CHRONIQUE THÉATRALE A la Comédie-Française, Tartuffe, Bataille de dames. — A l'Odéon, Don Juan en Flandre, comédie en un acte et en prose, de MM. Virgile Josz et Louis Dumur. — A l'Œuvre, la Comédie de l'amour, pièce en trois actes, de M, Henrik Ibsen, traduction de MM. Colleville et Zeppelin. — Au théâtre féministe, Hors du mariage, drame en trois actes, de Mme Daniel Lesueur, et Préludes, pièce en deux actes, par Mme Emma Gad, traduite par la vicomtesse de Colleville et Fritz de Zeppelin. — Au Théâtre d'auditions, l'Escarcelle, pièce en un acte, de M. Serph ; Deux coqs vivaient en paix, pantomime en un acte, de M. Cotreau, musique de M. Martin Landelle, et Vers l'aube, pièce en deux actes, de M. Maurice Linday. (...) L'OEuvre nous a donné cette semaine, pour son dernier spectacle de l'année, la Comédie de l'Amour, pièce en trois actes de M. Henrik Ibsen, traduction de MM. de Colleville et F. de Zeppelin. Il paraît que la Comédie de l'amour est une des premières œuvres d'Ibsen, une de celles qu'il a répudiées plus tard. A quoi bon en ce cas nous l'offrir ? Que diriez-vous d'un impresario norvégien, qui, pour faire connaître Molière à ses compatriotes leur jouerait la Princesse d'Elide où la version primitive du Dépit amoureux ? Nous savons auyourd'hui sur Ibsen tout ce que nous en pouvons savoir. Les querelles se sont apaisées ; les fervents apôtres du génie scandinave ont mis un peu d'eau dans leur vin ; nous aussi, nous avons dépouillé ce que nos défiances avaient de trop hérissé. Il semble qu'il se soit établi un terrain d'entente et de conciliation. Je suis convaincu que la Maison de poupée qui, sauf la dernière scène du dernier acte, est une pièce éminemment française, entrera un jour dans notre répertoire courant. Je crois (sans en être sûr) qu'avec quelques retouches adroitement faites, d'autres œuvres du dramaturge norvégien s'acclimateront sur nos théâtres. Mais dans les échanges, qui se font de pays à pays, il n'y a que les chefs-d’œuvre qui peuvent passer la frontière. A quoi bon nous servir des ouvrages mort-nés, qui n'ont plus même de succès chez leur nation d'origine ? A quoi bon surtout, quand on nous convie à les entendre, nous remettre à la porte du théâtre un boniment où nous lisons des éloges comme ceux-ci : « Chaque phrase d'Ibsen ferait la fortune d'un humoriste, d'un moraliste, d'un métaphysicien. On a pris la mauvaise habitude d'applaudir avec passion certaines phrases de cet observateur, de ce voyant, de ce prophète, qui, parmi des lamentations, des sourires de limbes et des rires d'enfer vertueux, nous offre l'avenir superbe et vrai. Ce n'est pas assez ; il faut se soûler de ses phrases, les mâcher comme du bétel, les assimiler à notre pauvre corps et en faire tout notre nous-même. » Toutes ces exagérations seraient un peu irritantes, si elles n'étaient pas du dernier ridicule. On m'assure que M. Ernest La Jeunesse qui les signe est un spirituel fumiste qui n’en croit pas un mot. Cela est possible ; car j'ai lu de lui un livre très fumeux, de l'imitation de Napoléon, mais où il y a dans le commencement une douzaine de pages qui marquent un écrivain. Mais je ne vois pas pourquoi je donnerais dans ces mystifications. La vérité est que la Comédie de l'amour est une œuvre des plus médiocres et que, si elle eût été signée Durand ou Dupont, on ne l'eût jamais écoutée jusqu'au bout. Il n'y a nulle utilité pour le public, qui n'aura pas le moyen de la juger par lui-même, à la discuter et à lui en faire toucher du doigt les incohérences et la vanité. On nous a donné tout Ibsen à présent ; il serait temps de passer à un autre exercice. Je dis tout cela sans la moindre mauvaise humeur. Au contraire, je sais gré à Lugné-Poe de nous avoir mis à même de nous former une opinion sur un écrivain, dont la renommée s'est répandue sur toute l'Europe. M. Lugné-Poe vient de rompre de la façon la plus éclatante et la plus inattendue, avec les cénacles qui l'ont soutenu jusq'ici. Je n'ai pas trop bien compris le motif de la querelle. Je ne prendrai point parti dans ce débat. Je continuerai à suivre les représentations qu'il nous donnera, sans m'inquiéter d'où viennent les œuvres qu'il croira devoir produire à nos yeux. Je pense (quoi qu'il en puisse croire) que je lui rendrai plus de service en discutant ses spectacles avec une sincérité passion- née, qu'en les applaudissant tous à outrance et de parti pris. Il serait pourtant injuste de ne pas mettre à l'ordre du jour les artistes qui ont joué la Comédie de l'amour. Les malheureux se sont donné assez de mal pour qu'on ne les oublie pas. Rameau à joué avec sa conviction accoutumée (sans assez de flamme, peut-être) le rôle d'un Chatterton, enivré de ses rêves, qui s'imagine de bonne foi que le poète, même un poète qui n'a rien écrit encore, est au-dessus de l'humanité. Il s'appelle Falk. Gémier m'a bien étonné. Il joue un rôle de pasteur protestant ; il le fait très ridicule, et il obtient un grand succès de rire en lui donnent des vices amusants de prononciation. Et puis, voilà que tout à coup, au troisième acte, ce pasteur dit les choses les plus sensées du monde et se trouve être toujours avec sa figure à la Lassouche et son accent de rastaquouère, l'interprète de la raison saine et droite. Est-ce Ibsen, est-ce Gémier qu'il faut accuser d'inconséquence ? Je n'ai rien compris à ce personnage. Mme Suzanne Auclaire a étudié avec soin le rôle de cette Swanhild, la jeune fille aimée du poète Falk, et qui se résigne à épouser un monsieur très riche, mais commercant... Fi ! un commerçant ! pour laisser celui qu'elle aime s'élancer seul vers la montagne à le conquête de l'idéal. (...) FRANCISE SARCEY.