1 I D’abord le petit Obitz : d’une manière ou de l’autre, il faut bien que le récit commence. Il arrivait fréquemment à ce petit Obitz, — comme à tant d’autres gosses — de rester, par temps de pluie, immobile, captivé, à écouter l’extraordinaire musique qui sortait du tambour en fer-blanc de la gouttière. En son esprit encore novice, cette tumultueuse galopade de millions et de millions de gouttes d’eau était la plus charmante et la plus stimulante des musiques. Elle éveillait son imagination et l’emportait dans un monde tout à fait différent de celui où il lui fallait quotidiennement vivre. En pareilles occasions, le regard perdu devant lui, il avait l’air si bête, en tout cas, aux yeux de sa mère, Mme Obitz, qu’elle ne pouvait se retenir de lui jeter à la figure le premier objet venu, pelote de fil, cuiller, etc., en criant : « Grieg, voilà encore que tu restes la bouche ouverte! Dieu, que tu peux donc ressembler à ton pauvre homme de père! » Grieg était le prénom du gamin, — nom de famille, comme chacun le sait, du célèbre compositeur norvégien. Pourquoi pas aussi bien Beethoven, pendant qu’on y était, en mémoire du grand sourd allemand? Mais non, Mme Obitz avait décrété : Grieg. ( cia se passait à l’époque où elle se plaisait encore à son piano, transformant l’affreuse agitation de son âme en un calme relatif et temporaire, en parcourant à toute vitesse les œuvres de son compositeur favori. Ce fut cette année que naquit le petit. Par la suite, Mme Obitz eut bien d’autres favoris, mais on ne pouvait changer le nom de l’enfant, et peu importait, d’ailleurs : de bonne heure il fut évident qu’il ne répondrait pas du tout aux prétentions de sa mère à avoir un enfant beau comme une image et supérieurement doué. Quand les projectiles lui arrivaient, le réveillant de ses songeries musicales, le petit Grieg se recroquevillait, mais ne s’étonnait pas et ne disait rien. — Réponds! lui criait Mme Obitz. A quoi penses-tu, assis là? Mais il s’obstinait à ne pas répondre, pas plus que s’il eût été M. Beethoven en personne, le notable sourd. Il arrivait parfois que Mme Obitz se dressât alors de toute sa hauteur, figure combative et du type le plus ténébreux. Elle allait et venait à travers la pièce, petite salle de l’humble logis du maître d école, dont les trois fenêtres basses donnaient sut le jardin et ses modestes groseillers. A haute 7 voix et par les mots les plus impressionnants, elle injuriait la vie, sa propre vie, son sot de mari, misère! et l’enfant lui-même, image de ce malheureux père. Elle injuriait le paysage qui, stupidement impassible, s’étendait devant elle, et, enfin, le Tout-Puissant lui-même, qui ne se décidait à déchaîner aucune catastrophe, changeant la face du monde. Le gamin aurait pu s’étonner, mais il ne s’étonnait pas. Il n’écoutait pas, retournait, à l’abri du monologue maternel, à son divertissement, content d’être oublié là. Mais parfois aussi, l’épisode aboutissait à une gifle sonore sur la joue de l’enfant. Pan! Toutefois, nous allons faire grâce au lecteur de toute description d’enfance détaillée. II en existe déjà à profusion : récits d’enfants charmants et patients, et pas très heureux. Qu’il nous suffise de savoir que le petit Obitz, seul de son espèce dans la maison du maître d’école, souvent souhaitait avoir des frères et sœurs dont il eût pris un tendre soin. Mais Mme Obitz, sa mère, par contre, sur ce point, ne voulait rien savoir, et lorsque, au cours des années, il avait parfois pu être question de quelque chose, elle s’était arrangée pour avoir un tête-à-tête avec la sage-femme, et, terrorisant cet être effaré, aux yeux bleu de lin, l’avait forcée à tout remettre en bon ordre. Après quoi, Mme Obitz gardait le lit une bonne semaine, parlant de ses douleurs rhumatismales, et, pendant qu’elle parlait, grandissait en 8 elle sa conviction de la sottise fabuleuse de son mari; dont le seul mérite était d’être, ou plutôt d'avoir été, assez joli garçon et fils de gens cultivés, alors qu’on pouvait à loisir nier, mais non effacer le fait que Mme Obitz descendait d’un marchand de bœufs à peu près analphabète et ayant fait une faillite frauduleuse. Mais passons vite l’éponge là-dessus! Dans son lit, bien à l’aise, Mme Obitz passait en revue ses positions, tel un général sur le champ de bataille, et les jugeait bonnes. Elle était seule à commander dans sa maison, et, en somme, qui donc aurait eu le pas sur elle, en ce pays perdu? Tous des rien du tout, jusqu’aux gens du château, ces Pauwel orgueilleux, criblés d’hypothèques, pourris de dettes, tandis qu’elle, Augusta Obitz, touchait quelque deux ou trois mille couronnes par an, de l’héritage du marchand de bœufs, remis sur pied après sa faillite... Au point de vue des grâces féminines, avec qui la comparer? La maîtresse d’école était jeune, évidemment, mais avec des cheveux jaune canari, pouah! Et quant à la femme du pasteur, elle boitillait... Tandis que Mme Obitz n’avait qu’à paraître, pour qu’un murmure approbateur se fît entendre — elle-même, en tout cas, l’entendait : — Ah, ah, voyez donc madame Obitz! En chapeau rouge! Majestueuse! Yeux sombres. Type espagnol! Beauté! Ah, ah, madame Obitz! L’année où le gamin atteignit ses dix ans, il arriva un malheur : la sage-femme aux yeux bleu de lin quitta le pays, et là nouvelle sage-femme se 9 trouva être une jeune personne à iris d’acier, pur et froid, au visage d’ange, non pas de ces bons petits anges d’image, mais de l’espèce même qui vainquit Lucifer. Mme Obitz comprit, qu’aux yeux de ce Séraphin, elle ne représentait qu’une dame tout à fait banale, une femme bien portante et bien mariée qui, néanmoins, a l’audace de refuser de mettre au monde un second enfant. Poliment, mais très net, la nouvelle venue, Mlle Cainberg, refusa de porter secours à Mme Obitz dans pareil acte de rébellion. Stupéfaite de l’impudence du séraphin, Mme Obitz menaça : — Vous en avez sûrement assisté d’autres! On connaît ça, les accoucheuses! Elles finissent en prison... — C’est une chose que nous n’avons pas à discuter. Mme Obitz claqua la porte, pleura, cria, prit des bains de pied chauds, but du safran, vomit, jura, mais rien n’y fit. Elle fut obligée de porter jusqu’à terme l’enfant indésiré, et de le mettre finalement au monde avec l’aide de l’impertinente. Ce fut une fille. Le grand frère Grieg fut introduit dans la chambre à coucher pour voir sa petite sœur. Le papa y était déjà, qui ne pouvait se rassasier de la contemplation de ce faible et pitoyable petit être humain. — Des ongles ! murmurait-il, comme si ces ongles, pas plus grands que le blanc d’un pépin de pomme, eussent été le fait d’un miracle. M. Obitz, maître d’école, était un homme modeste. Toutefois, il eût aimé voir grandir autour de lui deux, quatre, peut-être bien jusqu’à six enfants; il aurait aimé les grouper autour de lui, par les claires soirées de printemps, et leur apprendre a reconnaître le chant des oiseaux ou le nom des fleurs... Avec tendresse et gratitude, il se pencha vers sa femme et lui baisa le front. — Allons, dit-elle, voilà qui est fait! N’en parlons plus. Une fille, ça va. Dehors à présent, le papa et le 'fils! Je veux dormir. Et surtout, ferme la bouche, Grieg! II Quelques heures plus tôt, Mlle Cainberg avait renvoyé le petit garçon, car, lui avait-elle affirmé, les enfants n’ont rien à voir ici. Grieg n’avait pas été en peine de savoir où aller, ayant la chance d’être enrôlé au glorieux régiment Pauwel et ayant reçu ordre de rassemblement ce jour-là comme tous les autres — en été, bien entendu. I /hiver, évidemment, le régiment était dispersé, puisque chacun avait à rentrer à son école; mais les étés rétablissaient la hiérarchie, à savoir : Henri, d’un an plus âgé que Grieg et d’une tête plus haut, colonel; l’indisciplinée Jenny, neuf ans, sans espoir de monter au delà du grade de caporal, et enfin lui-même, Grieg Obitz, lieutenant. La mère d’Henri et de Jenny, Mme Pauwel, née Pauwel, se trouvait à l’une des fenêtres du 1 1 château, donnant sur cour, et vit venir le petit Obitz, qu’elle examina, comme d’habitude, sans bienveillance, monologuant en son for intérieur : — Ce pauvre gosse, fils d’un être qui, paraît-il, traite sa bonne de « sacrée guenon », une femme sans ombre d’éducation, bien qu’elle fasse valoir qu’elle aurait passé quelques années à l’Académie de musique, à Stockholm — ce qui, si c’est vrai, prouve que l’académie manque de jugement... En tout cas, on tolérait dans la maison le petit Grieg : il fallait bien qu’Henri eût quelque camarade de son âge pendant les vacances, et il n’y avait pas de choix. Le gamin leva ses yeux clairs vers la fenêtre et salua poliment et avec joie, la mère de ses amis, aussi incapable de soupçonner la moindre mauvaise volonté que son sot de père lui-même. — Et comment va ta mère? questionna Mme Pauwel, ainsi que, depuis quelque temps, elle avait coutume de le faire chaque jour. Comprenant, par la réponse de l’enfant, ce qui se passait, elle continua d’une voix plus prévenante que d’habitude : — Allons, entre, petit! Les enfants sont à table. Après quoi, se retournant vers Pintérieur de la pièce, des couleurs plus vives montées à ses joues, elle annonça à son mari : — Mme Obitz doit être en train d’accoucher. Mais que l’enfant soit du maître d’école, personne ne me le fera croire! Tiré de son apathie sur un journal sans intérêt, le capitaine Pauwel demanda : — Que veux-tu donc dire? Mais Mme Pauwel n’en pouvait préciser davantage, elle n’avait parlé que forte de sa conviction intime. Mme Pauwel, née Pauwel, prêtez-lui donc un peu d’attention. Il n’en reste assurément plus beaucoup de son espèce. Espèce sachant affronter avec parfaite bravoure toutes les avanies d’une existence de soucis infiniment médiocres et de pauvreté apparemment irrémédiable, sans perdre jamais de vue ses buts : que le fils ou les fils de la famille, grâce à Dieu parviennent à la dignité d’officier ou, de toute façon, entrent au service de la Couronne, que la fille ou les filles trouvent des partis appropriés, plus ou moins bons, mais jamais hors de leur monde. Vie étroite, vues limitées, nous ne le nierons pas. Toutefois, quelle floraison de stoïcisme, vertu jadis prisée, tombée en désuétude de nos jours! On serre les dents au seul mot de gaspillage, on se détourne de tout ce qui séduit ou captive, et entraînerait à quitter le chemin tracé. Mais tout sacrifice demandant une compensation, il est logique que Mme Pauwel en ait trouvé une en sa forte haine de Mme Obitz. Dans la salle à manger du château, les murs étaient ornés de portraits de messieurs et dames Pauwel des temps passés. On y voyait ainsi le tout premier ancêtre, certain soldat Povl, lequel eut la chance de tirer Gustave Adolphe d’une mare à sangsues, où ce grand roi fut sur le point 13 de périr bien, avant la bataille de Lutzen, et qui, pour ce haut fait, fut anobli. Son portrait, comme les autres, n’était que mauvaise copie d’après original n’ayant rien du chef-d’œuvre; mais tous portaient pareillement témoignage de fidélité parfaite au pays et au royaume. Dans la collection figuraient un général et un évêque, l’un et l’autre oubliés de l'Histoire, c’est vrai, mais non de Mme Pauwel, née Pauwel, dont le cher fils Henri portait leur sang dans ses veines, tandis que, si bon enfant qu'il fût, le fils de cette Obitz, n'était issu que d’un marchand de bœufs, ayant fait une faillite frauduleuse. Mme Pauwel était soulevée et portée par sa haine. Comme le flot d’un grand amour, agit le flot de la haine. Des heures durant, Mme Pauwel tenait cette Obitz prisonnière de ses pensées, elle l’épiait, elle inspectait la vie de cette paria. Elle imaginait des paroles éloquentes, elle écrasait l’adversaire de ses mots sans réplique. Mais, en réalité, il faut le dire aussi, Mme Pauwel n’avait conversé avec Mme Obitz que tout juste trois ou quatre fois dans sa vie, et tout à fait en passant. III Ainsi qu’il y avait été invité, le petit Grieg alla retrouver ses camarades de jeu. Sur le bois de la desserte sans nappe, le goûter habituel était servi : pain grossier cuit à la maison, grande assiettée de lard fondu, gros pichet de lait. Repas délicieux, de l’avis du jeune Obitz, festin partagé avec ceux qu’on aime. Cependant, il se raidit et salua militairement : — Mon colonel. — Bonjour, lieutenant, répondit le grand Henri, tandis que Jenny, la bouche pleine, faisait un petit salut de la tête, auquel Grieg répondit de même. Un caporal se doit de saluer autrement un lieu-nant, mais celui-ci ne fit pas d’observation. Auprès d’Henri étaient posées, sur la table, quatre courtes baguettes de noisetier, dont l’écorce avait été finement enlevée, de manière à faire ressortir un joli dessin décoratif. Obitz observa ces objets avec curiosité, mais il ne posa aucune question. Il connaissait la règle : on ne questionne pas. Quand l’assiette de lard fondu fut raclée jusqu’au fond, le colonel se leva, saisit les quatre baguettes à dessin décoratif et commanda : — Garde à vous! Dans l’immense salon, vers le nord, à peu près démeublé, rarement ou jamais utilisé, les enfants étaient tranquilles. Chaque fois qu’il y pénétrait, Grieg était saisi de la même impression étrange d'une mer sans fin, d’une infinie solitude. Une sorte de mer arctique. Et, chaque fois, son cœur se dilatait du même désir d’action, d’exploits héroïques, de générosité sans bornes. Le colonel maintenant prit solennellement la parole : — Mon régiment! Le grand Napoléon a dit un jour que chaque homme de son armée portait 15 un bâton de maréchal dans sa giberne. Il voulait par là faire entendre que même le plus simple des soldats peut arriver au grade de maréchal, pourvu seulement qu’il ait le vrai courage. Je décide aujourd’hui que nous n’oublierons jamais ces paroles. Mes amis, souvenez-vous en! Demain, c’est la fin des vacances... — Ah, zut! laissa tomber Jenny l’indisciplinée. — On ne parle pas dans le rang. Silence, caporal! Ainsi que je l’ai dit, c’est la fin des vacances. Recevez chacun votre bâton de la main de votre colonel, et... et... soyez-en dignes!... prononça-t-il avec ferveur. Henri chercha d’autres mots, fit encore une pause, et finalement ajouta : — Soyez, des héros! Et il poursuivit encore : — Voici ce que j’ai pensé. Le jour où j’aurai... Il fronça les sourcils à l’idée de l’énorme distance, puis fonça vers elle franchement : Cinquante ans! Le jour de mes cinquante ans, mes amis, nous nous retrouverons... et... et ce jour-là, on décidera lequel de nous a été le. plus digne de son bâton de maréchal. Jenny se fit entendre de nouveau : — Cinquante ans? Mais tu seras un archi-vieux! — Quel est encore ce bavardage dans le rang, caporal ? Le caporal ne se laissa pas imposer silence : — Et puis, il y en a quatre, de bâtons, et nous ne sommes que trois, là! En effet, le colonel avait préparé quatre bâtons, perdu dans ses méditations, sans doute, Mais le lieutenant Obitz demanda ici vivement la parole : — Mon colonel? — Parlez, lieutenant. — Je vais vous dire ! Je vais avoir un... un petit frère, papa me l’a dit. Est-ce qu’on ne pourrait pas lui donner le quatrième bâton? Henri réfléchit et conclut : — Si. Puisque ton frère, de toute façon, doit un jour rejoindre le régiment! Veille seulement à ce que, tout de suite, il soit imprégné de son esprit. L'esprit du régiment : maîtrise de soi, absolu amour de la vérité, fermeté en toute occurrence. Obitz le connaissait. Les yeux du gosse brillèrent et il sentit vivement combien il lui tardait de voir enfin ce petit frère et de s’occuper de lui. Il se redressa encore : Entendu, mon colonel. IV 1 lenri se retira un peu à l’écart des deux autres ; il voulait se ressouvenir du discours qu’il avait tenu. II ne pouvait s’empêcher d’en être satisfait bien qu’il enviât à Napoléon d’avoir su trouver ce fameux mot de bâton de maréchal! Comment faisait-on donc pour imaginer de ces mots fameux? Certes, Henri savait porter en lui bien des paroles ingénieuses, fortes et frappantes, mais elles ne sortaient pas, là était le malheur. De tous les adjectifs de la langue suédoise, il y en avait un qu’il préférait. II l’avait une fois rencontré sur son chemin, et depuis, le portait en lui, sans arriver jamais à le prononcer tout haut : le mot grandiose. Je veux devenir un être grandiose, fort, généreux, au-dessus de toute petitesse! En imagination, Henri avait des amis, grandioses comme lui-même, mais en réalité aucun. Grieg ne comptait pas. Il était l’ami de toujours, toujours sous la main. Impossible de lui ouvrir les portes du monde secret, du monde où vivaient les amis invisibles et où se trouvaient ces mots qui ne peuvent être prononcés. Henri, dans sa classe, au lycée, était le moins fortuné, matériellement. Il habitait chez des parents qui lui faisaient la grâce de le recevoir. Il portait des vêtements laissés par un cousin, souvent trop courts, avec culottes finissant au-dessus des genoux et manches finissant au-dessus des poignets. Il n’avait que rarement de l’argent de poche, et jamais régulièrement. Quand il n’était pas au» lycée, il s’enfermait à la maison. Aussi, où serait-il allé? Il n’avait pas à user ses semelles sans nécessité, et puis il lui fallait travailler, afin d’arriver, si possible, à sauter une classe. Il avait compris que parmi ses camarades, on le trouvait ennuyeux et lourd, et il n’eût pas demandé mieux que d’être spirituel, mais il n’y pouvait rien. Que lui manquait-il donc? Il ne le savait pas. Il était vraiment très seul. Et dans cette solitude, il avait appris à marcher tout droit, écartant toute 18 faiblesse : désirs, regrets, intimité — tous ces objets de luxe! Une fois par semaine, il recevait de sa mère une longue lettre, remplie de recommandations et de maximes. De belles phrases, de beaux conseils... I outefois, bien inutiles, ces lettres qui l'ennuyaient: il savait, sans elles, comment vivre. Lorsque vint le soir, après la distribution des bâtons de maréchal, Henri accompagna un bout de chemin son ami Obitz qui rentrait. Il eût assez aimé que le lieutenant lui eût fait quelques éloges au sujet de son discours. Mais le lieutenant n’en fit rien, ne sachant rien exprimer de l’ardente admiration que renfermait son coeur. Les deux gosses marchaient au pas, silencieux. La première, tempête annonçant l’automne se levait vers la nuit. On voyait des nuages rougeâtres se précipiter à l’attaque de la voûte céleste : c’étaient des hordes de sauvages cavaliers, passant sur une plaine immense. On entendait le bruissement claquant des feuilles des grands ormes : claquement dans le vent des larges manteaux des cavaliers... Et puis, les voix! Ecoutez donc... Exhortations pathétiques, paroles chuchotées, paroles au delà de tout langage humain... Et on en ressentait un peu d’angoisse. Ne laissait-on pas aussi derrière soi encore un bel été, avec sa joie quotidienne, avec sa bonne camaraderie? Et on ne sait rien quant à l’avenir... Il était souvent arrivé au capitaine Pauwel de dire à son fils : — Mon pauvre petit, je doute beaucoup que nous trouvions le moyen de te maintenir au lycée 19 jusqu’au baccalauréat. Et quant à l’Ecole de guerre, non, impossible... Après quoi, Henri le savait bien, sa mère écrivait de longues lettres, par ici ou par là, à des parents, cousins, tantes, et arrangeait l'affaire. Mais cela lui réussirait-il encore et indéfiniment? Henri aurait aimé savoir si Obitz en avait aussi, de ces soucis ? Mais Obitz ne parlait jamais de lui-même, et au régiment Pauwel, on ne questionne pas. Arrivés devant la grille de chez le maître d’école, les deux enfants se donnèrent une poignée de mains. Ce fut tout. — Alors, adieu, lieutenant. — Ecoute, fit pourtant le lieutenant. Ecoute! cria-t-il. Mais le colonel s’éloignait déjà, très vite. Ah, si seulement on avait pu rester ensemble une minute de plus ! Le faible cri plein de détresse se perdit dans le vent et fut emporté avec les hordes de cavaliers des nuages. Quelques gouttes de pluie tombaient. Pourvu qu’Henri puisse atteindre le haut de l’allée avant que l’averse ne soit là! Sur ce, Grieg se rappela enfin son petit frère à venir et se dépêcha de rentrer, pour apprendre qu’une petite sœur lui était arrivée à la place du frère. Il hocha la tête : — Après tout, ça va aussi. Puisque Jenny est admise au régiment, cette petiote le sera également ! Mlle Cainberg déposa l’enfant nouveau-né dans la salle, et dit au grand frère de la surveiller un instant. L’occasion se présentait parfaite. Avec précaution, il glissa sous la couverture de la petite fille endormie le bâton de maréchal qui lui était des tiné : — Tiens, mioche, c’est de la part du colonel, murmura-t-il. Tu ne sais pas encore qui c’est, bien entendu, mais attends seulement un peu, et tu seras vite au courant de tout! Tout à coup, il vit que l’enfant était éveillée, les yeux grands ouverts, de tout petits yeux ronds, au regard brumeux et absent. Il lui sembla qu’elle devait souhaiter s’attarder encore quelque part, très loin. Elle n’était pas encore tout à fait à lui. — Voyons, mignonne, chuchota-t-il, caressant du doigt le petit front doux et bombé. Avec moi, au moins, tu pourrais être tout de suite amie. Je ne suis pas fâché que tu sois une fille ; au contraire, plutôt. Je t’aime bien. Entends-tu? insistait-il. Regarde-moi donc ! Mais l’enfant restait muette, ne regardant rien, voulant encore avoir des secrets pour elle seule, et ne répondant pas. V Les quatre « bâtons de maréchal » ne formeront pas ici le point de départ d’une histoire de quatre jeunes êtres, marchant délibérément et à l’unisson vers de hautes conceptions de la vie. Pareil arrangement ne serait que littérature. 1 e lendemain de la distribution des bâtons, lorsque I lenri monta dans la carriole destinée à voiturer, en plus de lui-même et de sa malle, deux cents litres de lait jusqu’à la station de chemin de fer, il oublia d’emporter son bâton. Et peu importait : ce qu’il avait dit, il l’avait dit, et il était bien 21 convaincu que le jour de ses cinquante ans, il s’en souviendrait, si lointaine que fût cette date. Quant à Jenny, elle avait égaré son bâton tout de suite, et n’y avait plus pensé. Le troisième bâton, Mme Obitz le trouva dans la couverture de sa fille, lorsqu’elle fit apporter l’enfant âgé d’un jour, auprès de sa couche. Elle examina sa trouvaille : « Encore une de ces inventions de Grieg! », fit-elle, et sans plus, la lança au milieu du feu qu’elle s’était fait allumer. Seul, le petit Obitz garda et serra son trésor. Dans un petit écrin, travail de menuiserie effectué par lui-même, et peint en vert, il gardait sa collection d’objets précieux. Le bâton de maréchal y trouva place à côté de divers minéraux, de coquillages, de plumes d’oiseaux rares, d’une peau de serpent, de coupures de journaux avec articles sur Gordon Pacha, sur Garibaldi, Nordenskiold, et autres objets d’admiration. Quelques papiers, enfin, s’y trouvaient, attestant le droit de propriété sur vingt actions des Chantiers Slipen, entreprise qui, depuis plusieurs années, avait cessé de rien rapporter. Mme Obitz, qui tenait ces papiers malencontreux de son père les avait un soir remis à son fils avec ces mots : — Tiens, voilà qui est bon pour toi! Par là, elle avait voulu laisser entendre qu’un document à jamais sans intérêt, devait être un objet convenant aux rêveries d’un enfant sot. Mais son fils avait considéré le cadeau comme une preuve de tendresse maternelle et lui avait donné 22 une place d’honneur parmi les raretés de l'écrin. Le lendemain du départ d’Henri, ce fut à son tour de prendre le train pour rentrer au lycée; malheureusement, dans une autre ville que celle où siégeait son colonel. Le père Obitz avait loué cheval et voiture chez le marchand Adolfsson, pour conduire lui-même son garçon au train. C’était l’habitude. Père et fils, pourtant, n’échangèrent que peu de propos en route : le maître d’école méditait sur les adieux plutôt froids, auxquels il avait assisté entre le gamin et sa mère, et, finalement, le trajet presque terminé, il entama la question : — Dis donc, petit Grieg, questionna-t-il de cette voix si douce qui ne pouvait qu’inspirer confiance, n’est-ce pas, on est content que maman ait pu dormir cette nuit? Tu es content aussi, pas vrai, d’avoir une petite sœur? — Très coulent, papa. Et toi? - - Très heureux et content. Et ce qui me réjouit particulièrement, c’est que la petite ressemble tout à fait à la chère maman. I ) après un axiome établi depuis longtemps par Mme Obitz, le petit Grieg lui-même était, à tous points de vue une copie exacte de son père, et cela n’avait jamais été regardé comme quelque chose de réjouissant. Mais tout à fait sûr que son père était incapable de jamais vouloir le blesser, I enfant leva vers celui-ci ses yeux confiants et, de noùveau, répondit simplement par un oui. — Et tu vas nous écrire souvent, hein, petiot? Vois-tu, pour la chère maman, c’est long ici, à la 23 campagne, tout l’hiver. Pense un peu, elle a vécu à Stockholm, où tout est bien plus mouvementé, tu le sais. Et alors elle aime recevoir des lettres. — Hum, oui... Que ses lettres à lui fissent plaisir à sa mère, cela ne paraissait guère croyable à l’enfant. D’ordinaire les réponses ne laissaient rien entendre de pareil. Et puis, l’hiver n’était-il pas tout aussi long et triste pour papa? Pourtant il n’y faisait aucune allusion, lui. Enfin, on fut sur le quai de la gare et devant le compartiment brun de troisième. Et voilà que le chef de gare s’approchait pour bavarder un peu. Grieg regardait la grande horloge du quai : encore cinq minutes! Pourvu que le chef s’en aille vite, afin qu’on puisse rester seul avec papa ces cinq minutes qui, bientôt, n’en seraient plus que quatre, puis trois, puis deux, et finalement, une seule. Et il serait alors trop tard pour dire... Ce qu’il voulait dire à son père, Grieg ne le savait pas très bien, mais certainement, il y avait en lui quelque chose. Plus qu’une minute! Enfin, le chef de gare s’en va. Voilà l’instant venu de sortir son : « Merci, papa, mon papa, mon bon papa! » Les mots se pressaient dans sa gorge, mais non, impossible. Le conducteur fit claquer la porte du compartiment. Puis vint un coup de sifflet, à travers lequel l'enfant entendit encore la voix de son père : — Dieu te garde, petiot! Une secousse, deux secousses, trois, et le train 24 s'ébranla à grand fracas. C’était un train à deux fourgons pleins de bidons de lait vides, à bru il terrible. Impossible de se faire entendre une fois le train en mouvement. Ensuite voilà l’entrepôt de marchandises qui se met en travers et vous cm pêche de voir, et puis la petite colline de bouleaux, avec ses feuilles jaunes d’août. Et puis fini. Plus rien. Plus d’été, plus de régiment, plus d’Henri, ni de Jenny, plus de papa... Pendant des années et des années, Grieg devait encore se rappeler ces départs d’automne, tous semblables, et qui toujours lui faisaient éprouver cette même sensation de serrement de coeur, de tiraillement, d’une sorte de faim jamais assouvie... VI Mme Obitz se remit vite sur pieds. Accoucher d’un enfant n’est pas une affaire extraordinaire pour une femme bien portante, mais il arrive, paraît-il, que les nerfs s’en ressentent, et, en effet, les nerfs de Mme Obitz s’en ressentirent. Finis les jours, où faire du piano lui apportait encore un peu de soulagement. D’ailleurs, depuis longtemps elle avait perdu son doigté. La nuit, elle se levait, allait à la fenêtre et restait à contempler fixement le paysage de clair de lune, qui jamais ne variait. Elle quittait la chambre, marchait à travers la maison, claquant les portes. Elle allait, venait, parlait. — Comment ça va-t-il, ma pauvre amie? lui 25 demandait le mari, patient, bien que lui non plus ne pût dormir. « Ma pauvre amie! » Est-ce là tout ce qu’il trouve? Il fut un temps, pourtant, où Mme Obitz s’entendit dire : « Bien-aimée, chérie! », ou encore : « Jamais je n’ai autant aimé... » « Toi, toi! » Bref, le vocabulaire habituel. Et M. Obitz en avait usé d’un cœur heureux, convaincu, lui aussi, comme tant d’autres, d’avoir inventé ces belles choses. Mais tout cela était aujourd’hui loin, très loin, et M. Obitz ne retrouvait plus les mots, pourtant si faciles à prononcer. — J’ai peur que le gamin ne me ressemble, se disait-il quelquefois, et cela surtout lui donnait du souci. Cependant, jusqu’à nouvel ordre, l’enfant était sous bonne garde et ne donnait que du contentement. Mais que Dieu ait donc en pitié tous ceux qui restent à vivre tout un long hiver dans une campagne perdue! Qu’en pensez-vous? Une bonne heure de cheval pour cahoter une carriole de ce Penningholm jusqu’à la pauvre station de chemin de fer, où les express ne s’arrêtaient