HENRICK IBSEN. Je ne me propose point d'écrire ici une étude sur le théâtre d'Henrick Ibsen. Mon but est plus modeste et plus limité. Je n'ai d'autre intention que de conter aux lecteurs de COSMOPO- LIS l'accueil que depuis tantôt huit ans le dramaturge norvégien a reçu en France, d’en suivre les manifestations, qui ont été fort diverses, et de donner, s’il se peut, les raisons philosophiques et de l'enthousiasme des uns et de la défiance des autres. Ne cherchez pas autre chose dans cet article; vous ne l'y trouveriez pas. Je ne veux être pour vous que l’homme qui revient d’un voyage et qui, comme le pigeon de La Fontaine, se contente de dire : — J'étais là ; telle chose m’advint.… C'est, si je ne me trompe, en 1889, que le nom d'Henrick Ibsen à été jeté chez nous à la grande foule. A la grande foule, c’est peut-être trop dire; parlons mieux : au clan des lettrés et des amateurs de théâtre. Il parut chez l'éditeur Albert Savine, deux pièces signées de ce nom encore inconnu à Paris, traduites du norvégien par M. Prozor et présentées par un écrivain dont nous estimons tous et le sens droit, et le goût fin, et l'esprit largement ouvert aux littératures exoti- ques: M Edouard Rod. Ces deux pièces, c’étaient: les Reve- nants et la Maison de Poupées. M. Edouard Rod avait mis en tête du volume une préface des plus sensees et des plus modestes, qui était fort propre à concilier au poète scandinave la sympathie des Parisiens : “Je ne sais,” dit M. Rod, “si cette vigoureuse peinture de mœurs qui paraîtront sans doute très éloignées des nôtres, trouvera quelque écho parmi nous ; je me demande, surtout, si deux des pièces les plus étranges peut-être qu’il ait écrites ne produiront pas un simple effet d'étonnement et n’inspireront pas la méfiance; Ibsen n’est pas de ceux qui s'imposent tout de suite et sans lutte. Dans son propre pays, chacun de ses ouvrages a soulevé des tempêtes. A la lecture, ils surprennent d'abord; ce n’est que peu à peu qu'on en pénètre la rude saveur. Ce n’est que lorsqu'on à réussi à se familiariser avec leurs personnages si différents de nous: pasteurs, consuls, chambellans, bohèmes qui ressemblent à des scaldes ; gentils- hommes campagnards dont la paisible existence recouvre des tragédies tout intérieures, qu’on en sent toute la puissance et toute la portée. Ils n'ont pas la séduction immédiate des romans russes ; mais ils en ont une autre, plus graduelle, plus lente, qui s’exercera certainement ici comme elle s’est exercée ailleurs, et qui fera du nom aujourd'hui inconnu d’Ibsen, un nom presque populaire, au même titre que ceux de Dostorewski, de Dickens et de Tourgénieff.” Ce coup de cloche n'aurait peut-être pas suffi pour éveiller des attentions fort distraites. C’est une remarque qu'on a fait souvent. Les Français, et surtout les Parisiens, qui adorent le théâtre, ne se mettent presque jamais en peine de lire une œuvre dramatique qui n'a pas été jouée. Nous avons chez nous un dicton qui a passé en proverbe : “Il faut voir une pièce aux chandelles.” Oh ! quand elle à été représentée et qu’elle à eu du succès, les éditions s’enlèvent. Nous aimons à retrouver, en lisant la brochure, la voix et le geste des acteurs qui nous, ont traduit le tout. Mais il ne faut pas nous demander de nous former une opinion sur un drame qui n'a pas subi l'épreuve de la rampe. Il n'existe pas pour nous, à plus forte raison si ce drame nous vient de l'étranger. Est-ce fatuité folle? est-ce sérieuse conviction de notre supériorité réelle dans les choses de l'art dramatique? Nous sommes persuadés qu'il n'y a de théâtre que chez nous; que toutes les scènes de l'univers vivent de nos imiettes, que dans cet ordre d'idées les étrangers ne comptent pas ; c'est, comme on dit en politique, une quantité négligeable, J'imagine que nous ne fûmes pas cinq cents qui, la première année, répondimes à l'appel de M. Edouard Rod, et nous in quiètimes de ce génie que l’on nous signalait à l’horizon de la Scandinavie. Il se