2. De Rerir et de Völsungr, son fils Sigi devint un vieil homme. Il avait beaucoup d’envieux, si bien que, pour finir, ceux en qui il avait le plus confiance l’attaquèrent : c’étaient les frères de sa femme. Ils l’investirent alors qu’il s’y attendait le moins et qu’il avait peu de monde, il fut écrasé par le nombre et, lors de cette rencontre, Sigi périt avec toute sa hirð. Son fils, Rerir, n’était pas dans ce péril, il rassembla une si grande troupe parmi ses amis et les chefs du pays qu’il s’appropria et le pays et la royauté, après Sigi, son père. Maintenant qu’il estimait être assuré sur ses pieds dans ses états, il se rappela les offenses qui lui venaient de ses oncles maternels qui avaient tué son père, il rassembla une grande troupe et se porta contre ses parents avec cette armée, estimant que, même s’il n’avait pas fait grand cas de leur parenté, précédemment, ils l’avaient offensé, en sorte qu’il ne les quitta pas qu’il n’eût tué tous les meurtriers de son père, bien que ce fût excessif pour toutes sortes de raisons. Il s’appropria alors terres, états et biens. Et il devint plus important que son père. Rerir fit un gros butin et se trouva une femme qui lui parut lui convenir, ils vécurent ensemble très longtemps, mais ils n’eurent pas d’enfant pour reprendre leur héritage. Cela leur déplaisait fort à tous deux, ils prièrent avec grande ardeur les dieux de leur donner un enfant. On dit que Frigg entendit leurs prières et dit à Óðinn ce qu’ils demandaient. Celui-ci ne se trouva pas à court d’expédients, il prit sa propre fille adoptive, fille du géant Hrímnir, lui remit une pomme et la pria de la porter au roi. Elle prit la pomme, se donna la forme d’une corneille et vola jusqu’à ce qu’elle arrive à l’endroit où était le roi, assis sur un tertre. Elle laissa tomber la pomme sur les genoux du roi. Il la prit et pensa savoir ce que cela signifiait, quitta le tertre et alla chez lui trouver ses gens et la reine, qui mangea de cette pomme. Il faut dire maintenant que la reine découvrit bientôt qu’elle devait être enceinte, et pendant longtemps, elle ne put mettre au monde cet enfant. On en vint au moment où Rerir devait aller lever des troupes, comme c’est la coutume des rois quand ils veulent pacifier leur pays. Dans cette expédition, il se fit que Rerir tomba malade, sur quoi il mourut : il avait l’intention d’aller rendre visite à Óðinn chez lui, c’était le désir de beaucoup en ce temps-là. Pour ce qui est de la mauvaise santé de la reine, les choses continuèrent de même : elle ne parvenait pas à mettre l’enfant au monde, et six hivers durant, elle eut cette maladie. Elle découvrit alors qu’elle ne vivrait plus longtemps, elle demanda donc qu’on lui fît l’ablation de l’utérus et l’on satisfit à sa requête. Ce fut un garçon, et il était de grande taille quand il apparut, comme il fallait s’y attendre. On dit que ce garçon embrassa sa mère avant qu’elle mourût. On lui donna un nom et il fut appelé Völsungr11. Il fut roi du pays des Huns après son père. De bonne heure, il fut grand et fort, et très entreprenant en tout ce que l’on estimait impliquer épreuves viriles. Ce devint un très grand guerrier et victorieux dans les batailles qu’il livrait au cours de ses expéditions. Quand il fut pleinement adulte, Hrímnir lui dépêcha Hljóð, sa fille, que l’on a déjà mentionnée lorsqu’elle apporta la pomme à Rerir, père de Völsungr. II l’épousa donc, ils vécurent longtemps ensemble et leur ménage fut excellent. Ils eurent dix fils et une fille. Leur fils aîné s’appelait Sigmundr, et leur fille, Signý. C’étaient des jumeaux et, des enfants de Völsungr, c’étaient les plus beaux et les plus éminents en toutes choses, et ils étaient en outre très puissants, chose qui a duré longtemps et que l’on a hautement louée, savoir, que les Völsungar ont été fort tyranniques et supérieurs à la plupart des gens mentionnés dans les sagas anciennes, à la fois en fait de sagesse, de ruses et d’ardeurs de toutes sortes. On dit que le roi Völsungr fit bâtir une excellente halle, de telle sorte qu’un grand chêne se trouvait dedans et que les branches de cet arbre avec leurs belles fleurs s’étendaient au-dessus du toit de la halle ; quant au tronc, il était dans la halle et on l’appelait barnstokkr. 