LA GYMNASTIQUE A STOCKHOLM Le temps n’est pas encore bien éloigné où une étude sur la gymnastique eût été accueillie avec un dédain peu dissimulé. Mais depuis quelques années les questions relatives à « l’éducation physique » ont fait, peu à peu, leur chemin dans l’esprit du public et commencent à prendre leur place dans les travaux des savans ; si bien qu’il n’est plus possible, aujourd’hui, de s’en désintéresser tout à fait quand on veut se tenir au courant des deux sciences qui tendent le plus à se vulgariser dans notre pays, l’hygiène et la pédagogie. « On s’est enfin aperçu, nous disait M. Jules Simon au congrès des exercices physiques, que l’esprit a un camarade inséparable, le corps. Or, ce camarade trop dédaigné a fini par devenir malade, et l’on a vu quelle pauvre carrière fournit l’esprit le plus alerte quand il est enchaîné à un valétudinaire incapable de le suivre. » On a donc songé au « malade ; » et, pour qu’il ne devînt pas une entrave à l’activité du compagnon auquel il est si étroitement enchaîné, on a reconnu qu’il lui fallait, aussi bien qu’à l’autre, un exercice régulier. On a proclamé l’urgence des exercices physiques. Il n’est pas besoin de rappeler ici tout ce qui a été fait, ces temps derniers, en vue de propager parmi les jeunes gens le goût de la gymnastique ; il suffit de citer les maîtres éminens qui n’ont pas dédaigné d’attacher leur nom à la cause de l’éducation physique. MM. Marey et Berthelot, de l’Académie des Sciences, Jules Simon et Gréard, de l’Académie française, marchent en tête du mouvement ; et, autour de ces illustres chefs, se groupent en foule des soldats plus obscurs, mais non moins zélés. L’Université n’est pas restée en arrière. On sait que l’an dernier une grande commission, réunie au ministère de l’instruction publique, a étudié les améliorations à introduire dans le régime de nos établissemens d’instruction secondaire. Cette commission, où nos médecins les plus distingués siégeaient à côté des hommes les plus éminens de l’Université, ne s’est pas occupée seulement des programmes scolaires et des méthodes d’enseignement : elle a voulu faire entrer dans le cadre de ses études les questions relatives à la gymnastique, insistant sur la nécessité de consacrer un temps plus long aux exercices physiques, s’attachant même à préciser la nature et la forme de ces exercices. On peut donc affirmer qu’aujourd’hui les questions relatives à l’éducation physique sont à l’ordre du jour dans notre pays. Mais ce n’est là qu’une sorte de « renaissance » d’un mouvement très accentué qui s’est fait sentir, au commencement du siècle, sur presque tous les points de l’Europe. En Suède et en Allemagne, aussi bien qu’en France, l’éducation physique a eu ses apôtres, et cela précisément à la même date. C’est vers 1814 que Ling à Stockholm, Jahn à Berlin, et Amoros à Paris, fondaient des établissemens de gymnastique dont la fortune a été très diverse. La France, après avoir suivi en principe l’impulsion d’Amoros, s’est arrêtée en chemin, et, ne prenant aucun intérêt aux efforts tentés par ses continuateurs, elle est retombée bien vite dans l’inertie, d’où elle semble vouloir sortir enfin après soixante ans. L’Allemagne, pendant ce temps, restait fidèle aux traditions de Jahn, faisant de sa gymnastique une question de patriotisme et y cherchant une préparation à la revanche d’Iéna. Toutefois l’Allemagne, à cause de cette conception même du but de l’exercice physique, est restée stationnaire, et n’a donné à son système d’éducation aucun développement essentiel qui puisse nous servir d’enseignement et de modèle. Sa gymnastique est restée « athlétique » et militaire, comme au temps de Jahn. Les médecins allemands, il est vrai, semblent avoir plus que nous la conception scientifique de l’exercice et la notion des résultats qu’on peut en obtenir en médecine ; mais cette supériorité ne tient pas à leur système national ni aux progrès qu’ils auraient réalisés depuis son fondateur : elle est due aux emprunts qu’ils font chaque jour à la méthode suédoise. La plupart des ouvrages publiés en Allemagne, et où nous trouvons diverses tentatives pour donner à la gymnastique un rang dans l’art de guérir, ne sont que des réminiscences de l’enseignement de l’école de Stockholm, où nombre de médecins allemands vont compléter leurs études ; le mérite que nous pourrions être tentés d’attribuer aux Allemands doit donc, en bonne justice, revenir aux Suédois. C’est à la Suède que nous devons, nous aussi, demander des enseignemens et des exemples, car la Suède est le seul pays où la semence répandue au commencement de ce siècle ait porté réellement des fruits scientifiques. Depuis 1814, date à laquelle Ling créa son vaste système de gymnastique, pas un jour ne s’est passé sans que son œuvre ait subi quelques perfectionnemens. Pendant que l’idée de gymnastique restait à l’état de germe en France et ne donnait naissance, en Allemagne, qu’à un système militaire étroit et borné, elle s’est développée, en Suède, au point de former une branche de la médecine. La méthode suédoise n’est pas restée seulement un admirable système d’éducation physique dont les peuples Scandinaves ont bénéficié, sans interruption, depuis sa fondation : elle est devenue une méthode hygiénique des plus ingénieuses, applicable aux faibles et aux malades aussi bien qu’à l’homme en santé. L’œuvre de Ling a été poursuivie par ses successeurs dans l’esprit même où elle avait été conçue, c’est-à-dire dans un esprit scientifique. L’idée a mûri ; elle a suivi jusqu’au bout son évolution naturelle, et aujourd’hui elle porte ses fruits. Après être restée aux mains d’hommes spéciaux, pédagogues et gymnastes, elle est passée dans le domaine de la médecine, d’abord comme moyen de prévenir les maladies, puis comme remède pour les guérir. Depuis plus de trente ans, de nombreux médecins « gymnastes, » pourvus de leur diplôme de docteur, appliquent, dans des a instituts » publics ou privés, le traitement gymnastique à des malades que nous soignons encore, — sans le moindre succès, du reste, — par l’immobilisation. Le domaine de la gymnastique médicale, qui est, chez nous, très limité, s’étend là-bas à presque toutes les maladies, tant internes qu’externes. Non-seulement les déviations de la colonne vertébrale et les maladies des articulations, mais aussi les affections de la poitrine, du cœur, de l’estomac, les maladies du système nerveux, de l’utérus, et même les maladies de la peau, ont été soignées et guéries par la gymnastique suédoise. On a peine à comprendre que de pareils progrès aient pu se produire dans les pays Scandinaves sans que la France ait songé à s’y associer, sans même qu’elle en ait eu une notion très nette. Nous avons tous entendu parler de la gymnastique suédoise, mais tort peu de médecins français en connaissent les procédés et en comprennent l’esprit. Cette anomalie peut s’expliquer par le peu d’extension de la langue suédoise, et aussi par notre peu de goût pour les études lointaines. Les médecins suédois, dont la langue n’est parlée que par quatre ou cinq millions d’habitans, ne sont guère tentés d’écrire des ouvrages de longue haleine, qui, s’adressant à un public scientifique très spécial, ne pourraient être lus que par un nombre dérisoire de lecteurs. Et il n’existe pas de doumens bibliographiques suffisans pour qu’on puisse se faire aujourd’hui, par des livres, une idée satisfaisante de la gymnastique médicale suédoise. Les règles du traitement et les observations qui en relatent les effets restent, dans le milieu scientifique de Stockholm, à l’état de tradition orale et d’enseignement quasi-populaire ; pour profiter de tous ces documens, il est absolument nécessaire d’aller les recueillir sur place. Mais les Français ne se déplacent guère, et les voyageurs de notre pays qui visitent la Suède y vont d’ordinaire l’été. Or, l’été est le moment des vacances pour tous les habitans de Stockholm. Aussitôt que finissent les mois d’hiver de ces rudes climats, hommes du monde et hommes de science éprouvent un irrésistible besoin de s’échapper des maisons où le froid les avait emprisonnés et d’aller respirer l’air de la campagne. La plupart des personnes aisées vont habiter les bords du lac Mélar ou les petites îles de la Baltique ; l’Institut central de gymnastique donne congé à ses élèves, et les institutions particulières sont fermées. C’est ainsi qu’ont pu échapper à notre attention les progrès accomplis en Suède dans le domaine de la gymnastique. Et l’on comprend qu’un séjour de quelques semaines à Stockholm, pendant la saison d’hiver, ait pu nous permettre d’y recueillir un certain nombre de faits intéressans et inédits. I Il existe à Stockholm une institution qui mériterait le nom d’Université gymnastique, car c’est d’elle que relève, en Suède, tout ce qui se rapporte à l’enseignement des exercices physiques. Son siège est l’Institut central, où se forment les maîtres du degré supérieur, et où se tiennent les sessions d’examens qui confèrent les différens grades. C’est à l’Institut central que réside le personnel de l’enseignement supérieur ; c’est là que se conservent les traditions de la méthode suédoise, dans une série de cours théoriques et pratiques ; c’est là qu’il faut aller pour étudier l’organisation du système et en observer le fonctionnement. L’Institut central de gymnastique est un bâtiment d’aspect très peu monumental, qui se distingue à peine des autres maisons « de la rue Hamgatan, où il est situé. Rien n’y a été sacrifié au luxe, et la simplicité de l’installation ne donne pas idée de l’importance de l’institution, ni de l’étendue des services qu’elle rend. Trois grandes salles, offrant la dimension et l’aspect général de nos gymnases, sont destinées à l’enseignement pratique ; trois ou quatre autres, plus petites, sont affectées à l’enseignement oral. Mais ce qui attire le plus l’attention du visiteur français, ce sont deux autres locaux dont les analogues n’existent pas dans nos installations gymnastiques, savoir : une salle de dissection pour les études d’anatomie et une salle de consultation ou « polyclinique » pour le traitement gymnastique des malades. Le système de gymnastique créé par Ling et professé à l’Institut central de Stockholm se divise en trois branches, d’ailleurs intimement liées entre elles : la gymnastique pédagogique, la gymnastique militaire, et la gymnastique médicale. Chacune de ces trois fractions de l’enseignement est confiée à un maître spécial qui réside à l’Institut central et porte le titre de professeur supérieur. Les trois professeurs supérieurs de l’Institut occupent dans le monde de Stockholm une situation élevée, non-seulement à cause de leur titre même, mais aussi à cause de leur valeur personnelle et du rang social dans lequel ils ont été recrutés. Le professeur de gymnastique pédagogique, M. Torngren, est en même temps directeur de l’Institut. Il était, avant de se vouer à l’enseignement de la gymnastique, capitaine de vaisseau dans la marine royale. Le professeur de gymnastique militaire, le capitaine Balk, est un des plus brillans officiers de l’armée et fait encore partie des cadres de l’infanterie. Enfin, le professeur de gymnastique médicale, le docteur Murray, est un des médecins les plus distingués de Stockholm. A côté de ces professeurs titulaires sont placés six maîtres auxiliaires qui les suppléent ou les assistent dans leurs leçons théoriques et pratiques. Tous sont des hommes de valeur, et de situation sociale relevée, capitaines, lieutenans ou docteurs en médecine. On voit quel esprit préside au choix des maîtres. L’enseignement de la gymnastique est toujours confié à des hommes dont la situation sociale, les titres et la valeur personnelle rehaussent, en quelque sorte, la profession qu’ils exercent. Aussi la gymnastique est-elle une carrière autrement prisée dans ce pays que dans le nôtre. La plupart des élèves qui suivent les cours de l’Institut pour devenir maîtres de gymnastique sont des jeunes gens de famille ; il n’est pas rare d’en trouver qui portent des titres nobiliaires et de grands noms. En tout cas, à défaut d’autre distinction, tous ceux qui aspirent à étudier à l’Institut central doivent avoir au moins celle qui vient d’une instruction générale complète, car c’est la condition première de leur admission à suivre les cours. Aucun jeune homme ne peut être inscrit comme élève de l’Institut central, s’il n’est muni du certificat de maturité, qui est en Suède l’équivalent de notre baccalauréat. Pour les jeunes filles, on exige une sanction scolaire équivalente, le brevet supérieur. Une fois inscrits aux cours de l’Institut central, les élèves des deux sexes suivent une direction tout autre que celle de nos établissemens français. On ne néglige pas, sans doute, de fortifier leurs muscles, et de développer leurs aptitudes physiques à l’aide des exercices auxquels ils sont astreints ; mais ce n’est pas le but cherché. On s’applique surtout à les initier à l’esprit de la gymnastique, à leur en faire saisir les effets physiologiques et à leur faire discerner la manière la plus profitable de l’appliquer, suivant les cas et les sujets. Les cours théoriques ont une grande importance et sont faits par des hommes dont nous avons déjà signalé la valeur. Ces cours comportent, de la part des auditeurs, une application intellectuelle qui égale, au moins, le travail physique de leurs leçons pratiques. Sur les six heures que durent chaque jour les leçons de l’Institut, trois heures sont prises par la partie qu’on peut appeler « scientifique » de