trouva par un heureux hasard qu'aux mois de juillet, d'août et de septembre M. Jules Lemaitre, le critique des Débals, s'était en allé, selon son habitude, passer quelques semaines de villégiature dans sa province, aux environs d'Orléans, et qu'il n'avait pas de pièces nouvelles pour fournir de matière à ses lundis. M. Jules Lemaitre est un des esprits les plus agiles et les plus inquiets de ce temps. Il veut tout connaitre et sait comprendre tout. Il se plaît à ouvrir, à l'aide d'une analyse aigüe, les œuvres les plus fermées, à y pénètrer, à se les expliquer à soi-même et aux autres. Le volume publié par M. Edouard Rod fut pour lui une bonne fortune. C'était un sujet d'article. Et quel sujet d'article ! Des œuvres extrèmement curieuses et qu’un petit groupe d'initiés proclamait du premier coup des chefs-d'œuvre. Non que Jules Lemaitre se laissat prendre à ce mot de chef-d'œuvre. Oh! ce n'est pas lui qu s'emballera jamais, qui s'oubliera à crier dans un trans- port d'enthousiasme : “ Oyez une merveille !” Il est de ceux qui ne sont jamais dupes de leurs admirations. Il n'ya rien de plus amusant à ce point de vue que le début du feuilleton dans lequel il s'occupa pour la première fois d'Ibsen. Il est clair qu'il avait été secoué par la lecture des deux pièces d’Ibsen; qu'il avait trouvé là une certaine saveur in- accoutumée et singulière, dont il avait été étonné et ravi; et qu'en même temps son bon-sens profondément gaulois et son goût purement classique avaient été offusqués souvent, blessés quelquefois. Il tâche de se rendre compte de cette double sensation : « Sous cette forme de la traduction,” écrit-il, “sous ces mots français qui recouvrent un génie qui ne l'est pas, de vieilles vérités ou des observations communes me font l'effet de vérités singulières. Je veux y trouver et j'y trouve une saveur singulière, une couleur, un parfum. Je m'imagine que les étrangers unissent aux raffinements de sensibilité et de pensée des écrivains tard venus, une candeur et une sin- cérité de primitifs. Et je m’excite sur eux, et je ne suis pas loin de me dire, moi aussi, que nos auteurs dramatiques sont assurément de meilleurs ouvriers, mais qu'ils sont loin de l'humanité profonde et de la tranquille audace d’un Ibsen ou d’un Ostrowski. “ Puis,” ajoutait Jules Lemaïître, “je ferme le livre, je me calme; je laisse s’ordonner en moi des souvenirs et s’ins- tituer des comparaisons. Ces ouvrages qui m'ont frappé çà et là par leur incontestable beauté et plus encore peut-être par l'étrangeté de l’accent, je m'aperçois que le fond n'en est probablement pas si nouveau qu'il m'avait semblé tout d'abord: car on le retrouve dans des livres à nous, dans des livres que nous avons déjà presque oubliés, ingrats que nous sommes ! Et alors je ne cesse pas d'estimer, ni même d'admirer les étrangers ; et je les remercie du petit frisson de plaisir et d'enthousiasme qu’ils m'ont donné. Mais ils ne m'en font plus tant accroire. Je vois qu'au bout du compte ce que j'ai le plus sincèrement aimé, c'est ce par quoi ils nous ressemblent. J'ai assez voyagé; je referme ma porte sur moi, je redeviens latin et gaulois; et je reprends mes défiances et mes tendresses étroites de paysan autochtone, peint par Bourget.” Quoi qu'il en püût être de ces restrictions et de ces malices, les feuilletons où revivaient les deux principales œuvres d'Ibsen n'en firent pas moins de bruit, et l'attention du monde lettré fut sérieusement appelée sur le maitre nor- végien. Il faut rendre à César ce qui appartient à César. M. Jules Lemaitre peut se vanter de nous avoir, avec son sourire ironique, révélé le nom et l’œuvre d’Ibsen. Ce n'est en effet que deux ans après, en 1892, que parut chez nous le volume de M. Auguste Erhardt: Henrick Ibsen et le Théâtre contemporain, qu'il faut lire, sans doute, avec réserve, — car c'est un panégyrique plutôt qu’une étude,— mais qui n'en est pas moins ce que nous avons en France de plus complet sur la matière. Jules Lemaitre a