FROUFROU ET DALILA CHEZ IBSEN Lorsque le Vaudeville donna Hedda Gabler, du grand dramaturge norvégien, je songeai « Voilà donc la Dalila du Nord ; voilà comment, du moins, l'universelle et éternelle Dalila peut apparaître au cerveau créateur d'un Ibsen et passionner un public scandinave, reconnaissant en cette froide inassouvie, en cette désespérée d'un rêve dominateur, le résumé tragique de toute une race de femmes glacées et fatales. » Encore au Vaudeville, écoutant jeudi dernier Maison de Poupée, où Réjane dansa une tarentelle de douleur folle qui nous fit tous frissonner, je pensai « Mais cette Nora, c'est la Froufrou du Nord ; Froufrou d'un pays de neige et de protestantisme, Froufrou sans Valréas femme-oiseau d'une terre où fleurit la Conscience ! » La conscience !... N'est-ce pas, d'ailleurs, le développement, la puissance dramatique de cet organe moral, qui distingue esséntîellement les héroïnes d'Ibsen des héroïnes de notre théâtre ? Voici notre Froufrou, voici Nora, pour insister d'abord sur ces deux types, à la fois si proches et si différents. Leur parenté s'évanouit, dès que le drame les saisit ; pourquoi ? Parce que l'une est Française, et surtout Parisienne ; victime du monde qui l'a grisée, qui l'a perdue ! Parce que l'autre, quittant, elle aussi, un mari dont elle est adorée, obéit, non pas à un caprice mi-sensuel, mi-sentimental, mais à un ordre de sa conscience soudainement éveillée et tout de suite maîtresse de sa vie. Comparez-les, avant la crise : chacune à sa manière, elles sont des joujoux de chair qui gazouillent, et l'on est faible devant leur gentillesse chantante. Leur père, leur mari les ont aimées, ou les aiment, sans courage, ni sérieux ; tellement elles charment dans leur grâce étourdie ! Elles s'en plaindront, chacune, ce qui achève, ici, de les rapprocher ; mais quel abîme entre les motifs de ces regrets analogues ! Mieux élevée, mieux aimée, Froufrou se persuade qu'elle eût vécu tranquille, irréprochable ; traitée, non en poupée ! en créature humaine, au sens noble et comme divin du mot, Nora demeurerait jusqu'à la mort au foyer qu'elle déserte. Elle le déserte par seul devoir envers elle-même, sans ombre d'amour pour qui que ce soit, le cœur lacéré jusqu'au fond, car elle a trois enfants, elle les chérit... Mais, dit-elle, « il faut que je me fasse des idées ; que j'essaie de me rendre compte de tout ! » Et la voilà partie dans la nuit, comme elle s'embarquerait, en pleine tempête, vers l'inconnu du pôle avec sa volonté pour toute boussole et pour unique matelot. Ah ! l'adultère ! La passion même ! Que cela paraît pauvre, à côté de ces révoltes de conscience bravant, avec la Société, le Destin ! Car nulle joie, qu'intérieure, ne peut se trouver au bout de l'héroïque aventure ; et c'est la mort, peut-être, avant cette joie de pureté, qui ravira la voyageuse en quête d'une raison de vivre. Certes, notre Froufrou est délicieuse. Mais Nora est belle. « Comprenez-vous Paris sans Froufrou et Froufrou sans Paris ? » Jolie question de la poupée française. L'autre pourrait dire « Comprenez-vous les races du Nord, et leur poésie si profonde, si troublante, sans une Nora ? » Non, non, « exquise alouette », adorable « étourneau » comme t'appelle ton mari ; sans toi, une partie de l'âme mystérieuse de la Scandinavie nous échapperait ! Et c'est pour cela que tu nous as tous séduits, - En nous bouleversant lorsque, transfîgurée, tes ailes mignonnes tout à coup pareilles à celles d'un grand oiseau, nous t'avons vue prendre ton vol désespéré par les espaces, au-dessus des mouvants abîmes et des banquises... Froufrou du doute moral, avide d'une loi à laquelle te soumettre librement ! Froufrou glacée, comme les Dalilas de ta patrie ! * * * II n'y a qu'une Froufrou dans l'œuvre d'Ibsen ; j'y distingue trois Dalilas, au moins : car la Rébecca de Rosmersholm a des traits de cousinage avec Hedda Gabler, en dépit des nombreuses et capitales disparités. Et récemment, aux Bouffes-du-Nord, M. Lugné-Poe et sa troupe nous offraient une représentation de Solness le constructeur, drame foisonnant de symboles, où le principal personnage féminin, la jeune Hilde Wangel, est bien une Dalila, d'autant plus féroce qu'elle est vierge et que son rêve de domination a plus de lyrisme, aspire candidement à plus haut (1). (1) Il y aurait injustice grave à ne pas rappeler que les deux premiers drames d'Ibsen joués à Paris, le furent au Théâtre-Libre (les Revenants, le Canard sauvage). Un brave petit cercle, les Escholiers, monta la Dame de la mer. Des trois, la moins éloignée du type classique, comme ensorceleuse homicide, c'est encore Hedda Gabler. Elle replonge le génial Loevborg dans la débauche, parce que la douce Théa l'en avait retiré ; elle le pousse au suicide, lui tend un pistolet, pour compléter sa revanche de Satane jalouse ; car elle veut, fût-ce en tuant, peut-être, surtout de cette terrible manière, goûter la joie de se dire : j'ai pesé sur une destinée ! C'est le cri farouche de son orgueil : « Peser une fois sur une destinée ! » Mais quelle étrange complication pour nous, Français, quand au moment