pas. Aucune auto n’avait encore paru dans ce coin et fait prendre au cheval le mors aux dents pour accélérer un peu l’allure. Le téléphone de la commune, dont Mme Obitz avait le service, ne comptait que douze numéros, et il arrivait aisément que pendant des jours entiers personne ne téléphonât. Et aucun amusement. Personne encore ne pré- voyait, même en songe, ces miracles à venir : images mouvantes, apportant sous les yeux de n’im porte qui tous les drames de la terre; musiques, portées sur les vagues de l’éther à travers les espaces... Dans le silence, on n’attendait rien, et on vivait dans la crainte. Comment oser quoi que ce soit? Avec les ténèbres du long hiver, pesait sur chacun la mystérieuse crainte, antique fléau de l’humanité. Parmi tant d’apeurés, Mme Obitz, cependant, regardait autour d’elle, énervée, irritée, mais sans peur. Dans la forêt, le capitaine Pauwel, pauvre sire, faisait faire des coupes de bois, pour en tirer quelques sous, et elle montait bavarder avec les bûcherons, de fort gaillards aux yeux hardis. Elle les regardait droit dans les yeux : — Entrez donc un jour prendre une tasse de café. Ensuite, entre eux, les forts garçons riaient. - Tu y vas? Non. Pendant que Mme Obitz se promenait, sa fille criait. Le lait tendait les lourds seins de la mère et la forçait finalement à rentrer, sans avoir réussi à se distraire. A part les bûcherons, pas un seul être dans le pays qui ne lui fût archi-connu. Elle faisait la revue des années passées : rarement, très rarement, certes, mais quand même de temps à autre, un étranger apparaissait. Ainsi, l’an dernier, avait passé deux ou trois mois dans la région, un jeune vétérinaire, plus jeune que Mme Obitz, évidem- 27 ment, mais qui lui avait pourtant volontiers tenu compagnie lorsque le maître d’école se trouvait en séance au conseil municipal ou ailleurs. Le prénom de ce jeune homme, Victor, avait beaucoup plu à Mme Obitz, et sa personne également. Mais quand elle s’était mise à lui parler de la beauté d’une vie conjugale bien assortie, le vétérinaire avait ouvert des yeux stupides et, un beau jour, avait disparu. Il aurait dû laisser son adresse, évidemment, mais il n’en fit rien, et il était impossible à Mme Obitz de ne pas se rappeler quelques autres jeunes gens disparus de la même façon, après une période d’amabilité exprimée sans scrupules... Enfin, un beau matin, l’énervement de Mme Obitz commençant à être poussé à sa limite, arriva quelque chose de tout à fait imprévu. Dans le petit bureau de poste, tenu par le maître d’école ou par sa femme, entra Mme Pauwel, la femme du capitaine. Le bureau était une pièce étroite, prise sur la salle de la maison et garnie d’un petit comptoir. Il y avait un an que la petite Obitz était née, et c’était de nouveau l’automne. Dans la salle, l’enfant, vêtue de rouge, jouait, rampait, tombait, se redressait avec obstination, ne cédait pas. Enfant à volonté forte. La femme du capitaine l’observa et, pour entrer en matière, s’enquit : — Comment s’appelle-t-elle? redressant devant le comptoir sa mince taille enveloppée d’un épais et rustique manteau. Avec fierté, redressant également sa haute taille. Mme Obitz répondit : Augusta-Victoria, ce sont de beaux noms. Sans broncher, Mme Pauwel : — D’après l’impératrice d’Allemagne, sans doute? Mme Obitz n’avait guère songé à cette souveraine, mais l’idée ne lui parut pas mauvaise : — Exactement. — Ravissant, fit Mme Pauwel, examinant la petite comme elle l’aurait fait d’un morceau de viande douteuse à la devanture d’une boucherie. Puis elle vint enfin à son sujet : — Vous avez dû apprendre, madame, que nous avons l’intention de fonder un petit cercle de lecture, Mlle Caïnberg et moi. Mme Obitz n’en savait rien. — Certes, s’écria-t-elle, et c’est même une idée que j’ai depuis longtemps! — Nous nous réunirions deux fois par mois, un jeudi sur deux, continua Mme Pauwel, d’un ton froid. Au château. Nous serions cinq à six daines. Les hommes seraient naturellement aussi les bienvenus. Mon mari nous fera la lecture. — Ah, ah! Ce sera charmant. Mme Pauwel ne s’était pas assise, malgré des invitations réitérées à prendre place. Elle avait l'impression de faire face à la fureur d’un vent. Elle entendit Mme Obitz se lancer éloquemment dans une description de la vie arriérée des campagnes, et de celle à laquelle elle avait été habituée jadis, à Stockholm! Ah, la vie des grandes 29 villes!... Aujourd’hui, certes, elle avait son foyer, affirmait-elle, son cher foyer, bonheur irremplaçable. Mais durant l'hiver, c’était tout de même un peu long, hein? Evidemment, M. Obitz lui faisait la lecture, le soir, lui lisait des choses de premier ordre. Et puis il y avait la musique! Des heures entières, elle restait à son piano, perdue dans les classiques... — J’ai toujours tout mon doigté de l'Académie, croyez-moi ou non, madame. — Menteuse, menteuse, pensait Mme Pauwel, tenant tête à la rafale des mots. L’air de cette petite chambre l’étouffait, l’écœurait. Et, entre temps, le petit morceau de viande douteuse avait fini par arriver jusqu’à elle, et s’agrippait à sa jupe. Bravement elle supporta tout et prit congé sans se départir de son affabilité. — Alors, entendu, vous êtes la bienvenue chez nous jeudi, madame. Après le départ de l’autre, Mme Obitz, derrière les géraniums de la fenêtre, suivit des yeux ce petit bout de femme, dans son manteau datant de bien des années. Pauvresse, va! Quel âge pouvait-elle bien avoir? Aucun. Une femme âgée, tout simplement, sans teint, le cou flétri, en tous points différente de la mère encore jeune d’un joli bébé... — Toria, viens à maman! appela-t-elle, soudain inspirée. Allons, petit pain de sucre, petit grain de raisin, petit chou-chou, petit bouton de rose, viens, viens! L’enfant vint, docile, et la mère la serra, la pressa, la couvrit de baisers : - - loi, un jour tu seras grande et belle, tu seras Mlle Victoria Obitz, tu feras un beau ma riage, riche, un mariage distingué; tu auras tout, tu seras portée aux nues, en triomphe, tu auras, tu auras... Elle serra, baisa, pressa l’enfant, jusqu’à < e que celle-ci se mît à crier et à se débattre. Alors, pan, une claque, et prestement la gosse fut ren voyée promener. — Tu m’embêtes, nigaude! VII Pour rentrer chez elle, Mme Pauwel prit par le cimetière. Là, reposaient ses trois enfants aînés, ceux qui lui avaient pris sa santé et sa gaîté de jeunesse, et qui, pourtant, n’avaient été que de pauvres petits vite rendus à la terre. Ensuite, sans doute, avait-elle mis au monde Henri, bel en fant, puis Jenny, aussi belle et aussi saine, mais aussi avait-elle prié Dieu autant que le peut faire un être humain. Qui donc lui avait enseigné à se lever au milieu de la nuit pour s’agenouiller, touchant le sol nu du front, dans la chambre froide et sombre? Elle avait dû lire un jour quelque description des rua nières de prier des Hindous, ou peut-être des en tholiques... et pourquoi n’aurait-elle pas usé de leurs méthodes? Elle s’était accrochée à Dieu, elle avait essayé 31 sur lui de tous les moyens, sans le lâcher jamais, et elle était arrivée à en avoir raison. Ah, il avait certes fallu passer par la mort de trois enfants — oui, oui. Seigneur, que votre volonté soit faite! —-mais Henri vivait, et Jenny vivait, et tous deux grandissaient sans lui donner encore aucun sujet d’inquiétude. Qu’elle-même se fût fanée et eût vieilli prématurément, la belle affaire! Lorsqu’elle venait à grands pas sur la route, il n’y aurait pas eu lieu d'être surpris si des inconnus, arrivant à la rencontrer, se fussent demandé où pouvait donc aller, si pressée, cette femme aux cheveux mal tenus, à la mine absorbée. Mais Mme Pauwel n’était pas pressée : ses pensées seules la poussaient en avant et lui donnaient sa mine étrange. Même dans la boutique du village, où on la connaissait pourtant, elle inspirait l’étonnement. Ainsi, il lui était arrivé de rester comme figée devant le comptoir, fixant de regards absents les marchandises : lard salé, beurre de campagne, grosses chaussures en paquets, cordages, fromages, verrerie, mèches à lampe, fichus, rubans et cotonnades, un citron à moitié moisi dans un bocal. Le propriétaire de la boutique, M. Adolfsson, la réveillait en lui demandant par deux ou trois fois ce que Madame désirait. Et il lui arrivait alors de répondre d’un air ahuri, par exemple : — Merci, monsieur Adolfsson, quelques morceaux de canelle. De la canelle, et rien de plus, à quoi cela rimait-il? C’est que le capitaine Pauwel devait de l'ar gent chez Adolfsson depuis des trois, quatre, six mois, et plus, et c’était l’idée de cette dette qui soudain empêchait Mme Pauwel de sortir la liste de tout ce dont sa maison avait pourtant un près saut besoin : farine, sucre, café, savon, etc M. Adolfsson se penchait sur elle, faisant tour noyer son anneau de mariage autour du doigt C’était son tic, et marmottant à voix basse, très respectueusement, certes, mais indiscutablement •— Madame se souvient?... Debout devant lui, Mme Pauwel, alors, se sentait comme déshabillée, livrée à tous les regards, ainsi que cela se passe dans les rêves. — Monsieur Adolfsson, dès qu’on aura vendu l’avoine... — Mais je suis moi-même acheteur, madame, vous le savez bien ! — Venez en parler au capitaine. — Monsieur Pauwel demande un prix fantaisiste, ce n’est pas possible. — Je lui en parlerai encore. — J’y compte vraiment, madame, vraiment, car voilà... Nouveaux tours d’anneau, paroles respectueu ses, chuchotements à voix basse, certes, mais au bout du compte : urgente nécessité de recevoir à bref délai de l’argent comptant. Il arriva un jour que Mme Obitz était entrée dans la boutique sur les pas de Mme Pauwel. Mme Obitz. en chapeau rouge, se trouvait là comme chez elle, bien à son aise, et parlait haut — Dites donc, Adolfsson, votre café ne valait rien, la dernière fois. Arrangez-vous de sorte que ceux qui paient comptant reçoivent de la marchandise de première qualité! Dans son minable manteau gris, Mme Pauwel se tenait là, comme déshabillée. Puis soudain, elle avait retrouvé son souffle, et tout haut, d’un ton glacial, elle avait fait entendre, sous les regards de l’autre : — Entendu, monsieur Adolfsson, nous vous attendons ce soir, tout sera réglé. Et ce soir-là, le commerçant reçut en gage le collier de perles d’eau douce, héritage de famille, destiné à appartenir un jour à la petite Jenny, et qui ne fut ensuite jamais dégagé. Les Pauwel avaient réglé leur dette, pour cette fois. Mme Pauwel, arrivée au cimetière, vit que la porte de l’église était ouverte; elle entra, monta vers l’autel et s’enfonça dans ses pensées. Elle savait bien ne pas être une geignarde. On ne geint pas. Elle demandait bien des choses à Dieu, sûrement, mais elle ne se refusait pas à payer honnêtement pour tout ce qu’elle obtenait. Dût-elle payer de multiples misères et humiliations la santé et l’avenir de ses deux beaux enfants bien-aimés, que la volonté de Dieu dispose d’elle! Pour elle, elle ne demandait rien. — Seigneur, supplia-t-elle, vous savez que je n’ai jamais faibli à ma fidélité envers vous. Bien des fois, vous m’avez secourue, et vous savez que 34 je n’ai pas été une ingrate. Si dorénavant cette femme Obitz doit, deux fois par mois, entrer dans ma maison et l’empoisonner, je vous promets de l’accueillir comme il faut et en esprit de sacrifice Tout d’abord, Mme Pauwel s’en souvenait, elle s’était énergiquement opposée à la suggestion de Mlle Caïnberg d’admettre la femme du maî tre d’école au cercle de lecture. Elle s’était oubliée jusqu’à dire : « Comment donc, une femme qui a des enfants avec n’importe qui!... » Mlle Caïn berg, séraphine, avait traité ces étranges parole» comme non venues, et Mme Pauwel n’avait pu persister dans son refus. Et lorsque l’autre, complaisante, s’était offerte à aller trouver cette Obitz, Mme Pauwel était allée jusqu’à comprendre son devoir de l’inviter en personne et de faire amende honorable pour son esprit de médisance. — Seigneur, vous savez qu’il m’en a coûté! Devant l’autel, maintenant, elle continua à fouiller sa conscience. Etait-ce vraiment une si lourde épreuve que d’avoir à recevoir l’être haï, deux fois par mois? N’était-il pas vrai que lorsqu’une trop longue période de temps se passait, sans que Mme Obitz eût donné signe de vie, une vague inquiétude se faisait sentir en elle? Cette inquiétude, Mme Pauwel, bien entendu, s'efforçait de la dissiper. C'était alors qu’elle composait ses longues lettres à son fils, vraies lettres d’une mère, lettres à garder, pleines de sages paroles. Mais une fois les lettres expédiées, les journées restaient de nouveau ternes et vides devant elle, Jenny, la chérie de son père, s’enfermait avec lui LES QUATRE HATONS DE MARÉCHAL 35 pour apprendre à lire et à écrire, et l’incompréhensible ennui s’incrustait, impitoyable, en Mme Pauwel restée seule. Désormais, elle aurait un point fixe devant elle, l’assurance de jours précis à venir, où sa fièvre pourrait la brûler librement et sa haine fleurir. Et n’y aurait-il pas là un curieux plaisir? Ce plaisir, était-ce un mal? Y avait-il péché? Jusqu’où peut-on s’avancer, avant d’atteindre à la limite où nous guette le Malin?... Un jour, Henri et Jenny viendraient à leur mère pour lui demander réponse à cette grande question. Et combien ne faut-il être pur avant d’oser répondre aux innocents! Elle s’inclina et pria avec ferveur : — Seigneur, je ne puis vous tromper. Vous connaissez notre coeur. Si je fais le mal, en action... ou en pensées, je vous demande très humblement de me punir. Mais pas plus que de raison! Non, Seigneur, non, pas plus que de raison. Il faut être juste. Ma vie est dure. VIII Quand vint le jeudi matin, Mme Obitz téléphona pour prier le serviable M. Adolfsson de donner contre-ordre de sa part, au jeune voyageur de commerce, M. Karolin, avec qui elle avait précédemment pris rendez-vous pour le même jour. M. Karolin souhaitait lui montrer sa collection-échantillons d’articles de couture et d’étoffes pour blouses. L’idée de M. Karolin était celle-ci : Mme Obitz devait se mettre à vendre chez elle certains de ses articles. Ce projet avait sur-le-champ beaucoup plu à la femme du maître d’école, et, de plus, M. Karolin avait pour elle tout l’attrait de la nouveauté. Néanmoins, elle lui fit froidement dire qu’elle ne le verrait pas, étant attendue à goûter au château. • M. Karolin, jeune et ardent, se précipita à son tour au téléphone. — Qu’est-ce que c’est que ces échappatoire!', chère madame! Voyons! N’étions-nous pas d’accord? Voyons, ma petite! — C’est possible, répondit Mme Obitz du haut de sa grandeur, mais sachez qu’il n’y a pas ici de « ma petite ». — Vous étiez fichtrement intéressée, pourtant. — Fort possible..., mon petit. L’épithète de « petit » éveilla un vif dépit en M. Karolin, car il était vraiment de petite taille, et il lança avec insolence : — Avez-vous oublié notre bonne petite causerie... sur le divan? Hum... Cela promettait pour tant bien! Avez-vous oublié la petite morsure à l’oreille? — Vous perdez la tête, répondit Mme Obitz. Et elle coupa. Sur ce, elle continua de poser une garniture neuve sur la robe qu’elle avait résolu de porter chez les Pauwel : un motif « chenille », qui fai sait le tour du col, encadrant le visage de la façon la plus flatteuse, pour reparaître ensuite sur la poi 37 trine. La garniture était un cadeau de M. Karolin, à titre d’introduction à de futures relations d’affaires. Le problème, pour l’instant, était de savoir s’il est distingué de piquer une rose d’étoffe jaune derrière l’oreille. Ça vous avait un petit air espagnol. Mais, était-ce incontestablement chic, l’après-midi ? Personne à consulter. Personne à consulter, sur quoi que ce soit. Voilà, quand on a eu le malheur d’épouser une borne!... — Surveillez la mioche ! cria Mme Obitz à la cantonade, en partant. Il n’y avait plus de temps à perdre. Finalement, la rose jaune avait été piquée derrière l’oreille. Elle se hâtait, préparée à une nouvelle offensive de la part de M. Karolin et prête à la repousser. En effet, soudain, il surgit sur la route, et Mme Obitz vit ce que jusqu’à ce moment elle n’avait pas observé : qu’il n’était qu’un tout petit bout de jeune homme, un malheureux petit commis-voyageur, duvet au menton, vingt ans d’âge, un gamin qui, vraiment, montrait bien de l’effronterie, à s’essayer à courtiser une Mme Obitz. Il y avait une petite lueur d’effronterie, en effet, dans ses yeux bleu vif. Examinant Mme Obitz en toilette et reconnaissant, sur son large sein, la garniture offerte en cadeau : — Comme vous êtes pressée! fit-il. — Oui, pour sûr, répondit-elle. Et ne m’accompagnez pas, s’il vous plaît, on va venir à ma rencontre. — Sans doute ne suis-je pas d’assez bonne compagnie? — Ah, vous vous en rendez compte? M. Karolin regardait Mme Obitz, plantée sur la route, haute et dédaigneuse, sa rose d’étoffe jaune dans les cheveux, faisant saillie sous le chapeau rouge. Elle n’a pas plus de goût qu’une vache, jugea-t-il. Il se souvenait encore des instants passés sur le divan : quelle douce flatterie, de voir cette femme déjà mûre, mais si splendide, laisser prendre quelques petites libertés... Et maintenant, voilà qu’elle l’écartait comme on écarte un petit chien... Pourtant, et en dépit de tout, ce qui importait à M. Karolin, se posait sur un tout autre plan. Dans la poche de son veston, se trouvait un vieux portefeuille contenant de deux à trois cents couronnes, dont une petite fraction seule était à lui. Mais cette petite fraction, il était résolu à la faire travailler, en créant, çà et là de petites agences de commerce, propres à recevoir des stocks qu’il voyait déjà en imagination : lots d’étoffe à défauts insignifiants; fil à coudre acheté à vil prix, imitation du vrai Chadwick, « made in Ger-many », etc. Le champ des articles à rabais était vaste. Et dans ce champ, il avait voulu s’assurer la collaboration de Mme Obitz, qui devait pouvoir commander un rayon de quelques kilomètres carrés à population pas trop clairsemée, et qui lui avait paru être une femme d’initiative. C’est pourquoi le jeune M. Karolin ne laissa 39 paraître ni regrets ni amertume. Avec un salut chevaleresque, au contraire, il arrondit sa phrase d’adieu : — Je reviendrai vous voir à ma prochaine tournée, madame. — Comme vous voudrez. Adieu, jeune homme Sur la route, personne ne venait à la rencontre de Mme Obitz, M. Karolin s’en était douté. Il resta en arrière à la regarder s’éloigner, et il enregistra froidement : « Et elle en invente! » Mme Obitz, de son côté, ne pensait plus au petit commis-voyageur. Elle marchait, poussée comme une flamme sous le vent. Le feu de 1a flamme consume ce qu’il trouve, ici de la paille ou du petit bois, là-bas, qui sait? la forêt elle-même. Son coeur était dilaté d’espérance. Jamais encore Mme Obitz n’avait pénétré au château de Penningholm. On n’y voyait pas souvent du monde, et les Obitz n’étaient pas du monde qui y venait. Elle se hâtait, portée par un brûlant désir, vaguement couvé depuis longtemps, aujourd’hui prêt à se réaliser. Elle monta l’escalier, traversa le grand vestibule à dalles de pierres, puis un salon à hautes glaces entre les fenêtres et orné de plantes vertes dans des caisses en bois. Etrangement, il lui semblait déjà avoir vu tout cela, et y être chez elle. IX Examinons un peu M. Pauwel, capitaine en retraite, un de ces hommes qui estiment eux-mêmes leur vie perdue. 11 avait été capitaine d’infanterie, d’une famille d’officiers, descendant de capitaines ou de coin mandants depuis de nombreuses générations. Pour tant, il avait senti en lui une velléité de voir se briser cette longue chaîne de fidèles et très humbles serviteurs du pays, un instinct de vouloir voir enfin entrer en jeu quelque chose de nouveau. Il avait voulu devenir un homme différent de tous ceux qui, avant lui, avaient été moulés dans le même moule. Et, pourtant, il n’en avait rien été. Il lui arrivait de rester plongé dans ses rêves, tandis que sa femme, il le savait bien, s’imaginait que les réflexions dans lesquelles il était perdu, portaient simplement sur les avantages extérieur:, de quelque nouvelle fille de cuisine. Parfois, elle devinait juste, évidemment, mais bien plus souvent, non, non. Lorsqu’ils s’étaient mariés, lui et elle, parent', éloignés, sa femme avait cherché à lui communiquer un peu de ses propres ambitions. Elle portait en elle une vision nette de sa carrière, se développant à travers une suite d’avancements bien mérités, jusqu’à un haut commandement final. Mais la force de Mme Pauwel avait vite été brisée par la naissance des enfants, leurs maladies, et les visites trop fréquentes de la mort dans la maison, tandis que les ambitions du capitaine portaient ailleurs. Peu à peu, il avait compris qu’elles étaient de ces ambitions qui, pareilles à certains oiseaux de proie, dévorent leurs victimes vivantes. II avait quitté le service pour se consacrer à l’agriculture. 41 Il souhaitait devenir un agriculteur modèle, un initiateur de méthodes nouvelles, un inaugurateur, auquel on ne pourrait manquer d’offrir, un jour, le poste de gouverneur de sa province, avec toutes possibilités de laisser une œuvre durable. Que lui avait-il manqué? Les idées restaient prisonnières derrière les murailles de son crâne. Entre le mirage dans sa prison et la main qui aurait dû en être l’outil, la porte demeurait close. Comment certains arrivent-ils à devenir riches? Comment invente-t-on? Parfois, il s’occupait de petites inventions. C’est qu’il fallait trouver la manière, le tour de main. Peut-être rien qu’un truc. Mais il n’arrivait pas à trouver le truc. Peu à peu, son courage tomba. Les années passèrent. Il accordait au sommeil les heures précieuses de la matinée; parfois, il restait des journées entières sans sortir. Son domaine dépérissait, au lieu de progresser, et il le savait. Par de sombres soirées d’hiver, il lui arrivait de verser des larmes. Il se mit à compter ses années : quarante-cinq, quarante-huit; bientôt cinquante ans. Me voici un vieillard, se disait-il avec détresse, et ma vie est passée : un vieillard, rien qu’un vieillard... El ainsi était-il parvenu jusqu’au jour de sa rencontre avec Mme Obitz. Non qu’il ne l’eût vue déjà, et maintes fois, mais ses regards ni ses pensées ne s’étaient fixés sur elle. Cette dame n’avait pas la meilleure des réputations, et sans l’effrayer, certes, ce fait ne pouvait non plus particulièrement l’attirer. On la prétendait vantarde, grossière, peu propre. Ce der- 42 nier trait, en tout cas, ne pouvait tenter l’imagination. Mais ce jour-là, Mme Obitz entra dans sa mai son, avec la maîtresse assurance du navire, qu’une main experte dirige vers le port. Sur le quai, les badauds regardent et admirent, et les enfants ren trent en criant : « Maman, j’ai vu arriver un ba teau, j’ai vu arriver un bateau! » Mme Obitz prit place au salon du château comme les autres dames, et de même que les au très, l’institutrice aux cheveux jaune canari, la pas toresse boiteuse, et jusqu’à la grosse bonne Mme Adolfsson, se pencha sur un ouvrage pendant que le capitaine lisait. Il ne l’examina pas à la dérobée. La seule idée qui lui vint, en passant, fut de se demander ce qu’elle pouvait bien penser du livre lu. Il ne savait pas que Mme Obitz n’écoutait pas du tout. Elle avait tout de suite envoyé promener cet effort inutile. Le capitaine avait eu. dans sa jeunesse, une assez jolie voix de baryton, et cette voix, pas encore rouillée, avait pris Mme Obitz à la nuque, aux épaules, et la faisait frissonner. Combien d’années vécues par elle sans avoir entendu et écouté cette voix merveilleuse, à laquelle, enfin, silencieusement, elle s’abandonnait Pas de projets, pas de plan; elle restait tranquille, le regard penché sur son canevas, gardant pour elle seule la certitude d’un but atteint. Le capitaine finit sa lecture. Une servante ci; tra, portant un plateau d’argent avec des rafraî chissements. Plateau d’argent sans doute condamné à être sacrifié, la prochaine fois que M 43 Adolfsson ou quelque autre créancier se ferait t rop pressant... Quels furent les mots échangés pendant ce goûter entre Mme Obitz et le capitaine? Peu nous importe. Des paroles banales, mêlées au brouhaha des autres paroles banales dans la pièce. Personne n’y observa rien de curieux, pas même Mme Pauwel; personne ne sut que quelque chose s’était produit, pas même le capitaine. Personne n’emporta de cette première rencontre une douce assurance, excepté Mme Obitz elle-même. Elle rentra chez elle, ôta sa robe à la garniture chenille, retira de ses cheveux la rose. Cette rose, une erreur : finalement, elle s’en était rendu compte. N'importe! Devant sa glace, attentive, elle fit le bilan de son extérieur. Epaules tout à fait belles. Le dos, bien, ce qui ne court pas les rues. Ça donne de l’allure. Et pourtant, qu’importe tout cela? Aux yeux d’un homme qui aime, qui désire, rien n’est laid, même le laid devient beau : Mme Obitz n’en ignorait rien. X Dès le lendemain, M. Pauwel trouva prétexte pour se rendre chez les Obitz. Le maître d’école était justement en train de trier le maigre courrier qui, trois fois par semaine, arrivait chez lui, pour être distribué par ses soins. La porte de la salle à manger était ouverte, comme d’habitude. L’enfant criait et le père s'efforçait à la faire taire. De la cuisine, la forte voix de Mme Obitz éclatait, 44 explosion sur explosion, et là, M. Obitz, confus, ne pouvait rien pour imposer silence. Brusquement, la porte de la cuisine s’ouvrit, et, en état de pleine fureur, Mme Obitz pénétra dans la salle. Son visage était rouge de chaleur, son front noir de suie. Sur sa robe sans corset, elle portait un tablier sale. Sa bouche s’ouvrit : elle avait quelque chose à dire, et le mari courba le dos. Mais quand Mme Obitz aperçut le capitaine, elle s’arrêta net et demeura muette. Elle ne s’excusa point de son entrée, ne sortit pas précipitant ment pour se rafraîchir les joues ou jeter dans un coin le tablier sale. Le capitaine vit simplement les yeux noirs se dilater et devenir fixes. Pendant quelques secondes, Mme Obitz retint son souffle, oubliant jusqu’où elle était. Devant le mari ahuri et l’enfant hurlant, droite, raide, immobile, elle accueillit le capitaine et lui fit don d’elle-même. Dans le plus grand désarroi, ayant rendu compte de ce qu’il venait faire dans la maison, le capitaine partit. Il prit au hasard le chemin qui montait vers la forêt. Un doute se glissait déjà en lui : peut-on croire au témoignage de ses propres yeux? Mais le doute n’arrivait pas à prendre racine. L’évidence était là : quelque chose était en train de se produire. Il tâtonna pour aller plus avant. Il fallait trouver un arrangement. Mais son cerveau, malheureux, prisonnier entre les murs du crâne, fatigué par une trop longue inaction, ne pouvait plus rien combiner. De plus, il faut être deux, se met- 45 tre d’accord, trouver ensemble et fixer temps et lieu, et comment s’enhardir à espérer arriver jusque-là? La forêt était devenue clairsemée, depuis les dernières coupes, il ne l’avait sacrifiée que contraint et forcé. Quelle chance, pourtant, qu’il en ait été ainsi : grâce à cela le capitaine put voir de loin Mme Obitz venir vers lui! Elle n’avait saisi aucune lettre dans le tas, aucun prétexte pour sortir. Elle venait, les mains vides, très vite. Aux yeux du capitaine, elle semblait entraînée par le dieu Eole lui-même. Portée par un nuage, déesse au front blanc étincelant sous la couronne noire des cheveux. Prudemment, avec sa coutumière prudence, le capitaine regarda autour de lui et, par prudence aussi, il ne porta pas aussitôt la main sur cette femme qui venait à lui. Il la laissa approcher, et, ensemble, ils prirent par le sentier aux molles aiguilles de pin, comme si cela avait été convenu entre eux depuis toujours. Aucun papier, aucun prétexte, pas même un mot d’explication ; rien que cette hardie présence. Elle était là! Seigneur, y a-t-il vraiment, en ce monde, de pareils êtres?... Au cours des années passées, le capitaine Pauwel, assurément, avait essayé la conquête de quelques femmes, et il lui était bien arrivé que l’une ou l’autre lui fît un brin d’avances. Il avait ainsi connu de minces aventures, rares et pâles petites aventures d'homme figé, et tôt évanouies. Jamais encore, une femme n’était accourue le rejoindre sous bois, nu-tête, sans gêne, désinvolte. Jamais il n’avait rêvé pareil rêve. II frisait 46 la cinquantaine et croyait en avoir fini de la vie. Seigneur ! Elle ne lui demanda pas : « Ça te fait-il plaisir que je sois là? » Ou : « Croyais-tu que je viendrais, dis donc? » Rien. Elle marchait seulement du même pas que lui, pressant son épaule