donc été le précurseur, — un précurseur sceptique: St- Jean à la rôtisserie de la reine Pédauque. C'était juste à ce moment-là (en 1889), que la Théâtre libre battait son plein. Il traversait ce qu'on a depuis appelé la période héroïque de son histoire. Antoine, qui n’avait encore donné que deux œuvres exotiques : La Puissance des Ténébres de Tolstoï et le Pain d'Autrui de Tourgénieff, sentait bien que ce serait pour son entreprise un redoublement de sympathie, s'il découvrait chez une nation étrangère un filon inexploré, s'il nous apportait un Shakespeare. Est-ce Jules Lemaître qui le mit sur la voie ? est-ce M. Prozor, le traducteur du maitre ? est-ce quelqu'un des jeunes gens qui avaient mis dans la réussite du Théâtre libre une espérance de rénovation dramatique ? Je n’en sais rien ; et nous n’en saurons jamais rien sans doute, car M. Antoine préfèrera avouer qu'il a tout seul découvert Ibsen. Ce petit problème, au reste, n’a pas grand intérêt. Ce qu’il importe de savoir, c’est que le directeur du Théâtre libre prit la résolution de monter les Revenants, et que la chose fut annoncée urbi et orbi, avec un grand fracas de tambours et de trompettes. Non, vous n'imaginez pas—il faut avoir vu cela pour le croire—l'effroyable rumeur qu'excita cette nouvelle. Ce fut durant toute une quinzaine un tapage assourdissant de réclames dans les journaux, aucun ne voulant rester en arrière du voisin, tous enchérissant à l’envi les uns sur les autres. C’étaient chaque matin des biographies d’Ibsen, des détails à l'infini sur sa maison, son cabinet de travail, sa façon de composer, l’encre dont il se servait, l'heure et les menus de ses repas. Et quels panégyriques ! C'était un art nouveau qu’on nous apportait de Norvège; il ne resterait plus rien, après ce triomphe, de notre antique art national: Le soleil s'est levé ; disparaïissez, étoiles ! Toutes les revues des jeunes abondaient en sarcasmes contre ceux qu'on supposait devoir se montrer quelque peu réfractaires. On les traitait par avance d’idiots, de ramollis, de goîtreux ; c'étaient (suprême injure !) des académiciens, ou tout au moins des gens que guettait l’Académie, gens de cervelle usée, incapables de comprendre le verbe nouveau, et sur lesquels il fallait s'asseoir. Je me rappelle, comme si c'était hier, cette inoubliable soirée du 30 mars 1890, où nous fut donnée au Théâtre Mont- parnasse la première représentation des Revenants — traduction de M. Rodolphe Darzens — et l'on avait eu bien soin de nous prévenir que ce n'était pas une adaptation plus ou moins proche : c'était une traduction littérale ; on ne s'était pas permis de changer un mot au texte du maître. Le bataillon sacré des Ibséniens était à son poste, l'air menaçant et les yeux agressifs. C'était dans toute la salle un frémissement d'attente : Deus, ecce Deus ! On sentait que si quelque iconoclaste se fût permis l’horrible inconvenance de laisser échapper un geste de doute, il eût été roulé sous le mépris et l'injure. Les Revenauts d’Ibsen, ce n'était pas, à vrai dire, une pièce qu'on jouait sur un théâtre ; c'était un office religieux que l’on célèbrait dans un temple ; il était coupé de temps à autre par des cris furieux d'enthousiasme ; mais le reste du temps c'était une ardeur d’attention, une ferveur de respect que personne ne se serait avisé de troubler. Combien y avait-il de profanes dans l’assemblée ? Je l'ignore. Il s'en trouvait pourtant ; je le sentais à des regards éperdus et navrés que me lançaient des impies, forcés au silence par la gravité de ces mystères. Et Dieu sait pourtant si le sang nous bouillait dans les veines. Dans les Revenants, comme dans la plupart des pièces d’Ibsen, tout se passe en conversations, en questions philosophiques agitées et débattues par des gens qui ne prennent pas soin de les expliquer clairement. Chacun des personnages exposait tour à tour son état d'âme, et ces âmes nous paraissaient si extraordinairement différentes des nôtres, qu'il nous était