CHRONIQUE THÉATRALE Au Cercle dramatique, quatre petites pièces en un acte, — Aux Batignolles, les Cambrioleurs, drame en cinq actes de M. Moreau. — A la Comédie-Française, l'Amour médecin, Une famille, l'Eté de la Saint-Martin. — Au Théâtre-Libre, le Canard sauvage, de Henrik Ibsen, traduit par MM. Lindenlaub et Armand Ephraïm. — Aux Nouveautés, la Demoiselle du téléphone, vaudeville en trois actes par MM. Maurice Desvallières et Antony Mars, musique de M. Serpette. (...) J'arrive à la représentation qui a été le petit événement de la semaine. On nous a donné au Théâtre-Libre le Canard sauvage, drame en cinq actes, du poète norvégien Henrik Ibsen. Il paraît que la pièce qui nous a été offerte par M. Antoine n'est pas une adaptation plus ou moins fidèle, mais bien une traductions exacte, ainsi qu'en fait foi la lettre qui m'a été aaressée par M. Armand Ephraïm : Mon cher maïtre et ami, Quel que soit votre jugement sur le Canard sauvage, d'Ibsen, je tiens à vous affirmer, au nom de mon ami Lindenlaub comme au mien, que nous avons fait entendre non une adaptation plus ou moins infidèle, mais une traduction absolument scrupuleuse et strictement conforme au texte norvégien. Nous avons tenu à vous faire connaitre dans son intégrité le Canard sauvage, parce que, malgré ses défauts, l'œuvre nous a paru de premier ordre. Le reste ne nous regarde plus. Bien à vous, ARMAND EPHRAÏM. Voici donc un point réglé, et je vous avouerai que, contrairement à l'avis de quelques-uns de nos confrères, je suis ravi qu'on nous ait donné une traduction littérale de cette œuvre exotique. J'aurais préféré une adaptation, si la pièce avait dû paraitre sur un vrai théâtre ; car il eût mieux valu, s'adressant à un vrai public, proposer à des auditeurs français une œuvre mieux accommodée aux oreilles françaises. Mais le Canard sauvage ne devait avoir que deux représentations, devant des publics triés de curieux intelligents. M. Armand Ephraïm et son ami ont donc bien fait de nous présenter l'œuvre originale sans correction, suppression ni retouche. Au moins nous savons à quoi nous en tenir. Et c'est, pour le dire en passant, un service signalé que nous rend là Antoine, et dont je lui sais un gré infini. Vous savez que je suis un adversaire déclaré des théories en vertu desquelles le Théâtre-Libre s'est fondé ; mais je suis en- chanté qu'il existe. Je rends toute justice à l'énergie de l'homme qui l'a organisé et qui en maintient le succès persistant. Songez donc que, s'il ne nous avait pas donné le Canard sauvage, nous en aurions eu pour dix ans à entendre chanter les louanges du Shakespeare norvégien ; il va nous débarrasser bientôt en nous jouant la Princesse Maleine, d'un autre faux Shakespeare, belge ou flamand, Maeterlinck, dont on nous rebat les oreilles, à cette heure. Grâce à lui, j'imagine que dans quelques années, on finira par découvrir un certain Français, nommé Scribe, qui avait tout de même le sens du théâtre, et qui a écrit des œuvres vraiment amusantes, des œuvres dont le premier mérite était d'être claires. Celles d'Ibsen ne le sont point. Il y a pour rendre compte du Canard sauvage une difficulté qu'il est nécessaire que je vous expose. Ibsen ne prend jamais soin de vous présenter ses personnages, non plus que de vous exposer l'idée ou la donnée de sa pièce. Les personnages arrivent sur la scène et se mettent à causer de leurs affaires, sans que nous sachions qui ils sont eux-mêmes et quelles sont ces affaires. Durant les deux premiers actes il est impossible, mais absolument impossible, malgré l'attention la plus soutenue, de deviner de quoi il est question, pourquoi les gens qui parlent disent ces choses et non d'autres. C'est la bouteille à l'encre. Peu à peu, l'action s'éclaircit, les caractères se dévoilent ; on voit quelques traits de lumière épars dans ces ombres. Oh ! l'on ne saisit pas tout ; il reste des points obscurs ; mais enfin c'est déjà quelque chose