CHRONIQUE THÉATRALE Un dernier mot sur le Borckmann, de Henrik Ibsen, — Aux Bouffes-Parisiens, les P'tites Michu, opérette en trois actes, de MM. Albert Vanloo et Georges Duval, musique de M. André Messager, — A l'Ambigu- Comique, la Maîtresse d'école, drame en cinq actes et sept tableaux, de M. Edmond Tarbé. — Aux Escholiers, Dans La nuit, pièce en cinq actes, de MM. André de Lorde et Eugène Morel. — A la Bodinière, reprise des Dégénérés, comédie en trois actes, de M. Michel Provins. — Au Châtelet, reprise de Rothomago. Vous vous rappelez peut-être que, dans mon dernier feuilleton, parlant de l'interprétation du Borckman, de Henrik Ibsen, à l'OEuvre, j'avais fait mes compliments à Lugné Poë d'avoir joué d'un ton simple et vrai les quatre premiers actes, et lui avais reproché d'être, au cinquième acte, retombé dans ses anciennes habitudes de diction chantée et trainante. M. Lugné Poë m'adresse à ce propos une letre, dont je crois devoir mettre quelques extraits sous vos yeux : « .... Si je vous écris, me dit-il, ce n'est que pour rompre définitivement avec l'histoire de la vie mélopéesque au théâtre, dont on veut me faire le précurseur. » Non, non, de toutes mes forces ! et mes camarades doivent l'affirmer : aux répétitions, je réclame la vie, avec la perfection du style, qui est, à mon sens, dans l'art du comédien, très loin en réalité des effets cabots. » Ainsi, privé par l'ostracisme dont les directeurs frappent l'œuvre des comédiens, je fus forcé de jouer le rôle de Borckman. Je l'avais interprété réel et vivant, d'un bout à l'autre, jusques après la répétition générale. Ce cinquième acte, que je lus dans l'original danois, me parut inquiétant, parce que le texte ibsénien est d'un lyrisme difficilement traduisible en français, tant il est rythmique. » Après la répétition, le comte Prozor, qui peut avoir quelque autorité me dit : « Mais non, » tout va bien, sauf le dernier acte. Poussez le » lyrisme, le shakespearien de Borckman, qui » est un homme mort depuis la fin du » quatrième. » » J'ai fait cela à la première, rien de plus, et quand même je ne serais pas à la hauteur de mon rôle, je crois que le comte Prozor a raison. Le texte est surhumain. Il est entendu que c'est un mort qui parle... » De son côté, le comte Prozor m'écrit pour me confirmer la déclaration de M. Lugné Poë. Je n'ai donc plus qu'à m'incliner : au dernier acte, Borckman est mort, et il est entendu que c'est un mort qui parle. Resterait à savoir comment parlent les morts. Je n'ai pas sur ce point de données bien précises, M. Lugné-Poë non plus, j'imagine, ni le comte Prozor, ni peut-être Henrik Ibsen lui-même. Pourquoi le plain-chant serait-il de deuil. Du moment qu'on admet par convention qu'un mort parle, il n’y a pas de raison pour qu'il parle autrement que tout le monde. Je vous avouerai, d’ailleurs, que, malgré l'affirmation du comte Prozor, Borckman n'est point si mort qu'on veut bien le dire. L'auteur nous avait montré en lui un homme affligé de cette sorte d'aliénation mentale que les spécialistes désignent sous le nom de mégalomanie. La folie est allée croissant d'acte en acte ; elle est au cinquième acte arrivée à son dernier période. Borckman qui s'était condamné à huit années de réclusion farouche, attendant qu'on vint mettre à ses pieds toutes les richesses de la terre, sort tout à coup de son antre, poussé par une de ces irrésistibles impulsions, comme en ont parfois les aliénés ; il est saisi par le froid, et sa raison s'égaré de plus en plus dans le brouillard dont il est enveloppé. Il tombe frappé d'une congestion. Il n'y a rien de surhumain dans tout cela. Je n'y vois que la notation exacte des phases que traverse, avant le terminaison fatale, une maladie fort connue des aliénistes. C'est ce qui m'ennuie et m'agace un peu quand on parle des œuvres d'Ibsen. Au lieu d'y voir tout uniment ce que l'auteur s'est efforcé d'y mettre, une peinture souvent exacte et curieuse de la vie — une vie qui n'en est pas moins réelle pour avoir à nos yeux un tour d’exotisme scandinave — on se matagrabolise la cervelle pour y découvrir des sens cachés, shakespéariens, surhumains : c'est ce que les bonnes gens appellent : chercher midi à quatorze heures. Patience ! Je vois venir le temps où ces exagérations quelque peu ridicules vont rentrer d'elles-mêmes dans la juste mesure. On pourra causer de plain-pied avec Ibsen, comme on le fait avec Augier, Dumas et Molière. L'auréole de brouillards dont ce génie soi-disant énorme est encore coiffé se dissipe peu à peu ; nous rentrerons dans notre bon sens ; il rerendra sa vraie place, qui est encore fort belle. (...) FRANCISQUE SARCEY.