucoup de petits tracas pour ce payer tout ; pardonne-le moi, mon cher garçon, ce Si tu ne venais pas me voir, ne te fais pas de ce reproche, j'aurais toujours fait ce que je suis ce décidée à faire. Tu sais mieux que personne « que je n'agis pas sans réflexion. Sois content « quand ce sera fini. Je suis si lâche que si des ce angoisses morales surhumaines ne m'avaient «..amenée jour par jour vers ce qui me fait frémir, « je n'aurais jamais osé le faire. S'il y avait la FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 163 ce moindre possibilité de vivre, je ne le ferais pas. ce Mais la lutte pendant une année et demie m'a ce montré combien il était inutile de lutter contrece ma destinée. Il n'y a pas de salut! en bas dans ce le gouffre noir! ce II est heureux, celui qui meurt parmi lésée siens, avec une main dans -la sienne. e< Vis heureux, cher, cher, cher. . -. -.''. ce Ton ami, ce ERNST. » -,VIII La notoriété d'Ernst Ahlgren survit encore à la mort de Victoria BenediGtsson. Ses romans, ses nouvelles sont lus et ont de chaleureux appréciateurs. L'apparition du Journal a été très remarquée. Malheureusement, on a moins songé, en Suède à sa valeur véritable qu'aux-discussions qu'il faisait renaître. Mme de Geijerstam a publié en même temps un Recueil de Lettres de Victoria et de sa famille, à l'aide desquelles elle cherchait à démontrer (dans un sentiment bien légitime) que la morte n'était pas moralement solitaire comme elle le dit dans son journal, que son suicide devait être attribué exclusivement à la maladie. Cette polémique, celle qu'avait provoqué la représentation de Den Bergtagna, tout ce léger bruit: 164 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI doit s'éteindre bientôt, autour de cette tombe. Mais il semble que d'Ernst Ahlgren quelque chose puisse subsister. D'abord, ses Récils de la vie du peuple : par leur art solide et sincère, ils ont mérité d'être retenus. Il faut noter que dans ce genre, en de nombreux pays, des femmes ont excellé : Selma Lagerlöf dans le Vsermland, Mme Aneher chez les habitants de Skagen, Grazzia. Deledda en Sicile, bien d'autres femmes ont montré, dans de belles études de la vie populaire, une observation exacte et sensible qui semble particulièrement leur convenir. Dans ce genre robuste et sain, les Récits d'Ernst Ahlgren peuvent figurer, au premier rang. Ce qui mérite aussi de rester dans notre souvenir, c'est le poignant Journal, et il faudrait bien le traduire. Ce genre littéraire des Confessions a produit de nombreux chefs-d'oeuvre, et bien des lecteurs en sont plus émus que des plus savantes compositions. Cette émotion, dira-t-on, n'est pas purement artistique. Sans doute. Mais un des buts de l'art n'est-il pas de nous créer des amitiés à travers les pays et les temps ? Qui aura lu Ernst Ahlgren l'aimera, la plaindra d'une pitié fraternelle, et évoquera parfois, dans son souvenir, la ce longue silhouette spectrale » errant sur des béquilles dans l'allée de châtaigners de Horby. CHAPITRE IV Féminisme suédois en 1895 Les idées d'Ellen Key Ellen Key : Ses amis et, ses ennemis Brochure de combat : Faux emploi des forces féminines. — Violentes polémiques. — Le mouvement féminin.— Individualisme dans VAmour et le Mariage, le Siècle de l'Enfant, les Lignes de la vie, etc. — Théorie du bonheur. Pendant qu'Anne-Cliarlotte Leffler, Ernst Ahlgren, tout en vivant leur drame personnel, agissaient de loin, par leurs oeuvres, sur la pensée des femmes suédoises, des combattantes, des militantes étaient peu à peu parvenues à transformer les conditions de leur vie matérielle. Les-années qui suivirent la mort d'Ernst Ahlgren furent de grandes années de conquêtes féminines. A l'appel de leurs directrices, à la voix des femmes qui, avec une haute raison, conseillaient 166 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI à leurs compagnes le travail, qui affirme la personnalité, trempe le caractère, permet -l'indépendance, un grand frisson avait secoué la jeunesse ! Toutes les jeunes filles, humiliées de leur vie inutile, de leur parasitisme dans les familles nombreuses, de leur néant dans la vie sociale, s'étaient ruées au travail avec une ardeur enthousiaste,, se pressant, débordant par toutes les portes qu'on leur oiivrait une à une, envahissant l'Université, les écoles, les administrations. Même les riches, même celles qui avaient sous la main les plaisirs et l'oisiveté, toutes, toutes, voulaient gagner par elles-mêmes leur vie. Mais comment ? Leur effort se porta avant tout sur l'enseignement, les banques, les postes. Cela fut bientôt envahi. En certaines administrations, on compta 72 0/0 de femmes ! Cela créait un danger : l'effort intelligent de Mme d'Adlersparre tenta de détourner le flot : elle fit créer des typographies qui employèrent exclusivement des femmes (on en compte, à l'heure qu'il est, une douzaine environ). Une autre créa le premier bureau d'annonces et de publicité qu'ait possédé la Suède, et y employa des femmes dans la proportion de 80 0/0. Mais ce n'étaient là que de faibles palliatifs. Et, à côté des difficultés économiques que créait cet état de choses nouveau, des difficultés morales FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 167 se dessinaient. Les mères se plaignaient de leurs filles qui semblaient dédaigner le foyer, dans l'ivresse de leurs nouvelles victoires. Et pourtant ces victoires étaient-elles bien réelles ? Etait-il intéressant que toute cette jeunesse féminine bourgeoise, «'entassant dans des 1 bureaux, concurrençant l'homme de la même classe, vînt faire baisser les salaires, et cela pour mener une vie médiocre et sans avenir ? La question était délicate. Le courant qui entraînait les femmes vers le travail,,vers l'activité de la vie, était un de ces courants qui ne se remontent pas. Les inconvénients de ce changement brusque, les excès qu'il comportait étaient indéniables ; mais cela pouvait s'arranger. Par la suite, l'activité féminine devait arriver à se répartir mieux, et au moment du premier élan, du premier jaillissement de ce flot, il était peu prudent de chercher à le contenir, de s'opposer à lui, même armé des meilleures raisons, même avec la plus puissante éloquence. Une femme eut pourtant l'audace de le faire. Elle se jeta, bras étendus, à rencontre de l'armée conquérante. A ces féministes intransigeantes, dont le but semblait être de "vivre ce comme l'homme », elle rappela, dans un beau cri, le foyer, l'amour, la maternité... Et un violent toile lui répondit. 168 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 1 L'ouvrage qui, en 1895, déchaîna ce bruyant orage fut une petite brochure intitulée : Faux emploi des forces féminines. Et la femme qui, en le publiant, faisait preuve d'une belle ardeur combative était celle qui, avec Selma Lagerlöf, représente le plus brillamment la Suède féminine contemporaine: Ellen Key, orateur, publiciste, critique littéraire de premier ordre. Il nous faut étudier cette personnalité brillante. Toutes les idées qui ont agité son pays et son temps ont traversé son intelligence souple et riche, ont reçu d'elle une contribution.Nature ardente et passionnée, elle a de violents adversaires ; mais nul ne peut, sans une criante injustice, lui refuser l'estimë et l'admiration. Et cette injustice est souvent commise ! Aucun homme politique, aucun féroce révolutionnaire n'a été attaqué avec plus de dureté que cette femme excellente, qui n'a, certes, fait de mal à âme qui vive, qui a donné son temps et ses-forcés à des oeuvres de solidarité et de bonté, et dont la vie personnelle (tous le reconnaissent) est absolument irréprochable. Quels sont donc les (1) Missbrukad Kvinnokraft. Stockholm, 1895. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 171 crimes qui ont excité une si vive réprobation conT tre elle, qui la font qualifier par toute une partie de la bourgeoisie suédoise, d'apôtre de l'immoralisme, d'esprit destructeur de la société ? Une première explication s'impose. Ellen Key est un homme politique, et elle ne s'est enrégimentée dans aucun parti. Ses adversaires forment un groupe compact, ses défenseurs, nombreux, sont dispersés. Qu'entendons-nous, demandera-t-on, par le mot ce homme politique »? Les Chambres, en Suède, seront sans doute bientôt ouvertes aux femmes, mais le fait n'est pas encore acquis. Il n'en est pas moins vrai que la vie d'Ellen Key a été, en même temps que celle d'un écrivain, celle d'un agitateur politique, et que, dans cettp dernière activité, elle a déployé ses qualités maîtresses. En effet, de l'aveu général, de ses ennemis comme de ses amis, Ellen Key est avant tout un orateur de premier ordre : ce un orateur né », dit Oscar Levertin. ce Quand elle entre, quand elle prend place dans ce la chaire, règne un tel silence qu'on se croirait ce seul si l'on ne pouvait voir la salle débordante, ce Ses premières paroles sont dites si bas qu'il faut ce un léger effort pour les saisir, mais le silence ;ce est tel qu'elles parviennent jusqu'aux rangs les ce plus éloignés. » Cette attention passionnée se maintiendra jusqu'à " la fin du discours, durât-il 172 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI plusieurs heures : <c C'est un torrent d'idées, de ce sentiments, une flamme qui se communique... ce On est saisi par une ardente et noble volonté, ce un joyeux courage, une0variété de points de ce vue qui éveille mille idées nouvelles... » Même quand le discours, plus tard rédigé et lu, devra éveiller de violentes contradictions, sur le moment on est sous le charme. Si discutée pour ses écrits, Ellen Key ne compte que des succès oratoires. Et combien de fois s'est-elle fait entendre ! Depuis 1883, elle est sur la brèche, et sa carrière n'est pas finie. Jusqu'à trente ans, elle avait vécu chez ses parents, à la campagne, avait acquis dans la solitude et le travail une culture des plus étendues, qui lui permet de traiter, avec des points de vue tout personnels, des sujets touchant à la philosophie, l'histoire ou la littérature des divers pays d'Europe. En 1880, nommée professeur à Stockholm, dans une école de filles, elle s'adonnait à la pédagogie avec une connaissance et un goût de l'âme enfantine qui la faisaient adorer de ses élèves. C'est seulement en 1883 qu'appelée à faire des cours à l'Institut ouvrier fondé par le docteur Nystrôm, elle commença à parler devant des publics nombreux. Depuis lors, dans les grandes et petites villes de Suède, Norvège, Danemark, Finlande, même en Allemagne et en Autriche, où elle est très appréciée, appelée par des associations de femmes, FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 173 d'étudiants, d'ouvriers, elle va porter sa chaude parole. Et partout ses succès sont éclatants. Comment, avec tant d'activité et de talent, n'a-t-elle pas remporté une complète victoire ? Pourquoi a-t-elle des ennemis si acharnés ? Nous en avons indiqué la raison principale : elle ne s'est affiliée à aucun parti. Féministe, elle l'est sans aucun doute : elle réclame pour la femme tous les droits masculins. Mais, nous allons le voir, son premier geste a été de chercher à retenir le parti féministe, de critiquer ses excès, même de le railler, ce qui ne se pardonne guère ! Ainsi celles qui devraient constituer son état-major naturel, l'ont en partie abandonnée, et c'est même des rangs féministes ce orthodoxes » que sont parties les plus dures attaqués à son adresse. Quelle imprudence de tirer sur ses troupes quand on livre un si dur combat ! Car, du premier coup, Ellen Key s'est attaquée à la citadelle la plus imprenable de toute la Suède ; elle a livré bataille à l'Eglise. Et non seulement à l'Eglise officielle, mais à l'esprit même du Christianisme ; elle a affirmé, en y revenant à plusieurs reprises, avec une sorte d'acharnement, que l'esprit chrétien, l'esprit de sacrifice, est la négation du développement sain et normal de l'individu, qu'il a mené les opprimés à subir indéfiniment l'injustice... l'injustice qu'elle attaque sous toutes ses 174 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI formes avec une ardeur passionnée ! Elle a fait des conférences pour l'abolition du délit de ce blasphème contre--Dieu » au nom duquel, en 1892, on avait emprisonné plusieurs jeunes gens. Elle s'est ainsi aliéné, non seulement tout le clergé de Suède, mais encore une foule d'âmes croyantes. De plus, en ce pays protestant et austère, elle a froissé des gens de tous les partis en parlant de l'amour avec une entière liberté ; en traitant les suj ets les plus périlleux avec la tranquille hardiesse d'un coeur pur. Elle blessait ainsi ses compatriotes dans un de leurs défauts, qui est comme la rançon de la haute moralité des pays protestants : le pharisaïsme. Les femmes particulièrement se sont voilé la face : ce Quelle audace de la part d'une personne non mariée ! Réhabiliter la. fille-mère, affirmer que l'amour sans mariage est plus moral que le mariage sans amour ! C'est de la corruption ou c'est de la folie ! » Puisqu'elle avait contre elle l'Eglise et un grand nombre de femmes, il ne faut pas s'étonner qu'ËIlen Key ait subi de dures attaques ; il faudrait plutôt admirer qu'elle ait un parti à elle, qu'elle soit vaillamment défendue. Et elle- l'est. Une jeunesse enthousiaste se presse à ses conférences ; son influence est considérable sur les étudiants des deux sexes. Sa parole énergique, presque batailleuse, réveille les plus endormis. Au FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 175 cours d'une campagne qu'elle faisait, en vue d'obtenir le droit d'association pour les ouvriers du Norrland, elle a gourmande la jeunesse sceptique qui, au lieu de combattre l'injustice, lève les épaules en disant : A quoi bon ? Elle a réclamé de cette jeunesse, ce une haine brûlante de toute ce oppression, une énergie passionnée pour la ce liberté ». ce Plusieurs d'entre nous n'ont pas dormi pendant plusieurs nuits après cette conférence ! » a. dit un étudiant (1). On voit qu'Elleii Key ne borne pas son activité à la cause féministe. Elle dit même, avec une remarquable ouverture d'esprit, qu'il n'y a pas dequestion féministe pure, qu'il y aune question sociale : obtenir plus de justice pour tous les faibles, l'enfant, la femme, le déshérité. Aussi son parti est-il très large, ainsi. que sa doctrine. Parmi les femmes, elle a une grandepartie de la jeunesse avancée ; parmi les jeunes hommes, tous les esprits de progrès et de liberté. Vers quel but dirige-t-elle cette armée ? Qu'y a-t-il de personnel dans sa doctrine ? Ouvrons ses. livres pour nous en rendre compte. {'!) Ein Lebensild. Luisa Nystrbm Hamilton. Leipzig, 176 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI II Les livres d'EUen Key sont de deux sortes : des ouvrages de théorie sociale, des ouvrages de critique littéraire. Ces derniers, d'une rare valeur, de la plus agréable lecture, font vivre devant nous diverses personnalités de Suède, d'Angleterre et d'Allemagne. Quant à ses livres de théorie (dont il nous faut parler d'abord), malgré de grandes qualités d'éloquence, de chaleur,, ils offrent des défauts littéraires incontestables. La plupart de ces ouvrages, cela est visible, sont des réunions de conférences ou d'articles assemblés hâtivement. Il y a des redites, l'absence de plan d'ensemble se fait sentir. Il est fâcheux que l'auteur, si capable d'écrire avec art, n'ait pas pris la peine de résumer ses théories en un petit livre clair. Cette négligence lui a été nuisible ; elle a causé des malentendus, plus ou moins voulus par la malveillance ; elle l'a fait accuser de contradiction, et ces contradictions ne sont, en général, qu'apparentes. Sans doute Ellen Key, qui vit et parle sans cesse ses idées, qui forcément les retouche de ces changements imperceptibles que chaque jour apporte à cette matière vivante : une théorie sociale, n'a pu parvenir à figer une doctrine en un livre défi- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 177 nitif. D'ailleurs, en ce qui concerne la condition des femmes en Suède, les changements étaient si rapides, les résultats forcément si imprévus, que la vérité d'hier n'était plus celle de demain. Les livres d'EUen Key sur cette matière sont donc surtout des notes prises au jour le jour à propos du mouvement féministe. Parfois elle l'encourage et parfois le critique. Nous avons vu que le premier ouvrage par lequel elle s'est exprimée à ce sujet a été un énergique cri de : ce Casse-cou! », un blâme catégorique adressé aux directrices du mouvement. Parcourons cette petite brochure, résumé de deux conférences prononcées en 1895. En même temps qu'elle nous montrera la manière d'écrire - et de penser d'EUen Key, elle précisera le rôle qu'elle a joué dans la première partie de sa vie à l'égard des idées du progrès féminin. On ne peut guère, en lisant cet ouvrage, s'expliquer les colères qu'il déchaîna. Toute une littérature de brochures, d'articles, de pamphlets contre l'auteur, surgirent à cette occasion. On éleva même des accusations d'immoralité qui durent blesser au coeur cette femme très pure. Il faut, pour comprendre cette colère, se souvenir des circonstances qui faisaient de ce livre un acte ; qui faisaient qu'à ce moment précis, Ellen Key d'une part, un groupe féministe de l'autre, représen12 représen12 178 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI taient les deux pôles entre lesquels, en tous temps et en tous pays, oscillera la marche du développement féminin. ce J'ai l'occasion, dans mon enseignement, disait Ellen Key en substance, d'observer de près la jeunesse féminine ; je vois les résultats de l'effort d'émancipation qui se produit depuis quelques années, et bien des symptômes m'y paraissent inquiétants. Je vois les jeunes filles, s'intéressant exclusivement au travail extérieur à la maison, embrasser des carrières où leur qualité de femme, non seulement ne leur sert pas, -mais les gêne et les condamne à rester dans la médiocrité. Si la nécessité les y poussait, je les plaindrais,-mais je blâme celles qui, libres de-choisir leur voie, adoptent une activité dans laquelle leur nature de 'femme ne peut trouver aucun emploi. ce Pourquoi le font-elles ? Est-ce par ambition personnelle ? Rarement. Elles surmontent même des dégoûts et des fatigues, dans une sorte de zèle religieux pour la cause féministe. Elles veulent conquérir, en se soumettant à l'absurde système scolaire dont l'homme souffre depuis si longieinps, les places qui jusqu'ici leur étaient refusées. Si nulle aptitude spéciale ne les y appelle, tant pis ! le parti s'enorgueillira du diplôme conquis par leur effort, et cet orgueil les trompera sur la valeur d'un titre si souvent inutile. Et quand la femme aura conquis une place FEMMES ÉCRIVAINS 'D'AUJOURD'HUI 179 .d'homme, qulen résultera-t-il ? Mariée, pourrat-elle continuer un .grand effort en dehors ide la .maison et de la famille ? ce -Ceux qui le croient, ce ceux qui croient que la ïemme pourrait pendant ce longtemps, réserver toute la force de ses sentice merits féminins pour les devoirs de la famille, ce <et en dehors de cela acquérir toute la puissance ce productrice de l'homme en ce qui concerne des ce -créations set les recherches, les découvertes, l'.esc< prit d'entreprise, ceux-là croient certainement ce ;à tout autre chose qu'à l'égalité, des' sexes, 'ils «..croient à la supériorité absolue de la ifemme ! ce Si vraiment elle pouvait répondre de façon ce -complète aux -.exigences de sa tâche dans les ce deux domaines, elle serait l'être le plus richece ment doué de la nature : en vérité, elle serait ce le surhomme.! » Ellen Key veut-elle donc que la femme, même supérieurement douée, même géniale, se sacrifie à l'espèce et ne se :serve pas de ses facultés ? Cette question qu'elle traite avec émotion et profondeur dans plusieurs de ses ouvrages, et qui (elle le reconnaît) ne comporte pas de solution absolue, est seulement effleurée dans la brochure que nous étudions. Ici visiblement elle s'attache, non aux exceptions, mais à la masse, et elle trouve avec raison qu'il est aussi intéressant de diriger un intérieur et d'élever des enfants que d'être un médiocre employé de banque. 180 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce Pourquoi donc les féministes semblent-elles si dédaigneuses de la femme mariée, qu'elles traitent comme une pauvre d'esprit ? Pourquoi le fait que cette femme mariée n'a pas'plus de droits dans la famille et dans l'Etat qu'un idiot, ou un criminel laisse-t-elle si indifférentes ces féministes célibataires ? C'est pourtant là le point le plus grave ! C'est l'épouse, c'est la mère qui, de tous temps, a joué un rôle important et civilisateur dans la société. Et ce rôle ne date pas d'hier. Va-t-on dire avec humilité que depuis des milliers de siècles la femme, entravée dans son développement, a été un être inutile ? Elle a été aussi utile que l'homme, dans un champ d'action différent ! Il faut qu'elle élargisse ce champ d'action, et pour cela qu'elle réclame son développement intellectuel complet, aussi indispensable à l'humanité que le développement intellectuel de l'homme ; il -faut qu'elle réclame sa liberté, sa responsabilité, le droit de participer à la confection des lois qui la régissent. Mais quand ce plein développement lui sera acquis, c'est pour sa tâche de femme et de mère qu'elle devra se servir de ses facultés nouvelles. Si elle dédaignait ce rôle, pour lequel elle est créée, son développement intellectuel même en serait faussé. Elle mutilerait cette nature féminine plus riche, plus complexe, plus mystérieuse que ne le croient les trop simplistes revendiqueuses de droits. Elle abolirait cette FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 1.81 force instinctive et spontanée qui est en elle, ce lien profond et irraisonné avec la nature : don d'inspiration qui, chez une femme de génie, doit atteindre son maximum d'intensité. Elle dessécherait dans la cruelle lutte de la concurrence, cette source de pitié et de bonté qui, de son coeur maternel, doit s'étendre sur l'humanité. » Cette idée du sentiment maternel élargi, qui doit faire de la femme le défenseur de tous ceux que blessent les dures lois des hommes, Ellen Key l'exprime à plusieurs reprises avec une chaude éloquence. Pour elle, la Case de l'oncle Tom, l'admirable livre de Mme Beecher-Stowe, montre la voie au génie féminin ; il doit lutter contre l'esclavage, la guerre, l'oppression sous toutes ses formes. . Tout cela nous paraît si sympathique, et en même temps si satisfaisant pour les plus hautes ambitions féminines que nous concevons à peine les motifs de l'opposition. Ils existaient cependant. Les combattantes purent dire qu'EUen Key j était le discrédit sur leurs acquisitions nouvelles : les professions dites masculines. Qu'il était cependant nécessaire de les conquérir, ne fût-ce que pour déraciner le préjugé de l'infériorité féminine, et pour permettre à des femmes isolées, bien douées, d'arriver à leur complet développement. Elles purent dire surtout qu'il est mauvais de 182- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI jeter la division dans un camp au moment de la bataille. Et, de fait, la brochure et les conférences d'EUen. Key, dont les antiféministes s'emparaient avec joie;, attiraient à l'armée des cent mille vierges suédoises quelques désagréaMes brocards masculins. Nous reconnaissons (bien! qu'en aucun pays on n'a vu. autant qu'en Suède 1 lès hommes- apporter'leur aide aux revendications des femmes-; que le succès qu'elles ont si rapidement obtenu est: dû- en .grande partie à cet appui fraternel ; que les; relations: entre: les sexess sont le plus souvent,, là -bas^ d?une camaraderie cordiale que les Latins auraient, grand avantage à - imiter. Mais il y a cependant des antiféministes, dont le. plus notoire est Strindberg ; et l'esprit de- raillerie n'est pas inconnu aux bords de la, Baltique.. Oa vit, donc Heïdenstam, dans Hmis Alienus, dépeindre une certaine Betty, vieille fille ce aux ce yeux bleu pâle bordés de rouge, aux cheveux de ce. lin ternes et tirés, le nez pointu orné d'un pincece nez; le front trop haut et bombé, la poitrine ce. plate... autrefois dévote,, aujourd'hui; féministe-, ce mais-n'ayant fait que changer de catéchisme ». Et des femmes indignées accusèrent Ellen Key d'avoir provoqué de semblables 1 moqueries ou de s'y être associée. ' Cela pourtant était injuste. Célibataire elle même, Ellen Key ne; songeait certes nullement à FEMMES ÉCRIVAINS D?AUJOURD'HUI 183 dénigrer les femmes privées d'amour et de maternité ; elle leur conseillait, dans- le langage le plus élevé, de remplir le vide de.: leur coeur par un; large amour pour l'enfance et là ; faiblesse: Elle leur conseillait de choisir une condition où l'instinct maternel trouvât son emploi. Sur ce point, elle prêchait d'exemple; renonçant à un travail de journaliste: bien rémunéré: pour se consacrer â une- tâche 1 d?institutrice fatigante et peu fructueuse: Elle; ne: méritait, pas- qu'on lui reprochât!,, comme le faisait Mlle Anna. Sandstrôm,. ce de jeter le discrédit,, et même; le ridicule, sur des femmes qui, privées des joies de la vie; n:'ont.que des espérances religieuses et un travail qui les? occupe et les soutient ». Pour ces pauvres soeurs Ellen Key n'a jamais montré que de la sympathie; et ce- n'était pas- sa faute si la malignité dénaturait ses critiques. Mais, le désaccord: entre les- deux camps: avait', une cause plus: profonde., La brochure d'EUen Key portait en épigraphe ces' mots d'un auteur suédois : ce L'histoire de la femme,, c'est l'amour: » Cette phrase, qui nous^ semble banale; caractérisait pourtant le litige. Les féministes avaient? combattu, et avaient en partie vaincu, au monde l'intelligence,, de la volonté, des facultés communes aux deux sexes. Elles avaient réclamé le développement de l'esprit, dont la femme moderne.-- îie- consentira plus à se passer. Ellen Key venait 184 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI les rappeler à la vie sentimentale, familiale, dont aucune femme en aucun temps ne peut se passer sans déséquilibre et sans souffrance. Il faudra bien que ces deux tendances arrivent à se fondre en harmonie, il faudra bien trouver leur point d'équilibre. Mais cela est difficile, et avant d'y parvenir, la marche du développement féminin oscillera plus d'une fois d'un pôle à l'autre : élan vers l'intellectualité, rappel au sentiment. Ce conflit se produira, non seulement entre deux groupes, mais même au fond de l'âme de chaque individu féminin richement doué. La querelle entre Ellen Key et les féministes n'est qu'un piquant épisode de cette lutte, qui se poursuivra sans doute à travers tout le siècle. Episode piquant, car il faut le reconnaître, les deux partis se trouvaient situés au point extrême de leurs positions. Si la petite ce Armée du salut féminin » poussait sa thèse jusqu'à l'absurde, déclarait, en de bouffons commandements, dont Ellen Key s'est cruellement moquée : ce Qu'il faut considérer les actes et travaux de la femme non en eux-mêmes, mais au point de vue de leur utilité ou nocivité quant à la cause féministe ; qu'il faut bannir le point de vue amoureux comme bas et impur !... » Ellen Key, de son côté, combattait au nom de principes bien audacieux sur la liberté de l'amour. Elle venait dire à ces austères luthériennes : FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 185 ce Soyez belles, aimez. Il y a un crime contre l'humanité à laisser perdre ce trésor de joie et de charme qu'est la beauté, la grâce de la femme. Ne vous sacrifiez pas. Le sacrifice d'un être n'est bon pour personne, pas même pour ceux qui l'acceptent avec égoïsme. Trop longtemps le christianisme vous a enseigné le renoncement ; développez librement au contraire votre santé, votre force physique, votre esprit, votre faculté d'amour. Vous deviendrez ainsi un être supérieur et complet, et de tels êtres feront la joie autour d'eux. )> Ces idées, et l'ensemble des opinions d'EUen Key sur le mariage (opinions qui nous apparaîtront dans un autre de ses ouvrages) pouvaient inquiéter, non seulement un groupe d'ascètes, mais bien des personnes imbues des idées courantes sur les lois de la morale sexuelle. Nul accommodement n'était donc possible. On resta sur ses positions, et dans la mêlée confuse qui suivit l'apparition de la brochure, bons et mauvais arguments se croisèrent et s'entrechoquèrent. L'ouvrage d'EUen Key evit cependant un heureux résultat. Elle y déclarait, en termes excellents, que les femmes ne doivent pas, de parti pris, mépriser les métiers manuels : ce qu'il y a ce un très fâcheux snobisme à ne considérer ce comme nobles , que les professions intellectuelles. » 186 FEMMES. ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Les directrices modérées et avisées du mouvement féminin virent le bien-fondé de ce reproche. Le réveil du travail manuel: et des anciennes industries dans les- campagnes, les écoles: d'enseignement ménager, les fermes modèles, l'enseignement agricole dirigé par les femmes,, tout ce mouvement qui pourrait bien aboutir à recréer en Suède, sur des données modernes, de nombreuses Commandantes semblables (pour.'.l'activité, du moins) à celle de Gësta Berling, ; tout ce mouvement sain et fécond: était prévu et contenu dans la vigoureuse critique d'EUen Key, qui: déchaîna tant de colères. Un autre de ses reproches fut plus sensible encore aux féministes: et: leur fut également salutaire. Elle les blâma de; borner leurs regards aux femmes de la bour-; geoisie, et. d'oublier la foule des ouvrières qui. peinent sur les plus, durs travaux. Le bel, élan, d'oeuvres sociales,, d'oeuvres de solidarité, les crèches, les entreprises d'habitations ouvrières auxquelles les femmes de Suède ont apporté tant d'ardeur depuis quelques années, doit beaucoup à ces justes et sévères paroles. III - Ellen Key demeura cependant, pendant de longues années, l'ennemie de tout un clan féministe FEMMES ÉCRIVAINS D’AUJOURD'HUI 187 qui ne lui pardonnait pas sa trahison apparente. On peut supposer que la paix est signée depuis la publication, dans l'été de 1:910, du livre intitulé le Mouvement féminin (1). Quinze ans: se sont, passés depuis la brochure belliqueuse, les questions ont évolué, et, toujours d'une parfaitebonne foi, Ellen Key ne; cache pas qu'elle est; influencée par cette évolution. Elle ne renie pas, elle ne reniera jamais som idéal de tendresse féminine; 1 ce II importe,, écrit-elle; quela femme soit élevée ce au point dé vue: intellectuel pour sa mission ce sociale.. Mais si, pendant ce temps, elle perdait ce sons caractère (de tendresse), elle arriverait-à ce cette mission sociale comme un cultivateur avec ce des outils perfectionnés d'agriculture, mais sans ce la semence. » : Elle ne s'écartera jamais de ce point de vue. Mais elle constate que certaines expériences tentées ont réussi mieux, qu'elle ne l'espérait. Les féministes ont d'ailleurs, en général, renoncé à leur idéal ascétique, reconnu que, ce parmi les droits: à revendiquer, se trouve le droit à un développement sentimental normal ». Socialement, un certain nombre d'entre elles ont subi l'influence d'EUen Key et, se réclamant de ses idées, ont tenté de ramener leurs compagnes aux. travaux traditionnellement attribués à leur sexe. (1) Rvinnorôrelsen. Stockholm. 188 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Elles y ont parfois réussi, et cela a produit de curieux résultats. On a vu des femmes instruites et cultivées se faire bonnes d'enfants, parfois même femmes de chambre ou cuisinières. On pouvait voir, il y a deux ans, à Paris, une bonne à tout faire suédoise qui lisait Platon dans le texte grec ! Elle trouvait sa profession très favorable à sa santé, que le surmenage cérébral avait ébranlée. Mais de tels exemples sont rares ; les préceptes d'Ellen Key ne sont généralement pas suivis avec une rigueur aussi paradoxale. Au contraire, une foule toujours grandissante s'en est tenue au premier féminisme, à celui qu'elle combattait en 1895, et les situations masculines ont été recherchées et obtenues par un très grand nombre de femmes. Ellen Key, qui reconnaît ce mouvement irrésistible, étudie loyalement les résultats qu'il a produits depuis quinze ans. Il y en a de bons, et son opposition désarme. Elle reconnaît que ce mouvement était nécessaire, est nécessaire encore; qu'il fallait détruire le préjugé de l'infériorité de la femme, développer son caractère et son esprit d'indépendance, pour lui acquérir tous les droits masculins. Mais quand chacune aura le droit d'entrer partout, elle en usera peu et reviendra au foyer, qui est sa vraie patrie. Et ici, Ellen Key se rencontre avec FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 189" M. Faguet, qui veut que les femmes aient tous les droits, quitte à n'en point user. Mais il est certain qu'elles en useront longtemps, et le type de femme nouvelle produit par les habitudes d'indépendance, est très finement analysé dans l'ouvrage d'EUen Key. L'auteur se défend de faire une histoire complète du féminisme : et pourtant elle remonte bien haut, puisqu'à son avis : ce Le premier mouvement féministe a été le geste d'Eve cueillant le fruit de l'Arbre de Science !» Ce mouvement, dit-elle, symbolise l'ensemble de l'évolution féminine ce car le désir de sortir des limites tracées est toujours son mobile, et chaque époque a nommé péché, manquement à la loi de Dieu, le fait de franchir ces frontières, qu'on déclarait une fois pour toutes être celles de la nature féminine. » Ellen Key fait un examen historique rapide et curieux des essais de vie indépendante de la femme. Avec raison elle voit une de ses manifestations dans un mouvement religieux qui avait un peu précédé en Suède le mouvement féministe. Les femmes, emportées par la vocation, prenant au sérieux la parole de Jésus qui dit d'abandonner les siens pour le suivre, quittaient la maison après de grands combats. Elles se faisaient liseuses, liseuses de la Bible au peuple. Les 190 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI pères avaient honte d'elles, les mères portaient le deuil, les frères ;se moquaient. Mais rien n'empêchait ces femmes de -suivre la voix intérieure, de vivre selon leur propre idéal. Et ainsi, sans le ^savoir, ces illuminées préparaient l'émancipation, <e à laquelle .bien souvent, plus tard, la Bible en ce main, elles devaient-venir s'opposer ». Les femmes ont donc manifesté leur indépendance. Qu'en est-il résulté? Le type féminin .moyen a-t-il plus de vitalité, plus d'utilité sociale >que celui d'il y a, cinquante ans ? Ellen Key en est convaincue. Elle (pense ique la famille même, troublée d'abord par ce changement, a, en somme, gagné en richesse par les acquisitions nouvelles des jeunes filles. L'union -apparente des familles .anciennes cachait bien des rancunes sourdes, bien des résignations amères! ce La jeune fille qui filait et tissait le linge, ,alice gnait de longues rangées de pots de confitures, ce avant Noël .brodait tous les soirs des cadeaux, ce après Noël dansait tous les soirs », passait dé .pénibles heures. L'attente, pendant de longues années, devait user sa vie. e. JL'invitation à dance ser, et après elle la demande en mariage, viencc drait-elle ou non ? Tout homme dont l'ombre se ce profilait sur le sol était examiné à ce point de <c vue. » Avant même qu'elle eût vingt-cinq ans, la jeune ifille voyait les regards de ses parents s'assombrir, et on lui laissait entendre qu'elle FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 191 avait fait banqueroute. Dans les familles modestes, elle n'avait de plus souvent pas de livres, pas d'argent à elle malgré son travail ménager incessant, point de jeux, pas de liberté. Maintenant les petites filles de dix ans parlent de ce qu'elles feront plus tard ; les frères et les soeurs partent, ensemble pour l'école ou l'académie, ont les mêmes intérêts et 'les mêmes sports. Le père et la mère, souvent, restent seuls au foyer, car lès filles s'éloignent pour aller gagner leur vie et ne leur font que de courtes visites. 'Parfois ces visites 'n'amènent pas une joie sans nuage, car 11 y a des heurts entre la 'vieillesse ;et la jeunesse.... Mais parfois aussi, quand les parents -ont marché avec le temps, quand les filles ont du tact et de la douceur, une bonne Influence réciproque -s'établit. Les filles puisent de nouvelles forces dans la tendresse de leurs parents, qu'elles apprécient mieux maintenant qu'elles vivent seules. Les parents confient à leur fille ides soucis que celle-ci réussit parfois à alléger. C-râce à la vie laborieuse qu'elle mène, elle a maintenant une liberté d'esprit qui permet un véritable échange d'idées. On découvre qu'on peut acquérir les uns des autres. Le père qui, tout d'abord, soupirait en voyant disparaître les jeunes visages de la maison, reconnaît maintenant qu'il eût été insensé de retenir toute la bande, qui serait restée après sa mort les mains vides et 192 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI sans gagne-pain. La mère, qui avait aidé les enfants à convaincre le père, sourit quand celui-ci assure qu'il ne voudrait pas changer ses vaillantes filles contre des garçons. Ces filles se marient, d'ailleurs, si elles le veulent, plus facilement que lorsqu'elles restaient enfermées au foyer. Il y a sans doute de nombreuses célibataires, mais cela a toujours été ainsi, et, au lieu d'être les ce méchantes tantes » d'autrefois, acariâtres et méprisées, elles sont des créatures intelligentes et productrices. En somme, il y a autant d'amour qu'autrefois, que toujours. Sans doute la petite troupe de féministes qui a mené l'assaut était d'idées excessives, bizarres ; mais toute idée nouvelle doit avoir ses excès. D'ailleurs toutes ces bizarreries sont sans importance et il est même remarquable qu'un si grand changement ait pu s'accomplir sans créer trop de types grotesques ; il en est dès maintenant de très harmonieux. La petite troupe féministe aura bientôt accompli son oeuvre en obtenant pour la femme tous les droits qui lui étaient refusés, mais ce n'est là qu'un préliminaire. Le féminisme disparaîtra, et la femme devra alors se préparer, en développant, en élargissant son'sentiment maternel, à faire profiter de ses acquisitions nouvelles, non seulement l'enfant, mais toute l'humanité. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 193 IV Il ne faudrait pas s'exagérer la place que les questions féministes pures ont occupé dans la vie d'EUen Key. Esprit prodigieusement actif et varié, elle a parcouru tous les domaines de l'intelligence. On l'a beaucoup accusée de le faire au hasard, sans unité ni méthode, de n'avoir pas su dégager de son vaste travail une conception d'ensemble. Cette accusation ne nous semble pas fondée. La forme d'EUen Key est désordonnée; mais de l'ensemble de ses oeuvres se dégage avec force, avec une logique, parfois non apparente, mais profonde, une vigoureuse protestation de l'individu contre les contraintes collectives : religieuses, sociales ; un effort pour créer un critérium moral nouveau, qui sollicite le déyeloppe. ment supérieur de chaque individu au lieu de l'entraver. Suivons cette idée, qui nous servira de fil conducteur à travers son oeuvre, et prenons d'abord son livre le plus audacieux (le premier qui art été traduit en France), L'Amour et le Mariage. Ici nous comprendrons, bien mieux qu'à la. lecture du Faux emploi des forces féminines, l'émoi des lecteurs suédois ! (1) De l'Amour et du Mariage. Paris, 1907. 13 194 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI L'idée centrale de cette oeuvre, c'est que l'amour seul, le grand amour doit dominer les relations entre les sexes: tout lien est moral avec lui, et immoral sans lui. La fille-mère qui s'est donnée par amour, est plus digne de respect que l'épouse qui a accepté le mariage avec dégoût, ou continue à le supporter avec dégoût pour des motifs de convenance sociale. Le choix amoureux exprime une volonté de la nature, qui doit être obéie pour le bien de la race. L'auteur espère que l'humanité, perfectionnée, arrivera à se contenter pour toute législation du mariage de la phrase de SaintJust : ce Ceux qui s'aiment sont mari et femme. » Cela parut intolérable en Suède. Traduit en français, L'Amour et le Mariage n'indigna guère. Le Parisien, peu habitué à voir traiter dé tels sujets par des âmes pures, ne put s'y tromper: c'était un livre vertueux. Il le lut peu, et eut tort, car c'est un beau livre : candide et enthousiaste, riche d'idées et d'images, manquant (comme tous les ouvrages d'Ellen Key) d'une composition' serrée, mais rachetant ce défaut par l'abondance et la profondeur de la pensée et du sentiment. Sans doute l'auteur revient parfois sur un point déjà traité, mais comme un fleuve revient en méandres sur lui-même, apportant des points de vue nouveaux, une végétation nouvelle. Devant la stricte morale, l'ouvrage est-il subversif? On peut le soutenir, car il est certain FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 195 qu'Ellen Key veut bannir toute notion de devoir des relations entre les sexes. La seule règle, l'unique fondement du mariage et par conséquent de la famille, ce sera l'amour, le ce grand amour ». Comment conçoit-elle ce sentiment? A peu près à la façon romantique. ce Egalement éloigné, dit-elle, de l'immoralité ce épicurienne des races latines et de la moralité ce luthérienne des races germaniques. Passion qui ce exalte à la fois l'âme et les sens, qui pousse ce irrésistiblement vers un être choisi entre tous, ce L'amour enfin tel que Rousseau le montre après ce Racine et l'abbé Prévost. » Elle dit ailleurs : ce L'amour tel que je l'entends n'a pas seulement en vue la continuation de l'espèce. A côté de cet instinct éternel, un autre sentiment a grandi; il a germé dans l'impression de solitude de l'homme au milieu de ses semblables: impression d'autant plus forte qu'une âme est plus originale. Elle cherche un être à qui l'amour donne la force de ce miracle: nous délivrer du sentiment d'être étranger sur terre. Le grand amour naît seulement quand le désir d'un être de sexe différent se confond avec l'aspiration vers une âme de sa propre espèce. Il devient comme le feu, plus pur à mesure qu'il est plus ardent; et il se distingue du feu du désir comme la chaleur blanche du haut fourneau se distingue de la 196 FEMMES ÉCRIVAINS Dr'AUJOURD'HUI flamme rouge et fumante d'une torche portée à travers les rues de la ville... » Et ailleurs l'auteur déclare que cet amour humain, si élevé, si pur, ce remplacera l'amour divin, la religion qui recule devant la science... » Blasphème aux yeux des Suédois, et à nos yeux, erreur profonde. Comment cet amour, lié à un être périssable, remplacerait-il des espoirs éternels ? Comment vivra-l'être qui aura perdu son amour, quand, comme Ellen Key, il ne croit pas à une autre vie ? Il vivra comme il pourra, sans doute, comme vivent tous ceux qui n'ont pas la foi. Mais il ne fallait pas lui faire croire que ce pauvre amour, attaché à mille liens fragiles, pouvait lui remplacer une foi. D'ailleurs, nous l'avons dit, c'est sur ce point qu'EHen Key montre son mysticisme. Elle semble convaincue que, de deux êtres spécialement destinés l'un à l'autre, physiquement, intellectuellement, moralement, jaillira une flamme-supérieure à eux deux, et participant en quelque sorte à la divinité. Il y aurait bien à dire, d'abord, sur cette destination spéciale de deux êtres... que le hasard seul rapproche, qui s'accommodent l'un à l'autre plutôt qu'ils ne trouvent d'avance l'un en l'autre des angles destinés à s'adapter. Mais, en admettant cette adaptation absolue, il ne sortira de l'union de deux humains qu'un amour humain FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 197 lui-même, c'est-à -dire sujet aux transformations, à la décroissance, à la mort. Or, c'est à un amoui absolu qu'Ellen Key nous convie, c'est à la recherche de cet amour qu'elle veut vouer notre existence. On n'a pas assez pris garde à ce point de départ mystique. Qui l'aurait compris exactement comme l'auteur, aurait marché, ainsi qu'elle l'a fait elle-même, vers le célibat, non vers l'inconduite. On n'a pas vu cela, et on a vu seulement, avec des indignations plus ou moins sincères, que dans cet amour absolu l'auteur faisait sa place à l'amour sensuel. En effet, Ellen Key s'élève contre l'idéal ascétique de Tolstoï, contre l'horreur de toute joie sensuelle exprimée par Luther : ce La vie n'a rien à gagner à la production d'ascètes endurcis, arrivés en fatiguant leur corps, en desséchant leur esprit, à endormir une sensualité qui peut-être se réveillera tout de même brusquement un jour... Il faut triompher de ce préjugé nourri par le christianisme, qui attache un si grand prix à la pureté en soi : la pureté n'a de prix que si elle assure à l'homme une vie supérieure... C'est l'acheter trop cher que lui sacrifier la force et la joie... Au delà de la limite des neiges ne vivent que des plantes rabougries... L'humanité marche vors son plein épanouissement... Il ne faut repousser aucune richesse de la vie. Il ne faut pas plus réprimer l'amour qu'il ne faut répri- 198 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI mer la faim. Ce qu'il nous faut, c'est plus d'amour et plus de pain. » On s'est indigné vivement encore de ce que l'auteur ne condamne pas deux êtres qui se sont trompés dans une expérience amoureuse à rester éternellement victimes de leur erreur. En effet, la monogamie prescrite au nom du devoir social est aussi pour Ellen Key un dérivé de l'esprit ascétique : ce On la prêche depuis des siècles sans que la morale sexuelle en soit relevée », elle n'engendre que douleurs ou hypocrisie. L'adultère et la prostitution sont ses compagnes clandestines. Pourquoi repousser la franchise? ce Si un nouvel amour doit créer chez un être un renouveau de jeunesse et de vie, qu'il ne se refuse pas cet amour !» Cependant l'auteur reconnaît que de pareils cas doivent être rares ; que la stabilité des unions et de la famille est l'idéal désirable; et d'ailleurs comment ce ce grand amour », qu'on ne rencontre pas toujours une fois dans la vie, s'y trouverait-il plusieurs fois ! Les âmes qui le cherchent avec sincérité seront de nature trop élevée pour qu'on puisse redouter de leur part le libertinage. Et l'auteur place à la fin de son livre un projet de législation du mariage et du divorce qui n'est nullement plus large que notre législation fran- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 199 çaise actuelle, et qui sauvegarde l'intérêt des en-. fants avec un soin très intelligent. Mais, dira-t-on, il y a contradiction entre la conclusion et les prémisses! Non pas contradiction formelle, mais différence de degré. Et le cas n'est pas unique dans l'oeuvre d'EUen Key. On la voit fréquemment, après avoir formulé, en des termes très vifs, des principes révolutionnaires, conclure sagement; et avec beaucoup d'esprit pratique. C'est que, mise en face des faits, elle est inconsciemment influencée par ce sentiment du devoir qui la guide dans sa vie, bien qu'elle lui livre bataille avec la plume. Mais c'est seulement dans l'ordre pratique, que se trouve cette contradiction. L'ensemble de ses théories, quoi qu'on en dise, est parfaitement logique. Dans L'Amour et le Mariage, bien qu'elle ne pousse pas Son principe jusqu'aux dernières conséquences, elle proteste contre les contraintes apportées au libre épanouissement de l'amour, ce L'homme doit travailler à développer son être. ce Si l'ancien amour, mort, entrave ce développèec développèec il doit avoir le courage de le rejeter. Rien ce de plus sublimé qu'un amour unique et fidèle; ce mais nous ne pouvons pas toujours le créer. Oh ce ne peut pas plus promettre d'aimer toujours que ce d'être touj ours bien portant. Ce qu'on peut proç< proç< c'est de Veiller sur son amour, d'en faire 200 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce la grande affaire de la vie. Mais s'il est mort ce sans retour, nous ne devons pas rester liés à ce ce cadavre. Les enfants mêmes ne profiteraient pas ce de ce sacrifice, de l'union extérieure de parents ce divisés, à l'influence contradictoire. L'amour et ce le mariage doivent développer l'individu, non ce le sacrifier. » Dans Le Siècle de l'Enfant, elle déclare que : ce Le crime pédagogique .est de comprimer la nature propre de l'enfant en la surchargeant du poids de celle des autres... Il a besoin de paix intérieure, sous l'exubérance extérieure ; il doit plonger seul dans son monde à lui, qui est infini, s'y orienter, le conquérir... Et on y pénètre brutalement par des questions, des remontrances, on corrige ses faits et gestes, on cherche à façonner, à polir le petit matériel humain pour en faire un exemplaire parfait dans la série des enfants modèles... Qu'il ait devant lui une âme neuve, un soi personnel qui à le droit de réfléchir par luimême sur ce qu'il rencontre, l'éducateur n'y pense pas... Il ne voit dans cette âme