CHRONIQUE DE LA LITTÉRATURE (...) LA MALADIE DE HENRIK IBSEN Frappé d'une attaque d'apoplexie au mois de mars dernier, Ibsen fut dès le premier jour considéré comme perdu. A l'époque de la catastrophe on croyait même qu’il n'y survivrait que quelques jours. L'état d'Ibsen s'est graduellement amélioré, et la prostration complète des premières semaines a cessé. Bien qu'incapable de se tenir debout à cause de la paralysie totale des membres inférieurs, Ibsen travaille. Étendu sur son lit il écrit tous les jours pendant quelques heures. Il ne se fait aucune illusion sur son état. Il se sait condamné. C'est ce qui explique la hâte et l'obstinetion qu'il met à terminer son travail, entrepris et continué en dépit de ses médecins et de ses amis. Au surplus, voici au sujet de sa maladie quelques détails que nous relevons dans une lettre de M. George Brandès, datée de Christiania, et que publie le Critic de New York. Depuis le jour où la maladie de Henrik Ibsen fut déclarée incurable par les médecins, c’est-à-dire depuis plus de trois mois, une profonde mélancolie semble s'être emparée de tous les écrivains scandinaves. La population de Christiania se refuse cependant à croire que le vieillard vigoureux qu'on était accoutumé à voir tous les jours prendre son petit verre de cognac, au balcon ou derrière les glaces de son café habituel, soit irrémédiablement condamné, et que sa mort ne soit plus qu'une question de quelques mois tout au plus. Rien n'est ni ne fut jamais comparable à l'intérêt intense que tout le monde, là-bas, prend à l'état de santé d'Ibsen. Trois fois par jour des bulletins sont publiés, dont toute une foule recueillie et anxieuse prend connaissance. Trois médecins, parmi les plus éminents de Christiania, soignent le malade, tous frais à la charge de l'État. Des fleurs, des fruits, des vins précieux arrivent sans cesse à l'adresse du grand écrivain, dont des centaines de visiteurs viennent quotidiennement prendre des nouvelles. Ibsen est tenu au courant de toutes ces attentions, qu’il apprécie hautement. Ibsen passe la plus grande partie de la journée dans son lit ou sur une chaise longue, l'usage de ses jambes lui étant absolument impossible. L'invalidité du vieillard fait peine à voir. Il est devenu irritable et susceptible à l'extrême, et trouve à redire à toute chose comme à toutes les personnes qui l'entourent. Néanmoins, son esprit n’est pas affecté. Il est aussi lucide et aussi vif que jamais. Tous les jours presque Ibsen travaille pendant deux heures. Il écrit l'emokoyuæ (l'axokoyiu et non pas l'apologie!) de sa vie. Sera-ce un drame ou quelque essai? Nul ne le sait, et lui-même ne veut le dire à personne. Avec un entêtement irréductible il refuse l'aide de son secré- taire; il tient à écrire lui-même chaque mot. Personne jusqu'ici n’a été autorisé à prendre connaissance de ce qu'il fait. Ses gardes-malades eux-mêmes doivent se retirer dans la partie la plus reculée dé la pièce pendant qu’'Ibsen écrit. Récemment, dans un moment d'irritation, il commença à déchirer la copie de son autobiographie, et il fallut l'effort combiné de plusieurs de ses amis pour sauver dela destruction la plus grande partie du manuscrit, ainsi que des notes. Bjærnstjerne Bjœærnson vient tous les jours voir Ibsen. L'hostilité qui jadis les divisait a pris fin et leurs relations sont maintenant de la nature la plus affectueuse. Personne n'a félicité Bjœrnson du succès de Labo- remus plus sincèrement et avec plus de cordialité que Henrik Ibsen. A. C.