contre la sienne. Le sentier les conduisait à une grange isolée. Et le miracle se fit : Mme Oint/ lui saisit la main et l’entraîna dans les ténèbres et la solitude de la grange. Et à son tour, elle en fut récompensée. Lorsque un peu plus tard, il éclata en pleurs, lui, pauvre homme vieillissant, soulevé du fond de sa médiocrité, encore incapable de supporter pareil triomphe, que n’importe quel blanc-bec irréfléchi eût tenu pour acquis, Mme Obitz réalisa avec émerveillement qu’elle était enfin l’héroïne d’une grande aventure. Avec reconnaissance, avec adoration, le capitaine lui baisait les mains, ces mains guère belles, elle le savait. Jamais encore personne ne l’avait ainsi adorée. M. Obitz, peut-être? En tout cas, elle ne s’en souvenait plus. Adieu, les longues années passées à se morfondre, adieu les périodes de favoris de fortune. Fini, tout cela, disparu, évanoui à tout jamais. XI En son indomptable esprit d’arrangement, Mme Obitz eut bientôt trouvé et mis en œuvre un grand plan d’avenir. Elle prit chez elle un petit dépôt des marchandises de M. Karolin. Le jeune homme dut faire un nouveau voyage pour aller la voir, et se contenter de quelques heures de conversation d'affaires. — Bas les pattes, mon petit! Mme Obitz s’établissait en magasin. Le lancement était financé par M. Pauwel. Tout le monde dans la région savait que la coupe de bois lui avait donné un peu d’argent, et Mme Obitz répandit le bruit qu’il avait trouvé tout à fait intéressant d’aider à créer à Penningholm un petit commerce de mercerie et coupons. En outre, il se chargeait d’aider Mme Obitz à tenir ses livres. Qui, hormis le capitaine, aurait pu l’y aider, je vous le demande un peu! Les curieux s’empressaient au petit bureau de poste, et Mme Obitz s’y trouvait au centre des curiosités, immense de fraîcheur et d’activité. Pendant quelques semaines, pourtant, le capitaine lutta en lui-même contre un restant de préjugés. Quelques anciens camarades de régiment vinrent chasser à Penningholm, et le capitaine ne leur fit aucune part des projets de Mme Obitz, ni du rôle qu’il devait y jouer. Avec sa femme, il se rendit à la soirée, à laquelle le gouverneur de la province invitait chaque automne les représentants des grandes propriétés du district. La décoration de l’Epée quitta son étui dans le tiroir du capitaine et vint, encore une fois, s’accrocher à son habit chargé d’ans. Cet habit aurait dû porter également la décoration de Vasa, récompense aux mérites civils à la suite des mérites militaires, mais le capitaine n’avait jamais obtenu cet honneur qui était allé, comme de juste, à d’autres habits. Il n’y trouvait rien à redire. Ce soir-là, dans le grand salon de la résidence, entouré de vieux amis, verre à la main, le capitaine fut torturé au sujet de Mme Obitz. Dans le cercle des dames, se trouvait sa femme; elle riait, et, à travers les épais nuages de tabac, il la revit un instant telle qu’un jour, jadis, il l’avait vue, jeune, fraîche, aimable et confiante. Il servait alors en core son pays, au régiment à l’antique drapeau De glorieux souvenirs de victoires s’y rattachaient, et il avait partagé la fierté de sa fiancée à y songer. Mais il détourna le regard. Sous l’habit portant la croix de l’Epée, son cœur battait trop fort et trop douloureusement. Intérieurement, il revoyait la déesse au front blanc étincelant sous la riche chevelure noire. Et il capitula. Dès ce jour, il cessa d’inviter chez lui les vieux amis. Il ne voulait pas d’explications. II cessa < lise rendre aux soirées du gouverneur; sa femme dut y aller seule. — Tu veux donc rompre avec tout et tous? disait-elle. —• Laisse faire, laisse faire, pria-t-il. Et elle laissa faire. Elle accepta l’association avec cette Obitz, les nombreuses heures que le ca pitaine passait à aider celle-ci dans ses comptes. Elle sembla prendre son parti des curiosités éveil lées et des sourires. A ses enfants, elle dit : « Vo LES QUATRE HATONS DE MARÉCHAL 49 tre père a trouvé une occupation qui l’intéresse. C’est parfait. » Elle joua le jeu voulu. Eût-il mieux valu qu’elle fît des scènes? Le capitaine en vint peu à peu à se le demander. Cela lui aurait donné une résistance à vaincre, et peut-être, finalement, eût-il été vaincu. Qui sait? Vaincu : aidé à sortir d’un pas dangereux? Il préférait n’y pas penser. Chaque jour, il s’acheminait vers la maison du maître d’école. Mme Obitz choisissait les heures où son mari était sorti. Le capitaine examinait les papiers, les factures, les colonnes de chiffres. Parfois, il levait les yeux vers elle, et il y eut encore longtemps des jours où il arriva à voir le visage de la fière déesse, superposé à celui de Mme Obitz. Ces jours, longtemps, furent suffisants pour le ramener à elle. Mme Pauwel envoya Jenny faire son éducation en ville : elle ne voulut plus que le père s’occupât d’instruire sa fille. Peu à peu, l’intendant prit l’habitude de s’adresser à la maîtresse de la maison et non au maître, quand il eut à venir prendre des ordres, et le capitaine ne s’y opposa pas. C’était juste. Elle, et non lui, veillait loyalement sur le foyer. Et dans la solitude des soirs d’hiver, il pouvait encore arriver au capitaine de pencher son front dans ses mains jointes et de verser des larmes à la pensée de sa vie manquée. Avons-nous le choix? se demandait-il, et il préférait croire que nous ne pouvons rien vouloir, il en appelait aux lois implacables, à l’implacable destin. Mais qu’était-ce donc que ce dit « des- 50 lin »? Des sornettes! Une fiction. II se le disait à lui-même, et aussi, quel sens cela pouvait-il bien avoir que Mme Obitz, et nulle autre, fût devenue son « destin » ? Elle avait croisé son chemin l’an née voulue, le jour voulu, voilà tout! Il s’appelait son « étoile », et il était sincère. Mais seul et de sang-froid, il se disait à lui-même : — Destin, étoile? Des mots, des blagues! Les tourments qui lui révélaient qu’il avait détruit des dons inestimables, d’où venaient-ils? Il allait chez Mme Obitz pour les oublier. Jadis, son père, il le savait, avait espéré beaucoup de lui, et il en avait alors conçu de la fierté. Mais si, à son tour, aujourd’hui, il eût dit à ses propres enfants qu’il espérait quelque chose d’eux deux, que lui auraient-ils répondu? Et s’il avait encore ajouté : — Je porte en moi un destin, mes enfants. Enfants, une étoile me guide... Ils auraient été autorisés à en rire aux éclats, les pauvres gosses. Sur de pareils bavardages, des hommes basenl leur existence, se disait-il. Mais je suis lucide, moi, hélas, à moi seul, je ne puis mentir. Certains soirs, il écrivait à Mme Obitz. Il ne s’était jamais beaucoup plu à écrire, mais ces soirs-là, il voyait courir sa plume sur page après page, les mots affluaient facilement. Et pourtant, quand venait l’aube, il brûlait ces lettres : en plein jour, elles ne pouvaient être remises à Mme Obitz. Pourquoi non? Il ne pouvait pourtant pas se pas ser d’elle, il ne pouvait pas se passer de la jeunesse qu’elle lui rendait. Là, était tout le mystère. Comme si la jeunesse était notre bien unique! Mais il en était arrivé à le croire. XII Malgré les habiles explications de Mme Obitz on bavarda beaucoup dans le pays. Mais cela n’empêcha pas son magasin de prospérer, bien au contraire. Au bout d’un an, elle agrandissait déjà sa boutique. Avec l’autorisation du Conseil Municipal, obtenue par M. Obitz lui-même, une annexe fût bâtie à sa maison, avec une entrée particulière. La firme, dit Mme Obitz à tout venant, se chargeait des frais. Un comptoir avec plaque de verre fut dressé, et on acheta une armoire à porte vitrée où s’étalèrent les étoffes de M. Karolin, tentatrices. A côté de la boutique il y eut encore la place d’un petit coin, pièce minuscule, à l’usage de la vendeuse, où elle pourrait se retirer lors-qu’aucun client ne la réclamerait. Au grenier du château, trainaient, depuis des dizaines d’années, quelques rouleaux de vieux papiers de tenture anglais, et le capitaine en fit cadeau à Mme Obitz pour son petit coin. Au début, ces papiers lui plurent peu; mais quand le capitaine lui eut déclaré que n’importe quel connaisseur les eût prisés, elle les regarda mieux et commença à entrevoir quelque chose comme une beauté inconnue. Le capitaine lui expliqua également comment il se faisait que son misérable vieux château de Pen- 52 ningholm, mal entretenu, entouré d’un jardin à l'abandon, était cependant cité comme une des perles de la contrée, et comment cela pouvait tenu à la ligne de la toiture, à l’intervalle finement calculé entre les fenêtres de la façade, à la mystérieuse sûreté avec laquelle l’architecte avait su ar rêter son crayon au point précis, au-delà duquel le dessin de la maison n’aurait été que celui d’une maison banale, pareille à mille autres. — Tu vois? — Oui, oui, mentait Mme Obitz. Mais une fois rentrée, elle se rappelait tout ce qu’il lui avait dit, et continuait à découvrir des beautés auxquelles elle n’avait jamais pensé. Un jour que le jeune Karolin était de nouveau attendu chez elle, Mme Obitz pria le capitaine d’assister au déballage des échantillons. C’était contre l’habitude, car M. Pauwel ne se mêlait pas des achats. Mme Obitz toutefois avait obtenu du petit commis qu’il lui apporterait des nouveautés d’un chic tout particulier ce jour-là, et elle les étala devant son conseiller et ami. — Regardez donc, Monsieur! Vous qui ave du goût! Choisissez pour moi, voulez-vous? Devant le monde, elle ne tutoyait pas le capitaine, bien entendu. Les petits yeux bleus de M Karolin pétillèrent cependant avec malice : ■ Je vous en prie, monsieur le capitaine, dit-il à son tour. Malheureusement toute cette marchandise paraissait à M. Pauwel également peu séduisante, el il se sentit incapable de faire aucun choix. — Alors, cré nom de Dieu, allez-vous-en, cria Mme Obitz vexée et, quand il eut franchi le seuil trop content de s’enfuir, elle s’oublia tout à fait et jusqu’à hurler : — Le diable m’emporte si je ne vois pas ce que tu penses! De tout ça et de moi aussi! Car Mme Obitz avait compris que ce qui, pour elle, représentait le summum de l’élégance, pouvait ne pas l’être pour d’autres, et elle fit passer s colère sur M. Karolin. — Vous m’apportez des horreurs, dit-elle. Pensez un peu, si l’une de ces dames du monde entrait ici, qu’est-ce que je pourrais bien lui montrer de toute cette saleté? — Aucune dame du monde ne viendra se fournir ici, répondit M. Karolin avec mesure. Je ne vous apporte que ce qui est vendable. — Vous avouez donc vous-même m’apporter des saletés? — Saletés et saletés. Merci, ma bonne madame Obitz, je n’offrirais pas ces articles à des comtesses de Stockholm, c’est vrai, mais je peux certainement vous faire plaisir, en vous apportant un petit lot d’échantillons, inutiles ici, et tout à fait exclusifs. — Je l’exige! s’écria Mme Obitz. Peu de temps après, elle reçut les dites exclusivités, et, ce jour-là, elle resta longtemps pensive. C’était donc là ce que ces dames du grand monde, les étoiles du théâtre, les femmes de millionnaires achetaient et portaient?... Elle-même n’aurait jamais pensé à apprécier ces tissus ou ces coloris délicats, mais quand elle. les eut examinés avec soin, 54 comparant et songeant, elle sentit à nouveau se réveiller en elle l’étrange désir de pénétrer dan*, une sphère inconnue jusque là. Elle appela l’enfant. — Regarde, petite. Palpe avec ton doigt. Là I Voilà qui est élégant. Tu comprends? — Oui, répondit, pensive aussi, la petite To-ria. Sa mère saisit deux petits morceaux d'étoffe et les plaça devant l’enfant : — Laquelle des deux est la plus belle? Cré bon Dieu! La petite n’a pas hésité, elle! Le jeudi suivant, au château, Mme Obitz fut, plus que jamais, tout yeux et tout oreilles. Le cercle continuait à se réunir, Mlle Caïnberg le dirigeait d’une main ferme, et, pour Mme Obitz, il était hors de doute que ce Séraphin possédait des connaissances dont elle-même était privée. Personne ne s’inquiétait de ses idées sur ceci ou sur cela, tandis que jusqu’au capitaine inclus, chacun écoutait les commentaires de la Caïnberg. Mme Obitz résolut donc d’avoir l'œil sur cette curieuse personne, ayant des connaissances, des idées, des convictions, et toujours maîtresse d’elle-même, semblait-il. De fiancé ou d'amoureux, point, et cependant elle paraissait contente de vivre. Des idées et des lectures suffisent-elles à donner le bonheur? Problème. Lorsque bulletins ou brochures adressés à Mlle Caïnberg, arrivèrent au petit bureau de poste. Mme Obitz dorénavant se mit à les examiner avant de les mettre dans son casier. Qui sait? 55 Peut-être dénicherait-elle ainsi du nouveau, de l’inconnu, et trouverait-elle de nouveaux moyens de capter le capitaine. Jamais encore Mme Obitz ne s’était demandée si un autre être était réellement à elle. Quelle était donc l’inquiétude étrange dont il lui arrivait de sentir l’aiguillon ? Au château, les époux Pauwel faisaient chambre a part, le capitaine s’était fait installer une chambre à coucher au rez-de-chaussée, d’où il pouvait aller et venir comme il lui plaisait. Il avait pris cet arrangement sur la demande de Mme Obitz. Que pouvait-elle demander de plus? L’inquiétude était là quand meme. ___ Qu’en dit-elle? demandait Mme Obitz. ___ Qui? Ma femme? Mais rien du tout. ___ Tu ne vas pas me faire croire ça ! — C’est pourtant comme ça. Mme Obitz harcelait le capitaine de ses questions. . — Elle ne dit toujours rien? — Rien. Les yeux noirs se faisaient durs. ___ Où irait-elle, aussi? Que peut-elle faire? — Allons, allons, quant à cela, elle a ses frères, des amis. Si elle voulait... Mais en voilà assez! Mme Obitz se taisait, battait en retraite, mais ne perdait pas le fil de son idée. Et elle reprenait : _____ Je veux savoir... Si jamais ta femme parlait de te quitter, tu la supplierais de rester, au bout du compte? Patiemment, le capitaine enlevait son pince-nez et en essuyait les verres. Sa vue baissait. Il son geait à sa femme. Elle menait la maison; elle prenait sur elle tous les soucis matériels. C’était elle qui chaque semaine écrivait aux enfants ; c’était elle qui, à chaque nouvel an, envoyait des cartes de visite à tous ceux qui, autrefois, avaient formé le cercle des relations de la famille, leur signifiant de la sorte, que le capitaine et Mme Pauwel de Penningholm se trouvaient toujours en vie, vivant toujours ensemble, ainsi que cela se doit, respectablement. — Je veux que tu me répondes! criait Mme Obitz. — Allons, allons, priait-il doucement. — Quelle gourde tu fais! Mais sur ce, elle le cajolait, elle se faisait tendre, murmurant : — Dis-moi tout de même : tu ne regrettes rien? — Je ne regrette rien. Et elle le savait sincère. Le mal l’avait saisi : l’amour. Jamais encore il ne l’avait éprouvé, et d’autant plus était-il sans forces pour lui résister. XIII En la présence de Mme Pauwel personne ne prononçait le nom de Mme Obitz. Mais la femme du maître d’école venait toujours au cercle de lecture; il n'avait pas été question de l’en exclure et elle y gardait parfaite contenance. Parfois même elle faisait quelques avances. 7 — Vous ne m’avez jamais fait l'honneur de venir voir mon petit magasin, madame? minaudait-elle. — Non, répondait madame Pauwel, le regard passant à travers Mme Obitz comme au travers d’une vitre. — La femme du pasteur est une de mes clientes, et Mlle Caïnberg, et... Regard au travers d’une vitre.... En rentrant chez elles, les jeudis de cercle, il arrivait aux autres dames, après avoir laissé Mme Obitz devant sa maison, de se demander l’une à l’autre : — Que penser? Mme Pauwel était-elle aveugle oui ou non? Mais la question restait sans réponse. Tôt ou tard, cependant, un incident surviendrait, Mme Pauwel n’était pas sans y être préparée. Jenny grandissait, usait ses vêtements, ne faisait que des semblants de raccommodages et arrivait en vacances « toute en loques » disait sa mère. Or, un beau jour de vacances de Pâques, l’enfant rentra portant un paquet qu’elle ouvrit toute radieuse. Le paquet contenait l’étoffe d’une blouse; une étoffe légère, soyeuse, de jolie couleur, toute faite pour la petite Jenny de treize ans. Mme Pauwel comprit aussitôt. — Une fois pour toutes, je te l’ai dit, Jenny, je ne veux rien savoir d’aucune emplette chez Mme Obitz. — Oui, mais pourquoi, maman, pourquoi? Et d’ailleurs, ceci n’est pas une emplette, c’est un cadeau! Mme Obitz m’a si gentiment priée de l’ac- 58 cepter! parce que papa l’aide si souvent! Elle ne sait pas tenir les livres aussi bien que lui, et elle lui est si reconnaissante! — Aucun de nous n’a à recevoir de faveur de Mme Obitz. Dans le poêle un feu brûlait. Sans excitation ni émotion visible, Mme Pauwel saisit le joli coupon d’étoffe et le jeta dans les flammes. Effarée, Jenny la regardait faire. Etait-ce là sa mère, toujours si économe, si soigneuse de tout ' Un coupon d’étoffe valant sûrement bien des couronnes... — Mais qu’avez-vous donc de si affreux coi» tre Mme Obitz, maman? cria-t-elle. Je veux le savoir; il faut que je le sache! — Un jour viendra où tu le comprendras; tu n’es encore qu’une enfant. Jenny hésita, puis arriva à proférer : — Je ne suis plus aussi enfant que vous le pensez, maman... Est-ce à cause de papa? — Que veux-tu dire? La fillette se cacha le visage dans les mains : — Est-ce quelque chose... quelque chose de mal ? Vous pouvez me le dire, maman. Mme Pauwel regarda sa fille bien en face, l’obligeant à répondre à son regard, et dit avec force : — Oui, quelque chose de mal. Son... amitié avec madame Obitz est... déplacée. (( Amitié ))? « Déplacée »? Mme Pauwel ne s’expliqua pas davantage, mais Jenny n’arriva plus à oublier les yeux de sa mère, si pleins d’in 59 dignation et de douleur, en prononçant ces paroles banales. Elle leur avait donné un sens nouveau; elle leur avait fait exprimer quelque chose de honteux. Jenny monta se coucher, et, comme la nuit venait, ces deux mots lui semblaient emplir la chambre, s’y amplifier et à travers les ténèbres la suffoquer. Il y avait donc à la maison un secret inexprimable et affreux. Jenny savait que déjà elle en avait eu le pressentiment, mais elle l’avait rejeté. Dorénavant on ne pourrait plus nier qu’il y eût un horrible mystère, qui rendait sa mère malheureuse. Jenny plaça son oreiller sur son visage; il valait mieux être étouffée par l'oreiller que par les deux mots terribles : « amitié » et « déplacée ». Puis elle se leva et alla jusqu’à la chambre d’Henri. Elle écouta, mais tout y était silencieux. Rien à faire là. Elle aurait aimé s’ouvrir de ce grand malheur à Grieg Obitz, l’ami sûr, et voilà que cela n’allait pas non plus, puisqu’il s’agissait précisément de sa mère à lui! Quelque jours plus tard, Mme Pauwel soumit à Jenny quelques échantillons et lui fit choisir l’étoffe d’une blouse neuve. Certes, l’étoffe ne fut pas aussi belle que celle offerte par Mme Obitz, et certainement moins chère. Mais où maman prenait-elle quand même de l’argent pour la payer? Jenny ne savait pas que Mme Pauwel avait un petit fonds de réserve, créé grâce à un prodige d’avarice, et destiné aux dépenses imprévues. Réserve insignifiante malgré tout, et qui, ce jour-là fut vidée jusqu’au dernier sou. L achat d une blouse neuve n’était pas strictement nécessaire, Jenny le savait; elle eût pu se tirer d'affaire encore quelque temps avec les vêtements qu'elle possédait. Sa mère avait donc fait un gros sacrifice. Chaque fois que Jenny porta ensuite la nouvelle blouse, elle en avait honte : le mauvais secret s’y attachait, dont elle ne voulait pas se souvenir. Finalement, elle s’arrangea, pour verser un jour le contenu de son encrier sur l’étoffe payée. Les taches d’encre ne s’en allèrent pas et Dieu merci, de cette façon la blouse fut perdue irrémédiablement. Jenny écrivit à sa mère : —• Il est arrivé un accident à la jolie blouse, mais, chère maman, n’en ayez pas de chagrin! Et suivait l’exposé détaillé du travail de retapage entrepris par Jenny sur une ancienne blouse, précédemment mise au rebut, et ramenée ainsi à une condition satisfaisante. — Très bien, ma petite fille, répondit Mme Pauwel. Je vois que tu commences à devenir raisonnable. Continue à surveiller tes vêtements. Quant à « l’accident », pensa Mme Pauwel, je n’en crois rien! Mais à partir de cet épisode, il ne fut plus jamais question de Mme Obitz entre la mère et la fille. DEUXIEME PARTIE ÉDOUARD I Ainsi que les enfants Pauwel, le fils Obitz rentrait à Penningholm pour les vacances et les trois amis se réunissaient avec joie. Ils avaient toujours à leur disposition le grand parc abandonné et le grand salon vide du château, où par bonheur, toutefois, on avait relégué le piano. Mme Pauwel ne trouvait toujours rien à redire aux visites quotidiennes du jeune Obitz dans sa maison, et même elle l’encourageait à faire un peu travailler Jenny, lorsque ses fins d’année n’avaient pas été exemptes de mauvaises notes En récompense la mère de Jenny le payait de quelques couronnes à la fin des vacances, beaucoup trop largement, affirmait-il, car, ainsi que son père, il était d’un naturel modeste et discret, Mme Pauwel ne le contestait pas. Entre temps, il avait beaucoup grandi, et il avait cessé de tenir la bouche ouverte. Lorsque sa mère jadis lui criait : « Ferme donc ta bouche ! » ou même : « Ferme ta gueule! », il avait souvent été obligé de s’en aller pour pouvoir respirer. Mais peu à peu, il avait jugé nécessaire de trouver un autre remède. Le médecin du lycée l’examina, et lui dit : —• Végétations. Opération des plus insignifiantes. Parlez-en à vos parents. Grieg se garda bien d’un parler à ses parents, mais, pendant un petit congé occcasionnel, il alla se présenter à la polyclinique de la ville, attendit sagement, fut soumis à quelques questions, attendit de nouveau, et, finalement, sortit de là, crachant un peu de sang, mais délivré de ses végétations. Le médecin de la clinique lui avait, de plus, remis une ordonnance : — Vous allez prendre ceci. Ça vous fera du bien. Avez-vous l’argent qu’il faut? avait-il demandé, les yeux posés sur le petit visage clair et honnête du gamin. — Je n’ai pas grand’chose. — Eh bien, vous direz au pharmacien de porter ça à mon compte; d’ailleurs, je vais lui téléphoner. Rappelez-moi votre nom, mon ami. A ce moment, Grieg avait senti qu’il arrivait à un grand tournant; il rougit, se raidit un peu, regarda le docteur bien dans les yeux et répondit d’un ton ferme : — Obitz, Edouard. — Très bien, dit le docteur sans méfiance. Bon courage, mon jeune Edouard. Depuis ce jour, l’enfant avait respiré librement; c’était un grand bonheur. Et rapidement, il se fortifia, tant au point de vue santé que dans la conviction qu’on trouve toujours son chemin, à condition de savoir où on veut aller. Muni du nom nouveau, ratifié par le médecin de la clinique, il 63 monta chez le proviseur de son lycée, et, sans plus de difficulté, obtint que le nom d’Edouard fût inséré dans les registres : Obitz Grieg-Edouard. Puis il annonça finalement à scs parents qu’il avait changé de prénom. — Je n’ai jamais eu que des embêtements à cause de mon petit nom inusité, dit-il. Donc, je le remplace par un autre. — Ça ne te changera pas beaucoup, observa Mme Obitz. Sans se laisser émouvoir, il continua : — Le prénom d’Edouard est d’ailleurs celui même du vrai Grieg. — Très vrai, mon petit, acquiesça le père. — Quant à moi, dit Mme Obitz, que vous vous nommiez l’un et l’autre Abimelech ou n’importe quoi, je m’en moque. Sur ce, J'enfant se rendit au bureau des registres de la paroisse. — Ce qui est écrit dans les livres, est écrit, lui dit le pasteur, peu enclin à accéder à un caprice. — La loi n’en dit rien, fit observer, respectueux, le jeune garçon. — La loi? Comment, la loi? — Il n’y a réellement aucune loi qui interdise d’ajouter un nom au registre, affirma le nouvel Edouard, avec une parfaite politesse. Je m’en suis assuré auprès d’un juriste. Et je serais très heureux, monsieur le pasteur, si vous vouliez donc bien inscrire : Edouard. A travers ses lunettes, le pasteur regarda mieux l'enfant, rencontra, lui aussi, le limpide regard, sourit, et inscrivit le nom demandé. — Allons, Dieu te garde..., Edouard! dit-il. Henri, de suite, approuva le changement. — En effet, on ne peut s’appeler Grieg, ça ne rime à rien. J’ai toujours désapprouvé ce nom. Mais Jenny cria : — Tu n’es pas fou, lieutenant? Edouard? Jamais je ne t’appellerai Edouard. Affreux! — Dans quelques années, il ne se trouvera donc plus que toi, Jenny, pour ne pas m’appeler Edouard ? — Tu penses peut-être acquérir une renommée mondiale sous ce prénom stupide? — Peut-être, répondit-il d’abord avec une Confiance juvénile. Puis il réfléchit et ajouta plus modestement : Reste à savoir! Mais en tout cas, j’en ferai un nom honoré. — Très bien, confirma le colonel. II Cet été-là, qui fut l’été d’avant son baccalauréat, Edouard avait commencé à songer à Jenny bien plus qu auparavant, et assez différemment. Les traits de son visage, par exemple, il ne les avait jamais auparavant bien examinés. Maintenant, il apercevait comment l’ovale du visage partant du petit menton pointu, s’arrondissait de la façon la plus gracieuse jusqu’à l’oreille charmante, 65 et il s'aperçut qu’il prenait le plus grand plaisir à le constater. Cette oreille, ni trop grande, ni trop petite (ce qui est important), et exactement placée comme il faut, par rapport aux tempes et à l’arc des sourcils : très bien! Edouard, parmi beaucoup d’autres livres, en avait lu un traitant du visage humain, et il faisait ses applications de ce qu’il avait appris. Telles qu’étaient placées les oreilles de Jenny, elles révélaient de l’équilibre et du goût. Le front et le nez, de hauteur égale, complétaient un beau type humain. Par bonheur encore, la lèvre supérieure ne se trouvait pas trop près du nez, ce qui, trop souvent, trahit un naturel sans élévation. La lèvre de Jenny, au contraire, rose, légèrement charnue, dessinait le bel arc qui signifie générosité et courage. Seule la lèvre inférieure décelait peut-être un caractère un peu indécis. Dommage! Mais, à vrai dire, unique défaut. Jenny posait son bras sur la nuque de l’ami lieutenant et l’emmenait en promenade dans le parc, dans l’allée et jusque sur la grand’route, où n’importe qui pouvait les voir ensemble, mais cela n’était point pour gêner Jenny. N’était-il pas son vieux lieutenant, Grieg, qui, dans le cours des années, tant de fois avait partagé avec elle et son frère repas, jeux et même beaucoup d’ennuis? Aussi pouvait-on lui parler plus ouvertement qu’à tout autre, de la pauvreté haïssable dont on était accablé chez les Pauwel. — Moi, ajoutait Jenny, je suis résolue à m’en 66 arracher le plus tôt possible et très probablement par un riche mariage. Tu sais, lui confiait-elle, il arrive que des jeunes gens très riches deviennent follement amoureux de jeunes filles sans le sou. Sans nul doute, répondait l’honnête Grieg-Edouard. La richesse, voilà donc le moyen de parvenir à Jenny! Le fait qu’elle se promenait le bras autour du cou du lieutenant, fait à la fois très doux et très pénible pour lui, ne constituait aucun encouragement; pareille tenue démontrait seulement que Mlle Pauwel n’avait pas encore acquis les bonnes manières d’une vraie jeune fille. Finalement aussi, le colonel en personne en fit la remarque. Il prit sa sœur à part et lui tint un de ses discours, qu’elle rapporta ensuite à l’ami : — Qu’en penses-tu, Grieg? Henri me dit que je devrais te traiter comme un monsieur, parce que nous commençons à être de grandes personnes! Le piano, dans le salon vide, était désaccordé et ne servait que bien rarement. Qui donc aurait payé aux enfants Pauwel des leçons de musique? Mais Edouard Obitz avait reçu quelques leçons de son père, et, peu à peu, avait fait tout seul quelques progrès, bien que son doigté restât encore bien inférieur. I u devrais devenir un pianiste célèbre dans le monde entier, lui disait Jenny, assise sur le parquet même, la tête pensivement posée contre l’une des rares chaises du salon. —- Ma pauvre Jenny, tu en as de bonnes! — lu donnerais des concerts aux entrées 3 QUATRE BATONS DE MARÉCHAL 67 épouvantablement chères, comme lui, tu sais bien. Paderewski! Alors, je pourrais t’avoir en réserve, au cas où aucun épouseur riche ne se présenterait. — Merci bien, répondit Obitz, planté sur le tabouret du piano. Il tournait le dos à Jenny et cherchait à se persuader que le colonel avait tout à fait raison et qu’il serait préférable que Jenny s’efforçât de le traiter en monsieur. — Est-ce que tu voudrais de moi, si je t’en priais, ou bien, que me conseilles-tu? Tu es sourd? Elle s’approchait, se penchait vers lui, ses deux coudes pointus sur les épaules d’Edouard, les y enfonçant, et