l’enseignement. Avant d’apprendre à mettre en exercice les différens rouages de la machine humaine, on en étudie la structure et le fonctionnement naturel. L’anatomie et la physiologie tiennent une grande place dans l’enseignement de l’Institut central. Mais on ne se borne pas à l’étude de l’organisme sain : on donne encore aux élèves une notion assez complète des maladies internes et externes auxquelles ils seront appelés plus tard à appliquer le traitement gymnastique. Trois docteurs en médecine sont chargés de cet enseignement, qui est, à peu de chose près, aussi complet que celui de nos « officiers de santé. » Des livres d’anatomie, de physiologie, et de pathologie se trouvent entre les mains des élèves gymnastes, qui sont, en outre, munis d’un livre spécial, dont malheureusement la traduction n’est pas faite dans notre langue, un traité de gymnastique médicale, où sont exposés le mécanisme, l’application et les effets curatifs des divers mouvemens qu’ils doivent appliquer aux malades, sous la direction du médecin. Trois heures au moins, chaque jour, sont consacrées à ce qu’on peut appeler, sans trop d’emphase, la partie scientifique de l’enseignement. Des cours de pédagogie et d’art militaire s’ajoutent, pour les élèves hommes, à l’enseignement des sciences médicales. Il va de soi que, pour les élèves femmes, l’enseignement militaire est supprimé aussi bien en théorie qu’en pratique ; mais la pédagogie tient une grande place dans leurs études, aussi bien que l’art médical. Les notions scientifiques qui sont données aux élèves gymnastes ont un caractère absolument pratique. On ne se borne pas à mettre dans la mémoire des noms d’os et de muscles, des nomenclatures de maladies ; de même qu’on ne s’en tient pas à faire apprendre par cœur aux futurs professeurs les différentes formules de la leçon à donner. L’élève prend chaque jour des leçons de gymnastique, mais chaque jour aussi il en donne. L’Institut ouvre gratuitement ses portes aux sociétés de gymnastique des deux sexes, qui sont fort nombreuses à Stockholm, et prête aussi ses salles, à certaines heures, aux enfans de diverses maisons d’éducation. Ce sont là des élémens très utiles pour l’apprentissage des élèves-maîtres, qui donnent la leçon, surveillent les mouvemens et appliquent les notions théoriques puisées dans les livres ou dans l’enseignement des professeurs. Parmi les épreuves finales qui sont la sanction de leurs études, on attribue beaucoup plus d’importance à celles qui mettent en lumière les qualités pédagogiques du candidat qu’à celles qui montrent la perfection de ses aptitudes physiques. On demande, sans doute, qu’il exécute correctement les mouvemens ; mais on veut surtout qu’il en comprenne le sens physiologique et qu’il sache les adapter avec discernement, suivant les cas et les sujets. Au point de vue de l’anatomie et de la physiologie, l’enseignement a toujours le même esprit pratique. Une salle de dissection est mise à la disposition des élèves gymnastes des deux sexes, et les jeunes filles, aussi bien que les jeunes gens, apprennent à disséquer pour étudier, sur le cadavre même, les muscles, les nerfs, les vaisseaux sanguins et les grands organes internes. Enfin, au point de vue des effets curatifs de la gymnastique, il est impossible d’imaginer rien de plus pratique que l’enseignement de l’institut. La salle de gymnastique médicale est, en réalité, une salle de consultation et de clinique. Trois séries de malades, hommes et femmes, viennent chaque jour demander à l’Institut central des soins médicaux qui leur sont administrés par les élèves gymnastes, sous forme de massage ou de mouvemens gymnastiques spéciaux. Le titre d’élève de l’Institut central, quoique très recherché en Suède, ne s’obtient pas au concours, le concours ne se rencontrant presque jamais dans les institutions suédoises ; il est donné au choix. Toutefois, le choix implique toujours des garanties d’instruction générale, dont nous avons parlé plus haut. Il y avait, au moment de notre visite, 86 élèves inscrits, dont 60 hommes et 26 femmes. Ces chiffres représentent une moyenne de 30 diplômes délivrés chaque année, car les études varient d’un à trois ans de durée, suivant le degré du diplôme à obtenir. Les cours de gymnastique pédagogique, militaire et médicale, sont suivis simultanément par tous les élèves hommes. Mais, si ces trois branches de l’enseignement sont théoriquement réunies, elles sont distinctes dans la pratique, et l’élève vise à devenir tantôt professeur de gymnastique dans une école, tantôt instructeur dans un régiment, tantôt gymnaste médical. Aussi existe-t-il trois diplômes différens, qu’on considère comme autant de degrés du même enseignement, le diplôme de pédagogie étant le plus simple de la série et le diplôme médical le plus complet. Toutefois, le diplôme de première année ne donnerait droit qu’à enseigner la gymnastique dans les écoles primaires ou dans les établissemens privés. Pour enseigner la gymnastique dans les établissemens d’instruction publique de garçons ou de filles qui répondent à nos lycées, il faut avoir obtenu le diplôme du degré supérieur et suivi, par conséquent, les trois années de cours de l’Institut. Pour les élèves femmes, qui n’ont rien à faire avec le cours de gymnastique militaire, la durée des études est réduite à deux ans. Les maîtres qui ont passé par l’Institut forment, dans le corps enseignant de la gymnastique, une sorte d’élite. Mais les cours de l’Institut ne constituent pas l’unique enseignement « normal » de la gymnastique, et beaucoup d’excellens professeurs se forment en dehors de cet établissement. Quelle que soit la source où ils ont puisé leur instruction, le brevet du premier degré peut leur être conféré, pourvu qu’ils subissent les épreuves réglementaires devant les commissions de l’Institut, auxquelles appartient exclusivement la collation des grades. Dans l’enseignement primaire, il n’existe pas d’autres professeurs de gymnastique que les instituteurs mêmes. Dans les écoles normales primaires où ils se forment, — écoles appelées en Suède « séminaires, » — on leur donne l’enseignement gymnastique en même temps que l’instruction scientifique et littéraire. L’instituteur, en sortant du séminaire, est apte à subir l’épreuve finale qui le nantira de son brevet de gymnaste. Tout instituteur, en Suède, est donc nécessairement gymnaste, et, comme le matériel de la gymnastique suédoise est fort simple, si simple que le mobilier scolaire peut, à la rigueur, en faire tous les frais, il se trouve qu’en établissant une école primaire dans une région, on y installe du même coup un gymnase. Les moindres écoles de hameau sont ainsi dotées, en Suède, d’un enseignement gymnastique très satisfaisant. Bien plus, la gymnastique est parfaitement enseignée, même dans les régions les moins peuplées de la Suède, là où le régime des écoles « ambulantes » existe encore. Dans ces contrées où la population est si clairsemée qu’on ne peut grouper sur un même point un nombre d’enfans suffisant pour former une école, l’instituteur, au lieu d’occuper un centre fixe, réside tour à tour pendant un temps déterminé dans chaque petit centre régional, colportant avec lui son enseignement. C’est ainsi que les paysans des contrées les plus perdues de la Suède peuvent recevoir les bien-laits de l’instruction. Ils bénéficient du même coup des avantages de l’éducation physique, puisque c’est le même professeur qui leur apporte l’une et l’autre. Telle est l’organisation de l’enseignement. Si on veut, à présent, bien comprendre l’esprit du système, il faut savoir quelles étaient les deux préoccupations dominantes de son auteur. Ling, le créateur de la gymnastique suédoise, avait été longtemps infirme, et c’est grâce à l’exercice qu’il parvint à se débarrasser d’une paralysie du bras, tourment de sa vie pendant plusieurs années. Frappé de ce résultat, il conçut le plan d’une méthode curative où les mouvemens pourraient tenir la place des médicamens. Telle est l’origine du système et tel se montre son esprit : la gymnastique suédoise a une tendance manifestement médicale. — Mais Ling n’était pas seulement un malade, c’était un ardent patriote ; il avait pris part aux guerres que soutenait son pays, et avait même contracté, pendant ces guerres, l’infirmité dont l’exercice le guérit. A ses préoccupations médicales se joignait celle de contribuer à la puissance de sa patrie, et de là, tout naturellement, le désir de faire servir à l’art militaire les études qu’il avait entreprises sur le développement physique de l’homme. Cette seconde préoccupation de Ling a laissé, aussi bien que la première, son empreinte à tout le système, et l’enseignement actuel de l’Institut porte, après plus de soixante ans, la trace manifeste de ces deux tendances assez disparates, l’une médicale et l’autre militaire. La tendance militaire ne se voit pas seulement dans les exercices spéciaux qui s’enseignent à l’Institut central en vue de former des instructeurs pour l’armée ; elle se retrouve aussi dans la gymnastique pédagogique, dans celle qui est appliquée aux plus jeunes enfans des écoles. La gymnastique scolaire est, à part le maniement d’armes, absolument la même que la gymnastique militaire. Dans les régimens d’infanterie ou d’artillerie, aussi bien que dans les équipages de la flotte, on fait exécuter aux recrues les mêmes exercices qu’aux enfans des Latin-Skol qui correspondent à nos lycées, et à ceux des Folk-Skol (écoles du peuple) qui correspondent à nos écoles primaires. Ce sont toujours des marches, des formations, des exercices d’ensemble, dans lesquels l’obéissance stricte et passive est la règle, et la recherche de la discipline le but manifeste. Toutefois, la préoccupation médicale perce toujours. Au régiment, comme à l’école, les programmes comportent une foule de mouvemens spéciaux dont l’effet est de porter remède soit à une conformation vicieuse du corps, soit au trouble ou à la paresse des fonctions de respiration, de circulation et même de digestion. L’idée médicale domine donc tout le système ; elle est l’esprit même de la gymnastique suédoise et se manifeste clairement dans les règlemens de l’Institut central, qui imposent, dès la première année d’études, à côté des exercices pédagogiques et militaires, l’apprentissage et l’application des mouvemens curatifs et même du massage, qu’on ne sépare pas de la gymnastique médicale. Il faut convenir que l’union trop intime de la gymnastique médicale avec la gymnastique pédagogique et militaire complique singulièrement l’étude du système et produit dans l’enseignement des contrastes choquans. C’est ainsi, par exemple, que chaque élève doit suivre les trois cours spéciaux qui constituent les trois branches de l’enseignement, et cela, successivement, dans la même journée, si bien que les mêmes jeunes gens qui apprennent, dans la matinée, à donner la leçon de gymnastique à des enfans des écoles, viennent ensuite étudier le maniement des armes et terminent leur journée en s’exerçant à pratiquer le massage et à faire exécuter aux malades les divers mouvemens curatifs prescrits par le médecin. — Un visiteur qui n’est pas au courant de cette organisation ne peut manquer de s’étonner un peu quand on le fait assister tour à tour, sans quitter les bâtimens de l’Institut central, à une leçon de pédagogie, à une séance d’escrime au sabre, et à une clinique médico-chirurgicale. Mais sa surprise devient de la stupéfaction quand il reconnaît, dans les aides médicaux chargés de faire subir aux organes les plus sensibles du malade des manipulations d’une extrême délicatesse, les mêmes jeunes gens qu’il a vus, un quart d’heure plus tôt, manier avec tant de vigueur le sabre de cavalerie. C’est ainsi qu’il existe, dans l’enseignement et l’application de la gymnastique suédoise, certains détails qui peuvent choquer le goût de l’observateur et faire tort à sa première impression. Nous avons tenu à en signaler quelques-uns, non pour battre en brèche cette doctrine si féconde, malgré ses imperfections de détails, mais, au contraire, pour mettre l’observateur en garde contre lui-même et l’engager à ne pas trop hâter son jugement. Il serait puéril de condamner pour des reproches si futiles une organisation devant laquelle la nôtre ne peut, hélas ! soutenir aucune comparaison. Le singulier mélange que font les Suédois de la médecine et de l’art militaire a produit quelquefois chez nous des malentendus qu’il n’est pas sans intérêt de signaler. Les élèves militaires qui ont obtenu leur diplôme complet à l’Institut sont à la fois officiers-instructeurs de l’armée et gymnastes médicaux. Ce cumul, tout à fait conforme à l’esprit du système de Ling, est fort peu dans nos mœurs, et, quand nous rencontrons à Paris des officiers suédois, venus pour tenter chez nous l’application de leur système, nous sommes assez embarrassés pour définir leur situation sociale et l’assimiler à l’une quelconque de celles de notre pays. En effet, nous ne connaissons, jusqu’à présent, comme s’occupant à appliquer aux malades les manipulations prescrites par les médecins, que ces aides, de situation assez peu relevée, appelés en France masseurs, et nos officiers suédois n’étant, malgré leur diplôme de « gymnastes, » que les exécuteurs des prescriptions des médecins, nous les appelons aussi des « masseurs. » Cette désignation, très impropre dans l’espèce, nous semble d’autant plus autorisée, qu’ils sont parfaitement initiés au massage, puisque cette pratique fait partie, à Stockholm, de la gymnastique militaire. Il règne ainsi, dans