Henrik Ibsen Nous recevons à l'instant de Christiania ces notes sur la vie et l'œuvre d'Ibsen. La personnalité du grand poète scandinave étant encore presque incomplètement ignorée en France, nous n'hésitons pas à lés publier, persuadés que les lecteurs du Figaro seront heureux de faire la connaissance du puissant auteur des Revenants, de Nora, du Canard sauvage... pièce étrange à la représentation de laquelle le public parisien sera bientôt convié. Christiania, 25 décembre 90. Voilà vingt-six ans qu'Ibsen réside hors de sa patrie, et depuis son départ il n'y a fait que deux très courtes apparitions pendant les étés de 1874 et 1885. Aussi parmi les Norvégiens de la jeune génération il en est fort peu qui peuvent se flatter de l'avoir vu. En 1866, date de son exil volontaire, il était encore fort peu connu, bien qu'il eût déjà publié sa brillante série des drames historiques de la Norvège, et pour le retenir dans son ingrate patrie où il trouvait à grand'peine le pain nécessaire à son existence, ses amis s'efforcèrent de lui faire obtenir une place dans l'administration dés douanes. Douce perspective qui n'eut pas le don de lui sourire. Depuis cette époque, et surtout ces dernières années, sa renommée a singulièrement grandi, et, pour qui connait à fond son œuvre, encore peu répandue aujourd'hui au delà des frontières scandinaves, et la puissance créatrice de son génie, le moment est proche où sa gloire, comme celle des Dostoïèwsky et des Tolstoï, rayonnera partout, et où le grand public recherchera avec curiosité les détails intimes de son existence si laborieuse et si tourmentée. Les sources de renseignements sur la vie d'Ibsen sont encore assez rares aujourd'hui. Les plus fécondes sont les deux importantes études publiées par Henrik Jaeger et Jens Halvorsen. Mais c'est principalement à la gracieuse obligeance du très distingué fils du poète, M. Sigurd Ibsen, que je dois la plupart des éléments de cet article. Ibsen est né le 20 mars 1828 à Skien, ville manufacturière, pleine de scieries de bois, située en pleine Norvège pittoresque, dans un encadrement de hautes montagnes, dont le silence est continuellement troublé par le tonnerre des cascades et le bruit perçant des scies, pareil à des cris aigus de femme. La maison où est né Ibsen à été détruite dans l'incendie qui dévora Skien en 1886. Le père et la mère d'Ibsen étaient également nés à Skien. Le père, Knuth Ibsen, était marchand et fils de marchand. Henrik Ibsen avait pour sa mère, Cornalia Altenbourg, un [illisible] profond. C'était une femme silencieuse et douce, généreuse à l'excès, toute de dévouement et de pitié. Elle a servi de type à plusieurs femmes des drames et des comédies d'Ibsen. Il n'y a pas une goutte de sang norvégien dans la famille Ibsen. C'est là une constatation que je suis obligé de faire dans l'intérêt de la vérité historique, et dont mon patriotisme est très affecté. Le premier Ibsen qui vint en Norvège (1720) était Danois. Il épousa la fille d'un Allemand émigré. Le second Ibsen épousa la fille d'un Ecossais. Le troisième et le quatrième épousèrent des Allemandes. Le cinquième, c'est le poète. Il représente donc parfaitement la race germanique et on attribue à cette extraction son cosmopolitisme et la facilité avec laquelle il peut vivre hors de sa patrie. Mais cette opinion nous parait fort discutable, car on pourrait, à ce compte, l'appliquer à Bjœrnson, à Jonas Lie, à Alexandre Kielland, le Daudet scandinave; à Arne Garborg... qui tous vont chercher à l'étranger le pain et l'émotion de la vie. Je ne veux pas m'attarder ici sur les causes douloureuses de ces regrettables émigrations. Les parents d'Ibsen, dont la situation de fortune était très prospère et la maison des plus hospitalières, furent tout d'un coup presque complètement ruinaés à la suite d'une crise commerciale. Ils quittèrent la ville et s'isolèrent dans une très modeste propriété située dans la montagne. Henrik Ibsen avait alors huit ans. Le brusque changement d'existence qui suivit cette catastrophe impressiona vivement sa nature sensible et nerveuse. Jusqu'à