de voir briller par intérvalles dans la nuit un petit lumignon allumé où le regard s'attache et qui sert de guide. On continue ainsi de marcher, les mains en avant, à tâtons, jusqu'au dernier acte, où un personnage (c'est un médecin dans la pièce d'Ibsen) révèle le mot qui éclaire une foule de coins demeurés obscurs jusque-là ; et alors, on soupire car il ne reste plus qu'un point, hermétiquement fermé, point qui sera comme le grand secret des francs-maçons que personne n'a jamais connu, pas même le grand-maître de la maconnerie, et ce point, c'est celui sur qui le drame tout entier repose : c'est le canard sauvage. Ah ! ce canard sauvage, personne au grand jamais, non, personne, ni vous qui avez écouté la pièce, ni Lindenlaub et Ephraïm, qui l'ont traduite exactement, ni l'auteur qui l'a écrite, ni Shakespeare, qui l'a inspirée, ni Dieu ni diable, non pérsonne ne saura ce que c'est que ce canard sauvage, ni ce qu'il fait dans la pièce, ni ce qu'il signifie, ni à quoi il rime. Mais canard à part, vers la fin du troisième acte, on commence à comprendre la pièce, et on l'a presque comprise, un effort rétrospectif, vers la fin du cinquième : toujours canard à part, bien entendu. Oh ! je ne me flatte pas d'avoir compris le canrd ; ne comptez pas sur moi pour vous l'expliquer. J'ai déjà vu sur ce canard énigmatique un certain nombre d'exégèses ; elles ne m'ont pas satisfait ; les uns l'ont accommodé aux olives, les autres à la rouennaise, les autres aux ronds d'orange ; moi, je n'ai point de sauce particulière à vous proposer. Je n'oserais pas confesser que je ne sais pas encore ce qu'a voulu dire Ibsen, s'il n'était pas convenu que je suis un être dépourvu de toute intelligence. Je ne puis donc pas, par cet aveu, aggraver l'opinion que professent de moi les amateur du Canard sauvage. J'ai la satisfaction de leur annoncer que j'ai, à peu de chose près compris tout le reste. Mais voilà le hic. Pour vous faire le compte rendu de la pièce, je vais être forcé d'user de nos procédés d'analyse et de donner à ma narration la clarté française. Il me faudra transporter dans le récit du premier acte les notions qui étaient nécessaires pour le comprendre et que l'auteur norvégien ne m'a livrées que dans le dernier. Mon compte rendu sera, par cela même, très infidèle, parce qu'il vous épargnera la peine de ce débrouillement que nous avons traversé. Je vais être clair ; ce ne séra donc plus cela ; et que voulez-vous ? Ce n'est pas ma faute. Hialmar Ekdal est le Delobelle de la photographie. Il parle toujours des inventions merveilleuses qui bouillonnent dans sa tête, des travaux fatigants auxquels il se livre ; il n’a rien inventé de sa vie ; il ne fait rien. C'est un raté, et, de plus, grand phraseur, comme tous les ratés. Autour de lui, on croit à son génie, on se laisse prendre à ses beaux discours. Ce photographe est marié : il a pour femme, une certaine Gina, jadis femme de chambre de Mme Werle, et que M. Werle a dotée pour la faire épouser à Hialmar Ekdal. Or — écoutez bien ceci, je vous en conjure — or M. Werle avait deux raisons pour conclure ce mariage : La première, c'est qu'il devait en conscience une réparation à Hialmar : cet Hialmar était le fils d'un petit fonctionnaire qui avait été dans le temps impliqué dans une affaire de vol, où il avait eu pour complice, un Werle, banquier, le frère de notre Werle, à ce que je crois, à moins que ce ne soit M. Werle lui-même. Ils avaient, de complicité, pratiqué indûment une coupe dans les forêts de l'Etat. Le banquier s'était tiré sans accroc du procès ; le petit fonctionnaire avait été condamné à la prison. M. Werle se trouvait donc obligé envers cette famille. C'est ainsi qu'il avait donné à Hialmar, avec une dot convenable, Gina pour femme et qu'il fournissait au père, revenu de prison, de petits travaux à faire qu'il payait au-dessus de leur valeur. L'autre raison était beaucoup moins honorable. Cette Gina, la