3. Siggeirr épouse Signý, fille de Völsungr Il y avait un roi qui s’appelait Siggeirr. Il régnait sur le Gautland. C’était un roi puissant, qui avait beaucoup d’hommes. Il alla trouver le roi Völsungr et lui demanda Signý en mariage. Le roi fit bon accueil à ces propos, ainsi que ses fils, mais pour elle, elle n’en avait pas envie, pria toutefois son père d’en décider comme de tout ce qui la concernait. Le roi trouva judicieux de la marier et elle fut fiancée au roi Siggeirr. Quand le banquet et le mariage durent avoir lieu, le roi Siggeirr dut venir prendre part au banquet chez le roi Völsungr. Celui-ci se prépara à ce banquet selon ses meilleurs moyens. Et quand ce fut tout à fait prêt, vinrent les invités du roi Völsungr ainsi que ceux du roi Siggeirr, au jour dit, et le roi Siggeirr amena maint homme de haut rang. On dit que de grands feux furent faits d’un bout à l’autre de la halle, le grand arbre que l’on a déjà mentionné se dressant au milieu de la halle. On mentionne maintenant qu’alors que les gens siégeaient auprès des feux, le soir, un homme entra dans la halle. Il était d’aspect inconnu. Il était vêtu de telle sorte qu’il portait un manteau à capuchon tacheté. Il était nu-pieds et portait des braies de lin étroitement nouées autour des jambes14 ; il avait une épée à la main et alla au barnstokkr, son chapeau de biais sur la tête. Il était très grand, l’air vieux, et borgne. Il brandit son épée et l’enfonça dans le tronc si bien qu’elle y sombra jusqu’à la garde. Les salutations que tout le monde voulait faire à cet homme tournèrent court. Alors, il prit la parole, et dit : «Celui qui retirera cette épée du tronc, il la recevra de moi en présent et il éprouvera que jamais il ne portera meilleure épée que celle-ci. » Après quoi le vieillard sortit de la halle et nul ne sut qui il était et où il alla. Ils se levèrent alors et ne se disputèrent pas pour prendre l’épée. Qui l’aurait le premier estimait avoir la meilleure part. Y allèrent les plus nobles d’abord, puis chacun l’un après l’autre. Il ne s’en trouva point qui parvînt à la prendre, elle ne bougeait nullement quand ils la saisissaient. Vint alors Sigmundr, fils du roi Völsungr, qui saisit l’épée et la brandit hors du tronc : ce fut comme si elle s’était détachée pour lui. Cette arme parut à tout le monde si excellente que nul ne pensa en avoir jamais vu aussi bonne, et Siggeirr offrit de lui verser trois fois son pesant d’or pour qu’il la lui donne. Sigmundr dit : «Tu pouvais prendre cette épée aussi bien que moi là où elle se trouvait s’il avait convenu que tu la portes, mais maintenant qu’elle est parvenue en mes mains, tu ne l’auras jamais, offrirais-tu tout l’or que tu possèdes. » À ces mots, le roi Siggeirr se courrouça, estimant qu’on lui avait répondu par dérision. Mais comme c’était un homme fort rusé, il fit mine de n’avoir cure de cette affaire et ce même soir, il réfléchit aux moyens de faire payer cela, comme il apparut par la suite. 4. Siggeirr invite chez lui le roi Völsungr Il faut dire maintenant que Siggeirr alla au lit avec Signý ce soir-là. Le lendemain, le temps était bon. Le roi Siggeirr dit alors qu’il voulait aller chez lui sans attendre que le vent grossisse ou que la mer devienne impassable. On ne mentionne pas que le roi Völsungr l’en ait dissuadé ou le lui ait refusé, d’autant qu’il voyait que Siggeirr n’avait qu’un seul désir, quitter le banquet. Alors, Signý dit à son père : « Je ne voudrais pas m’en aller avec Siggeirr, je ne me réjouis pas de lui et je sais par ma prescience et par notre nature atavique que de ce mariage nous adviendra grand deuil si on ne le rompt pas