presque impossible d'entrer dans les sentiments qui les animaient, de saisir les mobiles dont ils étaient poussés. Ajoutez—ça, ce n'était pas la faute d’Ibsen, mais nous n’en souffrions pas moins — ajoutez que tous Îles acteurs d'Antoine et Antoine lui-même affectaient de parler bas, comme on fait à la messe dans une église, et parlaient presque toujours de dos, pour imiter la nature, disaient-ils, comme s’il était plus naturel de montrer au public son dos que son visage. C'est à peine si nous entendions une moitié du dialogue ; nous n’en étions que plus gênés et nous avancions à tâtons dans ces consciences brumeuses. Madame Alving a épousé pour sa fortune un homme riche qui était honteusement dissolu. Elle l'a pris en horreur, s’est sauvée un jour dé chez son mari, est allé trouver le pasteur Mauders, qu’elle aimait en secret et dont elle se savait aimée, et lui a dit: , — Me voilà ! prenez-moi, je suis à vous ! Le pasteur était un homme candide, attaché à ses devoirs, respectueux des convenances sociales ; il a fait de la morale à cette détraquée ; il l’a ramenée à la maison conjugale et lui a enjoint d'y rester : — La créature humaine, lui a-t-il dit, n’a pas été mise au monde pour vivre heureuse, mais pour faire son devoir. Il a pu croire que son sermon avait porté ses fruits ; car de- puis lors Madame Alving est restée en tête-à-tête avec son mari, qu'elle à gardé de tout scandale. Elle a par précaution écarté son fils du foyer paternel ; elle l'a envoyé à Paris étudier la peinture pour laquelle il marquait des dispositions, Elle à perdu et enterré son mari, qui est mort comblé de hénédic- tions pour les bonnes œuvres qu’elle a constamment faites sous son nom. Dix ans se sont passés depuis ; elle a consacré une partie de sa fortune à bâtir un asyle qui portera le nom de ce mari. Le jour d’inaugurer cet asyle est venu, et c'est à ce moment que s'ouvre le feu. Mauders doit présider la cérémonie et le fils de Madame Alving, Oswald, est revenu de Paris pour y assister. C’est alors que l’auteur nous révèle, dans une suite de conversations, les dessous de cette histoire. Mr. Alving est resté jusqu’à sa mort le débauché qu'il avait été au début de son mariage. Sa femme a eu le courage de veiller sur ses orgies solitaires, afin que le scandale n’en transpirät pas au dehors. Cet indigne mari avait pris pour maitresse sa servante, dont il avait eu plus tard une fille, Madame Alving avait un jour surpris les deux amants, au moment où la femme de chambre, se défendant, criait à son maitre :—‘ Finissez, monsieur le chambellan!” Elle a chassé la servante, mais elle a gardé la fille, Régine, dont elle a fait une femme de chambre. Cette fille est aujourd’hui une petite drôlesse très effrontée, qui ne demande qu'à mal tourner. Elle a en elle le sang de sa mère, qui était une femme perdue. Elle ne sait pas qui est son vrai père ; car sa mère a épousé, grâce à la dot que lui a donnée Mr. Alving, un menuisier, Engestrand, qui à reconnu l'enfant et qui vient de temps à autre le voir chez sa protectrice. Cette Régine vit donc sous le toit de Madame Alving, et elle a déjà dans son cœur pervers jeté son dévolu sur le fils de la maison, qui vient de revenir et qu’elle ignore être son demi- frère. Oswald, de son côté, l’a remarquée, sans que la mère se soit aperçue de cet amour. Cette mère ne se doute pas que l'inceste se prépare dans l’ombre. Tout à coup elle entend dans la chambre à côté les mots qui ont déjà si douloureusement frappé son oreille autrefois : “Finissez donc, monsieur le chambellan !” C’est le frère qui lutine sa sœur.