femme de chambre de Mme Werle, avait été séduite par monsieur ; en sorte que M. Werle s'était passé le luxe de réparer sa faute envers un pauvre diable en lui faisant épouser sa maîtresse. De ce mariage est née une petite fille, qui a quinze ans environ quand le drame s'ouvre. C'est à elle que M. Werle a fait cadeau, d'un canard sauvage, pour qui elle s'est prise de l'affection la plus tendre. Ce canard vit dans un grenier, au-dessus de l'atelier de photographie, en compagnie de beaucoup d'autres bêtes, et surtout de lapins. Car Hialmar vit avec son vieux père, qui est à moitié fou. Cet homme, qui fut en son temps grand tueur d'ours, a gardé le goût de la chasse, et tous les jours il fait, dans le grenier, la chasse aux lapins, qu'il tue à coups de pistolet, croyant tuer des ours. C'est comme je vous le dis. Ainsi voilà la maison d'Hialmar : un vieux fou, le chasseur d'ours ; un détraqué, le photo-graphe ; la fille, une assez aimable personne, qui n'a d'autre coup de marteau que sa tendresse outrée pour le canard ; sa mère, une insupportable vieille, et, au grenier, le canard et les lapins, personnages invisibles et muets, dont l'un, le canard, jette son ombre sur toute la pièce. Cette collection d'aliénés s'enrichit d’un autre toqué qui est plus toqué encore que tous les autres. Car on croirait, quand on assiste à une pièce de ce genre, se promener dans un préeau de Charenton. C'est Gregers, le fils de Werle. Ce Gregers est une sorte d'Alceste illuminé. Il veut réformer le monde et établir sur la terre le règne de la justice et de la vérité. Il a surpris le secret de la conduite de son père envers Hialmar ; il la lui reproche violemment ; il se pose en juge ; il lui dit que si sa mère est morte c'est le chagrin qu'elle a conçu des relations établies entre M. Werle et sa femme de chambre, cette femme de chambre qu'il n'a pas craint de faire épouser à ce pauvre Hialmar. Il maudit son père, lui déclare qu'il ne remettra plus les pieds sous son toit, et s'en va demander l'hospitalité au photographe, à qui il se promet d'ouvrir les yeux. Et il se tiendra parole. Un de nos confrères disait plaisamment que le Canard sauvage, c'était Doit-on le dire ? et le Misanthrope et l'Auvergnat fondus ensemble dans Hamlet. Vous imaginez le désordre que cette révélation jette dans le ménage du photographe. Ce phraseur en profite pour se répandre en récriminations et en doléances ; il veut chasser sa femme. ll conçoit même des doutes sur sa paternité. Si sa fille Hedwig, n'était pas de lui ! Il interroge Gina, qui lui répond qu'elle n'en sait rien. Ce qui augmente encore ses doutes, c'est que M.Werle est aveugle, et que la petite Hedwig est menacée de cécité. Voilà la maison en feu, Hedwig se désole : comment ! son père et sa mère qui étaient si unis vont se séparer ! Comment ! son père qui l'aimait tant, la repousse à cette heure ! Que pourrait-elle bien faire pour le ramener ? Il y a dans la pièce un médecin, qui semble être le raisonneur de nos vieilles comédies. C'est lui, au reste, qui, tout à l'heure, nous donnera la clef de tous les mystères, canard à part, bien entendu. Il prend Hedwig à part et lui dit : « Il n'y aurait qu'un moyen de montrer à ton père que tu l'aimes par dessus tout, ce sérait de lui sacrifier ce que tu aimes le plus au monde : ton canard sauvage. » La jeune fille, à cette proposition, frémit d'horreur. Nous ne voyons pas trop, nous autres, quel plaisir ça peut faire à ce photographe qu'on tue ce canard ; mais le médecin, qui est l'homme raisonnable du drame, est persuadé que le sacrifice de ce canard remettra la paix dans le ménage. Hedwig hésite longtemps ; mais enfin elle cède. Elle tuera donc son canard : elle s'arme d'un pistolet, du pistolet avec lequel son grand-père fait la chasse aux lapins, et monte au grenier ; on entend un coup de feu ; on n'y fait pas attention ; on croit que c'est le vieux maniaque qui se livre à son plaisir