se mettait à le critiquer : — Tes doigts sont vraiment ridicules. Peut-être aurais-tu ton avenir assuré au cirque, avec ces boudins-là ! Edouard, fils de Mme Obitz, ne prenait mal aucune critique. Pourtant, il quitta le piano : — Viens plutôt, dit-il, sortons. Une fois dehors, Jenny : — Tes yeux sont bleus. Ça fait bête. — Voyons, Jenny, ne fais pas l’enfant. ■— C’est toi qui fais l’enfant, avec tes yeux bleus. — Tes jugements, Jenny, sont, de beaucoup, trop subjectifs. — En tout cas, tu es stupide. — Maman me le dit aussi. Il était bien rare qu’Edouard nommât sa mère devant Jenny, et, chaque fois, cela arrêtait net la jeune fille. Il n’y avait jamais fait beaucoup atten tion, mais cette fois-ci, ii le remarqua, et il en reçut un léger choc. — Je sais bien, dit-il évasivement, que je ne suis pas particulièrement intelligent. — Comment! cria aussitôt Jenny. Mais au contraire, tu es intelligent, tu as des réponses à n’importe quelle question, tu as tout lu. — Bon, c’est comme tu voudras. — Seulement, tu es trop bon. Ainsi, par exemple, tu me réponds simplement : « Comme tu voudras », quand je te taquine! Tu es trop doux, voilà ton vrai défaut. — J’ai bien des défauts, en plus de celui-là, ma chère! — Tu veux me faire enrager? Tu veux donc avoir des défauts? — Mais non, je t’affirme que je lutte contre eux. — Mon pauvre idiot que tu es! Mais viens plutôt, marchons dans l’allée. Tu es chic, malgré tout! Et voilà, de nouveau, le bras autour du cou. Envolées, les remontrances du colonel! Un jour, Jenny sortit une lettre de sa poche et la fit danser devant le nez d’Edouard. — Tu vois, mon vieux, c’est un assesseur au tribunal qui m’a écrit. — Un assesseur? — Oui. Ne prends pas encore ton air bête! Un assesseur. Un vrai monsieur, un vieux de plus de trente ans! Seize ans de plus que moi! Hein qu’en dis-tu? — Et riche, sans doute? — Ah, ah! fit Jenny en riant aux éclats, lu peux compter là-dessus! El quelque riche et âgé qu’il soit, il aime bien m’écrire. Sur ce, elle sortit encore une enveloppe de sa poche. — Et celle-là provient sans doute d’un quelconque membre du haut clergé? dit Obitz, déployant toute l’ironie dont il se sentait capable. — Tu ne sauras plus rien. — Puisque tu as dit A, tu dois dire B. — Tu veux donc connaître tous mes secrets? Edouard pesa le risque, et accepta la morsure des révélations de Jenny. Il apprit donc que la seconde lettre provenait d’un camarade de lycée d’Henri. — Le plus calé de la classe, un as, renchérit Jenny : — Seulement, Henri ne peut pas le souffrir. — Mais toi, il te plaît? — Beaucoup. — Il a bien de la chance, fit Edouard, le regard un peu perdu. — On dirait que tu n’approuves pas ça? — C’est que je ne l’approuve pas. — Ah? Explique-toi! — Tu as trop de correspondances, lettres par-ci, lettres par-là. — Tu ne tolères pas que j’aie d’autres amis que toi, voilà la vérité! Je te somme de dire ce que tu penses de moi. — Avec franchise? demanda-t-il. — Bien sûr. — Eh bien, je pense que tu es une petite fille qui a envie d’avoir des admirateurs. Tu n’as que quinze ans ; il est vrai que tu en parais quelquefois dix-sept, mais, au fond, tu n’as que la raison d’une gosse de dix ans. Là est ton excuse. Mais aussi, personne ne te prend au sérieux. Ceux qui te prendraient au sérieux seraient encore plus bêtes que moi! — Pas trop mal défini, pour être de toi! Pendant ce temps, Edouard se disait : Au bout du compte, mes chances d’avenir ne sont pas plus mauvaises que celles de bien d’autres. Il se remettait au piano, se réfugiant dans la mélancolie passionnée de Chopin. — Ecoute donc! Jenny, écoute ce prélude si triste ! — Oui, joue. J’aime bien cette musique triste, moi aussi. Au fond toute la vie est bien moche. Ensuite, Henri prenait de nouveau sa soeur à part : — Jenny, encore une fois tu te tiens trop mal, tu t’enfermes au piano avec Obitz. Jadis, nous étions toujours tous les trois ensemble; maintenant tu le veux pour toi seule. On se demande vraiment où tu as reçu ton éducation! Et Jenny : — Ne t’imagine pas, par exemple, que le lieutenant en profite pour m’embrasser, tu ferais une erreur colossale. Mon éducation d’ailleurs est très bonne, c’est moi-même qui me E JC. faite. Henri dit : — Ecoute-moi. Jenny. C’est sérieux, cette fois. 71 Nous sommes pauvres et... pour parler bref, nous ne sommes rien. Bien pis, la maison fait parler d’elle. — Que veux-tu dire? — Je veux dire qu’il y a quelque chose... quelque chose de trouble... Je dirais : de peu digne... qui plane sur nous tous... Il faisait effort pour s’exprimer comme il faut : — Jenny, tu ne comprends donc rien? Leurs regards s’évitaient. Henri vit Jenny pâlir. Il ramassa son courage et poursuivit, se raidissant : — Tout ce que nous possédons, nous deux, c’est notre nom et l’avenir de ce nom, ce qui veut dire notre propre avenir. Le nom des Pauwel a toujours été honoré et... et... finalement, et pour tout dire, au cas où tes rêves s’égareraient par là, sache que tu ne peux pas épouser Obitz. — Il est inutile de me le dire, répondit Jenny, pâle et raide. D’ailleurs, je ne fais jamais de rêves. III Deux ans plus tard, Henri était promu sous-lieutenant et ne rentra pas à Penningholm pour les vacances. Edouard Obitz non plus. Futur ingénieur, il travaillait pendant l’été duns une usine. Mme Obitz jugea que le temps était enfin venu de parler sérieusement au capitaine Pauwel. — Il n’est pas trop tôt de penser enfin à nous-mêmes, dit-elle. — Que veux-tu donc dire? — Tu n’as pas imaginé que ça pourrait durer infiniment comme ça? Et elle développa son idée. Depuis le jour, dit-elle, de la grange à foin dans la forêt — et elle priait son ami de vouloir bien se rappeler ce qui s’y était passé! — elle n’avait cessé de se considérer comme la vraie femme et épouse du capitaine. Dorénavant elle voulait vieillir auprès de lui, au su et vu de chacun, et finalement être celle qui lui fermerait les yeux. Le capitaine se souvenait sans effort du jour de la forêt et de la Déesse qui était venue à lui, portée par le souffle d’Eole. La vision de ce front blanc l’avait aveuglé, et il était resté longtemps aveugle. Mais l’idée de vieillir avec Mme Obitz et de se faire finalement fermer les yeux par elle ne lui était jamais venue. Il fut vivement troublé. — Qu’est-ce que tu as donc pensé? insista-t-elle. Ai-je quelques droits, ou n’en ai-je aucun? Cette scène se déroulait dans la petite arrière-boutique de Mme Obitz. Dans le mur, tapissé des antiques tentures anglaises, avait été pratiquée une lucarne. Mme Obitz entrouvrit cette lucarne, jeta un regard dans la salle et vit, ainsi qu’elle y comptait, qu’il n’y avait personne. Rien ne l’empêchait d’élever la voix. Dehors, le soleil brillait, splendide. Par les fenêtres, on voyait le gazon semé de primevères. On était en plein juin, mois de lumière, mois des nuits claires, mais aussi mois des nuits énervantes. Qui donc peut dormir quand il fait jour vingt-trois 73 heures sur vingt-quatre? Dans son lit, durant de longues veillées, Mme Obitz avait réfléchi, et elle cria le résultat de ses veilles : — Fais moi le plaisir de me dire ce que vaut ma vie! Avant notre rencontre, j’avais cent et mille possibilités. Tu ne me crois peut-être pas, pourtant, je te l’affirme, plus d’un m’eût volontiers arrachée à ce pays perdu. A ton tour, maintenant, fais ton devoir, qui est de me sortir de ma misère ! — Mais pour aller où, Seigneur Dieu? — Aller où? Aller où? fit Mme Obitz en le singeant. Puis elle se jeta sur le canapé, dénoua ses cheveux, se donnant, selon sa propre opinion, l’air d’une Ophélie, et éclata en sanglots. Comment : où aller? Le capitaine n’avait-il pas une maison et un foyer? Serait-il peut-être le premier en ce monde ou sur la terre qui demandât la dissolution d’une union conjugale sans intérêt et qui refît sa vie? Mais en dépit des cheveux d’Ophélie et des sanglots, il fut impossible à Mme Obitz de tirer quelque chose du capitaine. Il n’était plus aveugle. Il savait très bien que Mme Obitz avait fait prospérer son petit commerce et que pendant plusieurs années, cela l’avait tenue occupée. Beaucoup s’en seraient contentés, mais elle, non, et voilà qu’elle cherchait un nouveau champ pour épuiser son énergie. Le capitaine le comprit, et frémit. Il aurait pu, et sans doute dû, ce jour-là, lui dire adieu à jamais, se conduisant comme un mufle, ainsi qu’elle n’aurait pas manqué de le lui 74 dire. Il serait rentré chez lui, malgré tout, et se serait remis à ses propres affaires. C’était une solution. Mais Mme Obitz devina les pensées de son amant et fit un vif mouvement en arrière : — Allons, ne parlons plus de tout ça aujourd’hui, décida-t-elle; mais tu vas rester à dîner. Téléphone chez toi pour avertir. J’ai un beau rôti de veau; je sais que tu l’aimes. Et de la sauce à la crème, avec des champignons à la française, mon petit. Ainsi finit la première offensive de Mme Obitz sur le nouveau front, et le capitaine se sentit momentanément soulagé. Pourtant cet été fut pour lui un temps de rude épreuve. Mme Obitz se mit de plus en plus à laisser son magasin entre les mains de la servante, ou même de la petite Toria, enfant intelligente et s’entendant déjà étonnamment bien à toucher de l’argent pour les petits paquets d’aiguilles, les bobines de fil, ou les dernières nouveautés en fait d’étoffes, tandis que sa mère se rendait libre et prenait le large. Au presbytère, on construisait une nouvelle étable. L’architecte appréciait assez un petit bout de causette de temps en temps. Cet architecte, nouveau venu dans le pays, était tout à fait apprécié par Mme Obitz. Jeune et gai, il organisait des bals champêtres, et Mme Obitz ne se refusait point à prendre part aux amusements de la jeunesse et à se sentir elle-même redevenir toute jeunette. — On jase, lui disait le capitaine. — Occupe-toi de tes affaires. A qui la faute si on jase? Viens plutôt toi-même, on va danser dans la salle vide de chez Adolfsson. Le capitaine Pauwel se rendit donc chez Adolfsson. Il ne dansait pas ; il resta assis à regarder les autres, et Mme Obitz avec eux, vêtue de rouge, rajeunie, embellie. Assez flatté de voir chez lui M. Pauwel, le châtelain, son débiteur, M. Adolfsson s’empressait, offrait un grog ou deux, et le capitaine restait là, son verre devant lui, buvant, buvant trop, plein de honte et de jalousie : honte de se commettre plus que jamais, jalousie qui l’empêchait de s’en aller avant d’être devenu l’objet de la risée générale. — Je touche le fond, pensait-il. Ça y est. Mme Obitz aussi prenait sa part de boisson et dans l’enjouement du vin, après avoir bien dansé, un soir, l’idée lui vint de rentrer avec son amoureux. Jamais encore le capitaine ne lui avait permis de pénétrer de nuit dans sa maison, mais ce soir-là, elle n’en démordit pas. — Personne n’entendra rien, tu le sais bien! -— Non, je te dis : non. — Mais moi, je te dis : si! Allons, chéri... chéri. Elle le tenta, lui promettant mille choses, lui promettant finalement de rester chez elle la prochaine fois qu’il y aurait bal, et il dut céder. Dans cette maison dormaient sa femme et une enfant, sa fille; la loi de l’honneur lui interdisait d’agir comme il le faisait. Pourtant, il passa outre. — Oui, c’était bien le fond, la fin de tout, se dit-il encore. Le mois de juin, mois des nuits blanches, était passé; mais juillet n’avait apporté aucun assouvissement. Sous la fenêtre du capitaine, au rez-de-chaussée, fleurissaient les grands vieux rosiers, la rose-mousse au parfum voluptueusement amer, la rose dite de Turquie aux flammes rouge et jaune. Mme Obitz se saisit d’une paire de ciseaux sur la table de toilette, pour couper quelques-unes de ces fleurs de bel été et en embaumer, en rentrant, sa maison. « Pourvu que cela ne se voie pas, pensait le capitaine affolé, en la voyant faire. Si on pose des questions, que dire, que répondre? » Il avait compris que jamais Mme Obitz ne céderait pour ce qu’elle appelait son désir de vieillir avec lui — ce qui signifiait : porter son nom. Ouvertement et sans se laisser arrêter, elle critiquait maintenant Mme Pauwel, sa prétendue ladrerie et ses vues petites. Il se pouvait bien qu’elle eût raison, en ce sens qu’elle-même, comme elle l’assurait, eût pu mener les affaires à toute autre allure. Mais il était inadmissible de lui donner raison. L’été et l’automne passèrent, le jeune architecte disparut, adieu! Plus de bals. Le capitaine aurait dû s en contenter, mais si par hasard il n’avait pas vu Mme Obitz de quelques jours, au contraire, il se sentait malade d’inquiétude. Envers et contre tout, îl en arrivait là. Mme Obitz le retenait parfois à dîner après qu’il avait examiné ses livres. Elle lui offrait une 11 cuisine qui jamais n’était servie chez lui. et il était gourmand. Elle le cajolait devant son mari et sa fille, l’appelant leur bienfaiteur à eux tous. Le maître d’école alors baissait les yeux, ne disait rien. Mais d’autres jours, elle se mettait de nouveau en fureur et, seule avec le capitaine, lui demandait s’il croyait vraiment se conduire en gentilhomme. — Non, non, répondait-il, tu as raison. C'en est fini. IV L’été suivant, non plus, Henri ne rentra pas chez ses parents. Cet été était celui de 1905. Un message venu de Norvège déchaîna, cette année-là, la tempête sur notre pays (1). Depuis longtemps pareil vent n’avait soufflé sur le Nord, secouant deux peuples. Le jeune sous-lieutenant sentait bouillonner en lui l’indignation et le dépit. Il était de service à Stockholm, attentif, veillant, attendant venir. Une fois, jadis, en sa chambre froide et médiocre, à Paris, un jeune officier corse avait vécu, dénué d’argent, inconnu, pourtant soutenu par l’ardente volonté de sortir de son impuissance. Voilà l’exemple qui passionnait Henri Pauwel. Il y en avait d’autres, certes, et plus proches de lui, mais celui-là seul l’avait attaché, Déjà pendant ses (1) 1905 fut l’année de la rupture de l’union entre la Suède et la Norvège. 78 années de lycée, le grand Corse avait été sa société, et souvent la seule. Il sortait peu. De femmes, il n’en connaissait guère. Celles qu’il pouvait avoir facilement, il en avait honte ensuite. Ses camarades le jugeaient démesurément ambitieux, n’ayant en vue qu’une carrière rapide. C’était erreur. Il attendait un signe du destin. Lequel ? Il n’en savait encore rien. Il attendait. Un cousin avait payé son équipement d’officier, pas de très bon cœur, mais enfin, il l’avait payé, par esprit de famille. Ce parent estimait qu’Henri aurait dû plutôt s’établir à Penningholm et s’essayer à faire valoir la terre. Mais Mme Pauwel avait écrit une de ses nombreuses et irrésistibles lettres, et le parent avait fait le nécessaire. Le premier but qu’Henri se proposait était maintenant de rembourser cette dette. Mais faire des économies sur une solde de sous-lieutenant, c’est renoncer à tous les plaisirs. Henri en avait pris son parti. Un samedi soir, à Stockholm, vers la fin de l’été, dans la rue, inopinément, il fut arrêté par un de ses anciens camarades de lycée, avec lequel il n’avait pas continué de frayer et qu’il n’aimait pas, Léon Stéfanson. Serviteur, Henri. Ça va? - Oui, merci; et toi-même? - Peux-tu sans inconvénient me consacrer une heure ? — Volontiers, répondit Henri, avec son habituelle politesse. — Un petit verre, qu’en dis-tu? Car tu n’es pas abstentionniste, hein? — Non. Pourquoi? — Je me rappelle, que tu étais une sorte de puriste, planant au-dessus des faiblesses humaines ! Léon fit entendre un petit rire sec, sardonique, très désagréable à l’oreille d’Henri qui le connaissait d’avance. Ils entrèrent dans un grand café où on faisait de la musique, et trouvèrent une table au milieu de la salle. Henri eût préféré un coin, mais il ne semblait pas que Léon se déplût au milieu de l’entassement des clients, des tables serrées les unes contre les autres, des voix bruyantes, de l’épaisse fumée. Il était onze heures. Henri remarqua le teint pâle de son camarade. Etre pâle en plein été, cela indique une vie sédentaire, une vie de travail, par le fait, quelque chose de respectable. Consciencieux, il nota un bon point. D’abord, on parla de ci et de çà, de la musique, du beau temps. Mais, peu à peu, la conversation se ramenait de la périphérie vers un centre. Henri sentait l’autre se rapprocher, commençant à poser des questions. — Alors tu es officier? Tu y trouves de l’avenir? Au bout de combien de temps arriveras-tu au traitement d’un professeur d’université? Tu n’as pas de vacances, en été? Car tu as bien toujours ton chez toi, à la campagne? Un château, ça fait riche ! — Ça n’a rien de riche. Non, je le sais bien. Intérieurement, Henri se redressa : (( Je sais! » Que sait-il donc? Que veut-il peut-être savoir? Un malaise croissait en lui. Mais un incident survint. Quelqu’un avait demandé le chant national : Toi, notre Nord antique, Nord libre... La musique attaqua, et tout le monde se mit debout; beaucoup firent chorus. On sentait s’échauffer les esprits, déjà préparés, sans doute. Soudain, un bossu, à l’air maladif, réclama le silence et entama un discours. Il parla de la patrie, usant de tous les clichés les plus usités, mais non sans un certain brio. De temps en temps, il était interrompu par des applaudissements et des bravos. — Espèce de Homais! fit Léon. Mais Henri, lui, n’avait pas été insensible à l’appel de cet orateur. Les mots de noble union, de fidélité à la mère Patrie, de maintien à l’honneur de nos glorieux souvenirs, n’avait pas été sans trouver écho en lui. Très excité par le succès, le bossu hurlait : — En chœur! en chœur, tous les Suédois! Union, union! Tous unis! — Tous unis! répétait la salle entière. Ensuite, on demanda l’hymne au Roi : Du fond de lotis les cœurs suédois... On écouta et chanta encore debout. Les deux camarades s’étaient levés comme tous les autres : — « La prochaine fois, je reste assis, maugréa Léon. )) — Je ne discute pas avec lui, pensa Henri. Lui, était franchement ému; il admirait le petit 81 bout d’homme bossu qui avait eu assez d'élan pour surmonter timidité et peut-être même scepticisme, enflammé par un enthousiasme que lui-même Henri, partageait. Le bruit augmentait dans la salle. Un gaillard de taille géante, à voix de géant, constraste pittoresque au bossu, lui succéda tout-à-coup au milieu de la salle. Il sortit du plancher, ainsi qu’un diable d’une boîte. Il entonna un nouveau chant patriotique et, de nouveau, la salle entière se laissa enlever. L’agitation grandissait. Le chant facilitait les contacts. De groupe à groupe, des liens de fraternité se nouaient sans mots. On se saluait de loin en levant les verres. Le géant, ayant vite totalement écrasé le bossu, gardait maintenant la direction et suggéra, faisant tourner ses bras comme des ailes de moulin à vent : — Allons tous en cortège, au château royal ! — Au château ! Au château ! répondit la salle. Tout le monde voulut régler à la fois. Ahuris, les garçons couraient entre les clients. Le géant mugit : — Vive Oscar II! Vive le roi! Donnons-lui l’appui et l’hommage du peuple suédois. Tous debout! En marche. — Tu viens? demanda Henri. La veille de ce soir même, il s’était promené, seul, le long du quai de Skeppsbron, sous le mur du château royal. Quelques rares fenêtres y laissaient voir une faible lueur, et, du regard, il avait cherché, parmi elles, quelque chose qui pût lui donner l’impression d’un signal. Le roi, ce vieillard, dont la volonté, disait-on, était d’éviter à tout prix la guerre, était-il encore homme à conduire les destinées du pays? Immobile sur le quai, Henri était resté à voir les lueurs jaunâtres s’éteindre l’une après l’autre. Qui donc éteignait? Qui donc allait au repos? Ou peut-être, veillait dans les ténèbres, dans la fièvre et le doute? — Ah, qu’une poussée de jeunes et mâles volontés déferlât en ouragan contre le puissant bâti ment, brisant son isolement, faisant sauter les portes, allumant de la lumière à toutes les fenêtres, donnant de la lumière à tout le pays, faisant comprendre qu’on ne tolérerait aucune injure, aucune demi-mesure, rien de trouble, rien d’impur! Cependant, avec son petit rire sec, Léon répon dait à la question d’Henri : — En voilà une idée! Une bande de sou-lards! J’ai réglé, sortons! Léon avait insisté pour régler seul, et Henri avait dû s’incliner, bien que cela ne lui plût guère. Il ne voulait pas rester l’obligé de ce camarade avec lequel il n’avait aucune envie de continuer des relations. La soirée était belle et fraîche, le ciel sans nuages. Quelques rares étoiles y scintillaient, de ces premières étoiles d’automne qui font penser à des gouttes d’argent, tombées liquides d’une lointaine et gigantesque forge. Léon frissonna et releva le col de son veston. V Cependant, une idée commençait à travailler Henri : ne manquait-il pas à son devoir, en laissant, sans plus, l’autre en proie à son nihilisme stérile? Il lui fallait vaincre son antipathie, céder à une impulsion plus généreuse. — Alors, tu resterais indifférent à ce qui arriverait, ou pourrait arriver à notre pays? essaya-t-il — Indifférent? Oui, à peu près. — Non, mon cher! Henri passa son bras sous le bras de l’ancien camarade. « Laisse-moi te parler en ami. C’est toi qui m’as arrêté tout à l’heure; tu n’y avais aucun intérêt, nous n’avons jamais été intimes. C’est donc que quelque amitié t’y poussait, et c’est ce qui me fait te parler en toute confiance, Vois-tu, Léon, de ma vie et ma force entières, je souhaite servir ma patrie. Je ne suis qu’un pauvre diable, j’ai peu de relations, je n’ai, personnellement aucune ambition. Je veux sérvir, c’est tout. » Léon retira avec précaution son bras et alluma une cigarette. Mais Henri continuait, cherchant de ces extraordinaires paroles, auxquelles on ne résiste pas : — Vois-tu, je sors d’une famille où on a toujours vécu sans éclat, et je ne recherche pas l’éclat. Mais au cas où, peut-être, certains de nous auraient pu faillir au sentiment de leur devoir, il faut que d’autres remédient à ce mal. Nous voici... ma sœur et moi... les deux derniers des nôtres. Nous por tons en nous une grande responsabilité ! Et écoute-moi, Léon, c’est ainsi que nous tous, devrions penser. Responsabilité envers nous-mêmes, envers les nôtres, et finalement envers la patrie. Me comprends-tu ? — Tout ça, répondit Léon, ce sont des sentiments religieux. Je n’ai pas de religion. Léon soulignant d’un de ses sourires sardoniques, poursuivit : — Au cas où cela pourrait t’intéresser, je puis t’apprendre que j’ai encore devant moi plusieurs années d’études. Je suis chimiste. Au contraire de ce que tu prétends pour toi, je suis personnellement ambitieux. Je tiens à arriver. Je ne crois à rien d’autre. Je ne crois pas à ce qu’on appelle l’idéalisme! fit-il, soudain plus brutal. Non, et zut'.Avec cela, je suis pauvre, beaucoup plus pauvre que toi. Je te prie d’examiner mon veston, veston d’été, assez usé, dans lequel je gèle déjà, mais qui doit me suffire également en hiver. Bref, je vis sans manger à ma faim, et ça va, puisque je ne suis pas encore mort. Mais je ne veux pas être distrait. Nous voici arrivés au point essentiel. Je me fous de tous ces radotages : Patrie, Suède, Norvège! Au diable, cette Norvège, patelin où s’escriment des avocats et des littérateurs ! Au diable la Suède, pays de chants et de discours! Le jour viendra où j aurai quelque chose à donner au monde, et, ce jour-là, je ferai ma récolte de triomphes et de satisfaction personnelle la plus parfaite. Mais, d'ici-là, entendons-nous, je ne veux pas être dérangé, ni distrait. Henri reçut. la douche froide sans rien laisser paraître. Pourtant, celle lois, il estima n’avoir plus rien à attendre : le cas était désespéré. Il s’arrêta à un coin de rue à quelques pas de sa porte. — Au fond, que me voulais-tu? demanda-t-il. J’ai eu l'impression que tu me voulais quelque chose, tout à l’heure. — Je suis très seul, voilà... Du reste, il y avait encore une raison... Je voulais te demander des nouvelles de ta sœur. — Ma sœur? — Oui, Jenny! Ta sœur Jenny. En as-tu, par hasard, d’autres? — C’est-à-dire? — C’est-à-dire... Il se trouve que j’ai le plaisir de connaître Jenny — et même assez bien. — Merci, répondit Henri froidement; elle va bien. Il lui répugnait que Léon eût parlé de Jenny. Il tendit la main, puis s’éloigna. Même arrivé à sa porte, il ne jeta pas un regard en arrière. S’il l’eût fait, il aurait pu apercevoir Léon, resté où ils s’étaient quittés et le suivant des yeux. Le pâle étudiant s’était appuyé contre un réverbère et, coup sur coup, tirait avidement quelques bouffées de sa dernière cigarette. — Encore une soirée perdue, pensait-il. Une soirée de bavardage creux... et n’oser qu’au bout de deux heures, prononcer un nom de jeune fille! Idiot! Pourquoi n’avoir pas osé? Et pourquoi 86 maintenant ne pas courir rattraper ce jeune officier patriote, le saisir par la manche de son veston élégant et lui crier : — Comment va-t-elle, la jolie Jenny? J’ai bien le droit de prendre de ses nouvelles, car c’est un fait que le lendemain de mon baccalauréat, cette charmante personne est venue me voir. Chez moi!... « Ma sœur... » <( Nous deux... les derniers »... Dire que j’ai pu me retenir de pouffer ! Léon avala la fumée jusqu’au bout de sa cigarette; il la garda jusqu’à ce qu’elle lui brûlât les doigts. Il avait faim, il était transi, il avait eu la satisfaction d’inviter l’autre ce soir-là, très bien, mais aussi, il était vidé. Et voilà qu’Henry avait disparu, avalé par une porte. Finie, la comédie! — Nous aurions dû nous séparer un peu plus cordialement. Du moment que Jenny a cessé de répondre à mes lettres, cela aurait été plus pratique, pour la retrouver... Ah, si elle se doutait, Jenny, combien, malgré tout, elle occupait toujours sa pensée! Et ce n’est pas comme tu le crois, petite Jenny. Je ne suis pas la brute que tu penses. Je t’ai effrayée et tu es partie, fâchée, mais je n’ai pas cessé d’en avoir du remords... Aussi, comment imaginer que tu étais aussi enfant!.. Jenny, Jenny, Jenny... Des larmes lui venaient aux yeux et troublaient son regard. Derrière son émotion, il le savait bien, se trouvait un dîner insuffisant, et peut-être, ensuite, un verre de trop. C’est en de pareilles circonstances qu’on tombe à la sentimentalité, aux I 87 nobles aspirations! Pure intoxication! Emotion ■toute artificielle... « Pourtant, j’en accepte le fait, conclut-il. Où en serions-nous, en somme, en ce monde, sans le concours de pareils moyens? Evidemment, ils ne rendent rien de réellement solide, de positif, de définitif, je sais bien, je sais bien, marmonnait-il. Mais le solide, le définitif sont rares. Je me contente de peu... » « Jenny, ayez donc la gentillesse de m’écouter! Je suis Lazare, dans son enfer, demandant une goutte d’eau à boire. Je veux travailler sans arrêt, afin d’arriver un jour, et c’est pour toi, toi seule, pour te loger, te nourrir, te voir en une situation flatteuse. T’habiller! Un jour tu as dit que tu aimais les jolies robes. Tu en auras! Et je ne te demanderai rien en échange. Si, physiquement, je te déplais — l’idée m’en est venue — pas un mot de plus. Entendu ! Il est bien possible que je sois répugnant... » Finalement, il se mit en route pour rentrer. D’abord il marcha, puis il se mit à trottiner. Il habitait, dans un faubourg, une maison misérable, froide, à relents de mauvaises odeurs, mais bon marché. Dans la nuit, il trotta, le col de son veston relevé, les mains dans ses poches, traversant places et ponts. Peu ou point de passants dehors, il était trop tard, ou encore trop tôt. Les étoiles avaient disparu; la pluie menaçait. De ci, de là, il croisait un sergent de ville. « Je dois avoir une têmeade Noeur BPse diiKl, et il se laissa aller à un petit-ire amera p { ( .L1hleal‘ s A4bis, A8a MW r. G. Seine 8984*9 G- 0-784139 VI Entre temps Henri était monté chez lui. II habitait en chambre meublée, mieux meublée que celle de Léon, sans doute, mais aussi un officier se doit-il quelques égards. Il fit de la lumière et regarda sa montre : près d’une heure! Il était encore irrité par cette question au sujet de Jenny; il ne connaissait pas de raisons pour que Léon s’enquît d’elle, et, de plus, d’un certain ton insinuant. Tout à coup, cependant, il se rappela que Jenny lui avait un jour parlé de Léon : « Il paraît que c’est un phénomène, qu’il sera un jour un homme célèbre. Lui-même le croit, en tout cas... » Déjà ce jour-là, Henri avait senti de l’irritation. — Qu’est-ce que j’ai bien pu lui répondre, à Jenny? réfléchit-il : Que Léon Stéfanson n'a aucun caractère, et que sans caractère, rien ne sert d’être phénoménalement doué. Oui, oui, c’était bien ainsi qu’il avait parlé, et même Jenny lui avait répondu avec malice : — Tu dis ça parce que toi-même, tu n’es pas aussi doué. Qu’en savait cette petite? Toutefois de pareils propos soulevaient toujours en lui une vague d’an goisse. Il la sentit de nouveau venir. L’angoisse, le doute affreux. Pourquoi n’arrivait-il jamais à faire sortir de 89 lui de ces mots qui brûlent, auxquels on reconn ut un chef! Ainsi, ce soir même, lui-même, et nul autre, aurait, dû se dresser au milieu de la salle comble! Et bien entendu je suis resté muet. Dieu, mon Dieu, pourquoi suis-je toujours ainsi figé? Il alluma une cigarette. Il éprouvait non seulement de l’angoisse mais aussi, il avait faim. Il y avait longtemps qu’il avait avalé un maigre dîner, Il se nourrissait mal. « Je vais chercher un meilleur restaurant », se dit-il. Et puis, ce punch avec Léon, une boisson qui ne lui réussissait jamais. Ils avaient vidé une demi-bouteille, pas grand’chose, évidemment, mais il se sentait de toute façon sali par la fréquentation du personnage antipathique. Le regard d’Henri tomba sur la table de nuit où était posé un petit carré de papier bleuâtre. Il ne se rendit pas tout de suite compte que c’était un télégramme. Puis il se secoua, l’ouvrit et, brusquement, vit que son père était mort le matin même, sans maladie préalable. Le papier avait attendu toute la journée dans sa chambre. Il était signé : Jenny. Henri regarda de nouveau sa montre. Une heure un quart. Pas de train à cette heure-ci, rien à faire pour l’instant, si non de se jeter sur le lit, réfléchir et attendre en silence. De douleur, il lui sembla n’en ressentir aucune. Cela se devait pourtant. Mais par la mort de son père se rétablissaient un ordre, une respectabilité qui trop longtemps avaient manqué. — Peut-être maman ne le comprend-elle pas et, naturellement, encore moins Jenny, mais réellement, tout est pour le mieux. Notre nom et notre foyer ont été traînés assez bas. « Mon pays », pensa-t-il, soudain solennel, « notre pays n’est que mal servi par ceux qui durant des années ont pu supporter une vie dégradante... » Il lui parut peu convenable de se déshabiller et de se glisser entre les draps. Dormir, encore moins. Mais il retrouvait son équilibre. Dorénavant, il était chef de famille, ayant à tirer au clair la situation de la maison... Il lutta contre le sommeil. Puis, équitablement, il se mit à rechercher tous les bons souvenirs qu’il avait de son père. Il ne fallait pas être injuste! Lorsque Jenny et lui étaient petits, leur père avait coutume de chanter quelquefois pour leur faire plaisir. Il avait un répertoire de romances sentimentales du dix-neuvième que les enfants goûtaient vivement. Henri se remémora avec émotion le timbre de cette voix si mélancolique. Mélancolique? Oui, leur père, naturellement, n’avait pas été heureux. Il se souvint aussi de la grande désolation quand il fut évident que le capitaine Pauwel n’avait guère de chances d’être promu commandant, et des pleurs, généralement si rares, de sa mère. Puis le père avait attiré à lui son fils et, l’embrassant sur le front, lui avait dit : — C’est toi, mon petit, qui un jour seras commandant à ma place. Ne l’oublie pas. A ce souvenir, Henri éclata enfin; s’enroulant dans sa couverture, il enfouit son visage dans l’oreiller, et pleura à chaudes larmes, comme un gosse. VII Vers la fin de ce même été, en août, Edouard Obitz avait pris quelques semaines de vacances. D’après le testament de son grand-père maternel, il disposait d’une petite somme pour ses études à partir de dix-huit ans. Le fils de Mme Obitz ne se trouvait de la sorte pas parmi les plus mal lotis. « Mieux loti, en tout cas, que le grand Henri, cet arrogant », pensait Mme Obitz, et, lorsque son fils vint à la maison cette fois-ci, il fut mieux reçu que de coutume. C’est aussi que Mme Obitz avait commencé à faire attention au physique de ce garçon : réellement, il n’était pas mal; bien bâti; encore qu’il ne fût pas de très haute taille. Elle lui avait fourni l’adresse d’un bon tailleur de Stockholm et exigé qu’il se commandât chez celui-ci un costume. — Et c’est bien chez Pettersson que tu t’es fait habiller? s’enquit-elle. — Non, répondit Edouard, j'ai acheté ceci tout fait. — Pourquoi n’es-tu pas allé chez Pettersson comme je te l’avais dit? — Je suis assez bien habillé comme ça. — Obstiné comme le péché, dit-elle, tu l’as toujours été! Edouard accepta le certificat sans témoigner ni satisfaction ni dépit, et Mme Obitz continua son interrogatoire : El quels sont les gens que tu fréquentes? Qu’est-ce que tu fais quand tu ne travailles pas? Qu’est-ce que tu aimes? — La musique, par exemple. lu cours les concerts? Bon. On s’en lasse. Et après? — Les cotes de la Bourse. Cela fit rire aux éclats Mme Obitz. Pendant ce temps, la petite Toria jouait auprès de son frère. C’était une enfant vive, attiffée par sa mère de boucles d’après un portrait de la cantatrice Nilsson en 1870, qui lui donnaient un petit air fou. Cessant son jeu, elle vint au grand frère, penchant la tête aux folles boucles brunes sur son épaule. Se doutant bien qu’il ne prenait aucun plaisir aux entretiens de leur mère, elle le dérangeait de son mieux, le secouant, le faisant rire, parfois même le mordant à la figure comme s’il avait été une pomme. Edouard était patient. Toria lui posait une foule de questions et il y répondait comme elle y avait compté, négligeant de répondre à celles de la mère. — Réponds donc! criait Mme Obitz. Est-ce que tu songes à te fiancer? Mais non. - Surtout prends garde aux putains. Ce gibier-là ne manque pas, en ville. - Vous ne devriez pas parler n’importe comment quand Toria est là, maman. ■ - - Va te faire lan laire ! s’écria Mme Obitz tout à fait amusée. Et voilà qu’elle se souvint d’un sujet, dont elle savait que son fils n’aimait pas entendre parler. — Le capitaine est venu tout à l'heure, fit-elle. Silence. — Tu es sourd, mon pauvre gars; tu ne m’entends donc pas? Non, Edouard était sourd, tout comme s’il eût été le célèbre Monsieur Beethoven lui-même. Il se leva, alla au piano et se mit à attaquer la sonate opus 31 de ce grand homme, l’allegro, auquel ses doigts, à vrai dire, ne suffisaient pas. — Finis, au nom du ciel! hurla alors Mme Obitz. — Bon. Très bien. Avec la petite soeur il monta à sa minuscule chambre au grenier, chambre aménagée par lui-même en vue d’avoir un coin tranquille. L’escalier y accédant était étroit et raide, ne valant guère mieux qu’une échelle; pour Mme Obitz, il était ardu de l’utiliser. Mais la petite Toria montait et descendait, vive comme un écureuil. Dans la chambre, Edouard ouvrit son petit écrin vert. L'exposition du contenu de l’écrin constituait un acte solennel. Une fois pour toutes il avait été dit que Toria serait élevée dans l’esprit du glorieux régiment Pauwel, et la vue de l’écrin était utile à ce but. Grande récompense pour bonne conduite, que d’être admise à en contempler les trésors : minéraux, fossiles, portraits de grand inventeurs et autres personnes extrêmement illustres, découpés dans des journaux. Enfin venait le trésor le plus important de l’écrin : le bâton de maréchal 94 qui, sous l’action des ans, peu à peu s'était réduit à n'être plus qu’une petite baguette toute brune et sèche. Cette petite baguette brune était destinée à devenir un jour la propriété de Toria, au cas où sa conduite lui aurait mérité pareil honneur. Pensive, elle prononça : — Je ne l’aurai jamais. — Pu as tort de parler comme ça; que veux-tu dire? — Parce que je suis menteuse. — Menteuse? Envers qui? — Maman. — Il faut changer ça tout de suite. — Non, Edi, c’est impossible. — Absolument impossible, réellement? — Absolument, Edi, absolument, absolument. — Bon. Quand elle lui affirmait une chose tout-à-fait sérieusement,Edi la prenait au sérieux. Tant pis pour elle, si elle le trompait. C’était dit. Mais elle ne le trompait pas, et il n’excluait jamais la possibilité qu’elle pût un jour acquérir le bâton de maréchal envers et contre tous ses torts avoués. Ah, cet Edouard ! C’est qu’il savait bien qu’elle s’efforcerait de faire de son mieux et il comprenait que, lorsqu’une chose est impossible, c’est qu’elle est impossible, et voilà! Au fond de l’écrin se trouvaient aussi toujours les vingt actions des Chantiers Slipen, et elles n’étaient plus aussi peu intéressantes que le jour 95 ou la mère en avait fait cadeau à son fils. Il s’en était assuré, et, à certaine occasion avait même fait un voyage de plusieurs heures, afin d’assister a une assemblée des actionnaires, à Slipen. A cette assemblée, justement, s’était décidé le sort du vieux chantier naval. On allait lui rendre vie. L’amélioration des communications, certain développement de la bourgade de Slipen, de nouveaux capitaux versés, devaient rendre possible ce miracle. Le jeune Obitz avait attentivement suivi les débats. La source des capitaux frais, il la connaissait, car, depuis quelques années, de son mieux, il se mettait au courant de ce qui se passait dans le monde des valeurs industrielles. A la réunion, installé timidement au fond de la salle il ne se fit remarquer par personne, ne perdant, de son côté, pas un mot. Le premier rôle était tenu par le banquier Campbell, qu’Edouard connaissait de nom. Campbell laissa les bavards bavarder, attendant patiemment, assis comme un Bouddha, ses mains posées sur ses genoux, ses lourds yeux bruns chargés de rêves. Puis, le moment venu, il demanda la parole, en un tournemain ramassa tout le sujet en question, et sut démontrer qu’il n’y avait pas d’autre solution que la sienne. Edouard en avait eu chaud d’admiration. Chaud, mais pas au point d’en perdre la tête. M. Campbell avait acheté tous les papiers Slipen qu’il avait pu avoir à vil prix naturellement, et il devait vraisemblablement avoir l’intention d’en acheter encore davantage. « Mes actions, pour- 96 tant, il ne les aura pas », s’était dit son jeune auditeur. <( Au contraire, je suis moi-même acheteur. » I .'argent du marchand de bœufs, son grand-père, allait être mis en œuvre. Obitz n'avait personne à qui demander conseil. Inutile d’ailleurs : les bons conseils flottaient dans l’air; il n’avait qu’à les capter et les emmagasiner pour son profit. La plupart de ces messieurs, après l’assemblée, s’étaient réunis à l’hôtel de l’endroit pour dîner. Obitz, lui, était allé s’installer dans un petit café près de la gare et y avait attendu le premier train, en se livrant à d’intenses songeries. Tout ce qu’il possédait, il avait résolu de le placer en papiers Slipen ; pour ses études, il y pourvoirait en donnant des leçons. Très simple. Au bout d’un an ou deux, ou après que les reconstructions et améliorations votées auraient été terminées, Slipen commencerait à porter des fruits et il n’y aurait qu’à les cueillir. Le banquier, M. Campbell deviendrait encore plus riche qu’il ne l’était, et lui-même, Edouard, aurait gagné quelques milliers de couronnes, en cas de vente. Mais voilà, il n’était pas bien sûr de vouloir vendre. Vraisemblablement, M. Campbell également préférait le plaisir de devenir un magnat de l’industrie à la mesquine satisfaction d’un spéculateur sur actions... Edouard avait bu son café, lâchant de plus en plus la bride à son imagination, construisant un entretien familier entre lui et le grand banquier. « Il faut toujours travailler à longue échéance, voyez-vous, monsieur Obitz. Les affaires à court terme conviennent à des marchands d’habits. Met- 97 tre sur pied une belle industrie, c’est autre chose. Actuellement, les possibilités d’important tonnage sur les mers mondiales sont intéressantes. Ne l’oubliez pas. — C’est que je suis tout à fait d’accord avec vous, répondait notre Edouard..., en imagination. — Et ça, qu’est-ce que c’est? demanda Toria qui avait continué de fouiller dans l’écrin vert. — Ce sont des papiers importants. Plus tu grandiras, plus tu en entendras parler. Patience! Mais au mot de « patience », soudain, Toria montra de qui elle tenait. Secouant les boucles à la Nilsson, elle cria : — Non! C’est tout de suite que je veux tout savoir! — Tu te sers d’une mauvaise méthode, répondit Edouard, et froidement, il ferma l’écrin à clef. — Si, si! cria l’enfant, levant la main. Avec un calme exemplaire, Edouard saisit cette petite patte de furie. Ensuite, comme si rien ne s’était passé, il se mit à raconter des histoires enchanteresses sur la construction des bateaux, sur les grands steamers qui voguent sur les mers, transportant mille choses, et donnant du travail à tant de personnes, aux hommes blancs, noirs et jaunes. Quant à lui, conclut-il, il avait l’intention de louer une case à la banque, à Stockholm, et d’y serrer ses précieux papiers. Sœur et frère étaient assis, l’un contre l’autre, joue contre joue, et vite Toria regretta son accès de violence. ■—- Dorénavant, je vais mentir très peu, murmura-t-elle. — Ça, c’est bien, petite Toria! Baisers. Tout à coup, d’en bas, on entendit monter la voix de Mme Obitz. — Petite nigaude, est-ce que tu es complètement piquée? Que fais-tu là-bas pendant des heures? Toria, tout de suite, et sans hésitation : — Je raccommode des bas, maman. — Ce n’est pas fini bientôt? — Il n’en reste plus que deux, maman; je me presse. Mme Obitz se tint pour satisfaite. Elle ne montait pas volontiers l’étroit escalier du grenier. — Dieu garde! fit Edouard. Que dira maman quand elle s’apercevra que tu n’as même pas raccommodé une seule paire de bas? — Elle ne s’en apercevra jamais, parce que j’ai tout raccommodé hier, quand elle était sortie! Pareille tactique n’était pas, à beaucoup près, dans l’esprit du glorieux régiment, mais Edouard ne put se tenir de rire. En voilà une débrouillarde! Aucune comparaison entre sa sœur et ce qu’il avait été lui-même, enfant timoré... Quand elle le vit rire, alors qu’il aurait dû y aller d’un sermon, elle se serra encore plus tendrement contre lui, le cajolant, riant, riant, et l’appelant de tous les noms qu’elle inventait : — Mon vieux ! Mon chou ! Mon gentil ! Mon fréfrère! Mon joujou! VIII Le soir, pendant ces courtes vacances d’été, Edouard sortait volontiers, heureux de reprendre contact avec les lieux chers à son enfance. Il y puisait toute la force et le courage dont il avait besoin, lui semblait-il. Il savait bien que les rêves ne sont que des rêves, et que si les rêves, un jour, doivent prendre corps, cela dépend du rêveur lui-même. Il ne demandait rien pour rien. Ne le plaignons pas d’avoir grandi sous la rude férule de Mme Obitz : elle l’avait aguerri. Dès son arrivée, Jenny Pauwel l’avait très bien accueilli, très amicalement, et lui avait dit : — Allons faire la cueillette des champignons. Tu viens? — Bien entendu. Et il avait porté le grand panier. On avait visité ensemble tous les endroits à champignons, on s’était arrêté en plein bois pour fumer chacun sa cigarette. En effet, Jenny s’était mise à essayer parfois d’une cigarette, comme une vraie jeune fille. Par bien d’autres côtés encore, elle avait fini par devenir une vraie jeune fille, se conduisant avec dignité, ne se pendant plus au cou de personne. Elle avait cessé de confier à Edouard ses idées au sujet des bons partis et de lui montrer sa correspondance. Une poignée d’actions, quelques rêveries sentimentales, ne constituaient pas un bien gros bagage d’avenir, Edouard s’en rendait compte. Cependant, il aimait rêver, marchant au clair de lune des fraîches nuits, rêveur sans illusions — croyait-il —• mais heureux de garder son rêve. Au lever du soleil, Edouard détachait le bachot plat et le conduisait doucement à travers les roseaux qui déjà commençaient à jaunir. Il allait presque sans bruit, pour ne pas troubler les canards sauvages qui couraient sur l’eau en hochant la tête. Le soleil luisait à travers l’eau de la rive. Edouard cessait de ramer et se mettait à observer le brochet, ce tigre d’eau douce, à l’affût des bandes de petits poissons, glissant de-ci, de là, folâtres comme une classe d’écoliers en récréation, proies candides. Au-dessus de ces drames du fond, à la surface de l’eau, alertes et impassibles, les araignées d’eau, aux longues pattes, semblaient vouloir jouer aux champions de patinage. Peu à peu, le soleil devenant plus chaud, il retirait son béret et fermait les yeux. Il restait longtemps en pleine lumière, mi-endormi, mi-éveillé, aspirant profondément et avec jouissance l’air vif du matin, saturé des parfums de l’automne naissant, et du calme, de la plénitude d'une saison finie, préparant déjà les moissons à venir. C’était une joie pour lui. Il s’adonnait à ses pensées habituelles : travail, diplômes, avenir, situation... et Jenny. Un matin, comme il rentrait, en approchant de la maison, il aperçut sa mère qui marchait à pas 101 pressés devant lui. Il était cinq heures. Une gri saille enveloppait le paysage de la brume qui s’élevait de l’eau. Dans cette brunie, Mme Obitz paraissait plus grande que de coutume, bien qu’elle marchât en serrant les épaules, comme si cela eût pu la rendre moins visible. Sans se le demander, Edouard comprit d’où elle venait. Avec précaution, elle ouvrit la grille, enleva ses chaussures et courut vite sur le gazon jusqu’à la porte du vestibule. Un instant, elle s’arrêta, semblant écouter, puis se glissa dans la maison. Elle n’avait pas vu son fils. Edouard attendit un peu avant de la suivre. Il ne voulait pas se faire voir. Dans sa chambre, il se jeta sur son lit, joignit les mains sous sa tête et se mit à penser. Ses pensées lui semblaient aller à l’assaut de nuées. Jamais encore les nuées n’avaient été aussi proches de lui. Il avait toujours évité de s’arrêter à l’idée de sa mère. Une mère est sacrée. Peut-être exagère-t-on l’infaillibilité de cette thèse, mais il l’avait acceptée. Une mère est sacrée, et partant, au-dessus de toute critique. Et maintenant le moment était là, de regarder Mme Obitz en face, d’un esprit aussi froid et aussi critique que si elle eût été n’importe quelle autre. Comment l’eût-il jugée, au cas où il aurait eu l’expérience d’un homme mûr, d’un homme expérimenté quant aux faiblesses humaines et à la logique intérieure des événements de notre vie? Mettons, se disait-il, qu’il eût pu, point par point, 102 faire l’analyse du cas de Mme Obitz, libre de toute émotion! ( Certes, il devait y avoir des gens capables de goûter pareil problème, de goûter n’importe quel spectacle humain, comme un spectacle, tout sim plement. Mais lui s’y refusait. Il se refusait même à arriver au jour où on cesse de dire : (( Tout est possible », pour affirmer cyniquement : « Tout est admissible, acceptable. Pas de limite. Rien que des drames humains, sujets d’examen intéressants, divertissants même. » — « Non! » cria-t-il tout haut, et il sursauta, entendant le propre cri de ses entrailles. « Aurais-je dormi?... » Mais il était bien éveillé, et il savait qu’il lui fallait continuer à porter assaut aux lourds bancs de nuées. « Je sais, je sais, on peut tout expliquer. On peut trouver des excuses. Mais elle a été perfide, fausse. Elle a mêlé le mensonge à sa vie, et elle s’est complue dans ce trouble. Sa vie lui eût paru morne et sans valeur, si elle n’eût eu ce trouble! Je suis en droit de m’éloigner d’elle. On met à part le fruit pourri. Ma mère n’est pas sacrée par la seule raison qu’elle est ma mère, une femme ayant donné le jour à un enfant, peut-être contre son gré. Qu’en sais-je? Elle n’est pas plus sacrée que d’autres qui n’ont pas eu d’enfants. » Il était jeune, Edouard, il jugeait durement. « Je sais, je suis dur, pensa-t-il, mais c’est que je veux l’être. Pas de romantisme! » Puis il réalisa que ce qui se passait dans la mai IU ’ son de son père, avait dû, naturellement, et depuil longtemps, être un sujet de bavardage et de risée La risée retombait sur eux tous, sur la petite Toria — et sur Jenny, dont il ne savait même pas ce qu’elle avait pu comprendre... A la pensée de Jenny, il sentit une sueur froide. « Il faut que je lui parle! » Pourtant, de tous, Jenny était bien la dernière à qui il pût parler : plus que quiconque, il fallait épargner Jenny. Il s’endormit enfin lorsque des voix et des pas commencèrent à se faire entendre dans la maison. Il lui sembla être de nouveau assis sur la barque, au milieu des roseaux; le soleil brillait; les champions de patinage couraient résolument sur la surface lisse de l’eau, ignorant tous les drames du fond... De nouveau, il se sentit heureux, pur et plein d’espoir. Mais dès le réveil, son tourment reprit. Il n’avait pas résolu le problème, il n’avait pris aucune décision; il se sentit lâche. Aussi, comment prendre une décision qui entraînerait la rupture entre les familles et, à tout jamais, éloignerait de lui Jenny? Jenny! Tout à coup, Toria se trouva près de lui, se penchant sur lui, lui pinçant le nez, le tirant par les cheveux. Il attira vivement à lui l’enfant affectueuse, cachant son visage honteux contre le petit tablier à l’odeur douceâtre de cotonnade. Ensuite, la journée entière passa, et il ne dit ni ne fit rien. IX Vers le soir, il sortit de nouveau. Il choisit le chemin qui montait à la forêt clairsemée, plus clairsemée que jamais, de plus en plus coupée, d’année en année. Sur le bord d’une petite mare brune, il se jeta à terre; ici aussi il y avait des oiseaux d’eau, et il resta à les regarder. C’était l’heure des derniers rayons de soleil. A la surface de l’eau il y avait un jeu de reflets dorés, sinueux, mobiles. Le miroir se brisait, était agité par un souffle, ou par les ébats du soir des canards sauvages; à contempler ce jeu, il reposait ses yeux fatigués. Puis, lorsque le soleil eut disparu et que la nuit tomba, il coupa quelques grandes branches de sapin et s’en fit une couche. L’odeur de sapin entra, calmante, en lui, et lui donna un peu de repos. Il s’était étendu face contre terre, le front contre son bras. Ah! se plonger tout entier dans ce parfum et ce silence de la forêt, et puis s’enfoncer encore davantage dans le baume de la terre même, et finalement plus loin encore, dans les miséricordieuses ténèbres,- d’où l’on ne revient pas. Quelle délivrance! Il l’appelait à lui! Mais, au bout d’une heure, il eut froid et se leva. (( A quoi bon me détruire? de toute façon, je dois vivre. Le problème est très simple ; il faut que j’aie un entretien avec maman... » Un entretien avec Mme Obitz! Edouard, pour rentrer, prit à travers le parc du château, et monta jusqu’au bâtiment même. Il n'y avait à cela rien d’extraordinaire; il avait toujours beaucoup aimé passer sous les fenêtres de Jenny et y lever les yeux. Autrefois, elle lui permettait de faire entendre un coup de sifflet ou de jeter une poignée de gravier contre la vitre, et vite, elle s’habillait et descendait le rejoindre pour partir ensemble à la pêche. Naturellement, tout cela était fini maintenant, mais il monta tout près d’elle, sous la fenêtre, et resta silencieux, dans l’obscurité. Alors, tout à coup, il entendit venir de l’intérieur de la maison, un terrible cri, un cri désespéré et affreux dans le profond silence. Il lui sembla reconnaître la voix de sa mère. Il courut à la porte la plus proche; providentiellement, elle n’était pas fermée à clef, et il entra, passa à travers quelques chambres, et finalement se trouva dans la chambre à coucher même du capitaine. Les rideaux étaient fermés, mais sur une table brûlait une petite lampe à globe blanc, qui donnait une faible lueur. Sur le lit, le capitaine était étendu, les yeux mi-clos et étrangement immobile; et, à genoux, contre le lit, Edouard vit sa mère. De ses mains raidies, le capitaine avait saisi l’épaisse chevelure noire de Mme Obitz, et elle luttait pour se dégager. Quand elle entendit des pas, elle tourna un peu la tête et put voir qui entrait. •—- Ah! C’est toi. Bénédiction! Vite! N’éveille 106 personne, tu comprends? II faut que je m’en aille. Il doit y avoir des ciseaux sur la table de toilette, tiens, là-bas, mais presse-toi, surtout, presse-toi, au nom de Dieu! Tremblant, le fils prit les ciseaux et délivra sa mère des mains du mort. Si seulement ils avaient pu être laissés seuls en ce moment-là, la mère et le fils! Mais Jenny avait mal dormi; il lui avait semblé que quelqu’un appelait. Elle avait cherché à se rendormir, mais en vain. Le cri se répéta; non, ce n’était pas un rêve. Elle avait sauté de son lit, et, nu-pieds, descendit en courant. Elle vit Mme Obitz, debout au milieu de la pièce, tenant son fils à deux bras, visage contre visage. Elle le secouait, mettait toute sa force de persuasion à le contraindre, sans sembler y parvenir. Sur le seuil de la porte, Jenny entendit : — Tu entends, je te maudis dans le temps et dans l’éternité, si tu parles! Tu sauras te taire? Réponds. Mais il restait impassible, pétrifié, et ne répondait mot. X Alors Mme Obitz n’attendit pas davantage. Elle happa sur une chaise quelques effets, un chapeau et un manteau, par terre une paire de souliers, et s’échappa. Sur le seuil, elle se heurta à la jeune fille en longue chemise de nuit blanche, mais elle ne se laissa pas arrêter. Edouard et Jenny écoutèrent ses pas s’éloigner. Puis ce fut le silence. La maison restait endormie. Ils écoutèrent encore, mais personne ne venait. Edouard alla au lit; l’idée lui venait que peut-être le capitaine n’était pas mort. — Donne-moi le petit miroir, Jenny; il me semble que j’en ai vu un sur la table de toilette. Elle obéit, et ils tinrent le miroir sur les lèvres du capitaine. Mais il n’y eut rien. Edouard chercha à entendre battre le cœur. Mais rien. Plus aucun pouls. Il souleva alors le mort et l’installa contre les coussins. Puis, des mains raidies, il arracha les cheveux noirs coupés, avec le plus grand soin; il ne fallait pas qu’il en restât un seul. —■ Dans la cheminée? fit Jenny. — Non. Et il fourra les cheveux dans sa poche. A lui ensuite de les faire disparaître sans laisser de traces. Sur le drap il prit une épingle-neige et la fit également disparaître dans sa poche. Jenny vit ses lèvres toutes blanches, tremblantes; elle ne put y arrêter ses yeux. Mais il se domina et dit : — Jenny, il faut que ceci reste notre secret, à toi et à moi. Tu vois? — Oui. — A cause de ta mère, comprends-tu? Henri lui-même ne doit rien savoir. — Non. — Maintenant, permets-moi, Jenny; tu es calme, n’est-ce pas? Es-tu calme? — Oui. Alors monte et éveille ta mère. Tu lui diras que lu as entendu ton père appeler, que tu es descendue, et qu’alors tu l’as trouvé... Peut-être n’avait-il pas le cœur très solide? — Non, il n’ a pas été bien cette dernière année. — Il faut que tu prennes tout sur toi. Toi seule. Je ne dois pas avoir été ici, moi non plus; ça paraîtrait étrange. C’est d’ailleurs par hasard que je suis passé. J’ai entendu quelque chose et suis entré. Mais n’oublie pas que pour les autres, personne n’était là. — Je sais. — J’ai peur que tu n’en aies pas la force, Jenny. Ma petite Jenny! dit-il. — N’aie pas peur, répondit-elle de sa voix comme morte. — Dès que je pourrai, j’enverrai une dépêche à Henri, et ensuite je reviendrai ici. Peut-être pourrai-je vous être utile. Mais Jenny répondit, et enfin, elle avait réussi à affermir sa voix : — Non, ne reviens pas. — Pourquoi, Jenny, pourquoi? — Je ne veux pas. Ça vaut mieux. Et il sentit que par ces mots, elle le poussait à tout jamais hors de sa vie. Elle était capable de tout ce qu’il fallait, mais non pas qu’il partageât l'affreux secret, pas plus lui que nul autre — et peut-être même lui moins qu’un autre... Pendant des années et des années, il devait ensuite se la rappeler telle qu’elle avait été là, si pitoyable, si frêle et si pâle, nu-pieds, transie de 109 froid, mais d’un courage de lionne qui défend son bien, petite héroïne sans peur, sans crainte même de la terrible mort. Et seule. Des années et des années? Non, toute sa vie entière, Edouard se la rappela ainsi et ne cessa de la revoir — sa petite Jenny... XI Il rentra chez lui, y trouva tout silencieux, et se mit à attendre l’heure où il pourrait expédier le télégramme à Henri. Le ciel s’éclairait et devint bleu; un nouveau jour naissait. Toria, sur l’escalier l’appela ainsi qu’elle le faisait tous les autres matins : — Edi, est-ce que je peux monter? — Pas encore, Toria. Quand il eut expédié la dépêche, il ne descendit plus de toute la journée. Il refusa de manger. Il lui fallait toute sa force de volonté pour arriver à ne pas sombrer dans le désespoir. Toria, malgré son refus, lui monta un repas; il la fit asseoir sur le bord de son lit, et appuyant sa tête sur les genoux de l’enfant, il pleura. — Est-ce que tu pleures parce que le capitaine est mort? — Qui te l’a raconté? — C’est papa. La sonnette de la boutique tinta toute la journée : on accourait. Edouard comprit que tout le monde espérait en savoir plus long chez le maître 110 d'école que nulle part ailleurs, sur la mort du capitaine, et puis, naturellement, on voulait voir comment Mme Obitz prenait ça. Le jour suivant Edouard calcula qü’Henri devait être arrivé à Penningholm. Dorénavant c’était donc Henri qui prenait la direction de toutes choses, interrogeait Jenny et recevait ses réponses précises et claires, donnait des ordres, gardait son sang froid. Edouard finit par se redresser et reprendre une sorte d’amer courage, trouvant une acerbe satisfaction à penser qu’il obéissait ainsi au vieux mot d’ordre du régiment Pauwel : — On ne recule pas. On croit mourir, mais on ne meurt pas... Il descendit donc, vit sa mère, constata qu’elle avait effacé tout signe de ce qui était arrivé, bien coiffée et accorte. Il prit les journaux, et trouva les rubriques alarmantes des premières pages : « Les pourparlers de Karlstad. Les pourparlers avec la Norvège seront-ils rompus? Journées critiques. » — S’il y a la guerre, je pars, pensa-t-il. Là s’ouvrait une issue. Il aurait aimé pouvoir consulter Henri; au moins sur ce sujet tout impersonnel, ils auraient pu causer. Mais certainement Henri ne savait même pas que son ami était là, Jenny n’ayant rien dit, et ne pouvait s’étonner de ne pas le voir paraître à Penningholm pour y prendre sa part au grand deuil. Le quatrième jour après la mort du capitaine, Edouard vit sa mère en train de préparer une robe noire. — Vous ne pensez tout de même pas aller à l’enterrement, maman? — Comment donc? répliqua Mme Obitz. De quoi cela aurait-il l'air, que je n’y sois pas? — Mais je vous le défends. — Hein? — Ne vous y risquez pas, maman, voilà tout. Au comble de la stupéfaction, Mme Obitz leva les yeux sur son fils. Pour la première fois, les regards de la mère et du fils se rencontrèrent en franc duel. Pour la première fois, Mme Obitz fut consciente du regard de son enfant, pointe d’acier, projectile ne manquant pas son but. Et ce fut elle qui dut battre en retraite. D’une main mal assurée, elle saisit une bobine de fil pour montrer cependant qu’elle ne renonçait pas à son ouvrage. Mais Edouard lui arracha la robe des mains, la lança dans un placard, ferma à clef le placard et mit la clef dans sa poche. Et de quelle voix il prononça ensuite : — Vous avez donc oublié où Jenny et vous, vous êtes rencontrées? II est inadmissible que Jenny vous trouve encore sur son chemin. Mme Obitz fit une dernière tentative et passa à l’attaque. — Que diable faisais-tu toi-même à Penningholm en pleine nuit? Qu’est-ce que vous avez à répondre à ça, Jenny et toi? Alors, il leva la main, et, enfin, Mme Obitz prit peur. Pour la première fois de sa vie entière, elle prit peur, peur de son propre fils, du patient Edouard, du petit Grieg, aux yeux de meurtre. 