— “Oh! Îles revenants,” s’écrie-t-elle, “les revenants !” Sur ce mot, toute la salle se pâme d’admiration. Voilà, s'écrient ces jeunes gens, qui est nouveau, original, curieux... Moi, il me semble qu'il n'y à en cette affaire que le mot de revenants qui soit nouveau. C'est l'antique fatalité qui reparaît sous les noms plus scientifiques d’hérédité et d’atavisme, Elle plane, cette fatalité, sur la maison qu’a empoisonnée le père. Oswald né d'un sang vicié est promis à la folie, Sa mère le voit avec épouvante s’attarder devant une table chargée de liqueurs. Il n’a plus d'autre joie que de boire et de songer à l'amour. L'amour pour lui c’est Régine; il veut que Régine boive avec lui ; il parle avec concupiscence de ses formes opulentes, Et la mère, qu'est-ce qu'elle dit de tout cela ? La mère, elle fait monter du champagne ! Elle fait monter du champagne. Et comment ? Et pour- quoi? C'est qu'il s’est produit chez elle un de ces subits retournements d'âme, avec lesquels nous nous sommes fami- liarisés depuis que nous avons vu La Maison de Poupées et quelques autres pièces d’Ibsen, mais qui étaient bien faits pour déconcerter notre goût de logique. Mme Alving s’est dit qu’elle s'était peut-être trompée en sacrifiant “la joie de vivre” aux prétendus devoirs qu’impose la morale et dont le monde exige l'accomplissement. Elle éclate à la fin ! elle a été par trop dupe de la vie et par trop bête! Finie, la foi ! finie, la règle ! finis, le respect, la superstition de ce qui est convenable ! Le temps est passé pour elle de ressaisir le bonheur ; mais son fils sera heureux. C'est son plaisir de boire ; il boira; c’est sa joie de caresser les formes opulentes de Régine qui est sa sœur ; il les caressera. Pourquoi non? Rien, s'écriait à ce propos bien plaisamment M. Jules Lemaître, rien n'arrête une Norvégienne en rupture de puritanisme. Nous ne sommes pas au bout de nos étonnements. Régine apprend de quel père elle est née, et la voilà qui tout à coup, sans dire gare, se tourne vers sa bienfaitrice : “ Oh ! vous avez fait de moi une femme de chambre ! Eh bien ! je m'en vais; ma mère était une fille perdue ; je serai une fille perdue, comme elle !” Elle sort en faisant derrière elle claquer les portes et s’en va chez son père légal, le vieil Engestrand, qui vient de fonder, avec l’argent qu'il a soutiré à ce grand nigaud de pasteur, un établissement hospitalier où les matelots trouveront des filles à leur gré. C'est là qu’elle ira, elle aussi, goûter la joie de vivre et de se venger. Oswald reste seul avec sa mère. Il est malade, il souffre, Oh ! si l'on ne lui avait pas enlevé Régine, elle lui aurait rendu le service dont il a besoin. —“ Et quel service ? ne puis-je te le rendre ?” Le service, c'est de l’empoisonner avec une dose de mor- phine qu’il tire de sa poche. Et la pauvre femme se résigne ; elle promet ; il se calme. Il murmure d’une voix faible: “le soleil ! le soleil!” et tandis qu'elle se désespère, hésitant si elle versera le poison, il répète d’une voix d'enfant qui se plaint : “le soleil ! le soleil !” Sur ce mot, les applaudissements éclatent furieux; on trépigne, c’est du délire! Un des initiés m'explique le pourquoi de cette explosion. C'est que la pièce qui se termine par ce cri: “le soleil !” s’est ouverte par cette phrase : “Oh! comme il pleut!” La pluie, me dit-il, a été comme la basse continue et mélancolique qui accompagne ce drame et en accentue a tristesse. Du soleil ! du soleil! C’est le soleil ‘qui manque, et ce soleil à la dernière scène symbolise la joie de vivre retrouvée. Ces explications me font douloureusement comprendre que je n’ai pas l’âme ibsénienne. Moi, lorsqu’au premier acte on me dit qu’il pleut, c'est qu'on veut m'apprendre qu'il pleut ; je ne vois pas plus loin ; je manque d'imagination. Ce détail qu'on m'a donné ne me touche pas autrement, et je n’y pense plus dès que le drame s'engage. Je n’y pense plus ; donc c'est comme s’il ne pleuvait pas. Car au théâtre, il n’y a que ce qu’on voit qui existe. Le lendemain, ce fut dans toute la presse, dans presque toute la presse, un universel hosannah ! Augier, ni Dumas, ni les autres n’existaient plus ; pour un peu, on aurait jeté Molière par-dessus bord. Et moi, je me disais tout bas : Je voudrais bien savoir ce qu'en pensérait le public, j'entends, le vrai, le grand public. Il était convenu que le Théâtre libre ne pouvait