où elle suggère à Loevborg de disparaître, elle ajoute « En beauté ! » Voilà un vœu que ne forment point les Dalilas de notre littérature. Et apprenant qu'au lieu de mourir « en beauté », le malheureux s'est logé une balle dans le bas ventre, chez une fille, elle se tue à son tour, de dégoût et de rage. Histoire monstrueuse pour des Latins. Joignez, si,vous voulez achever de vous confondre, la chasteté, l'insensualité, de cette courtisane tout intellectuelle ; non plus qu'Hilde Wangel, ni Rébecca, elle n'appartient, même une fois, à l'homme qu'elle perd. C'est une chercheuse d'émotions cérébrales extraordinaires, perverse et pure dans sa coquetterie effrayante. La chair, élément principal du drame français contemporain, ne joue aucun rôle dans ces duels d'une femme de proie et de sa victime, chez Ibsen. L'argent non plus. Or il y a bien, chez Dumas, des Dalilas de chair froide, - la comtesse de Terremonde, par exemple, mais c'est une dévoreuse de fortunes. Quant à mistress Clarkson, « la Vierge du Mal », elle s'amuse à promener par la vieille Europe un tragique dilettantisme reine de l'or, au sourire fatal... Retournons en Norvège... Rébecca, dans sa confession du dernier acte, avoue à Rosmer qu'elle l'a aimé « d'un désir sauvage »..... - « Cela s'est abattu sur moi, déclare-t-elle, comme une de ces tourmentes d'hiver qui sévissent là-haut, dans le nord. » Mais cela s'en est allé et ensuite, elle a connu « une paix profonde, silencieuse comme celle qui règne chez nous au soleil de minuit, sur les rochers où l'oiseau de mer fait son nid ». Ce qui met Rébecca infiniment au-dessus d'Hedda Gabler, mais ce qui ia rend encore, d'une autre façon, plus ibsénienne, plus scandinave, c'est l'élévation du but de sa folie, - la singulière noblesse de son œuvre de mort. Oh ! elle est bien coupable, cette aventurière ; mais son crime, en un sens, fut sublime. Entrée comme dame de compagnie chez Mme Rosmer, elle a commencé par supprimer l'épouse, en l'hypnotisant jusqu à l'irrésistible suggestion du suicide. Mais ce qu'elle voulait, en s'emparant de toute l'âme de Rosmer, devenu veuf, c'était le faire l'apôtre de sa foi politique et sociale, à elle ! C'était le faire grand et utile. Elle échoue et se punit ; il est vrai qu'elle ne se jette point seule au torrent où s'était jetée Mme Rosmer. Elle y entraine l'ex-pasteur, - Dalila jusqu'à son dernier souffle !... Faire grand l'élu de son caprice de vierge névrosée, le faire plus grand qu'il n'est déjà, du moins, n'est-ce pas ce que veut l'également pernicieuse Hilde Wangel ? Il montera au sommet de sa tour, le constructeur ! Il y monte ! Et Elle est en extase ! elle croit entendre des sons de harpe dans l'air ! Mais il tombe !... Cela devait être, sauf pour elle... Séductrices combien étonnantes pour nos sensibilités ! Mais le trait le plus curieux, c'est celui-ci, chez Rébecca : la conscience, la conscience la plus haute, pouvant s'affirmer tout à coup dans une de ces Sirènes et opérer en elles, comme en Nora, une révolution épouvantablement admirable. Pourquoi, en effet, Rébecca va-t-elle au torrent ? Rosmer a pardonné ; il l'épouserait, - il l'adore n'importe ! Il faut « une conscience pure » pour le « bonheur » répond-elle. La conscience ! encore, toujours ! - presque toujours ! Or jamais, dans notre théâtre, de Racine à Dumas, elle n'a déterminé, au moins à elle seule, la crise décisive d'une héroïne. Les causes de cette crise sont ou sentimentales ou sensuelles ; souvent les deux espèces de causes se combinent ; mais citez-moi une femme de notre littérature dramatique, une femme de premier plan, bien entendu, n'obéissant dans l'instant critique qu'à sa conscience ! quittant son mari par inquiétude spirituelle comme Nora ou, comme la dame de la mer, laissée libre par le sien de le quitter et lui restant, parce qu'il l'a laissée libre. * * * Ce rôle prépondérant de la conscience, voilà une des grandeurs des pièces d'Ibsen. Et il est merveilleux, vraiment, que même une Dalila puisse se juger et se condamner de cette hauteur morale. Oui, toutes ces femmes qui nous confondent, elles ont, sous leur chair de neige, deux foyers de passion et d'action : leur cerveau, souvent si malade, et leur conscience, qui parfois les sauve. Nos héroïnes n'ont guère de cerveau, sauf quelques-unes chez Dumas ; et l'autre foyer leur manque (à peu près). C'est leur cœur, c'est leurs sens qui les mènent. On ne pourrait excepter, sous ce point de vue, que certaines femmes, de Corneille : Chimène - et encore ! - Pauline, et c'est la Grâce qui fait le miracle ! Est-ce une raison pour mépriser nos héroïnes ? Non. Leur humanité, moins noble, et moins complexe, a sa beauté. Le génie est tout ; et d'admirer Ibsen, je ne me sens pas moins ému par Racine. Peut-être, même, le serais-je davantage. Après une lecture de Rosmersholm, de la Dame de la Mer ou de Maison de Poupée, c'est une joie incomparable de relire Phèdre. Vénus « à sa proie attachée », tout entière, c'est superbe ! Et on ne la voit point, fût-ce de profil, chez Ibsen, l'immortelle Aphrodite, mère des hommes, divumque voluptas. Léopold Lacour.