l'âge de quinze ans, époque où il quitta sa famille pour aller étudier la pharmacie à Grimstadt, Ibsen vécut dans cette solitude montagneuse, développant sa vigoureuse nature dans de violents exercices physiques et peuplant son âme rêveuse des images grandioses et sinistres entrevues dans les légendes norvégiennes que lui racontait sa mère. Aves ses eaux calmes, limpides et profondes, encaissées de hautes montagnes qui s'y mirent éternellement, Grimstadt est le type parfait de la ville des fjords, et bien souvent nous trouverons ses aspects pittoresques dans les décors des drames scandinaves du poète. Ibsen était encore à Grimstadt, étudiant la pharmacie sans passion et consacrant presque tous ses loisirs à la peinture, art pour lequel il avait de remarquables dispositions, quand la Révolution de 1848 éclata comme un coup de tonnerre, secouant du même coup l'Europe entière t enthousiasmant jusqu'au délire le jeune étudiant. C'est de cette époque mémorable que datent ses premiers essais dramatiques. Lorsqu'il vint à Christiania en 1850, pour passer ses examens de pharmacie, riche de quelques économies, il avait déjà en portefeuille son premier drame, Catilina, qu'il publia sous le pseudonyme de Brynjolff Bjarme. Il en vendit trente exemplaires et porta le reste à un marchand au rabais, qui, en retour, lui fournit l'argent de quelques repas. Une nouvelle édition de Catilina parut en 1875, avec une préface de l'auteur. Cette pièce n'a jamais été jouée. En même temps que Catilina, Ibsen écrivait des vers révolutionnaires qu'il adressait fraternellement aux Hongrois révoltés. Comme il l'a écrit lui-même, il entrait dans la vie « en se mettant en guerre contre la société ». Désormais, la passion de la poésie et du drame le tient tout entier et il abandonne à jamais drogues et pinceaux. En septembre 1850, représentation au théâtre de Christiana du second drame d'Ibsen, le Tumulus. Cette pièce, peu ibsénienne de couleur, est trop inspirée d'OEhleschlœger, alors le roi de la poésie du Nord. En voici en quelques lignes la poétique donnée. Pendant une expédition pillarde sur les côtes normandes, le viking norvégien Audun est gravement blessé, puis abandonné par ses soldats. Une petite fille, Blanche, le trouve et le soigne. Aussitôt guéri, il construit un chalet et y vit en ermite, à côté de Blanche qui est devenue sa fille adoptive et qui l'a converti à la religion chrétienne. Bien des années après, le fils d'Audun, Gandalff, se rend en Normandie plein de désirs de vengeance. Il arrive au chalet, ne reconnaît pas son père et veut tuer l'ermite et la jeune fille. Mais elle l'enchante par sa beauté et par des paroles douces et apaisantes. Il n'a pas le courage de réaliser ses terribles projets, et pour ne pas manquer à son serment de se venger ou de mourir, il veut se tuer. Alors Audun se fait connaître, et Blanche et Gandalff, qui s'aiment déjà, retournent en Norvège, après avoir vainement tenté d'emmener avec eux le vieil Audun, qui demeure en France, où il continue son existence solitaire. OEhleschœger a traité un sujet à peu près analogue dans les Vikings à Constantinople. C'est pendant cette même année qu'Ibsen, toujours tourmenté par un grand besoin d'agitation, se lia avec les premiers socialistes de la Norvège, et publia dans leur journal de nombreux articles qu'il signa d'un pseudonyme. Mais bientôt le journal était saisi et les principaux rédacteurs condamnés aux travaux forcés. Fort heureusement notre poète put échapper aux excessives rigueurs de la répression. Cependant, cette terrible condamnation fut impuissante à le guérir de la maladie de la politique dont il aimait les vives émotions. En 1851 nous le retrouvons à la tête d'une feuille hebdomadaire L'Homme, où, en compagnie de deux écrivains de grand talent, Vinil et Botten-Hansen, il exerçait sa verve aristophanesque contre le gouvernement et la majorité parlementaire. D'ailleurs ce journal ne tarda pas à disparaître. C'est dans l'Homme qu'Ibsen publia sa première satire, Norma, ou l'amour d'un politique. Mais tous ces exercices littéraires ne lui