112 ' Et quand vint le jour de l’enterrement, elle n’osa plus que rester chez elle. Elle se mit au lit, alléguant une de ses pires crises rhumatismales, et se plaignant de ne pouvoir faire un mouvement. Mais Edouard se rendit à l’église. Les lèvres blanches, il regarda passer le petit groupe vêtu de noir, les amis de tout son passé d’enfant : Mme Pauwel sous un voile épais; Henri, son colonel adoré, très droit dans son uniforme de sous-lieutenant, un crêpe au bras; et Jenny, aussi blanche que lui-même. A l’orgue, M. Obitz, maître d’école et organiste, faisait se répandre sous la voûte la puissante musique de Y Héroïque. Tout se faisait honorablement et comme il le fallait. Près de la tombe, Edouard dut passer, comme tout le monde. Il pressa des mains, mais sans rien voir, aveuglé. — Merci, mon ami, murmura Henri; viens chez nous demain, je te prie. — Malheureusement, il faut que je parte dès demain matin. — Tu es donc venu ici seulement pour nous? Comme c’est bien! Merci, mon vieux; c’est bien gentil de ta part. Jenny se tenait debout près de son frère. Pas un mot, pas une syllabe. En lui-même Edouard l'implorait, mendiant sans paroles : Vraiment non, tu ne me diras rien, Jenny ? Non. Peut-être n’en était-elle pas capable. Et il pensa, chavirant : Je deviens fou. Le matin du jour suivant, il quitta la maison pa- I I 3 ternelle avec l’intention ferme d’y revenir aussi rarement que possible, ou de préférence jamais — pour ne plus jamais revoir ces lieux qu’il avait tant aimés et où il gardait mille doux souvenirs. Ne plus jamais revoir les êtres auxquels il avait consacré l’adoration de toute son enfance; jamais là, en tout cas!... Et il se dit : — Maintenant je suis un homme fait. Ça m’a coûté cher, mais il n’y a plus à revenir là-dessus. On ne recule pas... J’ai devant moi deux issues : la mort ou la vie — et il faut que je vive — ne serait-ce que pour Toria. TROISIEME PARTIE JENNY I Après l’enterrement du capitaine, Mme Obitz tria comme d’ordinaire le courrier et trouva deux lettres pour Mlle Jenny qu’on n’était pas venu chercher. Sur les deux elle reconnut l’écriture. Deux étés précédents déjà, Mlle Pauwel avait fait prendre de ces mêmes lettres pour elle au petit bureau de poste, tout à fait en dehors du courrier du château, qui y arrivait directement de la gare du chemin de fer et dans une sacoche particulière. Mme Obitz tint les deux enveloppes au-dessus d’une casserole d’eau bouillante, de façon à pouvoir les ouvrir, retira les deux lettres et les lut. Après quoi elle les remit en place, ferma les enveloppes et envoya la petite Toria au château avec les lettres. Elle se tint sur le pas de la porte quand la fillette revint : Alors, qui as-tu rencontré? Mais l’enfant dans son inconcevable sottise avait simplement laissé les deux enveloppes à la cuisine. — Idiote! cria la mère, tu n’as donc pas vu Mme Pauwel? — Non. — Et elle non plus, la Jenny? — Non. — Alors, retournes-y et prends tes yeux avec toi, triple petite gourde! Voilà un livre que le capitaine m’avait prêté. Retourne le leur porter; va par la grande porte et entre tout droit. Toria n’était pas timide. Elle alla comme on le lui avait ordonné : tout droit. Par la porte du vestibule qui était ouverte, elle vit le salon orné de grandes glaces entre les fenêtres et de grandes plantes dans des caisses de bois vertes. Elle n’était pas souvent venue au château, et elle regardait avec curiosité. Tout à coup Mme Pauwel fut là, survenue comme un grand oiseau noir, presque sans bruit. — Que fais-tu ici, petite? — J’ai à remettre un livre de la part de Mme Obitz. — De la part de Mme Obitz ? Il ne manquait que ça! Donne-moi le livre. Voilà. Et maintenant retourne chez toi, mon enfant, et tâche de ne plus passer par ici! A la porte du vestibule se tenait Jenny, également en noir, moins dure pourtant, et l’enfant leva vers elle ses yeux apeurés. Mais Jenny dit seulement à voix basse et triste : — Oui, ma petite, c’est ça, va-t’en. Et puis Mme Pauwel lui mit la main sur I 16 l’épaule et la poussa devant elle comme pour hâter sa sortie. La petite prit la fuite, retenant ses larmes. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi on la traitait ainsi, comme si elle avait été malpropre, comme si elle avait fait quelque chose de mal. Au loin, dans l’allée, elle vit arriver Henri, et elle eut peur de le rencontrer, lui aussi; vivement, elle sauta dans le fossé et se cacha. Henri, toutefois, l’avait vue, s’arrêta et demanda : — Mais qu’est-ce que tu as? Pourquoi te caches-tu? Petite Toria, viens ici. Elle se hissa alors hors du fossé, saisit la main d’Henri et la porta à son visage, appuyant contre cette main sa joue humide en sanglotant. Le grand Henri se pencha sur elle, tout à fait perplexe; il caressa gauchement la petite tête bouclée sans rien comprendre à ce grand chagrin. Puis il fit un bout de chemin avec elle en la tenant par la main, s’efforçant à la consoler : — Allons, allons, du courage! Aimes-tu un verre de limonade? — Oui. — Sais-tu qu’on peut en acheter chez Adolfs-son? — Oui. — Et du sucre d’orge? — Oui. Il chercha dans sa poche, y trouva une pièce et la donna à l’enfant : — Alors cours-y t’acheter quelque chose de bon. Les larmes de Toria avaient séché; elle semblait surtout se soucier de tenir Henri par la main le plus longtemps possible. En la quittant, il lui dit encore : — Allons, du courage! Une fois chez lui, il questionna : — Mais qu’est-ce qu’elle avait, la petite Obitz? Elle venait d’ici, pleurant à chaudes larmes. — Elle venait d’ici, en effet, répondit Mme Pauwel, et elle n’y reviendra plus. Ni personne de toute cette bande. Jenny se taisait, et Henri n’insista pas. Chez le maître d’école, pendant ce temps, Mme Obitz reprenait son interrogatoire : — Eh! bien, ma petite, qui as-tu vu? Où es-tu entrée? Ah! Ah! Tu n’es même pas entrée; en voilà des manières! Alors vous étiez sur la porte tout le temps? Tu as pleuré? Réponds. — Je n’ai pas pleuré. — Tu mens, tes yeux sont rouges. Pourquoi? Réponds. — J’ai couru. — Tu mens. Tu as pleuré. — Je n’ai pas pleuré. Mme Obitz continua : — Est-ce que Mme Pauwel semblait triste? — Je ne sais pas. — Est-ce qu’elle avait l’air fâchée? — Je ne sais pas. — Mais si, voyons, elle avait l’air fâchée! I 18 Peut-être... répondit l’enfant. • 2ui m’a fichu des gosses comme toi et ton frère? cria Mme Obitz. D’Edouard on n’a jamais pu tirer un mot, et voilà que tu commences à être comme lui? Vous êtes donc infirmes, tous les deux? Qu’as-tu à répondre à cela? — Rien. Rien. Et Toria garda pour elle le secret de la rencontre avec Henri. II devait y avoir une raison mystérieuse et insondable à la conduite des deux autres et à la colère de Madame Pauwel, mais cela importait peu, puisque Henri avait été quand même gentil. — Toute cette engeance de Penningholm, affirma ensuite Mme Obitz, en découpant le rôti à table, assise entre son mari et sa fille, je n’en donne pas un rouge liard! Le capitaine était bien, mais ce n’était en somme qu’un pauvre homme. Le voilà mort, et je me fous des autres; désormais nous ne les connaissons plus. Vous m’entendez? II Mais bien que Mme Obitz demeurât forte en paroles, la crainte s’était emparée d’elle. Car il était possible que Jenny eût appris à sa mère la vérité sur la mort du capitaine, et, si Mme Pauwel avait l’idée de propager pareille vérité, le nom de Mme Obitz risquait de se trouver un beau jour sur les lèvres de chacun, et cela d’une manière peu souhaitable. Elle regrettait de n’avoir 119 pas gardé les deux lettres de Jenny qui eussent été un moyen de chantage en cas de nécessité, car ça n’avait pas été précisément des lettres banales que la jeune fille avait reçues. . L’une des deux venait d’un prétendant régulier, et était signée : votre tout dévoué Axel. Elle était régulière, bon! Pourtant personne n’aime savoir ses lettres livrées à tout venant. Et, de toute façon, l’autre pli avait été des plus sensationnels. 11 y était dit sans aucune retenue : — « Mon aimée, je deviens fou si je n’ai pas de nouvelles! Je ne dors plus ; je passe mes nuits à mordre mon oreiller. Je sais bien que je ne me suis pas conduit comme il le fallait, mais tout de même... Impossible de nous séparer ainsi. Ah! Jenny, tu ne connais pas ma force de volonté... » Et un peu plus loin : — « Ton père est mort ! Ah! Que je le sois comme lui, plutôt que de perdre celle que j’adore... » Cette lettre était signée seulement : A toi, et en lettres deux fois plus grosses que les autres. Mme Obitz se souvenait de tout, mot par mot, mais à quoi cela lui servait-il? Elle avait lâché les lettres, c’était fait, et sa vie dorénavant était vouée à l’attente et à l’incertitude. Mme Pauwel maintenant, faisait la tournée de tous les voisins pour remercier de la part qu’on avait prise à son deuil. Elle était la veuve. A elle seule revenait le droit de pleurer un époux. Partout elle se montrait d’une amabilité exquise. Mai elle ne mit pas les pieds dans la maison du maître d’école, malgré des fleurs envoyées. Les Obitz re 120 çurent une carte de visite, ce fut tout. A 1 automne, eut lieu l’inventaire post-mortuaire à Penningholm, et toujours rien ne se passa. Personne n’interrogea Mme Obitz pour savoir si lecaPn taine avait recouvré ses débours du temps ou et avait lancé son affaire. Elle n’aurait certes Pas refusé de donner quelques centaines de couronnes, si ces orgueilleux Pauwel avaient consenti a taire venir s’informer. Mais on n’en fit rien. Dette payee ou non, on sembla n’y point songer. Et, de tat Mme Obitz n’avait jamais rien payé. « Ah que je sois mort comme lui plutôt que 5 perdre celle que j’aime »... Ces mots, Mme Obi z les enviait si fort à Jenny Pauwel qu’elle en cnait dans son sommeil quand elle arrivait enfin a 5 recouvrer. Il se trouvait donc sur la terre un Jeun homme — un joli étudiant, peut-être —. P d’amour et qui écrivait ainsi! C’était ainsi GU aurait dû écrire, lui aussi, le capitaine! Et Mme Obitz mesurait toute l’étendue de sa perte à ces mots qui jamais ne lui avaient été adressés et 4. mais ne le seraient plus. — Tu ne dors toujours pas, mon amie? demandait le maître d’école tout doucement. . — Fiche-moi la paix, au moins! répondait-elle. Elle fit venir un ouvrier peintre et lui fit repeindre et tapisser à neuf la petite chambre ou avaient été tendus les papiers anglais du capitaine Pauwel, dont il lui avait dit qu’il ne les aurait donnes a nul autre, pas meme a un musee. —5 était apparu alors à son amie comme une grande S ZI preuve d’amour. Mais ce n’était plus assez. Mme Obitz paya un supplément à l’ouvrier pour avoir le travail plus vite fini. Toute la chambre fut transformée. Et en fait de tenture, elle choisit le papier qui aurait semblé au capitaine — elle en avait la certitude -— le plus laid. — C’était plus joli ici auparavant, fit remarquer Toria. — Ta gueule, gamine! Mme Obitz se saisit d’une velote de fil qui lui tomba sous la main, et la lança vers l’enfant. Mais Toria s’était esquivée, souple comme une belette. III Pendant cette terrible période, une seule personne apportait un peu de consolation à l'esprit torturé de Mme Obitz : Mlle Caïnberg, la sage-femme. A elle, au moins, Mme Obitz savait montrer qu’elle tenait toujours bon, et cela lui faisait du bien pour un instant. — Ecoutez, Eva. Je ne rougis pas d’avouer que je regrette le capitaine. Pensez, il me racontait tout de sa vie et de ses affaires. A personne autre qu’à moi. Le Séraphin possédait le don de lire sur le visage de Mme Obitz et au bon moment, vite elle aiguillait l’entretien sur de nouvelles voies. Elle proposait des livres. — Lisez donc les Mémoires de Kropotkine, disait-elle. C’est excellent. 122 - Kropotkine, en voilà un nom! Non merci. Mine Obitz ne se laissait pas diriger. Elle revenait vite aux sujets de conversation préférés par elle-même. On va faire faillite, paraît-il, là-bas, au château, inventait-elle. Vous n’en saviez rien? — Je n’en ai pas entendu parler. —- Vous ne savez pas grand’chose. Si, ma chère, et ensuite il va falloir qü’Henri se mette à la charrue. Finie, la belle carrière! Quant à Jenny, elle va se marier, elle n’a que ça à faire. — Je n’en ai pas entendu parler non plus. — Oui, ma petite, elle a un ami de cœur, un jeune étudiant très chic, follement amoureux d’elle, mais, celui-là, il lui faudra le lâcher. Celui qu’elle va épouser est un vieux, à cheveux gris, révélait Mme Obitz. Je ne dis plus rien, encore que je sache tout. Je ne citerai que son prénom Axel. Le gros « directeur », M. Karolin — on lui donnait ce titre — vint en visite pendant l'hiver. Il se montrait de plus en plus rarement, Penning-holm n’étant pour lui, en son ascension tout à fait considérable, qu’un petit patelin; aussi déclara-t-il que cette visite serait sa toute dernière un adieu. Il avait ouvert à Stockholm une maison de confection, et, dorénavant enverrait lui-même des petits voyageurs de commerce en tourner De ses yeux bleu vif, il détailla Mme Obitr, se souvenant de leur première entrevue. Il avait eu à cette époque-là une grande envie de prendre vis-à-vis d’elle les plus grandes libertés, mais 123 aujourd’hui cela lui semblait parfaitement para doxal. — Où est votre fille? demanda-t-il, pourtant aimable. — Courez-vous déjà les petites filles? répliqua, acerbe, Mme Obitz, remarquant pour sa part avec satisfaction que le petit Karolin, un garçon jadis assez gentil, se mettait enfin à beaucoup engraisser. II avait apporté une boîte de bonbons pour Toria : — Si vous appeliez ça courir les petites filles, répondit-il en offrant la boîte, tant pis pour moi, j’aime bien la jeunesse. Je viens de me marier, continua-t-il. C’est en partie pour cette raison que je vais cesser de voyager, ma femme n’aime pas ça. Il tira son portefeuille et fit valoir le portrait d’une jeune femme à traits quelque peu aigrelets. — Elle est jalouse, naturellement, ça se voit, prononça Mme Obitz, ressentant quelque plaisir à penser que cet effronté Karolin ne manquerait pas son purgatoire sur terre. — Vous auriez pu attendre Toria, dit-elle. Toria a dix ans. Dans sept ans, elle sera à point pour le mariage. Le chef de la maison de confection accorda un moment de rêverie à celui qu’il avait fini par faire. C’était vrai : il y avait des scènes, de la jalousie. II s’était un peu trop vite laissé emporter pas un emballement d’été, — maudits soient les étés! Pourtant il se dit que si l’alliance contractée n’était pas meilleure, au moins valait-elle 124 autant qu’une alliance avec la fille de Mme Obitz, laquelle, qui sait? portait peut-être en elle les dispositions de sa mère à la grossièreté... - Avec le temps, je la prendrai dans ma maison et la formerai aux affaires, conclut-il néanmoins, généreusement. — Non, merci, répondit Mme Obitz; vous avez des yeux bien trop effrontés. Sur ce, il prit congé, laissant son ex-associée à son existence solitaire, à ses moqueries, à sa jalousie, sa vanité, sa haine, la quittant sans regrets. En effet ses jours à lui non plus n'étaient pas exempts d’épreuves et son propre état d’âme n'était pas toujours le plus serein, il le savait, mais, en tout cas, il voyait devant lui un grand but : celui de devenir un jour le premier des grossistes en confection de la capitale. IV Pendant la petite enfance de Jenny, il était arrivé une fois à Mme Pauwel de renverser une tasse de café-crème sur son unique robe de soie. Elle s’était caché le visage dans ses deux mains et Jenny avait compris que quelque chose d’effroyable s’était passé. Il avait été impossible de faire disparaître les taches et il n’y avait pas eu moyen non plus de faire teindre la soie, de trop mauvaise qualité. Aux lettres contenant ces beaux cartons avec des « ont 1 honneur d’inviter, » elle dut coup sur LES QUATRE. BATONS DE MARÉCHAL 125 coup répondre que, malheureusement, elle était ce jour-là empêchée. L’empêchement était le manque de robe. Finalement, on avait acheté une nouvelle soie, mais celle-ci aussi à bon marché et mauvaise, et Mme Pauwel avait tellement peur de gâcher encore celle-là qu’elle osait à peine manger ou boire lorsqu’elle portait la robe neuve. Cette odieuse pauvreté, supportée par la mère en silence, et qü’Henri semblait complètement négliger, mettait Jenny hors d’elle. Comme Henri, elle aussi était la plus pauvre de sa classe; comme lui, elle portait des vêtements donnés, retapés, faits à la maison — et comment! — et comme lui, elle aussi, manquait d’argent de poche, fis allaient en classe dans la même ville, mais ne demeuraient pas ensemble. Ils étaient répartis, l’un chez un cousin, l’autre chez un autre. Chez les deux, on laissait entendre aux enfants Pauwel qu’on leur faisait une grâce. Jenny prit tôt deux grandes décisions qui étaient : 1 ° Epouser un homme riche. 2° Refouler toute folie. Folie : tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, pouvait entrer en collision avec le point premier. Axel Gottorp, assesseur à la Cour d’Appel de la ville de province où elle était élevée, fit son apparition dans l’existence de Jenny pendant qu’elle allait encore en classe. Il fréquentait la maison des parents chez lesquels habitait Jenny, 126 et. quand il venait en visite, elle le saluait d’une révérence, le mettant sur le même plan que le père de famille. D’abord il ne fit point attention à l’écolière, mais, un jour, la trouvant toute seule à la maison, il se mit à bavarder avec elle. Jenny, flattée, fit de son mieux pour soutenir la conversation, et il la trouva drôle; elle ne s’était pas gênée, très détachée, pour lui dévoiler ses projets de riche mariage. — Je ne peux pas passer mon baccalauréat et me faire une carrière, c’est trop coûteux ; tout coûte trop cher, sauf se marier. — Quel âge avez-vous, Mademoiselle? demanda l’assesseur. — Quatorze ans. — Vous n’avez pas songé que pour se marier, il faut avoir des toilettes, être séduisante, dit-il, taquin. — Séduisante, non, je ne crois pas que je le devienne, mais il y aurait, au besoin, un autre moyen que d’aller dans le monde; par exemple, on peut faire insérer une annonce! — En effet, ce serait très ingénieux. Après cette rencontre, Gottorp ne manqua plus de demander des nouvelles de la fillette à chacune de ses visites, et cela ne plût guère à la famille du parent, qui justement déployait une grande énergie pour attirer Gottorp à elle. 11 y avait deux grandes jeunes filles à la maison, et elles affirmèrent à Jenny que celle-ci ne faisait qu’amuser l’assesseur par son incroyable 127 naïveté, et même bêtise, et que sûrement, ensuite, il se moquait d’elle. Cette pauvre Jenny, aussi, de quoi avait-elle l’air! Des cheveux tombant droit comme la pluie, de gros pieds de gosse, des coudes pointus! Réfléchis un peu! lui disaient-elles. Jenny était sans vanité; elle acquiesça bonnement aux jugements des cousines. Pour elle l’idée de M. Gottorp n’avait rien à voir avec ses projets de riche mariage. Les projets n’avaient pas encore quitté le monde dess rêves, pour prendre forme vivante. Quand elle partit en vacances d’été et que Gottorp lui demanda la permission de lui écrire, elle dit : « Non, merci! », étonnée. Aussi était-il bien impossible de faire accepter à sa mère une correspondance aussi anormale, se dit-elle, et puis enfin, à quoi cela servirait-il? Mais, l’été suivant, la correspondance n’en était pas moins là — et elle n’était pas la seule pour le compte de Jenny : il y avait encore Léon Stéfanson, un camarade de classe d’Henri que celui-ci tolérait mal; aussi, pour ne pas provoquer de discussions Jenny se décida-t-elle à faire prendre son courrier chez Mme Obitz, au lieu de le faire venir par la sacoche du château. Pauvre, dépendante d’autrui, mal habillée et sans beauté — ainsi se jugeait à quinze ans Jenny —• pourtant, il semblait qu’elle eût quelque valeur! C’était surtout l’attention de Gottorp qui lui en donnait l’intuition. Il lui écrivait comme à une vraie dame, lui parlant du temps, de ses occupations, de ses lectures, de ses relations. Mais elle préférait les lettres de Léon. Si, en ce monde, un être existait, plus infortuné que les Pauwel eux-mêmes, c’était, d’après le sentiment de Jenny, ce Léon, n’ayant ni père, ni mère, ni frère et sœur, ni foyer, obligé de pourvoir lui-même à son existence en donnant des leçons. Son père avait été un explorateur; il avait vécu au loin et un peu partout, parfois suivant des expéditions où on risquait mille fois sa vie. Des mois passaient sans qu’on eût de ses nouvelles et, quant à l’entretien des siens, il envoyait toujours trop peu d'argent. Finalement il était mort dans quelque pays perdu. « Inconnu, naturellement », disait Léon, amer, « inconnu chez nous. Connu seulement des Anglais, des Allemands, des Hollandais, des Français, des Portugais, des Espagnols, des Turcs, et des gens de toutes les couleurs, mais, bien entendu, ignoré de sa patrie! » Léon avait affirmé à Jenny qu’elle était la seule à recevoir ses confidences. Il était amer, méprisant, hautain ; ce n’était pas rien que d’être son seul ami ! Un soir d’hiver, comme Jenny et lui se promenaient ensemble, il la prit sous le bras; ils allaient à travers un parc presque désert; le temps était lourd et couvert; les branches des arbres étaient chargées de pluie. Un de ces soirs moroses qu’on n’oublie pas, sans savoir pourquoi : - Foi seule es bonne pour moi, Jenny, lui dit-il. Bonne, l’es-tu vraiment? se ravisait-il. Pas particulièrement, je ne pense pas, dit-elle. — Non, la bonté c’est une chose qui n'existe pas, c’est vrai. La vie, voilà ce que c’est : le loup sus au chien, le chien sus au chat, le chat sus au rat! — Je n’aime pas t’entendre parler ainsi. Moi, en tout cas, je connais des gens très gentils et bons. — Ce fameux Obitz, dont tu parles assez, n’est-ce pas? — Oui, entre autres, lui. — Tu peux lui dire de ma part qu’il n’y a rien à y gagner. Quoi qu’il en soit, continua Léon, de toute ma vie, je ne m’intéresserai jamais à une autre femme qu’à toi. Je tiens de mon père : de toute sa vie, il n’en a jamais aimé qu’une seule. — Ta mère. — Non. Ce « non )) déplut vivement à Jenny. Elle éprouva un grand désir de connaître des gens mariés qui fussent réellement heureux. Pourquoi pas? Il lui venait une sorte d’aversion pour Léon, du fait qu’il sympathisait avec ce père qui en avait aimé une autre, et même semblait en tirer vanité. — Tu prends le parti de l’épouse, naturellement, fit-il, méprisant. Moi, je prends parti pour le sentiment le plus fort. Réfléchis toi-même! Mettons que tu sois non l’épouse, mais l’autre... — Je ne serai jamais l’autre, répondit Jenny. Sur ce, il y eut querelle. Les querelles n’étaient pas rares entre eux. Jenny se souvenait de ce que d'autres disaient de Léon Stefanson : qu’il n’était qu'un sournois, quelqu’un de pas sûr, un orgueil- 130 leux, etc. Mais quand même, comment se résoudre à abandonner un être aussi malheureux? Les années scolaires passaient. Jenny atteignit ses seize, puis ses dix-sept ans; Léon et elle continuaient à se voir de temps en temps. Il y avait toujours des querelles fréquentes et de longues périodes de silence entre eux; puis de nouveau, il lui montrait sa confiance et sa gratitude, et elle ne pouvait lui retirer sa pitié, son amitié. — Décidons de nous rencontrer tous les mardis, pria-t-il. Elle faisait de son mieux, pour pouvoir sortir les mardis. Ils se promenaient. En cas de pluie, ils prenaient place dans le coin le plus tranquille d’une petite pâtisserie. Elle ne manquait jamais de parole. — Dieu te garde, Jenny! disait-il; c’est assez merveilleux. Quand tu as promis une chose, tu tiens parole. — Bien entendu. — Tous n’en font pas autant. Cependant il arriva à Léon, pendant sa dernière année de lycée, d’avoir des difficultés avec le conseil des professeurs. Jenny apprit, d’une façon ou d’une autre, qu’il s’était mal comporté. Il avait fait la fête — et que ne disait-on encore! — Ah! Ah! ricana-t-il, il y a eu du rapportage! — Alors, ce n’est pas vrai? demanda Jenny. — Mais si! c’est vrai! ne fais pas la tête. Je n’ai pas encore volé, ni tué, ni porté faux témoignage. Est-ce qu’on se voit mardi? —- Je ne sais pas. — Je croyais que c’était entendu. — Est-ce donc entendu à tout jamais? — A mon idée, oui. El pour toi; non? — Si. Alors, entendu? — Je ne tiens pas à t’imposer ma présence. Donc, mardi, nous ne nous verrons pas. — Comme tu veux, dit-elle. V Le jour du baccalauréat approchait, et Léon travaillait intensément. Jenny le voyait de plus en plus rarement. Le mardi passa; des mardis passèrent, et, en somme, cela semblait à Jenny pour le mieux. Ce même printemps, les attentions de l’assesseur Gottorp envers Jenny étaient devenues si marquées que les cousines en parlaient tous les jours. Attentions, encore, n’était qu’un mot trop faible; il n’y avait pas à dire : il lui faisait la cour. Un Axel Gottorp faisant la cour à une écolière! Les cousines accusaient Jenny d’être une intrigante en quête d’aventure, s’offrant au flirt. — Tu n’es qu’une gamine. — Je vais avoir dix-sept ans. J’ai l’âge de me marier, à dix-sept ans! — Te marier! Avec M. Gottorp! Ce serait bien le comble de l’absurde! — En quoi serait-ce absurde d’épouser l’assesseur? répondait Jenny, insolente. Mais elle ne pensait toujours pas au mariage 132 L’assesseur était l’assesseur. Il la trouvait gentille, ça crevait les yeux, mais voilà tout, et ça n’aurait rien été, si les cousines n’avaient pas bavardé. Et si, peu à peu, Léon aussi, ne s’était mêlé de prendre mal cette insignifiante « cour )). Le jour du baccalauréat, dans la grande cour du lycée, elle vint accueillir son frère Henri avec des fleurs ainsi qu’il est d’usage. Elle avait des fleurs aussi pour plusieurs de ses camarades, et entre autres pour Léon. — Tu pars bientôt pour chez toi? lui glissa-t-il. Viens me voir demain, dans la matinée; tu serais gentille! Je veux te parler dans un endroit où on nous fiche la paix. Léon la reçut à la porte, au bas de l’escalier. C’était la première fois qu elle allait chez lui. Il