favoir. On est stupéfait de le voir entrer: — Ce n'était donc pas vous ?... Mais qui donc, alors ? On va voir ; on trouve Hedwig morte. Elle avait miéux aimé se tuer elle-même que de tuer son canard. Eh bien ! nous avions déjà vu tant d'insanités dans cette pièce lugubre que ce dénouement ne nous a pas trop étonnés ; à vivre avec des fous, durant deux ou trois heures, on perd le juste sentiment des choses et l'équilibre de sa raison. Et puis nous étions à ce moment-là enchantés, car l'auteur venait d'éclairer sa lanterne, et la lumière (une lumière soudaine et imprévue) avait été projetée en arrière sur tout ce qu'on avait fait défiler sous les yeux dans la nuit. Le médecin nous avait exposé que le monde ne vivait que d'illusions, que vouloir les arracher aux gens, c'était leur enlever le seul bonheur dont ils pussent jouir ; que Gregers, avec sa manie de dire la vérité aux gens pour les réformer, est un simple, « blagueur », et l'auteur nous avait ainsi expliqué sa pièce, à la dernière scène, comme dans leurs phrases les Allemands mettent à la fin le verbe, sans lequel la phrase est incompréhensible. Nous avions compris alors, revoyant le chemin parcouru, que tous les personnages d'Ibsen étaient des illusionnés, comme le fou du poète Horace, qui croyait que tous les vaisseaux entrant au Pirée lui appartenaient : illusionné, ce vieux chasseur, qui croit tuer des ours en forêt, en tirant des lapins dans un grenier ; illusionné, le faux artiste, l'inventeur raté ; illusionnée, la petite fille qui vit dans un rêve de poésie mystique. Un prétendu sage, un illusionné de la sagesse, leur énlève ces illusions, et les voilà tous horriblement malheureux, et la petite fille, succombant à son chagrin, préfère le suicide à l'évanouissement de son rêve. Mais, mon Dieu ! que tout cela est peu clair ! La pièce, en somme, a paru déconcerter et ennuyer le public. Est-ce à dire qu’elle soit indifférente ? Non, sans doute ; elle est obscure, elle est incohérente ; elle est insupportable. Mais il s'en dégage (à la réflexion plutôt que sur le prémier moment) une impression profonde. Le rôle du photographe est curieusement observé ; celui de l'illuminé Gregers est d'un rendu étonnant ; il y a surtout un personnege qui est délicieux, c'est celui de là petite Hedwig, toujours canard à part. C'est bien la jeune fille innocente, tendre, rêveuse, avec un je ne sais quel goût de phraséologie mystique, qui paraît pleine de saveur sur les lèvres de cette vierge du Nord. Il a été joué à ravir par Mlle Meuris, une ingénue d'un naturel exquis, d'une grâce flottante et éparse qui a tourné toutes les têtes. Antoine est excellent dans le rôle du raté phraseur, et Grand a joué, avec un peu de monotonie, mais ce n'est pas sa faute, le personnage étant tout d'une pièce, celui de l'illuminé Gregers. C'est un comédien fouilleur et dont je prise fort le talent. Les autres rôles, qui sont moins importants, ont été remplis avec soin ; l'ensemble est presque toujours excellent chez Antoine. On a beaucoup admiré le décor du second acte, qui est en effet d'un arrangement très ingénieux. Nous l'avons payé par un entr’acte d'une heure cinq. Je sais que je ne gagnerai rien sur Antoine ; mais je ne cesserai de lui répéter qu'on parle trop bas chez lui. Quand une pièce n'est déjà pas par elle-même aisée à comprendre, il est terrible d'en perdre un bon quart. Ajoutons qu'il a un goût fâcheux pour les effets de nuit. Jamais chez lui on ne lève la rampe. Au troisième acte, il y a dans le texte cette phrase qui m'a frappé : « Nous sommes en plein jour... » On n'y voyait goutte sur le théâtre. On sort de ces représentations avec un grand mal de tête ; car il a fallu prêter l'oreille tout le temps, avec une extraordinaire, intensité d'attention, et il a fallu tenir les yeux écarquillés. C'est payer cher un plaisir qui n'est peut-être, pour ceux qui le goûtent, qu'une illusion de plaisir. (...) FRANCISQUE SARCEY.