procuraient aucune ressource pécuniaire, aussi sa misère était grande lorsque, fortune inespérée, il fut nommé directeur du théâtre de Bergen aux appointements annuels de 1,800 fr. En 1852 (il dirigeait le théâtre de Bergen depuis un an) il recevait une bourse de voyage de 1,200 fr. avec mission d'étudier le théâtre à l'étranger. Il passa alors cinq mois à Copenhague et à Dresde. Au retour de ce voyage, il publia une œuvre d'une valeur trop discutable, la Nuit de Saint-Jean, qui rappelle trop le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, et les comédies demi-réalistes, demi-fantaisistes du Danois Ostrup. Cette pièce n'eut aucun succès. Mais en 1855, Ibsen se relève avec un drame puissant, la Dame Inger d'Œstraat, où il peint avec une grande émotion la décadence profonde de la Norvège au temps de Luther. Cette œuvre est en cinq actes et en prose. Puis viennent coup sur coup, La Fête au Solhang (la fête sur la colline ensoleillée), 1856, inspirée par les chansons (illisible) douce et claire. Une Bataille de Dames, qui obtint un succès retentissant et valut à Ibsen, dont la renommée grandissait rapidement, une ovation populaire. Cette pièce, toute d'amour, sera prochainement représentée au Burgthéâtre de Vienne. En 1857, Ibsen nous donne un drame romantique en trois àctes et en vers, Olaf Lillienkrantz, qui réussit médiocrement. En 1858, après avoir épousé Mlle Thoresen, Ibsen quitte Bergen, qui avait été le vrai théâtre de ses premiers succès. C'est à cette époque que parut le beau drame classique les Vikings à Helgoland. L'oeuvre d'Ibsen est considérable et c'est à peine si les modestes dimensions de mon cadre d'étude me permettent d'en donner une sèche nomenclature. Il avait trente-sept ans à peine lorsqu'il termina sa belle série des drames historiques de la Norvège. C'est alors qu'il dit adieu à son pays natal et qu'il quitta le pays scandinave, l'âme pleine d'amertume et très pauvre, car malgré ses succès, plus honorables que fructueux, et bien qu'il eût élevé un monument impérissable à la gloire de son pays, le gouvernement lui avait refusé une seconde bourse de voyage. Il se réfugia à Rome, et c'est dans l'atmosphère mystique de la Ville Eternelle qu'il écrivit Brand, ce superbe poème dramatique, cri sauvage sorti du plus profond de son cœur. Comme l'a fort bien dit M. Edouard Rod, dans la belle préface qu'il a écrite pour les Revenants, la révolte chez Ibsen paraît provenir d'une extrême droiture de cœur et d'esprit, en même temps que d'une inébranlable fermeté de caractère. Il s'est à coup sûr peint lui-même dans le prêtre Brand, un de ses personnages préférés. Comme chez ce prêtre farouche le désir du bien devient chez lui une dévorante passion et il se refuse à admettre le moindre compromis entre les deux puissances opposées qu'il voit se partager le monde. « Tout ou rien. » Telle est l'implacable devise de Brand, et il répète à ceux qu'il sacrifie à sa terrible logique: « Si tu donnais tout en réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné. » Lisez plutôt cette scène de cette étrange composition. Elle est des plus caractéristiques et donnera une juste idée de ce drame sauvage : Brand vient de perdre son enfant, et, pendant que sa femme Agnès passe la revue des petits effets qu'elle conserve comme une relique, une Bohémienne survient avec un enfant presque nu, pour lequel elle demande ces bons vêtements. Agnès se révolte. Comment pourrait-elle se séparer de toutes ces petites choses dans lesquelles elle voit revivre son enfant ? « Il ne faut pas s'attacher aux idoles . donne tout à la femme t » lui dit Brand. Elle obéit. « As-tu donné de bon cœur, lui demande-t-il dès que la Bohémienne est sortie ? - Non. - Alors, tu as accompli ton sacrifice en vain. » Elle se tait, puis, comme il va sortir, elle le rappelle « Brand ! - Eh bien ? - J'ai menti !.. Ecoute, la blessure est profonde, j'ai été faible, je t'ai trompé, je me repens... Tu as cru que j'avais tout donné ? Non, j'ai gardé ce petit, bonnet qu'il portait à l'heure fatale, mouillé de larmes, trempé des sueurs de la