promptement. —Tu ne dois pas dire cela, fille, dit-il, car c’est grande honte, tant pour lui que pour nous, que d’annuler cela vis-à-vis de lui qui est innocent, nous ne retirerions de lui ni fidélité ni amitié si cela était annulé, il nous revaudra tout le mal qu’il pourra, cela seul nous sied de maintenir notre parole. » Le roi Siggeirr se prépara donc à se rendre chez lui. Avant de quitter la fête, il invita le roi Völsungr, son beau-père, à venir chez lui en Gautland, ainsi que tous ses fils, dans un délai de trois mois, avec toute l’escorte qu’il voudrait emmener pour lui faire honneur. Par-là, le roi Siggeirr voulait compenser le défaut d’accomplissement de cette noce puisqu’il n’avait pas voulu rester plus d’une nuit, car ce n’est pas la coutume que de procéder de la sorte. Et le roi Völsungr promit de faire le voyage et d’arriver au jour dit. Les parents par alliance se quittèrent et le roi Siggeirr s’en alla chez lui avec sa femme. 5. Des trahisons du roi Siggeirr Il faut dire maintenant du roi Völsungr et de ses fils qu’au moment fixé, ils allèrent en Gautland, emmenant trois bateaux tous bien équipés, et qu’ils eurent bonne traversée et accostèrent en Gautland, c’était tard le soir. Ce même soir, arriva Signý, fille du roi Völsungr, qui convia son père et ses frères à lui parler en privé et dit alors qu’elle était, selon elle, l’intention du roi Siggeirr : il avait rassemblé une armée invincible, « et il a l’intention de vous trahir. Je vous prie, dit-elle, de retourner immédiatement dans vos états et de vous procurer une troupe au plus vite, de venir ici ensuite et de vous venger vous-mêmes, et ne vous mettez pas en péril, car les trahisons de sa part ne vous manqueront pas si vous ne prenez le parti dont je vous requiers ». Alors, le roi Völsungr dit : «Toutes les nations connaissent unanimement a parole que j’ai prononcée avant même de naître, lorsque je fis le serment de ne jamais fuir feu ni fer pour cause de peur, et c’est bien ce que j’ai fait jusqu’ici : pourquoi ne l’accomplirais-je pas dans mon vieil âge ? Les filles n’ont pas à détourner mes fils par jeu pour qu’ils aient peur de leur mort car un jour chacun doit mourir, et personne ne peut y échapper. Mon avis est que nous ne fuyions pas et que nous nous défendions le plus vaillamment. Je me suis battu plus de cent fois, ayant des troupes plus ou moins nombreuses, et j’ai toujours remporté la victoire et l’on n’apprendra pas que j’aie fui ni demandé la paix. » Alors, Signý pleura amèrement, demandant de ne pas retourner trouver le roi Siggeirr. Le roi Völsungr répondit : «Certes, tu vas aller chez toi, chez ton mari et resteras avec lui, quelle que soit la façon dont les choses se passeront entre nous. » Signý alla chez elle et eux, se préparèrent à passer la nuit. Au matin, quand il fit jour, le roi Völsungr ordonna à tous ses hommes de se lever, de débarquer et de se préparer à la bataille. Ils allèrent donc tous à terre, tous armés, et il n’y eut pas à attendre longtemps pour que le roi Siggeirr arrive avec toute son armée ; bataille des plus rudes éclata entre eux, le roi excita sa troupe à aller de l’avant le plus rudement possible, et l’on dit que le roi Völsungr et ses fils traversèrent huit fois les rangs du roi Siggeirr ce jour-là, frappant des deux mains. Mais au moment où ils allaient recommencer, le roi Völsungr tomba au milieu de son ordre de bataille et toute sa troupe avec lui, hormis ses dix fils, car il y avait en face une force bien trop grande pour qu’ils puissent l’affronter. On s’empara de tous ses fils, on les ligota et on les emporta. Signý apprit que son père était occis, et ses frères, capturés et voués à mourir. Elle appela le roi Siggeirr pour lui parler seule à seul. Signý dit : « Je veux te demander de ne pas faire tuer si vite mes frères, mais de les laisser dans leurs fers, cette idée me vient de ce que, comme on dit : “L’oeil est heureux tant qu’il voit” ; mais je