nouvelle qu'une manifestation nouvelle de la vieille espèce humaine, et il se hâte de mettre le jeune vin dans les vieilles outres. Les parents se désespèrent s'ils ne peuvent montrer chez leurs descendants les parfaites vertus exigées par la Société... ils dressent les enfants à réprimer leur nature... C'est ' (1) ie Siècle de l'Enfant. Paris, 1908, ' ' FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 201 pourquoi les anciens types reviennent toujours dans le même ordre: gars solides, jeunes filles douces, fonctionnaires exacts, etc.. Mais des types nouveaux, des pèlerins de chemins inexplorés, des penseurs aux idées ce non encore pensées », ceux-là surgissent rarement chez les gens ce bien ce élevés ». Loin de pousser l'enfant à faire comme les autres, il faudrait se réjouir de lui voir des tendances divergentes, ce II faudrait lui donner la ce paix de conscience qui lui permette de se déec faire d'une opinion reçue, d'un usage courant, ce d'un sentiment convenu ; il aurait ainsi une ce conscience individuelle, et non une conscience ce collective et d'une seule espèce comme l'est ce celle de la plupart des hommes. » Ce Siècle de l'Enfant est, de tous les livres d'EUen Key, celui où la théorie s'appuie le plus solidement sur l'expérience. Elle connaît l'enfant. Elle a pénétré avec tendresse dans cette âme obscure ; son indignation contre le système des. coups, contre l'éducation ce à la grosse» des établissements nombreux, contre les ce meurtres d'âmes » à l'école ; contre l'inefficacité d'un enseignement religieux formel, faisant répéter machinalement les phrases évangéliques du pardon des offenses, à l'enfant qui ne voit autour de lui que luttes et représailles: tout cela est fortement pensé, et les conseils donnés sur les leçons et les jeux peuvent être utilement médités par les pa- 202 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI rents et les maîtres. D'ailleurs le livre, traduit en dix langues, a eu un grand succès en Europe. On souhaiterait que des fragments bien choisis en fussent distribués dans nos écoles. Dans Individualisme et Socialisme (1), l'auteur présente sa pensée sous un autre aspect. Quelque temps rebelle au socialisme, dans lequel elle craignait de trouver une forme nouvelle et pire de l'oppression de l'individu, elle s'y est convertie, sous l'influence de Vollmar. Elle a reconnu qu'en l'état actttei, l'incessante lutté pour le pain, avec les soucis, les chagrins laids et abrutissants qu'elle engendre, entravent d'innombrables possibilités de jouir et de créer... ce Les époux'n'ont pas le temps de soigner leur ce intimité, les parents de soigner les enfants, ce l'école de les développer, car elle doit avant tout ce leur conférer ces diplômes: hameçons à l'aide <e desquels on pêche un morceau de pain. » Le vieux socialisme, avec son nivellement forcé, son égalisation de tous les genres de travaux, lui paraissait intolérable. Mais maintenant que l'influence de l'anarchisme (dont elle rejette pourtant tout appel à la violence) l'a modifié dans le sens du respect de l'individu, elle s'en déclare partisan convaincu. Le développement de l'homme supérieur qui, pour Ellen Key^ comme pour Nietzsche, (1) Individualisin ocli Sôcialism. Stockholm, 1895, FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 203 reste le souci dominant, sera facilité par un état économique meilleur. ce Chez nous, dit-elle, c'est souvent du peuple, avec un pasteur pour intermédiaire, que naît l'homme de génie. » Et combien de fois la misère a-t-elle empêché son épanouissement! Au nôni même des droits de l'individu, elle adopte donc le socialisme. Dans 'tes très nombreuses études, portant sur les sujets les plus variés, qui forment les recueils intitulés: Lignes de la vie, Images de Pensées, Le petit nombre et le grand nombre, La Religion de la Vie, la même tendance se manifeste sous tous les aspects. ce Cherchez le bonheur, dit l'auteur à la jeunesse. Le benheur et le devoir ne font qu'un. C'est seulement par le bonheur que vous atteindrez ïé plénitude du développement de votre être, et par là seulement vous enrichirez l'humanité. » ; Et, en poursuivant cette affirmation, l'auteur se retrouve, au bout de toutes les routes, en opposition avec l'esprit chrétien qu'elle attaque sans merci. Selon elle, ce ce cadavre du Christianisme » que suivant l'expression d'Ibsen, chacun traîne dans son coeur, empêche l'épanouissement de la vie. Elle démontre facilement, d'accord avec Tolstoï, que nul ne vit vraiment suivant l'idéal chrétien; mais, au lieu d'en conclure, avec l'apôtre russe, qu'il faut revenir à cet idéal, elle conclut 204 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qu'il faut se décider à en rejeter le nom et les apparences. ce Garder le pur idéal chrétien, et y conformer sa vie, cela est incompatible avec la civilisation. L'art, la science, le bonheur sont des païens éternels. Puis la non-résistance au mal ferait le mal roi de la terre. Garder cet idéal chrétien et n'y pas conformer sa vie, cela crée des êtres sans caractère, à la conscience malade, à la volonté brisée. Perdons cette illusion, que nous sommes chrétiens ! Gréons un idéal auquel puissent se conformer nos actes. » Mais quel sera cet idéal? La vie, la vie de cette terre comme but en soi! ce Vivons la vie présente, en force et en beauté, ce Si nous demandons pour agir la certitude d'une ce vie future, nous serions semblables à un fou qui ce demanderait pour se mettre en mouvement le ce matin la certitude qu'il vivra le soir!... Ce qui ce se passera dans une heure sur terre est aussi ce mystérieux pour nous que ce. qui se passera ce après notre mort. » Et ailleurs : ce Ma forme ce actuelle, l'heure actuelle est la seule sur quoi ce je puisse agir. Il ne faut pas que l'enfance ce vive pour la jeunesse, la jeunesse pour l'âge ce mûr, l'âge mûr pour la vieillesse, la vieillesse ce pour l'autre monde!... » Et cet autre monde, objet de tant d'efforts, Ellen Key n'en laisse même pas l'espoir à ceux FEMMES ÉCRIVAINS DAUJOURD'HUI 205 qui lui ont tant sacrifié. Evolutionniste, elle croit à la vie sans cesse renaissante dont tout être est une parcelle. Elle croit que les acquisitions morales de l'homme lie seront pas perdues, puisque rien ne se perd. Mais l'immortalité personnelle lui paraît un leurre. Et alors une tristesse nous prend. Quoi ! enlever à la race Scandinave ses espoirs mystiques ? Frustrer les Ingmar Ingmar sson de leur grande ferme céleste (1) ? Chasser du royaume de Dieu où, depuis tant de siècles leurs efforts et leurs sacrifices terrestres ont dû leur conquérir de si immenses domaines, toutes ces .robustes générations au visage calme et sévère? N'est-ce pas là une oeuvre impie, et dangereuse même au point de vue purement moral? Et à ce point de vue, que peut produire de bon cette prédication passionnée des joies de ce monde, ces violentes attaques à l'altruisme? ce Si la jeunesse d'aujourd'hui, dit Ellen Key. ce voyait son sang assez épuisé par l'altruisme; si ce elle était assez pauvre de rêve, assez déformée ce par l'écrasement social pour que sa plus procc fonde question de vie, son désir le plus ardent ce ne soit pas son propre bonheur, il ne vaudrait ce pas la peine qu'un doigt se lève ou qu'il s'élève ce une voix pour la conservation de notre vie natiocc nale!» (1) Jérusalem en Dalécardie, Selma Lagerlöf, 206 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Et ailleurs elle proteste contre cette théorie du devoir qui consiste à passer le verre plein à son voisin au lieu de boire soi-même : ce Ainsi le verre passera de main en, main, il ce restera plein, et aucune soif ne sera apaisée ! » Cette crainte de voir toute l'humanité repousser; par altruisme la coupe de joie, paraît singulièrement chimérique à des gens habitués comme nous au spectacle d'une ce lutte pour la vie » où - l'égoïsme et l'arrivisme atteignent parfois la férocité. — Est-ce vers un tel idéal, se dit-on, qu'Ellen Key veut conduire ses compatriotes? Sans doute elle s'en défend, dit à maintes 'reprises que la recherche du bonheur chez les âmes nobles se confond forcément avec la recherche, du bonheur d'autrui. Mais les âmes nobles sont rares, et ce que la masse retiendra d'un tel enseignement, c'est qu'on doit créer son bonheur personnel à tout prix! Le danger est de ce côté, et il y a une singulière illusion à craindre que l'esprit de renoncement ne paralyse la jeunesse! Et, raisonnant ainsi, on est presque tenté de joindre sa pierre à toutes celles qui ont déjà été jetées à l'apôtre du bonheur. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 207 V Mais si, en la quittant, on se plonge dans la littérature suédoise de ce dernier siècle, si on lit des peintures de là petite vie bourgeoise, telle que le peint par exemple Sôdérberg dans la Jeunesse \de Martin Birk, Levertin dans Les Magistère d'Osterâs, Ernst Ahlgren dans ses romans et ses lettres, une autre impression peu à peu se fait jour. ?. La crainte d'EUen Key n'est pas si chimérique, sa prédication n'est pas si inutile! ' Quelle est en effet l'âme moyenne qui se dégage de cette littérature? - - ' Une âme en qui la contrainte religieuse, morale, sociale, a si fort et depuis si longtemps bridé les instincts qu'elle s'est presque substituée à eux. Chez les grandes âmes, cette contrainte, choisie et voulue jusqu'à l'héroïsme, engendre l'enthousiasme du sacrifice; et cela (Ellen Key le reconnaît) est un enrichissement, une exaltation de l'être. Brand mourra, les Dalécarliens, par leur exode, ruineront leurs terres et leurs proches: mais leur effort sublime élève l'humanité. Chez les natures mauvaises, cette contrainte crée les hypocrites et cruels Soutiens de la £0- 208 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ciété. Chez les natures moyennes, que peut-elle produire ? Demi-acceptée, demi-subie, au nom d'Un idéal surhumain dont on répète mollement les formules, elle crée des âmes neutres, qui par un mouvement acquis devenu réflexe, refrènent comme péché tout goût vif, toute inclination passionnée. Des âmes qui ne vivent qu'une demi-vie, qui se cherchent dans les plus petites choses ce des querelles à elles-mêmes », suivant l'expression d'Ernst Ahlgren; qui s'imposent sans cesse de ce menus sacrifices ne rapportant pas leur équivalence de joie » ; à qui la beauté semble une tentation dangereuse; -qui se courbent sans exa^ men sous les plus dures disciplines, et n'en souffrent presque plus, tant elles ont restreint leurs désirs et développé leur soumission. En un pays où des légions d'âmes de cette sorte vivent anémiées dans une ombre crépusculaire, il faut bien que de temps en temps une main hardie vienne ouvrir les fenêtres et montrer le soleil ! Aussi toujours, à intervalles rapprochés, pour combattre la mortelle mélancolie que dégagerait cette foule à l'âme monastique collective, le génie de la race Scandinave a suscité des individus forts et révoltés venant prêcher la liberté et la joie. Leur tâche est ingrate, car ils blessent profondément la conscience nationale : ils la blessent dans ses traditions séculaires, dans ses plus FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 209 pures vertus. Mais ils apportent à la race un élément indispensable, sans lequel elle périrait. IX Pour garder une attitude d'opposition à l'opinion régnante, il faut une âme bien trempée, voire même un peu dure et farouche. Nietzsche, qui a joué ce rôle vis-à -vis des Allemands, acceptait et proclamait qu'il était un ce destructeur ». Ibsen déclarait que les caractères nécessaires à l'oeuvre actuelle, ne peuvent être beaux, doivent seulement être forts. L'harmonie viendra plus tard, sous le troisième règne. Et voilà qu'un rôle de cette nature échoit à une femme ! Son esprit est aussi indépendant, aussi incapable de docilité que celui de ses grands confrères, révolutionnaires de la pensée. Sa tendance individualiste et anarchique est aussi nette que la leur ; son don d'expression souvent aussi Virulent et aussi agressif. Mais (elle est bonne: comment son coeur supporterait-il la haine? Comment même, devant le nombre et l'aigreur des attaques, sa conscience, à de certaines heures, ne s'alanmerait-ielle pas? Souvent des tristesses la prennent. Dernièrement 14 210 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI à la lettre d'un jeune homme, Glaukon, qui, tout en rendant hommage à son talent et à son caractère, lui reprochait son identification du devoir et de la joie, Ellen Key répondait la lettre lassée d'une personne qui sent qu'on ne la comprendra jamais. Et, en effet, entre les Suédois qui la jugent païenne, et les Latins qui sentent tout de suite qu'elle ne l'est paSj il est difficile qu'elle soit bien comprise. H y à dëshârmoriië entre sa mission et suri âmei Ce sentiment du Devoir auquel elle livre bataille, il est en elle, tenace et profond. Aussi, à de certains moments (en toute Sincérité vis-à -vis d'elle-même) elle tâche d'adoucir les conflits, de s'arranger avec ses adversaires, de concilier des inconciliables. De là certains sophismes, certaines pages obscures qui viennent parfois conclure des études d'un sens parfaitement clair; des restrictions impuissantes à infirr mer une oeuvre dont l'esprit se dégage avec une grande vigueur. — Ne iri'aceusez pas, dit-elle, de prêcher. l'égoïsme. Le bùnhëur dé chacun et le bonheur de tous sont inséparables. — Pour vous, sans doute ! lui répond-oh. Mais la majorité de l'humanité l'entend d'autre sorte. Bien des hommes, en cherchant leur bonheur, iraient aux pires turpitudes. N'ébranlons pas là notion de devoir qui est leur frein. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 211 — On changera une telle humanité ! Par la sélection amoureuse, affranchie de toute contrainte sociale, des êtres plus harmonieux naîtront. Par une éducation meilleure, ils se développeront si bien, que leur joie et celle de tous arriveront à se confondre. Il est trop aisé de répondre (et on l'a fait très fortement) que dans les êtres compliqués que nous sommés; le choix amoureux ri'à pas toujours ëii vue l'intérêt de la race. Quant à l'éducation, si ingénieuse qu'elle puisse devenir, elle mettra des siècles à former des êtres dont le bonheur personnel soit èri harmonie ëOnstà nte avec le bien général. Et il n'est mêriiè pas probable qlië de tels êtres Soient jamais honibrëux. Mais ici Ellen Kôy se réfugie au pays d'Utopie. Avec Rousseau, qui à exercé sur sa famille et sur elle-même une influence très sensible, elle Veut croire que la Nature est bonne; que, délivrée des maladroites contraintes exercées par certaines lois, elle reviendra à une primitive candeur. La ce Grande Suédoise » peut garder l'illusion qui la rassure, «et se persuader qu'en venant prêcher la joie ici-bas, elle est venue prêcher la Vertu. Mais ce n'est qu'une illusion. Le devoir et le bonheur, malgré les plus ingénieuses confusions de termes, restent d'essence distincte. Lé Bonheur est subjectif; le Devoir est si bien objiéctif 212 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI que toutes les sociétés se sont cru le droit d'édicter des peines contre ceux qui y manquent gravement. Nul ne peut dire que la loi morale doive se subordonner à la fantaisie individuelle. Sans doute Hercule A suivi la Vertu qui lui sembla plus belle: Mais parfois la Vertu sera sans beauté. Parfois, même dans une société très améliorée, elle sera en querelle avec la Joie, et la notion du devoir restera indispensable pour choisir entre elles deux. La religion du bonheur pourrait donc offrir quelque danger hors des frontières Scandinaves. Mais, au dedans de ces frontières, renseignement d'EUen Key était utile à un peuple qui ne deviendra pas j ouisseur, et qui tendrait à devenir ascète. ce Je ne peux rester ici, dit Oswald, dans les ce Revenants. On nous y apprend à regarder la vie ce comme une vallée de larmes, un fardeau dont ce on ne sera jamais délivré assez tôt. Là -bas ce (dans le Sud) on peut se sentir plein de joie ce rien que parce qu'on vit. Cette j oie de vivre qui ce fermente en moi deviendrait ici un péché ! » Ellen Key est venue affirmer que cette joie de vivre est une vertu. Ni l'un ni l'autre. Mais c'est un élément indispensable au développement humain. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 213 L'homme a besoin, comme elle le dit fort bien, des antiques forces païennes : ce Du scepticisme, de l'audace, de l'Amour du Beau, de la hardiesse, de la gaîté. » Si elle est venue apporter tout cela aux Suédois dans leurs neiges, ils peuvent la remercier. CHAPITRE V Anthologie d'EUen Key. — Ses oeuvres de critique. — Almqvist. — Au bord du lac Và ttern. I Pour dégager de l'oeuvre d'EUen Key une pensée directrice, nous avons dû singulièrement dessécher, appauvrir ses gros livres confus, mais riches, variés, tout débordants d'éloquence, de poésie et d'esprit. Pour faire goûter ce talent au lecteur français, il faudrait tirer de cette oeuvre des morceaux détachés, et on pourrait en composer des recueils remarquables (1). Avant d'aborder l'étude d'EUen Key critique, promenons-nous un peu au hasard dans son jardin capricieux et touffu. Voici, dans une Lettre ouverte à Heidenstam, un amusant portrait du Suédois : ce II apparaît comme un gentilhomme lettré qui ce ne tient pas compte de ses oeuvres, bien qu'elles ce soient importantes, mais de ses charges à la (1) Voir VIndividualisme, pensées d'EUen Key publiées par Mme de Quirielle. FEMMES ÉCRIVAINS DAUJOURD'HUI 215 ce Cour. Quand on vient le voir, il cache ses mace nusçrits dans la poche de derrière de son unice forme, et il donne à son biographe, non pas ce les titres de ses oeuvres, mais ceux de ses décoce rations. » Dans ce même ouvrage, l'auteur s'élève contre le patriotisme suranné ce qui vit de pierres et non ce de pain... de vieilles pierres tombales. On est ce fier du sùuyenir des ancêtres, mais, qtiand il « s'agit du présent, qui sera le souvenir de dece main, on considère le talent et l'originalité « comme des crimes impunis. » Ellen Key est une grande patriote, mais elle est hostile à tout nationalisme étroit, à des haines de race, comme l'antisémitisme. Même elle ne peut exclure de son coeur la Finlande, le Danemark... et même la Norvège, ce qui n'a pas adouci à son égard l'esprit suédois actuellement régnant. Elle a d'ailleurs cherché de tous côtés sa nourriture intellectuelle, elle a reçu des empreintes diverses des pays nombreux qu'elle a visités, étudiés, compris. Elle' est (en toute modestie) fille cadette des grands esprits ce européens » cpmme Goethe, cpmme nos encyclopédistes. De tels esprits ne sont pas ce prophètes en leurs pays », comme les génies qui reflètent et magnifient les vertus et les vices d'une âme nationale. Mais ils apportent à l'enrichissement de la cul- 216 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ture du monde un tribut bienfaisant et précieux. Au point de vue de l'art, Ellen Key montre un goût vif de la beauté dans tous les détails de la vie ; elle admire passionnément les meubles français du dix-huitième siècle, et tombe, à propos d'un guéridon, dans des extases qui irritent vivement quelques philosophes à tendance ascétique acharnés à la combattre. ce N'a-t-elle pas été déclarer, s'écrie M. Noisec trôm, relisant avec colère une boutade d'EUen ce Key, que celui qui a trouvé une belle forme ce pour une bouteille de bière a rendu un aussi ce grand service qu'un savant découvrant le pôle ce nord? N'est-ce pas de la folie? Et quelle imporce tance peut-on attacher, par exemple, à avoir un ce joli papier de tenture? » La question est, sinon plus importante) du moins plus caractéristique que ne le pense M. Norstrôm. Les gens qui ne se soucient pas de cette tenture, la voient à peine, sont des esprits abstraits, insoucieux de beauté plastique. H s'en trouve un assez grand nombre, 'Semble-t-il, parmi les habitants des pays du nord, plus sensibles aux idées et aux sentiments qu'aux formes extérieures. Ellen Key, en s'attachant à la beauté des couleurs et des lignes, se montre, sur ce point comme sur bien d'autres, plus latine que ses compatriotes. Elle se plaint de la laideur habituelle du foyer, des vilaines constructions. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 217 ce Si l'architecture, s'éerie-t-elle, est de la musique gelée, la nôtre est trop souvent de la musique d'orgue de Barbarie ! » Cette critique, il faut le reconnaître, tomberait juste en bien des pays ! (1) Sensible à la beauté de l'art, Ellen Key l'est plus encore aux beautés de la nature. Et en cela elle est bien Suédoise, car nul peuple n'a pour la campagne, la forêt, la mer, un culte plus passionné. Elle apprécie, dans une charmante étude, le peintre Bruno Lilj efors, artiste génial que noUs devrions rougir de si mal connaître, car il est sans doute le plus grand paysagiste et animalier de l'Europe actuelle. Dans cette étude, Ellen Key exprime en termes délicieux son amour de la nature (2) : ce Pour arriver à la faire chanter en soi (comme ce l'a fait Liljefors), il faut y faire sa maison, y ce vivre, vivre comme le chasseur, le pêcheur ou ce les animaux de la forêt. Il faut parler avec ce les jours et les nuits, avec le soleil et la ce lune, avec le brouillard et la neige, avec la terre ce et l'eau. Il faut devenir l'ami de toute sorte de ce lumière et de toute sorte d'obscurité, la nuit (1) Depuis le moment où Ellen Key écrivait ces lignes, il s'est produit une véritable renaissance du goût suédois. Sous 'l'influence d'une admirable école de peintres modernes, beaucoup d'intérieurs ont pris un «acnet artistique remarquable. La maison Thiel offre le modèle le plus achevé. (S) Entretiens au Pavillon de chasse. 218 FEMMES ÉCRIVAINS DAUJOURD'HUI « bleue et la noire, la grise et la verte... écouter ce toutes les voix, même celle de l'herbe, de la ce mousse et des insectes, voir d'abord la lumière ce et l'ombre jouer à cache-cache pour ensuite se ce confondre. Et alors laisser tout cela tomber ce lentement dans l'âme, y rester caché, y être ce oublié, le laisser devenir inconscient, pour de ce nouveau se faire jour vers l'état conscient après « la lutte de la sélection entre les impressions ce diverses. » Mais il est dangereux de feuilleter ainsi au hasard les oeuvres d'EUen Key ! Les pages s'aj outeraient aux pages. Parcourons rapidement ses oeuvres de critique qui, à elles seules, suffiraient à constituer un important bagage littéraire. II Les oeuvres de théorie sociale d'EUen Key ont. si fort agité ses contemporains qu'ils ont trop souvent laissé dans l'ombre sa très belle, très importante contribution à l'histoire littéraire, politique, artistique de divers pays. Quelques-uns ont même affecté de dédaigner cet énorme labeur de puhlioiste ; de déclarer que les FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 219 connaissances universelles d'EUen Key sont rapides et superficielles, qu'elle n'est qu'une vulgarisatrice. Cette critique pourrait s'appliquer à quelques articles de philosophie. Il y a bien certains exposés de la doctrine de l'évolution, puis des racçqurcis des idées de Nietzsche, un peu hardis et cavaliers. Mais sur tout autre sujet, les acquisitions d'EUen Key, bien que rapides, déterminent toujours en elle une réaction originale. Aux bruits venus de partout, elle répond par une vibration personnelle. Elle est bien l'âme aux mille voix dpnt parle le poète : Misé au centre de tout comme un écho sonore. Elle est donc particulièrement douée pour la critique ; mais pour Une critique basée avant tout sur la sympathie. Elle ne s'est jamais départie de son précepte: ce Parler d'une oeuvre ou d'un auteur au moment où on l'aime le mieux. » Aussi a-t-elle choisi, pour ses études développées, les personnalités dans lesquelles elle retrouve quelques-uns des traits qui lui sont chers. Elle a fait des Browning, qui lui fournissaient l'exemple de l'union parfaite de deux âmes supérieures, une très belle biographie. Elle a écrit sur Rahel un volume charmant; elle a peint ses amies personnelles, Anne-Charlptte Leffler et Ernst Ahlgren. Elle a écrit au sujet de Goethe, 220 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qui est son idole, des pages enthousiastes. Etre la mère de Goethe lui paraît le plus haut sommet de la gloire féminine. Enfin, c'est dans une monographie d'Almqvist (auteur suédois dont les idées hardies sur la femme et l'amour l'ont beaucoup influencée) qu'elle a montré le mieux peut-être ses facultés de critique. Parcourons un instant cette étude. Nous ne sortons pas de notre sujet; car les idées d'Almqvist, reprises par Ellen Key, ont été, sont encore la base de ces discussions sur l'amour et le mariage, auquel un des peuples les moins amoureux du globe se livre infatigablement. Au collège mixte d'Upsal, jeunes filles et jeunes gens expliquent et commentent ensemble une nouvelle célèbre d'Almqvist intitulée Det gar an, qui causa une petite révolution, et où les idées d'Ellen Key sont prévues et même dépassées par le curieux écrivain né en 1793. Après avoir lu l'étude d'EUen Key (1), on reste quelque temps hanté par l'étrange fantôme d'Almqvist: de l'homme maigre et pâle sous son épaisse chevelure noire, serré dans sa robe de pasteur, le nez long, la bouche mince, les yeux brillants d'un insoutenable éclat, qui glisse à pas muets,. inquiétant et impénétrable ! Est-il un criminel? A-t-il en 1851 commis une (1) Sveriges modernaste Diktare. Stockholm, 1807. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 221 tentative d'empoisonnement et un faux justifiant l'accusation, le mandat d'arrêt lancé contre lui? Sa fuite éperdue sur une barque de pêcheurs, sans essai de justification; sa vie errante en Amérique pendant huit ans, son retour à Brème sous un faux nom, sa mort sur un lit d'hôpital (ses maigres mains étreignaient l'Odyssée!.:.), son enterrement à la fosse commune où sa fille eut grand'peine à retrouver son corps... tout cela semble l'accuser. Vingt ans, écrasé sous l'opprobre, son nom reste enseveli. Puis, un jour, le grand poète, l'homme vénéré qu'était Victor Rydberg déclare généreusement que ce le crime d'Almqvist n'est pas prouvé, et que son génie l'est. » Avec. Ellen Key, avec RunebergJ avec quelques esprit distingués de Suède, il réhabilite le maudit (qui,.d'ailleurs, était innocent). Son oeuvre reparaît, d'une fraîcheur et d'un éclat incomparables. Sans doute le grand public reste un peu rebelle à ces livres déconcertants par leur personnalité, inclassable, par leur indocilité à toute convention littéraire ou philosophique: ce Tu es, écrit Ellen Key à Heidenstam, un des ce sept Suédois et demi qui ont compris Almqvist! » Mais, comme ces ce sept et demi » sont les principaux écrivains de Suède, Almqvist est un inspirateur de l'âme de son pays par l'influence qu'il exerce sur eux. 222 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Il nous est impossible d'analyser cette influence dans son ensemble. Disons, avec Ellen Key, que sûr tous les points, Almqvist nous donne la surprise d'être en accord avec les esprits les plus avancés du temps présent. Sautant pardessus le romantisme, qu'il vit et dédaigna, le naturalisme qu'il né put connaître, il se rattache à deux écoles bien modernes: le symbolisme et ie réalisme qui, en Suède, se marient souvent. Un détail réel vient ajouter sa note aiguë au rêve pour le rendre pius hallucinant: Le grand poète qu'est Almqvist semble contemporain de Verlaine. Sa métrique est entièrement libérée, il est dédaigneux de toute règle, dé toute couleur locale; la poésie ne vaut à ses yeux que par ce îë parfum subtil répandu èur elle, et tiu'elle répand ». N'admettant dans l'art que ce qui est intuitif, déclarant sans cessé qu'il vit d'instinct et non de science, Almqvist préfère à l'homme cultivé l'enfant, le peuple, la femme, l'artiste. Ils sont plus proches du ; divin : ce Ils sont la lyre dont Dieu touche les cordes. » Nië-t-il cependant la culture, dont Ellén Key fait tant de cas? Non, il veut bien l'admettre: ce Mais il faut savoir oublier. Il faut que les connaissances acquises se fondent dans l'inconscient, deviennent un second instinct. ce Toute la richesse de notre vue des choses FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 223 tient en ceci : fuir là brutale lumière de i'anâiyse, plonger dans le mystère de la vie, dans ëë sombre règne souterrain où les racines de l'esprit doivent reposer immobiles, pour que sa fleur puisse s'ouvrir (1). » Cette pensée, qui nous- paraît d'uhe^ admirable profondeur, Ellen Key, qui la cite et ^comprend, né l'a peut-être pas assez méditée. SOH. activité consciente, trop grande, devait l'en empêcher. Elle a cependant repris souvent l'idée indiquée par Almqvist: que la femme doit trouver dans la spontanéité plus grande de sa nature la source vive de son art. Puis il est une idée d'Almqvist qui a influencé profondément Ellen Key et qui agit aujourd'hui encore, non seulement sur elle, mais sur les esprits et sur toute la vie sociale des Suédois ; c'est l'idée que le mariage sans amour est un crime contre la race : . ce On condamne à être pendu, dit Almqvist, celui ce qui fabrique de faux billets de banque, Mais ce celui qui, pour n'importe quelle raison, mais pas ce par amour, s'unit à un être indifférent, et crée ce aussi une union fausse et sans valeur, ne cornée met-il pas un crime dont la grandeur, dont les ce incalculables conséquences pour l'avenir, pour (1) On remarquera combien celte prééminence accordée à l'instinct sur l'intelligence (idée dominante dans i'oeuvre d'Almqvist) est d'accord avec la tendance actuelle, exprimée dans l'oeuvre de M. Bergson. 224 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI <e les descendants, causent de bien plus affreux ce malheurs que la falsification de millions de ce francs! » Et il exprime ailleurs, bien avant les premières revendications du féminisme suédois : ce Que la femme doit pouvoir vivre de son trace vail, pour ne pas tomber dans le pire des crimes : ce celui de se donner à un être qu'elle n'aime pas. ce Gela est très important pour l'homme même qui, ce sans cela, ne peut savoir si la femme se donne ce vraiment par amour. » Cette idée, nous le savons, Ellen Key l'a faite sienne, mais elle est loin de la pousser jusqu'à ses dernières conséquences comme le fit Almqvist, dans la nouvelle fameuse intitulée Det gar an, qui déchaîna contre lui la colère publique. La donnée de la nouvelle est celle-ci : L'héroïne, Sara, fille fraîche et robuste, ni ouvrière, ni demoiselle, s'éprend d'un beau sousofficier qu'elle rencontre en voyage, et lui laisse voir qu'elle répondra à son amour. On cause tendrement, mais la jeune fille ne veut pas entendre parler de mariage. Elle paie ses notes d'hôtel et ne veut accepter de son amoureux ce aucune chose qui s'achète. » Elle a reçu par héritage un atelier de verrier qu'elle dirige, elle aime sa profession et prétend la conserver, ainsi que son domicile personnel. Le FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 225 mariage a mal réussi à sa mère, ruinée et tourmentée par un mari ivrogne: un jour Sara lui a vu jeter, de colère, son anneau à la rivière. Elle ne veut pas de cet anneau-là . Elle est pourtant d'une pureté et d'une franchise qui excluent l'idée des amours faciles. Mais pourquoi se marier ? ce J'aurais un nom, mais je n'auce rais plus de métier, je veux me tirer d'affaire ce seule... Je te louerai des chambres dans ma ce maison et, de temps en temps, tu viendras souce per avec moi. Quand tu-seras absent, je rêverai ce de ton retour avec bonheur. Ainsi tu ne verras ce pas mes heures de migraine ou de fièvre. Il ne ce faut pas que l'homme soigne celle qu'il aime ce quand elle est malade. » Et qu'on n'aille pas imaginer que Sara veut, par cet arrangement, sauvegarder sa liberté amoureuse! Non, si l'officier, acceptant cet ultimatum, se conduit convenablement, on peut parier pour la fidélité de son amie. Que craindre d'ailleur d'une femme qui, pendant ce tendre voyage, a dormi paisiblement dans la chambre où son amoureux, un peu dépité, reposait sur une chaise? Il y a là un état moral (et physique) spécifiquement suédois ; et le fait que la nouvelle d'Almqvist, condamnée par le chapitre d'Upsal en 1839, est maintenant, dans ce même Upsal, analysée et discutée en classe par les élèves du collège mixte, montre à quel point nos manières de voir en ce 1S 226 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qui concerne la morale sexuelle, sont lointaines et inconciliables. La conception de la vie conjugale préconisée par Sara ne se réalisera pas encore, même en Suède; mais elle a des partisans sérieux dans l'extrême gauche féministe. On le devine, Ellen Key n'est pas de ces partisans. Sara, cette fille saine et rude, si bien devenue patron verrier qu'elle s'écrie pendant le voyage amoureux: ce Voilà une belle maison! Vingt-quatre carreaux par fenêtre!... » ne réalise pas le typé de grâce féminine préconisé par l'auteur de la Femme de l'avenir. Sur d'autres points d'ailleurs, Almqvist est en désaccord avec Ellen Key : il est plus Suédois qu'elle. Influencé par Swedenborg, il est d'âme religieuse et mystique ; imbu de cette foi profonde en la vertu du sacrifice qui est le trait dominant des âmes Scandinaves. Comment il harmonise une telle foi avec l'obéissance aveugle à l'instinct amoureux, . avec un individualisme souvent nietzschéen, ne le lui demandons pas trop ! Ellen Key est plus logique que lui en prêchant la morale du bonheur, en condamnant le sacrifice, au nom de principes qui lui sont communs avec Almqvist. Mais ce dernier ne nous a pas promis de logique. Il vit, suivant sa belle expression, ce auce dessus de la vie des questions, dans la vie de FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 227 ce pur amour, qui ne demande rien, qui est seulece ment. » Il méprise les systèmes philosophiques, et le rationalisme, la doctrine de l'évolution chère à Ellen Kéy, eussent été rejoindre cet ce amas de grandioses extravagances » que représentent à ses yeux les philosophies. Un jour où dévoré de doutes et d'inquiétudes, incapable de trouver un sens à l'univers, il se sentait glisser au suicide ou à la folie, i} a adopté ardemment la croyance à une autre vie: ce Ceci n'est qu'une vie d'essai, nous ne saurons rien en ce monde. Aidons-nous et aimons-nous... nous ne pouvons pas nous éclairer! » Mais, si religieux qu'il spit, il est vivement anticlérical : L'Eglise, à son avis, est le contraire de la religionPar religionPar affirmation, par son amour passionné pour le Christ, sa foi dans la vertu du sacrifice, il est précurseur de Tolstoï. Ellen Key nous le fait remarquer, il est comme lui antisocialiste, anarchiste chrétien. Il croit que l'amélioration du monde ne sera pas obtenue par des efforts collectifs, par des changements de gouvernement, mais par l'amélioration individuelle de chaque âme, de chaque vie. Son dédain des lois et des règles n'est nulle part affirmé avec plus de verve et de charme que dans son très célèbre Ormuzd et Ahriman. Cet ou- 228 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI vrage indigna les ce Soutiens de la Société », qui s'écrièrent que c'était l'apologie de l'esprit du mal. On y voit, en effet, Ahriman bouleverser les sages plans d'Ormuzd, venir la nuit distribuer la beauté, les fleurs, les richesses de la vie, comme au hasard, sans ordre qu'on puisse saisir, et être seul obéi : ce Car c'est lui qui est venu éveiller l'âme profonde des choses. » Ellen Key étudie avec amour ce poème étincelant de verve satirique. Et, bien qu'elle ait excité des indignations officielles, cette oeuvre répondait pourtant à ,une tendance profonde de l'esprit suédois. Régentés par Ormuzd et lui obéissant avec une scrupuleuse conscience, les Suédois gardent tous, dans leurs âmes silencieuses, le goût des ironies vengeresses; ils gardent dans leurs vies trop réglées l'amour des vagabondes fantaisies d'Ahriman. Un grand nombre de leurs auteurs l'expriment, et Ormuzd ne s'en alarme guère ; if sait ce qu'Ellen Key exprime avec tant de justesse. ce H n'y a pas de danger que le monde s'éveille ce tout d'un coup ; que l'homme se lasse de suivre ce le lent chemin de l'évolution historique ! Au ce moment où nous avons grandi, où le vieil habit ce est trop petit et le nouveau pas encore prêt, nous ce ne nous promenons pas sans voile, nous metec tons toujours longtemps, patiemment, des pièces FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 229 ce au vieil habit... Pour un disciple que trouvera ce Ahriman, Ormuzd en trouvera dix mille! » Almqvist sut cependant alarmer ses contemporains en exprimant une idée qui lui a été très reprochée, qui a accrédité sans doute les soupçons qui ont pesé sur lui, et qu'Ellen Key a souvent citée en lui restituant son véritable sens, incompris des contemporains: ce C'est par le crime que l'humanité marche en avant, et chaque nouveau cycle de civilisation a pour base justement le principal péché mortel que le cycle précédent avait défendu de tout son pouvoir, au nom de toute sa sagesse... Car chaque état de choses veut protéger sa propre vie, empêcher sa propre mort... Je ne parle pas de toutes les fautes, ni même des principales, je parle du crime qui, dans une époque, est considéré comme le plus grand, le plus complet : le péché mortel du siècle. C'est celui-là , devant lequel toute la civilisation d'une époque tremble et frémit, comme devant sa propre perte, c'est celui-là qui ouvre la porte par laquelle le nouveau cycle vient; c'est par celui-là que l'humanité montera d'un degré et élargira ses frontières. » Le criminel qui ouvre cette porte sera sacrifié comme l'a été Jésus. Et Almqvist déclare que sa vocation est de commettre ce grand crime du siècle! Ellen Key a aimé ce réprouvé, a tiré de son oeuvre immense, de cette centaine de volumes de 230 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI vers, de prose, de critique, de théâtre, de musique, des pensées curieuses et frappantes qui mettent en relief cette étrange figure. Elle la caractérise ainsi: ce Si l'on nie demandait: Trouvez-vous que ce Strindberg est celui de nos écrivains modernes ce qui donne l'impression la plus riche et la plus ce complète de la conscience des temps nouveaux? ce je dirais : Non. Si vous cherchez l'impression ce non seulement du présent, mais du futur, c'est ce encore Almqvist, né il y a cent ans, qui est le ce plus moderne de nos poètes. Tous les contrastes ce de notre temps Vivent en lui: Le courant de sym« patine altruiste, et la théorie individualiste du ce surhomme; la liberté d'esprit et là tendance ce religieuse mystique, le symbolisme en art, la ce tendance aharchiquè en fait de gouvernement, ce (le pacifisme et la théorie des nationalités) tout ce ce qui caractérise le déclin de ce siècle et ce l'aurore de l'autre se rencontrent en Almqvist, ce comme les rougeurs du couchant et celle de ce l'aurore se rencontrent dans cette lueur voilée, ce mystérieuse, crépusculaire, des nuits d'été de ce nos pays du Nord. » FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI' 231 III II nous faut abandonner Ellen Key... et nous ne nous sentons pas quitte envers elle. Exposer ses idées sur les choses et les hommes, les classer, les discuter, ce n'est presque pas parler d'elle-même. Les idées qu'on adopte tiennent à tant de causes extérieures qu'elles représentent rarement la nature profonde de l'être qui les défend. Les idées d'EUen Key, inspirées d'abord par les philosophes français^ par Rousseau, dont sa jeunesse fut bercée, puis par les théories de Darwin, qui étaient en pleine mode au moment de son développement ; ces idées, intéressantes à étudier, ne constituent pas sa personnalité véritable. Ce qui la caractérise, c'est bien moins les principes qu'elle a énoncés, que l'ardeur, l'enthousiasme, la générosité de son âme. Nous avons dû contester quelques-unes de ses idées ; mais, cela est certain, son influence générale n'a pu être que salutaire aux coeurs purs, aux natures saines. Ceux ou celles qui ont invoqué ses théories pour justifier des actes d'immoralité se fussent corrompus sans elle. Ellen Key n'a pu qu'exalter vers la beauté morale; elle a donné l'exemple d'une vie de travail, de dévouement aux causes 232 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI généreuses, d'un caractère loyal et courageux; eUe a honoré son pays par un des talents féminins les plus souples et les plus variés qui se soient jamais fait jour. Par-dessus tout, elle a été un vivant foyer de sympathie. Il suffit de lire quelques pages de ses oeuvres, ou de rencontrer une fois l'accueil de ses yettx maternels, de ses deux mains tout de suite tendues vers la souffrance, pour comprendre cette bonté sans mélange, ce coeur où nulle injustice ne parviendrait à faire naître une ombre d'amertume..Et on se sent en face d'une supériorité véritable, puisque, suivant la belle parole de Beethoven, ce on ne peut trouver de plus sûre marque de la supériorité que la bonté ». Au bord du lac Vâttern, grande mer intérieure où les vagues battent souvent avec le bruit de l'Océan, à côté de grandes falaises rocheuses couronnées d'arbres qui se reflètent au loin dans l'eau, Ellen Key a construit sa petite maison blanche. Elle y vit retirée, non isolée, car de nombreux amis viennent frapper à sa porte. Ils là trouvent entourée de ses souvenirs, des images de ceux qu'elle a aimés, soit dans la vie réelle, soit dans la vie de la pensée. A côté des portraits de parents disparus, ils peuvent voir les images de Goethe, d'Almqvist, de Kropotkine, de saint François d'Assise... images d'êtres qui, dans la variété de leurs races et de leurs existences, ont FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 233 eu pour trait commun l'ardeur du sentiment et de la pensée. Car nul être plus qu'Ellen Key n'a adopté et mis en oeuvre la maxime inspirée de Goethe qu'elle a inscrite au-dessus de la petite porte de sa maison : Mémento vivere. CHAPITRE VI Hilma Angered Strandberg Une méconnue. — Une vie douloureuse. — Nouvelles paysannes. — Le Nouveau Monde. — Idéalisme et égoïsme. Après avoir quitté Ellen Key, et avant de parvenir à Selma Lagerlöf, nous ne rencontrerons plus sur notre route de personnalités de si vaste envergure. Mais nous trouverons encore (et cela seul importe) des femmes ayant apporté dans leur art une note individuelle. De toutes celles qui, aujourd'hui, tiennent une plume en Suède, la femme écrivain qui nous semble remplir le mieux cette condition primordiale: une personnalité accusée, c'est une femme contemporaine d'EUen Key, vieillie par la misère et les douleurs, dont les ouvrages, peu connus du grand public, sont appré- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 235 ciés par quelques artistes : Mme Hilma Angered Strandberg. Cette affirmation est, nous le savons, de nature à étonner les Suédois. Elever cette demi-inconnue au-dessus dès nombreux auteurs féminins à succès actud, à gros tirages, paraîtra un paradoxe ou la grossière erreur d'une étrangère. Nous maintenons ce paradoxe ; nous ferons connaître, pour donner un tableau exact des tendances littéraires du public suédois, les auteurs à succès. Mais, en présentant au public français, et peutêtre à quelques-uns de ses compatriotes qui la méconnaissent, la personnalité de Mme Strandberg, nous pensons faire oeuvre de justice. Cette fëmme a-t-eUë produit des chefs-d'oeuvre? Non. Ses ouvrages sont pleins dé défauts, de défauts parfois irritants. Le style est fréquemment contourné et bizarre, les images, parfois frappantes, parfois forcées et déconcertantes. Mais, à travers, dès cahots et des heurts, nous sommes entraînés par Une main vigoureuse; nous trouvons parfois des visions de réalité aiguë sur la vie extérieure, parfois des ouvertures profondes sur la vie de l'âme. Puis, surtout, un don merveilleux d'exprimer la douleur: non point une douce mélancolie féminine, mais une douleur irritée et amère de lutteuse blessée qui ne désarme pas. -Ce don de la douleur, la vie l'a cultivé chez Mme A. Strandberg. Née en 1855 d'une famille 236 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI bourgeoise, ruinée à la mort de ses parents, elle travaille, devient employée des postes. Elle est nommée à un petit bureau de la côte ouest. Elle rencontre là un jeune artiste pauvre, sorti du peuple, elle a foi en son talent, ils s'aiment et se fiancent. Angered part pour l'Amérique, elle l'y rej oint, ils s'y marient. La misère les accompagne, l'époux travaille rudement de ses mains. L'épouse met au monde deux enfants, ils lui sont enlevés tous deux. Après des années de tortures physiques et morales, vaincus par la maladie, ils rentrent en Suède. Mme Strandberg avait eu, par la publication de ses ouvrages, un de ces demi-succès qui rapportent des encouragements d'artistes, des espoirs vite déçus, pas d'argent. Appréciée des grands critiques, de Levertin, d'EUen Key, d'un petit groupe littéraire, depuis des années elle mène la lutte épuisante contre la pauvreté, si dure en ce climat rigoureux. Que, dans une telle vie, une création abondante et riche ait pu trouver place, c'est la preuve d'une force intellectuelle peu commune. Mais, puisque, en de telles conditions, l'oeuvre a pu naître, elle s'est nourrie de ces douleurs, de ces expériences cruelles faites dans les milieux les plus divers ; elle y a puisé une saveur âpre et forte qui ne se trouve guère dans les romans mondains. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 237 I Mme Angered Strandberg a produit deux grands ouvrages : Le Nouveau Monde (A) et Lydia Vik (2). Puis elle s'est révélée grande artiste dans des recueils de nouvelles sur la vie des habitants de la côte ouest. Feuilletons deux de ces nouvelles : La Terre des Lutins, et : Contre la neige blanche (3). La Terre des Lutins est une très ingénieuse étude de la peur. Le début est franchement comique. Un ménage de la côte, un matelot et sa femme, s'en viennent un jour, poussant devant eux un petit chariot vers un village de la forêt. Le contraste entre le caractère exubérant des côtiers, que l'auteur connaît bien, et l'humeur silencieuse des forestiers est peint de façon très plaisante. Paul et Olena, le matelot vigoureux et la femme rieuse, arrivent de la côte, causant et plaisantant. Cela ne va pas vite, leur course : ils s'étonnent de tout, des oiseaux, des arbres ; ils interpellent les paysans qu'ils rencontrent, et ceux-ci ce levant du sillon leur tête (1) Den nya Varlden. .Stockholm 1890. (2) Lydia Vik. Stockholm 1904. (3) Trollmark. Stockholm 1907. 