mort... Oh ! tu ne m'en voudras pas, j'en suis sûre ? - Va où règnent les idols ! (Il veut sortir.) - Attends ! - Que veux-tu ? - Tu le sais bien (Elle lui tend le bonnet ; Brand se rapproche et demande, avant de le prendre) : Volontiers et sans regret ? - D'un cœur joyeux ! - C'est bien ! Donne-le donc aussi pour l'enfant pauvre ! » Brand n'a pas encore été joué en Norvège. En 1881, un directeur de théâtre de Stockholm eut l'idée de le représenter, et le succès fut grand, malgré la faiblesse de l'interprétation. L'agitation littéraire produit par la publication de Brand n'était pas encore apaisée, qu'Ibsen apparaissait de nouveau sur la scène théâtrale avec un nouveau poème dramatique Peer Gynt, qui est, à mon humble avis, le plus grand de ses chefs-d'œuvre. C'est une puissante satire des vices de l'humanité. Si Brand incarne les vertus épiques, Peer Gynt, dans son noir égoïsme, représente trop, hélas ! les lâchetés humaines. Cette œuvre magistrale et puissante est devenue la propriété intellectuelle du Nord entier. Son succès au théâtre est toujours considérable. Le moment est proche, croyons-nous, où cette œuvre sera universellement célèbre. Ibsen avait publié quelque temps auparavant une délicieuse comédie satirique en vers, la Comédie de l'Amour, et un grand drame classique, les Prétendants qui obtint au théâtre de Christiania un succès considérable et qui valut à son auteur une nouvelle bourse de voyage de 2,000 fr. Enfin, en 1873, il publie sa fameuse trilogie Empereur et Galiléen, qui n'à jamais encore été représentée, et dont le héros principal est Julien l'Apostat. C'est une des œuvres les plus considérables de notre grand dramaturge. On sent qu'il s'efforce d'y synthétiser toutes vérités et d'en faire un terrible réquisitoire dressé contre les bases de la morale et de la société moderne. Cette œuvre mériterait à elle seule une longue étude. Jusqu'à sa quarante-cinquième année, Ibsen resta l'auteur essentiellement norvégien. Puis après une assez longue période de silence, il inaugure, en 1877, avec les Soutiens de la Société, la brilliante série de ses drqme modernes qui ont commencé a le faire connaître a l'étranger. Les Revenants, Maison de poupée ou Nora, Le Canard sauvage et Romersholm (un chef-d'œuvre), Hedda Gabler... (qui vient de paraître). Depuis son départ de Norvège, Ibsen a mené une véritable vie de nomade. Il séjourne tour à tour à Rome, à Copenhague, à Paris, à Suez, à Dresde, à Munich, à Stockholm, à Sorrente, où il écrivit les Revenants ; à Amalfi, où il écrivit Nora. Comme je l'ai dit au début de cet article, il n'a fait que deux courtes apparitions à Christiania depuis 1866. La première fois, en 1874, il fut solennellement reçu par les étudiants auxquels il adressa un superbe discours où il protestait avec une éloquence douloureuse et indignée contre l'opinion de ceux qui le représentaient comme un rival jaloux et malfaisant de Bjœrnson. Depuis 1885, il est revenu à Munich, où il parait s'être définitivement installé, bien que son humeur voyageuse lui ait conseillé de ne pas encore se mettre dans ses meubles. Il possède cependant un certain nombre de belles toiles de la Renaissance italienne et plusieurs tableaux des jeunes écoles scandinaves, entre autres un très beau portrait de lui signé Jules Kronberg. Ces œuvres d'art, auxquelles il est très attaché, l'accompagnent dans toutes ses pérégrinations. Il occupe avec sa famille un second étage de six pièces dans une belle maison située au n° 32 de la rue Maximilien. Ibsen mène à l'étranger une vie invariablement régulière. Il se lève à 7 heures en hiver et 8 heures en été. Sa toilette lui prend un temps considérable, mais ce temps n'est pas perdu pour la littérature, car il a l'habitude de méditer ses œuvres pendant ses ablutions prolongées. Après un premier déjeuner, il se met à sa table de travail à 9 heures et il y demeure jusqu'à l'heure de l'après-midi. Après son second déjeuner, il fait une promenade d'une heure à travers la ville, flânant avec joie devant les magasins, surtout chez les marchands de bric-à-brac, et se mêlant