l’esprit du public français, une confusion très préjudiciable aux spécialistes suédois et d’autant plus regrettable qu’elle rejaillit un peu sur leur grade. « Officier » et « masseur » sont deux qualificatifs tellement disparates pour nous que nous nous demandons si l’officier suédois jouit réellement, dans son pays, du même rang social que le nôtre occupe en France. En réalité, la situation sociale est la même pour l’officier des deux nations, et même les appointemens du Suédois sont, à grade égal, notablement supérieurs à ceux de l’officier français. De plus, la position de gymnaste est infiniment plus relevée en Suède que ne le sont, chez nous, celles de masseur et de professeur de gymnastique. Aussi l’officier suédois, qui peut aisément obtenir de très longs congés, n’est-il nullement disqualifié pour avoir utilisé, dans la pratique de la gymnastique médicale, le temps où l’État lui laisse sa liberté. S’il arrive, — ce qui est fréquent, — qu’un officier quitte définitivement l’armée et se livre exclusivement à la pratique de la gymnastique médicale, il ne perd rien de la considération qui s’attachait à son grade ; cette considération s’augmente, au contraire, de celle qu’on accorde à son talent de spécialiste. La ville de Stockholm est remplie de ces officiers gymnastes dont les études personnelles ont puissamment contribué à perfectionner le traitement gymnastique des maladies. L’un de ces officiers, M. Thure-Brandt, ancien major dans l’armée suédoise, s’est acquis une célébrité européenne. La méthode qu’il a fondée, pour appliquer aux maladies des femmes la gymnastique et le massage, a fait une révolution dans la gynécologie, au moins dans les pays où elle a été l’objet d’une étude attentive, c’est-à-dire dans tous les pays Scandinaves, dans toute l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. Les médecins français ne se sont pas encore initiés à cette méthode, pas plus, du reste, qu’à celle de la gymnastique médicale en général. II Toutes les méthodes d’éducation physique usitées peuvent se ramener à deux. Dans l’une, qui s’appelle le « jeu, » l’enfant n’est astreint qu’à des règles très larges traçant les lignes générales de l’exercice et indiquant son but final ; beaucoup de latitude est laissée à son initiative dans l’exécution des mouvemens dont il peut, à son gré, ou suivant ses dispositions physiques, faire varier l’énergie, la vitesse et jusqu’à un certain point la forme. C’est le mode d’exercice qui se rapproche le plus de l’exercice spontané et naturel, tel que le prend tout être vivant quand il est sollicité par l’instinct à faire agir ses muscles. Dans les écoles et universités anglaises, on ne connaît guère d’autre exercice que le « libre jeu. » Dans l’autre méthode, les mouvemens sont réglés d’avance, rangés par catégories comme les matières de l’enseignement classique ; leur énergie, leur durée, leur fréquence et leur forme sont subordonnées au commandement d’un maître. Une règle stricte remplace l’initiative de l’écolier. C’est à ce mode systématique d’exercice qu’on donne plus particulièrement le nom de gymnastique. Le système d’éducation physique des Suédois n’offre aucune analogie avec les jeux libres de l’Angleterre ; tous les exercices y sont réglés avec la plus stricte ponctualité, et tous les mouvemens s’y exécutent au commandement. Il ressemble plutôt au système gymnastique usité en France et qui est le même que ceux de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Italie. L’identité paraîtrait même complète entre le système suédois et le système français si l’on s’en rapportait à la forme générale de l’exercice ; mais, en étudiant à fond les deux méthodes, bien des contrastes apparaissent dans leur esprit et leurs tendances, bien des différences, aussi, s’observent dans leurs résultats. A Stockholm, comme à Paris, on emploie deux catégories d’exercices. Les uns s’exécutent de pied ferme, au commandement, et consistent en mouvemens plus ou moins cadencés des bras, des jambes, de la tête et du tronc ; les autres demandent le concours d’engins divers, barres, poutres, échelles, cordages. En un mot, les Suédois ont, comme nous, des exercices « du plancher » et des exercices « aux appareils. » Mais là s’arrête la ressemblance, et, sans prétendre tracer ici un tableau complet du système suédois, il suffira d’en exposer les traits les plus caractéristiques, pour donner idée des différences profondes qui le distinguent du nôtre. Les mouvemens aux appareils de la gymnastique suédoise n’ont pas, comme dans nos gymnases, cette tendance à la difficulté excessive qu’on a appelée acrobatisme. Et d’abord leur outillage gymnastique est très simple. Ils n’ont ni les « anneaux, » ni le « trapèze, » ni les « barres parallèles, » ni la « barre fixe, » appareils usités par les acrobates de cirque et engins principaux de la gymnastique française et allemande. Leur outillage consiste dans quelques appareils de suspension : poutre horizontale ou homme, cordes verticales, échelles obliques, et dans une série de barreaux horizontaux, appliqués de haut en bas contre les murs de la salle et qu’on appelle l’espalier. De plus, le rôle de ces engins est tout différent de celui des nôtres. Dans nos gymnases, les divers appareils et agrès sont des engins de suspension, grâce auxquels le corps peut quitter le sol, et être maintenu dans l’espace à la force des poignets. Ces appareils nécessitent une sorte de transposition dans le rôle des membres qui déplacent le corps et forcent l’homme à se mouvoir à l’aide des bras et non plus à l’aide des jambes. De là, une série de « tours de force » qui tendent à donner à l’homme les aptitudes des animaux grimpeurs et du même coup à lui donner quelque chose de la conformation de ces animaux. L’on observe d’une manière très remarquable chez les gymnastes qui ont abusé de ces appareils, chez les gymnastes de cirque, par exemple, un relèvement des épaules avec voussure du dos qui rappelle la conformation du singe debout. Les Suédois ont bien comme nous des appareils de suspension, mais ils les utilisent d’une façon plus naturelle et moins « acrobatique, » par exemple, en associant l’action des jambes à celle des bras, dans l’acte de grimper soit à la corde, soit à la perche. La plupart de leurs exercices sont aussi moins athlétiques que les nôtres, par suite de ce détail qu’ils sont exécutés plus souvent avec les bras allongés qu’avec les bras raccourcis. Enfin, leur méthode n’a pas adopté, parmi les exercices aux appareils, ceux qui demandent l’effort le plus intense des muscles des épaules et des bras ; par exemple, ceux appelés, dans notre système, les « rétablissemens. » Ces détails, que nous abrégeons pour ne pas rebuter le lecteur par des explications trop techniques, ont une importance suffisante pour faire comprendre l’esprit si caractéristique du système suédois. Ce système prétend mettre la gymnastique à la portée de tout le monde. Il écarte les exercices trop athlétiques et les mouvemens trop difficiles, parce qu’il veut que les faibles et les maladroits puissent profiter des bienfaits de la gymnastique. Nous dirions volontiers que l’esprit du système est démocratique, si on voulait nous permettre de faire passer ce mot dans l’ordre physique avec le même sens qu’il a dans l’ordre social. La gymnastique suédoise, dirions-nous, est « démocratique, » parce que ses exercices sont à la portée de tous. La nôtre, au contraire, comprend beaucoup de mouvemens qui ne sont praticables que pour les privilégiés de la nature, pour les sujets dont la force physique est au-dessus de la moyenne : elle n’est pas applicable aux faibles. « La gymnastique, disait, à notre dernier congrès d’exercices physiques, M. Törngren, directeur de l’institut central de Stockholm, la gymnastique doit se garder de partager les hommes en exécutans et en spectateurs. Les exécutans seraient plus habiles peut-être, mais toujours moins nombreux, tandis que le nombre des spectateurs et leurs exigences iraient en croissant. » Ces paroles sont parfaitement d’accord avec les institutions de la gymnastique suédoise classique. Elles étaient peut-être aussi une protestation contre un esprit nouveau qui semblerait vouloir s’introduire dans le système et qui en serait certainement la perte. Certains maîtres, à Stockholm, voudraient agrandir le cadre de l’enseignement et y ajouter des exercices plus difficiles, capables de donner plus de satisfaction à l’amour-propre de l’exécutant. Déjà, une ou deux sociétés suédoises font quelques exercices d’appareils « à la française. » Mais ce ne sont là que des tentatives isolées de « romantisme, » et le système classique restera longtemps debout dans son intégrité. Ce que les exercices aux appareils ont de plus caractéristique chez les Suédois, c’est leur tendance hygiénique qu’on pourrait opposer à la tendance athlétique des nôtres. Leurs appareils n’ont pas pour objectif, comme chez nous, de donner beaucoup d’exercice aux muscles des bras et des épaules, — muscles par lesquels la force humaine a le plus d’occasions de se manifester au dehors ; — ils visent plus spécialement certains groupes musculaires qui interviennent dans les grandes fonctions vitales ; les muscles de l’abdomen, par exemple, qui jouent un rôle si important dans le fonctionnement de l’appareil digestif, dont ils sont, en quelque sorte, des annexes ; les muscles de la poitrine qui concourent à cette fonction vitale par excellence qui s’appelle la respiration ; enfin, les muscles du dos, extenseurs de la colonne vertébrale, qui maintiennent le tronc dans la position verticale et dont l’action énergique et harmonique est indispensable à la correction de l’attitude debout. Il est intéressant de remarquer que les muscles visés le plus particulièrement par les appareils de la gymnastique suédoise sont justement ceux qu’il importait le plus d’exercer chez l’écolier ; ce sont ceux qui souffrent le plus de l’attitude imposée à l’enfant par la vie scolaire. Les muscles du ventre sont mis dans le relâchement et l’inertie par le fait de l’attitude assise ; ceux de la poitrine sont placés dans les conditions les plus défavorables, par suite de la chute des épaules en avant quand le buste se penche sur le livre ou le cahier ; ceux de la colonne vertébrale sont mis très inégalement en contraction ou en relâchement dans les attitudes affaissées et contournées que nécessitent l’écriture et la lecture. Notre gymnastique n’agit sur ces muscles que dans de rares occasions, et à l’aide des mouvemens du trapèze, des anneaux et de la barre, mouvemens difficiles qui font sentir leurs bienfaits à l’enfant alors seulement qu’après un long apprentissage il est devenu capable d’exécuter certains « tours de force. » La gymnastique suédoise met ces muscles en travail à l’aide des procédés les plus élémentaires et les plus accessibles à l’enfant, quelles que soient sa faiblesse et son inexpérience. On nous permettra de décrire quelques-uns de ces mouvemens pour mieux faire comprendre l’esprit de la méthode de Ling. Nous aurons ainsi l’occasion de montrer l’ingéniosité des maîtres suédois qui savent, à l’occasion, se passer du concours des appareils spéciaux, et les remplacer par les pièces les plus usuelles du mobilier scolaire. Prenons un exercice pour lequel l’espalier est d’ordinaire utilisé, l’extension forcée de la colonne vertébrale, exercice des plus efficaces, pour remédier à l’attitude voûtée que prend si souvent le dos de l’écolier. Quand cet exercice s’exécute dans la position debout, le gymnaste se place à quelque distance de l’espalier auquel il tourne le dos, puis il étend les bras, les élève au-dessus de la tête, et, renversant fortement le buste en arrière, il ploie le corps en arc, de façon à former une ligne courbe concave en arrière, et se dessinant à partir des talons jusqu’aux mains. À ce moment, une chute en arrière serait imminente, si les mains ne venaient pas saisir un barreau de l’espalier et y prendre appui. Dans le cas où l’espalier fait défaut, c’est un écolier qui vient le remplacer, en se tenant debout derrière son camarade et en lui offrant l’appui de ses bras placés à la hauteur voulue. On obtient encore la mise en action des muscles du dos à l’aide d’une variante où intervient un engin pris dans le mobilier scolaire, le simple banc sur lequel les écoliers sont assis. L’enfant se couche à plat ventre en travers de ce banc, de telle façon que les jambes le dépassent d’un côté, les épaules de l’autre. Il place ensuite les mains sur les hanches, puis luttant contre la pesanteur qui tend dans cette posture à plier le corps en deux, il redresse le tronc en creusant les reins et relève la tête. Pour que ce moment soit possible, il est nécessaire qu’un camarade, placé de l’autre côté du banc, exerce sur les jambes une pression qui leur donne un point d’appui fixe. Dans les écoles primaires où plusieurs bancs sont rangés les uns derrière les autres, l’intervention de l’aide est superflue, et chaque écolier peut exécuter la manœuvre en engageant simplement les pieds sous le banc placé derrière lui. Ce simple banc, pièce la plus banale et la plus grossière du mobilier scolaire, est utilisé pour maint exercice par les pédagogues suédois. Nous venons de le voir servir à faire travailler les muscles extenseurs du dos ; on peut l’employer encore pour un mouvement inverse qui met en jeu les muscles fléchisseurs du tronc. Il suffira de varier l’attitude. Le gymnaste se couchera sur le dos, et dans le sens de la longueur du banc. Dans cette position, les pieds étant