ne demande pas vie plus longue pour eux, car je pense que cela ne servirait à rien. » Siggeirr répondit : «Folle tu es, et hors de sens, de demander pour tes frères plus grand malheur que de les faire abattre, mais on te l’accordera pourtant, car pire est leur souffrance et plus longs leurs tourments jusqu’à la mort, plus cela me plaît. » Il fit donc procéder comme elle le proposait, on prit une énorme bûche et on l’abattit sur les pieds des dix frères dans une forêt quelque part, et ils restèrent là toute la journée jusqu’à la nuit. Mais à minuit, une vieille louve arriva de la forêt jusqu’à eux, là où ils gisaient sous la poutre. Elle était à la fois grande et hideuse. Elle se trouva mordre à mort l’un d’eux. Puis elle le dévora. Après cela, elle s’en alla. Le lendemain matin, Signý envoya l’homme en qui elle avait le plus confiance voir ses frères, savoir ce qui s’était passé. Quand il revint, il lui dit que l’un d’eux était mort. Elle fut fort affligée s’ils devaient périr tous ainsi sans qu’elle pût les aider. On sera bref. Neuf nuits en tout, cette même louve vint à minuit et les dévora l’un après l’autre, jusqu’à ce que tous fussent morts, hormis Sigmundr qui resta seul. Et alors, avant que la dixième nuit arrive, Signý envoya son homme de confiance à Sigmundr, son frère, elle remit du miel à cet homme en lui disant d’en oindre le visage de Sigmundr et de lui en mettre une partie en bouche. Il alla trouver Sigmundr, fit comme on le lui avait demandé, puis revint. La nuit suivante, la même louve arriva selon son habitude et voulut le mordre à mort comme ses frères. Mais alors, elle éventa son odeur, là où on l’avait enduit de miel, et lui lécha toute la face, puis lui enfonça la langue dans la bouche. Sigmundr ne s’effraya point et mordit la langue de la louve. Elle réagit ferme et tira brutalement et s’arc-bouta des pattes sur la poutre de telle sorte que celle-ci se fendit en deux, mais lui, maintint sa prise si ferme que la louve eut la langue arrachée jusqu’aux racines et en reçut la mort. Il en est pour dire que cette louve était la mère du roi Siggeirr qui avait pris cette apparence par sorcellerie et magie. 6. Sigmundr assassine les fils de Siggeirr Maintenant, Sigmundr se trouvait détaché, la bûche était brisée, et il demeura dans la forêt. De nouveau, Signý envoya voir ce qui se passait et si Sigmundr était en vie. Quand les envoyés arrivèrent, Sigmundr leur dit tout, raconta comment les choses s’étaient passées avec la louve. Ils allèrent à la maison dire à Signý ce qui se passait. Alors, elle alla trouver son frère et ils décidèrent qu’il ferait un souterrain dans la forêt. Un bon moment, Signý le cacha là, lui fournissant ce dont il avait besoin. Pour le roi Siggeirr, il croyait que tous les Völsungar étaient morts. Le roi Siggeirr avait deux fils de sa femme et l’on raconte que, lorsque l’aîné des fils eut dix hivers, Signý l’envoya trouver Sigmundr pour qu’il l’assiste s’il voulait tant soit peu chercher à venger son père. Le garçon s’en alla à la forêt et arriva tard le soir au souterrain de Sigmundr, lequel le reçut assez bien et dit qu’il devait leur préparer leur pain – « et moi, je vais aller chercher du bois de chauffage » – et il lui remit un sac de farine. Pour lui, il s’en alla chercher du bois. Quand il revint, le garçon n’avait rien fait pour préparer le pain. Sigmundr demanda si le pain était prêt. Le garçon dit : « Je n’ai pas osé prendre le sac de farine parce qu’il y avait une bête vivante dedans. » Sigmundr estima alors que ce garçon n’avait pas assez de courage pour qu’il veuille l’avoir avec lui. Lorsque le frère et la sœur se retrouvèrent, Sigmundr dit que, quand bien même le garçon resterait avec lui, il n’estimerait pas avoir un homme à sa disposition. Signý dit : «Alors, prends-le et tue-le. À quoi bon le laisser vivre davantage ? » Et c’est ce qu’il fit. Cet hiver-là passa. L’hiver suivant, Signý envoya son fils cadet trouver Sigmundr, et ce n’est pas la peine d’allonger la saga, il en alla de même, il tua ce garçon sur le conseil de Signý. 