238 ' FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI lourde », les regardent avec un immobile étonnement. Dans le village, non loin de la lisière de la forêt, ils font halte, lâchent les brancards de la voiture, s'asseyent dessus, s'instaUent comme chez eux, et bavardent. C'est la femme qui parle le plus : :— Vous comprenez, chers amis, c'est -pour notre plaisir, rien ne nous forçait à venir par ici, mais on ne peut pas toujours rester au bord de l'eau, il faut changer un peu. Alors on est venu. Et l'homme dit en riant : — Elle est trop capricieuse, on ne peut pas la garder, là -bas au bord de la mer. Ça sera plus sûr, ici,, dans la forêt ! Et de rire. ce Mais les gens aux mouvements pesants qui, ce peu à peu avaient fait cercle autour de la charce rette, les regardaient avec une grave austérité, ce sans ouvrir la bouche, et sans qu'un muscle de ce leur visage remuât. Et, plus les nouveaux venus ce plaisantaient et gesticulaient drôlement, plus les ce paysans s'enfermaient dans leur silence glacial. ce C'était comme si un musicien avait joué à tour ce de bras sur son violon des airs de danse sur le <c pont d'un navire, sans qu'un seul petit mousse ce levât un pied pour danser. Sans doute on les ce prenait pour des comédiens, peut-être pour des ce mendiants. Cela, c'était le comble! ce Peu à peu l'homme et la femme ralentissent FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 239 ce leur bavardage, puis se taisent ; ils se fatiguent ! ce Puisqu'on ne les comprend pas, ils garderont ce pour eiix leurs plaisanteries. » On parle sérieusement, et le visage des paysans s'anime quand on apprend que les côtiers viennent acheter de la terre. Bien entendu on leur demande des prix fous, et ils ne trouvent qu'un terrain qu'on veuille leur céder à bon compte: un morceau de forêt qui passe pour hanté. Quand la superstition des paysans se montre, le rire reprend le ménage. Ce n'est pas qu'on soit esprit fort, mon Dieu! On parlerait du vieux Nà cken, le méchant génie des eaux, ou du grand Serpent de mer, cela se comprendrait! Mais ce qu'il y ait des esprits sur la terre même, cela ce ne peut s'imaginer. Quand la barque est tirée ce sur la terre, voyons ! il n'y a plus de danger ! » Toujours riant, on achète donc, pour une petite Somme d'argent qui est tout l'avoir du ménage, le morceau de forêt. L'homme, à grands coups de cognée, découvre un carré de terrain au milieu duquel s'élèvera la maisonnette. Mais un malaise s'empare bientôt des transplantés. Quelle différence entre cette vie solitaire, privée de tout voisinage (car les demeures des paysans sont espacées, clairsemées dans l'immense forêt) et la vie animée de leur petit port! Là -bas, près de la mer, on était sans cesse à attendre. Entrer, sortir, rester sur le pas de la 240 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI porte, abritant ses yeux avec la main et interrogeant l'horizon, c'était la vie naturelle, normale. Ici, c'est l'immobilité: ce Que tu es bête, forêt! tantôt toute blanche, ce tantôt toute verte, mais tu ne changes jamais! » Tant qu'il fallait construire la maison, l'étable, le petit pont, c'étaient des allées et venues, du mouvement, la vie se supportait encore. Mais quand tout est fini et qu'il n'y a qu'à attendre l'hiver ? « Le crépuscule venait. Olena, debout sur la ce porte, eut un singulier sentiment. Elle ne devait ce pas rester ainsi à regarder dehors. Que devaitce elle donc faire? Ce que font toutes les femmes <e dans ce pays de forêt. Acheter de la laine, un ce rouet, rentrer, bien fermer la porte, et filer et ce tisser pour un hiver, encore pour un autre hiver ce et bien des hivers. » Mais c'était une chose horrible de rester là assise, un jour après l'autre, indéfiniment! A la mer, c'était sérieux de rentrer, de sortir à tout moment, de se renseigner près des uns, des autres... Ici ce n'était qu'un jeu. Ce qui était sérieux, c'est de fermer la porte, de travailler silencieusement, de ne plus attendre aucun changement au monde. Dans la solitude et la tristesse vient bientôt se glisser la peur, ce Paul tressaillit, parce que l'obsce curité entrait par la fenêtre comme une grande FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 241 ce flamme noire. Il se leva et alla suspendre un ce châle devant les vitres. Ce n'était pas la peine ce que toute la forêt les regarde par là ! » Il est gêné si Olena parle fort. A la côte, oui, il le faut bien, pour dominer le bruit de la mer et du vent! Mais ici, ce n'est pas la peine. Pour Olena aussi, la forêt devient ennemie. Quelle drôle de lumière verdâtre dans cette clairière, entre ces quatre murailles d'arbres, si serrés ! Ils sont immobiles, et pourtant on dirait qu'ils vont l'étouffer... et elle a un brusque mouvement de la main, comme jiour les écarter. Paul a peur quand il coupe une branche d'arbre: il lui semble entendre un miaulement méchant. Quand il court, une grande inquiétude court derrière lui, puis des haleines, des chuchotements. La visite du colporteur vient mettre le comble à leurs craintes. D'ordinaire, on traite ce colporteur avec dédain, on le renvoie bien vite. Mais Paul et Olena sont si heureux de voir un visage humain! Ils servent au bonhomme un copieux repas, le retiennent le plus longtemps possible. Par malheur, Paul lui parle des bruits suspects entendus dans la forêt. Et le colporteur, très au courant, les lui explique. ce Bien sûr, c'est le petit peuple! les lutins qui ce se faufilent pieds nus entre les arbres, et jouent ce à cache-cache en babillant et en chuchotant, et 10 242 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce de temps en temps poussent comme des soupirs ce de jeune fille. » Il en parle, lui, le colporteur, avec supériorité et sans crainte : depuis si longtemps il est familier avec ce petit monde-là ! Son oreille est faite à tous les menus bruits de la forêt, que les gens de la côte, habitués au grand tapage de la tempête, ne peuvent pas percevoir. Lui, comme tous les forestiers, sait se taire et tendre l'oreille: ce La forêt parle, elle veut qu'on l'écoute;., » Le charmant récit de ce colporteur, qui se meut en toute naïveté dans le merveilleux comme dans son élément^ achève de détraquer lés esprits de Paul et d'Olenâ. Quand la jeune femme sort pour traire ses vaches, elle ne rentre pas, et son mari qui la cherche la trouve évanouie sur le sol. Reprenant ses sehgj elle ne peut plus prononcer Un mot et écrit sur un papier: Etranglée par les lutins. Ce iserait la folie sans l'intervention d'un jeune médecin qui ramène le couple à la côte. Et Paul et Olena, qui ne possèdent plus rien au monde, se mettent à pleurer et à rire en revoyant la mer. Si l'on atténuait quelques outrances d'expression qui sont le péché habituel de Mme Strandberg, cette petite nouvelle serait parfaite; L'autre : Contre la neige blanche, est d'Une émotion poignante. C'est toujours dans la forêt, dans une de ces FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 243 maisonnettes solitaires et perdues où s'écoulent en Suède tant dé vies silencieuses, que le drame est placé. Un ménage : Gustave Hôk, cordonnier, et sa femme, Malin, triste, menue et chétive, habitent seuls tous deux. Mais le cordonnier ne travaille plus; seule Malin descend chaque jour au village vendre des balais de bruyère et acheter quelques provisions. Il y a plusieurs années, Gustave Hôk, voyant son apprenti causer avec sa femme, a été saisi d'un brusque accès de jalousie injustifié: il a lancé une pierre à la tête du jeune homme, il l'a tué. Il a fait son temps de prison, puisqu'il est revenu. Ce qui est beau, et bien caractéristique de l'âme silencieuse et chrétienne du paysan Suédois, c'est qu'il n'y a pas eu d'explication entre le mari et la femme. ce II sait qu'elle n'était pas coupable, elle sait ce qu'il n'avait pas voulu tuer... Il y a là un de ce ces malheurs envoyés par Dieu qu'il faut accepte ter en silence. » Hôk a dit en revenant qu'il ne voulait pas rencontrer les gens du village : ils avaient déposé contre lui, ils le montreraient au doigt, il mourrait plutôt que' de les revoir! Malin n'a pas discuté. Tous les jours elle descend seule, poussant la petite voiture chargée de balais de bruyère, et elle s'en va, à plusieurs kilomètres, jusqu'au 244 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI village. Hôk est tranquille, presque gai, pourvu qu'on ne lui demande pas la seule chose qu'il ne veut pas faire : se montrer. Il a bien des souvenirs affreux, mais, quoi ! il ne faut pas y penser, on ne pourrait plus vivre. Ce jour-là , après que Malin est partie, la neige s'est mise à tomber. L'heure passe, la voyageuse ne rentre pas. Hôk s'inquiète. Il se décide à aller à sa rencontre, il sort, marchant dans les empreintes laissées par les pas de sa femme. Il pense tout à coup que Malin est devenue toute jaune,, elle qui était si jolie autrefois... Quel vent damné ! cela mord le corps !... et elle était trop légèrement habillée... Pourtant elle ne s'est jamais plainte du froid. , A la lisière de la forêt, il aperçoit un long ruban de route, puis le village : pas une âme vivante... La neige soulevée en tourbillons par le vent. Il arrive jusqu'aux maisons. Il se faufile dans un hangar, à l'entrée de la grand'rue. Ces maisons ont l'air si fier et si froid ! elles semblent dire : ce Va-t'en, hors la loi ! qu'est-ce que tu fais ici ? » Il est tiraillé entre la honte et l'anxiété. Il voit passer un cocher qu'il ne connaît pas, et lui crie : ce S'il n'a pas vu une femme poussant une ce charrette? une toute petite femme, pas grande FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 245 te dans le corps, et qui avait l'air de venir de ce loin? » Le cocher secoue la tête sans rien dire, et le grelot du cheval s'éloigne peu à peu. Hôk se met à descendre la rue, v ses yeux baissés errent de droite à gauche, abrités sous son bonnet... Tout est vide, pas même un roquet qui aboie. Voici le café, plein de monde, on s'y réfugie pour fuir le froid. Jamais Hôk ne passera ce seuil ! il connaît le patron, un ancien ami... Pourtant, si Malin est entrée là , à quoi bon la chercher plus loin ? Il reste derrière la vitre et regarde de tous ses yeux à travers les petits carreaux ternis. Le temps passe : ce Au nom de Dieu ! pourquoi ce reste-t-elle si longtemps? il la battra quand ce elle sortira! » Mais la porte s'ouvre, et c'est le beau-frère de Hôk qui sort, celui qui parle de lui si durement... et il est accompagné par le garde-champêtre. D'un mouvement brusque Hôk s'écarte... mais il entend sa propre voix dire très haut : — Sait-on si Malin est dans le café ? Et dans le tourbillon de neige et de vent, des voix répondent : — Non, elle n'est pas là . Il n'en attend pas davantage, il marche à doubles enjambées, puis se met à courir, se battant avec les tas de neige comme un homme furieux, 246 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI le front en sueur.... et ses cris se perdent dans le vent : « -— Si mince, si petite! et elle n'avait rien « mangé de solide... Ali! il ne pourrait pais suppor« ter cela! Il avait bien supporté toutes les choses « horribles, mais c'est parce qu'il savait que quelce qu'un l'attendait! » Son pied heurte un petit tertre blanc : c'est le chariot. Malin est tombée dessus, pîiée en deux, la neige l'a recouverte, elle est à demi-gelée. Il la secoue, l'appelle : elle ouvre les yeux. Il la met sur le chariot, la couvre de sa veste, commence à tirer : c'est dur, contre la neige amoncelée.... Mais sa force, inemployée depuis longtemps, sort de lui, pleine et intacte. Les voici à l'entrée du café. Elle ne peut marcher, il la prend dans ses bras, il ouvre... et quand il entend le" grelot de la porte, cela lui paraît aussi dur que l'appel du gardien de prison. Pourtant la sympathie des braves gens lui reviendra, l'amour vaincra la mauvaise honte, et Hôk, presque humblement; demandera de l'ouvrage à ses anciens amis... Mais la vision du « hors la loi » caché dans le hangar, et demandant avec anxiété aux passants cette a petite femme, pas grande dans le corps » qui est le seul bien qui lui reste, le seul lien qui le rattache aux vivants, se grave dans l'esprit ayep force. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 247 N'eût-eile fait que ces deux nouvelles, Mme Angered Strandberg aurait fait oeuvre d'artiste. II Mais elle a fait bien d'autres choses, et ses deux grands romans : Lydia Vik et le NouveauMonde sont des oeuvres riches et fortes. Le Nouveau-Monde a été en partie inspiré à l'auteur par les événements de sa propre vie. Elle a vécu la terrible existence dans laquelle se débattaient en Amérique les émigrés suédois, elle a vécu à Chicago l'horrible année de la famine, de la peste, de la grève des chemins de fer. Tout le cadre dans lequel évoluent Lovisa Niefelt,; la jeune Suédoise de bonne famille, et son mari, f'ouvrier Tore Hultman, a été vu par des yeux pénétrants qui ont rapporté de ce nouveau-monde des visions d'enfer. Une lourde atmosphère de misère, d'une misère implacable, dégradante, détruisant le corps et l'âme, enveloppe ce livre d'un nuage étouffant... Cependant, au moment où le roman commence, Lovisa Niefelt, sur le bateau qui l'amène vers la « terre de liberté », vers son fiancé lointain, est pleine d'orgueil et d'espoir ; 248 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « — C'est un ouvrier, votre fiancé? lui demande « un jeune Finlandais, son compagnon de voyage. « — Mais oui ! et c'est ce qui m'enchante. N'estce il pas beau que les différentes classes de la « société se confondent? « — Oui, mais comment croyez-vous que... « — On n'agira donc jamais, on ne fera donc ce pas le don de soi-même, nous ne ferons que c< causer toujours de nos tendances libérales ? c< Pouah ! toutes ces phrases de chez nous m'écoeu« rent. Et personne ne hasarderait pour ses idées ce le bout de son petit doigt! ce — Oui, on est terriblement ce à la mode popuce laire » en Scandinavie aujourd'hui. ce — C'est un vent superbe qui souffle! seule. ce ment, qui donc fait autre chose que bavarder et ce écrire? C'est ce que prêche justement Ada Lencc nartson... Oh! elle est la plus forte de nous ce toutes, il y a un tel sens de la vie.dans ce <c qu'elle écrit! L'époque nous demande non des ce mots, mais des actes. Et, vous devez l'admettre, ce il n'y a rien de plus effectif, pour se rapprocher ce du grand but, que de nous unir, nous, gens ce cultivés depuis des siècles, avec la classe popu« laire, pour créer une génération nouvelle. ce — Et Mlle Lennartson elle-même, que faitce elle? « — Ce qu'elle fait? Sans elle, nous n'aurions FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 249 ce peut-être jamais senti ce courant nouveau! «Te ce sais que, sans elle, je n'aurais jamais eu ce ce courage ; mais on est porté par une idée quand ce on sait qu'elle est juste. » , C'est donc ce portée par une idée » que Lovisa s'en vient vers son fiancé Tore. La démarche est hasardée, ils se connaissent peu ; ce fils d'ouvrier, intelligent et bon, de nature artiste, doué pour la peinture, a plu à la jeune fille, bourgeoise appauvrie, qui donnait des leçons de piano à Stockholm, approchait de la trentaine, s'ennuyait terriblement, et se grisait de grands mots dans des réunions de jeunes bourgeois socialistes. On s'est fiancé, Tore est parti pour l'Amérique et n'a plus, depuis, donné signe de vie. Lovisa a envoyé une dépêche annonçant son arrivée et n'a pas reçu de réponse. Tore sera-t-il là , à l'attendre au bateau? Elle a une grande angoisse, et c'est pour se rassurer elle-même qu'elle vante, avec une exaltation factice, à son compagnon de voyage, la beauté de sa décision. Pourtant, à l'entrée du port de New-York, la statue de la Liberté émeut Lovisa, ainsi que ses compagnons suédois, d'une émotion profonde. Elle a quitté le vieux monde, les liens étroits de son pays formaliste, elle va vivre une vie jeune, pleine, une vie conforme à son rêve... Son courage, son héroïsme seront couronnés d'une magnifique récompense. Mais l'enthousiasme tombe, on va 250 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI débarquer, et voici l'inquiétude atroce : Tore serat-il là ? Quelques minutes d'angoisse... Le voici, amaigri, mal vêtu, la barbe en désordre... mais Lovisa a un élan de joie et sanglote éperdûment : ce Et ce elle sent à ce moment combien sa foi avait été « fragile. » Joie bien courte ! L'auteur met une cruauté raf >- finée à éveiller de son rêve factice la jeune bourgeoise exaltée, Nourrie de phrases, inadaptable à la vie, elle a apporté au pauvre Tore un lourd fardeau, Çglui-ci, cependant, aurait dû réaliser son rêve : bon, dévoué, fidèle, épris d'un art qui lui crée un idéal noble, il pouyait, il devait s'entendre avec une autre âme noble. Mais Lovisa est d'âme médiocre ; tout de suite la pauvreté, qui cause des blessures à son amour-propre mesquin, l'aigrit, l'irrite, la désespère. Dans le mauvais petit hôtel si laid, si lamentable, où elle est tombée le soir de spn arrivée -^- la veille de son mariage —- elle pleure en enfant perdu, elle voudrait revenir chez elle... Trop tard! sa destinée est maintenant fixée. Dans la robe blanche élégante qu'elle a apportée de Suède, elle ira devant le pasteur, avec le cabaretier pour témoin, se lier à l'ouvrier sans travail qu'elle a choisi pour époux. Tore pourtant ne l'a pas trompée, il a dit sa misère. Quand, en arrivant, elle lui a reproché de FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 251 ne l'avoir pas appelée, il a dit : ce Je n'osais pas, ce je ne crois pas en moi, Lovisa, j'ai peur ! » Et quand ils ont, malgré tout, décidé le mariage, il dit : ce — Tu ne me le reprocheras pas? Tu sais coince ment sont les choses.,, Je suis sans patrie et sans ce travail, mais je ferai itput ce que je pourrai... ce Mon but unique sera de gagner pour toi, pour ce nous, la vi,e, » Et ce but est dur à atteindre. Tore trouve difficilement du travail ; avec le flot d'émigrants, l'encombrement est terrible, et l'angoissante poursuite du travail et du pain absorbe bientôt, absorbera toute la vie les pensées du nouveau ménage. Les 200 dollars de Lovisa sont vite épuisés, et la lune de miel, sur les bancs des promenades, n'est pas longue. Tore trouvera du travail, tantôt bien, tantôt mal payé, puis il y aura des chômages ; on vivra dans une insépurité terrible, passant d'une aisance relative à la gêne, à la noire misère, puis retrouvant quelque heureux, hasard. Dans cette vie douloureuse, Lovisa sera pour Tore le plus détestable compagnon. Le caractère complexe de la jeune femme est cruellement analysé par Mme Strandberg. Le trait saillant est un égoïsme si dur qu'on hésite parfois à le croire possible. Quoi qu'il arrive, Lovisa ne considère qu'elle-même, que l'injustice du sort dont elle 252 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI se sent victime ; elle ne songe jamais à Tore qui se tue à la peine ; elle lui réclame âprement l'argent nécessaire, ne l'aide en rien, empoisonne ses heures de repos par des plaintes et des récriminations. Elle poursuit un rêve et un indestructible espoir : c'est que sa vie se développera en beauté, une fois ce premier échelon franchi : l'existence matérielle assurée. Mais pour parvenir à ce but, la plus féroce dureté lui paraît légitime. Elle, qui était venue ce pour élever Tore Huitce man, lui apporter l'acquit de siècles de culture », semble ne voir en lui qu'un serviteur condamné à l'entretenir. Il y a entre eux des scènes terribles, et Lovisa ne s'adoucit que devant la crainte que la mesure soit comble et qu'il la quitte. Elle dit alors des paroles tendres, et se hait de les avoir dites... Mais elle n'a rien à craindre, Tore a une âme de chien fidèle, il est attaché à elle et lui restera. La cause de cette attitude de Lovisa, de son impossibilité de s'adapter à un milieu nouveau, Mme Strandberg la trouve dans ses origines, dans sa race. Elle était d'une vieille famille de bourgeois intellectuels, arrivistes et avares, sans cesse en querelle entre eux pour des questions d'argent. Lovisa, quand elle était parmi eux, les méprisait pour cette vilenie. Mais dès que cette base solide : de l'argent devant soi, la sécurité de la vie, lui manque, elle s'affole, sent que tout équilibre est impossible. Avant tout cet argent, cette FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 253 sécurité ! on pensera ensuite aux affaires sentimentales. Cet argent ne vient jamais, et Lovisa ne retrouve jamais son équilibre moral. Sa graduelle déchéance, la souffrance silencieuse de Tore, dont la vie à été détruite par l'intrusion de cette femme ; qui renonce avec douleur, pour gagner un peu plus d'argent, à la peinture qui était l'idéal de sa vie ; qui a aimé pourtant, qui aime encore son bourreau, qui ne peut oublier la vision de charme, d'élégance raffinée qu'elle lui a apportée, et qui souffre surtout de voir la misère et la négligence amener sa femme à la déchéance physique... tout cela compose un tableau noir d'une grande intensité. A un de ses plus cruels moments de misère, Lovisa a retrouvé l'ancienne amie, Ada Lennartson, qui prêchait si éloquemment l'union des classes ! Ada, arrivant dans le pauvre logis, trouve Lovisa lavant le plancher. Celle-ci, par orgueil, déclare à son amie qu'elle ne regrette rien, qu'elle a beaucoup vécu, beaucoup appris. Et comme Ada lui conseille avec pitié de rentrer en Suède, Lovisa reprend les phrases anciennes, déclare qu'elle s'est sacrifiée à une grande idée... Alors l'apôtre, qui n'avait jamais songé à faire des disciples si convaincus, a un joli mot de comédie : 254 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce -— Tu as toujours été exagérée, Lovisa !... il ce ne faut pas mêler la vie et les idées. » Et elle lui laisse entendre que les fantaisies démocratiques de 1880 ne sont plus à la mode. On a trouvé d'autres snobismes. Et Lovisa continue à vivre son enfer ; elle a eu un enfant mort-né et cela a été un nouveau désespoir. Elle en arrive à se griser de whisky ! Les scènes avec Tore deviennent plus violentés. Poussé à bout, il s'écrie : ce Maudit soit le damné camarade qui a ce refusé de me prêter quatre dollars quand je ce Voulais te télégraphier : Reste ! » Lovisa est atterrée de cette révélation. Il y a pourtant entre ces deux forçats des moments de tendresse. La jeune femme refuse toujours éiiergiquement de rentrer dans son pays, et un jour où elle, a été reçue à Chicago par d'opulents Suédois, elle sent tout à coup combien son Tore vaut mieux que ces riches égoïstes. Il y a une humanité profonde dans le misérable amour de ces malheureux, rivés l'un à l'autre, se blessant, se déchirant sans cesse, et sentant l'impossibilité de se quitter. Leur malheur vient d'ailleurs se noyer dans une plus immense détresse, et le dernier chapitre du Nouveau-Monde est une sombre fresque d'une puissante ampleur. Dans tout le cours du roman, Mme Strandberg FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 255 a dessiné autour de ses héros, avec beaucoup de couleur et de vie, des tableaux de diverses villes d'Amérique, Elle n'a pas fait dû Nouveau-Monde une peinture systématiquement noire. La fête de l'Indépendance à Philadelphie est peinte avec une' chaude et sympathique émotion. La joie générale, la fièvre de liberté, pénètre dans l'âme des nombreux Suédois mêlés à la foule bariolée. Qu'il leur paraît lointain, leur pays calme et rêveur; ce où les jours de travail uniforme et les ce silencieux dimanches n'arrivent pas à apaiser ce -l'inquiétude intérieure ». Ils l'aiment pourtant, leur pays ! Ils souhaiteraient allumer sur son soi la flamme de liberté qui embrase ces étrangers, qui, par Contagion, les embrase eux-mêmes... Et, prononçant lé mot de Suède, Tore et Lovisa tombent en pleurant aux bras l'un de l'autre, Sûrement Mme Strandbérg, qui a souffert en Amérique autrement, mais autant que ses héros, a aimé passionnément cette terre cruelle. Avant tout elle aime la vieille, la vraie Amérique, l'Ouest, ce avec ses centaines de milliers de petites maisons ce particulières, ses femmes au maintien digne, au ce regard pratique et clair, ses milliers de petites ce chapelles avec leur foi naïve, son souci du bience être de tous, la parole profonde de ses Qùace kers ». Et il n'est pas étonnant que Mme Strandbérg 256 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI aime ce pays, car depuis bien longtemps les Suédoises ont été en rapport avec ces Américaines qui leur ressemblent, et, dès le début du féminisme, Fredrika Bremer a. été leur demander des leçons. Mais, où l'auteur fait preuve d'une vive intelligence et d'un réel sens de modernité, c'est quand elle est séduite par la poésie barbare du grand enfer de Chicago, cette ville étrangère, ce bâtarde de l'Amérique », quand elle l'admire, malgré les hontes de ses tueries ouvrières, de ses maisons de jeu, de ses vols effrontés ; malgré les fumées et les suies infectes et noires qui viennent obscurcir son ciel et son lac bleus. ce Chicago ! Seul un observateur à vue courte ne ce verrait en toi que la barbarie. Ton cerveau est ce plus aigu que tout autre, ta conception et ton <c estimation des choses, ton activité plus rapide ce que toutes, et tu es aussi intelligent que sans ce scrupules. Ton public est le plus blasé, le plus ce moderne et aussi le plus primitif du monde... ce Et tu t'entends à le retenir : vois tes prêtres ! ce ils n'ont pas de temps à perdre en belles phrases, ce en rêves sur les anges. Ils resserrent en vingt ce minutes toute la rhétorique imaginable, des ce vérités concentrées, des pensées incendiaires, ce de grosses histoires de fermiers, des révélations ce piquantes sur les malpropretés de la dernière ce campagne électorale. Ils veillent sur chaque FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 257 ce période, pour ne pas laisser échapper une ce phrase pendant laquelle le public leur glissece rait des mains. Le temps est si mesuré, la morace lité si basse, la patience des auditeurs si courte, ce qu'il s'agit de les saisir par des mouvements ce grossiers et vigoureux... Tu as un pied dans le ce présent et un dans l'avenir... Au moment où le ce monde applaudit ou siffle ton dernier haut fait, ce il est déjà dans le passé. Tu accomplis ce que ce les autres pensent. Il n'y a jamais eu de vieille ce idée si haute que tu ne réussisses à la verser ce dans une conception neuve et claire. ce Aussi comme ils sonnent, les appels nouveaux ce dans tes écoles nouvelles ! Comme elles éelaicc rent, les pensées de têtes libres de routinières ce traditions !... Ces appels, cette lumière font ce battre plus vite les coeurs... » Mais Mme Strandbérg voit aussi les tares des grandes cités cosmopolites, et c'est dans l'enfer de Chicago que Tore et Lovisa iront finir leur triste vie. L'auteur décrit les hordes affamées qui errent de ville en ville, sans travail et sans pain, en cette année de disette et de grève. Nos héros qui possèdent encore quelques dollars, cherchent à vendre leurs meubles au dixième de leur valeur... On ne veut pas les prendre pour rien ! Les riches, effrayés, ont fui leurs demeures, et pour une 17 258 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI somme presque nulle, Tore et Lovisa ont loué une magnifique villa dans la Prairie. Après que :Tore acouru: tout le jour à la. recherche d'un travail introuvable, les époux s'as; seyent le soir, : seiTés l'un contre l'autre, décharnés, vêtusode .guenilles, sur l'escalier de la somp tueuse idemeure. La campagne est belle et : semble -paisible, mais..au. loin s'allument des feux: d'inccendie.-La. troupe a tiré sur les grévistes et: les ^malheureux, affamés, furieux, courent le pays ; avecdes torches. Mortellement las, 1 sentant confusément la fin, prochaine, Tore et Lovisa repassent toute leur vie : « — Pourquoi n'avons-nous ' j amais causé enec semble ? dit Lovisa. Rien que le terre-à -terre, ce toujours ! Pourquoi ne pas dire ce que nous ce pensons, ce que nous rêvons... C'est cela qui. est ce mortel. ce—rDire 'quoi? répond Tore, avec lassitude; ce: tu sais que; je -m'exprime ^difficilement. ce Et, pendant qu'il" disait ces mots avec paresse, ce son cerveau était plein d'images, d'idées et-de ce-souffrances..Mais il renfermait tout en lui, -ce comme l'avait; fait >son.1père, et les; pères :de-son ce père, jusqu'à ce que le fardeau du silence fût ce devenu trop lourdpour être soulevé. » Et-si Tore souffre de ce :dur mutisme 4u paysan de -Suède, Lovisa -porte en elle une autre tare, léguée par- sa : race-'d'intellectuels compliqués, de- FEMMES ÉCRIVAINS .D'AUJOURD'HUI 259 venus incapables id'impulsions spontanées. Elle n'éprouve j amais aucun sentiment avec plénitude,; ni dans l'amour, ;ni même dans la colère, elle ne s'est jamais donnée^entièrement... Elle se reprend presque îtout de suite, quelqu'un en elle se moque, et rit de la vie avec -amertume. Pourtant, en ce soir de mortelle détresse, une paix est tombée sur les époux. Tore parle comme pour lui-même. Il dit que si Lovisa ne l'avait pas tourmenté, si elle avait été seulement tendre et faible, si elle était restée l'image de grâce qu'elle était dans les premiers jours, elle aurait tiré de lui des forces qu'il ne peut lui-même soupçonner. :.I1 reparle-de sa;peinture, dont ;le regret ne'l^a jamais quitté. Elle ne l'écoute pas, et poursuit de son côté le rêve de sa vie manquée. Il y avait en elle tant de forces .pour la beauté, pour le 'bonheur. 'Un peu d'argent seulement, et tout se -fût réalisé ! Chacun poursuit son monologue. Mais un re.gretf commun tout à coup les 'unit. , ~ Ah ! s'écrie Tore, la vie est finie pour moi. Si seulement j'avais eu un fils! Ce cri< émeut Lovisa ; elle: se met sur les genoux de son -mari, serre sur sa poitrine la tête brûlante : « — Mon bien-aimé, crois-tu qu'il y ait sur terre deux êtres aussi misérables que nous ! » Et les époux ne souffrent :plus ce soir-là ;?l?im- 260 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI mense détresse ambiante et de confus pressentiments les ont comme détachés d'eux-mêmes. Le lendemain, Tore, revenant de sa recherche infructueuse à la ville par une chaleur torride, tombe sur le seuil de la maison, frappé d'une insolation mortelle. Dans la grande demeure déserte, restée seule, Lovisa sent qu'elle n'a plus d'autre possibilité que la mort. Elle revoit sa vie. Elle voit qu'elle n'avait jamais cessé de croire qu'une Providence lui devait, lui donnerait des joies en compensation de ses souffrances. Même quand elle disait des paroles amères, elle ne croyait pas à ses paroles. Et maintenant, c'était fini. Ce qu'elle imaginait être le sens de la vie n'était qu'une illusion grotesque ! Avait-elle eu tort de se raidir contre le sort, de vouloir le plier à sa volonté, au lieu de s'accommoder à lui ? Peut-être ! Elle avait remarqué que ' dans les moments où elle cédait, où elle renonçait à elle-même, les choses allaient mieux... Mais elle avait alors le sentiment d'une abdication, d'une faiblesse ; elle avait cru bien faire en combattant pour son idéal personnel. D'ailleurs, si elle s'était trompée, si elle avait été égoïste, elle n'avait pourtant pas mérité un pareil sort ! Non ! ce L'injustice envers moi est trop grande ! Je ne ce peux plus vivre! » Et quand elle pousse ce cri de révolte, pour la FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 261 première fois son être se fond tout entier, avec force, dans un sentiment unique... et c'est un appel à la mort. La lutte, la terreur physique, l'attraction du flacon d'arsenic... cela est dépeint avec un réalisme presque trop cruel. Lovisa est mourante, la campagne est presque endormie. ce Mais un coup de sifflet long et perçant éveille ce la nuit, deux soleils bleus et blancs paraissent, ce grandissent; le premier train, dans la Prairie, ce passe avec tm bruit victorieux. ce L'émeute, la grève est vaincue. » "Tel est ce livre complexe, riche de vie intérieure, riche d'observation des choses, touffu, inégal et puissant. A première vue, un pessimisme noir le domine; une ironie amère à l'égard de cette bourgeoisie égoïste et dure personnifiée par Lovisa, qui fait d'autant plus de mal qu'elle s'est haussée facticement à des idéals généreux. Mais, à côté du mépris et de la colère contre cette race impuissante et vieillie, on sent en Mme Strandbérg une confiance, un espoir ardent dans les jeunes forces de la vie : force populaire dans les anciens mondes, force des races jeunes dans le nouveau. Son Tore est une admirable figure, dans sa fidélité et son sacrifice silencieux. Libre de lui-même, il eût créé une vie puissante, peut-être un art sincère et naïf. Mme Strandbérg d'ailleurs n'a pas voulu conclure; ses nouvelles et ses ro- 262. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI mans ne démontrent rien, ils peignent. Avec amour; avec colère ou avec, tristesse, niais toujours avec des vues profondes et un. intense sentiment delà vie. CHAPITRE VII Ecrivains de Gauche Alfhild Agrell. — Harald Gote. — Anna BranMng. Mà rilia Stfernstedt. Mme Strandberg.ne défend pas, dans ses ouvrages', de théories sociales ou «religieuses. Mais, elle, est visiblement d'esprit; libre et d'idées, avancées.. Nous allons examiner tout un : groupe d'esprits de cette même nature, qui représentent actuellement l'aile gauche de la littérature féminine suédoise. I Mme' Alfhild Agrell, à : peu. près contemporaine de Mme Strandbérg,: a-produit une oeuvre d'une; remarquable variété. Romancière, journaliste,;auteur dramatique, elle a. montré, à côté de dons 264 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI poétiques et de dons d'observation sérieuse, une veine comique qui se rencontre rarement chez les auteurs féminins. On compare les deux volumes humouristiques qu'elle à produits : A Stockholm et Chez nous à Jockmock, à la si amusante fantaisie allemande de Stinde : La Famille Buchholz. Le dernier roman publié par Mme Agrell, Les Rêveurs de Dieu (1), est une oeuvre purement mystique. Elle montre, une fois de plus, l'alliance fréquente, en Suède, d'un sentiment religieux très yitense avec des idées sociales avancées. Le sujet n'en est pas nouveau. Le désir de créer une Eglise hors des Eglises, ou plutôt une Eglise assez vaste pour les renfermer toutes, a tourmenté, semblet-il, presque tous les Suédois pensants. Et le fait que cette idée, tant de fois rencontrée, les intéresse toujours, même quand elle est (comme dans le cas présent) exprimée de façon assez faible et vague, est très caractéristique. Les ce Rêveurs de Dieu » sont les hommes ce qui aiment Dieu plus que tout, mais qui ne ce peuvent aller à lui à heure fixe, ni par un chece min tout tracé », qui souffrent du formalisme des Eglises et n'y peuvent rester enfermés. Le héros du roman sera le pasteur de ces ce Rêveurs de Dieu » qui sont sans foyer. Rien n'empêchait de faire sur ce sujet un (1) Gucls drommare. Stockholm 1904. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 265 chef-d'oeuvre, bien que les rencontres avec d'autres écrivains de Suède fussent difficiles à éviter. Mme Agrell n'y a pas échappé ; la description de son immense Eglise est exactement dans la pensée, et presque dans les expressions, celle de Fredrika Bremer, que nous avons citée. H y a cependant des détails originaux, et le commencement du roman a un certain charme. Le jeune pasteur Ake, venu du Sud, prêche pour la première fois à Naksjô, village du Nord. La laideur de l'église toute neuve et blanche ce est pour lui comme un affront personnel ». Il se sent malheureux, lointain. ce Par hasard, son regard tomba sur le marbre ce antique des fonts baptismaux, noirci par le ce temps, qui avait l'air, dans ce milieu, encore ce plus dépaysé, encore plus étranger que lui. Et ce alors il lui sembla qu'il avait rencontré quelce qu'un qui le comprenait. » Pour qui a constaté le mauvais goût impitoyable avec lequel, dans les petites églises protestantes, on isole, au milieu des bancs, de la chaire et des tribunes en sapin verni tout neuf, les rares beaux objets antiques qu'on n'a pas osé exiler, l'impression semble très juste. Le jeune prêtre entre dans la sacristie ce qui a encore son haleine de vernis ». Les paysans qui l'entourent, muets et graves, lui semblent hostiles : 266 FEMMES : ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce— Un beau sermon! dit l'un d'eux. Il y en a ce à mâcher jusqu'à dimanche prochain avant de ce le. comprendre. » Les paysans sont convaincus que lé pasteur ne peut manquer de se plaire dans cette belle paroisse, avec cette belle église neuve. Mais les femmes pensent qu'elles feront'de leur mieux ce pour ce que l'obscurité ne saisisse pas cet homme du Sud». En effet, le jour s'éteint dans le.Nord si brusquement, sans créjrascule !« Le soleil est tout près du coeur de la nuit. » Mme Agrell a, souvent de ces expressions heureuses qui rachètent par. l'imprévu de la forme ce qu'il y a de ce déjà connu » dans, les personnages. Par exemple,, son . héroïne, Margareta Akelind,, tendre et mystique, son.incertaine intrigue amoureuse avec le jeune pasteur qui semble lui préférer Dagmar ; sa mort inexpliquée, au moment où elle avait découvert sa voie : la fondation d'une. Eglise, nouvelle de l'amour de Dieu,, tout cela ne peut guère retenir notre intérêt. Nous ne pouvons pardonner à ce roman l'incertitude dans le dessin des caractères, k> pâleur effacée de ses personnages sans vie. Nous ne pouvons que reconnaître à Mme Agrell un joli don d'expression poétique, et nous devons chercher dans ses autres ouvrages., FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 267 l'explication, de sa très honorable situation littéraire. Nous l'y trouverons sans peine, car Mme. Agrell a.vraiment un,bagage riche et varié. Nous.sommes frappés en lisant, sa- pièce Solitaire (1) d'y, trouver un esprit hardi et une vigueur d'.exé— cution que ne décelaient guère les vagues Rêveurs : de Dieu. Nous pensons que; Mme Agrell a commis une erreur (au point de vue artistique du moins): en.peignant des tableaux. mystiques qui ne: conviennent pas à - son talent. Il y a dans Solitairedes conversations entre Thora et son ami le d:oe,+ teur, dont la rondeur et la franchise d'allures- sont tout à ;fait savoureuses-. Thora a été séduite, au début de la:vie, par.un:, homme déloyal: il lui avait caché' qu'il était: marié. Abandonnée avec un enfant: (sa fille} Yngwâ, âgée de vingt ans maintenant!), Thora) a-' mené une vie fort pénible. Elle: s'est toujours refusée, avec une absolue intransigeance.; de loyauté,, à voiler en. aucune occasion ce que;le; monde appelle sa faute. Elle n'a. jamais vouluj même -un instant, usurper le titre de. ce Madame:». Sa- conduite a été sans reproche, ; elle s'est dévouée aux pauvres et aux. malades ; elle a élevé? sa fille dans, l'honnêteté et la droiture. Que le: monde la condamne, s'il veut ! Le monde ne s'en fait pas faute. Il la- traite.enCi) Ensam. Stockholm 1886. 268 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI paria, et le plus dur est qu'Yngwa, dans la pension où elle a été élevée, a subi les mépris, les affronts réservés à une fille de ce mamsell ». Le docteur, seul ami des deux femmes, désapprouve vivement l'intransigeance de Thora. C'est un brave et honnête homme, mais il déteste ce les principes, la vérité, le droit, l'absolu et autres fadaises ». Il gourmande Thora, et pourtant il l'admire. Mais un conflit va se dresser, vigoureusement posé, entre la sincérité de la mère et le bonheur de la fille. Contrairement aux instructions formelles de Thora, le docteur a envoyé Yngwa faire un séjour à la campagne dans la maison de sa soeur, sans révéler à cette dernière la naissance irrégulière de la jeune fille. Il a écrit à cette dame qu'Yngwa est l'enfant d'une veuve : ce Quel besoin avais-je de mettre une étiquette ce sur la marchandise ? Cela n'eût certainement ce pas augmenté l'agrément qu'Yngwa pourra reticc rer de son voyage !» Mais ce premier mensonge a de graves conséquences. Pendant le séjour à la campagne, un lieutenant, Allan, s'éprend d'Yngwa ; elle l'aime, il va venir faire sa demande en mariage, et il ignore encore l'état civil de la jeune fille. Averti, il persisterait dans ses intentions ; mais son tuteur, Eskiold, s'oppose violemment à un tel mariage. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 269 De son côté, Thora a reconnu dans le tuteur d'Allan un homme qui a joué jadis un triste rôle dans sa vie. Eskiold était épris de Thora; comme celle-ci le repoussait et lui préférait son cousin, par vengeance il ne l'a pas prévenue que ce dernier était marié. Il a été la cause première de son malheur. Et c'est cet homme qui, aujourd'hui, vient au nom de la morale s'opposer au mariage d'Allan et d'Yngwa ! Thora rejetterait elle-même cette union, si sa fille ne se dressait devant elle, révoltée. Yngwa a souffert cruellement de la situation de sa mère ; ses souvenirs d'enfance sont horribles. Elle a souffert courageusement, sans se plaindre, sans rien raconter à Thora des cruautés qu'elle subissait. Mais des orages s'amassaient dans son jeune coeur. Elle haïssait la société injuste, car elle admirait et aimait sa mère. Mais, par moments aussi, des colères la prenaient contre la dure sincérité de Thora qui semblait défier, appeler le mépris. ce Parfois, dit-elle, je déteste le mot de vérité ! » Pleine d'amertume, elle veut conquérir une situation honorée : ce Et ensuite elle se vengera, elle se vengera de tout le monde ! » Mais après la colère, c'est l'amour qui parle. Yngwa aime Allan, elle souffre; la mère s'attendrit et, malgré sa répugnance, charge le docteur de causer avec Eskiold. Celui-ci est inébranlable sur un point : Allan 270 -FEMMES ÉCRIVAINS .D'AUJOURD'HUI n'épousera pas une enfant naturelle. Mais il est un moyen > d'arranger les ; choses. Le séducteur de -Thora, devenu veuf, a mené une vie :peu honorable ; 41 s'est ruiné Jau jeu, a été chassé de l'armée... 'Sans ressource et pensionné .par Eskiold, iLest sous;sa-dépendance ; il consentira à .légitimer l'enfant en.épousant Thora.'Celle-ci sera tli]breensuite,^si;cela;luiqilaît, de vivre loin;de son époux. On sera en règle avec l'état civil, donc -avec la morale.publique. 'Mais ïa morale personnelle de lThora est-diffé-rente. Jamais elle n'épousera un homme qu'elle 'méprise ! -Feindre le mariage serait plus lâche encore. Même pour le ^bonheur desa fille, ^elle ne peut'pas, elle ne doit pas mentir. Tous la %lâmeht "et l'accablent, même Yngwa, emportée par sa souffrance d'amour. Pourtant, cette intransigeante sincérité aura des effets salutaires. Allan^jusqu'alors timide, soumis aux-volontés et aux, préjugés des siens, décidera de se rendre indépendant par le travail. Dans un an, il épousera Yngwa. Celle-ci, irritée, va quitter la maison de sa mère, chercher une place, ce se frayer le chemin toute seule, obliger le monde à l'estimer pour elle-même ». Sa colère contre Thora n'est pas calmée, mais on sent cependant qu'elle n'est pas profonde : ;<c Je ne:;peux pas te pardonner encore, dit-elle FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 271 à sa mère. en la quittant, mais j e tâcherai de te comprendre. » : Et elle la- comprendra, la mère en est certaine ; le coeur fier -qu'elle a formé ne pourra lui en vouloir longtemps:de ne;s'être pas, abaissée. ;Tliora reste seule auprès du bon docteur qui, savec peu de conviction, l'appelle ce monstre sans coeur ». Elle est convaincue, qu'elle a agi comme elle-le devait. ;Elle -reste - solitaire, : mais elle n'est pas brisée. fLe caractère d^Yngwa, dans-sa complexité, est fort intéressant ;: celulcde l'hypocrite Eskiold plaisamment tracé ; et quant à la raideur puritaine de Thora, loin de paraître 'conventionnelle, elle est extrêmement vivante. Ce culte abstrait de la vérité en soi, Moloch auquel -on immole-son bonheur (et parfois le bonheur des autres),' est Wune pâlpitaimte exactitude suédoise. Si, -ûanvis 'Solitaire, oii' comprend fort bien >jque fTliora n'accepte pas un- mariage indigne, on «eht aussi que,; dans 1 mille petites circonstances de;la-vie, ' elle a créé 'des difficultés graves à sa; fille et à elle-même, en courant .au-devant; d'aveux, inutiles, par une;sorte de luxe de-sincérité. Ainsi, 1 beaucoup de conflits'sont causés en Suède par les plus excessifs scrupules de franchise. 'Dans la vie conjugale notamment, nous -dit-on, le minutieux examen de conscience a causé de nombreux désastres : 272 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce Nous aimons-nous vraiment ? N'y a-t-il pas dans notre union une ombre de mensonge ? » Enquête terrible, à la suite de laquelle les concessions réciproques, les efforts d'adaptation indispensables à la vie commune risquent de se trouver condamnés ! Et comme, aux yeux du Suédois, les nécessités de la vie intérieure sont mille fois plus importantes que celles de la vie matérielle, nulle circonstance extérieure ne l'empêchera de rompre une union qui n'est plus sincère. Peu importe, par exemple, qu'une rupture gêne des enfants en détruisant un foyer. Si ce foyer était fondé sur un mensonge, si on ne peut le maintenir que par l'abaissement de deux âmes, détruisons-le ! Ces âmes empoisonnées répandraient autour d'elles une atmosphère de mort. Et devant certains malheurs causés par tant d'intransigeance, malheurs qu'un peu de tolérance, que quelques concessions eussent évités, on peut s'associer à Yngwa lorsqu'elle s'écrie : ce Je déteste quelquefois le mot de vérité !» Thora a donc personnifié, dans une figure vivante et juste, un des caractères les plus marqués de la physionomie de sa race. Sa personnalité est estimable, on ne saurait dire qu'elle soit sympathique. La ce Solitaire » trouve certainement une volupté d'orgueil à se dresser, seule, contre la société ; à se sentir supérieure à ceux qui l'acca- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 273 Ment, à exciter comme à plaisir, en affichant ce qu'ils considèrent comme une tare, leur mépris, qu'elle méprisera. Si elle eût été seule, cette attitude agressive lui était permise. Mère, son devoir était plus compliqué. Nous consentons à estimer Thora ; mais nous l'aimerions davantage si, une fois dans la vie, pour épargner un chagrin à sa petite fille, elle avait humblement menti... Vieillards et vieilles du Norrland est d'une verve assez robuste. L'auteur semble avoir étudié à fond les paysans épais dont elle nous présente la caricature. Le comique réside surtout dans l'alliance naïve qui se fait, en l'âme des héros, entre l'esprit de cupidité et l'habitude des formules religieuses. Nous y voyons Johannis dire intérieurement des ce Pater » pour parvenir à vaincre la répulsion causée par la laide et riche Petronella qu'il veut demander en mariage. Ces récits nous semblent lourds et ne pourraient être traduits. On les juge cependant d'un assez bon comique. Ils témoignent en tout cas d'une grande diversité de dons chez l'auteur des Rêveurs de Dieu et de la Solitaire. 274 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI II Mme Angered Strandbérg, Mme Agrell, passent pour avoir des opinions ce avancées » ; mais ni l'une ni l'autre, dans ce pays de Suède où l'on se scandalise facilement, n'ont causé le moindre scandale. Sauf Ellen Key, qui n'a pas recherché le bruit, mais qui a été jusqu'au bout de ses idées sans le craindre, nous n'ayons pas rencontré, jusqu'ici, de. femmes écrivains ayant produit des oeuvres ce à tapage ». En voici une. Mme Frida Stéenhoff, en littérature Harold Gote, a produit, dams sa pièce intitulée Le Lionceau (1), une oeuvre visiblement destinée à provoquer les protestations de ses compatriotes. Elle y a réussi. Disons tout de suite qu'elle n'eût pas atteint le même but chez nous. D'abord la lenteur de la pièce, la longueur des tirades eussent dompté notre indignation, si nous avions eu quelque velléité d'en ressentir. Puis nous eussions vu, je crois, d'un oeil tranquille, la jeune Saga, femme sculpteur de génie, convertir à l'union libre Adil, neveu d'un évêque. Saga est fille d'un écrivain (de génie, lui aussi) qui avait attaqué de front les préjugés de ses (1) Lejonels unge. Stockholm 1896. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 275 contemporains avec le courage d'un lion. Elle sera le Lionceau et combattra les préjugés à son tour... autrement que par des livres. Elle a vite fait d'amener Adil, qui lui offrait en soupirant des fiançailles de quinze à vingt ans, à une union immédiate, sans fiançailles ni formalités ; elle enlève le jeune homme de la maison de son oncle, où 'elle avait reçu une amicale hospitalité.,. Et le mieux est que l'évêque, converti aux idées nouvelles par cette propagandiste hardie, regarde d'un oeil attendri partir le jeune couple, et déclare que : ce Tout est pur pour ceux qui sont heureux. » Et Saga est encore plus subversive dans ses paroles que dans ses aetes. Elle représente le libre instinct, déclare qu'elle se moque de la vertu et du vice, qu'il ne faut pas résister à l'amour, qu'elle ne comprend rien à la religion ; et quand le Recteur, personnage vieux jeu, s'écrie avec indignation : ce Vous foulez donc aux pieds le mariage ? » elle répond : ce Je ne veux pas salir mes souliers ! » Il eût suffi d'une telle réplique pour nous éclairer sur les intentions de l'auteur, et nous eussions, je crois, pris un malin plaisir à ne pas faire entendre le cri de protestation qu'elle attendait. En Suède, les spectateurs de la première se sont consciencieusement indignés. J'imagine que Mme Stéenhoff, qui est une femme très spirituelle, 276 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI conférencière charmante, journaliste et publiciste appréciée, a ri sous cape, dans la coulisse, de la docilité de son public. Nous ne prétendons pas, bien entendu, que Mme Stéenhoff ait adopté la théorie de l'union libre seulement pour faire du bruit. Elle est sincèrement partisan de cette théorie (bien qu'elle ne l'ait mise en pratique ni pour elle ni pour les siens), et elle l'a défendue dans de petites brochures vigoureuses et spirituelles. Mais nous constatons que, dans le Lionceau, elle a présenté ses idées sous la forme la plus volontairement, la plus artificiellement provocante. Cela ôte toute vérité à la pièce, et cela ne rend pas, semble-t-il, la propagande bien efficace. Les brochures ont une réelle valeur. Celle qui s'appelle Argent et Amour est pleine d'aperçus ingénieux. Libérons l'amour de l'argent, tel est le thème. Que l'amour soit une ec valeur purement humaine » qui ne se vende ni s'achète. Et pour cela, rendez la femme économiquement libre. ce Tant que son salaire insuffisant l'obligera à ce être aidée par un homme ou par des hommes, ce la femme sera esclave. Mariée, elle travaille ce sans cesse, et son travail ne compte pas en ce argent, et elle est comme entretenue par le <e cadeau de l'homme. Cet homme peut être bon ce el même martyr pour sa famille, mais le sys- FEMMES ECRIVAINS D'AUJOURD'HUI 277 ce tème n'est pas moins mauvais. Souvent, chez ce la femme l'amour physique a cessé, le dégoût ce est venu, et cependant pour obtenir de l'argent ce pour elle et ses enfants il a fallu qu'elle donne ce son corps. Si elle ne le faisait pas, l'argent ce irait ailleurs ; sa sincérité serait la perte du ce foyer. Se vendre est souvent pour elle le moincc-dre de plusieurs maux. Elle contribue pourtant, ce autant que l'homme, au travail social ; mais, ce pour obtenir son gain, il faut, en plus, qu'elle ce se donne, car l'homme est l'intermédiaire obligé <c entre elle et son salaire. » L'auteur raconte qu'elle a rencontré une femme, une mendiante, mère de sept enfants. Enceinte une première fois, elle s'était mariée pour que l'homme entretienne l'enfant attendu. L'homme lui en a donné six autres, et elle mendie sur les routes du Norrland... L'auteur s'élève aussi contre la ce morale de classe ». Si un jeune homme choisit pour maîtresse une fille de sa classe, c'est inconvenant ; si c'est une fille du peuple cela ne regarde personne. ce C'est donc la morale de l'argent qui prend ce parti contre la pauvreté. » Elle cite l'exemple de la pudibonde Amérique, chassant Gorki et sa compagne : ce Plus le capital gouverne, plus l'amour libre est détesté. » 278 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Elle s'élève aussi contre la classification des enfants en vrais et faux (légitimes ou illégitimes) : les uns bénédiction de Dieu, les autres péché de la nature. Mépriser des enfants parce que leur père a abandonné leur mère n'est guère logique ! Il faut changer cette notion du pur et de l'impur. Bien plus catégoriquement qu'Ellen Key, Mme Stéenhoff repousse toute formalité de mariage. De braves gens feront de bons foyers ; souvent ils resteront ensemble jusqu'à la mort. Mais point d'amour forcé, point de foyer obligatoire ! On ne peut faire dépendre sa vie d'un mot prononcé: chaque être s'appartient à soi-même. Sans doute ces brochures de théorie sociale et les conférences par lesquelles Mme Stéenhoff répand ses idées ne relèvent pas, à proprement parler, de la littérature. Mais les brochures sont littérairement écrites, et Mme Stéenhoff est une curieuse personnalité. Il est bon de voir avec quelle rigueur les esprits de Suède, en majorité si soumis à la règle, vont impitoyablement jusqu'au bout de leurs idées : jusqu'à l'extrémité de la révolte, comme ils iraient jusqu'à l'extrémité du sacrifice, avec cette raideur théorique, ce mépris des contingences qui est une des dominantes du caractère national. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 279 III Mme Branting, femme du chef du parti socialiste suédois, a fait des romans intéressants et fins. La tendance politique ou sociale n'y apparaît guère. Mais elle se montre féministe en peignant des caractères de femmes de la bourgeoisie, qui doivent leurs faiblesses, leurs tares morales, à l'éducation ancienne ; en exprimant un grand espoir dans l'avenir de la jeune génération. Lena (1) est à ce point de vue un curieux livre. L'héroïne est divorcée, et les causes de ce divorce ne semblent pas compréhensibles à son entourage. Simplement, elle a eu le dégoût du mariage, trouvant son mari médiocre, grossier et peu fidèle. Son esprit est très libre, très affranchi, son caractère indolent. Dans sa famille, elle scandalise les femmes par ses idées subversives. Elle déteste l'ascétisme prêché dans les pensionnats protestants, où l'on fait honte aux jeunes filles d'avoii une robe neuve ! Elle déclare aimer le luxe, les douceurs de la vie. Pourtant sa conduite semble honnête. Elle veut être libre, mais ses journées sont très vides : elle ne fait rien de sa liberté. (1) Lena. Stockholm 1893. 280 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Elle voit quelques amies dont les types divers sont spirituellement tracés. Lena n'est pas riche, et l'on s'étonne un jour de voir sa maison plus élégante que ne comporterait sa fortune. On commence à jaser. Dans une conversation avec sa nièce, Lena fait sa confession. Elle est fort humiliante. La jeune femme n'a pu se résigner à une existence pauvre. Gagner sa vie lui était impossible, on ne lui avait rien appris : elle n'était bonne qu'à faire une femme mariée convenable. Le mari, qui l'aimait encore, est revenu, c'est lui maintenant qui l'entretient. ce — Oui, tu vois, je suis élégante. Qui est-ce ce qui paie tout cela? Toujours ton bon oncle, ce II me possède, non plus comme autrefois, mais ce tout de même. J'aurais dû renoncer à tout ce ce superflu pour être libre ? Sans doute. Mais ce ton oncle a des esclaves obéissants dans mes ce habitudes, dans mon corps paresseux, dans « mes migraines, dans mes goûts de jouissance. » ce Elle sent bien sa déchéance, se fait des reproee ches, pleure sa dignité. ce — Ah ! quelquefois il me semble que mes ce appointements sont un juste dédommagement ! ce — De quoi, Lena ? ce — De mes ce droits de l'homme » perdus, de ce mon injuste malheur d'être femme... Ne parlons ce plus de moi, je suis d'une génération qui passe. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 281 ce Je suis l'erreur accomplie : tu seras l'avenir, ce Tu seras forte, laborieuse et libre. » A côté de Lena il y a un type touchant de vieille fille, libre celle-là , mais solitaire et malheureuse. Mimi Lamb a trente-cinq ans, elle travaille pour vivre ; elle a une fausse gaîté, mordante et amère : ce Ce n'est pas pour toi, vieille fille, que les ce fleurs embaument ! Il faut te dégriser, ou le diace Me t'emporte... tire ta charrette! Tout ce que tu ce désires t'est défendu, ce qui t'est permis, tu ne ce le désires pas. » Un soir, au spectacle, Mimi a rencontré au passage les yeux bleus d'un amoureux qui regardait une femme avec tendresse. Elle a pu croire une seconde que ce regard était pour elle, et elle l'a emporté dans son coeur... Le roman intitulé Vanité (1) a une donnée originale. L'héroïne est encore, comme Lena, une femme seule, lasse et blasée, oisive. Mais elle s'occupe, à _,ses loisirs, de questions sociales, et il s'établit un flirt entre elle et un ouvrier menuisier. Les récits qu'elle fait de son enfance sont d'une spirituelle amertume : ce Mes anciens dimanches; sont comme une ce chaîne qui tourne éternellement autour de ce l'église. L'architecture était si laide! Il fallait (1) Fafanglighet. Stockholm 1910. 282 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce écouter le sermon pour pouvoir le raconter au ce père. J'entends encore la voix du prêtre parler ce de la confession du pécheur ! En l'écoutant, on « regardait ses gants de laine de si près que les ce mailles en semblaient agrandies. ce Ah! j'ai goûté les fades douleurs de l'Inquice sition luthérienne. » Elle entre pourtant encore, machinalement, à l'église, et entend cette conversation entre une dame et un petit garçon soigneusement ce brossé ce à l'eau ». ce — Maman, est-ce que Dieu est luthérien ? ce — Bien sûr, Fred. » Maintenant Helga Gyllen est seule, ce Les amis ce se sont refroidis, soit dans la mort, soit dans la ce vie... Les choses qui m'intéressaient se sont perce dues sans laisser de traces, comme les petits ce sentiers de la forêt se perdent dans la bruyère. » Dans cette solitude, l'ouvrier Albert Bl-om vient apporter une distraction. ce II arrive avec son respect timide, que j'accepte ce comme j'accepterais un bouquet en pyramide ce terminé par une colombe de Noé. » Menuisier, il regarde autour de lui le mobilier de son hôtesse : ce Cette table n'est pas plus Empire que moi! » Il admire pourtant l'élégance de l'intérieur, et confie à la femme de ménage qu'il se trouve là comme au Paradis. La corruption qui résulte FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 283 naturellement pour l'ouvrier de la fréquentation de la richesse est finement indiquée. Albert Blom est parfois choqué des expressions crues de la jeune femme : il ne veut pas qu'elle descende de son piédestal. Il devient amoureux, elle s'en aperçoit et se le reproche. Cependant, se dit-elle, cela n'est pas plus mal que de voir un homme du monde épris d'une ouvrière ! Un jour, entraîné par la passion, Albert l'embrasse brutalement. Elle le chasse. Il écrit une lettre d'excuses ridicule et touchante : elle pardonne et il revient. Le flirt eût été plus loin si une grève n'avait éclaté. Albert Blom est sans travail. Helga le nourrit, lui prête de l'argent et, très bourgeoise, se désaffectionne de lui dès que cet argent entre en jeu. Elle a prêté chichement, il a sans doute senti en elle une résistance. Il revient un jour, joyeux, lui rendre la somme prêtée : il a trahi la grève. Elle s'indigne ; il y a entre eux une explication violente, elle l'appelle traître et ne veut plus le voir ; il part désespéré et furieux. Elle sent qu'il n'a plus l'esprit de solidarité ouvrière, qu'il y a en lui de la corruption, et elle ne reconnaît pas qu'elle en est seule cause. Les romans de Mme Branting, à vrai dire, n'ont pas d'intrigue; ce sont des peintures de caractères, des réflexions fines, souvent spirituelles, 284 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI sur la vie moderne et particulièrement la vie féminine. L'esprit en est très large, détaché de toute idée de parti ou de coterie, sans violence et sans grand enthousiasme. L'auteur est, pour cette fois, très sincèrement détachée de toute idée religieuse ; aucun mysticisme, même social ou moral, n'apparaît en elle. Privés de cette force, qui est le ressort caché de la plupart des oeuvres suédoises, ses livres ne sont pas très vigoureux. Mais ils sont très intelligents. IV Mme Marika Stjernstedt s'est fait, dans ces dernières années, un nom brillant dans la jeune littérature. Lucide observatrice, écrivant d'un style clair et vif, elle a produit de nombreux romans dont les derniers surtout ont attiré l'attention. Ce sont trois volumes qui portent le titre général de ce Vagârne » (les Routes). Le dernier, intitulé La Fille du Préfet (1), se base sur une situation vraiment nouvelle, et la première scène en est curieuse : Elvin est fille d'un haut personnage, un préfet qui vient de mourir. Peu après cette mort, Elvin et sa mère apprennent que le préfet avait une fille (1) Landshofdingens dolter. Stockholm 1911. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 285 naturelle. Il lui faisait une pension, et la mère de la jeune fille demande que cette pension soit continuée. Elvin, très émue en apprenant l'existence d'une soeur de son âge, ne veut pas se contenter de la secourir, elle veut la connaître. Elle invite donc Daniéla, qui est modiste à Stockholm, à venir la voir un dimanche matin. En voyant entrer la jeune fille, elle est frappée de la ressemblance qui existe entre elles deux. Daniéla lui paraît même la plus jolie. Tout, ce qu'elle a entendu louer dans son propre visage, elle le retrouve sur ce visage nouveau. L'émotion la saisit : ce — Nous sommes soeurs, Daniéla... ce Elles restèrent un moment serrées l'une conce tre l'autre sans parler. Quand Elvin se dégaee gea, elle vit le visage de sa soeur trembler de ce larmes mal retenues : ce — Ne pleure pas ! « — Non, non ! ce — Comme tu viens tard... Approche-toi un ce peu. ce Elle la fait asseoir sur un sofa. ce — J'ai si souvent pensé à toi ! Je voudrais ce que ce ne fût pas la première, mais la dixième « fois que nous nous rencontrons ! La première « est si difficile, n'est-ce pas ?... Mais je parle te seule, tu ne dis rien... Es-tu contente d'être ce ici ? , 286 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce — C'est si étrange... ce —-Viens devant la glace. Comme nous nous ce ressemblons ! Nous ressemblons toutes deux à ce papa. J'ai une photographie de lui pour toi. Je ce vais te la donner. Sais-tu comment il était ? « — Je l'ai vu dans les journaux. ce — Mais savais-tu qui il était ?... ce — Manian me l'a raconté, il y a un an. ce — Mais savais-tu quelque chose de nous ? ce — Je me suis un peu renseignée. J'ai vu ce aussi le portrait de mademoiselle dans un jourc< nail. ce — Oui, c'est quand j'ai été demoiselle d'honcc neur au mariage d'Alice Gregh... Comment ce peux-tu m'appeler mademoiselle, chère Dacc niéla ? ce — Elvin... prononça l'autre, qui put enfin ce sourire un peu. ce — C'est ennuyeux que tu sois venue si tard : ce il faut que je sorte à une heure et demie. Veux« tu prendre une tasse de thé avec moi ? ce Les jeunes filles' s'observaient. Daniéla adaiice rait Elvin, était attirée, mais avait envie de ce trouver un défaut. Avant d'entrer, elle était ce froide, décidée à observer sans se donner. ce — Il faut que tu reviennes, je t'aiderai à ce ce que tu voudras. De l'argent, ou quoi que ce ce soit... Veux-tu apprendre quelque chose ?' ce Aimes-tu ton métier ? FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 287 ce — Oui, dit Daniéla, sans enthousiasme. ce — Nous reparlerons de tout cela. Pourquoi ce es-tu venue si tard? Tu as été empêchée? ce — Oui, dit l'autre en rougissant. ce Puis, faisant un effort : ce — Je ne savais pas si je me déciderais à ce venir. ce — Tu ne savais pas-.?... Pardon, j'ai peut-être ce manqué de tact.!. L'idée ne m'était pas venue ce que tu pourrais n'en pas être aussi heureuse ce que moi... Dis, regrettes-tu d'être venue ? ce La voix d'Elvin se faisait tendre, persuasive, ce elle prit la main de Daniéla qu'elle baisa impulcc sivement. ce Mais celle-ci se recula, et, cachant son visage, ce fondit en larmes : ce — Non, non ! pas cela !... Je ne sais pas ce ce que je dis, ce que je pense... C'est trop à la fois... ce Je ne voulais pas venir, c'est vrai, car à quoi ce bon ? Pourquoi maintenant, quand on ne s'est ce pas soucié de moi jusqu'ici ? A présent il n'est ce plus temps : je peux me tirer d'affaire seule... ce Mais ce n'est pas pour cela que je pleure... Je <c ne peux pas t'expliquer... ce Elvin restait anxieuse devant cette explosion <c de douleur. Elles tombèrent dans les bras l'une ce de l'autre, se donnant de petits noms : ce — Petite, petite ! disait Elvin. ce Et elle répétait : 288 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce — Petite, petite ! ce — C'est fini, dit Daniéla en s'essuyant les ce les yeux II faut que je parte maintenant, c'est ce l'heure. Ne pense plus à cela, pardonne-moi, ce Elvin. ce '— Au contraire, dit la jeune fille, sérieuse, ce Je ne l'oublierai jamais... Attends un instant. » Elvin conduit Daniéla près de sa mère. Cela a l'air d'une cérémonie arrangée d'avance ; la mère dit de vagues paroles aimables. Le beau salon, les meubles, les palmiers, tout cela paraît à Daniéla faux, comme au théâtre. Elle descend et, devant la porte, rencontre une amie d'Elvin dont elle a fait le chapeau. Que de grimaces avait fait cette cliente ! Le chapeau était trop grand, trop lourd, trop bleu, trop cher... Et la jeune fille eut un rire amer... Dès le début Daniéla, qui a, bien plus qu'Elvin, le sens des réalités, sait que le rapprochement tenté par sa soeur est impossible. Il est trop tard, leurs deux vies sont engagées sur des routes différentes et ne pourront pas se mêler. Elvin, d'ailleurs, trop ignorante des conditions de l'existence de sa soeur, la revoit plusieurs fois sans renouveler son offre d'argent. Elle attend le jour de Noël, où elle offrira de beaux cadeaux à la jeune fille, où elle remmènera à la campagne. Elvin est bien fille de son père, fonctionnaire prudent, qui n'agissait jamais sans avoir FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 289 mûrement réfléchi et observé. Et elle observe mal, elle ne sait pas mettre Daniéla assez en confiance pour se faire conter ses affaires d'argent et ses .affaires de coeur. Les relations restent donc superficielles, et Elvin trouve à Daniéla quelque chose de fermé, de fuyant. En effet, toute la vie de cette dernière s'écoule dans un milieu dont Elvin ignore tout, et, entre deux de ces visites inutiles, Daniéla .a pris un amant. . , Elle est chez Elvin, quelques jours avant Noël, et l'attend dans sa chambre. Elle est fatiguée des veillées faites à l'atelier, cette semaine ; triste et harcelée de soucis d'argent. Le petit sac d'Elvin est sur la table : il est entr'ouvert et laisse voir une liasse de billets. Elvin ne doit même pas savoir ce qu'il y a dans ce sac ! Un billet de moins ne se remarquerait pas. Tentée, elle tire le billet, le chiffonne dans sa main... Mais subitement prise d'indifférence, elle le déchiffonne et va le remettre dans le sac... Elle sent qu'elle n'en a plus envie. Elvin rentre .à ce moment, la scène est très pénible. ce Elvin eut une horrible sensation de laideur : ce — Voilà donc ma récompense ! Si tu avais « besoin d'argent, il fallait me le dire. Ai-je été « sévère ? Ne t'ai-je pas demandé ta confiance ? ce Prends ceci ! ce Elle tira, sans compter, tous les billets du « sac. 19 290 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce —- J'aurai soin de toi à cause de père, mais <c je ne "veux plus te voir, ce — Merci ! dit Daniéla, pâle, sans prendre les ée billets. J'avais besoin d'argent, en effet, mais e< pas ainsi. Et je n'ai rien pris : tu peux compter, ce Bien que, c'est vrai, la tentation m'ait un instant ce étourdie. Mais qu'est-ce qu'Elvin Salta peut ce comprendre à cela ?... Adieu !... ce — Reste encore ! ce — Pourquoi ? ce Les yeux de Daniéla eurent des éclairs : du « défi, de la haine, quelque chose qui ressemblait <e à du mépris. ce — 'Qui est cette jeune fille ? se dit Elvin, la <e regardant, Je ne connais rien d'elle. " «'— Tu es riche et heureuse. Je savais qu'il ce fallait me méfier de toi et attendre pour savoir «ce que cela deviendrait, si tu aurais en moi ce autre chose qu'un jouet. N'as-tu donc pas comte pris qu'il -me fallait de l'argent, que je ne pou<e vais voir en toi une soeur tant qu'il fallait me ce cacher et rougir de ma pauvreté ? ce — Excuse-moi, dit Elvin hésitante. Mais ce qu'on puisse toucher du doigt à la propriété ee d'autrui, je ne le comprends pas. ce — H v a bien d'autres choses qu'une belle ce dame ne comprend pas ! ». Il se fait une réconciliation froide. Daniéla refuse d'aller à la campagne, et les jeunes filles FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 291 se quittent avec la sensation d'une brisure irréparable. Quand elles se retrouvent longtemps après,. Daniéla a les cheveux oxygénés, la boucherouge. Son attitude à l'égard de sa soeur n'a paschangé. ce — Tu voulais faire du bien, c'est entendu,. Mais pourquoi commencer un acte de réparation qu'on ne pourra pas continuer jusqu'au bout?' Rien ne s'est amélioré depuis que tu m'as tendu la main : ce n'était qu'un beau geste! En retour de ta charité tu exigeais de moi une vertu, un> honneur dont tu ne connaissais pas le prix. » L'intrigue du roman est un peu artificielle, maissa lecture est fort agréable, et Mme Stj ernstedt possède à un haut degré des qualités de clarté, de rapidité, de sûreté, qui la classent (avec Mme Iranting, avec la jeune Elin.Wagner, dont nous parlerons tout à l'heure) dans la familled'Anne-Charlotte Leffler, dans ce que nous appellerons la branche latine des romancières de' Suède. Elle avait cependant, dans son précédent volume, Le Mariage de Lila (1), tracé des personnages bien purement suédois. Il nous faut citer quelques traits de ces caractères, car, en les rapprochant de certaines observations tirées des ouvrages de Mme Strandbérg et- de Mme Agrell,. (1) Lilas Aklenskap. Stockholm 1910. 292 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ils nous révéleront un type féminin et un type humain bien éloigné de nos conceptions françaises. Lila est mariée à un honnête homme, Carstén, qui a pour elle une adoration profonde. Il est simple^ silencieux. Lila n'a pas d'amour pour lui, et en a bientôt pour: un autre. Prêt à se tuer, Carstén se ravise. Il doit veiller sur Lila, la sauver, car .celui qu'elle aime est indigne d'elle. Lila s'en aperçoit bientôt, elle abandonne l'intrigue ébauchée et, le coeur plein d'amertume, se laisse emmener par Carstén à la campagne avec son fils. Là , Carstén, voyant que Lila est sauvée, et convaincu pourtant qu'elle n'aura jamais d'amour pour lui, se suicide. Lila veille et prie auprès de son corps. A quoi pense-t-elle en cette veillée funèbre? Suivant notre logique française, elle devinerait que Carstén est mort de son indifférence, se reprocherait l'infidélité de son coeur, serait pleine de remords devant ce fait horrible : le suicide, pour elle, de ce mari qui l'a aimée. Rien de semblable dans le coeur de la veuve de Carstén. Elle devine bien que son mari avait tout compris ; elle sent maintenant qu'il lui était supérieur. Mais il n'est pas question de remords, et il y a, aii contraire, dans le coeur de Lila de la paix et de la lumière. ce En mourant, Carstén lui a montré ce qu'elle FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 293 ce cherchait : le moyen d'arriver à l'accomplis s ecc ment de son propre être. En vérité, il est maince tenant ce maître qu'elle avait cherché. Qu'il ne ce soit plus là , vivant, sa pensée ne pouvait s'y ce arrêter : ici la mort ne signifiait rien. Avec sa ce main douce, Carstén avait montré à sa femme ce le chemin de ses jours à venir et décid.é de leur ce direction. Elle a à former (en son fils) une âme ce d'homme qui comprenne son propre mal et son ce propre bien. » La première impression produite par ce passage est un mouvement d'étonnement indigné. Le sacrifice d'une vie humaine pour ce l'accomplissement de son propre être » semble naturel à cette femme ! Cette mort ne ce signifie rien ! » En y pensant mieux, et en se replaçant dans le cadre de la pensée suédoise, on aperçoit que ce dédain du fait, cette prééminence accordée à . un idéal de perfection morale, à sa grandeur. Quand Lovisa, dans Le Nouveau Monde, exige de son mari des efforts cruels pour parvenir à un certain idéal de beauté de la vie ; quand Thora, dans La Solitaire, sacrifie le bonheur de sa fille à son idéal de sincérité, de pureté personnelle ; quand Lila accepte la mort de son mari pour que son âme, à elle, soit remise dans la bonne voie, — elles nous paraissent blâmables au point de vue humain. Mais, même quand ils s'imaginent ne pas croire en Dieu, les Suédois ne se placent jamais 294 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qu'au point de vue divin. C'est-à -dire que chacun d'eux est seul vis-à -vis de son Dieu, ou de l'idéal plus ou moins élevé qu'il a mis à sa place, et qu'il ne communique avec les autres êtres que pour le service de cet idéal. Serrons de plus près cette pensée, très importante au .point de vue de la compréhension d'une oeuvre suédoise quelconque. V Matériellement, le Suédois aime et pratique la solitude. Il suffit de voir ces villages où les maisons, loin de se resserrer, comme chez nous, autour de l'église, s'écartent, se placent le plus loin possiblCi les unes des autres comme si elles avaient peur de se toucher, pour comprendre que les habitants, bien au large sur leur vaste terre, aiment à vivre seuls et silencieux. Même les petits groupes contenus en chaque demeure sont souvent composés d'unités qui se juxtaposent sans se fondre. La pudeur des sentiments, la difficulté d'exprimer les impressions profondes est plus grande en Suède que partout ailleurs. Des centaines d'oeuvres littéraires ont pour sujet des malentendus sentimentaux entre gens vivant côte à côte : malentendus qu'une explication d'un quart d'heure eût dissipés et qui dureront toute la vie.. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 29|î De nombreux écrivains ont exprimé l'isolement de l'être muré en lui-même. Quelques-uns, comme Sôderberg, l'ont exprimé' avec douleur : ce Je crois, écrit-il en épigraphe de son drame Gertrud, au plaisir de la chair et à l'irrémédiable solitude de l'âme. » D'autres, au contraire (et cela est plus suédois):, ont exprimé la fierté, la volupté de la solitude. Le très grand poète qu'est Heidenstam, dans son poème intitulé : La Tentation du Tentateur,, met en présence le Sauveur et le Diable. Le Sauveur dit : « Tu as cherché un j our à me ce tenter sur la montagne. Tu m'as offert les- femec mes, les jardins, les pourpres de César... Je te « tenterai, moi, par des choses plus profondes. Si « tu te prosternes pour m'adorer, je te donnerai ce le désert. » Et le Diable reconnaît là supériorité d'une telle tentation : ce L'homme qui a eu le désert comme oreiller ce et qui a vécu dans le monde silencieux du pence seur en aura toujours le regret. Rien n'attire ce plus une âme virile que de pouvoir soupeseir ce lentement dans sa main les fruits de la vie, ce et dire : Rien que des bulles qui empruntent ce les couleurs du soleil !.., Rien ne vaut une seule ce heure sur la montagne de la pensée solitaire.,, ce Je te le dis, maître, tu es plus fort que moi ce comme tentateur !: » , 296 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Et quand ce n'est pas pour la pensée, pour la spéculation pure que, le Suédois se retire au désert, c'est pour la méditation religieuse ou morale. Et fût-il au milieu d'autres êtres, il est toujours au désert. Sans cesse, il médite sur l'ensemble de sa vie, la comparant, soit à l'idéal chrétien, soit à tout autre idéal élevé ou mesquin, humain ou inhumain, qu'il s'est créé suivant les clartés de son esprit et les puissances de son âme. -.'.,.. . Cet idéal est-il noble et altruiste? Il le 'poursuivra jusqu'au bout sans pitié pour lui-même. Est-il personnel et médiocre ? Il le poursuivra également sans pitié pour les'autres, et c'est le cas de Lovisa. Quant au cas de Lila, nous hésitons. L'idéal au nom duquel elle accepte le sacrifice volontaire de son mari, c'est son salut et celui de son fils. Mystique lui-même, Carstén avait décidé de sauver Lila, non seulement par amour pour elle, mais surtout ce pour purifier son propre coeur ». Il serait heureux de savoir que son sacrifice sauve deux âmes. Comme Lila, il trouverait sans doute qu' ce ici la mort ne signifie rien », Un dédain si déterminé de la matérialité des faits, une si grande absence de sensibilité directe, cause aux Latins que nous sommes, avec de la surprise, une sorte d'effroi. Et cet effroi paraît justifié, car une telle tour- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 297 nure d'esprit peut conduire à des duretés implacables, aux plus terribles égoïsmes. Et cependant,, dans l'ensemble des faits, le Suédois n'est nulle- , ment plus égoïste que le Latin. Les misères humaines trouvent même chez lui plus d'appui et de secours que dans bien des pays où la sensibilitédirecte est plus développée. . C'est que la valeur de bonté contenue dans un être se fait aussi bien jour dans la forme mystique que dans la forme humaine. Que ce soit au nom de Dieu, pour son propre salut, au nom. d'un idéal moral ou par pitié immédiate, l'être bon.donnera toujours sa somme de bonté. Ellefait seulement un détour en passant' par le ciel pour revenir sur terre. Et cela ne la diminue pas, puisqu'il s'en trouve en Suède autant et plus qu'ailleurs. Il est vrai que quelques êtres égoïstes,, hommes ou femmes, se faisant de leur bien-être ou de leurs satisfactions intellectuelles un idéal, les réclameront au nom de la justice, sous une forme dogmatique et tranchante qui nous irritera, particulièrement. Mais il y a de l'égoïsme partout, et il faut seulement s'habituer à une physionomie spéciale de ce vice universel. L'ensemble de la moralité, de la conscience suédoise est très élevé; nous le voyons par les livresdéjà nombreux que nous venons de parcourir, livres sortis des plumes les plus hardies de la génération féminine moderne. Aucun de ces ou-: 298 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI vrages n'est licencieux; un grand nombre d'entre eux traite de problèmes raffinés dans le sentiment du devoir. Sans doute on y trouve rarement ce the milk of. human kindness ». La charité, la bonté semblent venir d'un principe plutôt que d'une impulsion. Mais qu'importe, après tout ? Cela est peut-être moins émouvant, mais cela est certainement plus solide. CHAPITRE VIII Écrivains de droite Écrivains sans parti Mathild'a Roos. — Baronne Akerhfelm. — Anna' Maria Roos: — Anna Wahlenberg. — Mme Gernandt-Clà ine. I Bien que les auteurs étudiés dans les pages précédentes ne nous aient pas effrayés par leurs excès révolutionnaires, il existe cependant un groupe de femmes écrivains de tendances plus conservatrices. Dans ce groupe, Mme Matilda Roos a montré du talent. Un de ses livres, La Bruyère blanche (1), offre un tableau si vécu de l'existence d'une institutrice de village, montre si curieusement les épisodes de la lutte contre (1) Hvit Ijung. Stockholm 1907; 300 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI l'alcoolisme dans une petite commune rurale, qu'il nous a semblé présenter, avec un certain intérêt littéraire, un grand intérêt de document pour la psychologie suédoise. La lutte contre l'alcool, on le sait, a excité dans les pays^scandinaves, ces vingt dernières années, de véritables passions. Le fléau dont nous souffrons si cruellement, a été enrayé là -bas avec une vigueur extrême ; et si l'on peut attribuer cette victoire aux lois draconiennes qui ont été promulguées, il faut reconnaître aussi que les sociétés privées, que l'action individuelle y a largement contribué. L'antiaïcoolisme a été un programme politique, philosophique, religieux ; il a eu ses fanatiques, ses héros et même ses martyrs, s'il,faut en croire l'auteur de La Bruyère Blanche. Car l'institutrice Gertrud, arrivant dans un village du Norrland;, subit, dès qu'elle commence sa propagande, une véritable persécution. Presque tous les hommes sont ivrognes ; l'institutrice Karin, à qui Gertrud a succédé, a été une nuit, dans sa maisonnette éloignée, violée et à demi assassinée par une troupe d'alcooliques. Et la scène affreusement brutale que l'auteur nous dépeint, s'était, paraît-il, plus d'une fois produite dans la réalité. Ce qui est remarquable (mais ne peut guère nous étonner), c'est que, devant un pareil fléau, beaucoup d'honnêtes gens hésitaient à combattre. Les institutrices ayant pris l'initiative de la pro~ FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 30.1 pagande, ayant créé la société de ce La Bruyère, blanche », le vieux pasteur est hostile, trouvant ces jeunes femmes d'esprit trop moderne. Comme elles combattent au nom de l'absolutisaiie (de l'abstention totale de tout alcool), une foule d'hommes trouvent une pareille tyrannie odieuse. Le vieux Sven Lars, lisant l'annonce d'une conférence, ricane : , ce Les Pharisiens et les docteurs se remuent ! Les absolutistes, qui veulent écraser les hommes du fardeau de lois insupportables ! » .-....,. Et la femme, convaincue par son mari, soupire : ".".- ce Quelle douleur faudra-t-il que Dieu envoie pour briser cet orgueil si dur ? » Le vieux pasteur et le juge de paix, un verre de punch entre eux, parlent des mauvais signes des temps nouveaux. Gertrud reçoit d'horribles lettres anonymes ; le conseil de l'école la menace de révocation, sous prétexte qu'elle f ait de l'agitation, qu'elle n'est pas orthodoxe. ' Mais elle continue courageusement sa propagande parmi ses élèves. Aidée du jeune pasteur, elle les convertit, les enflamme, et le jour où, devenus grands, ils sont entrés au conseil municipal, est le jour du triomphe de Gertrud. Les municipalités, en Suède, ont le droit de fermer les cabarets, et un grand nombre d'entre elles ont usé de ce droit avec une rigueur extrême. 302 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Dans les cas que nous présente Mme Mathilda Roos, il s'agit d'édicter une prohibition absolue, il y a donc des intérêts alarmés, des colères allumées. Mais rien ne pourra résister à l'ardeur, à l'enthousiasme des propagandistes. La réunion dans laquelle on décide la fermeture du débit est un tableau des plus curieux. L'assemblée est très nombreuse. Bien des gens qui, depuis des années, ne s'étaient pas dérangés, sont venus aujourd'hui, réveillés par l'appel vigoureux de la jeunesse. Car c'est la jeunesse qui a mené le branle et, pendant la réunion qui sera son triomphe, ce les vieux, grognons et bourrus, sont réunis au cabaret ». Des paysans sont donc venus de très loin, de la montagne ou de la forêt : <c Chacun avec son fardeau de souvenirs, çhacc cun avec la sombre histoire du père ou du ce grand-père, du fils ou du frère... Et pendant « qu'ils sont en route, l'histoire se retrace si ce étrangement nette à leurs yeux tristes, tournés ce en dedans, et leurs visages graves se font plus ce graves encore. Ils sont timides, et pourtant ce courageux. Si humbles qu'ils soient, ils sentent ce que leur Aroix a de l'importance aujourd'hui... ce Voilà un vieillard courbé, ehancielant. Il a fait ce trois milles.(12 lieues) avec sa jambe malade, ce car il a des forces surnaturelles au souvenir ce de son père tué par la boisson, et de son fiils FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 30S ce qui marche sur les traces du grand-père. Une ce pensée le soutient : Ceux qui viendront ne soufce friront pas ce que nous avons souffert... Et ce toute son imagination se concentre autour d'un ce non puissant, énorme, qu'il criera contre les eacc barets... ce Voici l'assemblée. Il y a là de riches paysans,, ce de petits propriétaires, de pauvres fermiers et ce tenanciers, des ouvriers, pêle-mêle. Voici un ce grand paysan, digne et calme, avec une longue ce redingote en drap fin. Il n'a jamais touché à . ce fl'eau-de-vie, mais tous comprennent pourquoi ce il est là et pourquoi sa figure est sérieuse. On ce sait qu'il a perdu un fils comme les Wetting.. ec (Ivre, le jeune homme s'est noyé dans un ce étang.) Il apporte ses nombreuses voix (1). . ce Soudain, il y a un mouvement dans la salle,, ce un chuchotement passe sur les. bancs, puisée tombe, et le silence devient encore plus profond « qu'avant. Quelqu'un monte en chancelant, et liesce gens s'écartent instinctivement pour lui f airece place, comme à un prince ou à un pestiféré, ce Est-ce la mort ou le péché qui vient assister à ce l'assemblée ? Les yeux sont fiévreux et fixes au ce fond des orbites, la figure est gris de cendre, lésée tempes et les pommettes tendent la peau ridée... ce Un jeune paysan se lève et offre timidement sa .(1) Les propriétaires ont, au Conseil communal, un chiffredé voix variable suivant l'étendue de leurs propriétés. 304 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce place. Sans dire un mot, l'homme tombe sur le ec banc où il s'effondre comme un chiffon mouillé, « et reste immobile, le menton sur son bâton, les « yeux dans lé vide... ce Une grosse femme arrive tout essoufflée, un ce mouchoir noué autour de la tête et un autre bien « plié dans la main. Elle soupire et cherche autour « d'elle une place. Pour sûr, cela.a été dur de faire ce ce long chemin ! Mais son homme est malade, « et il fallait bien qu'elle porte ses voix au cornée munal. (Elle est convaincue que si ces voix « n'étaient pas données, le cabaret resterait de<c bout.) Et quand même la route aurait été deux <e fois plus longue, et le temps deux fois plus <c chaud, pour sûr qu'elle serait venue tout de ce même ! Et elle soupire, avance les coudes, se « fraie un passage, et regarde de tous côtés pour « une place, d'un air énergique, jusqu'à ce ce qu'Eskil Svan se lève et lui offre la sienne, ce Satisfaite, elle s'assied en soufflant, tandis que ce le vieux paysan à la jamibe douloureuse reste -ce patiemment debout devant la porte. » Le vieux pasteur fait un discours prudent. Il est hostile au parti nouveau, mais se sent en minorité. ce Nous sommes des modérés, vous êtes bien ce absolus. Nous craignons de faire des Pharisiens, ce des sépulcres blanchis... Si les hommes sont ce contraints par la loi, ils n'auront plus de valeur FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 305 ce morale, de force intérieure. Laissez-les libres ce sous la loi du Christ, et non esclaves des ordres ce des hommes... » Cette timide protestation est emportée par le grand courant qui entraîne rassemblée. Chacun se lève et dit son opinion. Mais ce n'est plus seulement un vote : chacun raconte la triste histoire de famille qu'il avait jusqu'ici tenue cachée par honte ou par pudeur. D'autres confessent leurs propres "péchés, racontent comment ils se sont convertis à l'absolutisme comme à une religion. L'émotion gagne, la colère contre te cabaret destructeur du, foyer, l'alcool assassin, conseilleur de crimes... Le vieux Wetting, d'un effort terrible, luttant contre l'obscurité qui envahit son cerveau, parvient à proférer un seul mot : ce Enlevez... toile!... » Sa voix s'étrangle, il retombe lourdement assis, ayant exprimé sa dernière pensée consciente, celle qui lui a donné la force de venir. ':', L'assemblée dure plusieurs heures, le soleil baisse, le village, anxieux, attend. Enfin, les portes s'ouvrent :.....-' ce Tous les visages sont émus, joyeux, les yeux pleins de larmes... Hourra, hourra ! crient de jeunes voix, tandis que casquettes et mouchoirs s'agitent... Dieu nous a aidés, béni soit son nom ! » Le petit livre dont nous avons extrait cette scène si caractéristique est curieux à plus d'un 20 306 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI titre. Au point de vue littéraire, il est évidemment de valeur moyenne ; mais les ouvrages moyens sont parfois plus révélateurs de l'état d'esprit ambiant que les oeuvres émanant de fortes personnalités. Et ici nous avons trouvé une véritable importance documentaire à l'histoire du niariage du pasteur^ qui est le dénouement de La Bruyère blanche. Le pasteur a aidé Gertrud dans son apostolat. .Ils sont tous deux jeunes, actifs. Ils -s'aiment, et le jeune homme demande l'institutrice en mariage. Cette union paraît tout indiquée,. morale et normale. Mais ce n'est pas là le point de vue du groupe piétiste exalté que Mme Mathilda Roos représente. Il n'y aurait pas là de sacrifice, ce mariage serait -de'nulle valeur ! — Gertrud a donc découvert qu'une jeune fille paralysée, mais ornée de mille vertus, est éprise du pasteur, elle oblige celui-ci .à l'épouser. Il fait bien observer que l'alliance de deux forces jeunes serait utile à la bonne -cause. Mais Gertrud répond victorieusement: ce Bien des gens ont travaillé et agi, fait des . ce discours et bâti des maisons et ont disparu sans ce laisser de trace. D'autres ont vécu séparés du ce monde sur un lit de douleur et ont fait avancer « le inonde par leur force intérieure... L'âme de ce votre femme sera une source de prière et de ce foi qui arrosera toute la paroisse... Qu'importe FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 307 ce qu'elle soit malade et ne puisse marcher ! La ce plus belle conquête à convoiter est celle d'une ce âme humaine sanctifiée. » Nous touchons là le point extrême de ce que l'on pourrait appeler le ce système du sacrifice ». La littérature suédoise à tendance piétiste est pleine d'exemples analogues. C'est une sorte de parti pris de repousser toujours toute joie humaine, même si elle n'est pas contraire au devoir ; d'affirmer, d'exalter la vertu propre de la souffrance. Il semble presque vain de dire que, si le sacrifice de soi est admirable quand il est. spontané, inspiré par une exaltation enthousiaste qui ne saurait être fréquente, il y a quelque chose d'anormal, et on pourrait dire de monstrueux à en faire une règle de conduite constante, applicable à chaque événement de la vie. Et c'est à cela, à ce renversement symétrique des" valeurs, aboutissant à la recherche de l'inutile souffrance, que mène une éducation qui, depuis son début, montre comme suspecte à l'enfant toute joie et toute beauté, rhabille de noir les jours de fête, lui conseille comme méritoires mille petites privations sans objet. Et il n'y a pas là enrichissement de l'âme, car l'état d'exaltation dans le sacrifice ne peut être obtenu fréquemment ; il est même beaucoup d'âmes neutres qui ne le connaîtront jamais. On aura donc simplement créé en 308 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI elles un automatisme nouveau, contraire à toute tendance naturelle, qui les habituera, en étouffant sans cesse leurs élans spontanés, à Une vie morale triste et pauvre. Comme on comprend, devant un tel système, dont le dénouement de La Bruyère blanche montre l'extrême aboutissement, les ' révoltes d'Ellen Key, d'Ernst Ahlgren, au nom de la beauté,'au nom des saines j oies, tonique nécessaire à l'âme humaine ! II La baronne Annie Quiding Akerhj elm appartient comme Mathilda Roos, plus encore que Mathilda Roos, au groupe conservateur. Et elle ne nous offre pas ce que nous offrait cette dernière : des qualités d'observation très juste de la vie populaire. Ses romans se passent dans la bourgeoisie ou l'aristocratie suédoise. Elle s'y montre antiintellectualiste, antiféministe, antisocialiste, ennemie en général de toute idée nouvelle. Ses livres sont nombreux et assez répandus. La critique littéraire leur est généralement hostile, et il serait bien difficile d'en présenter des extraits. Un de ses derniers volumes, Les Vrais Braves FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 309 Gens (1), passe pour son meilleur ouvrage.. Nous avons cherché à déterminer quel était, aux yeux de l'auteur, le type du ce vrai brave homme ». Il est représenté dans le roman par un gentilhomme campagnard. Celui-ci nous définit lui-même son idéal social et moral. ce Les vrais braves geiïs ne veulent pas du bien aux autres contre leur volonté et derrière leur dos ; ils n'ont pas l'audace impie de croire qu'ils connaissent mieux le bien des gens que ceux-ci ne le connaissent eux-mêmes. Ils ne se mêlent pas de ce qui ne les regarde pas." Ils n'ont pas de curiosité perverse et ne trouvent aucun plaisir à aller voir à Paris ce dont ils rougiraient d'entendre parler dans leur pays... » Le vrai brave homme, dans une grève agricole, ne cédera jamais rien à ses ouvriers, et plutôt que de faire la moindre concession, il décidera de ce semer des glands dans ses champs pour les convertir en.forêts ». Il professe qu'il faut tenir les inférieurs à distance, et dit fréquemment : ce Chacun son métier !... » Il a le plus profond mépris pour ce qu'on appelle l'aristocratie de l'intelligence, et déclare que ses représentants sont des gens qui ne comprennent rien... Ce ce vrai brave homme » est en somme le réactionnaire provincial, d'esprit étroit et agressif. Seulement (disons-le sans fierté) Mme Akerhjelm . (1) Riktiga Mânniskor. Stockholm 1909. 310 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI se'trompe. Nous en connaissons de semblables dans notre pays. m Entre les deux partis extrêmes que nous venons d'examiner : celui de Mme Harold Gote et celui de Mme Akerhjelm, il reste'une large place pour un parti religieux libéral. C'est là un élément fort important, et même, à notre avis, le plus' suédois de Suède. Les esprits très avancés ont été en général influencés par la pensée, étrangère et se trouvent en désaccord avec l'âme de leur pays. Le Suédois-type, dans le milieu intellectuel élevé, nous paraît être un esprit ouvert et même souvent hardi, au point de vue des idées sociales, mais dominé par le souci de faire cadrer ses idées avec une conception religieuse, disons même avec une conception chrétienne, dont il ne saurait se passer. Si Selma Lagerlöf pouvait être classée dans un parti, ce serait dans celui-là . Nous pourrons donc, dans l'étude développée que nous consacrerons à la grande romancière, étudier cette tendance, qui correspond au plus profond des courants nationaux. Mais il nous faut dire dès maintenant que Mme Anna-Maria Roos tient dans le parti religieux libéral une place distinguée. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 311 Selma Lagerlöf se rattache inconsciemment à . ce parti, sans avoir jamais sans doute longuement, discuté avec elle-même Une théorie sociale oit religieuse. Anna-Maria Roos est une théoricienhe.. Dans son livre récent, intitulé : Le Pharisaïsme de nos jours, elle se prononce contre un dogmatisme étroit, contre l'ascétisme, tout en montrant une âme mystique, un grand souci et une sérieuseeonnaissanee de l'évolution religieuse à travers l'histoire. Romancière, elle a produit une oeuvre répandue ; poète et musicienne, elle a écrit pour les enfants des chansons charmantes, qui sont restées dans les jeunes.mémoires. Voici maintenant une femme écrivain très lue, très connue, qu'il nous est impossible de classer dans un parti quelconque .--c'est Mme Anna Wahlenberg. Le grand public l'apprécie vivement, ses livres; ont de nombreuses éditions ; mais la critique littéraire affecte une réserve un peu dédaigneuse à l'égard de son art ce bourgeois ». Nous avouons être de l'avis du gros public,, contre les critiques littéraires, et-nous lisons avec plaisir Mme Wahlenberg. Oh ! sans doute, dans; ses nombreux romans, les situations et les caractères ne sont pas bien originaux ; rien ne frappe très vivement, et il peut arriver qu'on confonde assez vite dans son souvenir ces personnages peints en grisaille. Mais, pendant tout le temps 312 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI qu?on lit, on est. attaché, retenu par de menues Observations fines et justes, souvent ému par.un sentiment .touchant. Les suj ets sont tirés de la vie .ordinaire de la petite bourgeoisie. En voici un, :p.ris au hasard. Lilli a un mari pour lequel elle n'éprouve qu'une froide affection ; il est réservé, elle le croit insensible. Elle a un flirt avec un séduisant Français... Les Français jouent très souvent le rôle de séducteurs dans les romans suédois ! :. Mais, comme Lilli était sur le point d'abandonner ses devoirs, le dévouement et la tendresse de son mari lui sont révélés, et elle retombe dans ses bras... Sur ce thème simple, l'auteur brode mille détails ingénieux, donnant un sentiment de réalité très solide. On se prend, pendant le développement lent et patient, d'une sorte d'affection familiale pour les personnages, et l'on est prêt à se réjouir avec ce groupe de braves gens de voir l'héroïne échapper aux pièges de notre dangereux compatriote ! Parfois, les situations sont un peu plus raffinées, et l'auteur sait nous communiquer une émotion véritable. Il en est ainsi dans la nouvelle que nous allons citer, et qui nous paraît excellente (1). Une mère âgée et sa fille rentrent, appuyées (1) Sa peine et leur douleur. Nouvelle Revue du 15 mars 1910, traduction de M. Devismes. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 315l'une 315l'une l'autre, en proie à une profonde douleur. Elles ont été chez le médecin, et ont appris que la mère est atteinte d'une maladie mortelle. Elles font de vains efforts pour se réconforter l'une l'autre, quand le fils rentre très agité. Auteur dramatique, il a eu, la veille au soir,, une ce première » discutée, et il se montre fort irrité par certaines critiques des journaux, Devant les deux femmes qui n'osent lui annoncer brutalement la terrible nouvelle, il fait une sortie violente contre l'injustice et la méchanceté des journalistes. Il constate avec surprise, puis avec colère, que sa mère et sa soeur n'ont même pas lu les critiques qui le concernent ! ce Votre intérêt pouf ce qui me touche ne vous; ce a même pas fait jeter quelques malheureuses ce pièces de cuivre pour connaître mon sort ? Et ce c'est vous qui me tenez de plus près ! Que faut-il ec demander des indifférents ,alors ! Après tout, ce il n'y a rien d'étonnant qu'on vous traque ce comme un animal sauvage ! » ce On frappa à la porte et la domestique appa« rut. ce — Madame est servie — dit-elle — puis Ilece disparut. .ce Efrosyne s'approcha de sa mère pour l'aider ce à sortir de son fauteuil. Alfred croisa son parce dessus et le boutonna rapidement. 