maintenus fixes, s’il fait effort pour se relever assis, sans l’aide des mains, il sollicitera la mise en jeu énergique des muscles fléchisseurs du tronc, qui sont les muscles abdominaux. Veut-on un autre exemple des utiles résultats que savent obtenir les disciples de Ling, avec les appareils les plus simples ? C’est encore ce modeste banc des écoles qui va nous le fournir. Il s’agit, cette fois, d’une catégorie d’exercices dont notre catalogue est à court, et qui ont pourtant, au point de vue pédagogique, une grande valeur, car ils représentent un moyen de correction des attitudes vicieuses de la taille en même temps qu’une leçon de coordination des mouvemens. Nous voulons parler des exercices d’équilibre. Se tenir debout sur la corde roide est un « tour » réservé, à bon droit, aux acrobates ; marcher sur une poutre élevée au-dessus du sol, comme on le fait (assez rarement du reste) dans les gymnases français, est un exercice moins acrobatique, mais non absolument sans danger, si la poutre est placée à une hauteur assez grande. La poutre horizontale de nos gymnases présente, du reste, au pied une assez grande surface d’appui ; le fait de marcher dessus représente moins un exercice d’équilibre proprement dit, qu’un mode d’accoutumance au vertige. Pour obtenir, sans danger, un véritable exercice d’équilibre, il faut provoquer la station et la marche sur une surface aussi étroite que possible, et assez peu éloignée du sol pour ôter la crainte des chutes. Toutes ces conditions sont obtenues à l’aide du banc des Suédois. Ce banc ne diffère nullement de ceux qu’on peut voir dans maintes écoles de hameau, en France. Il présente seulement un détail de construction qui n’en change pas la forme et en augmente, du reste, la solidité. En dessous de la pièce horizontale qui forme siège, est clouée verticalement une traverse qui court dans le sens de la longueur, et réunit entre elles les jambes de soutien placées à chaque extrémité. On retourne ce banc, en mettant le siège à plat sur le sol, et l’on fait marcher les jeunes gymnastes sur l’étroite traverse placée de champ, qui leur présente un soutien large à peine d’un pouce, mais solide, et peu distant du sol. Cette marche sur la traverse du banc est un exercice très en honneur dans les institutions de demoiselles en Suède, et rien n’est plus utile pour donner au corps l’habitude d’une tenue parfaitement droite, puisque la moindre déviation du centre de gravité amènerait un faux pas. L’équilibre, dans cette progression quasi-aérienne, ne s’obtient pas sans quelques tâtonnemens, et, pour les premières leçons, un peu d’aide est nécessaire. L’exercice se fait alors à deux ; et l’on ne peut rien imaginer de plus gracieux que ces couples de jeunes filles, dont l’une cherche, par de souples inflexions de la taille, à rectifier à chaque pas son attitude, pendant qu’une autre, marchant près d’elle, lui tend le bout des doigts pour qu’elle y prenne un léger appui. Les exercices dits du plancher constituent pour les Suédois le fond même de l’enseignement gymnastique. Ils sont tellement nombreux et tellement variés qu’il est possible de changer très souvent le programme de la leçon ; d’où une diversité qui la rend plus récréative. De plus, chaque mouvement peut s’exécuter suivant plusieurs variantes, dont chacune représente un degré différent dans la dépense de force. Il est facile ainsi de graduer progressivement pour les mêmes muscles l’intensité de l’effort. La gymnastique suédoise, aussi bien que la nôtre, dans ses exercices « du plancher, » a pour règle de faire travailler tous les membres et les divers segmens du tronc, non pas simultanément, mais successivement, de façon que chacun des groupes musculaires reçoive, à tour de rôle, sa part d’exercice. Tout le monde connaît ces exercices, les plus simples de notre gymnastique, dans lesquels on voit le gymnaste, au commandement du maître, fléchir, étendre et tourner dans divers sens, d’abord les bras, puis les jambes, puis la tête et le tronc, en comptant : une, deux, trois, etc. Le même esprit a présidé, dans les deux systèmes, à cette sorte de revue générale de tous les muscles du corps, qui a pour but de n’en omettre aucun dans l’application de l’exercice. Mais des nuances d’exécution peu importantes au premier coup d’œil modifient profondément les résultats obtenus de part et d’autre. Si on étudie comparativement deux mouvemens similaires chez le gymnaste suédois et chez le gymnaste français, on verra que celui-ci s’efforce de mettre dans son mouvement toute la vigueur dont il est capable, tandis que le Suédois s’applique surtout à donner au mouvement toute l’amplitude possible. Prenons pour exemple le mouvement d’élévation des bras. Chez nous, il se fait par une détente brusque ; le membre est projeté violemment en haut, et doit s’arrêter net, dans une attitude contractée et raidie, et dans une direction parfaitement verticale. Ce mode d’exécution est « athlétique, » en ce qu’il demande la plus grande dépense de force possible. Les bras doivent se tendre et se raidir, et le gymnaste ne fait pas agir seulement les muscles qui élèvent le bras, mais aussi ceux qui agissent en sens inverse, et qu’on appelle, pour cette raison, leurs « antagonistes. » En même temps que les muscles élévateurs entrent en jeu, leurs antagonistes, c’est-à-dire ceux qui tendent à abaisser le bras, doivent leur opposer une vigoureuse contraction, qui enraie, pour ainsi dire, le mouvement, et provoque une dépense de force plus grande, pour la même raison qu’un frein de voiture fortement serré oblige le cheval à un plus fort coup de collier. Chez les Suédois, le même mouvement se fait lentement, sans raideur et sans force ; mais le bras ne s’arrête pas dans la position verticale, le gymnaste cherche à lui faire atteindre la limite extrême de déplacement que l’articulation permet, el s’efforce de le porter le plus possible en arrière. Cette différence d’exécution de deux mouvemens en apparence identiques en change totalement les effets. Par le procédé français on obtient des résultats plus athlétiques, on augmente davantage la force des muscles ; mais par le procédé suédois on obtient des effets hygiéniques. Les mouvemens amples et doux ont pour effet direct d’allonger, sans secousse, les muscles, de les rendre plus souples, et de combattre les rétractions musculaires, causes fréquentes de difformité. Ils ont encore pour résultat final de rendre les ligamens plus souples, d’augmenter les surfaces de frottement des os, en un mot, de donner plus de mobilité aux articulations. Les mouvemens normaux gagnent à ces exercices une facilité et une aisance singulières, qui donnent à la tournure un cachet d’élégance très remarquable. Il ne faut pas croire, cependant, que ce mode d’exécution doive exclure toute dépense de force. L’effort musculaire ne se traduit pas par la violence brutale du mouvement, mais par son ampleur et sa durée. Une action lente et progressive des muscles porte le membre déplacé aussi loin qu’il est possible et l’y maintient pendant un certain temps. Et plus le gymnaste est exercé, plus il augmente l’amplitude du mouvement, plus il en prolonge la durée. Il arrive ainsi que le mouvement aboutit en définitive à une pose, à une attitude fixe, et le corps garde pendant un certain temps cette sorte d’immobilité active qui constitue une dépense de force considérable. La plupart des exercices des Suédois mériteraient de s’appeler des attitudes plutôt que des mouvemens. Ces attitudes sont combinées avec un remarquable sentiment de l’esthétique, en même temps qu’avec une notion parfaite des lois de la physiologie et de l’hygiène. Il en est beaucoup dans lesquelles la position respective des bras, des jambes et du tronc offre à l’œil les lignes les plus gracieuses, car les Suédois ont, au plus haut point, le sentiment de l’harmonie des mouvemens ; ils ont la notion de ce fait, que tels déplacemens du corps sont naturellement associés à tels autres, par les lois de la mécanique humaine. Mais l’utile est toujours mêlé à l’agréable, en ce sens que l’harmonie des mouvemens s’accorde avec un résultat hygiénique qui découle de leur forme, tel, par exemple, qu’une tendance à provoquer de profondes respirations, ou bien à contre-balancer l’influence des mauvaises habitudes de tenue. Il existe dans le catalogue de la gymnastique suédoise un grand nombre d’attitudes, empreintes d’une tendance qu’on pourrait appeler orthopédique, parce qu’elles visent à redresser le corps. Ces attitudes portent, dans le système, le nom de mouvemens correctifs, et reviennent à chaque leçon dans la gymnastique des écoles ; je les ai vus appliquer aussi dans les exercices militaires de l’armée et de la flotte suédoise. On est frappé, dans le système gymnastique imaginé par Ling, de voir apparaître à chaque instant cette préoccupation de remédier aux conformations vicieuses par l’attitude et les mouvemens. En cela, le système est parfaitement adapté aux besoins de la race. Les Suédois sont très grands ; on en jugera par ce fait, que leur minimum de taille, pour l’infanterie, est de 1m,67, tandis que, chez nous, il a été abaissé à 1m, 54. Avec cette haute stature ils sont, en général, très minces et très élancés, ce qui prédispose les jeunes gens et les jeunes filles, au moment de la croissance, à toutes les variétés des déviations de la colonne vertébrale. Mais, grâce à leur gymnastique, en laquelle les parens ont une loi absolue, ces déviations se corrigent toujours, quand elles ne sont pas compliquées d’une affection des os ; et si l’on voit, aux cliniques des médecins gymnastes, une grande quantité d’enfans déviés, on observe, au contraire, que les jeunes gens des deux sexes sont droits, souples, et de belle tenue. C’est le meilleur argument en faveur de la méthode qui les a redressés. Aucun des mouvemens de la gymnastique suédoise n’est forcé, en ce sens qu’aucun ne demande au muscle mis en action un effort qui aille jusqu’à la limite de sa puissance ; tous sont combinés de telle façon qu’aucun muscle ne reçoive une somme d’exercice supérieure à celle des autres. De là, chez les gymnastes suédois, une remarquable harmonie dans les proportions du corps, parce qu’aucune partie n’a été développée avec exagération. La gymnastique suédoise vise à favoriser, chez le jeune homme, le développement normal du corps, et l’épanouissement naturel de ses aptitudes, et, chez l’homme mûr, à conserver le plus longtemps possible les qualités physiques ; elle n’a pas la préoccupation de faire dépasser à l’individu le niveau de force corporelle où il était destiné à parvenir par l’évolution naturelle des organes. Toutefois, les gymnastes suédois sont très vigoureux, et leurs muscles, sans être grossis outre mesure sur telle ou telle région déterminée du corps, offrent un remarquable développement d’ensemble. « La force, disent-ils, nous vient sans la chercher. » Ce mot est la meilleure formule des résultats de leur méthode. Si notre système d’éducation physique mérite le nom de « gymnastique de force, » celui des Suédois pourrait s’appeler la « gymnastique de la grâce. » Il est impossible d’imaginer une gymnastique mieux appropriée à l’éducation physique des femmes, que cet ensemble d’exercices où l’on recherche l’harmonie des mouvemens et la régularité des formes, plutôt que l’intensité des efforts et le développement exagéré des muscles ; aussi y a-t-il bien peu de jeunes filles à Stockholm qui ne fassent de la gymnastique. Chaque pensionnat, à quelque degré d’enseignement qu’il appartienne, et quel que soit le rang social des élèves qui le fréquentent, possède un gymnase. La leçon dure une heure chaque jour, et les jeunes filles y assistent par divisions de quarante ou cinquante. Ce nombre n’est pas trop considérable, car chaque élève n’est pas exercée à tour de rôle ; toutes travaillent simultanément, leurs exercices étant toujours des mouvemens d’ensemble. Il n’existe, au reste, rien de spécial dans l’outillage de leurs gymnases : ce sont absolument les mêmes appareils que chez les hommes, et c’est identiquement la même leçon. Les jeunes filles portent, à la leçon de gymnastique, un costume spécial, le même pour toutes les sociétés et les pensionnats de Stockholm. Il consiste en une robe de flanelle, à corsage bouffant, à jupe ample, mais très courte, de couleur noire ou bleue, avec culotte et grands bas de même couleur. L’ensemble de la tenue n’a rien d’excentrique ; on a réussi, en lui conservant une décence parfaite, à ne pas lui ôter son caractère féminin. La jeune fille n’a pas l’air de s’être déguisée en garçon et peut, sans se sentir mal à l’aise, faire sa gymnastique devant un public masculin. La gymnastique est, pour la jeune fille, une habitude si régulière, qu’elle ne se sent nullement gênée pendant la leçon par les regards d’un étranger. Elle ne craint pas même de se montrer en public. On prépare en ce moment, à Stockholm, une grande fête gymnastique internationale à laquelle la France sera conviée. Une des plus grandes attractions du programme sera, sans nul doute, le travail d’une société de femmes qui doit prendre part au concours, sous le commandement du capitaine Silow. A plusieurs reprises, pendant notre séjour à Stockholm, nous avons eu l’occasion d’assister aux répétitions de ce peloton d’élite, qui se compose d’une cinquantaine de jeunes filles de dix-sept à vingt-cinq ans. La plupart de ces jeunes filles sont ouvrières de magasin, ou employées de commerce, et c’est le soir, après le travail de la journée, qu’elles se réunissent à la lumière