7. Débuts de Sinfjötli On mentionne maintenant qu’une fois, alors que Signý était dans son pavillon, vint la trouver une magicienne qui savait passablement de choses. Signý lui dit : « Je voudrais que nous échangions nos apparences. » La magicienne dit : «À ta guise. » Et elle fit tant par ses artifices qu’elles échangèrent leurs apparences, et la magicienne prit la place de Signý, sur le conseil de celle-ci, et alla au lit avec le roi le soir, et il ne découvrit pas que ce n’était pas Signý qui était auprès lui. De Signý, il faut dire qu’elle alla au souterrain de son frère et lui demanda de l’héberger pour la nuit, « car je me suis égarée dans la forêt et je ne sais pas où je vais. » Il dit qu’elle pouvait rester, qu’il ne voulait pas refuser de l’héberger, elle, une femme, pensant qu’elle ne le récompenserait pas de son hospitalité en indiquant où il était. Elle logea donc chez lui et ils s’assirent pour manger. Il vient à lever fréquemment les yeux sur elle et cette femme lui parut belle et avenante. Quand ils eurent mangé, il lui dit qu’il voulait qu’ils partagent le même lit pendant la nuit, et elle ne s’y opposa pas, et il la coucha auprès de lui trois nuits de file. Après quoi elle alla chez elle, trouva la magicienne et lui demanda de reprendre leurs apparences, ce qu’elle fit. Le temps ayant passé, Signý mit au monde un garçon. Celui-ci fut appelé Sinfjötli. Quand il grandit, il fut à la fois grand et fort et beau d’apparence, tenant fort des Völsungar, et il n’avait pas encore dix hivers qu’elle l’envoya à Sigmundr dans le souterrain. Avec ses fils précédents, avant de les envoyer à Sigmundr, elle avait fait cette épreuve : elle leur cousait les manches de leur tunique, aux poignets, avec la chair et la peau18. Ils supportaient mal cela et s’en plaignaient. Elle fit de même pour Sinfjötli : il ne broncha pas. Alors, elle le dépouilla de sa tunique, si bien que la peau vint avec les manches. Elle dit que cela devait lui faire mal. Il dit : «Ce n’est pas une pareille chose qui devrait nous faire du mal, à nous autres Völsungar. » Et donc, le garçon arriva chez Sigmundr. Celui-ci lui demanda de pétrir leur farine ; pour lui, il irait leur chercher du bois, et il lui remit un sac. Puis il s’en alla au bois. Et quand il revint, Sinfjötli avait fini de cuire le pain. Alors, Sigmundr demanda s’il avait trouvé quelque chose dans la farine. « Je ne doute pas, dit-il, qu’il n’y ait eu quelque chose de vivant dans la farine dès que je me suis mis à pétrir, et j’ai pétri en même temps ce qu’ily avait dedans. » Alors, Sigmundr dit en riant : « Je ne crois pas que tu pourras manger de ce pain ce soir, car tu as pétri avec la pâte un serpent très venimeux. » Sigmundr était un homme si remarquable qu’il pouvait consommer du poison et que cela ne lui faisait aucun mal. Pour Sinfjötli, il lui était possible de supporter du poison sur le corps, mais pas d’en manger ou en boire. 8. Vengeance des Völsungar Il faut dire maintenant que Sigmundr estima Sinfjötli trop jeune pour perpétrer la vengeance avec lui, il voulut l’habituer d’abord à quelques rudes épreuves : qu’ils aillent, pendant l’été, en divers lieux dans la forêt, qu’ils tuent des hommes pour acquérir de l’argent. Sigmundr estimait qu’il tenait des Völsungar, et pourtant, il pensait qu’il était fils du roi Siggeirr et qu’il avait la méchanceté de son père, mais l’ardeur des Völsungar ; il trouvait qu’il n’était pas très attaché à ses parents car Sinfjötli rappelait souvent à Sigmundr ses griefs et l’excitait fort à tuer le roi Siggeirr. Il se fit qu’un jour, ils allèrent encore dans la forêt se procurer de l’argent, et ils trouvèrent une maison et deux hommes dormant dedans avec d’épais anneaux d’or. Ces hommes avaient été l’objet d’un mauvais sort car leurs formes de loups19 étaient suspendues dans la