donner que deux représentations des pièces qu’il montait. Pour emplir ces deux salles, il suffisait du petit nombre des initiés, que suivait le troupeau des snobs, Les snobs, c'étaient pour nous ceux qui, sans avoir de goût personnel, affectaient, pour avoir l'air d’être dans le mouve- ment, une admiration qu'ils ne sentaient pas, dont ils eussent été incapables de se rendre compte. Je crois bien que c’est Henrick Ibsen qui a fait la fortune de ces deux mots : snob et snobisme, d'usage courant aujourd’hui. L'épreuve n’a pas encore été faite pour aucun des drames d'Henrick Ibsen, qui tous ont été joués chez nous sur des théâtres irréguliers ou dans des spectacles d'exception. Je n'en sais qu'un qui aurait chance de la subir avec succès. C'est Norah, ou la Maison de Poupées, qui fut donnée par le Vaudeville en 1894, en soirée d'abonnement. C’est que Norah est une pièce française, faite avec des procédés que ne désavouerait point Sardou, fort jolie d’ailleurs et toute pleine de scènes qui sont d’une vérité et d’une grâce exquises. Il y en a une qui est délicieuse : Norah se trouve dans une situation où elle a absolument besoin d’une assez grosse somme, C’est une très honnête femme, excellente mère de famille et qui adore son mari, à qui elle ne peut pourtant pas se confier en cette occasion. Elle a près d’elle le docteur Ranck, un homme fort riche, ami de la maison, qui a beaucoup vécu et qui est si démoli qu'il parle sans cesse de sa fin prochaine. Elle prend son courage à deux mains ; elle lui laisse entendre qu’elle a un service à lui demander. Mais comme l’autre lui dit pour l’encourager : “ Je vous ai toujours aimée ; je n’ai jamais osé vous l’avouer ... etc.’ elle écoute interdite, navrée.— Comment demander de l'argent à un homme qui vient de lui faire cette déclaration ? Elle se lève triste, passe devant lui et se retire :—- “C'est dommage,” soupira-t-elle. . Cela n'est-il pas ravissant ? Eh bien ! ce n’est pas cela, ce ne sont pas même les scènes si aimables du premier et du second acte qui ont emporté le plus d’applaudissements, qui ont été le lendemain louées dans les journaux avec le plus de vivacité. C’est le dénouement, ce dénouement que guettaient, pour se pâmer, messieurs les Ibséniens, et qui nous plongea, nous, dans la stupéfaction. Il se fait sur un retournement d'âme aussi inattendu qu’injustifié. Norah, à qui son mari, mis au courant de l'affaire, a pardonné, passe un instant dans sa chambre et rentre en costume de voyage : —“ Je m'en vais,” lui dit-elle en substance ; “je te quitte, je quitte la maison, je quitte les enfants. Je ne veux plus les revoir.” Le mari la regarde étonné, et il y a de quoi. — C'est,” reprend-elle, “que tu ne m'as pas compris. Tu m'as toujours traitée en petite fille, en oiseau jaseur, en poupée. J'ai une personnalité, comme toi. Je m'en vais là où je pourrai être moi, à mon aise, et en toute liberté.” Elle part et le rideau tombe. Prenez garde qu’il n'avait été question de rien de pareil dans la pièce. Ce revirement si brusque nous surprenait à l'impro- viste. Oh! de quels yeux effarés nous nous regardions, nous qui n’étions point dans le secret d’Ibsen, nous qui ne nous doutions pas que Norah, cette jeune femme enjouée, que nous eussions crue échappée du répertoire de Sardou, fût un symbole scandinave, le symbole de la revendication du droit qu’a chaque être vivant à la possession de soi-même ! Symbole à part, Norah est une charmante comédie et je ne serais pas étonné qu’elle finit par s'acclimater sur nos scènes de théâtres parisiens. On finira par s’habituer au dénouement, car dans une œuvre qui a passé chef-d'œuvre on ne tient plus compte des défauts, pour l’excellente raison qu’ils ne sont plus sentis. Mais Norah était une pièce trop voisine des nôtres pour tenter d’abord les chercheurs de nouveautés, dont l’arrière- pensée secrète était d'étonner — nous disons sur les boulevards : d'épater — le bourgeois et même ceux des lettrés qui ont l’impardonnable