du gaz, dans la grande salle de l’Institut central. Bien d’autres sociétés de gymnastique de femmes existent à Stockholm ; quelques-unes ont des locaux spéciaux et des maîtresses à elles, mais la plupart utilisent les salles que l’Institut met gratuitement à leur disposition, et acceptent la direction des professeurs qu’il leur offre. Chaque soir, deux ou trois groupes différens de jeunes ouvrières viennent se livrer à ces exercices, si bien conçus pour contre-balancer les effets de l’immobilité forcée qu’elles ont gardée pendant le jour, et si efficaces pour corriger les attitudes vicieuses que donnent au corps les divers travaux à l’aiguille. La pratique continuelle des exercices du corps a une influence manifeste, aussi bien au moral qu’au physique, sur les jeunes filles de Stockholm. Toutes présentent dans leurs allures quelque chose d’ouvert et de décidé qui trahit l’habitude de l’action. Elles ont, en général, beaucoup d’assurance dans la démarche, beaucoup d’aisance dans tous les mouvemens ; la plupart sont grandes et élancées, presque toutes sont droites et « portent beau. » Toutefois il ne faudrait pas croire que leur gymnastique en fait des « viragos. » Les exercices auxquels elles se livrent n’ont rien de commun, — nous l’avons dit et répété, — avec notre gymnastique brutale, rien qui puisse épaissir les membres, et donner au corps des formes masculines. Elles ne sont, il est vrai, ni mièvres, ni délicates, mais en gagnant de la force et de la santé, elles ne perdent pas leur grâce, et demeurent femmes et très femmes. Les habitudes d’activité physique, de décision et de hardiesse que développe, chez la femme, la pratique régulière de l’exercice, influent incontestablement sur son moral et retentissent sur son rôle social. Les jeunes filles de Stockholm ont plus d’initiative que les nôtres, elles sont plus accoutumées à se passer de leur mère et à se tirer d’affaire sans l’aide de personne. On les a habituées à l’action, et, arrivées à l’âge de femme, elles sont très aptes à mettre leur activité au service de la famille ou du ménage, pour contribuer à sa prospérité. Beaucoup d’emplois réservés aux hommes, dans notre pays, sont occupés, à Stockholm, par des femmes. Les jeunes gens qui cherchent une position dans les magasins, les bureaux, les administrations, se plaignent de se trouver trop souvent écartés par la concurrence féminine. Les femmes de la société font beaucoup moins de gymnastique que celles de la classe intermédiaire, et il est rare qu’elles continuent après leur sortie de pension les exercices qu’elles ont pratiqués dans leur première jeunesse. Toutefois, ces exercices ayant eu lieu dans la période où le corps se forme, leur constitution en a ressenti les bénéfices principaux. Et il arrive souvent que, plus tard, le moindre trouble de la santé est le prétexte d’un retour à la gymnastique. Mais celle-ci est appliquée alors dans un autre esprit et prend une autre forme, dont il nous restera à parler ; elle devient la gymnastique médicale. Le plus grand reproche qu’on puisse faire au système suédois, c’est qu’il ne comporte aucun exercice de plein air. Tout le travail se fait dans de grands gymnases clos et couverts, et l’institut de Stockholm n’a pas, comme notre école de Joinville, un stade à l’air libre, où l’on puisse s’exercer les jours de beau temps. C’est là une lacune qui suffirait, au point de vue de l’hygiène, à faire condamner le système, si le sport d’hiver, si populaire à Stockholm, ne venait très heureusement la combler. Nous ne pouvons nous figurer, en France, quelle animation apporte le froid dans la vie des peuples Scandinaves. Le « triste hiver » est pour eux l’occasion des amusemens les plus variés. L’atmosphère est généralement très pure, à Stockholm, et un air bien sec, à la température de 15 à 20 degrés, produit sur le système nerveux la même excitation qu’un verre de Champagne. Le besoin de mouvement devient alors très impérieux, et la neige et la glace fournissent bien des prétextes pour le satisfaire. Le patinage est, naturellement, fort en honneur à Stockholm, et les lacs, les canaux et les rivières qui occupent une si vaste étendue du territoire suédois permettent d’en faire un moyen de locomotion des plus rapides, en même temps qu’un sport des plus attrayans. On voit des jeunes gens qui partent en touriste, le sac au dos, pour faire avec leurs patins des voyages de 300 à 400 kilomètres. Dans toutes les classes de la société, les femmes patinent, avec le même entrain que les hommes, et je tiens d’une dame de Stockholm ce détail, qu’on ne pourrait garder une femme de chambre, si on ne lui permettait de se réserver, chaque semaine, un certain nombre d’heures pour aller sur la glace. Les enfans des deux sexes prennent le patin dès l’âge de cinq ans, et tout Suédois serait honteux de ne pas connaître cet exercice tout à fait national, auquel les troupes s’exercent avec armes et bagages le long des îles de la Baltique. Mais le sport d’hiver prend beaucoup d’autres formes. C’est d’abord la skida, immense patin de bois, large de dix centimètres seulement, et long de 1m,50, recourbé « à la poulaine » par chacun de ses bouts. Cet engin est destiné à glisser, non sur la glace, mais sur la neige. Le sportsman engage l’avant-pied dans une simple bride en cuir ou en corde placée au milieu de la skida, puis il se lance sur les pentes neigeuses où il progresse avec la vitesse d’un cheval au grand trot. L’esprit hardi et aventureux des Suédois trouve l’occasion de se donner carrière, à l’aide de cet engin de sport, qui permet d’entreprendre les plus longs voyages, par des temps où tout autre moyen de locomotion est impossible. Viennent ensuite deux exercices qui se pratiquent en ville sur les places et dans les rues mêmes de Stockholm, ce sont le sparkstötting et le kälke. Le sparkstötting est au traîneau ce que le vélocipède est à la voiture. Cet engin se compose d’un léger cadre de bois bardé de fer, posé à plat sur la neige durcie, et qui porte deux montans verticaux destinés à servir de prise aux mains du sportsman. Celui-ci, saisissant ces montans, met le pied gauche sur l’une des traverses horizontales, pendant que son pied droit, dont la chaussure est munie de crampons pour ne pas glisser, prend de temps en temps son appui sur le sol pour donner l’impulsion et accélérer l’allure. Le kälke est une sorte de petit traîneau en miniature, ayant la forme d’un grand tabouret dont les jambes sont remplacées par des patins, et dont l’une des extrémités, celle qui représente l’avant. se relève « à la poulaine, » comme dans tous les engins destinés à glisser sur la neige ou la glace. Dès la première enfance, les deux sexes se livrent avec une ardeur égale et avec la même liberté à cet exercice, qui fait leur joie et que ne dédaignent pas les grands jeunes gens et même les hommes. A sept ans, garçons et filles savent à peu près tous patiner ; mais avant qu’ils puissent chausser des patins, vers l’âge de trois ou quatre ans, on leur permet déjà de glisser avec le kälke. Pendant l’hiver, on rencontre à chaque pas, dans les rues de Stockholm, des troupes d’enfans de cinq à six ans, en quête d’un emplacement favorable pour leur glissade. Des bambins de trois ans suivent le groupe, tirant d’une main leur traîneau par une corde, cramponnés de l’autre main à la veste de quelque frère plus grand. Et, quand on arrive en présence d’une rue bien en pente, tout ce petit monde s’arrête et s’organise. Chacun se couche sur son traîneau, le corps accoudé sur le côté droit ; les jambes, qui dépassent en arrière le véhicule, prennent appui sur la neige durcie pour donner l’impulsion du départ, et le traîneau file comme une flèche. Dans cette descente rapide, l’enfant fait face en avant, et l’inclinaison de la pente, relevant l’arrière du traîneau, en abaisse naturellement la pointe. Il en résulte une position penchée qui donne d’abord au spectateur la crainte de voir le petit sportsman faire une chute la tête la première. C’est cependant l’attitude réglementaire ; les jambes peuvent, dans cette position, tantôt rester relevées, pour ne pas diminuer la vitesse, tantôt toucher le sol en agissant comme un frein pour arrêter le traîneau, ou comme un gouvernail pour le diriger. Au reste, il n’existe aucun danger pour l’enfant dans les bousculades et les rencontres, car toutes les glissades se faisant dans le même sens, le choc des traîneaux entre eux est rendu insignifiant par leur déplacement facile. On n’aurait à redouter que les obstacles fixes, tels que les arbres et les murs des maisons. Mais l’enfant, très vite rompu à la manœuvre, évite aisément les obstacles, pourvu qu’il conserve tout son sang-froid. Et c’est justement la qualité qu’il gagne bien vite à ce jeu. Une société s’est formée à Stockholm pour faciliter aux écoliers toutes les formes des jeux d’hiver. On improvise dans les cours, à l’aide de mottes de gazon et de terre glaise, de grands réservoirs d’eau, profonds de quelques centimètres, que le froid de la nuit transforme en belles nappes de glace ; et les enfans peuvent patiner sans crainte d’accident. Sur la plus belle promenade de la ville, au-dessus du bâtiment de la bibliothèque, une butte a été transformée en glissoire pour les petits traîneaux des enfans et, chaque jour, plus de mille garçons ou filles viennent se laisser couler le long de la pente, sous l’œil d’un surveillant qui dirige les départs. C’est ainsi que le sport d’hiver vient ajouter à la gymnastique suédoise un complément nécessaire. Ses effets doivent être mis en ligne de compte pour une large part, quand on étudie les résultats si remarquables de l’éducation physique sur la population de Stockholm. III Quand on cherche à introduire en France, sinon la pratique, au moins la notion exacte de la gymnastique médicale, on se heurte à une première difficulté, celle de se faire comprendre. Dans notre pays, la gymnastique médicale n’existe pas, en dehors de certains cas très spéciaux et très peu nombreux. Nous avons bien l’idée qu’on peut, à l’aide de l’exercice musculaire, redresser certaines déviations de la taille, rétablir les fonctions d’une articulation ankylosée, rendre leur force et leur volume à des muscles atrophiés. Nous comprenons, en un mot, qu’on puisse traiter par le mouvement certaines maladies des organes moteurs eux-mêmes ; ce sont les organes les plus solides et les plus grossiers de la machine humaine, et nous ne craignons pas trop pour eux ce « remède violent » qui s’appelle la gymnastique. Mais notre confiance ne va pas au-delà, et les médecins français ne voient plus aucune indication de l’exercice dès qu’il s’agit des affections médicales proprement dites, des maladies des organes internes. Ils pensent que, dans ce domaine, l’exercice est un agent préventif, grâce auquel certains troubles de la santé peuvent être évités, mais non un remède applicable aux maladies déclarées. Il est trop tard, disent tous nos praticiens, pour avoir recours à l’exercice quand la maladie s’est nettement caractérisée, et surtout quand une lésion s’est produite dans quelque organe. Cette manière étroite de comprendre l’application de l’exercice vient de la conception que nous avons de ses effets et se lie intimement à la tendance de notre système d’éducation physique, dont nous avons fait ressortir le caractère essentiellement athlétique. Notre gymnastique est trop brutale pour se prêter aux délicatesses d’application que réclameraient des organes malades. Elle s’attache à augmenter la force des muscles et la résistance du corps. Et, dans cet esprit, les exercices qu’elle applique ont pour caractère d’être plus difficiles et plus fatigans que les mouvemens de la vie ordinaire. Comment, dès lors, songer à les appliquer aux malades, dont les organes se fatiguent et subissent des perturbations graves, sous l’influence des actes les plus usuels de la vie ? Pour comprendre combien est rationnelle, a priori, la prévention des médecins contre la gymnastique médicale, il est nécessaire d’exposer en quelques mots les effets produits sur l’organisme humain à l’aide de la gymnastique, ou, pour parler d’une façon plus exacte, à l’aide de l’exercice physique, dont la gymnastique n’est qu’une forme systématique. Tout exercice corporel fait sentir à l’organisme deux sortes d’effets physiologiques : les uns locaux, les autres généraux. Les effets locaux se manifestent sur la région même du corps qui est le siège du mouvement, sur les bras, par exemple, dans l’exercice des haltères, sur les jambes dans l’exercice de la marche. Les effets généraux retentissent bien au-delà du point où s’est localisé l’effort et atteignent l’organisme tout entier. C’est ainsi que la course, exercice de jambes, produit des effets très violens sur le cœur et sur le poumon et amène, du même coup, la transpiration et réchauffement de tout le corps. Les effets dits « généraux » de l’exercice sont très justement qualifiés ainsi, car ils atteignent tous les organes sans exception, activent toutes les fonctions et se font sentir même aux actes les plus intimes de la nutrition. Ils sont le résultat d’une sorte de mise en branle de la machine humaine, dont toutes les pièces vibrent, pour ainsi dire, à l’unisson, quand l’une d’elles reçoit, par le fait du travail des muscles, un choc intense ou prolongé. En cherchant à produire les effets généraux de l’exercice, on est donc sûr d’en faire bénéficier tous les organes, sans avoir besoin de viser plus spécialement l’un d’eux. C’est grâce à ses effets généraux que la marche, exercice de