316 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « — Adieu, fit-il sèchement. <c — Tu t'en vas ?... Ne veux-tu pas dîner avec « nous ? ce — Non, merci, maman, je n'ai pas faim. ce La vieille dame avait essayé de se lever, mais ce elle était, tombée sur son v siège, gardant les « mains sur les appuis, prête à faine un nouvel <c effort. . ce Son fils voulait la quitter de cette façon ! La « stupeur qu'elle ressentait lui ôtait toute force. ce — Mon petit Alfred, tu ne t'en iras pas, ditce elle, persuasive et touchante. Nous avons un si « bon dîner, de la purée de topinambours, du « flétan, du... Qu'y a-t-il encore, Efrosyne ? ce — Merci. Il m'est impossible de rester, je « t'assure. ce II fit un petit signe de tête aux deux femmes -e< et.se dirigea vers la porte. ce '— Et du vin, Alfred, le bourgogne que tu -ce aimes tant, mon petit Alfred !... ce II était déjà parti. A pas pressés, il traversa . « la salle à manger, pénétra dans l'antichambre et « étendait déjà la main pour saisir son chapeau, « quand il entendit des pas derrière lui : c'était « Efrosyne. ce — Alfred, dit-elle, d'une voix si aphone et -ce si basse qu'il retourna involontairement la tête. ce — Je me vois obligée de te rappeler une -ce chose que tu as oubliée, continua-t-e'lle, tu sais FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 317 ce que maman devait aller chez le médecin et nous ce avions remis cette visite pour ne pas te dérance ger de ton travail, au cas où l'issue de la con« sultation eût été fâcheuse : nous y avons été... ce -— Aujourd'hui ! mais pourquoi ne m'avezce vous rien dit... Eh! bien... qu'y a-t-il? ce H n'eut pas le courage d'en demander plus ; ce car, en rencontrant le regard de sa soeur, il ce reçut un choc en pleine poitrine, et dut se ce retenir "au montant de la porte pour ne point ce tomber. ce — Le plus longtemps que nous puissions la ce garder, dit Efrosyne, c'est un an. Mais peutcc être ne sera-ce que six mois, peut-être moin» ce encorece Il demeurait immobile, le regard fixe, ce C'était un coup à demi prévu qui s'abattit ce pourtant sur lui avec une violence écrasante, ce II pensait à sa petite mère qui était assise là ce bas dans son fauteuil, la mort dans le coeur. Il ce s'était plaint amèrement à elle de quelques ce misérables chagrins. Et elle, dont il avait touee jours été la première pensée, elle, qui avait. ce peut-être offert sa santé et plusieurs années de <c sa vie pour ne pas troubler son travail, elle qui ce était en danger de mort et qu'il avait oubliée <c pour de mesquins soucis, il l'avait accusée ce d'indifférence, de froideur. Elle, que la mort <c guettait déjà , il l'avait maltraitée, et telle ne lui -318 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce avait répondu que par de tendres paroles, par ce l'appel de ses yeux brûlants. « :— Que Dieu me pardonne ! murmura-t-il, ce II eût voulu se jeter au cou de sa soeur, mais ce il ne se sentit pas digne de la toucher et, se cace chant le visage, il laissa aller son front contre ce le mur. Combien de temps resta-t-il ainsi... une ce éternité, ou quelques secondes ? il n'aurait, su « le dire, mais, soudain, il eut la sensation qu'une ce petite main douce et légère essayait de cares« ser sa j.oue, sans y parvenir tout à fait. ce Et, quand il leva les yeux, elle était là . sa « petite mère, la mort dans le coeur et le tendre ce sourire sur le visage : ce — Que tu as été gentil de ne pas t'en aller! « dit-elle. « Il s'abattit sur les genoux devant elle et ense« velit sa tête dans sa jupe... ce Et il se demandait si jamais il pourrait se ce relever... » On ne peut refuser à la femme qui a écrit cette page un don de sensibilité simple et sincère. Le public l'a senti et est entré en communion avec ce brave coeur. Il a eu raison, cette fois (et ce n'est pas un fait unique) contre les mandarins lettrés. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI. 319 IV Des lecteurs suédois pourraient s'étonner, à juste titre, de n'avoir pas encore vu figurer dans cette étude les noms de Mmes Mathilda Mailing et Sophie Elkan. Ce sont, en effet, deux noms connus, appréciés du public, et leur notoriété est plus grande en leur pays que'le nom, par exemple, de Mme Mathilda Roos. Seulement ces deux femmes distinguées ont choisi un genre, très aimé des lecteurs suédois, le roman historique. Nous sommes loin de dédaigner ce genre qui trouve, en France également, un public étendu. Pourtant, il nous a semblé qu'étudier, par exemple, ce Un roman sur le Premier Consul », qui est l'oeuvre-maîtresse de Mine Mathilda Mailing, serait un travail inutile. Cet ouvrage a eu de nombreuses éditions en Suède et en Angleterre; mais il ne nous apprendrait rien sur le Premier Consul, et peu de chose sûr Mme Mailing. Nous étudions les femmes écrivains suédoises dans le but de dégager la pensée générale de leur pays et de leur temps. Celles qui ont choisi leurs sujets hors de ce pays et de ce temps se trouvent sortir de notre cadre. 320 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Nous nommerons donc seulement ces deux femmes éminentes. Dans le même esprit, nous nous bornerons à nommer Mme Eisa Dovlette Lindberg Riza-Khan, Suédoise qui a épousé un diplomate persan, et qui a fait des romans fort originaux sur la femme orientale. Puis Mme Jane Geriiandt-Claine, romancière, mariée à un diplomate français, qui a écrit des romans exotiques appréciés. Faire voir à des Français l'Orient par les yeux d'une Suédoise nous a paru un vain effort. Nous restons dans la Suède actuelle, et ne suivrons pas ces deux romancières à travers l'espace, de même que nous n'avons pas suivi Mmes Mailing et Elkan à travers le temps. Mais Mme Jane Gernandt-Claine a produit, en dehors de son oeuvre de romancière, une oeuvre poétique charmante, de couleur très suédoise. Nous allons feuilleter ses deux petits volumes de vers, et particulièrement le dernier, intitulé : ce A Aphrodite (1). ». Cette poésie est toute en demi-teintes et en douceur. L'auteur le dit souvent : elle ne veut (1) La Suède féminine actuelle compte peu de poètes, et cela est singulier, car des poètes de l'autre sexe sont nombreux -et brillants. Pourtant Mme Nyblôm a produit une oeuvre poétique remarquée, et aussi de jolis contes, pour les enfants. Mme Lundbe-rg a publié également plusieurs volumes de poésies. D'une culture « européenne » très étendue, cet auteur se distingue par une .forme poétique très littéraire, très-parnassienne. (Voir l'Appendice.) FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 321 point de couleurs crues, point de cette aveuglante lumière qui fait évanouir les mirages de l'âme : Entre doucement, Jour Par la fente de ma vitre. J'ai rêvé, je viens dé très loin, Derrière mes cils mon regard endormi A vu l'éclat du mirage... Jour trop clair ! ne viens pas changer l'or en copeau. Partout, sa poésie exprime, en de fines images, cette pensée si essentiellement suédoise : la lumière intérieure plus belle que la lumière extérieure, le rêve plus beau que la réalité. C'est là un thème exquis pour la poésie, et Mme Gernandt-Claine en a tiré des vers charmants, éclairés d'une lumière de clair de lune. Voici la j eune fille qui s'en va, la nuit de SaintJean, cueillir les neuf sortes de fleurs qu'il faut mettre sous l'oreiller pour rêver de son fiancé : Toi, aimé inconnu, C'est minuit, nuit de la Saint-Jean, Et l'atmosphère blanchit de lumière. Comme les autres jeun.es filles, Comme mes amies, Je veux aller au carrefour près du champ. Mais elles vont deux par deux, Ou trois par trois, et je suis seule. Et seule, toute seule, je veux me pencher Et cueillir les fleurs : Neuf sortes de fleurs à mettre Près de l'oreiller Pour rêver de toi. 21 322 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI .Je suis née pour aimer une fois, Une seule, .avec mon -corps et mon âme, Jusqu'à ce que je ne sache plus Ce qui est corps et ce qui est âme.. Je voudrais être portée vers toi Par des ailes d'aigle A ces moments où l'espace est plein de soupirs Doux comme la ..poitrine .de Tnirondelle. 0 ami ïnconnu, Sauras-tu aimer comme moi, Si éperdument, .si tristement ;QUB le coeur se brise de la crainte de l'affliger, '0n se brise -encore -si ta es ton envers moi ? Moi je sais sauner, Et j'ai peur Des neuf -sortes de ïleurs Et de oioitre îren^coritre Cette nuit. La poésie est pleine de charme. Mais, on le voit, la jeune fille a peur de rencontrer son fianeé, même en rêve, et 3'amour de «es vingt ans est tout fait de 'mélancolie. Ailleurs, elle s'en va au rendez-vous, non point joyeuse, mais pleurante. Allumez les étoiles .au-dessus de ma tête! Sauvez-moi delà peur de .la nuit. Je .couvre mon coeur de .mes cheveux D'ombre et d'obscurité comme d'un voile de deuil ...Et je soupire 1... Sauvez-moi, sauvez-moi ! Mes yeux sont voilés de larmes, Mon manteau s'accroche dans les épines Et ma robe est mouillée; Quelquefois je perds mon chemin, Je marche sur un sentier trompeur. Allumez les étoiles au-dessus de ma tête ! Mon aimé, je viens vers toi 1 FEMMES ÉCRIVAINS D’AUJOURD'HUI 323^ On le voit, cet amour est fait de rêverie ou d'angoisse, et nulle part, dans ces deux volumes, il n'a d'accent joyeux ou triomphant. .Sans doute, le poète a bien le droit de choisir cette .note, mais nous avons aussi le droit de lui reprocher le choix du titre de .ses poésies. Ne les a-t-elle pas dédiées à Aphrodite ? Et ce nom seul, qui évoque la vision éclatante de la déesse impudique, de ses temples de marbre dorés par le soleil., sous le ciel ..bleu ...de la Grèce, fait avec ces rêveries septentrionales un contraste qui amène le .sourire. Cependant, avec une hardiesse naïve, Mme -Gernandt-Claine offre ses vers à la déesse, et la poé^ sie qui exprime cette offrande a (si l'on veut bien oublier son .titre) une véritable :beauté. Immortelle, je voudrais te donner le printemps Et l'été ; mais les prairies ;et les champs ^restent vides, Et nulle fleur ne brillerait de la flamme ïQue Au as allumée en mon -coeur. J'ai mar.ché par le froid crépuscule. Mais son ombre Est éclairée par la lumière de mon .-âme, Et chauffée .par les chuchotements qui murmurent Tout près de mon oreille. J'ai marché dans l'ouragan,, ô Déesse, Et sur le froid .tapis de neige blanche des champs ; Mais il me semblait marcher sur des lis Et emportée par des zéphirs... Je fais une offrande à ton autel, Déesse 1 Comme on porte des roses 324 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Dans ses mains levées pour les donner A Aphrodite... Je t'offre ces calices de douleur Comme si c'étaient des fleurs de pourpre ! Aphrodite eût repoussé une semblable offrande; elle eût rejeté ce calice, qui est celui du Crucifié. Elle n'eût pas compris la plainte de ce pays de mélancolie, où. l'amour est seulement un présent plus riche que les autres à jeter dans le bûcher d'holocauste toujours allumé. Ces peuples ne veulent, ne savent tirer de l'amour que la douleur. L'amour épuré par la souffrance, par le renoncement, est leur thème éternel. Cela est souvent beau, et quelquefois sublime, mais aussi éloigné d'Aphrodite que le Cap Nord de l'île de Cythère. Sans quereller plus longtemps Mme GernandtGlaine sur son titre, choisissons encore une fleur dans sa gerbe aux couleurs pâles et fines : Crépuscule, ne donnez pas de roses ! Le jour a été sombre et nuageux comme ma vie. Je suis assise à ma fenêtre, Et je ne vois plus clair pour coudre. Et voilà que là -bas, à l'Ouest, brûle un nuage de roses pourpre...' Et ce nuage de roses a reflété son feu en moi. Ne donnez pas de roses, Crépuscule ! Je veux l'oubli.. Le jour est mort et ce que je cousais, c'est mon linceul. Pourquoi une flamme s'allume-t-elle au ciel À l'approche de cette nuit d'automne ? Pourquoi est-ce que je marche vers le soir de ma vie Avec un feu brûlant dans ma poitrine ? FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 325 Bien d'autres poésies sont charmantes dans ce volume : La Danse des Heures, par exemple, petite fresque effacée, indiquée à peine, où l'auteur s'inspire à la fois des peintures pompéiennes, et d'une danse macabre du moyen âge où figureraient la Joie et le Chevalier du Chagrin. Mais la fluidité de l'expression est telle qu'elle se refuse à la traduction. Il y a confusion perpétuelle, voulue, entre le sens propre et le sens figuré des mots. L'imprécision, de la langue suédoise est, pour la poésie, un charme et une richesse. Elle permet d'indiquer entre des idées, des images éloignées, des associations imprévues et subtiles, comme il s'en crée dans les rêves. Mais la précision de notre langue fait évanouir ces liens fragiles, ou les fausse en les matérialisant. La poésie suédoise n'est pas seulement écrite dans une autre langue que la nôtre, elle semble pensée et sentie dans un autre état physiologique : comme dans un état de demihypnose. On devine que nos poètes trouveraient, à eause< même de cette différence d'âme, des trésors dans une telle poésie.?, mais il faudrait connaître la langue. GHAPITKE IX Les deux Benjamines Elin Wagner: — Anna Lena EVgstrom. Voici maintenant les deux Benjamines dé la littérature féminine suédoise. Deux jeunes femmes qui ont écrit, l'une deux volumes, l'autre un seul, et' qui représentent de belles espérances. Rien de plus différent que leurs formes d'esprit. Mme Elin Wagner, claire et nette, spirituelle et vive, est, comme nous l'avons dit déjà , de la famille latine. Mme Elgstrôm, dont l'a forme n'est pas dégagée encore, montre un esprit et un sentiment profonds, moins portés à voir les choses extérieures de la vie qu'à plonger dans l'obscurité des âmes. Son esprit est mystique, mais non pas dans la note de vague rêverie, trop fréquente dans la littérature suédoise. Son livre est tout brûlant d'une vie intérieure exaltée, et FEMMES; ÉCRIVAINS; D^UJOURD'HUI 323ï elle a posé;, avec une- fougue juvénile inhabile', mais enthousiaste,, les. grands: problèmes, de; la pensée;. Si Mme Wâgnoeir est proche: des IFespoeit latëini, Mme Elgstrôm est: plus proche des; Biusses;; elle leur' a emprunté; la compréhension: et l'amour dés êtres socialement: déchus ;: elle: partages avec eux l'inquiétude éternelle sur le sens de la. vieFeuilletons les livres de ces deux jeunes femmes, et commençons par l'aînée, qui n'a guère dépassé vingt-cinq ans. Les deux romans de Mme Elin Wagner, déjà journaliste à Stockholm, ont fait du bruit en Suède, ces deux dernières saisons, On a justement, admitné' leuHS; qualités- d'observation j.uste et. net^e.;., la rapidité, efc. la., via du récit.. On a répandu. de;tous côtés ces. petits- livres^ alertes; qui se lisent' tout di'uni taait, avec un intérêt aniaisé ou> émut On. pouiraiib cependant) reprocher, à . ces deux volumes d'être moins des romans que^ des' note prises sur le; vif,, transcrites: et peu stylisées^ On pourrait trouver que les- personnages sont, des; silhouettes: vivement, découpées sous un- jiour, er-ui d'atelier; plutôt que des. êtres: humains; dans' leur, profondeur et leur complexité,, leur communication avec la vie ambiante. Oi» pourrait surtout objecter que ces peintures de misère, féminine causent une émotion directe plutôt, qu'une impres?- 328 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI sion artistique, que l'auteur paraît plus préoccupé d'atteindre un but social que de faire une création littéraire... Il n'en est pas moins vrai que Pegg, Eva, Emmy, Baby nous amusent et nous touchent. Suivons-les à leur quatrième étage de la rue de Norrtull, où siège la Ligue des Employées de bureaux (1).. 1 Cette Ligue n'est pas, comme le titre pourrait le faire croire, une vaste et puissante association ! C'est un petit groupe composé de trois jeunes filles et d'une vieille qui mettent en commun, par économie, leurs maigres salaires, et se perchent dans deux petites pièces, tout en haut d'une grande maison de Stockholm. Quelle gaîté, malgré la misère, dans ce réduit resserré ! Quand Elisabeth arrive, un matin, à l'aube, prendre la place d'une associée qui s'est mariée, les jeunes filles en chemise de nuit, les cheveux en papillotes, se précipitent à sa rencontre, l'embrassent : (1) Nortullsligan. Stockholm 1909. En allemand : Die Liga der Kontorfraulein. Silddeutsche Monatshefte. Mûnclien. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 329 ce Et c'est un tapage de cris et de rires à ne pas entendre sa propre voix! » Ces enfants, élevés à la campagne, ou dans une province lointaine où . elles ont laissé des familles de bonne bourgeoisie, mais nombreuses et pauvres, ont été chassées vers la capitale par le besoin de gagner leur vie. Elles arrivent les joues roses, toutes simples et saines, et leur gaîté, leur belle fraîcheur physique et morale peut résister longtemps aux influences mauvaises. On montre à la nouvelle venue les richesses du logis : deux pièces louées à une vieille femme, mère d'un employé des douanes. Cet employé joue un rôle important dans les pensées des jeunes filles !.-.. On a «.part à la cuisine de la propriétaire », mais on n'y fait que du café et du thé; on mange dehors comme on peut. Guère de meubles, mais un encombrement de bibelots, des inscriptions comiques. ce Tout à coup Eva poussa un cri à réveiller les ce morts! ce — Grand Dieu, Eva ! Qu'est-il arrivé ? ce m'écriai-je. ce — L'employé des douanes ! ce Une porte avait claqué, et au même instant ce tes jeunes filles avaient disparu de la cuisine ce et du corridor, comme emportées par le vent... ce Seule Baby, qui était presque habillée, restait ce à surveiller la cafetière, tout en laçant ses 330' FEMMES; ÉCRIVAINS, D'AUJOURD'HUI ce souliers. Naturellement, ce n'était pas du tout ce l'employé, des douanes, mais uni accidentel elaee quement à 'e porte qui avait effaré toute' la ce; volée- de moineaux. Presque aussitôt après, je ce; tressaillis à un nouveau.^ et perçant cri- db dé^- ce tresse: ' ce —- Enfants! il est huit heures; vingt!' ce Dans- le toliu-bohu qui suivit, je restai immole bile-et sans parole. C'était comme si un cyclone ce soufflait dans- 'la chambse. Les tasses- et ie. ee. sucrier' bondirent hors du tiroir, le pain et le ce. beurre; furent lancés; ho»s de- l'armoire ; Baifey ce arriva avec la cafetière débordante; et toutes 1 ce; beurrèrent leurs tertioes en-toute hâte et se, ce brûlèrent avec le café; tout en trouvant d'unece manière' in-compréhensiMe' Te temps dé; chereei cher leur chapeau et' dte l'e mettre' devant la' ce- glace. Peu après- huit heures- et d'emié, elles' sece précipitaient hors de la maison avec; des gants, ce; des' sacs et des paquets' dé' tartines dans les ce mains. Et ce fut un silence si soudain que- je ce. demeurai interdite. »! Ce ton alerte et gai se soutient pendant tout le volume. C'est seulement aux instants où la vie devient trop impitoyable que le- sourire grimace et dévient amer. Tant que les soucis' ne sont pas trop cuisants, tant qu'on peut se réunir autour de la fameuse cafetière et grignoter des tartines, on ne se plaint pas. FEMMES ÉCRIVAINS D’AUJOURD’HUI; 33E La jolie Baby quij. avec ses dix-huit ans et ses boucles blondes,, est l'enfant, gâtée de ses camarades, déclame des: poésies de Levertiin; ou de Heine; on la taquine, sur son grand- amour pour Remployé des douanes;,, et la jeunesse^ la; vaillance, une touchante affection; mutuelle, entretiennent malgré tout la gaîté. Voici Noël:, il n'y a pas, de misère, qui, tienne,,, il faudra, allumer: 'Uarbre et: se faire des cadeaux. Elisabeth, a,, de plus: que ses, amies,, une lourde charge:; son. petit frère Putte, que la Ligue a; adopté; avec; enthousiasme., ce — J'ai Putte par-dessus- le marché,, enfantsi vous n'avez pas cela!: ^-Nous voudrions bien Mavoirl crièrent-elles: d'une seule voix. Et il fallut qpe. j:'aille embrasser chacune d'ellea pour ce. mot-là .. » Il faudra donner à Putte un manteau d'hiver,:, et chaque; ligueuse a aussi ses petits, cadeaux, personnels., : ce — Je voudrais: bien, faire: des, cadeaux,, convenables, dit Baby plaintivement. Cette enfant a des, tendances dangereuses,, dit Eva, mais; à cause, de sa jeunesse il lui; sera pardonné. ce ...Et cependant, petite,, continue-t-elle, artifii-- ce, cieuse, l'employé des douanes;a déjà .ttaois' cousce sins de canapé, un bleu et deux; verts. 332 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « — Ce n'est pas vrai ! crié Baby indignée. Il ce n'en a qu'un vilain petit jaune ! ce :— Bien, bien, alors ! dîmes-nous toutes ence semble d'un air entendu et sérieux. , ce Et Baby, tout à coup, aurait voulu être à ce cent pieds sous terre. » Pour faire face aux frais de Noël, la Ligue, réunie en conseil, propose 1: de remplacer le beurre des tartines par de la margarine, d'acheter le pain rassis, de rester dans l'obscurité une partie de la soirée pour épargner le pétrole... Mais on préfère demander au bureau pendant tout le mois du travail supplémentaire à dix sous l'heure. Cela augmentera tes migraines, ces migraines dont toutes les employées souffrent à tel point qu'elles prennent sans cesse des cachets au salicyiate dont l'usage est fort dangereux. ce Dans une banque, les employées faisant courir toute la journée un garçon qui leur cherchait ces cachets chez le pharmacien, le patron, pour simplifier, en fit prendre un kilo d'un coup. » Bien explicables, ces migraines, chez des filles qui, gagnant par mois de 60 à 80 couronnes, se nourrissent exclusivement de thé et de café; de chocolat, de tartines et d'un peu de bière. Pas même de lait, il est cher et mauvais. Pour la viande, elle est inconnue! Après vingt-cinq ans de ce régime, on ne peut attendre que le sort d'Emmy: par un miracle FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 333 d'énergie elle parvient à se tenir debout jusqu'au jour où elfe a droit à une pension. Mais, ce jour-là même, elle ne peut plus se lever, elle est portée à l'hôpital pour y mourir. Comment remédier à cette misère, obtenir de la riche Compagnie qui donne 10 0/0 à ses actionnaires, des salaires convenables pour les filles instruites qu'elle emploie? Quelques-unes proposent la grève, cela étonne: ce — Des demoiselles bien élevées ne se mettent pas en grève! —- Cela ne s'était pas vu, mais cela se verra, ce sont les temps nouveaux! » La grève, ébauchée, avorte piteusement. Il y a des trahisons, le patron est averti. Sur les vingtsept employées, sept, qui ont été loyales, sont mises à la porte, et bien vite remplacées; les"demandes affluent. Baby est parmi les sacrifiées, et, malgré le chagrin et le dévouement de ses compagnes, elle échouera dans une pâtisserie, employée à 45 couronnes! II Et pourtant cette misère matérielle, si dure qu'elle soit, n'est pas ce qu'il y a de pire dans la vie de ces jeunes filles. La pauvreté se sup- 334 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI porte dans la jeunesse, et on songe, ;dans le petit grenier de da rue de Norrtull où Baby déclame des vers, à une Vie de iBohème .féminine suédoise, avec quelque chose de la gaîté de Mûrger. Seulement, ;les (héros ;de Miirger avaient Jans deuis {greniers des ;r.ayons «de soleil: c'étaient les sourires de Mimi et de .Musette, ils .-se- nourrisisaient mal, mais leur soif ^d'amour était assouvie, & pendant des semaines et des .mois, Août grisés de bonheur, ils oubliaient leurs maux. . Q/a'il en .est autrement ipour.ces -rpauvres petites, qui arrivent naïves et -itendres, avec -de fcaves -/coeurs tout p^êts ;à sse donnerO .Au premier (coup dïoeïï, UaEy sest amoureuse... iMais l'employé des ^douanes se moque d'elle. Au moment même où il lui fait la cour, il va se promener avec ^â:es filles. Baby le rencontre et se désespère. Le soir., dans ;son lit, elle îpfcure à gros .sanglots sa «première déception. Mt la vieille Emmy, sa voisine -de chambre, lui dit ce mot terrible : ce — Cela a été bien pire pour moi, Baby. Aucun ne m'a même trompée! » Si encore ces pauvres filles, vouées en grande majorité au célibat, pouvaient détourner leurs pensées de l'amour! Mais leur travail, sans aucun intérêt, laisse leurs idées -vagabondes, et une basse, une ignoble parodie d'amour se joue autour d'elles constamment. JEEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 1335 Non seulement elles ne trouvent-pas le mari, ,ou- même l'amant ?sincèrement épris .aux ibras de qui elles tomberaient sans tdo.ute, mais les hommes parmi lesquels elles vivent les poursuivent .d'une igalanteEie brutale .qu'ils .n'essaient (pas .même de .masquer de -sentiment.: -;ce 'Moi, raconte sEva, j'.ai tété dans une quantité ce de tbuireaux, :etje crois «que c'est ftout juste ssi ce îi'en m .trouvé TM ;où le -chef n'essayât pas de ce m'emfeEasser dans le cou. iQuand j'ai pris la ;ee place où je .seuls, dans cette ;agence de iunë« rà iles, .j'espérais tout de même que là , en préce'.«née de <la -mort... -éh bien, ce chef, «'est le ee pire ,de tous ! ïQuand ge pense, après <toiat ce que ce j%i passé, que smon ^pauvre papa, ?cet été, hésiee tait à me laisser aller avec un 'camaradtë d'once fance h un concert de musique religieuse:: «Largo de Hoenflel, etc.. Non, tu sais, j'en ai ce envie à la fois >de pleurer et de ïrire! Pauvre ee cher petit papa! S'il pouvait se douter! « — fl n'est ijamais venu te voir? ce — Si, l'été dernier. Il a été 'trouver le 'chef, ce s'informer s'il était satisfait de sa fille, et il a ce même prié le vieux d'être un peu paternel pour <c moi. Et le chef s'est tenu très sérieusement, et ce lui a assuré qu'il connaissait ses devoirs à ce l'égard du personnel féminin qu'il emploie!... ce Et le lendemain même, j'ai eu une -nouvelle (et « fameuse occasion, dans le corridor, de lui don- 336 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce ner une bonne gifle... Mais, quelle diable de ce figure renversée tu. fais donc, Elisabeth? Atcc tends un peu, tu feras aussi ton expérience... ce toi qui es la beauté de la Ligue! » Et l'expérience d'Elisabeth est plus cruelle que celle d'Eva. Cette dernière, solide et peu sentimentale, est irritée, non troublée par ces aventures du bureau. Elisabeth a un chef jeune, et bien qu'il lui fasse aussi une cour brutale, et bien qu'il n'essaie guère plus que les autres de lui donner l'illusion d'un amour sérieux, elle est émue dans son coeur et dans sa .chair, elle se surprend à désirer les baisers qu'elle repousse. Elle sent là une déchéance morale, non pas parce que le chef ne l'épousera pas (elle admettrait l'union libre), mais parce qu'il ne l'aime pas, parce qu'elle ne représenterait pour lui qu'une aventure passagère. Et, malgré cette certitude, une tentation terrible la torture. Pourquoi ne pas prendre la joie qui s'offre? ce Pour qui est-ce que je me garde ainsi, moi qui n'ai personne au monde? » Et ce mot, ce consentement de la part d'un être noble, à gâcher une valeur de tendresse qui sera toujours perdue,' est le mot le plus triste de ce petit volume. Elisabeth, pourtant, au dernier moment, se gardera... pour personne peut-être, mais pour ellemême. Un sursaut dû à sa pudeur, aux principes FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 337 de sa famille et de sa race, l'arrachera aux bras du chef qui se croyait vainqueur. Elle fuira à la campagne, chercher des travaux durs et sains, montrant peut-être ainsi la voie à une partie de la foule féminine souffrante qui s'entasse dans la grande ville. Et le petit livre garde une mesure, une discrétion parfaite. Elisabeth s'est enfuie. Eva a trouvé un mariage de raison. Pour Baby, faible et sentimentale, elle succombera, elle souffrira, cela est seulement indiqué. , Plus vigoureux, plus'fort que ces jolies esquisses, est le personnage d'Emmy. C'est à cause de lui surtout qu'on peut fonder sur Mlle Wagner de belles espérances. La vieille fille écrasée par la vie qui, dans ses moments de loisir, brode partout la devise : ce Apprends à souffrir sans te plaindre », continue la lignée des ce vieilles tantes » méprisées qu'on reléguait jadis au bas bout de la table. Elle n'a pas gagné grand'chose à servir la Compagnie au lieu de servir une famille. Malade,, en rentrant du bureau, elle tombe le soir sur le sofa, où elle reste inerte et sans parole, petit paquet douloureux. Et le lendemain elle, est la première au travail, traînant héroïquement une maladie intérieure qu'elle n'a pas le temps de soigner. Elle n'a jamais eu assez à manger, mais la grève? pourquoi faire! des patrons sont les plus 22 . 338 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJ.0URD!HUI forts, il faut se résigner. Et elle subit le mépris, de ses camarades, leste ;parmi les employées que les actionnaires de la Compagnie invitent à dîner, pour récompenser'leur fidélité... .Portée à riiôpital, trop faible pour être opérée, se sachant mourante, elle jouit du repos : ce —- Tu ne peux pas t'imâginer, quand ;j e ne ce dors pas la nuit, ou quand j!e me réveille .le; ee matin, comme je suis contente de penser <quecc je.n'ai pas à aller au travail. C'est oin tel:bienee fait d'avoir la permission d'être fatiguée!... ce Elle est physiquement a'éconciliée avec la mort. ». Le plus dur est qu'.elle n'a-eu .aucune affection en ce monde. Le petit frère d'JElisab.eth, qu'elle a vu quelquefois, a touché-en elle la sensibilité maternelle inemployée. .Elle veut le voir, et l'enfant est ide (mauvaise ..humeur d'être mené à . l'hôpital le .dimanche:! Emmy rs'illumine <en le voyant: ce—J'aime tant cepetit, dit-elle. J'ai :pensé'.que le peu que ij'ai .épargné serait pour lui quand ,je ne serai plus là . Oh! ma chère,, c'est bien .peu! Mais tout de même j'ai miis de côté quelques couronnes chaque année, et il les aura. » Sa dernière .tendresse va .à l'enfant ; étranger, indifférent, qui ne gardera même pas son souvenir... FEMMES -ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 33.9 HT Si ce petit roman retient .Inattention, en dehors même de sa valeur .propre, c'est qu'en nous montrant, pris sur le vif, un groupe de jeunes filles actuelles, il .soulève mille .questions sociales et morales. Ces femmes, si -différentes de leurs aînées par les habitudes ; de vie, sont-elles très nouvelles par leur nature? .Sont-elles .émancipées, indépendantes ? Elin Wagner nie les peint.pas ainsi. Elles n'ont pas choisi leur vie.: . . , ce Un écrivain a dit de .nous autres (lisons-nous dans le journal d'.Elisabethj) qu'il faut nous rendre cette justice que ce .n'est rpas l'amour du travail, mais la pure nécessité qui. nous .pousse sur le terrain des -carrières masculines. C'est bien juste, et pour :moi je hais .mon .travail! Instinctivement je recule d'horreur devant le livre de caisse et la machine à écrire! Mais il faut bien que nous vivions, Putte et moi... Putte surtout! et.les écoles de Stockholm sont si horriblement chères.! » Il est vrai qu'Elin Wagner, très habilement tendancieuse, a choisi cette .situation pour mieux faire ressortir l'injustice des objections maseu- 340 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Unes contre le travail féminin. Il y a bien, parmi les Suédoises qui travaillent, des militantes, des ce revendiqueuses de droits » ! Sans doute, et l'auteur nous en montre; mais elle fait ressortir que c'est presque toujours un chagrin d'amour qui les a j etées dans la lutte. Bab'y même, la douce Baby, a prêché la grève avec rage quand elle a dû renoncer à l'employé des douanes! Elin Wagner nous montra donc, quant à l'amour, des femmes toutes pareilles aux anciennes, et seulement très malheureuses de devoir remplacer le foyer et le berceau par une machine à écrire... qui ne les nourrit même pas! Sur un autre point, par exemple, elle nous montre, dans cette génération, une tendance bien nouvelle en Suède. Il n'y a pas, dans ce petit livre féminin, une ombre de sentiment religieux ou mystique sous une forme quelconque ! La Ligue ne va pas aux offices du dimanche, et seule Baby, la plus faible, a conservé la foi. Elisabeth ayant dit qu'elle ne croit pas en Dieu, la petite vient la trouver le soir près de son lit : ce Tu crois en Dieu, dis, Pegg? — Y crois-tu, toi? lui dis-je. — Oh! oui, dit-elle tout bas... je crois à chaque syllabe de la Bible... dis que tu crois aussi! — Je ne peux pas, Baby, il y a longtemps que je ne peux plus... FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 341 — Mais tu crois que cela reviendra, n'est-ce pas, Pegg? — Je né sais pas, Baby... peut-être quand je serai vieille et près de la mort. — Oh! oui, dit la petite, soulagée et m'em;brassant» Tu es bien trop bonne pour ne pas être sauvée! » - Et cette petite scène où, seule, la plus faible d'esprit se rattache à la religion, montre le dédain de ces femmes, pourtant isolées et souffrantes, à l'égard de la foi qui consolait leurs mères. IV Cependant Elin Wagner ne prétend pas que le sentiment religieux ait subitement disparu de Suède. Elle nous en montre, dans son second roman: Le Porte-Plume (1), une curieuse transposition. Ce roman, intéressant, quoique moins séduisant que le premier, a pour centre le Comité de la Ligue pour le Suffrage des Femmes. Quand l'auteur nous introduit dans ce local, où des femmes de toutes classes, réunies dans une commune ardeur, se distribuent le travail ; quand on les entend prononcer avec un véritable respect (1) Pennskaftet. Stockholm 1910. 342 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI les initiales; K., F. P. R., indicatrices de leur Ligue; quand on les voit se partager les tracts qu'elles- iront,, dans la: rue, distribuer aux passants; quand, dans leurs conversations enthousiastes, elles, montrent; qp'elles attendent du bulletin de vote tous les; bienfaits,, une immédiate amélioration sociale; quand on considère que:, de- ces femmes, beaucoup, sont, scules-y. blessées! par la vie;, et, donnent à . cette cause: toutes les; forces de leur; être;., il n!y as pas; à ; s>y tromper,, nous sommes-là dans une; Eglise-,, et,ce; qui; réunit ces femmes, c'est un sentiment religieux. Il a sa beauté: il est altruiste. La plupart de ces fidèles n'espèrent rien-pour ellesrmêmes. Elles obtiendront des résultats heureux: l'exemple voisin de la Norvège est là pour le démontrer. Mais . on voudrait que ces femmes dévouées: regardent sans mirage ce que le droit de suffrage pourra leur apporter : quelques relatives améliorations, et on s'afflige de leur, voir nourrir, des espérances si excessives. L.'exaltation de leur langage étonne: ce Nous ne sommes qu;!une,ini'zi@xité', disent-elles, mais ce sont, les minorités qui fraient, le chemin, si elles ont. le véritable amour !» Et un soir- où elles, ont remporté une victoire, ou elles ont,, après- une vive lutte;,, fait élire un député- favorable à leur cause,,, elles; se laissent aller à leurs rêves: FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 343 ce On avait travaillé durement, mais on avait reçu son salaire. Maintenant^, dans la nuit,, tout était si clair,, si plein df espoir qu'il semblait qu'on n'avait qu'à étendre: la main; et que la; victoire y tomberait. Tous les coeurs étaient ouverts et eh-a.T cune laissait' entrevoie son petit rêve- personnel habituellement caché;. ...On avait tout laissé de; côté pour s'unir sur cette idée: de; vote;, maislons se: sentait maintenant '' si près du but; qu'on; pouvait: bien, parier un peu de. ce. qu'on forait de cette quantité de- temps- et d'énergie qui resterait à chacune, quand, le: suffrage: serait; conquis;: — Je: me reposerai, après-,, dit, Anna, GyUing;, je crois, que. je ferai des. dentelles., — J'irai; à la campagne; dit Jane Hornemann. Et Barbro (qui avait eu ce: soir-là ; une querelle avec son amant) pensait douloureusement : — J'ai eu tort, j'ai menti, rien n'égale la douleur de perdre celui qu'on aime. Si tu reviens, je n'oublierai pas la leçon, je serai une petite femme très humble! ^ Jane: dit: — Nous, regretterons: ces; tempsrci;, où nous nous;, sommes toutes-unies dans; uni grand, but accessible.,., Quand nous: y penserons, plus; tard, nous; ne nous; souviendrions plus., des: fatigues, mais; de la-joie, dû;travail, de la camaKaderie,,de l'enthousiasme, de. la. douceur, d'espérer... » 344 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Espoir trop vaste en vérité, que le vote obtenu ne pourra satisfaire. 1 Cette religion nouvelle a un grave défaut: elle met sur terre ses promesses de Paradis et expose ainsi ses fidèles à en vérifier la réalisation. Quand les Suédoises voteront comme leurs voisines (et cela ne saurait tarder), elles verront sans doute que tous les maux moraux et sociaux si bien dépeints par Mlle Elin Wagner dans son premier volume, toutes les dôu- . leurs résultant de la nature fémininie et d'institutions séculaires ne disparaîtront pas par enchantement. Et on peut craindre alors de grandes mélancolies chez des femmes qui, n'ayant déjà qu'un bureau pour remplacer l'amour et le foyer, auront espéré, par surcroît, mettre le bulletin de vote à la place du Paradis. . V Formant avec Elin Wagner un contraste frappant, voici la débutante; Anna-Lenah Elgstrôm, dont le premier volume, Hôtes et Etrangers (1), publié l'été dernier, a causé une véritable sensation. Aucune des qualités d'Elin Wagner : clarté, netteté, observation rapide, dialogue vif et natu(1) natu(1) och frâmlingar. Stockholm 1911. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 345 rel, aucune de ces qualités que nous avons coutume d'appeler ce françaises » n'apparaît dans le livre nouveau. La phrase est longue et souvent obscure, les développements lourds, les répétitions fatigantes. Et cependant, de ce petit volume, lentement, . une émotion se dégage, et certains mots, tout à coup, ouvrent des profondeurs. Il est étrange d'écrire à vingt-cinq ans un pareil livre! Le renoncement, le sacrifice, une sorte de goût passionné de la mort — de la mort qui est un réveil — s'expriment à chaque page. Pourtant, le livre n'est pas triste, il est brûlant. Les; qualités d'observation existent ; non point d'observation sur les objets extérieurs, mais d'intuitive communication avec l'âme. On ne peut pas dire que Mlle Elgstrôm peigne de façon très vivante des caractères, des personnalités ; mais parfois un mot, un trait frappe d'une lueur vive. , Ce besoin du sacrifice, cet instinct profond et inexpliqué subsistant souvent, à leur insu, chez les êtres qui s'en croient le plus dénués, elle le montre d'une façon émouvante dans une nouvelle intitulée: Deux de la Croix-Rouge. Il ne manque à ce récit pour être très remarquable que de l'adresse de facture. C'est en Chine, dans un hôpital des missionnaires. L'année des Boxers est aux alentours, jetant l'épouvante. Tout le monde a fui; seuls le prêtre 346 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Dougald et la soeur Marie n'ont, pas voulu abandonner, les malades-; ils sont, restés et, avec eux, un journaliste convalescent, trop faible pour s-'eiiT fuir. Le prêtre et la soeur attendent la mort Le journaliste est assez-tranquille. Les- Boxers; qui font une guerre sainte, exigent des chrétiens 1 L'abjuration. Comme il n'a aucune- foi, il abjurera sans-peine, et pense; se: tirer ainsi facilement du danger; EL observe avec: étonnement le calme; souriant dû; prêtre; et de.dà sseuia: .His; sont des piétistes, ils. appartiennent à cette; secte triste qaii croit: à lac prédestination, absolue; :: ils; ne: savent donc même pas si le; martyre leur assurera le salut. Et', ils sont paisibles,, disant qui' « ils- sauront. demain; ce que. le: Seigneur a. décidé d'eux ». L'admiration, pour; c:es:hér.os; grandit pendant deux jours dans: l'âme; du jeune; homme. Les- Boxers arrivent;- l'a troupe furieuse, sanglante, envahit la:imaison: ce Abjurez! Abjurez! » ce Les- hurlements se refermaient sur nos têtes <c comme ' sur une; mer... 4 Comme une lumière -ce s'éleva- la voix claire «D'une- femme. ce — Christ ! dit soeur Marie dans un triomphe « sans bornes. Et je vis que son visage avait une « expression de bonheur presque fou, ce — Christ!; encore une; fois- par la voix: fati<e. gnée. et fidèle du vieux. Dougald.. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 347 ce Le Chinois leva sa: hache: pour donner, le ce signal. Je respirai fortement;. ce — Christ! 1 m'écriai-je à mon tour. Christ! ce Et c'était comme si quelque chose qui depuis ce longtemps m'étouffait s'exhalait enfin!' » Il y a dans cette scène une beauté dramatique saisissante. Malheureusement, l'auteur en avait affaibli, d'avance Lémbtion en la faisant prévoir par de lentes préparations. C'était une erreur, non seulement au point de vue de l'effet dramatique, mais au point de vue psychologique. Le cri devait jaillir spontanément de l'âme du. jeune.- homme, l'étonnant lui-même. C'est dans son inconscient qu'il devait être tout à coup envahi par l'a contagion de l'héroïsme.. La page où il analyse les sentiments qui l'agitent pendant les deux.minutes qui précèdent le cri continue une grosse faute artistique. Mais il" sera beaucoup pardonné à Mlle Elgstrôm, car il y a dans son récit de l'émotion et de la. beauté. Une. autre nouvelle du même, livre: Le Lieutenant,, contient des pages profondes.. Ce lieutenant est une femme, Kristina, lieutenant de. 1-Armée du; Salufe. Jeune, elle passe sa vie dans des bouges, secourant .le» filleSj. les- ivrognes, les épaves; de la; société. Elle:entre un jour dans une chambre où Anna< Herriek, ce bohème de. métier et maîtresse; de- piano à ses; loisirs », 348 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI se trouve dans les bras de Leijon, littérateur raté, tombé à la pire misère. ce Ils ne bougèrent pas quand elle entra, sachant ce qu'elle ne s'étonnait de rien : « — Tu vois, dit Leij on en souriant, nous nous ce consolons mutuellement, - ce — Vous avez donc besoin de consolation? ce deniaiida-t-èlle de sa voix lointaine. ce —= Tu dois bien le savoir! dit Anna Herrick . ce avec impatience. ce Elle les regarda de son visage calme, fatigué, ce figé: « —Ah! dit-elle à Anna en lui prenant les ce mains, que la vie est amère à qui poursuit le ce bonheur! ce, — Sais-tu, toi, comment on peut être trancc quille? ce Les yeux dé Kristina brillèrent. ce — Mais oui ! dit-elle. ce -.— Comment? ce — Renoncer à soi-même, c'est le seul moyen ce d'être libre. Quand on ne craint plus rien et ce n'espère plus rien, alors seulement on est invulcc nérable. ce — En ces conditions, je ne veux pas l'être! ce cria Anna Herrick. ce Kristina sourit d'un sourire las : ce — J'ai dit la même chose... En mon temps, ce comme toi, j'ai eu soif de bonheur, horreur de FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 349 ce la solitude, haine de la vie... j'ai parcouru toute ce: l'échelle. ce C'étaient des temps durs, dit-elle d'une voix ce Manche. Mais j'espérais 'malgré tout. Pourquoi ce serait-ce j ustement moi qui perdrais oe dont ce je ne peux pas me passer pour vivre? Et je ce pensais que si mon espoir s'évanouissait, il y ce aurait toujours la mort... Mon espoir s'est ce évanoui... ce Elle se tut brusquement, ce '— Et puis? dettianda-t-on, c'e — Et puis, il n'y avait plus rien, réponditce elle toute pâle. J'ai voulu mourir... On ne meurt ce pas si facilement. Le corps prend les affaires en ce main et continue à vivre obstinément. A la fin ce on se laisse entraîner et on se met au pas de la ce vie. Et on comprend qu'il faut qu'il y ait quelce que chose qui Tend l'homme indépendant des ee hasards... et je l'ai trouvé. ce — Mais ce n'est pas le bonheur ! dit Anna « Herrick. Je ne l'ai jamais eu, et maintenant il ce faut que je l'aie pour, vivre. eé — Quand tu seras indifférente au bonheur, <e dit Kristina, alors tu seras heureuse. ce Anna Herrick secoua la tête, triste et réce voltée... ce — Qu'en dis-tu? demanda Kristina à Leijon. <c II hésita.' ee — Je ne sais pas, dit-il d'une voix incer- 350 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « taine. Peut-être la .liberté ^vaudrait ,ce sacrifice... ce si on devenait complètement libre et invûlnér ce rable... ce ...Mais 'toi-même, tu ne Tes pas! dit-il si ce 'brusquement qu'elle sursauta. Tu es eomme le ce pauvre homme qui n'avait qu'un seul agneau, ee mais tu en as un! Tu ïh'as qu'une illusion, c'est ce que tu arriveras à faire Su bien. Mais -quand ce même, non, tant que cet espoir te reste, -tu n'es ce pas invulnérable! 'Pour le; devenir,'dit-il-avec ce abattement, il ne suffit pas de'renoncer à soiec même, il faudrait aussi renoncer aux .autres. ce ^— Tais-toi! dit !Kfistïna tout a coup comme ce l'avait fait Anna Herrick, et palissant comme ce elle.Tu ne sais pas ce que'tuJfà is en me disant ce cela à moi! Je-lie peux pas sacrifier plus que ee moi-même. Tu te- trompes, ï? faut que 'tu té « trompes! ce -— Vois-tu, dit Leijon, amer. "N'ai-je pas rai<e son? Même elle, oh! Dieu, même elle, dit qu'il ee faut que les choses soient de telle façon, que <e sans cela elle ne pourrait pas vivre !» Kristina doit mourir d',une ..façon tragique. Une nuit, se précipitant au secours dlune jeune fille que des ivrognes assassinent, elle tombe:à .son tour sous leurs coups. Les hommes l'entourent et la frappent :: ; ce Patience ! se 'dit-elle -en se ^défendant machi- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 351 nalement, comme dans un rêve. Patience un instant encore et je m'éveillerai !... ce Et tout devint calme autour d'elle, » Dans cette nouvelle, dans celle où l'auteur dépeint ce la maison des illusions », antre de misère, où s'entassent des malheureux poursuivant chacun leur chimère, et tombant, par cette follepoursuite, dans les bas-fonds sociaux, l'auteur montre une pitié, une 'sérénité Rendre et déses-- pérée, qui rappelle certains traits de l'âme de Dostoïevsky. C'est oui M en grand .nom à .prononcer,, il;est vrai, à propos d'.une. .oeuvre de débutante, Mlle 'Elgstrôiii ; devra travailler pour acquérir là . technique de -son art. Mais elle a- ce qui ne ; s'apprend pas : une émotion belle et profonde, et il' faut qu'il en soitainsijpour que ses,héros malheureux aient évoqué idans notre .mémoire ,leurs frères .aînés ce humiliés et offensés », CHAPITRE X ' Selma Lagerlof ce Ma grand'mère était assise toute la journée ce dans le canapé du coin de sa chambre, nous ce racontant des histoires : racontant, racontant ce depuis le matin jusqu'au soir; et nous, enfants, ce étions assis à côté d'elle et nous écoutions, ce C'était une vie merveilleuse ! Elle avait l'habice tude, quand elle avait fini une histoire, de poser ce la main sur ma tête et de dire : Et tout cela ce est aussi- vrai que je te vois et que tu me ee vois! (1) » ' Depuis des années, les Suédois, aux pieds de Selma Lagerlof, écoutent, écoutent conter des histoires. Ils savent que tout cela est vrai. C'est une vie merveilleuse! Et quand, plus tard, dans de longues années, la voix de la conteuse s'éteindra, la Suède dira, comme l'enfant désespérée à la mort de; la grand'mère : ce II est impossible de comprendre comment les (1) Kristus-legender. Stockholm. Selma Lagerlof. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 353 <e heures de la journée se passeront maintenant ! ce Les contes et les chansons ont été emportés ce dans une grande boîte noire. C'est comme si ce la clef d'un monde merveilleux où nous pouce vions aller et venir librement avait été perdue, « et maintenant il n'y a plus personne qui sache ce ouvrir cette serrure! » Mais Selma Lagerlof est vivante, bien vivante. Aux fêtes de son, cinquantenaire, elle'est apparue jeune et robuste, et elle contera, contera pour la joie de tous pendant de longues années encore. Et d'où viennent ses histoires ? Comme tous les grands conteurs, elle a été les chercher à la source inépuisable de l'imagination populaire. De là est venu le grand amour que son pays lui porte. Vivant au Vermland, en plein coeur de la campagne suédoise, dans un manoir lointain, elle a, comme les paysans qu'elle connaît et qu'elle aime, peuplé de personnages merveilleux sa contrée solitaire. Les grandes forêts sans routes, les innombrables lacs sans bateaux, les landes désertes sur le sol desquelles des flaques d'eau dormante, reflétant les nuages et les grands vols d'oiseaux, paraissent des fragments de ciel posés à terre ; ces vastes pays où l'habitation humaine forme de petits îlots au milieu de l'immense, de la souveraine solitude... elle les a peuplés d'un monde 23 354 FEMMES ÉCRIVAINS.D'AUJOURD'HUI de fantômes terribles ou gracieux. Souvent même elle n'a pas créé ces fantômes, elle les a rencontrés, déjà nés de l'imagination populaire, elle les a seulement pris par la main et placés dans des tableaux, qui sont la représentation fidèle de l'âme de tout un pays. La personnalité de Selma Lagerlof (elle l'a voulu ainsi) est toujours restée dans l'ombre. Née dans le Vermland, en un petit manoir dont elle nous contera délicieusement la vie, elle l'a quitté quelque temps, a été, par nécessité, professeur à Karlskrona. Mais dès que son travail lui a .donné l'indépendance, elle est revenue dans la solitude de ses forêts. . Malgré sa grande renommée (la plus grande certainement dont jouisse aujourd'hui une femme de lettres), elle a voulu rester lointaine. On la sait simple et bonne, sa vie est silencieuse ; ses rêves seuls, ses innombrables rêves ont couru le monde, traduits dans toutes les langues européennes. Nous n'avons pas essayé de troubler sa retraite, de donner sur sa personnalité, volontairement voilée, des détails oiseux ou indiscrets. Il faut seulement apercevoir la conteuse de loin, dans son manoir entouré de sapins, proche d'un lac, et savoir que la voix tendre, triste ou joyeuse, qui nous dit de si belles histoires, traverse avant d'arriver à notre oreille d'immenses espaces solitaires. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 355I 355I En 1891, au moment où les littérateurs suédois, influencés par le naturalisme européen, produisaient des oeuvres souvent intéressantes et fortes, mais sans couleur nationale tranchée,. Selma Lagerlof, de la ville de Karlskrona où elle, était alors professeur, se prit à conter :1a Légende ,de Gosta BerlAng. JElle l'avait entendùedans son enfance, de la bouche de paysans, .de domestiques, l'histoire des Cavaliers; de ices aventuriers, déclassés de toute sorte, qui vers 1820' s'installèrent dans un château du Vermland, étonnant, réveillant le pays silencieux et.austère parle bruit de leurs orgies, de leurs .querelles et de leurs amours. Toute riche maison, en Suède, avait une ce Ailedés Cavaliers ». Un logis composé de nombreuseschambres, où l'on accueillait avec une insouciante hospitalité l'hôte de passage, parfois douteux, mais qui apportait à la vaste demeure un peu de bruit et de .gaîtë. Il arrivait que cet hôtede passage s'installât au manoir pour la vie. Détail curieux, plusieurs cavaliers de Gosta Berling étaient des épaves des armées 'napoléoniennes! Fallait-il que ces ce demi-solde », non> 356 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI contents de révolutionner les villes de province françaises, allassent porter le désordre jusque dans les déserts du Vermland? A coup sûr leurs exploits, dans ces latitudes nordiques, revêtent une toute autre couleur que dans la ville de Châteauroux. Selma Lagerlof, enfant, dans la grande cuisine blanche au sol parsemé de brins de genévrier, écouta conter leurs aventures, déformées et amplifiées par l'imagination populaire. Longtemps elle ne songea pas écrire. Elle avait trente-deux ans quand elle se décida à faire paraître, pour la Noël de 1891, ce livre où les récits du peuple du, Vermland revêtaient une si éclatante poésie. Elle chanta les Cavaliers (1) : ce Ce ne sont pas de petits-maîtres jolis-coeurs, <e ni des grippe-sous à face parcheminée, ni des ce hobereaux béats et pleutres, mais de rudes gailec lards dont la renommée n'est pas près de ce s'éteindre au Vermland! des Cavaliers, Cavaec liers du matin au soir, officiers de fortune « nobles ruinés, aventuriers et fiers bohèmes ! ce Hommes fameux sachant tous jouer de pluee sieurs instruments, aussi riches en joyeux proec pos et gais refrains que la fourmilière en fourec mis, experts dans le métier de la joie... Beren- Beren- La Légende de Gôsla Berling, traduit par Bellêssort. Les traductions de M. André Bellêssort, «t.son beau livre sur la Suède, ont été pour nous une aide inappréciable. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 357 ee creutz, colonel aux grandes moustaches blancc ches, joueur comme les cartes, sachant son ce Bellman (1) par coeur; le taciturne major tueur ce d'ours, Anders Fuchs ; Christian Bergh, le fort ce capitaine, héros de mille exploits, mais aussi ce facile à tromper que le géant des contes. Von ce Oerneclou, l'irrésistible! en perruque et fraise, ce poudré, peint et parfumé, un des plus hardis ce parmi les Cavaliers... et un petit homme rond ce comme une boule, le patron Julius, boute-encc train, merveilleux chanteur et conteur. Un ce Français, vieil oiseau de proie qui avait suivi eç. sur les champs de bataille l'aigle impériale, ce petite tête au long bec, hérissé, mystérieux... ce Puis l'inventeur d'une machine à voler... le ce philosophe Eberhard, poursuivant entre deux ce orgies son livre sur la Science des sciences... » Et au-dessus de cette foule bariolée se dresse la figure aimée de Gôsta Berling, Celui-ci, avant de devenir compagnon des Cavaliers, était pasteur d'une petite commune du Vermland. Grand, élancé, ce il avait les yeux exaltés d'un poète et le menton d'un homme de guerre... il était comme embrasé de vie intérieure ». Quel pasteur il eût fait, avec son charme, son éloquence ! Mais l'alcool et le goût du plaisir l'ont perdu. Prêtre interdit, il échouera au manoir (1) Bellman, célèbre poète suédois {1740-1795). 358 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI d'Ekebu, deviendra le plus joueur, le plus chanteur, le plus batailleur de tous. Il restera pieux et. naïf, mais ivrogne, amoureux, adoré des femmes, toujours bon et souvent malfaiteur involontaire : type complexe qui à nos- yeux parti - eipe de Gribouille et de don Juan, Cette figure de Gôsta Berling, malgré sa frappante personnalité, se rattache à quelques types connus dans les littératures du Nord. Le' P'eer €fynt d'Ibsen, l'Idiot de: Dostoïevski sont de- sa famille. Tous troiSj déclassés, méprisés, parfois: -coupables, rencontrent cependant dans l'esprit de l'auteur et .dans l'esprit du peuple une particulière faveur: Ils représentent le; libre instinct, déBridé au milieu dés conventions sociales. Ils sont les- fous, qui, inspirés de. Dieu, se montrent plus sages que'les sages. Et Gôsta Berlihg est inspiré de Dieu ! Sans doute il n'a pas craint, étant pasteur, de sortir du cabaret, titubant, entre Bérencreutz et Christian Bergh, Mais; le j'our où l'évêque, appelé par les paroissiens, est venu faire une: enquête sur sa conduite; quand le pasteur, désespéré, est monté en chaire pensant annoncer pour la dernière fois 'la gloire de Dieu : ce H a tout oublié!... le plancher de l'Eglise ec semblait s'enfoncer sous terre pendant que le eè toit se soulevait et découvrait le firmament... les «. pensées descendaient en lui comme un essaim FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 359' ce de colombes apprivoisées... ce n'était pas lui ce qui parlait, mais quelqu'un de plus grand... » Enthousiasmés, les paysans, oubliant leurs griefs, voulaient garder leur pasteur. Mais c'était impossible, le démon de l'alcool le tenait. . ce Et qui en accuser? A-t-on vu son presby« tère?.;. la forêt de sapins; sombre et lugubre; ce se dresse, jusque devant les. fenêtres, l'humidité ce suinte: à travers le; toit noir, le long des murs ce moisis. L'eau-de-vie est seule capable de don-' ee. ner du coeur quand la pluie et la neige,entrent ce à coups de fouet par les carreaux brisés ! » NGosta. retombe 1 donc au; vice, et, chassé de sa paroisse,, ai désespoir, il fuit dans; la forêt pour y mourir, quand il rencontre la Commandante. C'est une curieuse apparition. La vieille femme conduit un transport dé charbon : ce Elle avait les mains noires, une pipe de terre ce à la bouche, elle portait une courte pelisse en ce peau de mouton et une jupe rayée dont la bure ce avait été tissée à la maison. Ses pieds étaient « chaussés de grosses bottes, le manche d'un couce teau sortait de son corsage, et des cheveux ee blancs droits et lisses se relevaient sur son ce beau vieux visage. Avant même qu'elle eût ce ouvert la bouche, Gôsta avait reconnu en elle ce la fameuse Commandante d'Ekebu, la femme ce la plus: puissante du Vermland, maîtresse de 360 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce sept forges, habituée à commander et à être ce obéie. » ' Et'nous ..savons que ce type de femme n'est pas une invention d'auteur. Nous avons vu que l'histoire et'la 'légende suédoise nous montrent sa longue ascendance de guerrières, de reines, de rudes travailleuses, et que les premières ancêtres dé - la Commandante tenaient le gouvernail dès' -redoutables barques des Vikings. Selma Lagerlof a seulement fixé d'un trait'définitif un personnage national, : Gôsta " Berling se tient tremblant - devant '- cette femme orgueilleuse. -r'r,-irC'est toi, M dit-elle, qui es le prêtre insensé? ; Et comme, il l'avoue et dit qu'il veut mourir, etle;se\fâche.: .: .. -.'. ;«,-—,Crois-tu avoir quelque chose à tuer? Te ce figures-tu que la plupart des gens qui vivent ne c< sont.pas déjà morts, ou peu s'en faut? Crois-tu ce que je vive, moi?... Oui, regarde-moi! je suis, ce je suppose, la dame la plus puissante du ce Vermland, Si je lève un doigt, le gouverneur ce s'ébranle., si j'en lève deux, i'évêqùe accourt, ce et si j'en lève trois, le chapitre, le,tribunal et les ce maîtres de forges du Vermland dansent la ce polska sur la place de Karlstad. Eh bien, mon ce garçon, le diable m'emporte si je suis autrece chose qu'un cadavre grimé ! » En effet, le remords est dans l'âme de la Corn- FEMMES ÉCRIVAINS- D'AUJOURD'HUI 363 mandante et sa puissance sera abattue par la révélation publique d'une ancienne faute. Elle doit sa fortune, ses, superbes domaines, à Altringer qui a été son amant. Mais est-elle coupable ? Ici Selma Lagerlof, douce conteuse qui ne s'est guère mêlée au mou- Vement féministe actif, dresse par la voix de la Commandante une dure protestation contred'abu-. sive autorité paternelle. Margareta Celsmg était fiancée à Altrihger: En l'absence du jeune homme, les parents, ce par la faim, par des coups, par de dures paroles », obligèrent la jeune fille à épouser le Commandant, qu'on 'croyait riche, et qu'elle haïssait. Son coeur est revenu à Altringer : que là faute retombe sur les parents cruels ! Il y a entre la mère et la fille une scène d'une brutalité qui étonne' nos âmes latines. La Commandante elle-même la raconte à Gôsta : Il y a vingt ans de cela. Son mari était retourné à l'armée, et elle se débattait dans des ennuis d'argent, car la fortune du Commandant n'existait pas-. Altrihger, revenu enrichi, se mit à combler de cadeaux la Commandante'. Ce ne furent que fêtes brillantes au bord du lac Lefven. Le pays jasa, et des bruits fâcheux ce arrivèrent à mes parents, ce là -bas, près des- meules de charbon, dans la ee forêt d'Elf'dalen. Ma mère n'hésita pas long- 364 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce temps, elle partit. Un jour où le Commandant ce était absent et où j'avais à déjeuner Altringer ce et des invités, elle entra. Je la vis, mais rien ce ne me dit plus qu'elle était ma mère. Je la ce saluai comme une étrangère et lui offris de ce partager notre repas. Elle voulut me parler ce comme à sa fille, mais, je lui fis observer qu'elle ce se trompait et que mes parents étaient morts ce le jour de mon mariage. Elle reçut le choc sans ce sourciller. C'était une femme. étonnamment ce forte et qui, malgré ses soixante-dix ans, venait ce d'abattre plus de 80 lieues en trois jours. Elle ce s'assit simplement, se servit, et me répondit ce sur le même ton que j'avais fait une perte bien ce regrettable ce j our-là . « -.-» Oui, et ce qui est surtout regrettable, ré-- ce pliquai-je, c'est qu'ils ne soient pas morts un ce jour plus tôt, car le mariage ne se serait jamais ce accompli... ce Nous continuions dé manger, elle et moi, mais ce les convives, interdits, ne touchaient plus à leur ce fourchette... ce La vieille femme resta un jour et une nuit, ce et quand elle fut reposée, elle commanda ses ce chevaux. Je n'avais pas senti un seul instant ce qu'elle était ma mère... En partant, elle se e< tourna vers moi sur l'escalier : « —. Je suis restée un jour et une nuit sous ce ton toit et tu n'as pas daigné saluer ta mère. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 365 ce Mon corps tremble de honte, comme fouetté de ce verges; j'ai honte de tout ce qui se fait ici ! ce Tu m'as reniée et rej etée ; puisse-tu être reniée ce et rejetée à ton tour! que la grande route soit ce alors ton refuge, une gerbe de paille ton lit, ce l'ignominie ta récompense! et que d'autres te ce frappent comme je te frappe ici ! ce Et elle me frappa durement la joue. Je la ce saisis à bras le corps et la déposai dans sa ce voiture. ce — Qui donc es-tu pour me maudire? Qui ce donc es-tu pour me frapper? Je ne le supporcc terai de personne!... ce Et je levai la main sur ma mère... Il y a ce vingt ans de cela, Gôsta BerlingL. » ce Gôsta Berling avait écouté: le bruit de cette ce voix dominait en lui le mystérieux appel des ce forêts et de la mort... Ainsi, cette femme puisée santé s'était faite son égale en péché, sa soeur ce dans le crime! » Obéissant à la Commandante, Gôsta renonce à mourir, et va s'installer chez elle, à Ekebu, parmi les Cavaliers. Il est le plus jeune et le plus beau, et c'est à lui que vont les doux regards des belles aux cheveux de lin qu'il sait faire rire et pleurer par ses merveilleuses histoires. Mais la malédiction de la mère a été entendue et le règne de la Commandante va finir. Un soir 366 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI de Noël, il y a grand dîner au manoir, la maîtresse d'Ekebu préside. ce Plus de courte pelisse, ni de ;bure rayée, ni ce de pipe de terre. ,L'or surcharge ses bras nus, ee des perles s'égrènent à son cou. » Les Cavaliers, ce jour-là , sont au bas-bout de la table. -Christian Bergh, ivre, se croit insulté; prétend qu'on lui a servi des corneilles à la place de gelinottes ! Devant ses violences, la Comman^ dante ordonne aux valets de le jeter dehors. ce II s'avance vers elle, furieux, formidable, ses ce sourcils froncés et ses poings énormes épou<e vantent l'assistance. ce — Sortez d'ici, Capitaine ! ce — Tu ne rougis pas d'offrir des corneilles à ec Christian Bergh ? Je devrais te prendre, toi et ce, tés sacrés domaines ! ce — Mille diables, Christian, tà is-toi ! Il n'y ce a que moi qui jure ici. ce — -Crois-tu que j'aie peur de toi, sorcière? ee Est-ce que je ne sais pas comment tu as eu tes ee sept forges ? ce — Tais-toi, Christian ! ce — Altringer les a léguées à ton mari parce ce que tu as été sa maîtresse ! Le Commandant, ce qui avait l'air de.tout ignorer, t'a laissé gouee verner les forges, et le Diable a tout mené.... ce Mais maintenant, c'est fait de toi !... ce Non loin de la Commandante, un petit homme FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 367 ce trapu est assis. Les cheveux touffus, les yeux ce obliques, la mâchoire proéminente, il ressemée ble à un ours. C'est le Commandant Samzélius,. ce un homme taciturne, qui laisse le monde aller .ce tout seul. Il se dresse aux derniers mots du ce Capitaine, sa femme .se dresse aussi, et tous les, ée hôtes, les hommes sont interdits, les ,femmes: ce pleurent. Les mains larges et poilues du Cornée mandant se sont lentement fermées et son bras, ce se lève, mais sa femme parle d'abord, d'une ce voix sourde qu'on ne lui connaissait pas : ce — Tu m'as volée, lui dit-elle. Oui, tu es, ce venu comme un voleur et tu m'as prise malgréce moi... j'ai agi comme tu le méritais ! « Le Commandant secoue son poing fermé. Sa ce femme recule de quelques pas et reprend : ce -r— L'anguille vivante. se tord 1 sous le couce iteau, femme contrainte prend un amant. Pour-, ce quoi ne m'as-tu pas frappée il y a vingt .ans,, ce quand Altrin-ger nous a secourus, .quand tu 'bu-, ce vais son vin, quand tes poches étaient lourdesce de son or, quand tu as accepté son domaine et ce ses forges ? C'est alors qu'il fallait frapper,, ce Bernard Samzélius ! .. ee Le Commandant regarde autour de lui. Les. ce visages donnent raison à sa femme. ce — J'ignorais tout, crie-t-il en frappant du ce pied. ' . . ce,— Je suis contente que tu le saches, repli- 368 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce que-t-elle d'une voix aiguë, j'avais peur que tu ce mourusses sans le savoir ! Oui, j'ai été la « maîtresse d'Altringer, à qui tu m'avais indigneee ment ravie ! Béni soit son souvenir! ce Le vieil amour exulte dans sa voix et rayonne , «. dans ses yeux. Elle voit autour d'elle cinquante ce visages que son impudence effare. ce Le Commandant laisse retomber son bras « sans frapper : ce — Hors d'ici, rugit-il, hors d'ici ! ce Mais elle a repris son sang-froid et demeure « immobile : ce — Tu sortiras d'ici avant moi ! Aidez-moi, ce Messieurs et amis ! Rappelez-vous qui je suis ce et qui il est. Je dirige tout le travail à Ekebu ce pendant qu'il passe ses journées à regarder ce manger ses ours ! Si je pars, une effrayante "ce misère entrera derrière moi. Le paysan vit de ce ma forêt et de mon fer, le charbonnier de mon ee charbon, le flotteur de mon bois ! Ce homme ce est-il capable de me remplacer ? ce — Des mains se posent sur les épaules dû c< Commandant, mais il les rejette d'un mouvece ment brusque : ce — Laissez-moi ! crie-t-il. Allez-vous défêhee dre et protéger l'adultère ? Si elle ne sort pas c< d'elle-même, je vous jure que je la jette à mes <e ours !» Abandonnée des Cavaliers, à qui Sintram, le FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 369 traître diabolique, a persuadé qu'elle faisait mourir l'un d'entre eux chaque année, la Commandante doit fuir. Elle prend la besace de la mendiante. Le Commandant se retire sur un domaine qui lui appartient, et, pour qu'il ne reste rien du manoir d'Ekebu et des richesses d'Altringer, il en abandonne pour un an la jouissance aux Cavaliers. Ceux-ci, comme bien on pense : ce Soignent le beau domaine comme le vent soigne les cendres, le soleil d'avril la neige, et les grues le blé du printemps ». Ce sont fêtes sur fêtes, et les belles affolées tombent aux bras de Gôsta Berlilig ce seigneur des dix mille baisers et des treize mille lettrés d'amour ». La Commandante souffre, non vpoint de sa misère, mais du gaspillage des biens qu'elle avait. si laborieusement gérés. Elle revient au manoir une nuit, et la porte lui est ouverte par une servante restée fidèle. ce Que ma maîtresse soit la bienvenue ! » dit ce la jeune fille en lui baisant la main. ce Eteins la lumière, dit la Commandante. Croisée tu que je ne puisse marcher ici sans lumière ? ce Et .elle commença d'errer dans la maison sice lencieuse.l. elle s'entretenait avec ses souvenirs, ce Elle se fit ouvrir les portes de l'armoire à linge « et le bahut à l'argenterie. Sa main caressa 24 370 FEMMES ÉCRIVAINS D?AUJOURD'HUI ce les belles nappes damassées et les superbes ce canettes d'argent. Elle monta au grenier et tâta ce doucementl'énorme pile d'édredons. Il lui fallut ce encore toucher aux métiers à tisser, enfoncer « les doigts dans la caisse à sucre, et tâter les « rangées de chandelles .suspendues à des per« sches : « —...Les chandelles sont sèches, dit^elle, on « peut les enlever et les serrer dans,les tiroirs, « Lorsqu'elle fut au cellier, élite soupesa avec « précaution îles barriques de bière, et explora « le rayon des bouteilles,de vin... Enfin elle entra ee rdans les chambres, et :S;'arrêta un moment au «'milieu de la isalle à ; manger, ce — (Bien des gens se sont ;rassasiés à cette <e table, dit-elle. .ce iDans lès salons, elle trouva les longs et larges « canapés à leur place coutumière, et sentit sous, <e sa main lé marbre'froid des consoles : ce — C'était une maison riche, soupira-t-elïe, « et ce fût un homme magnifique qui m%i fit «reine! » Elle tente de chasser les Cavaliers ; les-serviteurs qui lui sont dévoués l'aident à sortir des :hangars les vieilles voitures qui ont amené ces hôtes dévorants. On les attelle, on fait flamber des meules de paille pour que les Cavaliers, dormant après une orgie,, soient éveillés;par l'incendie. Ils sontfigotés, :; FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 371 portés dans les véhicules et le complot va réussir. Mais Marianne Sinclair, amoureuse de. Gôsta, ;a été prévenir le Commandant: « Fuyez tous, il arrive avec tous ses ours !» hsc Commandante comprend la trahison, mais ellene veut pas faire verser le sang. Elle regarde Marianne dans les yeux : « Ah Marianne ! quand Ekebu sera ruiné et le '« pays dévasté, songe à étte nuit set;prends soin « des malheureux. « Et elle sort, la foule l'accompagne. » Onne peut suivre dans tous ses développements ee poème si touffu. A côté de Gôsta et de lia Gommandante,'toute tutoie'foule cireule en dtes épisodes savoureux, tragiques (ou iiêvéuffs^ C'est l?exquise histoire de Mlliéerona,. legrand musicien, qui a une maison riante, urne femme qu'il aime, des enfants, et ne peut se détacher d'Ekebu et des Cavaliers. Il revient pourtant un jour chez lui.; il s'y trouve bienheureux, :croit y rester toute la vie : « 'Il n'existe pas de plus belle place au monde ! « tout pousse sur ee coin de terre béni... I/a « maison de Iiofdala est bâtie à l'orée des bois, « au pied de la montagne et la longue vallée «. s'étend devant elle... tout y respire la tranquil« litè et la douceur du foyer... l'épouse est bonne « et pleine de sagesse, ses regards tombent sur « toutes choses comme une bénédiction. » /Et Lil- 372 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI liécrona, enthousiasmé, joue du violon sous la fenêtre : « Je reviens, pardonne-moi, aie pitié de « moi ! » Elle a pardonné ; la joie pendant huit jours a habité la maison... Mais un matin, silencieusement, le musicien est reparti : « Son esprit « a besoin de fêtes, de rumeurs, d'amertume et « de richesse, de la diversité magnifique de la « vie. ». C'est en effet le goût du bruit, de la diversité, de la fantaisie qui enchaîne les Cavaliers au manoir d'Ekebu.: C'est ce besoin qui attire vers eux les Suédois des environs, étouffant dans leur vie trop calme et trop austère. C'est par cette même inquiétude que Costa est entraîné à de multiples amours, et nous voyons évoluer autour de lui tout un groupe charmant de blondes victimes. Elles ne sont coupables, ces jeunes femmes, que de flirts sentimentaux commencés au bal, et interrompus avant le moment décisif par quelques heures de traîneau dans la nuit glacée, parfois au milieu de la poursuite des loups ! Elles n'ont commis que des imprudences, exagérées par une opinion publique d'un protestantisme austère. Et ces imprudences les exposent à de graves dangers, car maris et pères sont d'humeur féroce. La belle. Marianne Sinclair, pour un seul baiser donné à Costa, a failli mourir dans la neige, devant la porte de sa maison, que son père laissait obstinément fermée ! Le chagrin a tué FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 373 la douce Ebba Donna, et la fière comtesse Elisabeth, chassée par un mari jaloux et une impitoyable belle-mère, devient une pauvre travailleuse des champs. Costa, d'ailleurs, est à peine coupable des désastres qu'il cause ; on le voit toujours plein de repentir et toujours prêt à réparer ; il offre sa main à la comtesse Elisabeth, ruinée, malade et désolée, et promet de se réhabiliter par le travail. On le voit, au travers de la sauvagerie primitive des moeurs, un souffle de bonté circule : une note optimiste qui est la caractéristique de l'oeuvre de Selma Lagerlöf. Les Cavaliers sont des enfants gâtés que la Commandante voudrait châtier sans violence. Eux-mêmes aiment et admirent celle qu'ils ont perdue, et s'ingénient à pallier le mal qu'ils lui ont fait. Ils quitteront Ekebu, après avoir remis ,on marche le marteau de la grande forge, que leur vieille bienfaitrice entendra avant - de mourir. II A quel genre appartient la Légende de Gôsta Berling ? A coup sûr, ce n'est pas un roman. Les qualités romanesques y abondent : richesse d'invention, caractères fortement frappés qui se gravent dans 374 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI la mémoire. Mais cette histoire qui, traitée par ; un romancier -réaliste, deviendrait simplement l'aventure de quelques bohèmes festoyant-, dans; un château, prend à tout instant une amplitude; de sentiment:, une envolée lyrique, qui brise tout, à fait le cadre du roman. Poème en prose, alors ? Sans doute ; mais non point poème subjectif. Large poème, qui fait mouvoir des masses, qui exprime le sentiment de toute une contrée (un chapitre dépeignant une sécheresse qui afflige le pays -en est un remarquable exemple) ; poème qui mêle à tout instant le'merveilleux au réel] non;pointde= façon voulue;; mais- par une inspiration directe et sincère ;: poème légendaire de là Suède, romantique?: dut commencement du dix-neuvième siècle. Une telle oeuvre rentre exactement dans la définition de l'épopée. Et en effet, Gôsta Berling est un poème épique ; les Cavaliers sont pour le Veranland quelque chose comme les Prétendants chez Ulysse pour les peuples grecs. Et en faisant un poème épique, l'auteur restait dans la tradition constante de son pays, où ce genre n'est pas un souvenir d'école,.mais s'est continué, toujours vivant. On sait que Tegnér, compatriote de Selma Lagerlof, né comme elle dans le Vermland, s'est illustré par la Saga de Fritliiof, traduite dans toute l'Europe ; et cette oeuvre se rattache à une longue lignée de poèmes qui ont leur source dans FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 3751 les « folkvisor », chants populaires épiques et lyriques d'une grande richesse. Et comme dans les poèmes populaires, l'imagination de l'auteur de Gôsta Berling se laisse aller à la fantaisie la plus débridée, laisse pousser à tort et à travers des fleurs et des fruits sauvages, de la plus âpre et de la plus fraîche saveur. C'est là le charme incomparable de ce livrer son désordre, son lyrisme, sa débordante jeunesse. Jeunesse,:des êtres dépeints,-.farustes et spontanés^ violents et généreux, durs et purs. Jeunesse de-i l'auteur, qui s'abandonne sans presque réagir,, sans s'imposer de règles^ au flot de poésie surgi' du sol qui la saisit et qui. l'emporte. Ailleurs^ plus maîtresse d'elle-même, elle endiguera le flot, le répandra savamment dans des jardins bien dessinés; Nous gardons^ motre préférence pour cette heure unique de sa carrière, pour ce premier jaillissement de sa fantaisie poétique. Et les Suédois sont de notre avis. Gôsta Berling leur est: particulièrement cher. Née des récits des veillées campagnardes, interprétés par un écrivain du terroir, d'une sensibilité analogue à : celle des conteurs, cette oeuvre leur présente en un vivant miroir l'âme de leur peuple, leur âme même. Aussi gardent-ils une tendresse pour lePasteur fou à la longue chevelure pâle, et c'est; surtout à cause de lui que Selma Lagerlöf a conquis-leur coeur. 376 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI III Pourtant, au point de vue de la maîtrise littéraire, et de la profondeur psychologique, Jérusalem en Dalécardie (1) est un ouvrage supérieur. Le sujet a plus d'unité : c'est une de ces crises d'exaltation religieuse qui, périodiquement, s'emparent de quelque région de la campagne suédoise. Des paysans, attachés depuis des siècles à un coin de terre cultivé avec acharnement par leurs ancêtres, vendent en hâte leurs biens, partent par caravanes, en charrette ou à pied, vers la Terre Sainte où les appelle « la voix de Dieu ». De telles crises sont fréquentes. Le sentiment religieux est d'une vie intense, chez les Suédois. La religion luthérienne étant très large au point de vue du dogme, les dissidences sont nombreuses, et une foule de « petites églises » se forment à côté de la grande, dans la grande, attestant l'ardeur apportée par ce peuple à la recher-. che d'une vérité mystique. Dans son roman, Selma Lagerlöf va nous montrer la fondation d'une de ces petites églises venant bouleverser la vie d'un village dalécarlien. (1) Jérusalem en Dalécarlie, traduction d'André Belessort. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 377 La Dalécarlie touche au Vermland, mais elle a son caractère particulier. C'est une contrée libre et fière, à qui l'éloignement du pouvoir central a toujours laissé beaucoup d'autonomie ; dont les paroisses, petites communautés d'égaux, s'administrent elles-mêmes. L'instruction y est très répandue, depuis de longues années on ne connaît plus d'illettrés. Le niveau moral est très élevé. Le gà rd, domaine familial habité et cultivé par son propriétaire, confère une sorte de titre de noblesse (1). Nulle part l'amour de la terre ne revêt une forme plus haute, nulle part son abandon ne paraîtra plus prodigieux. Avant l'apparition de l'ouragan mystique qui va tout emporter, l'auteur nous montre le village dans sa vie ordinaire. Une sorte de prologue, l'épisode d'Ingmar et de Brita, nous peint l'âme de ces paysans incarnée dans un de leurs plus hauts représentants : Ingmar Ingmarson, descendant de la première famille du pays. Les Ingmar sont des hommes sévères, qui ne disent « jamais un mot de plus que l'indispensable », travaillent sans repos, et doivent le respect de la commune, non seulement à leur richesse, mais à la réputation qu'ils ont « d'avoir toujours suivi les chemins de Dieu ». Pourtant leur dernier descendant, le petit <1) La Suède, «xposé historique et statistique publié par ordre du gouvernement. Stockholm. Imprimerie royale, 1900. 378 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Ingmar, n'est pas; aussi estimé que les autres ; il n'est pas encore du Conseil 'municipal, ni de celui de l'école, et malgré le prestige de son nom, aucune famille honnête ne lui donnerait sa fille. C'est qu'un, remords pèse sur lui... Sa fiancée Brita, qui l'avait accepté sous la pression de ses parents, et qui avait à son égard plus de crainte, que d'amour, est devenue enceinte de ses oeuvres; il a reculé le mariage pour des raisons d'intérêt, ets désespérée d'être mère d'un bâtard, Brita a tué son enfant. Elle va sortir de prison après trois ans : que faire ? Installer une meurtrière dans la maison respectée des Ingmar ? ou envoyer en Amérique avec une somme d'argent la pauvre fille perdue ? Anxieux, le paysan se demande ce que penseraient ses ancêtres ? Tout en conduisant sa charr rue, il les évoque, il croit les voir au Ciel, dans une vaste ferme,.. « _tous ces vieux paysans assis le long d'un « mur. Ils ont tous les cheveux gris roux, les « sourcils blancs, la lèvre épaisse, et ressemblent " « tous au père comme une baie à une autre « baie... « Entre, dit le grand Ingmar, assis au haut« bout de la table, ce n'est que de la famille ! « Ces hommes-là ont toujours vécu à Ingmars« gard, et le plus vieux est là depuis les temps « païens... » FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 379 Mais, consultes- par Je petit Ingmar, les aïeux restent incertains : « C'est une question difficile, dit le père. « Et tous les vieux sont là , les yeux clos^ à réfléchir... » Ingmar va pourtant attendre Brita à la sortie de la prison, mais il n'a pas pris de décision encore... il l'amène à l'église, puis à la maison, la remmène devant le mauvais accueil de sa mère, s'arrête avec elle dans la forêt, et un débat passionné s'engage. Ingmar est d'avance résolu sans-le savoir, car il aime Brita, et sa seule crainte est de n'être pas aimé d'elle. La jeune femme, de son côté, craint qu'il agisse par pitié^ croit devoir le; laisser libre. Ces deux âmes dures et fières se heurtent en un violent conflit. Brita se fait conduire au bateau d'Amérique, quand le facteur rencontré remet une lettre à Ingmar. . « Ne la lis pas !: s'écrie Brita en lui saisissant « le bras. ~ « — Pourquoi ? « — Elle vient de moi, la lettre ! « — Alors, tu me diras ce qu'il y a dedans ?; « —-Je ne peux pas. « Son visage s'était empourpré et une angoisse « rendait ses yeux farouches. « — Je vais tout de même lire cette lettre, dit « Ingmar. 380 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « Il commença à l'ouvrir, elle essaya vainement « de la lui arracher des mains... « — Ecoute, Ingmar, c'est le pasteur qui me l'a «. fait écrire, il m'avait promis de l'envoyer seu« lement quand je serais en mer ! tu n'as pas le «< droit de la lire, laisse-moi m'en aller avant ! . « Il lui jeta un regard furieux et sauta de la « voiture pour ne pas être dérangé. « Brita était entrée dans une de ces révoltes «qui l'agitaient autrefois, quand elle se heurtait « à une volonté plus forte : « —-Ce n'est pas vrai, ce qu'il y a d'écrit là « dedans, cria-t-elle, c'est le pasteur qui me l'a « fait écrire ! Je ne t'aime pas, entends-tu, « Ingmar ! « Il lui envoya un long regard étonné. Alors « elle se tut, et l'humilité enseignée dans la « prison rentra dans son coeur. Certes, elle ne « souffrait pas au delà de ce qu'elle avait mérité. « Ingmar restait débout, travaillant avec sa « lettre. Tout à coup, il la froissa entre ses doigts « rudes, et sa gorge rendit un son rauque. « — Je n'y comprends rien, dit-il en frappant « du pied...11 fit le tour de la charrette et saisit « brusquement le bras dé Brita : « — Est-ce vrai, ce qu'il y a écrit là -dedans, « que tu m'aimes ? « Sa voix était brutale, et la jeune femme de« meura muette à le voir si terrible. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 381 « — Est-ce écrit dans la lettre, que tu m'aimes,. « oui ou non ? répéta-t-il avec rage. « — Oui, dit-elle d'une voix blanche. « Il lui secoua le bras, puis la lâcha brusquece ment. « — Comme tù mens ! s'écria-t-il. Comme tu « mens ! « Son visage se contracta dans un rire âpre « et dur.: « — Dieu sait,, dit-elle solennellement, que ma « prière de tous les jours a été de te revoir avant « de partir. « — De partir où ? « — En Amérique, je pense. « —- Le diable,m'emporte si je té laisse aller «' en Amérique ! « Ingmar ne se possédait plus ; il fit quelques « pas en trébuchant vers le taillis, se jeta par « terre et éclata en sanglots. Brita le suivit et « s'assit à ses côtés : elle se sentait heureuse, « heureuse, mais heureuse à en rire. « —- Petit Ingmar, murmura-t-elle en lui don« nant son nom de caresse, laisse-moi te parler. «Te souviens-tu que devant le Tribunal, il y a « trois ans, tu as dit que si je changeais de sen« timents, tu te marierais avec moi ? Je n'aurais « jamais cru que personne dise une chose si belle, « après ce que j'avais fait ! Alors je te regardai « et il me sembla que tu étais plus capable qu'eux 382 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « tous, et le seul avec quiee serait bon de vivre. « Tu me devins si cher que j'étais sûre que tu « viendrais me chercher. Puis je n'osais plus le « croire. « Ingmar leva la tête. « — Pourquoi ne m'à s-tu pas.écrit ? « — Mais je t'ai écrit. « — Pour me demander pardon,' oui, mais ce « n'était pas ça... ' '" . 1 « —: Que te dire, alors? « — L'autre chose. « -— Oh! comment, comment? je ne l'ai fait « que sur la promesse du pasteur qu'il n'enver« rait la lettre qu'après mon départ, « Ingmar prit la main de Brita, l'aplatit par « terre et frappa dessus : « — Je pourrais te battre, dit-il. « — Tu peux faire tout ce que tu voudras de «movIngmar, répondit-elle... « Les yeux levés- vers.son visage où la souf« frânce avait mis une nouvelle beauté, il s'ap« puya lourdement sur son épaule. « —: Songe ; donc, mais songe donc que j'aurais « pu te laisser-partir ! ". « ill l'interrogeait, la -pressait, lui faisait répéter « qu'elle avait ;pen'së à lui, qu'elle avait langui « deson souvenir II se calma peu; à peu, comme « un enfant à qui on chante une berceuse. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 383; 383; Tout à coup il rinterrompit et dit .avec une « grande douceur : «'—- N'y a-t-il pas quelque chose que tu veuilles me raconter? ..« -— Si. ... . " « — Tu y penses souvent ? . '-,«--—/Nuit et jour:.'. «, -—Raconte-le donc pour que nous soyons deux à le porter... » Ingmar épouse 'Brita, et "l'opinion déclaré qu'il est « un exemple :,pour la commune' comme feu « son peré ». 'Et les vieux Ingmar, de leur" grande fermé 'Céleste, lé ifélicitent « d'avoir à son tour « suivi les chemins de Dieu ». - .- Car il ne faut pas s'y tromper, dans ce conflit l'amour avait sa part, mais ce qui dominait, c'est le désir de ne pas déchoir moralement, de continuer à mériter l'estime. Dans ces âmes sévères, habituées par les rigueurs de là vie à supporter sans cesse la douleur, lés lèvres durement serrées ; dans ces âmes dominées par le sentiment chrétien du sacrifice, l'amour tient une place secondaire. Quand, vingt ans après le prologue, le fils dTngmar et de Brita sera fiancé à la belle - Gertrud, leurs tendres, fiançailles seront touchantes sans doute. La scène où ils regardent, joyeux, le premier arbre qui servira à construire leur maison, 'est pleine de poésie. Pourtant ils savent qu'il faudra cinq ans au moins pour construire 384 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI cette maison, et ils ne montrent pas trop d'impatience... Avant que le terme arrive, le jeune Ingmar, pour reconquérir son patrimoine qui lui échappe, devra renoncer à sa fiancée. La^scène de la vente aux enchères du domaine d'Ingmarsgard est saisissante. Dans une stupeur indignée, les habitants de la commune regardent disperser les biens respectés des Ingmar. L'héritier fait d'abord bonne contenance. Il tressaille pourtant quand l'adjudicateur, vendant la vieille argenterie, élève en l'air la première canette précieuse avec ses inscriptions du dixseptième siècle. « ...Quelques instants plus tard, un vieux « paysan s'approchait, la canette à la main, et la « posait discrètement aux pieds du jeune homme. « — Tu vas garder cela en souvenir de tout ce « qui devait être à toi. « Les lèvres d'Ingmar tremblèrent et il s'ef« força de prononcer quelques mots. « — Tu n'a.pas besoin de parler maintenant, « reprit le vieux, ce sera pour une autre fois. « Et il s'éloigna... » « Il était à Ingmarsgard d'anciens serviteurs « qui y avaient servi depuis leur enfance, et qui « maintenant, à l'âge de la décrépitude, conti- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 385 « nuaient d'y demeurer. C'était eux que Tance goisse étreignait le plus fort. Ils avaient peur, « si la ferme changeait de propriétaire, d'être « expulsés et réduits à prendre le bâton du men« diant... Toute la journée, ils avaient erré dans « la cour... on voyait ces pitoyables fantômes, « effarés et débiles, se traîner avec un regard « anxieux dans leurs yeux bordés de rouge... « Enfin, un vieillard, un centenaire, eut l'idée « d'aller voir Ingmar, et de s'asseoir ,sur une « pierre près de lui, comme au seul endroit où « l'on trouvât un peu de calme. Dès que la vieille « Lisa et Marta, l'ancienne vachère, l'aperçurent, « elles vinrent aussi en trottinant s'asseoir à côté « du jeune homme... H leur semblait vaguement « qu'il pouvait quelque chose pour elles, lui qui « était aujourd'hui Ingmar Ingmarson ? Lui, les « grands yeux ouverts, les contemplait, et con<( templait en eux toutes ces années de labeur « au service de sa famille. Apparemment, il pensa « que son premier devoir était de leur assurer une « mort tranquille sous leur vieux toit. Son regard « à travers la cour alla chercher Stark, il lui fit « signe de tête... » Par ce signe il renonce à Gertrud, consent à épouser la riche fille de l'ancien berger Sven Person, qui lui apporte Ingmarsgard en dot. L'amour de la femme a cédé à l'amour de la terre. Mais cet amour de la terre, on l'a vu, n'était pas 25 386 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI un vil intérêt, c'était une sorte de sentiment d'honneur féodal. Pourtant, il va céder à son tour à un sentiment plus puissant encore : la passion religieuse ! Et ces âmes violentes, en luttant avec leur plus profond attachement terrestre, trouveront, dans le déchirement d'un horrible sacrifice, la seule joie ardente dont elles soient capables. Hellgum, Suédois émigré en Amérique, qui avait fpndé dans le Nouveau-Monde une petite église, avec une doctrine « bien à lui », est revenu au pays de sa femme 'dalécarlienne. Le vieux pasteur routinier qui depuis des années dirigeait la commune ne suffit plus aux aspirations religieuses de ses ouailles. Hellgum vient prêcher le réveil. Une partie de la commune le suit, une autre reste fidèle à l'ancien culte. C'est une lutte acharnée entre les Hellgumiens et leurs adversaires : lutte dans chaque famille, entre parents et enfants, entre fiancés, entre époux. Hellgum fonde dans le village une petite église, d'autant plus passionnée qu'elle est plus combattue. Puis il s'éloigne, part pour la Palestine, et de là écrit à ses fidèles des lettres qu'ils considèrent comme des Epîtres, et lisent dans leurs réunions. Depuis quelque temps, ces lettres préparaient la communauté à une grande épreuve. Le jour vient où Hellgum s'explique. Dieu veut que les membres de la nouvelle Eglise abandonnent leurs FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 387 terres et leur patrie, et viennent rejoindre leur pasteur à Jérusalem. La lettre a été lue à haute voix, et ainsi qu'il leur est recommandé, les assistants « ne discutent « pas entre eux, mais se tiennent en silence et « -tranquillité pour entendre l'appel divin. » « ...On n'entendit plus un souffle dans la grande « salle id'Ingmarsgard. Tous, les yeux clos, des« cendaient en eux-mêmes, et plusieurs peinaient « d'une telle angoisse que la sueur froide perlait « à leurs fronts. Le soleil avait décliné et brillait « encore au ras de l'horizon, ses reflets aigus « projetés dans la chambre mettaient une lueur a de sang sur ces pâles figures... Enfin, la femme « de Ljung Bjôrn se laissa glisser du banc et « tomba à genoux sur le plancher. Et après elle « les autres s'agenouillèrent ; et plusieurs en « même temps poussèrent un profond soupir, et « leur visage s'illumina. Et Karine Ingmarsdotter « dit d'une voix émerveillée : « — J'entends la voix de Dieu qui m'appelle ! « Gunhild leva les yeux en extase, le visage « ruisselant de larmes : « — Moi aussi, fit-elle, je puis partir ! la voix « de Dieu m'appelle. « Puis Krister Larsson et sa femme dirent « presque ensemble : « — J'entends, j'entends que je puis partira « C'est la voix de Dieu !... 388 FEMMES ÉCRIVAINS D AUJOURD'HUI « L'appel les toucha l'un après l'autre, et tous « les regrets, toutes les angoisses les quittèrent. « Une immense allégresse était sur leurs têtes. « Ils n'avaient plus de pensées ni pour leurs fer« mes, ni pour leurs proches, et voyaient déjà « refleurir leur communauté dans la Sainte Cité « de Dieu. » Pourtant, avant de réaliser leurs projets, ils subiront de durs assauts ; les émigrants laisseront derrière eux des ruines, des désespoirs et des morts. Après le départ de son fils unique, le vieillard Hôk Mats Erikson, dans une scène d'une grandeur épique, se tuera en charriant sur son dos, tout un jour et toute une nuit, des blocs de pierres énormes, sur lesquels il finira par tombet inanimé... Mais les élus partiront chantant vers la Jérusalem lointaine « dont le premier fondement est de jaspe, le « second de saphir, le troisième dé calcédoine, le « quatrième de sardonix... » Jamais Selma Lagerlöf n'a poussé plus 'loin que dans Jérusalem en Dalécarlie l'observation des paysans près de qui elle a vécu. Dans Gôsta Berling, elle avait chanté avec eux, avait plié son imagination à la leur ; elle nous avait reproduit les contes avec lesquels, comme de grands enfants, ils se bercent aux veillées. Dans Jérusalem, elle a peint, non point leurs contes, mais leurs vies. Et elle ne l'a pas fait au moyen d'une accumu- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 389 latioii de détails pittoresques, ce qui lui eût été bien facile. Point de peintures de costume ou d'intérieur dans Jérusalem ; très peu même de descriptions de nature. Nous ne savons pas le nom du village où régnent les Ingmar ; et pourtant nous y avons vécu près d'eux, il nous a été évoqué indirectement, avec une admirable puissance, par son reflet dans l'âme des personnages. IV Ces âmes vont bientôt refléter d'autres horizons, car Selma Lagerlöf nous emmène en Terre Sainte avec les pèlerins. Le livre qui peint leur exode, et qui est le second -volume de Jérusalem, n'a pas eu autant de succès que le premier (1). Il a été moins traduit (il n'existe pas en français), et il a excité certains mécontentements. Il est facile de comprendre les causes'de cette défaveur relative, et ces causes ne sont pas toutes d'ordre littéraire. Le second volume de Jérusalem est, comme exécution, un peu moins égal que le premier, mais il contient des beautés hors de pair, et peut-être les scènes les plus puissantes qu'ait écrites la romancière. Seulement elle (1) Jérusalem im heiligen hand, Munich, 390 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI peint avec une cruelle réalité les déceptions, les misères, les persécutions qui s'abattent sur les émigrants, et cela a mécontenté les partis religieux. Quant aux incroyants d'esprit étroit, ie souffle de mysticisme exalté qui circule dans l'oeuvre les a sans doute rebutés. Et pourtant, il n'y a pas là de question de parti, ni de question de croyance, il y a une vérité humaine d'ordre éternel : la lutte de la foi contre la douleur, de l'idéal contre le réel. Et les deux partis devaient se tenir pour satisfaits, puisque Selma Lagerlöf, tout en montrant que ses héros ont fait une folie selon le monde, et en sont punis par tous les maux dont dispose le monde, montre aussi qu'ils sont heureux dans l'ordre de la foi, qu'ils gardent la conviction d'avoir agi selon Dieu, et meurent le sourire aux lèvres. Regardons nos Daléearliens, bien loin de leurs lacs et de leurs forêts. Ils sont assis devant une porte ; ils rêvent sans doute, sous ce dur soleil que n'arrête aucun feuillage, à l'allée de bouleaux aux larges troncs qui mène, là -bas, à leur petite église : beaux arbres qui, en septembre, semblent des colonnes d'argent surmontées d'un feuillage d'or. Ici point d'arbres, point d'ombrage, et, ce qui est bien pire pour ces habitants du pays aux « mille lacs », point d'eau, la torride sécheresse. Cette année-là , la saison des pluies a été plus FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 391 courte encore que de coutume. Il y a des fièvres, tous les Dalécarliens sont malades, et tous demandent avec angoisse : une gorgée, rien qu'une gorgée d'eau pure et fraîche ! Et quand on leur offre l'eau de citerne, qui est l'eau des pluies de l'an dernier, ils détournent la tête avec dégoût et ne veulent même pas regarder. Ceux qui ont bu se plaignent de douleurs et disent qu'on les a empoisonnés. Un après-midi, quand cette maladive folie était à son plus haut degré, quelques paysans étaient assis à l'ombre étroite d'une maison. Tous avaient la fièvre et ne pouvaient travailler. Leur occupation était d'observer le ciel, toujours clair et bleu... Ils savaient bien qu'on ne pouvait attendre de pluie avant plusieurs mois ; mais dès que la moindre petite nuée blanche montait à l'horizon, ils s'imaginaient que le miracle allait arriver et que bientôt il allait pleuvoir : — Qui sait si, à la fin, Dieu ne nous aidera pas? disaient-ils. « Et pendant qu'ils examinaient le ciel avec « grande attention, ils commençaient à se dire « entre eux: Comme ce serait bon si on enten« dait tout à coup de grosses gouttes battre contre « les murs et contre les carreaux ! Et si on voyait « l'eau jaillir des gouttières et emporter avec elle « des petites pierres et du sable. « Ils disaient que s'il pleuvait ils ne rentre- 392 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI < raient pas, oh! non! Ils resteraient tout tran;< quillement à leur place et laisseraient l'eau :< couler sur eux, car, comme la terre desséchée, :< ils attendent d'être traversés par l'eau. Mais < quand le nuage montait, les pauvres malades :< étaient obligés de voir qu'il diminuait et s'éva:< nouissait. Et quand ils ne le voyaient plus, ils :< étaient tout désolés... et mettaient leurs mains :c sur. leurs yeux de peur de laisser échapper une :c larme. « Alors, LjungBjorn Olofsson, pour les remon;< ter, leur lisait des passages de la Bible, où on :< parle du ruisseau Cédron qui arrosait toute la :( ville. Il s'arrêtait à l'endroit où David passe le < Cédron pour poursuivre Absalon : « — Mettre ses pieds dans l'eau froide, ce :< serait encore meilleur que de la boire ! « Son beau-frère l'interrompit en lui disant que :< le Cédron, depuis longtemps desséché, ne les ( intéresse pas; mais il se souvient qu'au quaran;< tième chapitre (premier verset et les suivants) (des prophéties d'Ezéchiel, le prophète déclare < qu'un ruisseau sortira du Temple, traversera ( la ville et se jettera dans la Mer Morte. Kolas < Gunnar parlait avec tant de conviction, les yeux < brillants, rejetant ses cheveux en arrière, que c les paysans voyaient déjà dans la vallée l'eau :< courir... « — Et cé}a adviendra un jour! s'écria Kolas FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 393 « Gunnar, car c'est une prophétie divine qui n'est « pas encore accomplie. Qui sait, pourquoi ne « s'accomplirait-elle pas aujourd'hui ou demain? « Lorsque Hôk Gabriel Mattson entendit cela, « il fut très ému. Il prit la Bible à son tour et « y lut un «passage sur le roi Hoskia qui a fait « couvrir tous les puits et les ruisseaux pour que ce les rois d'Assour, qui étaient venus faire la « guerre à la Judée, n'y trouvent pas d'eau. « — Et les Juifs, au retour de Babylone, ne « purent plus trouver les endroits des eaux coûte vertes, et, depuis, autour de Jérusalem, le pays « est devenu sec et désert... Mais nous, qui attente dons ici l'eau si ardemment, pourquoi n'irions« nous pas chercher le grand fleuve et les nom« breuses sources? Si nous les retrouvions, les <( arbres pourraient repousser sur les plateaux, « et ce pays redeviendrait riche et fertile ! « Les autres réfléchirent, et dirent que cela pouce vait s'être passé ainsi, et qu'il ne serait peùt,ee être pas impossible de retrouver le grand fleuve. ee Mais nul ne se leva pour essayer, pas même « Gabriel. Il était clair que ses paroles n'étaient ee qu'une chimère avec laquelle il tâchait de calée mer son ardent désir. ee Alors ce fut Bô Ingmar Mânson qui parla. ee Lui-même n'avait pas de fièvre, mais personne « ne désirait de l'eau plus ardemment que lui, 394 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce car sa fiancée Gertrud souffrait de cette maladie ce de la soif. ce — Je ne pense pas à de l'eau si miraculeuse ee que vous, dit-il lentement. Mais du matin au ce soir, je pense à un fleuve qui coule son eau ce fraîche et limpide. ce Le regard plein d'une attention tendue, les ce paysans l'écoutaient. ce — Je pense à un fleuve qui reçoit beaucoup ce de ruisseaux et qui sort de la forêt sombre, ce large et profond, et qui est si clair qu'on peut ce voir toutes les pierres qui brillent dans son ce fond. Et ce fleuve n'est pas desséché comme ce le Cédron, et n'est pas un rêve comme celui ce dont parle Ezéchiel, et n'est pas impossible à ce retrouver comme celui d'Hoskia, mais il gronde ce et mugit aujourd'hui même. Je pense au Dalelf, ce là -bas, en Dalécarlie. ce Les autres ne répondirent rien; ils restèrent ce immobiles, les paupières baissées. Et, depuis ce que le Dalelf avait été nommé, personne ne ce parla plus des sources et des fleuves de la ee Palestine. » Mais cette misère matérielle n'est rien encore auprès des souffrances morales qu'endurent les pèlerins. Dans cette cité de Jérusalem, où se rencontrent tant d'Eglises rivales, on calomnie la petite colonie suédoise, qui fait des recrues chaque jour. Comme les Dalécarliens ne permettent FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 395 pas (et cela est bien caractéristique) qu'on célèbre chez eux de mariages, les pèlerins étrangers ne veulent pas croire que les membres célibataires de la colonie sont entre eux comme frères et soeurs, et on les accuse de vivre ce dans T-mconduite ». Ils supportent d'abord avec résignation la calomnie ; mais tout le monde s'écarte d'eux. On écrit dans le petit journal des missions de Jérusalem que les Suédois mènent une mauvaise vie, et la feuille, envoyée dans leur pays, y apporte le désespoir. La malveillance qui les entoure cause les plus cruelles douleurs. Une scène vraiment atroce nous montre un des Suédois, Halfvor, allant au cimetière visiter la tombe de la petite fille qu'il a perdue... Il trouve le cercueil déterré et jeté en travers de la route... Le terrain du cimetière a été vendu, on a averti les familles de venir reprendre leurs morts, les Suédois seuls n'ont pas été prévenus. Halfvor transporte le cercueil sûr ses épaules, et, pris de délire en route, il tombe mort au seuil de sa maison. Dans de si affreuses conditions physiques et morales, la colonie est décimée. La mort frappe à coups redoublés, et des Américains charitables s'inquiètent de ces malheureux. On songe à les rapatrier et on les convoque à une réunion pour décider de leur sort. ce Les Suédois se taisaient tous. Ils se sentaient 396 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce trop malades et trop las pour prendre euxec mêmes une résolution, mais ils attendaient avec ce patience ce que les autres décideraient pour ce eux. » ce Quelques j eunes filles américaines étaient ce hors d'elles de pitié. Elles demandaient avec ce des larmes qu'on fasse partir ces pauvres gens ce malades plutôt que de les laisser mourir là . ce Pendant qu'on discutait là -dessus avec ardeur, ce la porte, tout à coup, s'ouvrit sans bruit, et ce Karin Ingmarsdotter entra. ce Karin était maintenant toute courbée et affaisce sée,- son visage diminué et ratatiné, et ses eheee veux entièrement gris. Depuis la mort de son ce mari, Halfvor Half vorson, elle quittait rarement «i sa chambre. Elle restait là , seule, sur une ce grande chaise qu'Halfvor lui avait faite. De ce temps en temps, elle raccommodait ou cousait ce un peu pour les deux enfants qui lui étaient ce restés. Mais la plupart du temps elle était imce mobile, les mains pendantes, regardant devant ce elle. v « Personne ne pouvait entrer plus modestement ce dans une chambre que Karin, et cependant tout ce devint silencieux dans la salle, quand elle apce procha, et tous se tournèrent vers elle et la ce regardèrent. ce Mrs Gordon fit deux pas à sa rencontre et ce lui tendit la main : « Nous nous sommes réunis FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 397 ce pour délibérer au sujet de votre rapatriement, ce lui dit Mrs Gordon. Que dis-tu là -dessus, ce Karin? » ' ce Un instant, Karin sembla s'affaisser, comme ce si quelqu'un lui avait donné un coup. Dans ses ce yeux brilla une flamme d'ardent désir. Sûrement ce elle avait vu devant elle la vieille ferme, et ce avait pensé qu'elle s'assiérait encore dans la ce salle, au coin du feu, ou que, debout devant la ce porte, elle regarderait paître la chèvre sur la ce prairie par un beau matin de printemps. Mais ce cela dura à peine un instant, et son visage reprit ce son expression habituelle de dure ténacité. ce — Je veux vous, demander quelque chose, te dit Karin en anglais, et si haut que tous les ce assistants purent l'entendre. La voix de Dieu ce nous a appelés pour nous attirer ici à Jéruec salem. Est-ce que quelqu'un a entendu la voix ee de Dieu nous ordonner de partir? ce Un profond silence régna dans la salle quand ee Karin eut posé sa question. Personne n'osa te répliquer un seul mot. ce Mais Karin avait la fièvre comme tous les ee autres et, à peine eût-elle parlé, qu'on la vil « chanceler. Mrs Gordon lui prit le bras et la ce conduisit dehors. Quand elle fut sortie, les ce Américains se remirent à -par-ter de rapatrie<c ment, comme s'il ne s'était rien passé. Les ce Suédois ne dirent pas un mot, mais, l'un après 398 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce l'autre, commencèrent à se glisser hors de la ce chambre. ce — Pourquoi partez-vous? dit un Américain, ce Dès que Mrs Gordon sera rentrée on commence cera la réunion. ce — Ne voyez-vous pas que tout est décidé ? ce dit Ljung Bjôrn. Il n'y a pas besoin de réunion, ce Dieu seul peut décider notre rapatriement. Nous ce l'avions presque oublié, mais nous le savons de ce nouveau. ce Et les Américains virent avec surprise que ce les paysans portaient la tête plus haute et ce n'avaient plus l'air troublé ni découragé. La ce force et la résistance étaient revenues, parce ce qu'ils voyaient leur chemin clairement devant <t eux et ne songeaient plus à fuir le danger. » Les Suédois trouvaient là -bas plus que jamais leur refuge habituel : le rêve. Sur cette terre miraculeuse, ces hommes nourris de la Bible, voyaient à tout instant les scènes du Livre Saint se réaliser devant leurs yeux. Gertrud avait cru voir le Christ ; ils vivaient en état de demi-hallucination. Jamais la conteuse n'a montré avec un art plus raffiné comment la frontière qui sépare le réel de l'imaginaire est constamment franchie par ces cerveaux surexcités. Il faut citer entièrement une conversation entre Bô et Gertrud, qui est une des scènes les plus parfaites de ce volume. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 399 Gertrud, malade et couchée, désire passionnément boire l'eau d'un puits qui se trouve, lui a-t-on dit, au centre de la mosquée d'Omar. L'histoire de ce puits est merveilleuse. Un pauvre porteur d'eau, par un jour de grande sécheresse, avait été y puiser de l'eau. Son seau était tombé et, pour le rattraper, l'homme avait appelé deux camarades et s'était fait descendre avec une corde dans le puits. Au fond il avait vu, non plus de l'eau, mais un magnifique j ardin, éclairé d'une lumière douce, et pâle, bien qu'on ne vît ni soleil ni lune. Dans ce jardin, toutes les fleurs avaient les corolles fermées ; les feuilles étaient repliées, les oiseaux endormis, immobiles sur les arbres, et rien n'était rouge, ni vert, mais tout .avait une couleur gris d'argent. L'homme cueillit une branche au plus bel arbre, puis appela ses compagnons pour se faire remonter. Les feuilles de la branche étaient grises et fermées, mais, quand elles arrivèrent au soleil, elles s'ouvrirent et se colorèrent d'un vert éclatant. Et l'on comprit que ce jardin était le Paradis qui est caché dans Jérusalem et qui dort, mais qui, le jour du grand Jugement, apparaîtra au soleil et s'éveillera. D'autres hommes ont voulu se faire descendre au fond du puits pour voir le Paradis. En vain ! l'eau était revenue emplir le 400 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI puits et personne n'a jamais revu le beau jardinMais l'eau du puits est miraculeuse. ce — VoisMu, Bô, je ne peux pas.du tout perce suader Betsy que l'eau de cette fontaine est ce meilleure que toutes les autres de la ville, disait ce Gertrud plaintivement. C'est pour cela qu'elle ce n'essaie pas de m'en procurer. ce Bô devint pensif et rêveur. ce — Je suis en train de réfléchir si je ne peux ce pas moi-même aller là -bas te chercher de cette ce eau. ce Gertrud s'effraya vivement et le saisit par la <e manche pour le retenir. ce — Ah ! non, tu ne dois pas penser à cela, ee je me plains de Betsy parce que j'ai terriblece ment soif. Mais je sais pourtant bien qu'elle ne ce peut pas me procurer de l'eau de cette source du ce Paradis. Miss Young dit que les Mahométans la ce regardent comme si sainte qu'ils ne permettent ce à aucun chrétien d'y puiser. ce Bô se tut un moment, mais il pensait touec jours : ce — Je pourrais m'habiller en musulman, proec posa-t-il finalement. ce — Non, il ne faut pas que tu penses à une ce chose pareille, dit Gertrud ; c'est tout à fait ce absurde de ta part. ce Mais Bô ne voulait pas abandonner son plan. te — Si je parle au vieux cordonnier qui est en FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 401 ce bas, dans la cour, il me prêterait peut-être ses ce habits. ce Gertrud resta un moment pensive. ce — Est-ce que le cordonnier est là aujourec d'hui ? demanda-t-elle. ce — Oui, répondit Bô. ce — Ah ! mais, quand même, cela ne peut pas ce se faire, soupira Gertrud. ce — Je pense que je pourrais essayer cela cet ce après-midi, quand il n'y aura plus de danger ce d'attraper un coup de soleil, dit Bô. ce ;— Mais n'âurais-tu pas horriblement peur ? ce tu dois bien savoir que les mahométans te tuecc raient s'ils s'apercevaient que tu es chrétien ! ce -— Non, je n'ai pas peur, si je suis seulement <c habillé comme il faut, avec le fez rouge et le ce turban blanc, de vieilles pantoufles jaunes, ce déchirées, le manteau relevé comme les porcc teurs d'eau. ce — Mais dans quoi voudrais-tu apporter ce l'eau ? ce — Je prendrai deux de nos seaux de cuivre ce et j e les accrocherai à une barre de bois sur ce mes épaules, dit Bô. ce II croyait remarquer que Gertrud reprenait ce une vie nouvelle rien qu'à la pensée qu'il irait ce chercher cette eau, bien qu'elle fît encore des ce difficultés. Mais, en même temps, il eut la 26' 402 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ee vision nette de l'impossibilité de toute l'entrece prise. ce — Ah ! bon Dieu, pensait-il. Je ne peux ce pourtant pas aller chercher de l'eau à cette ce place du temple où un chrétien ose même à ce peine passer ! Les frères de la colonie ne me ce permettraient jamais de l'essayer. Et d'ailleurs ce cela ne servirait à rien, car l'eau de cette soicc disant source du Paradis est évidemment aussi ce mauvaise que toutes les autres. ce Pendant qu'il pensait cela, il fut surpris d'ence tendre Gertrud lui dire : ce =— A cette heure-là il né passe pas beaucoup « dé monde dans la rue. ce —- Maintenant elle s'attend sûrement a ce ce que je le fasse ! se dit Bô. Me voilà bien. ce — Oui, c'est vrai, dit-il en hésitant, jusqu'à ce la porte de Damas tout irait bien, si je ne renée contre pas un des colons. ce —- Crois-tu qu'ils te défendraient d'y aller ? ce demanda Gertrud effrayée. ce Bô allait justement dire quelque chose comme ce cela, pour faire tomber tout le plan, mais quand ce il vit sa crainte, il n'en eut plus le coeur. ce — Non ! ils ne me le défendront'pas ! Ils ne ce me reconnaîtront même pas s'ils me rencontrent ce habillé en porteur d'eau, avec des seaux qui ce me battent dans les j arabes ! ce Gertrud parut tranquillisée: FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 403 ce — Est-ce que les seaux sont si grands ? dece manda-t-el'le. ce —- Oui, tu peux être tranquille ! tu auras ee assez à -"boire pour plusieurs jours. ce Gertrud resta un instant muette, mais ses ce yeux suppliaient Bô de continuer à parler»» ce— A la porte, de Damas cela ira plus mal, ce ditr-il, je ne sais pas comment je pourrais me ce faufiler au milieu de cette foule. : ce —-Mais les autres porteurs d'eau le font ee cependant,'dit Gertrud vivement, -..-',. ce— Ç'est~vrà i,-maisi à cet endroit, il n'y a pas ce seulement dés hommes,; il y a aussi des cha ce meaux, dit; Bô, décidé à chercher tous les empêce chements possiblesv ce — Crois-tu que tu seras retenu longtemps ce là ? demanda la malade anxieusement. ce De nouveau Bô n'osa pas la contrarier. ce -— Si j^avais de l'eau dans mes Seaux, je ce serais obligé d'attendre longtemps, mais comme « ils sont vides, je peux bien me glisser à trace vers les gens.», ce Oui, j'arrive maintenant en plein soleil sur ce la grande placé du Temple ; et, je te le dis, au ce premier moment, j'oublie toutj et toi, et la ce source, et l'eau que je veux rapporter. ce —- Mais, bon Dieu ! qu'est-ce qui t'arrive ? ce demande Gertrud en lui souriant. c< -^ H ne m'arrive rien, dit Bô, avec une sûreté 404 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce parfaite. Seulement c'est devenu tout d'un ce coup si clair et si beau, en sortant de la ville ce noire, que je ne pense plus à rien qu'à regarder ce autour de moi. Et juste devant moi, il y a sur ce une hauteur la belle mosquée d'Omar, et beauce coup de portes, d'escaliers, de pavillons tout ce autour. Et tous ces souvenirs ! Quand je pense ce que je suis là , sur la vieille place du temple ce des Juifs, je voudrais que les grosses pierres ce qui sont par terre puissent parler et me raconce ter tout ce qu'elles ont vu. ce — Mais c'est peut-être dangereux., que tu ce restes là si longtemps,, à regarder autour de ce toi tout émerveillé ! dit la malade. ce Gertrud voudrait bien que j'aille plus vite, ce pensa Bô. » ce II se taisait, alors Gertrud étendit sa main ce amaigrie et caressa la sienne plusieurs fois. ce — C'est si gentil à toi de me chercher cette ce eau ! ce Bô, attendri, continua son chemin : ce — Et alors je vais tout droit jusqu'à la via ce Doiorosa, dit-il. ce — Oui, là , il n'y a jamais beaucoup de ce monde, dit Gertrud satisfaite. ce — Non, je ne rencontre personne, tout au ce plus quelques vieilles religieuses, j'arrive sans ce arrêt jusqu'au sérail et à la prison. « Bô se tut de nouveau., Toujours Gertrud FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 405 ce caressait sa main. C'était comme une muette ce prière de continuer. ce Je crois qu'elle sent moins la soif, se dit Bô, te depuis qu'elle me voit sur le chemin de te l'eau... » ce — Auprès de la.prison, cependant, coiitinuaec t-il, je tombe de nouveau sur une foule, car, ce habituellement, la police vient là pour empriee sonner quelque voleur, et il y a, là devant,.une ce quantité de gens qui partent de là chose. ce :— Mais tu tâches de passer le plus vite posée sible !" ce — Non, je ne passe pas vite, car on verrait ce tout de suite que je ne suis pas un indigène ! ce Non, je? reste et j'écoute, comme pour appren« dre de quoi il s'agit. ce — A quoi bon, puisque tu ne comprends ce pas ?'".'. ce — [J'aurai l'air de, comprendre.] Quand il ce est évident qu'on n'apprendra plus rien du « voleur, la foule se disperse et je continue. Je ce passe sous une porte sombre et me yoiià sur la ce place du Temple, Mais je suis convaincu que, ce juste au moment où je passe près d'un enfant <e qui dort au milieu de la rue, je trébuche, et il ce m'échappe tout à coup un juron suédois. Natuce rellement je m'effraie beaucoup et je jette un ce coup d'oeil sur les enfants pour voir s'ils n'ont « rien remarqué. Mais non, ils sont couchés 406 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce tranquillement par terre et se roulent dans la « poussière comme avant. ce La main de Gertrud reposait toujours sur ce celle de Bô et cela le tenait dans un état d'esprit ce surexcité ; il sentait que, pour lui plaire, il « aurait dit et fait l'impossible. C'était comme si ce il racontait à un enfant une-vieille saga, et cela ce commençait à l'amuser ilui-Krnême d'orner son ce récit de toute sorte d'aventures. ce —- Je ne reste pas longtemps, eontinue-t-il, ce je passe auprès de la mosquée d'Omar, près des ce cyprès noirs et près de ce grand bassin qu'on ce dit avoir été la nier du Temple de Sa'lomoh. ce Et quand j'arrive, il y a des gens couchés sur ce des carreaux de pierre, qui se laissent cuire au ce soleil. Il y a des enfants qui jouent, des paresce seux qui dorment, et un scheik de derviches ce avec ses disciples autour de lui. Et pendant ce qu'il parle,-il balance son corps en avant et en ce (arrière, et je ne peux pas m'empêcher de ce penser.que le Christ a été assis là aussi et a ce parlé à ses disciples. Et alors le scheik des ce derviches me regarde et j'ai peur, tu cornée prends ! car il a de grands yeux noirs qui vous ce regardent jusqu'au fond de l'âme. ce — Pourvu qu'il ne voie pas que tu n'es pas ce un vrai porteur d'eau ! dit Gertrud. ce— Oh ! non, il n'a pas l'air de s'étonner, ce Mais aussitôt après, il faut passer devant plu- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 407' ee sieurs vrais porteurs d'eau qui tirent de l'eau ce d'un puits. Ils m'appellent, je me retourne, et ce je leur fais signe que je'dois entrer dans la ce mosquée. Et alors tout devient calme autour de ce moi. ce — C'est effrayant, s'ils s-aperçoivent que tu ce n'es pas un musulman ! ce — ...Enfin, je suis dans là grande mosquée ce El Aska,: où se trouvé la source du Paradis, et ce je suis tout près de ces deux grands piliers ce dans la forte. Us sont très rapprochés l'un de ce l'autre, tu sais, et on dit que, seuls, les Justes ce peuvent passer entre les deux. Je me dis à part ce moi aujourd'hui je n'essaierai sûrement pas, ce quand je vais pour voler de l'eau.1, ce —- Peux-tu dire cela, s'écria Gertrud, les ce yeux brillants. C'est la chose là meilleure que ce tu aies faite dans ta vie ! ' ce — Alors, je sors de mes pantoufles et j'entre ce dans la mosquée d'El Aska, continua Bô. ce II tissait très facilement l'histoire. Mais cornée ment, à la fin, dire à Gertrud qu'il n'apportait ce pas vraiment de l'eau ? ce — Et quand je suis entré, je vois tout de ce suite à gauche la fontaine au milieu d'une ce forêt de piliers. Il y a une poulie au-dessus, ce avec une corde et un crochet, de sorte que c'est ce très facile de descendre les seaux et de les ce remplir d'eau. Et je vais te dire, l'eau que je 408 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce tire est entièrement claire et brillante, et je ce pense : Si seulement Gertrud peut voir et ce goûter cette eau, elle guérira sûrement ! ce — Ah! si tu revenais seulement bien vite ce à la maison avec ! dit Gertrud. « — Mais tu sais, continua Bô, je ne suis plus ce maintenant si tranquille que quand j'étais venu. ce Maintenant que j'ai l'eau, j'ai une grande peur ce qu'on me la reprenne. Et quand je reviens ce à la porte pour sortir, ma peur augmente, car « il me semble que j'entends appeler et crier. ce — Oh ! qu'est-ce qui est arrivé ? demanda ce Gertrud. ce Et Bô la voit pâlir de frayeur. Mais sou imaee gination était si aiguillonnée par l'intérêt que ce Gertrud prenait à son récit qu'il s'écria : ce — Ce qui arrive ? Je vais te le dire ! C'est ce tout Jérusalem qui fond sur moi comme une ce tempête ! ce II retint un instant sa respiration comme ce pour exprimer sa frayeur et continua : ce — Oui, tous ceux qui était tout à l'heure ce couchés paresseusement sur les carreaux de ce pierre sont maintenant debout et criant devant ce la mosquée d'El Aska. Et leurs cris font venir « les gens de tous côtés. Le grand gardien du ce Temple sort de la mosquée d'Omar avec son ce turban et sa peau de renard ; des alentours, les ce enfants arrivent en courant. Je ne vois devant FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 409 ce moi que des poings menaçants et des gens eç criant avec les bras levés en l'air. Et c'est un ce fouillis de manteaux bruns rayés et de manches ce flottantes, et de ceintures rouges, et de panée toufles jaunes qui frappent la terre. ; ce Gertrud ne faisait pas de questions, mais ce elle écoutait avec une attention tendue, et sa ce frayeur la faisait se soulever un peu sur son ce oreiller. , ce .—Naturellement, poursuit Bô, je ne comte prends pas un mot de ce qu'ils crient, mais ce enfin, je devine qu'ils sont furieux parce qu'un ce chrétien a osé prendre de l'eau à la source du ce Paradis. ce Pâle comme un linge, Gertrud retomba sur ce son oreiller : v ce —- Ah ! oui, je comprends bien que tu ne ce peux, pas m'apporter de l'eau, dit-elle presque ce sans voix. ce Quand il vit son chagrin, Bô fut de nouveau ce attendri. ce Je crois tout de même qu'il faudra que je ce m'arrange pour que l'eau du Paradis arrive ce heureusement à Gertrud, pensa-t-il. ce — Est-ce qu'ils te prennent l'eau maintece nant ? demanda-t-elle, ce —- Non, au commencement ils crient tous ce ensemble et ne savent pas eux-mêmes très bien ce ce qu'ils veulent. 410 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce II s'arrêta un instant, il ne savait pas bien ce non plus comment il se tirerait de cet emte barras. ce Alors Gertrud vint elle-même à son aide en ce disant : ce — J'avais espéré que le derviche qui était r ce assis par terre avec ses disciples viendrait te ce sauver. ce Bô respira, allégé : ce — Non ! mais que tu aies deviné cela ! ce s'écria-t-il. ; ~ ce Je vois maintenant comment 'le gardien de la ce mosquée, dans sa belle peau de renard, écarte ce la foule, continuait-il, et quelques-uns tirent ce leurs poignards de leur ceinture et se jettent ce sur moi. Ils ont probablement l'intention de me ce massacrer sur-ile-champ. Et, ce qui est merce veilleux, c'est que je ne suis pas du tout ce inquiet pour ma vie, je n'ai peur que d'une ce chose : c'est qu'ils me fassent répandre mon ce eau ! Et quand ces gens furieux s'élancent, ce naturellement je pose mes seaux par terre et ce je me place devant. Et quand ces nommes fonce dent sur moi, je lance fortement mes bras en ec avant et je les rejette au loin. Ils ont l'air ce tout stupéfaits de se trouver par terre, car ils ce ne savaient encore pas ce que c'est de lutter « avec un paysan dalécarlien!-... Mais ils sont ce bientôt remis sur leurs jambes, et le vacarme FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 411 ce devient de plus en plus grand. Et il y a là ce tant de gens que je vois approcher le moment ce où je serai accablé par le nombre. ce — Mais alors, il arrive, le scheik des deree viehes, n'est-ce pas ? dit Gertrud. ce Et, bien vite, Bô suivit sa pensée . ' ce — Oui, d'un air tranquille et digne il entre, ce il dit quelques mots à la foule qui cesse a l'inscc tant de me menacer et de m'attaquer. ce — Ôh! je sais si bien, si bien ce qu'il fera! ce dit Gertrud. ce — II jette sur moi son regard clair, paisible, ce dit Bô, et alors... ce Bô essayait de trouver quelque chose, mais ce n'y parvenait pas. <c — Tu l'as deviné ! dit-il alors pour proee voquer Gertrud à parler. ce Gertrud voyait la scène clairement devant ce elle, elle n'hésita pas un moment. ce — Alors il te pousse de côté et il va regarder ce dans tes seaux d'eau, dit-elle. ce — Oui, oui, c'est justement cela, dit Bô. ce — Il regarde dans l'eau de la source du ce Paradis, dit Gertrud en appuyant sur les mots. « Mais, avant qu'elle eût ajouté une parole, Bô, ce inconsciemment était si bien entré dans le cours ce de sa pensée qu'il vit nettement devant lui cornée ment Gertrud poursuivait l'aventure, et se remit ce fiévreusement à raconter : 412 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce — Tu comprends bien, Gertrud, que dans les ce seaux que j'ai retirés de la fontaine d'El Aska, ce il n'y avait pas autre chose que de l'eau pure ? ce — Alors, oui, mais maintenant ? ce — Maintenant, quand l'homme se penche ce dessus, je vois nager dedans deux petites brance ches d'arbre... ce — Oui, je savais que ce serait ainsi. ce — Et aux branches pendent des petites ce feuilles grises toutes roulées. '_ ce — Oui, je le vois. Ce derviche doit avoir un ce pouvoir miraculeux. ce — C'est bien cela, affirme Bô, et il est aussi ce bon et miséricordieux. Et quand il se penche, ce prend les branches, et les élève en l'air, les ce feuilles s'ouvrent et prennent la plus belle ce couleur verte. Et alors toute la foule pousse un ce cri d'admiration, et, avec les belles feuilles ce dans la main, le derviche s'approche du gardien ce de la mosquée. Et il est facile de deviner qu'il ce dit : ce Ce chrétien a apporté du Paradis les ce feuilles et la branche ; vous comprenez que ce Dieu le protège particulièrement et que vous ce ne devez pas le tuer. » « Et alors il revient vers moi, toujours avec les ce feuilles brillantes dans la main. Il m'aide à ce remettre le morceau de bois sur mes épaules ce et me fait signe de m'en aller. Et je m'en vais ce aussi vite que je peux, mais malgré moi je me FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 413 ce retourne plusieurs fois. Il est toujours là et ce tient en l'air les feuilles aux couleurs chance géantes ; tout le peuple, sans respirer, a les ce yeux fixés sur lui. Et il reste ainsi jusqu'à ce ce que j'arrive à la place du Temple. ce — Ah ! Dieu le bénisse, dit, Gertrud, reec gardant Bô avec des yeux rayonnants. Et alors ce tu arrives sans encombre à la maison ? (<'— Oui, répond Bô, maintenant, il n'y a plus ce d'empêchements sur mon chemin, et j'arrive ce heureusement. ce Gertrud leva la tête, sourit de nouveau, et ses ce yeux exprimaient une attente heureuse. ce Ah ! grand Dieu, elle croit sûrement que ce l'eau est ici ! pensa Bô. C'est bien mal à moi ce de J'avoir ainsi trompée, elle mourra si je lui ce dis qu'elle ne peut avoir cette eau qu'elle ce désire si fort ! ce Dans son angoisse, il saisit le verre qui était ce sur la table : le même que Betsy avait, quelques ce instants auparavant, proposé inutilement à ce Gertrud, et le lui tendit : ce — Veux-tu maintenant goûter cette. eau du ce Paradis ? dit-il d'une voix tremblante. , ec II fut presque effrayé de voir Gertrud saisir ce à deux mains le verre. Aveciune grande avidité ce elle en but la moitié d'un seul trait.. . ce — Que Dieu te bénisse ! dit-elle, les yeux 414 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce brillants de bonheur. Maintenant, j e vais être ce; guérie. ce Presque aussitôt elle retomba sur l'oreiller ce et, à l'instant, comme un, enfant, elle s'endor.ce. mit. » .-..-"' IV ' -. Gertrud guérira, et ceux des Dalécarliens qui ont survécu aux premières misères s'-habitueront peu à peu à leur nouvelle vie. Les épisodes charmants abondent dans le livre. Voici la visite de Boram Pacha, convaincu par les calomnies des ennemis des Suédois, que la maison qu'il leur a louée est pleine « de danseuses et de joueurs de flûte ! » II, arrive sur son âne blanc, irrité, décidé à chasser Ses locataires... Et il rencontre les petits enfants, propres et bien peignés, S'en allant à l'école, il trouve dans là maison l'ordre le plus parfait, des femmes qui lavent, des femmes qui tissent,-. Car le home suédois s'est reconstitué, tout pareil à lui-même, sur la terre lointaine. Touché, Boram Pacha, loin de chasser ses locataires, donne son âne blanc pour les petits enfants. Ingmar Ingmarson est venu rejoindre ses amis, avec lesquels il n'avait pu se décider à FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 415 partir. Un doute subsiste en lui, il ne peut approuver cet abandon de la terre uatale, il lui reviendra bientôt. La scène de son départ est touchante. Les Suédois ont préparé des lettres laborieusement écrites, de petits présenta qu'il devra rapporter aux amis de là -bas. Les enfants ont tracé sur des planchettes d'olivier des dessins en couleur qu'ils ont appris, à faire dans les écoles américaines. Les petites filles ont brodé de la toile pour montrer qu'elles; n'oubliaient pas les travaux du pays, et tout cela a formé des paquets avec des suscriptions étranges : _; .' ce À Lisa, qui était là soeur de Per Lârsson. » , ce A Erik,, qui servait il y a deux ans chez lé bourgmestre.» ce A Karin, qui était ma voisine à l'école et qui habitait la grande forêt. » On se réunit au moment du départ pour saluer Ingmar,. et les Suédois Sont très émus. ce En le regardant, ils pensent à cette vie sûre, ce honnête, bien ordonnée, qu'on avait dans le <e vieux pays. Et tant qu'Ingmar est parmi eux, ce ils sentent que quelque chose de cela leur est ce venu. Quand il sera parti, ils Seront de nouée veau abandonnés dans ce pays sans lois, parmi ce tous ces gens qui luttent entre eux sans pitié ce pour la possession des âmes. Et leur pensée 416 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce allait douloureusement à la patrie ; ils ce revoyaient les champs et les routes, avec ces ce hommes qui passaient, tranquilles et paisibles ; ce tout était sûr, un j our passait comme l'autre, et ce chaque année si semblable à la précédente ce qu'on ne pouvait pas les distinguer. ce Mais juste comme ils pensaient à ce grand ce calme de chez eux, l'idée leur vint tout à coup ce que c'était beau et enivrant de vivre pour un ce grand but, d'être sortis de cette uniformité des ce jours. ce Et l'un d'eux éleva la voix, et priant en suéce dois, dit : « — Mon Dieu, je te remercie de m'avoir concc. duit à Jérusalem ! ce Et les uns après les autres, ils se levèrent ce pour la même action de grâces. Et chacun vouée lut donner témoignage de la grande joie qu'il ce éprouvait, et Igmar comprit bien qu'ils ce disaient cela pour lui, pour que cela fût répété ce au village. » Les Dalécarliens resteront donc, fonderont une colonie durable, et les deux volumes qui traitent de leur exode, admirable étude du sentiment religieux populaire, doivent demeurer dans la mémoire comme un poème grandiose. A première vue, rien de plus différent que ces deux ouvrages -.Gôsta Berling et Jérusalem. Et FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 417 nous y trouvons, cependant, au point de vue de l'âme suédoise, une analogie cachée. Tout à l'heure les paysans, songeant avec angoisse à leur pays lointain, regrettaient le calme et l'uniformité des jours. Mais tout à coup, un élan de tout leur être leur montre qu'il est ce enivrant » d'avoir quitté cette uniformité, fût-ce pour le danger et la douleur. Dans Gôsta Berling, Liïliécrona, calme et heureux dans sa tranquille maisonnette, n'y peut rester et' s'enfuit un matin, parce que ce son esprit a besoin de rumeurs, d'amertume et de richesse, de la diversité magnifique de la vie. » Et sans doute Liïliécrona fuit vers les plaisirs, tandis que les Dalécarliens vont vers un héroïque sacrifice. Mais les uns, comme l'autre, cèdent à cette inquiétude qui trouble secrètement le Suédois dans la monotonie de sa vie trop réglée :-Ce désir de changements soudains, de passions fortes, ce rêve éternel, cette flamme intérieure, qui fait que, dans son calme apparent, il reste un poète, un ascète, un fou ou un saint, jamais un bourgeois satisfait. Avec de telles âmes, on ne peut affirmer que le cadre de la vie, si solide qu'il paraisse, ne sera pas brisé d'un élan brusque, si une pensée, une aspiration nouvelle surgit tout à coup du fond de l'être. Et cela crée une parenté, qui n'est pas unique, entre l'âme suédoise et l'âme slave. 27 CHAPITRE XI Seltnà Lâgerlof (Suite) : Récits italiens. — Nils Rolgersson.„- Les contes. Conclusion. I Presque tous lès ouvrages de Selmia Lâgerlôf ont pour cadre là Suède ou pour acteurs des Suédois ; et cela est fort heureux, car la conteuse, comme Antée, ne possède toutes ses forces que quand elle est en contact avec la terre natale. Elle nous a pourtant menés en des pays divers, et assez souvent en Italie. Mais ces Voyages se sont accomplis au-dessus des nuages, dans le pays sans frontières de/ la fantaisie et du rêve. Selma Lagerlöf a vu l'Italie, mais elle n'a FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 419 pu lui emprunter qu'un décor pittoresque, et n'est jamais entrée en communication avec l'âme de ses habitants. Aussi les personnages qu'elle crée en Sicile, par exemple, dans les Miracles de VAnttchrist(A) sont vides de substances, et ne peuvent constituer que d'ingénieuses silhouettes. ~ ' ' Il'y à bien de la grâce, pourtant, dans ce volume dé VAntîchr-ist, et il faut citer, pour s'en faire Une juste idée, le joli épisode de la fondation de Diamante, village sicilien où évolueront les personnages. ce II faut, dit donna Elisa au petit Gaëtano, ce que tu comprennes d'abord comment est situé le ce Monte-Chiaro. Il est ainsi tout droit, tout debout ce (et elle essayait de planter son ombrelle dans le ce parquet) au beau milieu de la vallée ! Et, tout ce en haut, il porte dès palmiers comme une checc vèlure, et tout Diamante est comme une couce renne sur cette chevelure... Autrefois, la ville ce était au fond.de la vallée ; mais alors vint la ce lave de l'Etna qui j eta un regard de feu du haut ce d'une montagne... La ville eut peur, prit'en hâte ce toutes ses maisons sur la tête et sous les bras, ce et monta en courant le Monte-Chiaro qui était ce tout près. La ville courait en montant la menée tagne en zigzags. Lorsqu'elle fut arrivée assez ce loin, elle laissa tomber une porte de ville et un <i) Antikrists Mirakler. Stockholm. 420 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce morceau de mur d'enceinte, puis elle courut ec: autour de la montagne en spirale en laissant ce tomber les maisons. Les maisons des pauvres ce gens tombèrent comme elles purent ! Cela fit ce du désordre, de l'encombrement, des rues toi<e tueuses : on ne pouvait guère espérer mieux !,.. ce La grande rue alla en spirale tout autour de ce la montagne, juste comme la ville avait couru ; ce et, le long de celle-ci, elle avait jeté une église ce par-ci, un palais par-là ... Elle eut ^pourtant ce assez d'ordre pour conserver ce qu'il y avait « de mieux pour tout en haut... Quand la ville ce arriva au sommet du Monte-Chiaro, elle étendit ce une place, et posa là -dessus l'Hôtel de Ville, le ce Dôme et le vieux palais Geraci. » Et cette ville de Diamante, ainsi miraculeusement fondée, sera une ville de miracles. On vient de tous côtés à son église, qui renferme un petit Christ doré, enlevé à l'église d'Aracoeli, à Rome, et qui jouit d'un pouvoir merveilleux. On ne s'aperçoit pas que la statuette de l'Enfant-Dieu, volée depuis longtemps par une riche Anglaise, a été remplacée par tme copie qui n'est pas exacte en tous points. Le vrai petit Jésus portait, sur son diadème, les mots sacrés : ce Mon royaume n'est pas de ce monde. » Par erreur, on a inscrit sur le diadème du faux Christ : ce Mon royaume n'est que de ce monde. » Mais comment s'en serait-on aperçu ? On, n'est FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 421 venu demander à la statuette que des miracles temporels : la santé, la fortune, les biens matériels... Tout cela pouvait être accordé par le faux Christ, rAntichrist, le roi de la terre. Le jour seulement où Pater Gondo lui amènera une femme troublée de remords qui vient, demander la paix du coeur, on s'apercevra de l'impuissance de l'idole. Jeté hors'de.l'église, rAntichrist sera saisi par Gaëtaho, devenu chef des socialistes de Diamante ; à l'aide de son pouvoir 11 tentera d'établir le paradis ici-bas : ce Et ce sera la plus dangereuse des tentations qu'ait subi la Terre. » Aussi Pater Gondo, dans une conversation avec le Pape (dont l'ironie, si elle n'était un peu trop appuyée, rappellerait certaines pages d'Anatole . France), sera sévèrement admonesté. Il ne devait pas jeter à la rue le petit Christ étranger ! Il devait le garder en son église, tandis qu'il n'était qu'un enfant, le traiter doucement, l'agenouiller aux pieds du vrai Christ et le lui faire reconnaître pour Seigneur et maître ! ce — Mais, dit Pater Gondo, le Saint-Père ce pense-t-il qu'on puisse guérir tous les maux ce de ce monde sans que le ciel ait à en souffrir ? ce A cette question le vieux pape sourit : ce — On raconte, dit-il, que pendant que Notre ce Seigneur était en train de créer le monde, il ce voulut un jour savoir s'il lui restait encore 422 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ee beaucoup à faire, Et il envoya San Pietro pour ee voir si le monde était prêt. ce Lorsque San Pietro revint il dit : ce — Tout le monde pleure et sanglote et se ce plaint. ce — Alors le monde n'est pas prêt, dit Notre ce Seigneur. » ee Et il travailla de nouveau. ce Trois jours après notre Seigneur envoya.de ce 1 nouveau San Pietro à la terre. ce — Tous rient et jubilent et jouent, dit San e< Pietro en revenant. ce — Alors le monde n'est pas prêt, dit Notre ce Seigneur. » ' ce Et il se remit au travail. ce San Pietro fut envoyé une troisième fois : ce — Quelques-uns pleurent et d'autres rient, ce dit-il en revenant. ce — Alors. le monde est prêt, dit Notre Seitt gneur. » ce Et il en sera toujours ainsi, conclut le vieux ce Pape. Personne ne peut sauver les hommes de ce leurs peines, mais il sera beaucoup pardonné à ce celui qui fait naître en eux un nouveau courage « pour les porter. » Et cela est sans doute joli et ingénieux, mais avec une nuance de préciosité. On aperçoit la limite au delà de laquelle toute cette habileté deviendrait de la manière. Là limite est même FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 423 en quelques points franchie, et ce livre trop enjoué, trop gracieux, jouant sur des pointes d'épingle, est parfois impatientant comme un trop long marivaudage. L'excès d'adresse est, d'ailleurs, le défaut qu'on peut reprocher à Selma Lagerlöf. Quand elle est emportée par un sentiment puissant (et c'est le cas dans toutes ses grandes oeuvres).; quand elle peint des caractères vivants dont elle est pénétrée, cette adresse, devenue instinctive, disparaît à nos yeux, et ne sert qu'à faire paraître le tableau plus vrai et plus frappant. Mais si elle peint ce de chic » de menues fantaisies, ou si elle compose de ces petits discours de circonstance qu'elle a prononcés à différentes reprises en Suède, et qui y ont obtenu un très vif succès... à ces moments le procédé apparaît et devient gênant. Elle nous fait alors l'effet de ces pianistes, virtuoses impeccables, qu'on voudrait supplier de faire quelques fausses notes. Mais de tels moments sont rares, on n'aperçoit le trop ingénieux mécanisme que s'il fonctionne ce à vide », n'ayant pas de substance à broyer. C'était le cas pour les récits italiens, où la conteuse n'avait à mettre ni observation réelle, ni , sentiment. , Ramenons-la bien vite en son pays de Suède, dont elle possède si bien l'âme que ses plus vagabondes fantaisies y sont pleines de vivante réalité. 424 FEMMES ÉCRIVAINS D AUJOURD HUl Ouvrons son dernier grand roman : Le Merveilleux voyage du petit Nils Holgersson (1). C'est un livre destiné aux écoles primaires, et l'auteur s'efforce d'y communiquer aux enfants sa profonde connaissance de leur terre natale, et aussi son grand amour pour tous les êtres animés : hommes et bêtes. II Pour bien juger un livre destiné aux enfants, il faut demander aux enfants leur jugement. Or, le visage des petits Suédois s'éclaire si l'on commence à parler de Nils Holgersson et de son jars ; et les institutrices déclarent qu'ils lisent ces trois petits volumes avec passion. . Le livre est pourtant rempli de notions instructives:, historiques, géographiques, agricoles, économiques ; mais sous quelle forme pittoresque et charmante ! L'extrême habileté que nous venons de reprocher à la conteuse la sert ici à mer(.1) mer(.1) Holgerssons underbarâ resa genom Sverige. Stockholm. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 425 veille ; elle excelle à tout montrer en images, et sans recourir aux illustrations. Voyons comment elle enseigne aux enfants la division de la Suède en trois régions principales, et reconnaissons que nous n'avons jamais rencontré, an cours de nos études, d'aussi amusante leçon dé géographie : ce Ici, dans le Vestmanland, vivait, dans les ce temps anciens, une femme âgée, de la race des ce géants ; et elle était bien riche, puisque tout le ce pays lui appartenait. Elle avait tout ce qu'elle ce pouvait désirer, mais elle était poursuivie d'un ce gros souci, car elle ne savait comment partager ce son héritage entre ses trois fils. Elle aurait bien ce voulu donner au plus jeune; qui était son benjaee min, la plus grosse part, mais elle craignait ce qu'il n'y eût des querelles si l'héritage n'était ce pas également partagé. Quand elle se sentit ce tout près de la mort, elle appela ses trois fils ce et leur dit : ce J'ai fait de mon héritage trois parts entre ce lesquelles il faut choisir. La première contient ce les collines plantées de chênes et les îles boiec sées de la région du lac Mâlar. Celui qui l'aura, ce aura sur les rives de bonnes prairies pour ses ce vaches et ses moutons, et dans les îles il trouce zvera du feuillage pour leur nouriture d'hiver, ce s'il ne veut pas faire là du jardinage. Sur les ce rives, il y a une quantité de golfes et de caps ; ce à l'endroit où les fleuves se jettent dans le lac, 426 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI <c il y a de bons ports, et je pense que bientôt te il poussera là des villes et des villages. Et il ce ne manquera pas de bons champs labourables, ce bien que la terre'soit toute découpée, Et comme ce les fils du possesseur de cette terre, pour aller ce d'une île à l'autre, devront, dès l'enfance, se « servir de bateaux, ils deviendront de bons mâçe rins qui pourront aller dans les pays étrangers ce et en rapporter de grandes richesses. Que vous ce semble de cette part ? ee Et les trois fils dirent d'une seule voix que ee celui qui l'aurait devait s'estimer heureux. ce En effet, dit la géante, à cette part, il n'y ce a rien à reprocher, et la seconde'n'est pas ce moins bonne. Dans celle-là , j'ai réuni tout ce tt que je possède de terrains plats et de champs ce découverts, et cela va, d'un seul tenant, du ce Mâlar à la Dalécarlie. Et celui qui choisira cette ce part n'aura pas de regrets. Il pourra planter ce des céréales autant qu'il voudra, et ni lui ni ce ses descendants n'ont à se faire de souci pour ce leur entretien. Pour que les plaines ne <c soient pas desséchées, j'y ai fait passer de ce grands cours d'eau, qui forment de-ci de-là d des chutes, où l'on pourra mettre des moulins te et des fabriques. Le long des canaux j'aience tassé de hauts déblais sur lesquels on peut ce très bien planter des arbres pour avoir du bois FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 427 ce à brûler... Voilà la seconde part, et je pense ce qu'elle peut satisfaire ? ce Et de nouveau les fils dirent ensemble qu'ils te remerciaient leur mère d'avoir tout si bien arec rangé pour eux. ce J'ai fait de mon mieux, dit-elle, mais j'arrive ce maintenant à la troisième paît, qui me donne ce bien du souci et pour laquelle je me suis vraice ment cassé la tête. Car, voyez ! une fois que ce j'ai mis mes beaux rivages, mes prairies et ce mes îles boisées dans la première part, mes ce champs et mes plaines fertiles dans la seconde, ce que me reste-t-il pour la troisième ? Rien que ce des forêts de sapins dans la montagne, des somee mets dénudés, des murs de rochers, de pauvres ce groupes de bouleaux et de petits lacs, Aucun ce de vous naturellement ne voudra prendre cette ce part. J'ai pourtant réuni toutes ces bagatelles, ce et je les ai placées au Nord et à l'Ouest, auee dessus du pays plat, mais j'ai bien peur que ce celui qui les aura n'ait que la misère en parce tage. Il ne pourra avoir de bétail, et devra se te contenter de pêcher dans lés lacs et de chasser ce dans les forêts. Il aura bien assez de chutes ce d'eau pour construire autant de moulins qu'il ce voudra, mais que leur donnerait-il à moudre ? ce Rien que l'écoroe de ses arbres ! Et il faudra te qu'il se défende contre les ours et les loups, ce qui se trouvent là comme chez eux. 428 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce Aussi je n'ai pas, à ma dernière heure, un ce seul moment de repos ! Si je n'étais si vieille, ce j'aurais refait tout le partage, mais cela m'est ce maintenant impossible, et j e suis désolée. Vous ce avez été tous trois de bons fils, et cela me peine ce terriblement de devoir être injuste envers un ce de vous trois ! ce Et quand la vieille géante eut ainsi parlé, ses ce fils se turent, très peines, et il fut facile de voir ce que celui qui aurait la troisième part serait fort ce mécontent. Aussi la vieille mère, tout près de ce l'agonie, continuait à se désoler en songeant ce qu'un de ses fils serait malheureux. ce Mais le plus jeune des trois était celui qui ce aimait le plus sa mère, et il ne put'supporter ce de la voir se tourmenter ainsi. Il s'écria : ce Ne te fais pas de peine pour cela, mère, et « quitte cette vie en paix et tranquillité. Je prenec drai cette mauvaise part, je m'arrangerai, et ce je ne me chagrinerai pas de ce que les autres ce soient plus riches que moi. » Et la mère alors se calma, remercia son plus cher fils du fond du coeur et mourut tranquille. Les jeunes gens entrèrent en possession de leurs biens, et le plus jeune eut une heureuse surprise en voyant que son pays si misérable était d'une merveilleuse beauté. Mais son dévouement reçut encore une plus haute récompense, par, dans sa mauvaise part, un trésor était caché : FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 429 il trouva, en effet, dans ses rochers stériles, des mines d'argent et de cuivre, les plus grandes richesses de la Suède ! (1). Quel enfant pourrait oublier les trois grandes divisions du pays, les parts des fils de la géante ? III La conteuse ne se borne pas à décrire le pays; elle enseigne aussi son histoire. Veut-elle apprendre aux petites écolières comment on vivait âU temps jadis dans les vieux châteaux suédois ? Elle se met alors en scène elle-même, et se montre revenant après de longues années d'absence dans son manoir de Marbaçka : ce En avançant, il lui semblait qu'elle redeve(1) redeve(1) traduction française de Nils Holgersson -a paru ces jours derniers. Elle est précédée d'une très remarquable préface de M. Lucien Maury, dont la- grande érudition en matière de littérature Scandinave est bien connue. Par malheur, la traduction a été très élaguée. Tout le passage si caractéristique que nous venons de citer, et bien -d'autres beautés poétiques 'en ont été retranchées. 430 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce nait une toute petite fille avec une natte blonde ce comme le lin. Elle reconnaissait chaque proee priété le.long du chemin, et il lui semblait que ce tout chez elle serait comme autrefois : père et ce mère, frères et soeurs se trouveraient sur l'escc calier. La vieille cuisinière se hâterait vers la ce fenêtre de la cuisine pour voir qui arrive en ce voiture. Néron et Freïa et quelques autres ce chiens s'élanceraient et sauteraient sur elle... ce Plus elle approchait de la maison, plus-elle était ce joyeuse !.. ce C'était l'automne, et ce serait un temps laboce .rieux avec beaucoup d'occupations. L'on devait, ce en ce moment, récolter les pommes de terre, il ce faudrait ensuite les écraser et faire de la fécule, ce Elle se demandait si tout serait déjà récolté ce dans le jardin. Lés choux, au moins, seraient ce encore dehors. Est-ce que le houblon et les ce pommes seraient cueillis ? Ce serait de la ce chance si elle ne tombait pas sur le grand netce toyâge à la maison, car l'époque vient de la ce foire d'automne! Il fallait que tout fût nettoyé ce avant cette foire qui est une grande fête, pour ce les domestiques surtout. ce Quelle joie, le soir de la foire, d'aller à la ce cuisine, de voir le plancher nettoyé de frais, ce parsemé de genévrier, les murs blanchis à la ce.chaux, les casseroles de cuivre brillant sous ce le plafond! Il n'y aurait pas un long repos FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 431 ce après, car il faudrait s'occuper du travail du ec lin. Le lin pendant toute la canicule avait été ce étendu sur la prairie pour pourrir. Maintenant te on le sèche. Alors toutes les femmes du voisin ce nage seront appelées et commenceront à broyer ce le lin. Elles battront avec des battoirs pour ce faire sortir les longs fils fins et blancs des tiges ce sèches. Pendant ce travail, elles ont leurs chece veux, leurs vêtements gris de poussière, mais ce elles sont gaies! Les battoirs et les langues ce marchent à la fois. Quand on s'approche de la ce grande buanderie, c'est comme si un orage ce bruyaut s'était établi là . ' ce Après, c'est la fabrication du knâckebrôd (1), ce puis le changement des servantes, le 24 octoce bre. Au mois de novembrej les journées laboce rieuses de l'abatage des bestiaux, la salaison de ce la viande^ la fabrique des saucissons, le pain ce qu'on fait avec le sang de cochon et de la ce farine de seigle (2), puis la fabrication de la ce chandelle (3), (i) Pains durs et croquants, en forme de couronne, qu'on enflle à de longs bâtons et qui se conservent plu-sieurs mois. (2) Paltbrod, pain de boudin. On le fait cuire dans l'eau bouillante et on le mange en -sauce avec du jambon frit. (3) La description de ce manoir où l'on fabrique sur place tout ce qui est nécessaire à la vie date d'une trentaine d'années. Aujourd'hui on ne fabrique guère à domicile les étoffes ni les souliers ; mais, dans bien des châteaux isolés, à quelques détails près, la vie est restée sensiblement la môme. 432 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce La couturière, qui a l'habitude de coudre les ce robes tissées à la maison, viendra aussi à cette ce époque, et c'est amusant pendant quelques seec maines, quand toutes les domestiques se tience nent ensemble occupées à la couture. Le cor-, ce donnier, qui fait les souliers à toute la maison, ce s'installe (ja^g <ia chambre des valets et trace vaille, et on ne peut/se lasser de le regarder « quand il taille le cuir, metdes talons, pose des ce oeillets. - ce Mais l'époque la plus active viendra vers; ce Noël. Il y aura d'abord le jour de Lucia, lorsec que là femme de chambre se promené habillée ce en blanc, avec une couronne de bougies alluec notées dans les cheveux, et va offrir le café à ce tout le monde, à - cinq heures du matin (1). Ce ce jour de Lucia avertit que, pendant les deux ce semaines suivantes, il ne faut pas compter sur ce beaucoup de sommeil. Maintenant, il y a à ce faire la bière de Noël, à lessiver la morue (2) ce et à faire les pains : pains blancs, pains de seicc gle, de safran, et les nettoyages de Noël. ce ...Elle se tenait au milieu de la confection des ce gâteaux de Noël, avec des petits fours .sur des <!) La Sainte-Lucie, le 13 décembre. Cet usage est conservé aujourd'hui encore dans beaucoup de maisons suédoises. ' . - (2) La morue sèche trempe dans une lessive de cendre et soude, et on l'y laisse cuire jusqu'à ce qu'elle devienne transparente comme une gelée. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 433 tt plaques de tôle tout autour d'elle, lorsque le te cocher arrêta les chevaux à l'entrée de l'avenue. « Elle sursauta comme quelqu'un qu'on réveille. « A quoi bon être revenue? Cène sera plus ce comme autrefois ! Pourtant, voilà l'étang tout ce rempli de poissons que le père ne permettait ce pas de pêcher, et la chambre des valets, avec la ce cloche qui sonnait pour la soupe au lait, le ce matin, à un des pignons, et là girouette à « l'autre... ce Elle s'arrêta sous le grand platane, et il y eut ce en elle une telle aspiration vers le passé que te les larmes lui montèrent aux yeux. C'était une ce si bonne vie ! On avait eu des journées de trace vail, mais le soir on s'assemblait sous la lampe ce pour lire Tégner, Rydberg, Mme Lenngreh et ce Mamselï Bremer. On avait cultivé le blé, mais « aussi les roses et les jasmins ; on avait filé le te lin, mais on avait chanté en filant. On avait été ce dans la solitude, mais à cause de cela on avait te dans la mémoire tant de beaux contes et de ce légendes... Juste assez de travail, juste assez ce de plaisir, et de la joie pour tous les jours. te Elle avait voyagé bien loin dans les pays étrance gers, mais c'est là seulement qu'elle aimait à « vivre! » 434 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI III Les.tableaux les plus, .amusants, dans Mis-', Holgersson, ne sont pas "toujours ceux que là conteuse a tirés de la vie humaine ;'il en est de délicieux dont les personnages sont des animaux. D'ailleurs le petit Nils, gamin paresseux: transformé-en lutin, enlevé sur le dos d'une oie \ Sauvage, doit apprendre des animaux à se mieux conduire parmi.les hommes. Et ces animaux ne sont pas, comme nous le voyons trop souvent dans les pontes, des images conventionnelles soulignées d'une phrase morale; ils vivent, ils ont une personnalité, très bien calquée sur leur personnalité réelle. Cette connaissance des animaux est un trait; éminemment national. Les Suédois sont surpris de voir combien, dans les programmes de nos écoles, la place faite à la zoologie et à la botanique est restreinte. Pour eux, qui étudient ces sciences, non seulement dans les livres, mais aussi FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 435 à la campagne, nos ce frères inférieurs » sont des camarades quotidiens. Ils ne les connaissent pas seulement dans les traits généraux de leur espèce, mais savent-ils distinguer parmi eux des physionomies individuelles. ce Bruno Liljefors, a dit un Critique en parlant du grand peintre animalier que nous avons déjà nommé, peint les canards comme le ferait un eanârd s'il savait peindre. » : Dans Nils Holgersson) Selma Lagerlöf fait parler les animaux comme si elle savait leur langage,'et son oeuvre et celle de Llljefôrs se traduisent exactement. Une collaboration entre ces deux grands artistes nationaux s'impose. Voici le portrait du coq de bruyère prêt a, chanter. C'est la reproduction exacte d'un superbe tableau de Liljef ors (1). Sur la toile, comme dans le livre, voilà e< le coq ce perché sur la plus haute branche, hérissant ses ce plumes, laissant tomber ses ailes, relevant sa ce queue tout en haut, tendant le cou, et laissant ce échapper de sa gorge gonflée deux notes procc fondes: ce Tieck! tieck! », puis fermant les ce yeux en extase, murmurant: ce Sss!. sss! » Ence tendez comme c'est beau: ce Sss! sss! » et tomec bant dans un tel ravissement qu'il n'entend ce plus rien autour de lui. » (1) Le tableau auquel nous faisons allusion est un grand paysage de forêt, qui figure -dans la -collection de M; Lamm, à ' Nâ-sby, pïès -de Stockholm. 436 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI La grande danse des grues sur le Kullaberg, pour la fête du printemps, atteste une vivante observation des oiseaux. C'est un chapitre charmant qui, par moments, rappelle (avec la différence de latitude et de tempérament) certains passage du Livre de la Jungle. Pour cette fête de mai, tous les animaux se réunissent et conviennent d'une trêve. Les renards et les oiseaux pourront, ce jour-là , voisiner sans encombre. Cependant,, pour se rendre au sommet du Kullaberg, les espèces se réunissent séparément et arrivent par groupes, suivant l'ancienne coutume. Les grues, dont la danse constituera l'attraction de la journée, se font annonciatrices de la fête ; elles choisissent un jour où le beau temps soit assuré, car elles sont bons prophètes du temps, et volent partout en criant : ce Venez tous pour la danse des grues ! » Les quadrupèdes sont arrivés les premiers au sommet de la montagne, ils attendent les oiseaux. ce D'abord on ne voit rien du tout, puis, tout à ce coup, voici un petit nuage;,il grossit, se dirige ce tout droit vers le Kullaberg, et, tout à coup, ce on l'entend gazouiller et tinter comme si tout ce le nuage n'était fait que dé son. Il s'élève et ce s'abaisse, toujours tintant et résonnant; puis ce il tombe sur la montagne, et la voilà subitece ment couverte d'alouettes grises, de pinsons ce. rouges, gris et blancs, de mésanges gris vert. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 437 ce Peu après, nouveau nuage sur la plaine. Il ce s'arrête au-dessus de chaque maison, et chaec que fois qu'il s'arrête, on voit monter comme ce une colonne de petits grains de poussière; ainsi ce le nuage grandit et grandit, et devient une nuée ce si énorme qu'elle couvre la terre de Hôgà nàs ce à Molle." Quand elle s'arrête au-dessus du Kulce laberg, elle cache le soleil, et il-faut que, pence dant un bon moment, les moineaux tombent ce en pluie sur la colline pour que ceux qui étaient ce au centre commencent à voir la lumière du ce jour. ce Mais le plus grand des nuages d'oiseaux est ce celui qui se montre maintenant. Il est cornée posé de bandes venues de partout; il est grisée bleu foncé et aucun rayon de soleil ne le trace verse. Sombre, il jette la terreur comme un ce nuage d'Orage. Il est rempli du plus inquiétant ce vacarme: rires terribles, criards, méprisants, e< croassements annonçant le malheur. Les ani<c maux sont heureux quand enfin dans une pluie ce d'oiseaux battant des ailes, les choucas, les ce corbeaux et autres peuples de corneilles se ce sont abattus. ce Ensuite apparaissent au ciel, non plus des ce nuages, mais une quantité d'autres traits et. ce signes, de lignes composées de - points régnée liera. Ce sont des oiseaux des bois du district ce de Gôinge, des coqs de bruyères séparés les 438 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce uns des autres par un ou deux mètres. Et les ce oiseaux des marais qui habitent de Mâklâxen ce à Falsterbo arrivent maintenant à travers l'Oreec sund dans les dispositions les plus variés; en ce triangles, en longues volutes, en crochets de ce travers ou en demi-cercles.,. ce Les corneilles dansent d'abord suivant 1-'ânes tique usage,.- Elles se partagent en deux bandée des qui se lancent l'une contre l'autre, puis ce recommencent. C'est monotone et dénué de ce sens comme le vent d'hiver dans les floconsce de neige... Les animaux s'ennuient et, attence dent avec impatience quelque chose de plus ce j oyeux. Les lièvres commencent. Il n'y a pas ce d'ordre dans leur danse.,, A force de courir, ce ils se battent les côtes avec leurs pattes de ce devant, et leurs longues oreilles balancent de ce tous cotés.,, Quelques-uns, font la culbute les ce uns derrière les autres, d'autres se mettent en ce boule et roulent comme des roues; un autre ce s'élance dans une course folle à travers le ce çerclg; un autre se tient debout sur les pattes ce de devant,,. Il n'y a pas d'ordre dans.ee jeu ce des lièvres, mais tant d'ardeur et de gaîté! Et ce les spectateurs respirent plus vite. C'est le prinrcc temps, la joie vient — bientôt là vie ne sera ce qu'un jeu!-.. ce Mais voici les grues grises, habillées en pré"-: ce puscule, avec les longues plumes de leurs ailes. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 439 ce et leur ornement rouge autour- du cou. Les ce grands oiseaux avec leurs longues pattes, leurs te cous minces et leurs petites têtes, glissent et et volent mystérieusement, dansent en formant ce des cercles avec une inconcevable rapidité. ce C'est comme si dès ombres" grises jouaient un ce jeu que l'oeil Peut à peine suivre, c'est comme ce si elles avaient appris cette danse des nuages tt qui toujours se balancent au-dessus des nia? tt rais solitairesl Un enchantement est là -dèdans, « une angQisse, cela inspire le désir de quitter ce les corps lourds, de monter au-olessus des nuà ee ges, pour. voir ce qui se-, trouve là -haut, tou- . ce jours plus haut.,, Ce désir d'atteindrel'tnacee" cessible, les animaux mêmes l'éprouvent,une ce fois l'an, quand ils voient danser les grues sur « le sommet du Kullaberg. » IV Un des grands charmes de ce livre, c'est que, bien qu'il soit parfaitement à la portée des enfants, il ne paraît jamais écrit pour eux. Jamais cette fadeur, ni ce plat moralisme qui se dégage en 440 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI général de la littérature enfantine. La conteuse n'embellit pas la vie, elle montre les plus tristes tableaux de la pauvreté, et si la conclusion reste sereine, c'est que les coeurs sont forts et savent surmonter les peines à force d'énergie et de foi. Quant à la ce leçon de morale », elle ne se rencontre nulle part ; la fantaisie est même si grande que l'auteur ne conclut jamais, et que pour dégager une idée générale il faut avoir fini le livre, le, fermer et réfléchir! Et alors, c'est l'amour de toute la nature qui ressort avec force de cet ouvrage, un, des plus caractéristiques de l'auteur. Les duretés envers les animaux lui paraissent aussi coupables que les injustices à l'égard des hommes. Nils recouvre la forme humaine parce qu'il a compris l'âme des bêtes et se montre envers elles reconnaissant et bon. La personnalisation des animaux, des choses, est un procédé fréquemment employé par les fabulistes et les conteurs, et il peut donner une impression de froide convention. Il n'en est pas ainsi chez Selma Lagerlof ; tous ses personnages donnent une impression de vie ; il y a de l'émotion dans l'histoire d'un vieux cheval, dans celle de là femelle, du renne. L'auteur sent sincèrement la vie de la nature, identique sous ses innombrables formes. Nous n'avons guère, dans notre littérature française, de livres de grands écrivains compo- FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 441 ses pour les enfants. Les contes de Perrault, malgré leur charme, ne répondent pas à tous les besoins de l'âme enfantine. Ecrits à une époque où le sens de la nature, de la vie rurale, de la vie exotique était peu développé ils laissent de. côté une foule d'éléments "essentiellement éducateurs. Puis ils ne peuvent satisfaire au besoin d'émotion qu'éprouvent les j eunes âmes. Cependant, depuis les contes charmants d'Alexandre Dumas : Le Père Gigogne, Casse-Noisette, eue..., nos grands écrivains n'ont presque jamais travaillé pour la jeunesse. Ils l'ont abandonnée à des spécialistes, comme Jules Verne, par exemple, dont le talent, est incontestable. Mais nous ne croyons pas que le merveilleux dit ce scientifique » doive suffire aux enfants. Le fantastique leur est 'nécessaire, car c'est sous cette forme seulement qu'ils peuvent apprendre dans la jeunesse ce qu'ils apprendront plus tard de la vie: que nous sommes enveloppés et baignés d'inconnu. A trop exalter aux enfants le pouvoir de la science, nous risquons, de créer des esprits pédants et secs, qui croiront que toutes les énigmes de l'univers peuvent être résolues en quelques manuels. Rien de semblable à redouter de la lecture de Nils Holgersson. Ce livre instruit; mais il montre, en dehors de la science et au-dessus d'elle, la puissance des forces morales. Et il la montre sans prédication abstraite, en exemples brillants et 442 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI vivants. Souhaitons donc qu'on fasse, de Nils Holgersson, une édition populaire à l'usage de ' nos- écoles. Et souhaitons ; surtout qu'un tel exemple inspire à nos grands écrivains le désir d'écrire des chefs-d'oeuvre pour les enfants de France. V .. En dehors des romans que nous venons de citer, la conteuse a produit avec une extrême abondance de courts récits, parmi lesquels se trouvent dés oeuvres importantes. La variété de ces contes est très grande. Il en est de terribles et de comiques, de fantastiques, de douloureux. Certains reposent sur de profondes analyses psychologiques, d'autres sur des récits de Ma Mère l'Oie... Gomme facture, ils sont très soignés, d'un style brillant et pailleté, d'une ingénieuse recherche de détail. Mais-, leur plus grand charme, à nos yeux, e'esf leur imprévu. Une semble pas qu'un lecteur, par; venu au milieu d'un de ces contes, puisse jamais en deviner la fin, C?est d'une richesse d'invention FEMMES ÉCRIVAINS D?AUJOURD'HUI - 443 qui semble inépuisable, et cela révèle un sens profond de ce que l'auteur a appelé ce la diversité magnifique de la yie ». La conteuse peut étonner des esprits amoureux d'unité, car elle sait que la vie est dèepncertantej parfois obscure, que plus d'un être peut, sans sucées, comme Je fait un de ses he-. ros ; ce se remémorer les événements de son exisf tence et les repasser plusieurs fois, comme on relit un livre difficile pour arriver a en découvrir le sen$:(i):. >>".-. 'x ' , Mais si la conception dés caractères et des évés nenaents est souvent complexe, là composition, là concentration exigée par l'oeuvre d'art ne fait ja^ là iais défaut a ces contes ; ils sont même, : à ce point de vue, supérieurs aux grands romans, dont fet ligne d'ensemble dévie parfois, Touj ours, sur-: prenants, ils ne sont jamais illogiques. Quand on a longuement parcouru ces récits de toute nature ; quand on a été mille fois, avec la conteuse, de là terre au ciel, de la campagne à la ville, des temps anciens aux temps modernes, de la poésie à la réalité, on vient à se demander quelle impression d'ensemble, quelle vue générale de la vie ressort de cette oeuvre, considérable ? Et l'on dégagé enfui une idée constante, dont . chacun des récits ne semble qu'une illustration (i)_Osynliga Lttnker. Stockholm. Une traduction française de M, BeMessorl; a paru en 19J.0, 444 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI nouvelle : la prééminence sans cesse accordée à la vie intérieure sur la vie extérieure, la confiance absolue en la toute-puissance de la bonne volonté. Ce n'est pas que l'auteur ignore le triomphe fréquent du mal et de la douleur, et ne nous les montre en des tableaux d'une vérité émouvante. Mais l'être de bonne volonté surmonte la douleur et le mal, et en tire du bien pour lui et pour les autres. Dédain des faits, importance exclusive de la vie de l'âme, ce trait, que nous avons déjà relevé chez d'autres auteurs suédois, prend, dans les contes de Selma Lagerlöf, un relief saisissant. Nulle part on ne le dégage mieux que dans le récit suivant .:,- Un ménage de pauvres paysans, chargés de sept enfants, a recueilli une vieille mendiante. Celle-ci méchante, déclare qu'elle porte le malheur avec elle, et qu'elle l'attirera sur eux. Ils la gardent pourtant et elle meurt dans leur maison. Peu après, les enfants sont pris d'une maladie étrange, et trois d'entre eux meurent successivement. Le père, fou de douleur, est pris d'une angoisse terrible : serait-il vrai qu'une bonne action ait pu attirer le malheur ? Est-ce donc le mal qui est tout-puissant ? Désespéré, il fuit sa maison, s'en va chercher à travers le monde la solution de la question redoutable. Après son départ, deux autres enfants et la mère meurent.. Cette dernière a gardé son inébranlable foi : ce Sûrement, dit-elle en mourant, il n'y, a pas là de malédiction ; une FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 445 bonne action ne peut causer de mal... la mort n'est rien pour qui a une bonne conscience. » Les deux plus jeunes enfants restent tout seuls au monde. Sérieux et travailleurs, ils se font berger et bergère, gagnent leur vie et économisent avec soin. Un soir, quelqu'un vient faire au village une conférence sur la tuberculose, qui ravageait alors les campagnes de Suède. Les enfants écoutent, se 'souviennent, comprennent : . — Mais, c'est de ee mal-là que sont morts nos parents ! On 1 aurait pu l'éviter si on avait su. C'est donc la faute des hommes et non pas une malédiction ! Et ils éprouvent une grande joie, courent à travers le monde rechercher leur père à qui, ils en s'ont certains, cette nouvelle rendra la paix. Car il ne s'agit pas de vivre ou de mourir, mais de pouvoir croire à la justice. Devant un idéalisme si déterminé, pour lequel la vie (et même la vie des êtres aimés) compte pour si peu de chose, le sacrifice des biens matériels doit paraître facile. L'auteur sait pourtant qu'il rencontre en bien des âmes une vive résistance, et dans un de ses plus beaux contes : Le Tombeau du Géant (1), elle pose, de façon infiniment originale, la question si suédoise du sacrifice. Le récit est plein de couleur. Il a pour cadre la forêt, et rien n'inspire mieux la fantaisie de la conteuse. Elle (1) Osynîiga Là nker. 446 FEMMES ÉCRIVAINS B'AUJOURD'HUI connaît merveilleusement sa forêt ; elle y a situé ses plus frappantes, histoires : Elle pourrait dire avec Eva Gunnarsdotter : . - ce. Celui qui habite la plaine avec le grand ciel ce découvert n'a pas l'entendement des Choses terce riMes comme nous qui vivons seuls dans l'obs« curité des bois (1). » Elle connaît le charme des clairières, qui s'ouvrent tout à coup, joyeuses, aux yeux longuement attristés par l'ombre. Le début du Tornbeà u du Géant (2), dans une de ces clairières, est Un tableau achevé : ' ' ; ce C'était l'époque où les bruyères fleurissent ce toutes ' rouges, Ces petites plantes 'Sont piqu ance tes et dures, n'ont ni beauté de forme ni parce fum ; ce qui en fait des fleurs, c'est seulement ce leur couleur ; elles sont d'Un rouge si éclace tant!... Grâce à elles, la joie bénie reposait ce sur le champ maigre, qu'elles couvraient de « leur manteau de pourpre jusqu'à la lisière de ce là forêt. ' « Dans cette clairière. S'élevaient quelques très ce vieux tombeaux à demi renversés. Sous le plus ce grand, ' reposait un vieux roi nommé Atlès; ce sous les autres., quelques-uns de ses compacc gnons tombés là dans une grande bataille... ce Mais il y avait si longtemps, si longtemps de (1) Jérusalem en balëcarlie. (2) Osynliga Là nker. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 447 ce cela, que toute idée de peur ou de respect de , ce la mort avait disparu de ce lieus,, » Cependant, lé soir, au crépuscule, les grosses pierres qui recouvrent le tombeau prennent parfois la figure d'un guerrier assis, incarnation de là fpp&eLÉiatéri#le,'brutale, .et/pûi'Ssà enite,. Ce matin-là ^ il n'apparaît pas, et la clairière est toute joyeuse; , ce Là matinée était étincelânte, chaude de soleil, ce fraîche de rosée. Un petit chasseur maigre et ce fatigué, qui avait peiné depuis l'aube, s'était ce jeté sur la bruyère derrière la temibe du roi ce AtlèSi H avait avancé son chapeau sur ses ce yeux et dormait, là tête posée sur sa carnas.Cc sièré, d'où sortaient les longues oreilles d'un ce lièvre et les plumes tordues d'un faisan„l ce Une jeune fille, portant à la main un petit paee quet qui contenait son repas, sortit du bois. ce En arrivant sur la partie plate qui se trouvait eé entre les tombes, elle se,dit: ce Quel bon ence droit se serait pour la danse! ». ce Elle voulut tout de suite en faire l'essai, jeta et son paquet dans la bruyère^ et se croyant toute ce seule, se mit à danser. Elle avait ramassé une ce vieille racine de sapin et tournait en là tenant ce dans ses bras... Elle dansait avec tant d'ardeur ce que des petites mottes de terré noire toùrbil- 448 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce lonnaient autour d'elle... Sa jupe, en tournant, ce frôlait la bruyère, une nuée de petits papilT ce Ions s'en échappaient, blancs comme de Tarée gent... On eût dit que la mer de bruyère rouge ce faisait jaillir cette écume blanche,-.. ce Dans le champ, les cigales résonnaient comme ce des cordes de harpe... Mais bientôt cette musicc que ne suffit pas à la danseuse, et d'une voix ce assez aigre elle commença à fredonner un air. ce Ce chant éveilla le chasseur : il se souleva sur ce le coude, et à moitié endormi il regarda la ce jeune fille. ce Elle était grande et de lourde structure, son ce visage n'était pas beau, sa danse n'était pas ce légère... Elle avait de larges joues très rouges, ce des cheveux noirs, une stature plantureuse, ce des mouvements pleins de vigueur. Ses vêteec ments étaient pauvres, mais de couleurs vives, ce garnis de galons de laine bariolés... D'autres ce jeunes filles ressemblent à des roses ou à des ce lis, celle-ci ressemblait à la bruyère, forte, ce rude, joyeuse. ce Le chasseur la regarda avec plaisir et se mit ce à rire, si bien que sa bouche s'ouvrit d'une ce oreille à l'autre. Mais tout à coup elle le vit ce et resta immobile un instant : ce Tu dois me croire folle! dit-elle enfin. ce Elle voulait le prier de se taire sur ce qu'il FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 449 ce avait vu, car elle ne se souciait pas qu'on race contât au village qu'on l'avait vue dansant ce avec une racine de sapin... Mais lui était un ce homme si timide que pas un mot ne vint à ses ce lèvres, et qu'il ne sut rien faire de mieux que ce de s'enfuir. Son chapeau fut bien vite sur sa ce tête, sa carnassière sur son dos et il se mit à ce courir. ce Elle ramassa son paquet et le poursuivit. Il ce était petit, de mouvements raides, et visibleec ment avait peu de forces... C'était un enfant te de la faim et des soucis, décharné, d'une pâte leur jaunâtre... Elle l'eût bientôt rattrapé et ce saisit à pleines mains sa gibecière, il fallût ce bien qu'il s'arrêtât pour la défendre... Ils lutec tèrent et elle le jeta sur le sol. ce Maintenant, ce il ne le dira à personne! pensa-t-elle. Et elle ce fut contente. Mais au même moment elle eut ce peur, car lorsqu'il fut par terre il parut tout ce pâle, et ses yeux tournèrent dans leur orbite. « Il ne s'était pourtant pas blessé, c'était l'émo« tion qu'il n'avait pu supporter. Jamais des ce sentiments si forts et si contradictoires ce n'avaient agité ce solitaire habitant des bois, ce Cette jeune fille le réjouissait, il était fâché, ce honteux, et pourtant fier de la voir si forte, ce II était tout ahuri de tout cela! » La vigoureuse Jofrid le relève, le soigne et se prend pour lui d'une affection maternelle. Sans 29 450 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI doute, le pauvre Tonne ne réalise pas son idéal, et elle n'avait guère songé ce à s'offrir un si chétif petit mari ». Mais quand elle lui voit construire, avec mille soins et mille peines, à la place même où elle avait dansé, une cabane qu'il n'ose lui demander de venir habiter, elle se sent très émue. C'est bien misérable, mais ce serait pourtant ce qu'elle a toujours rêvé, elle, pauvre servante : un logïs bien à 'elle 1 Elle né peut se tenir d'y entrer en l'absence de Tonne, et, voyant la chambre si nue, de courir chercher -de belles brode-; ries qu'elle a faites et de lés suspendre aux murs, l'oint u'autre aveu que ee "geste gracieux, il suffit à ces gens avares de paroles. On se marie et c'est un heureux: ménage. Jofrid est laborieuse, les affaires prospèrent, on acquiert quelques chèvres.- Tonne, réchauffé par l'affection conjugale, dévient plus vigoureux ; son esprit se -développe, et cet heureux changement est pour Jofrid une joie quotidienne. Ils n'ont point d'enfants, et cela vaut mieux ainsi. ce Les femmes ont l'habitude de trouver la^jOie « de leur coeur à s'occuper des enfants, mais ce Jofrid avait un mari pour lequel, sous bien des ce rapports, elle avait les soucis d'une mère ; elle « n'éprouvait donc pas le besoin de se dévouer « encore pour d'autres. » Par malheur, un voisin, laboureur resté veuf avec Un Unique enfant, s'avise de confier son FEMMES ÉCRIVAINS DAUJOURD'HUI 4M petit, âgé de quelques mois, à ce ménage ami, très estimé dans le pays. Jofrid prend l'enfant, pensant y trouver quelque bénéfice. On 1 ne le traite pas mal ; mais c'est un petit être délicat qui aurait besoin de l'oeil tendre et perspicace d'une mère ; il est négligé ; ses premiers malaises ne sont pas compris. Tl meurt au bout d'un an, et de cette mort Jofrid ne se croit pas coupable. Elle est pourtant troublée et, le jour de l'enterrement, les conversations des bonnes femmes tout à coup la frappent au coeur. Elles parlent de leurs enfants, et avec quelle tendresse inquiète ! Comme elles veillent et se fatiguent au moindre malaise ! comme elles se privent pour ces petits, rois dans leur maison et dans leur coeur !... C'était cela qu'il fallait à l'enfant : si on l'eût aimé ainsi, il ne serait pas mort ! .Le remords entre dans l'âme de la femme, et surtout dans la conscience plus fine et plus inquiète de Tonne ; ils croient entendre la nuit les pas légers du baby rôder dans la maison, ils languissent et s'affolent. Alors l'idée chrétienne de l'expiation s'impose à l'esprit de Tonne. Il veut donner sa cabane et tout ce qu'il possède au père de l'enfant mort, et servir chez lui comme valet. Mais la femme ne consent pas à cela. Elle s'est habituée au bien-être, à la liberté, elle a sa 452 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI maison à elle, elle est estimée et respectée, elle ne veut pas tout sacrifier!... D'ailleurs, pourquoi ?.Ils ne sont pas coupables ! Et, contre son sentiment secret, elle raille les scrupules de Tonne... Mais la nuit, les pas légers du petit fantôme viennent lui imposer silence. La lutte des deux consciences est analysée avec une pénétrante émotion. C'est Tonne, le faible, le simple, qui a la plus haute idée du devoir ; Jofrid, trop attachée aux biens matériels, ne s'élève pas jusqu'à lui. - Le vieux roi de pierre, le géant Atlès, dont le tombeau est devant sa maison, lui apparaît Un soir et semble encourager sa résistance : ce Jouis ce sans scrupule, comme je l'ai fait moi-même, ce semble-t-il lui dire ». Et Jofrid sent qu'elle a tort- de laisser le vieux roi de pierre régner sur son coeur, mais elle ne parvient pas à l'en chasser. '-.,' Elle devra céder pourtant, consentir au sacrifice, car Tonne dépérit, redevient l'être misérable qu'il était avant son mariage. Mais Jofrid mourra de cet effort qui lui est imposé, auquel elle ne peut accorder son consentement profond. Avant de quitter sa maison, elle a voulu donner une fête d'adieu. On a dansé dans la cabane, puis, s'y trouvant à l'étroit, on a ouvert la porte, et au clair de lune, sur la prairie glacée, la farandole, entraînant Jofrid désespérée, a décrit FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 453 de grands cercles autour des vieux tombeaux... Ce tableau, qui fait pendant à celui du début, encadre le conte avec un art remarquable. Pendant cette danse effrénée, Jofrid, entraînée par ses vigoureux danseurs, bute, tombe, et se fend la tête sur le tombeau du vieux géant. VI 'Dans tous les récits que nous venons de citer, l'intérêt résidait sans doute dans l'analyse des sentiments, mais la couleur extérieure, le cadre y tenait une place importante. Dans le récit que nous allons feuilleter : VEpitaphe (1), tout le drame est contenu dans une seule âme, et il est si serré, d'un art si classique, et cependant si imprégné de la plus poignante émotion humaine, que la conteuse nous semble s'élever ici au-dessus d'elle-même. Le récit n'a que quelques pages. Le petit cimetière du village de Lerum dort sous la neige; les tombes y sont modestes. Seul, un monument orgueilleux domine les autres, et on y lit, (1) Osynliga Lanker. ... 454 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI en lettres d'or le nom de la plus notable famille du pays : celle du maître de forges Sanders. Or, un enfant vient de mourir chez le riche industriel; on doit l'enterrer le lendemain. La mère, Ebba Sanders, pleure, assise à la fenêtre de la salle à manger. Le mari, qui achève son déjeuner, se lève et dit : ce — Je ne peux supporter que cet enfant soit ce enterré dans mon tombeau. Mon père et ma ce mère y sont; sur la pierre il y a le nom de ce Sanders. Je ne veux pas que l'enfant repose ce là . » - La femme se lève, tremblante. Il y a quelques années elle a trompé son mari : brève folie suivie des plus cuisants remords. Il a pardonné, il a dit: ce Tu n'étais pas dans ton bon sens. » Et depuis des années jamais un mot là -dessus n'a été échangé entre les époux'. Mais aujourd'hui, elle le sent, la décision de Sanders est inébranlable : I — Ah! je le savais bien, dit-elle avec terreur, que tu te vengerais un jour. — Je ne me venge pas, dit-il. Seulement je ne peux pas supporter cela. ce Elle se mit à trembler et grelotter, comme « saisie par un grand froid: ce — Pourquoi ne m'as-tu pas chassée? Pource quoi m'as-tu promis que tu me pardonnerais? FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 455 ce Maintenant on devinera tout, je serai une ce femme perdue! ce —- J'ai pensé à cela aussi. Mais je ne peux ce pas. Explique les choses, de ton mieux,, je. me ce tairai seulement. » Et, jusqu'à la cérémonie du lendemain, l'angoisse de la jeune femme est si forte qu'elle étouffe entièrement la douleur maternelle. Que dira-t-on demain, quand le .cortège,, conduit par Sanders, tournera au lieu de se rendre tout droit au grand monument de famille? Quel murmure d'étonnement: circulera de rang en rang ! On dira tout bas: ce C'était donc vrai, ces bruits qui autrefois avaient vaguement couru! » Ce sera inutilement que, pour racheter sa faute,, pour reconquérir son mari, elle aura pendant de longues années travaillé comme une servante a la, cuisine, à la chambre à tisser,.. Quelques secondes seulement, et elle sera jugée, elle sera perdue ! Au moment où le cortège part, elle, est comme un condamné qu'on mène au supplice, et sa terreur est si forte qu'elle écrase son mouchoir sur sa bouche pour ne pas pousser de grands cris. Mais... comment n'y avaient-ils pas pensé au milieu de leur trouble? La neige est trop épaisse, la terre trop glacée, on ne peut faire d'inhumations en ce moment. Le cercueil sera seulement déposé dans la petite chapelle des morts, on y 456 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI dira les prières, et plus tard, au dégel, quand le printemps s'annoncera, sans cortège ni cérémonies, on fera l'enterrement. Et nul ne saura rien,_ on pourra croire l'enfant dans le grand tombeau. Ebba est sauvée, sauvée ! et elle éclate en violents sanglots. N -- - " Gomme elle a du chagrin! disent ses voisines. - ce. Mais elle le sait bien, elle, qu'elle pleure ce comme quelqu'un qui vient d'échapper au dance ger de mort. » Deux jours se passent. Au crépuscule, Ebba est assise à sa place ordinaire, à la fenêtre dé la salle à manger. C'était l'heure où l'enfant venait jouer près d'elle ; elle pense à lui, elle le revoit. Chaque soir, à la même heure, la petite vision se précise, et Ebba songe tout à coup que jamais du vivant de l'enfant elle n'avait pensé à lui ainsi. Son esprit était alors absorbé par cet unique désir : reconquérir son mari. L'enfant, pour ce dernier, n'était pas agréabje à voir, il fallait-.-l'éloigner-un-peu... Qui sait si le petit n'a pas quelquefois senti qu'il était une charge? Elle se souvient maintenant comment ses yeux parfois priaient et mendiaient... Il était rusé, quoique si petit, et elle sent maintenant qu'il mettait toute sa ruse à conquérir un peu de son amour. Il était beau, non pas comme'les enfants roses et joufflus, car il était délicat et pâle, mais d'une plus merveilleuse beauté. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 457 Et l'enfant disparu conquiert lentement cette mère dont il n'avait pu, de son vivant, posséder le coeur. Et dans des âmes comme l'es nôtres, sans doute , un tel sentiment se préciserait en remords. Il n'en est pas ainsi. Nous l'avons vu déjà , dans ces âmes mystiques le fait brutal de la mort n'est pas ce qu'ilest pour nous. Sans doute Ebba regrette de n'avoir pas rendu l'enfant plus neureux-: C'est pour cela qu'il m'a été enlevé, se dît-elle. ce Mais .-sa douleur prend rarement cette forme, ce Elle souhaite bien que l'enfant vive, mais il ne ce serait jamais plus près d'elle qu'il né l'est, ce; Elle ressuscite tout son passé, elle vit dans; ce cette courte vie qu'elle pénètre si profondéce ment aujourd'hui. Cette douleur lui est une ce richesse. » Et peu à peu, dans cette âme ennoblie, les soucis qui avaient jusqu'alors dominé l'existence apparaissent puérils et vains. Tout s'efface à ses yeux, elle n'a plus à aimer que son enfant au monde, elle veut qu'il ait une tombe sur laquelle, sans crainte ni mensonge, elle pourra aller prier. Aussi quand le printemps vient, quand la neige fond et découvre le cimetière, on voit sur un tombeau isolé une croix; le nom d'Ebba Sanders y est écrit en lettres blanches, et on peut lire au-dessous : ce Ici repose mon enfant. » 458 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI VII Le souffle d'idéalisme N qui animé toute son oeuvre,; Selma Lagerlof l'a incarné en certains personnages, trop beaux sans doute pour être d'une stricte vérité individuelle, mais qu'où sent vrais quand même eu tant) qu'images synthétiques des tendances profondes d'un peuplé;:- Dans La Fille dn Grand Mardis, la figure; de Melga ^est dé ce nombre; Elle est trop! parfaite^ et pourtant elle n'a pas: la froideur d'une artiffl-: cielle beauté; elle est vivante, parce que lest traits qui ont servi à la former se sont trouvés, épars; sans doute, mais réels, dans l'âme de quelquespaysans et paysannes de Suède. Là le conflit se présente immédiat, tragique entre la vie maté-/ rielle/ et la vie morale, et la pauvre paysanne: qui ai-à ^ choisir entre le pain qui assurera la vie de son enfant, et le salut de l'âme d'un homme, n'hésitera pas un instant. Il faut citer cette admirable scène (1). Elle se passe devant un petit tribunal de province. Un juge, fatigué d'avoir vu tout le jour passer sous ses yeux la méchanceté humaine, ap(1.) ap(1.) Livre des Légendes, traduit en français par 'Fritiof Palmér. Paris 1911. . . - FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 459 pelle une cause nouvelle. Une pauvre fille, séduite par un homme marié, réclame une pension alimentaire pour pouvoir élever son enfant. L'homme soutient que cette fille, qui a été quelque temps à son; service, n'a jamais: été sa maîtresse, et la loi permet, sur ce point, d'accepter son serment. ce La demanderesse est très jiêune et paraît ce, toute effarouchée, Elie> pleuré par timidité^ et ; % ce essuie péniblement ses larmes à l'aide drun « mouchoir entortillé; ce Elle porte un costume d'aspect: presque neuf, ce mais qui lui va si mal qu'elle semble l'avoir ce emprunté pour se présenter décemment devant « le juge. ce Quant au défendeur, on voit: tout; de suite « que c'est un homme aisé. Il paraît âgé d'une ce quarantaine d'années' et il a une figure encrée glque. A le voir là devant, le tribunal,: on cohs(c- tate qu'il a une attitude irréprochable. ce Aussitôt après la lecture du procès-verbal, le ce juge, s'adressant au défendeur, lui demande ce s'il persiste dans son refus, et s'il est disposé ce à prêter serment. ce En réponse à ces questions, le défendeur ce prononce sans hésitation un oui énergique. ce En l'entendant prononcer ce oui, la jeune ce fille a un sursaut. Elle fait quelques: pas vers te le tribunal, comme si elle avait quelque chose <c à objecter, mais elle s'arrête soudain. 460 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI ce Ce n'est pourtant pas possible, semble-t-elle ce se dire à elle-même. Il ne peut pas avoir dit ce oui. J'ai dû me tromper. ce Cependant le juge fait un signé à l'huissier, ce Celui-ci s'approche de la table pour chercher ce la Bible. ce De nouveau la jeune fille a l'air de vouloir ce faire des objections. Mais de nouveau elle s'âree rêter II n'est pas possible qu'on lui permette ce de prêter serment. Le juge va l'empêchera ce Le juge est un homme avisé, qui sait très ce bien ce que pensent les gens du/pays d'où elle ce vient. Il sait combien tout le monde y est séec vère pour tout ce qui touche au mariage. Ils ce ne connaissent pas de crime plus odieux que ce celui qp'elle a commis. Aurait-elle jamais fait ce un tel aveu, pour son propre déshonneur, si ce ce n'avait été la vérité? lie juge devait cornée prendre quel mépris horrible elle s'était attiré, ce Et non seulement le mépris, mais toute sorte ce de misères. Personne ne voulait plus l'emce ployer, personne ne voulait plus de son trace- vail. Ses propres parents ne la souffraient ce presque plus dans leur cabane et parlaient ce tous les jours de la mettre à la porte. Oh! non,. ce le juge doit bien savoir qu'elle n'aurait pas ce demandé de secours à un homme marié si elle ce n'y avait pas droit! Et s'il sait cela, il doit évicc demment empêcher le serment. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 461 ce Mais non. Il s'adresse de nouveau au défencc deur, exprime l'espoir que celui-ci a bien réce fléchi au péril d'un faux serment. Le défence deur l'écoute avec calme ; il répond respeecc tueusement et non sans dignité. ce La demanderesse entend tout cela avec une te. terrible anxiété. ce Quoi! personne n'empêchera cet homme de ce devenir parjure? Et lui veut donc s'attirer la ce damnation éternelle? Une mystérieuse épouec vante est attachée à ce mot de parjure, les ce portes de l'enfer s'ouvrent d'elles-mêmes dece vant un tel crime. Et il va s'accomplir devant "ce tous, à l'instant! Non, elle parlera au tribuce nal! Elle soutient une lutte violente contre sa ce timidité et contre les sanglots qui Tétouffent. ce Enfin, juste au moment où le défendeur « commence à répéter la formule sacramentelle, « elle s'élance, rejette sa main et s'empare vive« ment de la Bible. te C'est son angoissé atroce qui enfin lui a te donné le courage d'agir. Il ne faut pas qu'il « soit parjure. Il ne le faut pas! te L'huissier accourt pour lui arracher la Bible. ce Tout ce qui touche au tribunal lui inspire une « crainte immense, et elle croit assurément que te ce qu'elle vient de faire va la conduire en prite son, mais elle ne lâche pourtant pas la Bible. ce Coûte que coûte, il ne prêtera pas le'serment! 462 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI « Lui, qui tient à le prêter, accourt aussi pour ce s'emparer du livre; mais elle résiste à tous les « deux. . ce — Tu ne dois pas-prêter serment, crie-t-ellè, ce Tu ne dois pas! , ce Cette scène provoque naturellement la plus. ce grande stupeur. Le public se bouscule pour, ce mieux voir, les jurés commencent à remuer, ce le greffier se lève précipitamment, l'encrier à ce la main de peur qu'on ne le renverse. ce Alors le juge s'écrie à voix haute et indice gnée: Silence! Et tout le monde s'arrête, immocc "bile. , - ce — Qu'est-ce qui vous prend? Que voulez-., ce vous faire de la Bible? demande le juge à la ce demanderesse du même ton sévère et cource roucé. " ce Ayant pu enfin par ce geste désespéré donner ce libre cours à son anxiété, elle arrive à réce pondre: - - ' ce — Il ne doit pas prêter serment! ce— Tais-toi et remets le livre en place, orée donne le juge. ce Mais elle n'obéit pas, au contraire, elle retient ce le livre des deux mains. ce —- Il ne doit pas prêter serment, crie-t-elle ce avec une violence frénétique. , ce.-—-r Tu es donc bien acharnée à gagner ton FEMMES ÉCRIVAINS D’AUJOURD'HUI 463 ce procès? lui demande le juge d'une voix tou« jours plus cassante. « — Je veux -abandonner le procès, s'écriec< t-elle; et sa voix se fait aiguë, déchirante. Je a ne veux pas le forcer à jurer. ' " : - ee —- Qu'est-ce que tu cries? demande le juge, ce As-tu perdu la raison? ce Mie respiré violemment en essayant -de se ce f essaislr. Mie s'aperçoit eleKmêffie du son aigu ce de sa voix. Le juge va croire qu'elle est dece venue 4olle, si elle né peut pas dïrë posément ce; ce qu'elle a à dire. Hncore une fois elle lutté ce contre son émotion pour arriver à dominer sa 'ce voix, et cette fois elle y réussit. Elle dit lence tement, posément, tout en regardant le juge ce bien en face: ce — J'abandonne le procès. C'est lui le père ce de 'l'enfant. Mais je l'aime toujours. Je ne veux ce pas qu'il soit parjure. ce Elle se tient droite et résolue devant le trice bunà t et continue à fixer son regard droit sur ce le rude Visage du juge. Gélul-cï la regarde ce longuement, [et peu à peu une émotion s'emce paie de lui]. Le greffier, le commissaire et la ce longue rangée des jurés tendent le cou pour ce regarder la jeune fille. Et on aperçoit une ce lueur sur leurs figures, comme s'ils venaient ce d'entrevoir quelque chose de très beau qui leur ce fait du bien jusqu'au plus profond de l'âme. » 464 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI Fermons le livre sur cette belle page et gardons dans nos yeux l'image de la jeune paysanne serrant la Bible dans ses bras. Helga, Karin, Gertrud, Bô, Ingmar, ce groupe de paysans apôtres ne s'effacera plus de notre souvenir. Portraits idéalisés, peut-être, mais où l'on trouve l'accent de vie qui ne saurait tromper. Comme des hommes de génie ont fait entrer le paysan russe dans la vie de l'art, la romancière a fixé l'image du paysan suédois en des'oeuvres durables, et c'est un de. ses plus beaux titres à la reconnaissance de son pays. VIII En quittant Selma Lagerlof nous allons quitter la Suède; et il est bon que ce soit cette main qui nous conduise aux frontières du royaume, car la personnalité littéraire de la conteuse résume les principaux traits du caractère national, et nous pouvons, en lui jetant un regard d'adieu, considérer l'ensemble de la physionomie du Suédois dans un portrait où il a consenti à se reconnaître. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 465 Le voilà donc, avec sa foi chrétienne inébranlable, chevillée à l'âme depuis des siècles, et que d'autres siècles ne parviendront pas à en détacher; avec son intransigeante honnêteté, sa rude franchise, sa froide pureté dans les choses de l'amour. Le voilà , enseveli dans son silence séculaire, âme isolée qui ne communique avec le prochain que par Dieu et pour Dieu ; peu capable de joie, incapable d'insouciance, fréquemment tourmenté, sous son apparence paisible, par les orages de la conscience et l'inquiétude de l'au-delà . La conscience, dans le sens chrétien de ce mot, c'est là le guide et le bourreau de toutes les âmes de Suéde. Malgré les conseils d'Ellen Key, dans aucune des oeuvres que nous avons parcourues, nous n'avons trouvé la recherche de la joie, l'élan vers la passion ; partout, au contraire, nous avons rencontré les problèmes de la conscience, la recherche du devoir au prix du sacrifice. Et pourtant ce n'est pas une tristesse qui se dégage de ces oeuvres, et le regard des clairs yeux bleus dans lesquels nous avons plongé les nôtres n'était pas douloureux, mais rêveur. C'est que le; Suédois (bien qu'il soit protestant austère) a dans l'âme des éléments qui ne se trouvent pas dans l'âme sombre de certains protestants anglais ou américains. Nulle part on ne trouve en lui la sèche et lugubre conception religieuse si bien définie par - 30 466 FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI William James l'esprit borné qui veut ce que cet immense Univers avec ses millions de planètes soit construit sur les principes dû Code pénal (1). » Lé Suédois n'a pu enfermer son imagination de poète dans un cadre aussi mesquin. La fantaisie, le rêve viennent sans cesse chez lui déborder lés contours dé là réalité Visible. L'amour de jà -nâ-' turé; là passion pour tous les êtres animésviennent noyer sa vie individuelledans là concéption plus" vaste d'une vie universelles pârfoii dans un panthéisme tout orientâL Là sêiènéè l'expliquerait peut-être. Une peuplade asiatique est venue, oti le sait, se fixéreh FinlâMë; sa p'oésiè ë'ëst infiltrée dans tëUS les paya Scandinaves, et c'est peut-être grâce à elle que vient dé temps èfi tempe pà sëër sur lé visage sévère du pâySâiï de Sûèdé uïi sourire Câline et doux qui nous rappelle ùh peu lé sourire bouddhiste. Gë sourire est Sûr les lèvres de Sëimà Là gërlôfj ce panthéisme est dâhs son âmë: a Je craihSj dit-elle^ dé blesser la terre en marchant sur ëllëj de déchirer l'eâù ett la touchant avec là rame; Dans les piantëSj dans lè§ animauXj je sens une âme fraterhellëj j'espère que la terre s'ouvrira amicalement pour me recevoir (2) (1) William Jâ-mës'. Les Variétés de Vexpëriehcë.religieuse. (2) Gfista' B-êrlirig. FEMMES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI 467 Et ce trait, légèrement marqué dans l'âme nationale, cette quiétude produite par l'amour du grand Tout dont nous ne sommes qu'une parcelle, ce trait s'est sans doute accentué en SelmaLagerlof. Elle est plus paisible, plus sereine que ses compatriotes, et c'est en ce sens que son miroir les modifié en les reflétant. Et cela se comprend; Elle est poète et femme, elle a puisé son inspiration dans son coeur féminin;; il est bien naturel qu'elle ait jeté sur le noble et austère visage de son frère suédois le voile brillant de sa poésie, qu'elle en ait un peu adouci les traits par sa grâce et par son sourire. TABLE DES MATIÈRES :-.'-..-., .... Pages AVANT-PROPOS ;.......,.. f» INTRODUCTION 13 CHAPITRE PREMIER. r~-De 1848 à 1880. . ..-. . . 31 De Sainte-Brigitte à Fredrika Bremer. — ; Enfance^de Fredrika au château d'Arsta. — Les voisins. r- Hertha.6— Les voyages et les OEuvres de Mamsell Fredrika. — Baronne von Knorring.— Emilie Elygare Carlén. CHAPITRÉ II. — L'Ecole naturaliste de 1880 . . 71 Progrès sociaux de la femme suédoise. — Baronne Sophie d'Adlerparre. — L'irruption du naturalisme : 'Anne-Charlotte Leffler. — Gustave obtiendra le pastorat. — OEuvres diverses. — Le roman de la suédoise italienne. — Anne-Charlotte épouse le duc de Gajanello. — Savie à Naples.—Saniort. 486 TABLE DES MATIÈRES Pages CHAPITRE III. — L'Ecole naturaliste de 1880 (Suite) ...Y.., . ... .... 40.4 Emt Ahlgren (Victoria Benedictsson). — Ses Récitsscaniens —Son Journal.—Enfance. .. de Victoria; son mariage. —Le village de ' ' . Rçrby. —: Une amitié] littéraire. : Asaët Lundegard. —'Maladie et douleurs. — Suicide. '' Une lettre d'adieu. .. - CHAPITRE IV.—Féminisme suédois en 1895. — Les' idées d'Ellen 'Key. "-y- Ellen Key : Ses amis et ses ennemis . . , ... ...' .'.' . ,-.-; 165-' " Brochure de combat : Faux emploi des forces ' .... : féminines. — Vio.lentes polémiques. —: Le ".'".-. mouvement féminin. — Individualisme -'/ dans Z'Amour et le Mariage> le Siècle de / l'enfant, les Lignes de la vie, etc. —Théorie / du bonheur,. —...-' - . / ,' CHAPITRE V, ,,.,,...,.'..: ../.,./ . . ,214 Anthologie d'Ellen ^ey.. --r Ses ozuynçs de critique..,— Alrnqpist. — Aiç $Pr4 $u. lqe Y.at- '--. , tern. CHAPITRE VI. — Hilma Angered §trandberg . . 234 Une méconnue. —Une vie douloureuse. — Nou- . ~ ' . velles paysannes. — Le Nouveau Monde. —- Idéalisme et égoïsme. CHAPITRE, VIL — Ecrivainsijfe gajiche ... . . 263 4ifh^ Açvëb. ^~ I^%MH. &M§r~^ 4-WW. Dran- ' - ting.- Marikq Sfyemstedt. TABLE DES MATIÈRES 487 ... Pages CHAPITRE VIII. —-Ecrivains"de droite. — Ecri- (! : vains sans parti. . . .'.. .-. . . ., . . . . .' 299 -'. Mathilda Roos. —- Baronne Akerhjeim, — Anna-Maria Roôs. — AnnaWaMenberg, —- .,' ' Mme Ger'nandt-Claine. CHAPITRE IX. —- Les deux Benjamines . .... 326 Elin Wagner. — Anna Lena El'gstrom. CHAPITRE X, — Selïaa Lagerlof . . . ...... 352^ CHAPITRE XI, — Selma Lagerlof (Suite). . . : .. 448 ; y -Récifs italiens,— ^ils Holgersson,.—Les contes. — Conclusion. '.. .-''.- APPENDICE . . ,''-. '. . . ........... . 469 Paris. — Imp. G. CxAMBART. & Cie, 52, avenue du Maine.