l'invita à monter l’escalier en silence pour ne pas éveiller la curiosité des gens chez qui il habitait. Il ouvrit avec une clef sa porte, auprès de laquelle s’en trouvait une autre portant une carte avec le nom « Trepp » écrit à l’encre, sans soin. Léon effraya aussitôt Jenny par sa violence. A peine entrés dans sa chambre il l’attira vers lui. A reculons il la poussait devant lui vers un canapé bas, essayant de lui donner des baisers dans le cou, sur la figure, pendant qu’elle se défendait. Mais soudain, il comprit qu’il faisait fausse route, lui demanda pardon humblement et prit une chaise. Jenny s’était assise sur le canapé, à bout de souffle. De l’appartement à côté, on entendait des voix; une porte y donnait; il n’y avait pas de draperie 133 sur la porte. Jenny enregistrait machinalement ces détails, pendant qu’elle attendait, en garde, prête à la défense. Elle se disait : — Mais comme c’est étrange! Je n’ai pas peur. Il m’est devenu tout à coup indifférent. Au bout d’un moment, Léon dit : — Je pense que je pourrai me marier dans cinq ou six ans. J’ai des protecteurs, des amis de papa. Que veux-tu faire, Jenny? — Je ne suis pas venue pour parler de ça. — Que fais-tu donc dans ma chambre, si tu n’as pas ça dans l’idée? II se leva et la saisit de nouveau, mais elle le repoussa rudement : — Tu me dis que tu peux te marier dans cinq ou six ans. C’est parfait; seulement, ce ne sera sûrement pas avec moi. — Allons! Tout ça parce que j’ai été un peu brusque, tout à l’heure! — Merci pour brusque! — Tu es en colère, ça t’enlaidit! Regarde-toi dans la glace. — Je sais de quoi j’ai l’air, dit Jenny. Il fit volte-face. — Ne soyons pas si bêtes, Jenny. Pourquoi nous quereller encore? — Pourquoi n’es-tu plus comme jadis? — Quand, jadis? — Comme il y a deux ans. — Un petit garçon qui osait à peine te dire bonjour dans la rue, est-ce ainsi que tu veux continuer à me voir? Plutôt ça, que ta figure d’aujourd’hui. - Nous échangeons des mois inutiles. Pourquoi es-tu venue ici? - Je suis ici pour te dire adieu. Léon marcha sur elle; Jenny recula jusqu’au Fond de la chambre, dos au mur. De la pièce, de l’autre côté du mur, on entendait toujours des gens parler; il ne fallait pas que des étrangers, des Trepp quelconques, fussent mêlés à cette scène odieuse. Jenny fit quelques grands pas de côté, saisit vivement la poignée de la porte et en un instant fut sur le palier. — Ne t’en va pas! cria-t-il. Tu dois savoir ce que je suis capable de faire! Tu sais ce que j’ai dans le tiroir de mon bureau. Le revolver de son père... Elle eut peur et s’arrêta. Ils étaient là chacun de son côté du seuil. Brusquement la maison sembla plongée dans un silence de mort : plus aucune voix. — Calme-toi, Léon, pria-t-elle à voix basse. Tu t’es trompé sur mon compte. Tu as fait erreur, jamais je n’ai songé à toi comme tu semblés le prendre. — Est-ce que tu reviendras? Demain, pria-t il. - Non. Je pars demain. ■ Viens ce soir, viens cet après midi. Il le faut. Je te promets d’être tout-à-fait sage. Non. Quand nous reverrons-nous, alors? Nous ne nous reverrons plus. l u veux dire : jamais? Gare à toi! cria-t-il de nouveau. Il y a disposition au suicide dans ma famille. Mon grand-père s’est fait sauter le crâne avec un vieux fusil ; tout le plafond de la chambre a été souillé. C’était un spectacle, paraît-il! Et mon frère s’est jeté par-dessus bord. Nous sommes d’une race de désespérés! — Tu ne me fais pas peur avec tout ça, dit-elle. Parle plus bas. — Mais, Jenny, pourquoi ne veux-tu pas de moi? J’ai toujours pensé à toi comme à ma future femme. — Je n’y suis pour rien. Je ne l’ai pas compris. — Un malentendu de deux ou trois ans, alors? — Est-ce que je n’ai pas été ta meilleure amie? — Façon de parler! répondit-il. — Façon de parler dont tu t’es souvent servi. •—- Oui, vous autres, petites filles, il faut bien vous flatter! Est-ce que ça existe, l’amitié, entre jeune homme et jeune fille? Il s’agit là de toute autre chose. — Tout ça, ce sont des nouveautés pour moi! — Est-ce là ton dernier mot, Jenny? — Adieu, Léon, mon cher Léon, Dieu te garde... Voilà mon dernier mot : Dieu te garde! ajouta-t-elle hâtivement. Puis elle s’enfuit. Derrière elle, Léon criait : — Attention au coup de feu! Sur le pas de la grande porte, Jenny s’arrêta et écouta une minute. Mais, Dieu merci, personne ne la suivait et elle n’entendit aucun coup de feu. Vaine menace! Elle rentra tremblante. Un peu plus tard Léon vint la demander, mais elle fit ré- 136 pondre qu’elle n’était pas là et partit pour Pen-ningholm le lendemain matin. Léon écrivit, mais elle ne répondit pas; il lui était impossible de répondre. Et après quelque temps, elle cessa même d’ouvrir les lettres de cet ami perdu. VI Lorsque les deux lettres ouvertes et lues par Mme Obitz furent apportées à Jenny, elle était seule pour l’instant. Elle observa que les enveloppes étaient chiffonnées. « On les a ouvertes », pensa-t-elle; « cette Obitz ouvre donc les lettres »! Puis elle lut la lettre de l’assesseur. Gottorp écrivait de Stockholm, que bien qu’il n’eût pas donné de ses nouvelles depuis longtemps, il avait souvent pensé à Jenny et qu’il souhaitait devenir pour elle l’appui qu’elle avait perdu en son père. Jenny pouvait-elle et voulait-elle songer à l’épouser et lui permettre d’assurer son avenir? « Je ne suis pas un trop mauvais parti, écrivait-il. Bien entendu, je ne veux pas vous presser ou chercher à vous influencer. Que je tienne à vous, il y a longtemps que vous l’avez compris, n’est-i) pas vrai? » « Que je tienne à vous », écrivait-il, et non : « Que je vous aime... » Bon parti. Avenir assuré. Votre très dévoué... Une lettre d’affaires, pas la lettre d’un amoureux! « Mais c’est bien précisément comme je l'ai toujours souhaité : (( un bon parti », se disait-elle. Avenir assuré. II est, paraît-il, riche, c’est tout à fait ce qu’il me fallait! » Mais cela ne faisait plus du tout le même effet que d’y penser simplement. Lorsque Mme Pauwel entra, Jenny cacha la lettre de Léon, puis elle pria sa mère de lire celle de Gottorp. — Qu’en dites-vous, maman? — Qu’en dis-tu toi-même? — Je veux réfléchir. — Tu as tout à fait raison, ma fille. Sa mère non plus ne voulait pas la presser, l’influencer. Pas un mot sur les dettes urgentes, rien sur une situation intenable, sur le trou dans le budget que représentait la perte de la pauvre petite pension du capitaine. Jenny avait entre ses mains le moyen de triompher de toutes les difficultés. « Mais réfléchis à ton aise, petite Jenny, et finalement réponds non, si tu ne veux pas répondre oui... » La mère et la fille partirent pour Stockholm où on fut d’accord que l’assesseur viendrait faire la connaissance de la mère de Jenny. Ce fut une vraie visite ! Tout à fait ce qu’on appelle une visite, avec conversation sur les théâtres et sur les livres parus, sur la politique du jour et les personnes en vue, bref sur mille et une choses dont Mme Pauwel ne savait absolument rien. Mais la con versation, grâce à l’assesseur, n’en fut pas moins charmante. On aborda aussi très facilement le problème des affaires de Penningholm; il fut fait une fine allusion aux possibilités de l’assesseur de pouvoir peut-être, un jour, être utile à la situation. Et tout cela, toujours, restait sur le plan affaires. Ensuite, Jenny demanda : — Et qu’en pensez-vous, maman? — J’ai une excellente impression. (Naturellement!) — Je me déciderai dans deux jours, dit Jenny. — Bien, fillette, interroge-toi,, interroge ton cœur. Naturellement il fallait s’interroger. Mais d’abord, Jenny se donna un délai de deux jours. Le matin du deuxième jour elle sortit avec son frère, et il se trouva qu’ils furent mêlés à une foule silencieuse et grave, tassée sur la principale place de Stockholm pour regarder flotter au-dessus du château royal, et pour la première fois depuis bientôt cent ans, le drapeau suédois pur, dépourvu désormais de l’insigne de l’union avec la Norvège. Il n’y avait plus que la simple croix jaune d’or sur fond de bleu sombre. D’abord, cela paraissait comme dépouillé, et étrange. Comme beaucoup d’autres, là, Henri se tenait, le chapeau à la main. Il ne quittait pas des yeux ce drapeau que le vent soulevait et faisait flotter contre un ciel gris nuageux. Une brise plus forte survint : l'étoffe se développa tout entière, et il sembla qu’elle commençait une marche en avant, tout droit contre le vent, obstinée, indifférente aux obstacles, tendue vers un but. Jenny entendit Henri murmurer quelque chose, 139 il lui sembla qu’il prononçait, et de quel accent éperdu : O courage, O simple grandeur!... — Que dis-tu, Henri? — Ma petite Jenny, comprends-tu bien de quoi il est question pour nous autres, Suédois, aujourd’hui? Mais Jenny avait seulement pensé que à partir de cet instant, c’en était fini d’un souci et d’un conflit; un grand jour, évidemment. Elle retrouvait dans la voix de son frère la solennité du vieux colonel de tant de vacances passées. Elle prit gentiment son bras, se haussa vers lui avec un sourire joyeux et dit : —• Ah, c’est maintenant que tu devrais tenir un de tes beaux discours ! Mais cette taquinerie choqua Henri : — C’est là tout ce que tu as à me dire? Et il lui tourna le dos. Jenny cria derrière lui : Henri! Henri! Des gens se retournèrent, mais lui, non. Il s’éloignait, marchant vite, sans bousculer personne, tant ses manières étaient toujours polies, mais avançant pourtant vite, se frayant son chemin en droite ligne vers le château et vers le drapeau qui le couronnait. On eût dit qu’il eût voulu monter jusqu’à lui — et tout d’un coup, Jenny sentit combien elle était seule. Il semblait n’avoir que peu de confiance en elle, son frère Henri, au regard si sérieux, à la volonté si ferme, mais peut-être avait-il tort, au fond! Dans les yeux de Jenny perlèrent des larmes, qu’elle essuya furtivement. Autour d’elle d’ail- r leurs, bien des gens avaient les yeux humides; il n’y avait pas à en avoir honte. Le drapeau à la croix or sur bleu continuait à cingler les nuages devant lui. O courage! O simple grandeur... avait murmuré Henri, et peut-être tous ceux qui se tenaient là, autour d’elle, émus, immobiles, partageaient-ils ses sentiments? Soudain elle les comprit tous, et la simple grandeur de ce courage d’aller toujours en avant, se saisit d’elle. Le même jour, Jenny donna sa parole à Axel Gottorp. — Je n’en ai jamais douté, dit-il; je vous crois trop raisonnable pour refuser l’avenir que je peux vous donner à tous. — Et il ajouta, songeant à son propre avenir : — Je peux un jour arriver loin. Puis il se pencha sur elle, la pressa contre lui, et à voix basse, d’une voix profonde et prenante qu’elle ne lui avait jamais encore entendue, il ajouta encore : — Tu seras heureuse. Je t’aime, ma petite Jenny, le comprends-tu? Aimer! Enfin était prononcé ce mot puissant, si longtemps attendu! VII Peu de temps après, on décida que le mariage de Jenny et d’Axel Gottorp aurait lieu en dé cembre. Encore une fois, et la dernière, un parent relativement fortuné intervint charitablement et se chargea des frais d’un dîner de cinquante personnes ainsi que de la mobilisation de voitures pour le transport des invités de la gare au château. Avec le dit parent, Mme Pauwel eut de nombreux conciliabules. Un majordome expert arriva de Stockholm afin de surveiller le couvert et le service. Dans la cuisine commandait un chef à bonnet blanc. Les chambres à donner furent soigneusement aménagées, à grand renfort de femmes de chambre d’occasion, rompues à toutes les habitudes d’une maison bien fournie. Des cartes d’invitation avaient été adressées à plusieurs des anciens camarades de régiment du capitaine Pauwel et Mme Pauwel pria l’un d’eux de préparer un speech à sa mémoire. Finalement, Mme Pauwel fit coiffer sa fille par une spécialiste et se résigna à se faire coiffer aussi elle-même. Elle tint son rang toute la journée sans broncher et sans laisser percer, pendant le grand dîner, sa terrible crainte de voir les servantes d’occasion faire tomber à terre sa vaisselle, derniers beaux restes d’un vieil héritage, ou encore oublier de servir, avec le gibier, la gelée de sorbier, une des rares spécialités de sa maison. Parmi bien d’autres, ce jour-là, Mme Obitz s’était rendue pour assister à la cérémonie du mariage, à l’église. Le petit temple était bondé. La femme du maître d’école n’avait reçu aucune invitation à s’y rendre, mais elle n'avait qu’à monter auprès de son mari, qui tenait les orgues, à la 142 tribune. Hochant la tête, elle se demanda qui aurait bien pu l’en empêcher. —- Non, non, j’y monte, j’y reste... Mme Obitz, pour l’occasion, avait retapé un vieux chapeau. Elle avait senti ses doigts trembler, et elle s’était rappelé le jour où son propre fils lui avait interdit d’assister à l’enterrement du capitaine. Cela lui avait donné chaud. Pourtant, lorsqu’elle gravit l’escalier de la tribune, à l’église, elle grelottait comme sous un coup de fièvre. Sous la musique du maître d'école et organiste, la fiancée et le fiancé étaient montés vers l’autel. Le fiancé n’était nullement — ainsi que le Séraphin se l’était entendu dire par Mme Obitz — un homme d’âge, aux cheveux gris, mais bien au contraire un homme encore jeune, et fort distingué. La fiancée portait sur la tête une couronne en argent, ornée de cristal de roche, don du fiancé à la paroisse, en souvenir de cette bénédiction nuptiale. Dans les rangs, on admirait autant la jolie mariée et la belle couronne. Seule Mme Obitz vit autre chose : à côté du couple elle vit surgir le spectre pâle de celui qui eût voulu mourir plutôt que de perdre sa bien aimée, et qui estimait lui appartenir si fort qu’il avait signé sa lettre de ces seuls mots : « A loi. » Jusque devant l’autel, le pâle amant accompagna la mariée, invisible pour tous, sauf pour Mme Obitz, à la fois brûlée de fièvre et grelottant de froid. Les ténèbres descendaient en elle, de plus t n plus épaisses, et ce ne fut qu’à grand peine qu'elle 143 put rentrer chez elle. Le soir même elle dut se mettre au lit, sans souffle, malade. Au dîner du château, les plats se succédaient dans la salle à manger. Mme Obitz demanda l’heure, et, de son lit, en imagination, elle suivait les événements. Pour servir le rôti, on avait dû emprunter des plats d’argent quelque part, elle le savait, et l’une des servantes lui avait promis de venir le lendemain lui raconter toute la fête. En attendant, elle se rendait compte que le moment devait être venu de porter les toasts. Sans doute le grand Henri se levait et faisait le discours d’usage à sa soeur, la remerciant de tout ce qu’elle avait été au foyer familial, le plus doux rayon de soleil, etc... et sans doute les yeux de la mariée étaient-ils pleins de larmes. Ce que Mme Obitz ne vit point, ce fut comment Jenny quitta sa place, contre toute coutume, pour embrasser tendrement son frère de l’autre côté de la table et lui murmurer à l'oreille : — « Merci, Henri; merci, mon vieux colonel; tu ne le sais pas, mais je te dois plus que tu ne penses! » Henri longtemps ensuite était resté silencieux : les paroles de Jenny, inattendues, lui avaient fait du bien. Du moins Mme Obitz ne se trompa pas en se représentant Mme Pauwel, assise très droite et sans une larme. Même quand vint le moment du beau discours à la mémoire du mari, elle n’en resta que plus droite, le regard fixe. Ah, c’est qu’il était enfin à eux seuls, le capitaine, à elle, à ses enfants, à leurs amis, et uniquement à eux. Ecartée enfin, l’intruse! Une sueur perla sur le front de Mme Obitz et elle délira, criant tout haut : —• Du rôti de veau gras avec une sauce à la crème et des champignons à la française, voilà de quoi te régaler chez moi! L’as-tu oublié? Et que ne t'ai-je donné encore? Moi, moi! L’as-tu oublié? Tout le monde a donc tout oublié? Il ne reste donc rien, rien ? Il ne reste donc rien de moi ? Réponds! Réponds! De tels cris n’avaient rien d’édifiant aux oreil les du maître d'école, quoique heureusement incompréhensibles à celles de Toria — il nous faut l’espérer. En tout cas, Mlle Cainberg accourut dès qu’elle apprit que Mme Obitz était tombée malade; elle se chargea de la soigner et, quand le délire augmenta, que les cris devinrent de plus en plus scandaleux et grotesques, elle ferma la porte de la chambre à coucher et interdit toute visite. Le docteur diagnostiqua une congestion pulmonaire. Mme Obitz avait attrapé froid à l'église, supposa-t-on. Le cours du mal fut rapide et au bout de quelques jours elle mourut sans avoir pris connaissance. Le dernier jour quelle fut encore en vie, elle resta enfin silencieuse; son mari et sa fille furent admis auprès de son lit, où veillait le Séraphin, et une grande paix descendit sur la maison. Oui, une grande paix, tout simplement. VIII Le père d’Axel Gottorp avait été médecin dans une ville de province. On l’a dépeint comme ayant été un homme affable, aimable, assez recherché, bon joueur de cartes, et des plus, vraiment un bon médecin. Un jour, il lui arriva malheur. Il écrivit une ordonnance pour un enfant malade. Ce fut hors de son heure de consultation, et on l’avait même dérangé pendant son dîner. Il avait montré un brin d’impatience. La mère de l’enfant malade se rendit à la pharmacie avec l’ordonnance et, après avoir marmonné quelque chose au sujet de la dose, l’aide-pharmacien, un tout jeune homme, avait livré le remède. Il n’avait pu supposer que le docteur Gottorp eût pu se tromper. Mais l’ordonnance, de fait, était erronée, et l’enfant mourut. Formellement, le pharmacien était responsable, mais l’existence du docteur prit à partir de ce jour, une nouvelle tournure. Dans la ville on fut choqué d’apprendre qu’il avait agi nonchalamment et sans rien faire pour la mère éplorée, une pauvresse. On eut ensuite vite fait de raconter que déjà précédemment le docteur s’était montré nonchalant, distrait ou paresseux. Personne jusque-là n’y avait prêté attention; tout à coup chacun fut au courant. L’affluence des malades chez le coupable diminua. 146 Gottorp n’avait rien d’un héros. Il fut affolé, il s'esquiva et se cacha. Il se fit tout petit, se montra servile à l’égard des gens influents de la ville. Et pareille attitude chez cet homme naguère si jovial et sûr de lui, lui attira du mépris. D’autres auraient été, peut-être, tout aussi méprisables, mais voilà, eux n’avaient pas écrit l’ordonnance ! A l’époque de ce malheur, Axel avait seize ans et était déjà un jeune homme jaloux de son prestige. Sa sœur Suzanne, de deux ans plus jeune que lui, s’était précipitée chez lui pour lui raconter ce qui était arrivé : — Papa va aller en prison, probablement, dit-elle, étudiant froidement sur son frère l’effet de ces mots, auxquels elle-même ne croyait pas. — Voilà donc toute notre vie ruinée, répondit le frère avec une affreuse amertume. Il ne fut pas question de prison mais le changement des conditions de vie de la famille devint sensible aussi pour les enfants. Au lycée, on surnommait Axel le « César ». Il était grand pour son âge et avait le front très haut et même très beau, portant, de plus, son épaisse chevelure brune rejetée en arrière. Cela lui octroyait une sorte d’air distingué parmi toutes les banales raies sur le côté ou même les petits crânes taillés à la tondeuse. Il supportait mal la contradiction, et la critique pas du tout. Secrètement, il nourrissait des rêves de grandeur. Le krach fut pour lui un rude coup, et tout comme son père, il devint circonspect et, au besoin, 147 même servile. Mais tandis que le père se résigna vite et se mit à vieillir, le (ils continua de cultiver ses rêves secrets, leur donnant la forme d’une revanche. Dorénavant la vie du jeune homme suivit deux lignes : à l’extérieur, il paraissait être un garçon exemplaire, respectueux, extrêmement reconnaissant de toute attention qu'on lui montrait, mais en lui-même il resta le César de jadis, et conscient de l’être. Plus tard, à l’université, il garda son attitude prudente, évitant de prendre part à aucun mouvement politique, ou d’entrer en relations avec des coteries avancées. Mais son talent formel se fit valoir, et il se fit tôt admirer pour la facilité de son langage et ses manières supérieures. Originairement, à l’université, il pensa devoir viser une chaire de professeur. Mais ayant par hasard passé une soirée en compagnie de deux maîtres de réputation européenne, il changea brusquement d’avis. Les deux vieillards lui avaient fait jeter un coup d’œil sur leur monde aux points de vue étroits, aux trop mesquines ambitions, aux trop viles mortifications, selon l’avis d’Axel. Avec une sorte de joie intérieure violente il découvrit, cette nuit-là, qu’en lui-même, et de pair avec sa conscience de vouloir arriver loin, il y avait place aussi pour un tempérament de va-la-banque qui lui permettait, non seulement de critiquer deux maîtres mondialement écoutés, mais encore de repousser avec dédain une carrière analogue à la leur. Il ne s’y était pas attendu. Il eut avec sa sœur Suzanne une de ces discus- 148 sions, fréquentes entre jeunes gens de l’époque, sur la liberté et le déterminisme. — C’est à la liberté que j’ai donné libre champ. De par ma volonté. As-tu éprouvé la sensation de lâcher délibérément la bride à ta monture? Suzanne : — Ce lyrisme! Pourvu au moins que le cheval ne s’emballe pas et que cette belle liberté ne devienne pas fatale au cavalier, pendu le pied pris dans l’étrier! Axel haussa les épaules. Rapidement, ensuite, il arriva au doctorat en droit, et on parla flatteusement de sa thèse comme de l’une des plus brillantes de la faculté. Les parents Gottorp étaient morts tous deux entre temps, laissant malgré les revers, une petite fortune. Suzanne et Axel avaient déjà hérité d’une tante et avaient leur existence assurée. Un jeune frère jugé sans avenir fut expédié au Congo; la plus jeune de la famille, une sœur, fit un mariage sans intérêt dans sa ville natale. Lors d’un de leurs longs bavardages habituels. Axel et Suzanne distribuèrent des certificats selon leurs idées : — Papa : un bien pauvre homme. — Oui, pauvre papa! dit Suzanne. Maman : un pur zéro. (Pauvre maman!) — Notre frère : un raté. — Notre sœur : une rien de rien. Il n’y a qu'à la laisser à sa petite vie d’insecte. — II n’y a que toi et moi qui vallions quelque chose, conclut Axel. Suzanne ensuite, rentrée chez elle, mit son point final : — Axel : un arriviste. Et Axel de son côté prononça : ------Suzanne, pas bête, mais nihiliste jusqu’aux moelles. IX Délivré des soucis d’argent, Axel put choisir sa carrière et choisit l'administration. Pendant ses toutes premières années à Stockholm, il s’appliqua à cultiver d’utiles relations. Il fit des visites de choix — pas trop nombreuses. — Il sut s’incliner, mais pas trop bas, ni inutilement. Il rendit des services et même à des personnes sans influence connue, car on ne sait jamais... Mais il écarta de lui beaucoup de prétendus « amis », qui, un jour, pourraient représenter un « barlast » superflu dans la vie d’un homme très occupé. II se spécialisa dans des domaines juridiques relativement peu étudiés et ses écrits, articles de presse, brochures, attirèrent sur lui l’attention. On le nommait avec égard. Il eût dû être content. Mais il ne l'était pas, et ne savait pas ce qui lui manquait. Il connaissait des jours où il se sentait rempli d’un mécontentement intense, d’une sorte d’inquiétude angoissée 150 même. Lui manquait-il la faculté de s’attacher à autrui? Il se le demanda. Les femmes lui étaient-elles trop indifférentes? On a toujours prétendu qu’elles donnaient calme et bonheur... Un jour, jadis, pendant qu’il n’était encore qu’un lycéen, Axel s’était vanté devant sa sœur de sa première liaison. Mais Suzanne en avait ri aux éclats. Depuis, il ne pouvait plus s’ouvrir à elle sur la question des femmes, ni en somme lui confier son malaise, malgré qu’il fût souvent l’objet des commentaires amusés de sa sœur. — Tu es un Narcisse, disait-elle. — Que veux-tu dire par là? — Que tu n’en as que pour toi-même. — Et toi? Es-tu plus généreuse? — Non, nous ne sommes tous deux qu’un maigre pâturage pour des vélléités d’altruisme. Sur Suzanne, il n’était au courant de rien. Elle s’était mariée très jeune et très richement. Au bout de deux ou trois ans elle était devenue veuve. Son chagrin, si elle en avait eu, elle l’avait caché ou s’en était distrait par de longs voyages à l’étranger, pendant lesquels son frère supposait qu’elle avait fait usage de sa liberté. Mais il n’en savait rien. Suzanne poursuivait ses commentaires : — On a donné au dieu Amour un bien trop grand prestige. Cela crée une hausse artificielle qui pousse le moindre moineau à vouloir jouer u rôle de rossignol. Il n’en résulte que confusion et personne n’est content. I 5 I — Tu as la manie de t’exprimer sous forme de sentences. Il était blessé d’avoir été appelé Narcisse. (Est-ce que ça m’aurait blessé, si cela avait été absolument faux?) En tout cas, et heureusement, Suzanne ignorait ce que lui savait : qu’il lui arrivait de s’éprendre si éperdûment de telle ou telle personne qu’il en avait ressenti de l’effroi après coup. Il se rendait compte d’avoir perdu tout esprit de critique, embellissant de façon grotesque — il s’en accusait ensuite — l’objet de sa passion. Axel avait trente-trois ans, lorsqu’une de ces histoires lui advint encore, qui menaça de prendre une tournure catastrophique. Il fut tout bonnement exposé à une cynique tentative de chantage, et il se réveilla de sa passion avec la sensation d’un tremblement de terre. La possibilité d’un scandale de la nature la plus odieuse effleurait son nom. Il dut payer fort cher un paquet de lettres, de ces lettres que n’écrirait aucune personne sensée, se dit-il. Et adressées à qui, mon Dieu?!... Mais il paya, et osa respirer. « Il faut que je me marie, se dit-il, et que je me marie raisonnablement. C’est déjà un tort que cela ne soit pas encore fait. Comment ai-je pu n’y pas songer? » La plupart des hommes de sa classe sociale et de sa situation de fortune se mariaient avant les trente ans, la statistique le démontrait, mais il 152 s’était toujours félicité de ne s’être laissé prendre dans aucun filet. Il commença maintenant à se demander s’il n’y aurait pas en lui quelque défaut caché dans cette aversion pour le mariage et pour la discipline qu’elle impose tout naturellement. Une indication néfaste quant à l’avenir ne se cacherait-elle point sous ce manque d’envie de former une famille, selon l’ordre voulu? II réfléchit : — Oui, de toute évidence, la plupart de mes semblables meurent d’envie de se marier! Ils se précipitent tête basse dans tous les ennuis et tous les risques : usure de la vie quotidienne, attelage à deux avec un être qui un beau jour se révélera tout autre que ce que l’on avait pensé, et peut-être insupportable, répugnant. Sans compter les difficultés matérielles, l’éducation des enfants, l’embêtement des enfants, l’un qui crie, l’autre qui tombe malade, ou peut-être même, naît infirme. Pourtant les parents acceptent tout; tout pour eux a du prix — et c’est normal ! Il ne trouvait pas cela normal, quant à lui, mais, pour se forcer à prendre l'allure de tout le monde, il commença à s’occuper de trouver une femme. Il se mit à chercher, non plus le plaisir, mais une compagne régulière. Toutefois, aussitôt qu’il entrevoyait une possibilité et l’examinait, il se hâtait de la repousser. Lors de son stage d’assesseur, en province, il se souvint d’avoir été charmé et amusé par une écolière. Pendant deux ou trois ans, ensuite, il avait correspondu avec elle. Un jour, il fut frappé 153 par la découverte que de toutes les personnes qu’il avait jamais rencontrées, cette petite Jenny était peut-être celle qu’il avait préférée. Il passa en revue, père, mère, frères et sœurs : rien. Camarades et amis : rien. Des maîtresses : moins que rien, et même souvent de la rancune, au fond. Mais, pour Jenny, il avait eu quelque chose comme un sentiment. Lorsqu’un matin, il trouva parmi les avertissements de décès des journaux, le nom du capitaine Pauwel, il se décida. Il dit à Suzanne : — Je veux me marier par égard pour l’ordre. La société où nous vivons exige de l’ordre, et c’est juste. Je souhaite avoir trois ou quatre enfants; les enfants donnant de l’intérêt à la vie d’un père vieillissant. C’est normal. — Très normal, convint Suzanne. Tu es amoureux ? — Evidemment. — Es-tu sûr qu’elle veuille de toi? — Certainement, elle est très raisonnable. Peu avant la déclaration des fiançailles, il amena Jenny à sa sœur, pour leur faire faire connaissance. — Es-tu très attaché à elle? demanda la fiancée. — A Suzanne? Non, pas particulièrement. — Eh bien, tu es sincère, au moins! — Cela te plaît-il? — Beaucoup. Je crois que cela est rare. Il dit : — Je serai toujours sincère envers toi, Jenny. 