jambes, peut faire sentir à l’estomac son influence salutaire et amener la guérison de certains troubles digestifs. Mais on devine aisément, à côté des avantages de cette association de tous les organes à l’exercice, les inconvéniens qu’elle peut présenter. Il est impossible, en effet, qu’un organe s’isole des autres et soit soustrait aux effets de l’exercice, si celui-ci présente une certaine intensité ou une certaine durée. Et le retentissement du travail musculaire sur toutes les fonctions deviendrait bien vite un danger pour des organes affaiblis ou malades, s’il atteignait un certain degré de violence. Mais remarquons que ce qu’on appelle « violence » représente un degré très variable, suivant les cas et les individus. Les effets du pas gymnastique ne sont pas trop violens pour le cœur d’un écolier ; ils seraient excessifs pour le cœur d’un vieillard, et, s’il s’agissait d’un cœur malade, l’excitation de l’organe pourrait être assez violente pour provoquer de redoutables accidens. L’on voit donc, pour nous en tenir à l’exemple cité, qu’une affection nécessitant le repos absolu du cœur entraînerait la contre-indication formelle de tout exercice capable de produire des effets généraux appréciables. Il faudrait s’en tenir à des exercices d’une modération telle qu’ils ne puissent déterminer dans l’organisme aucun ébranlement. Et c’est là justement, parfois, un problème difficile. Quel exercice, en effet, semble plus modéré que la marche à pas lents sur une surface plane ? Nombre de malades, pourtant, ne peuvent faire quelques pas sans que le cœur batte avec violence et que le poumon entre en jeu avec ce rythme précipité qui amène l’essoufflement. Aussi arrive-t-il le plus souvent que le médecin, renonçant à la solution du problème, proscrit absolument toute espèce d’exercice, faute d’en pouvoir trouver un qui soit assez modéré. Mais la gymnastique médicale suédoise permet justement de donner aux malades les bénéfices de l’exercice sans les exposer aux perturbations générales qu’il produit sur l’organisme. Elle connaît des moyens, que la nôtre ignore, pour administrer l’exercice à très petites doses, aussi permet-elle de l’appliquer même à des malades incapables de marcher, parce qu’elle a dans son catalogue nombre d’exercices moins violens que la marche. Il existe un tel écart entre les procédés d’exercices des Suédois et les nôtres, que le mot de gymnastique, appliqué indifféremment à des choses si dissemblables, est la cause des plus graves malentendus. Nos médecins seraient certainement moins hostiles au traitement gymnastique des maladies internes s’ils ne jugeaient pas ce traitement sur la foi d’une étiquette mal choisie. Le médecin français qui va étudier à Stockholm la gymnastique médicale se trouve en présence de choses tellement neuves pour lui qu’il a peine, au premier abord, à se reconnaître au milieu des mouvemens si variés qu’il voit exécuter dans les « Instituts » publics ou privés. Mais, peu à peu, la lumière se fait dans son esprit ; il finit par classer tous ces ingénieux procédés et à voir qu’ils visent, en résumé, à deux résultats : doser l’exercice et le localiser. Doser l’exercice, c’est en mesurer l’intensité avec assez de précision et de tact pour ne pas dépasser l’effet utile ; le localiser, c’est limiter son effet à une région déterminée, de façon à éviter son retentissement sur des organes qu’il importe de ménager. Pour doser l’exercice, on emploie un procédé qui s’écarte absolument de tous ceux de nos gymnases français, et qu’on pourrait appeler l’exercice « à deux. » Qu’on se représente deux gymnastes dont l’un cherche à étendre le bras pendant que l’autre, lui tenant la main, lutte contre ce mouvement et lui oppose une résistance plus ou moins grande, sans toutefois paralyser complètement son effort. Le mouvement exécuté le premier exigera un déploiement de force d’autant plus grand que la résistance du second sera plus considérable. Le second gymnaste, s’il sait bien calculer sa résistance, pourra donc augmenter ou diminuer, à volonté, la dépense de force du premier. Tel est le principe. On peut en varier à l’infini les applications. Ce que fait le gymnaste opposant pour le bras, il le fera pour les jambes, pour les épaules, les hanches, la tête, etc. On comprend que chaque groupe de muscles pourra, suivant les besoins du traitement, être mis en jeu avec le degré de force voulue. Le rôle de l’aide, dans la pratique de la gymnastique médicale, est d’une grande importance. C’est à son tact, à sa connaissance parfaite des mouvemens et de leur effet, qu’est subordonné le succès de la cure. Les auteurs suédois donnent à cet aide le nom de « gymnaste, » désignation qui déroute un peu le lecteur français, car, chez nous, la qualification de « gymnaste » s’applique à ceux qui exécutent les mouvemens gymnastiques, plutôt qu’à ceux qui surveillent et dirigent ces mouvemens. Pour graduer l’effort musculaire demandé au patient, le gymnaste a plus d’une ressource à sa disposition. La plus élémentaire consiste à lui opposer un effort d’intensité croissante. Mais cette méthode pourrait être mise en défaut quand il s’agit des masses musculaires très puissantes auxquelles ne pourrait faire équilibre la force d’un bras, et même des deux bras du gymnaste opposant. Admettons, par exemple, qu’il s’agisse d’exercer les muscles qui redressent la colonne vertébrale et supposons que le patient soit assis, le tronc fléchi en avant, et fasse effort pour se redresser pendant que le gymnaste opposant lutte contre cet effort. Si l’opposition se fait simplement, en appliquant la main dans le dos et en luttant, par une poussée en avant, contre l’effort qui reporte le tronc en arrière, la résistance de l’opposant sera nécessairement très faible ; car la force des bras d’un homme très vigoureux est inférieure à la force des reins d’un homme de vigueur moyenne. Dans ce mode d’exécution, tout l’avantage sera du côté de l’homme qui exécute le mouvement ; il vaincra aisément la résistance de l’opposant, sans avoir besoin de faire appel à toute la force des muscles mis en jeu : le mouvement sera a faible. » Veut-on solliciter dans les mêmes muscles un effort considérable ? Les gymnastes changent alors d’attitude. L’un d’eux, celui que nous appelons, pour la clarté de l’exposition, le gymnaste agissant, se tient debout derrière une barre de bois placée à la hauteur des hanches, pendant que le gymnaste opposant s’assied de l’autre côté de la barre, sur laquelle il arc-boute le pied. Si, gardant leur attitude respective, les deux gymnastes se saisissent par la main, et que le gymnaste « agissant, » après s’être laissé attirer en avant jusqu’à flexion du tronc à angle droit, cherche ensuite à se redresser en portant le corps en arrière, on comprend combien les conditions dans lesquelles la résistance lui sera faite diffèrent de celles de tout à l’heure. Le gymnaste résistant, solidement arc-bouté sur la barre où il appuie le pied, agit dans des conditions plus favorables que son antagoniste et peut lutter avantageusement contre lui, fût-il notablement moins vigoureux ; il peut lui imposer un effort, allant, s’il le juge utile, jusqu’au bout des forces du groupe musculaire mis en action : le mouvement sera « très fort. » En veut-on un plus fort encore, un dans lequel le groupe musculaire que nous supposons mis en jeu devra faire un effort considérable pour vaincre une opposition des plus faibles ? Le patient se couche à plat ventre sur une banquette horizontale, dans une position telle que le bord de cette banquette ne dépasse pas la crête de ses hanches. Un aide fixe les jambes de façon à empêcher la chute en avant ; et le tronc, s’abandonnant à la pesanteur, se fléchit vers le sol. Si, à ce moment, les muscles dorsaux sont vigoureusement mis en action, le corps se redressera et pourra se replacer dans la position horizontale ; mais on comprend au prix de quel effort, puisqu’il faudra lutter, dans une attitude très défavorable, contre la pesanteur qui le sollicite à retomber dans la flexion vers le sol. Il suffira, dans cette attitude, de la plus petite résistance exercée soit sur la tête, soit sur les reins, pour obliger le patient qui se relève à un effort véritablement athlétique. Une foule de procédés aussi simples qu’ingénieux, et conçus dans le même esprit, ont été imaginés par les gymnastes suédois. Ils ont pour chaque exercice plusieurs modes d’exécution, plusieurs « variantes » dans lesquelles l’effort musculaire croît ou décroît progressivement d’intensité. L’ensemble de leurs mouvemens représente ainsi comme une gamme très étendue, dans laquelle il est toujours possible de trouver la note qui s’harmonise exactement avec la résistance du malade. Dans certains cas, la gymnastique suédoise pousse l’atténuation de l’exercice jusqu’à supprimer complètement l’effort ; le sujet n’exécute plus l’exercice, mais il le subit. Le gymnaste est alors chargé, non plus de résister à des mouvemens voulus, mais seulement d’imprimer au corps ou aux membres des déplacemens dans divers sens, pour lesquels le patient ne fournit ni aide ni résistance. Ce sont les mouvemens passifs. Les mouvemens passifs agissent sur les articulations, dont ils entretiennent la mobilité ; sur les muscles, dont ils augmentent la souplesse et activent la nutrition ; ils ont une action remarquable sur la circulation du sang, qu’ils facilitent à l’égal des mouvemens actifs, et sont, pour cette raison, très usités dans le traitement gymnastique des maladies du cœur. Ils ont enfin une action remarquable sur le système nerveux et sont fréquemment utilisés dans le traitement des névroses. Les mouvemens passifs ne sont pas encore le dernier degré d’atténuation de la « cure mécanique. » Les gymnastes suédois ont, dans leur catalogue, des procédés plus doux encore. Sans déplacer le corps ou les membres, ils font subir aux tissus vivans des attouchemens, des manipulations plus ou moins énergiques qui produisent tantôt sur la peau, tantôt sur les muscles, tantôt sur les organes profonds, des effets divers tels que frictions, malaxations, percussions, c’est le massage. Le massage n’est pas séparé, dans l’enseignement de Stockholm, de la gymnastique médicale, dont il est considéré comme une forme atténuée. Dans toute ordonnance des médecins gymnastes, on le voit indiqué à côté des divers mouvemens qui composent la cure. Les diverses variétés de massage sont du reste enseignées à tous les jeunes gens et jeunes filles qui se destinent à la profession de gymnaste, et nous avons dit que les élèves-instructeurs de l’armée suédoise doivent apprendre à masser. Nous n’avons pas à entrer ici dans de longs détails sur cette forme du traitement suédois, elle est beaucoup plus connue chez nous que les autres parties du système, et nous confondons même à tort, sous cette rubrique de « massage, » les trois élémens de la cure mécanique : massage proprement dit, mouvemens passifs et mouvemens actifs. Nous venons de voir avec quelle sûreté de méthode les Suédois savent doser l’exercice : nous dirons en deux mots comment ils s’y prennent pour le localiser dans la région voulue. La localisation de l’exercice s’obtient au moyen d’attitudes diverses, et de différens modes de fixation du corps pour lesquels des appareils spéciaux sont nécessaires. On sait qu’aucun mouvement naturel ne s’exécute dans une partie du corps même limitée, sans qu’un ou plusieurs groupes de muscles éloignés s’associent indirectement aux muscles directement mis en jeu. L’acte de soulever un poids avec la main ne met pas seulement en action les muscles du bras, mais ceux de l’épaule, des reins et même des cuisses et des jambes. Cette association des divers groupes musculaires peut passer inaperçue quand l’effort est faible, elle devient très apparente quand l’acte exécuté demande une grande dépense de force. Les mouvemens associés ne peuvent dans les actes ordinaires être évités que par une attention minutieuse, ou même quelquefois par une longue accoutumance ; mais il existe, dans la gymnastique suédoise, des procédés pour supprimer les mouvemens associés, ou, comme disent les physiologistes, les synergies. Le plus élémentaire de ces procédés consiste à donner au corps une attitude telle, que le membre dont on veut supprimer le travail soit mis dans l’impossibilité d’agir. Le rôle des appareils de gymnastique médicale est justement de permettre au gymnaste de varier les attitudes du patient et d’immobiliser les parties du corps où il craindrait d’éveiller des synergies. Une barre plate et large, en bois capitonné, où le patient debout vient appuyer les hanches, des banquettes où il est tantôt étendu, tantôt placé à califourchon ; des fauteuils à dossier mobile qui permettent de faire varier à volonté l’inclinaison du tronc ; quelques barres de trapèze, pour se suspendre par les bras, et enfin l’espalier déjà décrit à propos de la gymnastique pédagogique, tel est l’outillage de la gymnastique médicale manuelle. Il ne faut pas confondre ces appareils très simples avec les machines beaucoup plus compliquées de la gymnastique mécanique dont il nous reste à parler. Si on a bien compris le rôle que joue, dans la gymnastique médicale, l’aide, ou, comme disent les Suédois, « le gymnaste, » il sera facile de concevoir que cet aide puisse être remplacé par un moteur mécanique. C’est, en effet, ce qui a lieu dans un système de gymnastique inventé par un médecin suédois. Le docteur Zander a imaginé deux ordres de machines : les unes sont destinées à exercer activement les muscles, les autres, à