tort de penser et de sentir comme les bourgeois. Avant que le Vaudeville nous donnât la Maison de Poupées, on nous avait offert le Canard sauvage et Hedda Gabler en 9x, la Dame de la Mer en 92, Un Ennemi du Peuple en 93, Sohlness le Constructeur en 94. Nous eûmes encore en 95, après l’appari- tion de Norah au Vaudeville, le Petit Eyloff et Brand en 95. Vous voyez par cette énumération que tout Ibsen y a passé, et que si nous n’en avons pas pris le goût, ce n’est pas au moins faute de le connaître. __ Peut-être après cela l'avons nous connu mal. Toutes ses œuvres (sauf Norah) ont été montées sur des scènes irrégu- lières, par des impresarii qui semblaient prendre à tâche d'augmenter encore, par la façon dont ils jouaient l’œuvre, l'impression d’étrangeté qu’elle devait nécessairement laisser à des âmes françaises. Les artistes chargés de l'interprétation, au lieu de dire leurs rôles, les psalmodiaient d’une voix blanche et triste ; c'était, nous disaient les critiques dévoués à ce nouvel art, pour bien marquer que les personnages d’Ibsen étaient des êtres qui vivaient dans une monde fantômal, d'une vie sym- bolique. Ils nous assuraient que ce plain-chant monotone était la diction même exigée par l'auteur et pratiquée en Allemagne. Etait-il aussi d'usage en Allemagne de jouer ces pièces dans la nuit? Je l’ignore ; mais nos metteurs en scène ne manquaient pas, aussitôt que se levait le rideau, de baisser la rampe, en sorte que les personnages avaient l'air d'ombres se promenant dans l'ombre. Je me souviens qu’à l’une de ces pièces, il y avait en scène deux femmes, et que l'une ayant dit à l'autre :—“As-tu fini de coudre cette robe ? ” —je m'avisai de me pencher vers mon voisin :—“ Mais à quelle lumière coud-elle ? lui demandai-je ingénuement. C'était un Ibsénien. Il me lança un regard chargé de mépris, Les Ibséniens, ou pour user d’un terme plus général, les Estliètes—c'est ainsi qu'ils se nommaient et qu’on les appelle encore aujourd’hui, —avaient adopté une tenue et une coiffure particulières auxquelles ‘ils se reconnaissaient. Hommes et femmes étaient arrangés à la Botticelli ; ils emplissaient toute une partie de la salle et jamais ne vit-on sectaires plus in- transigeants et plus farouches. Quand on faisait mine de ne pas applaudir, et si l’on avait le malheur de bailler, c'étaient des cris féroces: “à la porte! les muffles !” Muffle était l’épithète courante, Combien de fois n’ai-je pas été, tantôt avec violence, tantôt sur un mode ironique, traité de muffle ! Simple muffle, double muffle, triple muffle, l'adjectif de numération variant seul. Je ne m'en porte pas plus mal. C'est autour du Canard sauvage que se livra,—je ne dis pas la première, parce que les Revenants l'avaient précédée, —mais la plus grosse bataille, la plus turbulente, la plus acharnée. Cinq ans ont déjà passé par là-dessus. Cinq ans, un siècle ! Nous sommes revenus tous à des sentiments plus humains ; je crois bien que quelques-uns de ceux qui ont failli se battre pour le canard symbolique confesseraient aujourd’hui que ce symbole n'était pas des plus clairs, puisqu'on l'a expliqué le lendemain de trois ou quatre façons différentes. Peut-être souriraient-ils à ce mot de Brand, le célèbre critique, qui avait mis le propos dans la bouche d'Henrick Ibsen : _" Moi,” me disait Henrick Ibsen, “je commence par faire une pièce ; et puis j'attends, pour la comprendre, que les com- mentateurs me l’aient expliquée.” Mais quelle explosion de fureur quand je citai la phrase qui n'était pourtant de moi, et qui m'avait paru plaisante! Et nous . .. nous, mon Dieu! nous ne sommes pas tout à fait les muffles que l'on veut bien dire. Nous avions senti comme les autres l'extrême mérite de certaines parties de la pièce, Nous avions été très frappés de la vie intense qu’Ibsen verse dans ses personnages. Le rôle du photographe nous avait paru d’une observation curieuse ; celui de l'illuminé Gegers d’un rendu étonnant; et combien délicieux celui de la