maison au-dessus d’eux. Tous les dix jours, il leur fallait sortir de leurs formes. C’étaient des fils du roi. Sigmundr et Sinfjötli entrèrent dans ces formes et ne purent en sortir : en résulta le pouvoir qui y était attaché, ils prirent manières et voix de loups. Ils comprenaient tous deux le sens de ces voix. Ils se rendirent dans la forêt, chacun d’eux allant son chemin. Ils convinrent entre eux qu’ils seraient en danger s’ils étaient attaqués par plus de sept hommes, pas moins, et que le premier à être exposé à de telles hostilités hurlerait de sa voix de loup: «Tenons-nous à cela, dit Sigmundr, car tu es jeune et entreprenant et l’on trouverait bon de te capturer. » Chacun d’eux alla donc son chemin. Quand ils se furent quittés, Sigmundr rencontra sept hommes et donna de sa voix de loup. En entendant cela, Sinfjötli s’y rendit aussitôt et les tua tous. De nouveau, ils se quittèrent. Sinfjötli n’avait pas marché longtemps par la forêt qu’il rencontra onze hommes et se battit contre eux, et les choses se passèrent de telle sorte qu’il les occis tous. Il était fort blessé aussi, se mit sous un chêne et s’y reposa. Il n’attendit pas longtemps Sigmundr et ils allèrent de concert un moment. Sinfjötli dit à Sigmundr : «Tu as pris part au meurtre de sept hommes, mais moi qui suis un enfant par l’âge auprès de toi, je n’ai pas demandé de renfort pour tuer onze hommes. » Sigmundr se précipita sur lui si brutalement qu’il en chancela et tomba. Sigmundr lui mordit le gosier. Ce jour-là, ils ne purent sortir de leurs formes de loups. Sigmundr le chargea sur son dos, le porta chez lui à leur chaumière, veilla sur lui, vouant les formes de loups aux trölls. Un jour, Sigmundr vit en un endroit deux belettes dont l’une mordait l’autre au gosier : celle-ci courut à la forêt, prit une feuille et la posa sur la blessure, et la belette bondit, saine et sauve. Sigmundr sortit et vit un corbeau qui volait avec cette même feuille pour la lui remettre. Il la posa sur la blessure de Sinfjötli qui se leva aussitôt d’un bond, guéri à l’endroit où il avait été blessé. Après cela, ils allèrent au souterrain et y restèrent jusqu’à ce qu’ils sortent de leurs formes de loups. Alors, ils les prirent et les brûlèrent en priant qu’elles ne fassent plus de mal à personne. Pendant cette mauvaise passe, ils accomplirent mainte action renommée dans les états du roi Siggeirr. Et quand Sinfjötli fut en âge d’homme, Sigmundr estima l’avoir mis à l’épreuve. Il ne fallut pas longtemps pour que Sigmundr veuille chercher à venger son père si cela pouvait se faire. Et donc, un jour, ils quittèrent le souterrain et arrivèrent au palais du roi Siggeirr, tard le soir, pénétrèrent dans le vestibule qui précédait la halle : il y avait là des tonneaux de bière où ils se cachèrent. Or la reine savait maintenant où ils étaient et voulut les voir. Quand ils se retrouvèrent, ils formèrent le dessein de chercher à venger leur père dès qu’il ferait nuit. Signý et le roi avaient deux enfants en bas âge. Ils jouaient sur le plancher avec des anneaux d’or, lesquels roulaient sur le sol de la halle, et ils couraient après. Un anneau d’or roula vers le fond de la pièce, là où étaient Sigmundr et Sinfjötli, et le garçon courut chercher l’anneau. Alors, il vit deux hommes grands et féroces qui portaient long heaume et broigne blanche. Il revint en courant dans la halle, se présenta à son père et lui dit ce qu’il avait vu. Le roi soupçonna quelque trahison contre lui. Alors, Signý entendit ce qu’ils disaient. Elle se leva, prit les deux enfants, se rendit dans le vestibule jusqu’à eux et dit qu’il fallait qu’ils sachent que les enfants les avaient dénoncés – « et je vous conseille de les tuer. » Sigmundr dit : «Point ne veux tuer tes enfants, même s’ils m’ont dénoncé. » Mais Sinfjötli ne se laissa pas impressionner, il brandit son épée, tua l’un et l’autre enfant et les jeta à l’intérieur de la halle devant le roi Siggeirr. Le roi