imprimer des mouvemens variés au corps qui les subit passivement. Ces machines sont généralement assez compliquées, mais le principe en est simple. Les machines avec lesquelles on fait de la gymnastique active consistent essentiellement dans un contrepoids pouvant se déplacer sur la longueur d’un levier, et auquel on imprime un mouvement de soulèvement à l’aide d’une poignée, d’une pédale, d’un dossier, etc., suivant la partie du corps qui doit être soumise à l’exercice. On peut « doser » l’effort imposé au malade, en déplaçant le contrepoids le long d’une règle graduée et en augmentant ou diminuant à volonté le bras de levier que forme cette règle. Quant à la « localisation » du travail dans tel ou tel groupe de muscles, elle s’obtient aisément en donnant au corps l’attitude voulue, et en appliquant la force du contrepoids à telle ou telle partie du corps ou des membres qu’il s’agit d’exercer. Pour mettre en jeu ces machines, il faut être tantôt debout, tantôt assis, tantôt couché ; tout est calculé de façon que l’effort auquel le contrepoids fait résistance soit bien limité au groupe de muscles voulu. Les machines destinées à produire des mouvemens passifs ne sont pas actionnées par le malade lui-même ; ce sont elles, au contraire, qui, mues par la vapeur, communiquent au corps ou aux membres du malade diverses formes de mouvemens. Étant données les ressources infinies de la mécanique, on comprend qu’un inventeur ingénieux, doublé d’un anatomiste instruit, ait trouvé moyen de faire jouer dans tous les sens toutes les articulations du corps, à l’aide de ces machines. Et, en effet, les machines du docteur Zander produisent tous les mouvemens qu’un aide intelligent saurait imprimer aux diverses parties du corps des malades, et même quelques mouvemens spéciaux que l’aide ne pourrait provoquer. La gymnastique mécanique ne constitue pas, au point de vue médical et hygiénique, un système à part. C’est seulement un autre mode d’application des mêmes mouvemens. Nous avons vu comment on obtient avec les machines des mouvemens actifs et passifs. On obtient de même, avec elles, les effets du massage. A l’aide de marteaux capitonnés, semblables, sauf le volume, à ceux que mettent en mouvement les touches d’un piano, on obtient les effets de la forme de massage appelée tapotement. Une autre forme, le pétrissage des muscles, est obtenue à l’aide du frôlement de deux épaisses courroies de cuir, rapprochées l’une de l’autre, et entre lesquelles on passe le bras ou la jambe. On produit le massage par effleurage, à l’aide d’un large tampon qui se déplace lentement dans le sens de la surface du corps, comme ferait la main posée à plat. — La gymnastique mécanique permet donc d’obtenir tous les effets de la gymnastique « à deux. » Les machines du docteur Zander ont, à Stockholm, un très grand succès. Dans l’établissement qui appartient en propre à l’inventeur, un nombre considérable d’hommes et de femmes vient chaque jour se soumettre au traitement de la gymnastique mécanique. Je retrouve sur mes notes les chiffres relevés le jour de ma première visite : il était venu ce jour-là 123 hommes et 92 femmes. Mais il existe deux autres établissemens munis des machines du même système, dirigés par un autre médecin, le docteur Levertin, et où afflue aussi une nombreuse clientèle. Si l’on se rappelle que la ville de Stockholm ne compte guère plus de 200,000 habitans, on comprendra la signification des chiffres que nous avons cités : ils montrent de quel crédit jouit en Suède la gymnastique mécanique. Et ce n’est pas là une de ces pratiques extra-médicales qui excitent quelquefois dans le public un engouement passager, pour être délaissées quand la science en a démontré le peu de fondement. La science marche de pair avec l’opinion publique pour faire prospérer ce système. Il n’est pas une sommité médicale à Stockholm qui n’envoie des malades aux instituts de gymnastique mécanique. Dans toutes les grandes villes de la Suède, il s’est fondé des établissemens de gymnastique mécanique, et l’on peut dire que l’Europe entière a adopté le système avec faveur. J’ai sous les yeux une carte où sont pointées toutes les villes pourvues des appareils mécaniques du docteur Zander. Il en existe à Copenhague, à Christiania, ainsi qu’à Pétersbourg, à Moscou, à Riga ; il en existe à Londres, à Barcelone, à Milan ; l’Autriche en possède trois, et dans l’empire d’Allemagne, quinze villes en sont pourvues. Il n’y a que trois états de l’Europe où cette gymnastique n’ait pas encore pénétré ; ce sont : la Grèce, le Portugal, et… la France. — Qui donc reprochait aux Français leur engouement pour les nouveautés et pour les inventions étrangères ? IV Nous avons tenté d’exposer les moyens d’action dont dispose la gymnastique médicale suédoise. Il nous resterait à étudier comment ces moyens s’adaptent aux diverses affections justiciables du traitement gymnastique. Mais on comprend que ces études trop spéciales ne pourraient trouver ici leur place. Il nous suffira de dire que cette gymnastique peut s’appliquer, sans danger et avec grand bénéfice, à presque toutes les maladies qui ne sont plus dans la période aiguë de leur évolution. De même que nous avons dans notre médecine « chimique » des médicamens pour tous les maux, il y a dans le catalogue de la médecine « mécanique » des mouvemens pour toutes les affections médicales ou chirurgicales. Les Suédois ont une gymnastique corrective et orthopédique pour les déviations de la taille et des membres ; ils ont une gymnastique abdominale pour les maladies des organes digestifs ; une gymnastique respiratoire pour combattre diverses affections du poumon, de la plèvre et des bronches. Ils ont des mouvemens de circulation pour régulariser le cours du sang dans les maladies du cœur. Ils luttent encore à l’aide de la gymnastique contre les maladies du système nerveux ; ils connaissent des mouvemens spéciaux, soit pour calmer l’irritation de la fibre nerveuse, soit pour en réveiller l’atonie, mieux que nous ne savons le faire en pareil cas, à l’aide de l’électricité. Ils ont enfin une gymnastique gynécologique, appropriée au traitement des maladies spéciales de la femme et obtiennent de la « cure manuelle » des succès étonnans dans nombre de ces maladies habituellement traitées chez nous par l’immobilité de la chaise-longue, ou même par une opération sanglante, et que nous considérons, au total, comme au-dessus des ressources de l’art médical. — Dans tous les cas où intervient la gymnastique suédoise, le traitement est toujours composé de trois modes de médication que nous avons décrits : mouvemens actifs, mouvemens passifs et massage. La gymnastique dite a médicale » n’est pas réservée exclusivement aux infirmes, aux éclopés et aux malades. C’est un système conçu dans le même esprit que la gymnastique ordinaire, dont elle représente une forme adoucie. L’atténuation progressive de l’effort met cette forme de l’exercice à la portée des tempéramens les plus délicats et des muscles les plus faibles. Aussi, les Suédois, dès qu’il se présente dans leur santé le plus petit dérangement, pensent-ils aussitôt à la gymnastique. Ils vont demander au gymnaste des « mouvemens » pour se rétablir, comme nous demanderions au pharmacien quelque sirop ou quelque pilule. En France, les médecins ont bien, depuis quelque temps, l’habitude d’indiquer, dans la plupart de leurs prescriptions, que le consultant devra « prendre de l’exercice ; » mais ce n’est en général qu’un hommage tout platonique rendu à l’efficacité de ce moyen thérapeutique. Où aller, en effet, pour prendre de l’exercice ? — Au gymnase ? à la salle d’armes ? Mais on a défendu les efforts violens. Et l’on ne sait plus que faire si on n’a pas les moyens de monter à cheval, ni le temps de consacrer trois ou quatre heures chaque jour à des promenades à pied. On renonce au remède devant la difficulté de l’appliquer. En Suède, le problème est plus facile à résoudre. Il existe à Stockholm une foule d’établissemens où s’exécutent les ordonnances médicales dans lesquelles la gymnastique est prescrite. De même qu’il y a des officines de médicamens qui s’appellent les pharmacies, il y a aussi des « officines de mouvemens » qui s’appellent des Instituts gymnastiques. Et moyennant une rétribution très modeste, chacun est admis dans ces instituts pendant une ou deux heures chaque jour, pour y exécuter la prescription du médecin. Ces instituts sont de deux sortes : les uns emploient des aides ou « gymnastes, » les autres remplacent les aides par des machines. Il ne sera pas sans intérêt d’introduire successivement le lecteur dans un institut de gymnastique manuelle et dans un institut de gymnastique mécanique, car ces deux sortes d’établissemens présentent une physionomie vraiment originale, et nous n’avons rien qui leur ressemble dans notre pays. L’institut médical du docteur Wide jouit à Stockholm d’une réputation très grande et très méritée. Nous pouvons le décrire comme le type de ceux où le traitement est appliqué par des gymnastes. Le docteur Wide reçoit chaque jour deux séries de malades : les dames dans la matinée et les hommes dans l’après-midi. Chaque série se compose de cinquante personnes environ, soit une centaine par jour ; pour appliquer le traitement, il ne faut pas moins d’une vingtaine d’aides des deux sexes. Tout un étage de la maison est consacré à cette clinique gymnastique, dont l’aspect, au moment du traitement, offre au visiteur français un spectacle absolument nouveau. — Le malade, muni de sa feuille d’ordonnance, se met entre les mains du gymnaste qui doit lui faire exécuter successivement les mouvemens, — au nombre de dix ou douze, — prescrits par le médecin. Chaque mouvement exige environ cinq à six minutes, au bout desquelles l’exercice est interrompu pendant un temps à peu près égal pour être repris et continué par temps successifs. Dans les intervalles de repos, le gymnaste va donner ses soins à un autre patient, ou prêter son concours à un collègue, dans le cas très fréquent où l’exécution d’un mouvement nécessite deux et même trois aides. Les personnes qui fréquentent l’institut médical subissent leur traitement en commun, côte à côte. Sachant que le massage joue un très grand rôle dans la médication, l’on pourrait croire cette promiscuité plus choquante qu’elle ne l’est en réalité. Le massage à Stockholm ne se fait pas d’ordinaire à nu comme en France. On masse par-dessus les vêtemens quand il s’agit des bras, des jambes et du dos. On masse même l’abdomen sans découvrir le patient, pourvu qu’il soit débarrassé des vêtemens trop résistans, tels, par exemple, que le corset pour les femmes. Au reste, deux ou trois salons particuliers permettent de traiter à part certains cas spéciaux. Non-seulement le traitement en commun ne choque personne, mais encore il présente un attrait réel, en faisant de la gymnastique un prétexte de réunion. Aucun peuple n’est plus sociable que le peuple suédois. Ces « Français du Nord » ont conservé une simplicité dans les habitudes, une familiarité affectueuse dans les rapports sociaux, qui se sont depuis longtemps perdues en France, sauf, peut-être, dans quelque coin de nos provinces méridionales. Et l’attrait d’une réunion journalière, où l’on se retrouve dans l’intimité, a contribué en quelque chose, sans aucun doute, à la vogue dont jouit la gymnastique à Stockholm. En tout cas, plus d’un cercle de nos grandes villes pourrait envier l’entrain de ces réunions de malades. Dans les intervalles de repos, des causeries familières s’établissent, alimentées par mille incidens du traitement et aussi par mille racontars de la ville. Entre nouveaux-venus, la glace est bien vite rompue, car à chaque instant se présente l’occasion d’une foule de services réciproques. C’est un renseignement technique qu’on demande à son voisin, c’est une assistance obligeante qu’on lui prête pour un mouvement quand l’aide fait défaut. Beaucoup d’enfans des deux sexes suivent le traitement et animent la réunion par leur gentillesse et leur espièglerie. Le visiteur étranger est quelque peu surpris de voir tant d’entrain et de gaîté dans ces réunions où les assistans semblent, au premier abord, soumis à un traitement pénible autant que bizarre. Ces banquettes où on les étend, ces chevalets sur lesquels on leur ploie les reins, ces barreaux auxquels ils sont suspendus, pendant qu’on leur tiraille le corps et les membres, tous ces engins nouveaux pour le spectateur, éveillent dans son esprit l’idée de quelque torture du moyen âge. À son étonnement viendront peut-être s’ajouter quelques velléités de raillerie s’il observe des détails d’un autre ordre. S’il voit, par exemple, un homme s’asseoir à califourchon sur une banquette, puis un aide lui sauter à cheval sur les jambes pour les immobiliser, et, pendant ce temps, deux vigoureux gymnastes le saisir de chaque côté par les épaules, et se le renvoyer de l’un à l’autre par un mouvement de balancement semblable au rapide va-et-vient du métronome ; ou bien si le patient est soumis devant lui à ce mouvement que les Suédois appellent skruvning ou mouvement « de la vis, » qui consiste à imprimer au tronc un rapide mouvement de torsion autour de l’axe vertical de la colonne vertébrale, comme on ferait de la tige d’une vrille pour l’enfoncer dans du bois. S’il observe encore une foule d’autres pratiques singulières, dont il ne comprend pas la portée thérapeutique et ne saisit que l’excentricité, il aura peine, peut-être, à retenir sur ses lèvres cette exclamation : « Ces gens sont des fous ! » Le