petite Hedwig, cette jeune vierge scandinave si ingénue, si tendre, si réveuse, avec un je ne sais quel goût de phraséologie mystique qui nous avait ravis. Nous eussions pris plaisir à rendre justice à ses qualités ; mais on nous condamnaït à l'admiration en bloc, et quelle admiration ! haletante, trépidante, forcenée ! Nous regimbions. Nous faisions remarquer combien la pièce était malaisée à comprendre et à suivre. Ibsen ne prend jamais soin de nous présenter ses personnages, non plus que de nous exposer l'idée ou la donnée de la pièce. Les personnages arrivent sur la scène et se mettent à causer de leurs affaires, sans que nous sachions qui ils sont eux-mêmes et quelles sont ces affaires, Durant les deux premiers actes, il est impossible—mais absolüment impossible— malgré l'attention la plus soutenue, de deviner de quoi il est question, pourquoi les gens qui parlent disent telles choses et non d’autres. Je sais bien que peu à peu l’action s’éclaircit, les caractères se dévoilent, et que l’on “aperçoit quelques traits de lumière épars qui illuminent ces ombres. Mais ce n’est pas la pure et sereine clarté dont nous sentons le besoin; nous marchons, les mains en avant, à tâtons, jusqu’au dernier acte, où un personnage (c'est un médecin dans Le Canard sauvage) lâche le mot qui éclaire une foule de coins restés obscurs jusque-là. Oh ! que je préfère les belles et lumineuses ordonnances de nos pièces, où le sujet dès l’abord est clairement exposé, les personnages marqués de traits reconnaissables, où le reste se déduit logiquement des prémisses, sans qu’il y ait jamais dans l'esprit de l'auditeur une hésitation ni une incertitude. Et c'est même pour cela que j'ai, tant qu'il m'a été possible, mis en garde le public contre le répertoire d’Ibsen. Je craindrais qu’à limiter nous ne perdissions quelques-unes de nos qualités natives, et entre autres celle de la clarté, qui est parmi les plus précieuses. Je vois déjà percer dans quelques-unes des comédies qu'on nous donne l'influence du maître norvégien, que je n'estime pas salutaire. Chez lui nous désapprendrons le secret des compositions régulières et classiques. Je ne tiens pas à ce que nos esprits, baignés de la lumière latine, se coiffent exprès des brumes scandinaves, Il semble pour le moment que la guerre soit suspendue ; il y a une trève ; les combattants ne sont pas restés sur leurs positions ; ils se sont rapprochés. Il faut dire aussi que les deux dernières œuvres qu'on nous a jouées d’Ibsen : le Petit Eylof et Brand ne comptent pas, de l'aveu même des fana- tiques, parmi les meilleures. Elles ont été moins âprement défendues ; nous n'avons plus entendu voler les injures et les provocations dont ces messieurs ne se faisaient pas faute autre- fois. Nous avons reconnu de bonne grâce que dans ce Brand, d’ailleurs si décousu, si obscur, il y avait des traits de génie et deux scènes d’une incomparable beauté. On finira par s'entendre. Je souhaiterais, pour que la réconciliation se fit, qu’un théâtre régulier conviât le vrai public à entendre quelques-uns des drames d'Ibsen. Il devrait, à mon avis, commencer par la Maison de Poupées, qui est pour nous la plus aisée à comprendre qui choque le moins nos habitudes et nos goûts. Il faudrait continuer soit par les Revenants, que l’on pourrait discrètement émonder (liberté que prennent avec Shakespeare même les Anglais les plus respectueux de son génie), soit par Hedda Gabler. L'Ennemi du Peuple et Sohlness le Constructeur me paraissent des œuvres fort surfaites. On a cent fois déjà chez nous exposé les idées de revendication sociale et morale qui en forment le fond. Elle ne nous ont paru audacieuses que parce qu’elles nous sont revenues marqués de l’estampille scandinave. Ce sont les lieux communs de la littérature romantique de 1828. Antony, qui est fort démoli, et Lélia, qui l'est encore plus, déclamaient tout aussi rageusement et avec plus d’éloquence, contre la société et ses conventions. FRANCISQUE SARCEY.