se leva et héla du monde pour que l’on s’empare des hommes qui s’étaient cachés dans le vestibule pendant la soirée. Des hommes se précipitèrent alors et voulurent les capturer, mais eux se défendirent bien et vaillamment, et qui se trouvait le plus près d’eux se souvint longtemps d’avoir eu le pire lot. Pour finir, ils furent accablés par le nombre, on se saisit d’eux, on les enchaîna, on les mit aux fers et ils restèrent là toute la nuit. Le roi réfléchit à part soi à la mort qu’il leur assignerait, une mort du genre que l’on ressente le plus longtemps. Quand vint le matin, il fit faire un grand tertre de pierres et de tourbe. Ce tertre étant fait, il fit placer au milieu une grande dalle de pierre, une extrémité tournée vers le haut et l’autre, vers le bas. Elle était d’une telle taille qu’elle occupait toute la largeur, d’un mur à l’autre, personne ne pouvant passer. Il fit saisir Sigmundr et Sinfjötli et les fit placer dans le tertre, chacun d’un côté de la dalle, estimant que le pis pour eux serait de ne pas être ensemble, chacun pouvant toutefois entendre l’autre. Et alors que l’on était en train de recouvrir ce tertre de tourbe, Signý vint à passer, portant de la paille dans ses bras qu’elle jeta dans le tertre sur Sinfjötli, demandant aux esclaves de celer cela au roi. Ils acceptèrent et le tertre fut refermé. Quand vint la nuit, Sinfjötli dit à Sigmundr : « Je ne pense pas que nous manquions de vivres pour le moment. Voici que la reine a jeté de la viande de porc dans le tertre, elle a entortillé de la paille autour. » De nouveau, il palpa cette viande et découvrit qu’y était fichée l’épée de Sigmundr qu’il reconnut à ses gardes, car il faisait noir dans le tertre, et il le dit à Sigmundr. Ils s’en réjouirent tous les deux. Sinfjötli darda la pointe de l’épée dans le haut de la dalle et l’enfonça ferme. L’épée mordit la dalle. Sigmundr saisit la pointe de l’épée et ils tranchèrent la dalle entre eux, ne s’arrêtant pas qu’ils eussent fini de la trancher, comme on a composé : 1. Par le glaive Sigmundr et Sinfjötli à force tranchèrent la grande dalle. Et les voilà libres tous les deux dans le tertre, et ils tranchent pierre et fer à la fois, et ils parviennent de la sorte à sortir du tertre. Ils allèrent alors à la halle. Tout le monde était endormi. Ils portèrent du bois à la halle et y boutèrent le feu, et ceux qui étaient dedans furent réveillés par la fumée et par la halle qui ardait au-dessus d’eux. Le roi demanda qui avait fait ce feu. «Nous voici, mon neveu Sinfjötli et moi, dit Sigmundr, et nous tenons que tu vas savoir maintenant que les Völsungar ne sont pas tous morts. » Il demanda à sa sœur de sortir et d’accepter de lui grande réputation et honneur pour compenser ainsi les malheurs qu’elle avait subis. Elle répond: «Tu vas savoir maintenant si j’ai rappelé au roi Siggeirr le meurtre du roi Völsungr. J’ai fait tuer nos enfants qui m’ont paru trop lents à venger notre père, et c’est moi qui suis allée dans la forêt te trouver sous l’apparence d’une louve, et Sinfjötli est notre fils. S’il a grande ardeur, c’est qu’il est fils à la fois du fils et de la fille du roi Völsungr. En outre, j’ai fait toutes choses pour que le roi Siggeirr reçoive la mort. Mais j’ai tant fait aussi pour que s’effectue la vengeance qu’il ne m’est en aucun cas permis de vivre. Tout comme c’est de force que je l’ai épousé, c’est de plein gré que je vais mourir avec le roi Siggeirr. » Puis elle embrassa Sigmundr, son frère, et Sinfjötli, et rentra dans le feu en leur disant au revoir, et elle reçut la mort avec le roi Siggeirr et toute sa hirð. Les parents se procurèrent une troupe et des bateaux, Sigmundr mit le cap sur son patrimoine et chassa du pays le roi qui s’y était installé après le roi Völsungr. Il devint alors un roi puissant et célèbre, sage et entreprenant. Il épousa une femme qui s’appelait Borghildr. Ils eurent deux fils. L’un s’appelait Helgi, et l’autre, Hámundr.