médecin ne devra pas s’en tenir à la première impression, pour juger la gymnastique médicale, ni s’arrêter à certains détails d’application qui s’écartent de nos habitudes et peuvent nous paraître choquans. Il est inutile de dire que ces impressions du premier coup d’œil s’effacent dès qu’on a compris. La gymnastique médicale, en effet, n’a rien de douloureux, et ses mouvemens les plus excentriques ont leur efficacité dans certaines maladies. Mais il n’est pas superflu de faire observer que l’introduction dans notre pays de la gymnastique médicale suédoise soulèverait une question d’adaptation et de « mise au point, » question importante à résoudre, si l’on ne veut pas se heurter à cette pierre d’achoppement, si redoutable en France, qui s’appelle le ridicule. Les instituts de gymnastique mécanique n’exigent pas, comme ceux que nous venons de décrire, un grand nombre d’aides compétens. Des enfans suffisent pour mettre en action les divers appareils qui sont désignés par un numéro d’ordre, et dont chacun ne produit qu’un mouvement spécial nettement déterminé. La salle dans laquelle se fait le traitement ressemble à une véritable « galerie des machines ; » et c’est un curieux spectacle de voir cette foule de gens couchés, assis, debout ; tantôt tirant et poussant des poignées ou des pédales ; tantôt saisis par des courroies, pressés par des tampons, soulevés par des mécanismes divers, qui leur impriment des mouvemens dans tous les sens, les massent, les forcent à respirer profondément, etc. Mais, au fond, il n’y a rien de changé que la mise en scène, et le but du traitement mécanique est le même que celui de la gymnastique manuelle : il tend à provoquer des mouvemens actifs et passifs, et à appliquer les diverses formes du massage. La gymnastique mécanique est très en faveur à Stockholm ; l’institut du docteur Zander, inventeur du système, est, comme celui du docteur Wide, un prétexte à réunions et à causeries. Au milieu des immenses galeries où se pressent les malades, on a réservé la place d’un salon de repos, avec des journaux, des revues et des rafraîchissemens. Cet établissement est fréquenté par la meilleure société de Stockholm. Au moment de mon voyage, le roi de Suède y venait chaque matin subir son traitement dans la salle commune, sans plus de cérémonie qu’un simple particulier. Deux autres instituts mécaniques utilisent à Stockholm les machines du docteur Zander ; ils sont dirigés par le docteur Levertin. L’un de ces instituts est en même temps un splendide établissement de bains, plus complet qu’aucun des nôtres à Paris ; ainsi que le sont du reste, pour le dire en passant, les nombreux établissemens balnéaires de Stockholm, auprès desquels les nôtres semblent véritablement misérables. La balnéothérapie forme, en effet, chez les Suédois, comme le complément de la gymnastique. C’est encore une science beaucoup plus étudiée là-bas que chez nous, et pour laquelle certains médecins se spécialisent. Le docteur Cureman, un des praticiens les plus éminens de Stockholm, est chargé de l’enseignement de cette branche si utile de l’hygiène. Beaucoup d’autres établissemens spéciaux offriraient encore de l’intérêt pour compléter l’étude de la gymnastique à Stockholm ; ce sont les instituts privés dirigés par de simples gymnastes pourvus de leur diplôme supérieur, et inspectés par des médecins. Enfin, pour ne rien omettre, il faudrait parler aussi de la gymnastique qui se fait dans les familles, soit sous la direction d’un maître qui se rend à domicile, soit spontanément et sans autre direction que le souvenir des leçons déjà reçues. La forme si simple de la gymnastique suédoise et son outillage peu encombrant en font le type de la gymnastique de chambre. Il faut ajouter que la facilité des mouvemens et le peu d’efforts qu’ils exigent la rendent possible à tout âge. Aussi, parmi les personnes d’âge mûr qui ne fréquentent plus les gymnases, en est-il un grand nombre qui chaque matin a prennent leur gymnastique, » soit en exécutant un certain nombre de mouvemens libres, soit en ayant recours à un ou deux appareils qui trouvent aisément leur place dans un cabinet de toilette, un espalier contre le mur, une barre horizontale dans l’embrasure d’une porte. La gymnastique, pour le peuple suédois, est donc une institution vraiment nationale et fait sentir son influence bienfaisante sur les habitudes intimes de tous les individus, et sur le genre de vie de toutes les classes de la société. Mais c’est à la modération de ses mouvemens, et à leur adaptation parfaite aux lois de l’hygiène, que la gymnastique doit sa popularité à Stockholm ; c’est sa tendance hygiénique qui la rend utile pour tous, et applicable à tous. Nous ne saurions trop insister sur cet avantage qu’elle présente, de pouvoir être mise à la portée des faibles, c’est-à-dire de ne pas rester inaccessible, comme la nôtre, aux sujets qui auraient le plus grand besoin de ses bienfaits. Chez nous, on ne peut faire bénéficier de la gymnastique ni les valétudinaires, ni les hommes qui commencent à vieillir ; un homme de cinquante ans est généralement exclu de toutes les formes de l’exercice méthodique. À Stockholm, nous avons vu dans tous les instituts des vieillards de soixante-quinze ans venir se retremper dans cette fontaine de Jouvence qui s’appelle l’exercice, et garder, grâce à la gymnastique, une admirable santé, jointe à une vigueur et à une souplesse vraiment juvéniles. La gymnastique suédoise pourrait fournir à la nôtre le plus utile complément sans qu’il fût nécessaire pour cola de copier servilement tout le système, dont bien des détails, signalés au passage, s’adapteraient mal à notre caractère et à nos habitudes sociales. La gymnastique suédoise n’est pas plus que la nôtre un système parfait. Seulement les reproches à faire à chacun des deux systèmes sont loin d’avoir la même portée. Le système suédois présente des lacunes, des desiderata ; le nôtre commet des fautes. La gymnastique suédoise manque peut-être d’exercices suffisamment athlétiques, et quand elle est appliquée à des hommes très robustes, on peut regretter qu’elle ne recherche pas assez l’effort. En revanche, la gymnastique française ne sait pas assez éliminer l’effort quand il s’agit des sujets pour lesquels il serait dangereux. De ce fait elle devient impossible pour le plus grand nombre et semble inventée pour une minorité de sujets d’élite, pour ceux justement qui pourraient avec le moins d’inconvéniens s’en passer. Le système suédois est applicable à tout le monde, et c’est là la véritable raison de sa prospérité qui, depuis 1814, ne s’est pas un instant démentie. La gymnastique médicale est comme le couronnement de l’édifice élevé par Ling : elle représente l’application la plus délicate et la plus étudiée de la science des mouvemens. Nous avons dit quelle distance il nous reste à franchir pour pousser notre système au degré de développement où est parvenu celui des Suédois. Que faudrait-il pour réaliser cet immense progrès d’acclimater en France la gymnastique médicale ? — Nous nous sommes efforcé de le démontrer, il faudrait d’abord modifier profondément l’esprit de notre gymnastique générale, et y introduire, à côté de ses tendances à l’athlétisme, un esprit scientifique qu’elle n’a pas. Mais au point de vue pédagogique aussi bien qu’au point de vue médical, nous sommes absolument dépourvus de praticiens instruits, et nous n’avons que deux partis à prendre si nous voulons mettre notre enseignement gymnastique au niveau de celui de Stockholm : c’est d’appeler à Paris des gymnastes suédois, ou bien d’envoyer nos gymnastes s’instruire en Suède. Comment, en effet, pourrions-nous les instruire en France, puisque nous ne possédons pas encore une seule école normale de gymnastique civile ? Trouverions nous étrange d’envoyer nos gymnastes se former à Stockholm ? Mais nous envoyons bien nos peintres et nos sculpteurs d’avenir se former à l’École de Rome. Nous avons à Paris une foule de professeurs de gymnastique d’une intelligence assez ouverte et d’une instruction assez étendue pour espérer qu’une saison d’étude de six ou huit mois à Stockholm suffirait pour les mettre au courant de la science qu’ont édifiée les progrès des Suédois. Nous pourrions alors, au retour de ces maîtres, entreprendre la fondation d’une école normale de gymnastique civile, émule de l’Institut central de Stockholm. Ainsi se trouverait comblée une véritable lacune de notre système d’éducation physique. Tout notre enseignement normal de gymnastique se borne à l’École de Joinville-le-Pont, où nous formons des moniteurs pour diriger l’éducation physique de nos écoliers. Comme si des enfans du plus jeune âge, auxquels on reconnaît toutes les faiblesses physiques, toutes les prédispositions morbides résultant d’une vie trop sédentaire et d’un travail cérébral excessif, pouvaient être soumis à la même direction que des soldats, c’est-à-dire des hommes adultes ayant subi le contrôle des conseils de révision et qui sont, par conséquent, reconnus forts et bien portans ! La création d’une école supérieure de gymnastique supposerait un enseignement qui fût à la hauteur de cette institution. Il nous faudrait changer les matières des cours et surtout demander une instruction plus avancée au personnel enseignant. Il serait alors logique d’attacher moins d’importance à l’état d’entraînement des hommes qu’à leur degré d’instruction, et l’on arriverait, comme à Stockholm, à partager également le temps des élèves-maîtres entre les cours théoriques et les exercices pratiques, au lieu de remplir la journée, comme on le fait à Joinville, par sept heures de travail corporel. On formerait ainsi non des athlètes, — ce qui est parfaitement inutile pour l’enseignement, — mais des maîtres aussi capables de comprendre le but des mouvemens que d’en démontrer l’exécution. On aurait des « gymnastes » dans le sens que les Suédois attachent à ce mot, c’est-à-dire des hommes aussi capables de diriger l’éducation physique des enfans que de seconder les médecins. Mais les médecins devraient s’initier, eux aussi, pour diriger leurs aides, à bien des connaissances qui ne font pas encore partie de notre instruction médicale, et c’est à Stockholm même qu’ils devraient aller faire ces études spéciales. C’est pour avoir trop peu le goût des voyages scientifiques que nous sommes restés si ignorans dans cette branche si importante de l’art de guérir. Aucun médecin français n’était venu étudier à Stockholm la gymnastique suédoise avant le mois de décembre dernier, date à laquelle nous y avons été envoyé en mission par le ministère de l’instruction publique. Il nous a été facile de constater que les autres peuples de l’Europe n’y avaient pas mis le même retard. A notre arrivée, plusieurs médecins allemands étaient déjà installés à Stockholm, suivant les cours de l’Institut central de gymnastique et les cliniques des instituts privés. Nous y avons rencontré, en outre, un médecin anglais et deux doctoresses : l’une de Zurich, l’autre de Munich, Tenues toutes deux pour s’initier au traitement gymnastique des maladies des femmes. Quelques mois auparavant, un professeur de l’école de médecine de Genève y était venu recueillir, sur le même sujet, les matériaux d’un important ouvrage qu’il va publier. Depuis plus de dix ans, un grand nombre de savans étrangers et surtout d’Allemands viennent chaque année à Stockholm, ne jugeant pas superflu de compléter leur instruction médicale par l’étude de la gymnastique suédoise. Le docteur Profanter, puis le docteur Schultz, professeur de gynécologie à l’Université d’Iéna, ont étudié, dès 1886, le traitement gymnastique des maladies des femmes, et cette méthode a rendu d’immenses services dans leurs pays. C’est par centaines qu’ils comptent aujourd’hui les guérisons d’affections spéciales rebelles à tous les autres moyens de traitement. Et pendant que les Allemands, nos rivaux dans la science comme ailleurs, enregistrent les succès de ces méthodes, nous n’en connaissons en France ni l’application, ni même l’esprit. Le plus souvent, nos maîtres les plus autorisés les condamnent a priori sans en avoir jamais fait l’essai. Il suffirait, pour dissiper ces préventions, d’un court séjour à Stockholm. Les plus incrédules devraient bien vite s’incliner devant les faits. Et s’ils n’avaient pas le temps de constater par eux-mêmes des résultats probans, leur conviction serait bientôt faite, en présence du témoignage de tous les médecins suédois. Et quels utiles renseignemens ne rapporteraient pas nos jeunes médecins, après quelques semaines passées à l’école de Stockholm avec des anatomistes comme Retzius et Axel-Key, des chirurgiens comme Rosander, des médecins comme Wising et Brusselius, des ophtalmologistes comme Nordenson, des gynécologistes comme Netzel et Salin ! Ils sont là une pléiade de travailleurs infatigables, dont la droiture et la conscience scientifique n’ont d’égales que leur affabilité et leur courtoisie. Les Suédois professent pour nous la plus cordiale sympathie, et il n’existe aucun pays où les savans français puissent être mieux accueillis que chez eux. Toutefois, il est bien difficile de conserver indéfiniment un constant souvenir à des amis qu’on ne voit jamais, et c’est la conséquence douloureuse à constater de notre aversion pour les longs voyages. Chez ce peuple, de caractère si sympathique au nôtre, dans ce pays si longtemps imprégné de l’esprit français, on peut faire, de jour en jour, cette remarque pénible : que notre influence décroît et que notre langue s’oublie. FERNAND LAGRANGE.