volontiers aux attroupements populaires. Tous les Munichois connaissent ce vieillard robuste, aux larges favoris blancs, à la chevelure léonine et au regard scrutateur et perçant. Puis il travaille jusqu'à la nuit sans désemparer. Après son dîner, il se rend tous les soirs au café Maximilien où, très indifférent, du moins en apparence, aux regards dirigés vers lui de tous les coins de la salle, il lit tranquillement les journaux en dégustant un grog très additionné d'eaù-de-vie de France. Ibsen rentre tôt et se couche aussitôt. Il vit en somme fort retiré, ne va jamais au théâtre, n'accepte aucune invitation et ne rend aucune visite. Il ne faudrait pas cependant trop croire au manque de sociabilité d'Ibsen. Pendant ses récents voyages en Allemagne, en Autriche, en Suède, il lui est parfois arrivé d'assister à des dîners de gala qui lui étaient offerts par ses nombreux admirateurs, et de l'avis de tous ses manières étaient très affables et ses entretiens pleins de de charme. Ibsen est un véritable citadin. Il a l'horreur de la campagne. Néanmoins, pour raison de santé, il passe une partie de l'été à la montagne, dans les environs de la petite ville tyrolienne de Gossensatz, dont la place principale porte déjà le nom d'Ibsen-Platz. L'hiver est pour Ibsen la saison de la méditation. Il n'écrit guère qu'en été. Il travaille assez lentement, et son manuscrit définitif arrive entre les mains de l'éditeur à l'état de superbe page calligraphique agrès avoir subi de nombreuses retouches et plusieurs transcriptions. Ibsen n'est jamais malade. Les retentissants succès qu'ont obtenus depuis 1886 quelques-uns de ses drames sur les principaux théâtres de Berlin et de Vienne l'ont fort agréablement surpris. Il n'avait qu'une confiance très limitée dans le triomphe de ses pièces à l'étranger. Sa joie est grande lorsqu'il songe que le public parisien commence à s'intéressér à son œuvre. C'est de Paris qu'il attend la consécration définitive de ses efforts et de son talent. Il se montre très satisfait des premières expériences tentées au Théâtre-Libre et à l'Odéon avec les Revenants et Nora. Il ne s'attendait pas du premier coup à un accueil aussi sympathique. Ibsen aime beaucoup la France et il désire vivement revoir Paris ou il ne s'est pas rendu depuis 1869. Détail caractéristique : Ibsen est très sensible aux distinctions honorifiques, et ce terrible révolutionnaire est parfaitement heureux lorsque, dans une cérémonie de gala à l'étranger, il peut produire sa brochette de décorations, qui d'ailleurs est des plus modestes, puisqu'elle ne se compose encore que de croix de Saint-Olaf, de Wasa, du Danebrog, du Medjidié. Il est aussi commandeur de l'ordre du duc de Meiningen. Malgré le succès grandissant de ses œuvres, Ibsen n'est pas encore riche ; mais, depuis 1866, il n'a plus de préoccupations d'argent. Comme Richard Wagner, dont la misère aussi fut très longue, il veille avec une sollicitude toute maternelle sur ses droits d'auteur. Il est très économe, mais il a toujours la main ouverte aux malheureux. Ibsen n'a qu'un seul enfant, Sigurd Ibsen, né à Christiania en 1859. M. Sigurd Ibsen est docteur en droit de l'Université de Rome. Il avait choisi la carrière diplomatique et servi cinq ans à Vienne et à Washington. Mais il a tout récemment abandonné sa situation administrative. Il publie cette année un livre important, qui sera le bréviaire de tous les libéraux norvégiens pour la campagne de 1891, et où il démontre que l'union de la Norvège et de la Suède doit être purement commerciale. M. Sigurd Ibsen prépare sans doute son entrée dans la politique parlementaire. Je n'ai vu Ibsen qu'une seule fois. C'était à Stockholm, en 1887, et je n'oublierai jamais l'affabilité toute paternelle de son accueil. Depuis, il a bien voulu m'honorer d'une recommandation pour une toute petite bourse de voyage que j'avais cru pouvoir solliciter. Elle m'a d'ailleurs été refusée, gros déboire dont je me console encore assez facilement en songeant aux infortunes de ce genre dont souffrit avant moi mon très illustre protecteur. Harald Hansen.