154 Souviens-t-en! Ce sera la condition fondamentale de notre union. Jenny approcha timidement de sa future belle-sœur, qui lui paraissait être une dame plus très jeune, avec ses yeux aux fines rides, pleins d’une expression de curiosité ingénue, et son élégante raffinée. Jamais Jenny n’avait vu femme aussi bien mise. Le petit appartement de Suzanne était également un bijou d’élégance, il ressemblait à ce que Jenny avait vu reproduit dans la revue The Studio, mais jamais en réalité. Suzanne se montra franchement amicale, pria Jenny de la suivre dans sa chambre à coucher, où elle lui offrit une foule de cadeaux : des bas de soie, de la soierie de chez Liberty, à Londres; du parfum de Paris, des mouchoirs incroyablement petits et légers. Jenny se défendait, mais Suzanne riant entassait les cadeaux et lui dit : — Ne te gêne pas, ma fille, j’aime à donner, et je n’ai que peu de gens sur qui exercer cette manie. Ensuite, Suzanne confia à son frère : — Ta fillette ressemble à un petit David de je ne sais plus quel maître italien célèbre. J’ai, du reste, vu quelque part une Judith de Zurbaran qu’elle me rappelle aussi. David muni de sa fronde. Judith portant la tête d’Holopherne sur un plat, je trouve tout ça plein de promesses. — Ton langage devient plus affecté que jamais, dit Axel. Mais la comparaison de sa fiancée avec des oeuvres de maîtres n’était pas sans le flatter. X Quelle fraîcheur juvénile aussi, autour de cette Jenny, élevée dans la plus grande modestie! Axel était homme à l’apprécier. La première fois qu’il la fit sortir avec lui au restaurant, elle lui avait révélé de la façon la plus charmante son inexpérience à choisir les plats. Elle regardait les prix et trouvait tout beaucoup trop cher. Il lui dit en souriant : — Nous aurons un train de vie dans les quinze mille couronnes par an (1). — Quinze mille! Mais nous n’arriverons jamais à dépenser ça! — Il n’est pas nécessaire de le dépenser, mais c’est permis. J’ai ma fortune bien placée, j’ai encore des assurances élevées. Donc, même après ma mort, toi et nos enfants serez bien pourvus. — Tu es extraordinaire, Axel! Tu penses à tout! Elle songea : « Il n’est que juste d’aimer un être pareil de tout son cœur. » Il arriva pourtant un jour où Axel, à demi par taquinerie, commença à lui faire subir un interrogatoire touchant ses éventuelles affaires de cœur précédentes. Jenny, à la stupéfaction du fiancé, (1) 21 à 22.000 francs d’avant-guerre. 156 s’entêtant à la questionner, répondit finalement tout net : - - Ecoute : ou bien tu m’épouses telle que tu me vois, ou bien je te rendrai compte de tout mon passé dans ses moindres détails, mais ensuite, nous ne nous reverrons plus. Le « passé » de Jenny! Il savait qu’il aurait dû sourire, mais il en fut incapable. Ce mot le remplit d’un affreux malaise. — Jenny, voyons, sais-tu ce que tu dis? — Oui, bien sûr. Il y a des choses que je ne veux pas me rappeler, et encore moins confier à qui que ce soit. Il n’osa pas sur-le-champ pousser plus loin l'interrogatoire. Des associations d’idées épouvantables s’éveillaient en lui. Il savait que même l’incroyable peut être possible. Ou bien il fallait que l’innocence de Jenny dépassât toute borne, ou bien... (( Il faut que j’en aie le cœur net », se dit-il. Mais chaque fois qu’il revenait sur ce sujet, elle répondait de la même manière. — Y a-t-il quelque chose dont tu aies à rougir? la pressait-il. - Non, rien. Tu n’as pas confiance en moi? Si, infiniment. Et alors? - Mais c’est justement pour ça. Je suis sûr que tu comprendrais tout très bien. Alors, inutile d'en parler! — Jenny, tu as pu avoir quelque sotte amourette d’écolière, n’est-ce pas? — Oui, à peu près ça. — Ça n’a pas pu aller bien loin? —• Ça dépend du point de vue. — « Ça dépend »? Jenny, Jenny, il est nécessaire que je sache de quoi il s’agit! Etait-ce un grand amour? — Non. Une méprise. — Quelques baisers? interrogea-t-il. — Je t’ai déjà dit que je ne dirai rien. L’interrogatoire se poursuivait : — Tu dois tout simplement me rendre compte de cette histoire. — Je ne te demande pas de comptes-rendus, moi. — Non, ce serait ridicule. Il va de soi qu’à mon âge... — Ton âge? J’ai bientôt dix-neuf ans, moi. C’est aussi un âge. — Allons, parle, Jenny! — Eh bien, puisque tu me tourmentes tant : j’avais de l’amitié pour un garçon de trois ans mon aîné. Ensuite, j’ai compris qu’il n’était pas ce que je croyais. — Ça ne m’explique rien. — C’est pourtant tout. Peu à peu le problème se réduisait, et pouvait être réduit à une seule et dernière question. Mais si simple que cela pût paraître, il était impossible à Gottorp de demander brutalement à la jeune fille : « Cette fameuse (( méprise », enfin... est-ce à dire que tu t es donnée? » Il lui semblait que Jenny n’eût même pas compris pareille question. —■ Etait-il pressant, trop familier, ce... garçon? — Oui, c’est justement pour cela que je n’ai plus pu le supporter. — Tu ne pouvais donc pas l’écarter? — Si. Nous ne nous sommes plus revus, depuis. — Depuis quoi? Petite bribe par petite bribe, Axel tirait de Jenny quelques éclaircissements, mais pas assez. Sa paix intérieure était compromise, il n’en dormait plus. — Ne comprends-tu pas qu’il faut que je puisse avoir foi en toi? — Tu le peux, absolument. — Quand on est arrivé à mon expérience de la vie, on sait combien domine le mensonge. — Tout le monde n’est pas menteur. — Si, Jenny. — Toi aussi, alors? — Ne parlons pas de moi! Le soir de la troisième publication des bans, après qu’Axel se fut retiré dans sa chambre, à Penningholm, l’idée du mystérieux passé de Jenny lui devint une telle torture qu’il ne put s endormir. Son avenir était fixé, il ne pouvait plus reculer, et d’ailleurs, il ne l’aurait pas voulu, il n’aurait plus supporté de perdre son petit David. Pourtant, il craignait des révélations possi- 159 blés après consommation du mariage, et il savait qu’il ne savait pas encore comment les accepter. On frappa à sa porte et il se redressa vivement sur l’oreiller. Sa première pensée fut pour Jenny : serait-elle hardie à ce point? Etait-ce concevable? Le cœur d'Axel battait si fort qu’il respirait à peine et ne trouva pas la force de crier : « Qui est là? » Si c’est elle, se dit-il, son prétendu « passé » n’a pas été un enfantillage... Mais quelque angoisse qu’il ressentît à cette certitude, elle l’enivrait en même temps : (( Alors, elle sera à moi, dès cette nuit! » La porte s’ouvrit, après qu’on eut de nouveau frappé, et Suzanne parut, enveloppée d’un magnifique peignoir japonais. — Tu n’aurais pas de dial, ou de véronal? — Du dial?... Non. Si, répondit-il, égaré. — Qu’est-ce que tu as? remarqua Suzanne. Elle s’assit sur une chaise près du lit de son frère. Elle le regardait de ses yeux curieux, aux fines rides. Alors il ne put se contenir : il confia à sa sœur son trouble, ses craintes, et jusqu’à cet espoir fou, tout en contradiction avec ses craintes, qui l’avait traversé comme un éclair, espoir que ce pût être Jenny, là, à sa porte, se glissant furtivement chez lui. Suzanne rit, alluma une cigarette. — Combien de fois as-tu été amoureux dans ta vie? — Amoureux? Jamais, je pense, fit-il, avec humeur. — C’est ce que je pensais aussi! L’amour, drôle de problème! Aime-t-on vraiment, ou est-il question de tout autre chose? Que crois-tu du vrai amour? — Je n’en crois rien du tout. — Il doit pourtant exister. — Je le souhaiterais, sincèrement, Suzanne. Vraiment, je le souhaiterais. — Voilà au moins un trait sympathique, dit sa sœur. En tout cas, un enfant qui tète aurait compris que ce n’était pas Jenny qui entrait ici. Que tu aies pu te l’imaginer la parcelle d’une seconde prouve que tu ne sais rien d’elle. — En effet, je n’en sais rien. — Ah! mon pauvre vieux, dit Suzanne. Jenny est là, dans le creux de ta main comme le serait une boule de cristal, aussi ferme et aussi transparente! C’est elle qui devrait ne pas être rassurée. Elle épouse demain deux messieurs Gottorp. L’un la veut d’une manière, et frémit à l’idée du contraire, l’autre serait tout à fait heureux si le contraire se révélait ! — Très beau, tes explications! — Boudeur, va! Mais il commence à être tard, il est même presque trop tard pour prendre un soporifique. J’aurai demain la tête de la mère du marié. Bonne nuit! Quand sa sœur l’eut quitté, Gottorp se sentil plus calme. L’image de Jenny lui apparut de nouveau, mais telle qu’il pouvait la regarder, avec un renouveau de tendresse. Il se sentit ému de gratitude à la pensée du sommeil tranquille de 161 cette enfant, à quelques pas seulement de lui, dans le petit jour naissant de la maison silencieuse. Il tenta de s’analyser : — Je n’ai jamais, de toute ma vie, eu confiance en personne. Ça a commencé avec, papa, après cette sale histoire. Et lorsque j’ai été amoureux ou me suis toqué d’une femme, sans exception, l’objet de mes désirs a toujours été un être inférieur. Il faut donc que j’aie un mauvais goût naturel. Oui, oui, c’est ça, c’est ça. Le tort, dans mes rapports avec Jenny, c’est que je m’obstine à la placer de force dans la catégorie de ces êtres inférieurs vers lesquels me porte mon goût. Mais elle n’y appartient pas. Suzanne a raison! Partant, elle ne devrait pas être de mon goût... L'estelle, au fond? Il regarda sa montre : cinq heures. — Et dire que voilà la question que je me pose, à cinq heures du matin, le jour de mes noces ! XI Déjà avant de songer à se marier, Axel Gottorp avait loué un appartement à Stockholm, et l’avait meublé. Il n’avait point jugé nécessaire de s’informer ensuite des goûts de Jenny, lorsque, après les fiançailles, il fit entreprendre une série d’arrangements pour pouvoir conserver cette demeure étant marié. Mais quand il comprit qu’elle avait autant de goût que d’ambition, il s’en félicita. Au retour de leur voyage de noces, le couple fit de nombreuses visites; et Axel encore découvrît avec plaisir que Jenny savait se conduire de façon tout à fait satisfaisante, causait, sans laisser percer aucun trouble, même devant les pires vieilles dames, et sans prononcer de sottises dans la société des hommes. Ce premier appartement du jeune ménage était sans prétentions. Axel Gottorp avait toujours beaucoup souhaité avoir grande et hospitalière maison. Il n’avait pas oublié le large train de vie de la maison paternelle avant le krach. Mais il avait la sagesse, bien voulue, d’y aller doucement, pour commencer. La deuxième année de son mariage, il publia en anglais et en allemand son oeuvre (considérée, depuis comme un ouvrage modèle), sur Le Droit Maritime International, et attira sur lui une attention considérable. Le cercle de relations du couple s’élargit sans efforts de sa part, et, après que Jenny eût mis au monde son deuxième enfant, Axel se décida à louer un appartement deux fois plus grand que le premier, bien mieux situé, d’un agencement plus moderne, et où, selon l’expression consacrée, on pouvait recevoir. Trois ans après le Droit maritime, il achevait un Exposé historique du développement de la conscience du Droit, à traoers les temps et les diverses civilisations. Nouveau succès. Axel portait maintenant le titre de Conseiller à la Cour d’appel. Pendant une période, il sembla que la politique l’eût attiré. Il était, il le savait bien, du nombre 163 de ceux qui, tôt ou tard — presque inévitablement, se disait-il — devraient mûrir pour un portefeuille de ministre. Mais il répugnait à se soumettre à In longue épreuve de la politique des couloirs, cl il y renonça. — Ça finit tôt ou tard par une position de retraite comme gouverneur de province, en quelque trou, dit-il à sa femme, dédaigneux. Il se plaignait de vivre dans un petit pays, où les plus belles carrières restent relativement limitées. Cependant il arriva qu’il fut évincé lors de la nomination à une charge pour laquelle il se considérait comme tout désigné. Au moins eût-on dû le solliciter! II en fut malade. Alité, il donna à sa vie un coup d'œil d’ensemble et commença à discuter avec lui-même l’idée de quitter l’administration et la carrière qu’il s’y était faite. — Tu aurais tort, lui dit Suzanne. —• Qu’est-ce que tu peux en savoir? Réponse (l’air sentencieux de cette Suzanne!) : — Il y a des gens qui ne sauraient bien vivre qu’encadrés. — Et c’est de ceux-là que je serais, à ton avis ? — Ne le sais-tu pas? Pas un être au monde, dit ensuite Axel à Jenny, qui puisse m’irriter autant que Suzanne. Et elle y trouve son plaisir! Mais, à son propre dépit, secrètement il dut reconnaître la sûreté du jugement de sa sœur. Il s’était plu, et il avait éprouvé sécurité et bien-être 164 moral, en son milieu administratif. La responsabilité a du poids, et elle en donne. Pourtant la tentation de s’envoler vers une vie pim. libre était là. Il se rappela cette soirée d’Upsal où les deux célébrités de l'Université, maîtres reconnus dans l’Europe entière, lui avaient permis de jeter un regard sur une existence d'insécurité cachée, de petites manies, de crainte de se voir distancer. La chasse aux décorations, aux mentions, aux jubilés était, semblait-il, devenue le seul moyen qui leur restât de ne pas s’affaisser, les jours de l’action et de la création une fois passés. Et dès lors, quel saut périlleux n’avait-il pas fait lui-même, pour garder sa liberté, en tournant le dos à l’Université! Il était retombé bel et bien sur ses pieds. Il en voulut maintenant renouveler l’expérience. Par hasard, Gottorp, ces jours-là, fit la connaissance du banquier Campbell. Il fut tout de suite séduit ; son appétit des affaires s’éveilla — et ce fut décisif. Au printemps de 1914, Axel quitta définitivement sa carrière toute tracée. Dorénavant aucune hiérarchie avec laquelle avoir à compter. Il ouvrit un bureau de consultations et, à l'aide de la confiance qu’inspirait son nom, y vit rapidement venir une fructueuse clientèle. Pendant les années 1914-1916, la fortune de Gottorp augmenta considérablement. On s’installa dans un hôtel particulier, le troisième foyer en peu d’années : une rapide ascension. La guerre européenne n’éveillait en Gottorp aucune émotion. Il n’éprouvait de sympathie ou 165 d’antipathie ni pour l’une ni pour l’autre des nations belligérantes. Les circonstances le servaient bien. En pays neutre, on était tout placé pour faire de belles affaires. Certains jours, il s’avouait lui-même parfaitement heureux : il était indépendant, considéré, très bien marié, et riche. Enfin. XII — Tout dans la maison d’Axel manque d’originalité décrétait Suzanne : Trois enfants en neuf ans, ce n’est pas exagéré, c’est même convenable et comme il faut. D'abord un fils aîné, comme cela se doit. Le nom est assuré de durer. Après ce petit Henning, deux fillettes, deux futures demoiselles Gottorp, qui seront jolies et bien élevées. De beaux enfants sont l’ornement d’une maison, d’une famille, et il y a aussi quelque chose de mesquin à ne s’en tenir qu’à un premier-né. Les enfants d’Axel sont sains, avec des dents bien soignées, de bonnes couleurs ; pas de ces petits amorins de cartes illustrées, aux yeux de myosotis. Rien de banal en fait de gosses, rien de pas tout à fait bien porté... Axel aimait ses enfants, certes, tout en préférant les voir modérément. On peut les avoir à table, quand on est en famille, et une fois qu’ils ont appris à manger seuls, à ne rien renverser, à ne pas prendre la parole, ne pas jouer avec le pain, ne pas pleurer, ne pas se faire exhorter à manger, ni demander quoi que ce soit. Voilà. Après le dîner, on prenait le café dans la superbe bibliothèque du Conseiller, où se trouvent un magnifique bureau Louis XIV, des rayons de livres aux splendides reliures, des eaux-fortes. C’était, selon Suzanne, un parfait manque d'originalité que de collectionner des eaux-fortes! En cercle, autour de la cheminée ouverte, se trouvait ce qu’il y a de plus neuf et de meilleur en fait de fauteuils. Les journaux du soir enfin, étaient placés sur leur table réservée. Là, Axel fumait son cigare, tandis que Jenny lui versait son café noir, sans sucre, naturellement. Henning, enfant ardent, actif — ainsi doit être fait un fils aîné — accourait. Les petites filles étaient admises sur les genoux du père, un instant. Puis on les renvoyait jouer sur le tapis. — Ne faites pas tant de bruit, les enfants. Henning : — Mais Papa, je chuchote à peine. — On ne répond pas. Voyons, les enfants, il est temps de dire bonne nuit. Pas d'opposition, hein ! — Maman, maman, vous viendrez me border, n’est-ce pas? Sûr? — Oui, mon petit Henning, tu le sais bien. Le père était le Chef et la Divinité suprême, voguant au-dessus de la vie terrestre; mais la mère, on ne pouvait pas s’en passer; c’est elle qui panse les blessures, qui borde la couverture, qui dit : « Dieu vous bénisse, mes chéris ! » On lui dit a l’oreille des choses que personne autre ne doit entendre, des : (( Maman chérie, la meilleure de toute la terre! » Etc. 167 Enfin, le mari et la femme sont seuls, Conversation : — As-tu remercié les Patkuli pour leur dernière invitation, Jenny? — Oui, oui. — Rien des Stedt? — Si, elle a téléphoné ce matin. — Iras-tu chez Bukowski, voir la petite pendule? —• J’y suis allée ce matin. — Et alors? — Elle est très bien. — Bon. Je l’achète. Silence. Journaux. Axel était content de sa femme. Il la comparait avec les femmes de ses amis et il restait content. Dans ses rares moments d’abandon, il lui arrivait de lui en faire l’aveu : — Notre union, sais-tu, Jenny, c’est la base même de toute mon existence. Jamais je ne permettrai que rien se mette en travers. Quelquefois, il allait plus loin encore : — Comprends-tu, ma Jenny, que c’est toi qui fais ma force? — Non, souriait-elle. — Tu ne sais pas tout ce que je te dois. — Non. Ne peux-tu pas me l’expliquer? Il déclarait, mi-sérieux, mi par jeu : — Tu es la seule dont je ne puisse me passer. D’autres, j- les ai perdues sans souci, ou même avec soulagement, mais toi, j’aurais peur de te voir disparaître. Cependant, en 1916, la onzième année de leur mariage, naquit encore un enfant, un garçon. Le petit vint au monde avec un défaut du cœur et ne vécut que quelques mois. On ne pouvait regretter que la vie fût épargnée à un enfant malade, dit le père. Mais Jenny s’abandonna au plus grand désespoir. En vain Axel chercha-t-il à la consoler par des paroles sensées, par des cadeaux, par un voyage dans les hautes montagnes, en Norvège — puisque, tant que durait la guerre, on ne pouvait songer à faire un voyage à l’étranger. Mais Jenny ne se laissa pas distraire, et, pour la première fois depuis leur mariage, elle mit la patience d’Axel à l’épreuve. Il était habitué à son humeur toujours égale, et en éprouva un vif dépit. XIII Lorsque Mme Pauwel venait à Stockholm pour voir sa fille, après avoir eu préalablement chez elle une couturière à la journée et être passée au salon de coiffure, elle ne parcourait pas sans un peu de timidité les grandes pièces élégantes, plus grandes et plus élégantes à chaque nouveau domicile. Que Jenny eût trouvé un parti inespéré pour cette pauvre enfant, Mme Pauwel, naturellement, s’en rendait compte. Mais tout de même, quelle ascension fabuleuse! Toujours de nouveaux motifs d’étonnement pour elle, et avec l’étonnement, un 169 peu d’angoisse. Tapis, tableaux, pièces d'argen terie. Lits en bois précieux avec des couvertures d’une soie épaisse comme du drap et du plu:, bu duvet d’eider, tables de toilette avec accessoires dorés et vraie écaille, une, deux, trois salles de bains, dont l’une uniquement pour les domestiques; et puis cette odeur des savons et des sels de bain ! Avait-on jamais, jadis, entendu parler de sels pour bains? Et encore : salle de jeux spéciale pour les petits, et nurse diplômée ! Mme Pauwel avait connu des jours, où dans la méchante petite boutique de M. Adolfsson, sentant le hareng et le cuir graissé, elle avait eu l’impression d’être toute honteuse, toute nue comme dans les mauvais rêves, et cela parce que des billets de quatre ou cinq cents malheureuses couronnes étaient en retard de paiement. Et voilà que dans la maison de sa fille, il lui semblait parfois qu’elle se sentait à peu près aussi honteuse. Etait-ce équitable et juste que tant de biens du bon Dieu fussent amassés autour d’une seule et même personne! fût-elle Jenny? — Chère petite maman, lui disait Jenny de sa bonne voix qui n’avait jamais changé, et elle refoulait ses scrupules. A Stockholm, ces dames visitaient la maison de couture la plus en vogue de l’année, et Jenny s’offrait la joie de commander des robes, pour sa mère. Dans le salon d’essayage, Mme Pauwel se tenait debout jusqu’à épuisement de ses forces, devant des glaces allant du sol au plafond et sous un éclairage si violent que son peu de pen- 170 chant pour cette cérémonie ne pouvait être dissimulé. Elle palpait la soie moelleuse et épaisse : •— C’est que je ne l’userai jamais, pendant le temps qui me reste encore à vivre! La vieille robe noire, refaite, aurait suffi. — Mais vous n’allez pas toujours être vêtue de noir, maman, disait Jenny. Ce gris vous va admirablement. En effet, la soie était gris clair. On appelait cela « gorge de pigeon ». Soie et dentelle. — Comme tu veux, Jenny! Le jour anniversaire des douze années du mariage des Gottorp, un grand dîner fut donné chez eux, comme il était toujours d’usage ce jour-là. Depuis longtemps, les perles fines n’avaient été autant en vogue que cet automne-là, affirmait Jenny, et elle montra à sa mère un long et lourd sautoir qu’elle devait inaugurer précisément à ce dîner. Axel avait fait une affaire des plus fructueuses et, les perles, disait-il, ne constituaient pas un mauvais placement de capital. Coiffée par un coiffeur en renom et vêtue de la robe de soie, au nom français, Mme Pauwel faisait aussi bonne figure que n’importe quelle autre vieille dame élégante. Si elle avait aimé parler, elle n’aurait pas non plus eu moins à raconter que n’importe quelle autre. Mais elle restait silencieuse. Elle assistait à ces fêtes de sa fille et de son gendre de même qu’elle aurait assisté par devoir à tout autre événement, et sans en témoigner ni plaisir, ni déplaisir. Ici, heureusement, aucuneI crainte que rien allât de travers dans le service, et pourtant on était quarante à table. Mais chez Jenny rien n’allait jamais de travers. A la dérobée, Mme Pauwel fit glisser ses doigts sur la partie de la nappe qui se trouvait devant elle. Certes, elle se connaissait en damassé de première qualité, elle en avait vu, mais jamais rien de pareil : le long de cette nappe, des pans de dentelle véritable étaient incrustés, le tout reposant sur un fond de lamé or. Et cette merveille de nappe portait, impassible comme si les taches de sauce ou de vin eussent été phénomènes exclus, de riches rangées de verres de cristal taillé, des assiettes au chiffre des époux, dessin composé par un artiste en renom, ou encore, des assiettes en porcelaine de Chine, si fine et si rare que le pendant ne s’en trouvait, affirmait-on, qu’en deux ou trois endroits, entr’ autres au British Muséum de Londres, où, pendant la guerre, le service entier avait été descendu dans les caves, dans des coffres couverts de sacs de sable. Les mains veinées de Mme Pauwel caressèrent secrètement la nappe, tâtèrent la porcelaine extraordinaire. Cette année là, les difficultés alimentaires commençaient à se faire sentir en Suède, mais cela ne se voyait point dans la maison de Jenny, encore qu’elle eût dit : — Ce sera un dîner tout à fait de circonstance, Maman, très modeste. Il n’y a que pour le vin, nous n’avons pas besoin d’y regarder. Axel s’en 1 72 est pourvu pour plusieurs années. Pensez à goûter notre Mouton-Rothschild. Jenny était bien au courant de ce que c’est que du bon vin; Mme Pauwel, elle, savait qu’elle-même ne l’avait jamais été. Ses deux voisins s’évertuaient à converser avec la vieille dame ennuyeuse, mère de la maîtresse de maison. Ils parlèrent en experts des vins; de la porcelaine de Chine, du Bristish Muséum; de la guerre et de la ténacité britannique, de l’héroïsme français, de la persévérance germanique qui sans doute, pronostiquait-on, emporterait la victoire finale. Puis il fut question du parti des Cadets, en Russie, et de la Douma, après quoi on fit des comparaisons avec la Révolution française. On conta encore à Mme Pauwel qu’il y avait vraisemblance de paix séparées et on lui confia ce que des personnes particulièrement bien informées avaient laissé entendre sur la marche des événements. L’embêtant, au bout de tout, était l’impossibilité où l’on se trouvait, durant cette guerre interminable, d’aller à son aise faire des cures de santé à Carlsbad, ou à Vichy... — Il y a sans doute longtemps que vous n’êtes allée à l’étranger, Madame? —- Je ne suis jamais sortie de Suède et n’en sortirai que bien peu probablement, répondit Mme Pauwel. Peu à peu, ses voisins l’abandonnèrent, et elle resta tranquille à regarder autour d’elle et à rêvasser à son gré. Mme Pauwel connaissait le prix de la robe de Jenny, et il y avait là de quoi I/’ donner le vertige; pourtant cette robe était noire, Jenny portait encore le deuil de son enfant mort et il sembla à la mère que le joli visage de Jenny n’allait que trop bien à une robe de deuil et pas assez bien à une fête en l’honneur de douze ans de ménage parfaitement heureux, sans compter la récente réussite des affaires d'Axel avec des Russes. Jenny ne faisait que bien rarement des con fidences à sa mère, et encore moins se plaignait-elle jamais. (On ne se plaint pas.) Cette réserve n’avait pas changé avec les années. Jenny ne parlait jamais de sa vie. Etait-il possible qu’elle eût parfois des regrets? A cette idée, Mme Pauwel éprouva tant d’émotion qu’elle dut saisir l’un des nombreux verres de vin qui se trouvaient devant elle et boire un coup. Des serviteurs stylés remplissaient les verres dès qu’ils étaient vides. De Jenny, le regard de Mme Pauwel se transporta sur son fils Henri. Elle savait ce qu’en disait Axel : — Henri n’est pas particulièrement intelligent, c’est un rêveur... Peut-être, toutefois, était-on en droit de ne pas tenir tous les propos de M. Gottorp pour paroles d’Evangile! Henri suivait son chemin dans la vie, tout droit, et Mme Pauwel n’en demandait pas plus et se fût même contentée de moins. Henri attendait juste ment sa nomination de capitaine et, avec le temps, il deviendrait très probablement commandant Point n’était besoin, jusqu’à nouvel ordre, de pro 174 nostiquer plus loin. Mme Pauwel avait laissé derrière elle les jours des ambitions ardentes. Ses yeux de mère, fatigués par les soucis et les intempéries du climat de la rude campagne, s’arrêtèrent longtemps et avec joie sur la figure jeune, à l'expression si franche et si honnête d’Henri. Elle ne la voyait pas bien souvent et, certes, ne pouvait se lasser de la contempler. Henri, pour vivre, avait ses appointements, et cela lui suffisait, mais il ne semblait pas qu’il eût considéré sa situation suffisante pour lui permettre de fonder une famille. De temps à autre, Mme Pauwel entendait dire par Jenny que telle ou telle jeune personne s’intéressait à lui. Puis, au bout de quelque temps, on n’entendait plus parler de ces demoiselles. Peut-être avaient-elles été plutôt intéressées par l’idée d’entrer en parenté avec l'homme fortuné qu’était Axel Gottorp que par celle de partager les devoirs et le travail d’Henri. Sur ce, Mme Pauwel s’octroya encore une gorgée de vin. Puis elle arrêta ses yeux sur son gendre; elle dut se pencher un peu, et arriva à le voir. L’une des deux mains infiniment soignées d’Axel Gottorp jouait avec un couteau d’argent, tandis qu’il entretenait amicalement ses deux voisines. Qui étaient ces deux dames? Mme Pauwel avait dû l’apprendre, puis l’oublier, et elle comprit que son gendre, lui aussi, l’eût tout aussi volontiers oublié. Il se montrait d’une amabilité accomplie, mais ce n’était visiblement pas pour son plaisir qu’il avait placé le» deux dames auprès de lui. Et soudain, Mme Pauwel vit Axel lever son regard, puis le laisser retomber de l’autre côté de la table. Ses yeux s’éclairèrent, se remplirent de brillant et d’ardeur. Une ardeur... à laquelle il n'y avait pas à se tromper pour qui connaît la vie ! A qui avait été adressé le rapide salut des yeux ? Mme Pauwel ne pouvait le voir. Il y avait des fleurs devant elle, toute une petite haie de fleurs. Mais le salut avait dû être accueilli et compris comme il fallait, et on avait dû aussi y répondre à souhait, car, lorsqu’Axel retourna à ses devoirs envers ses voisines, son visage était transformé. La lueur de bonheur s’y attarda quelques secondes encore avant de disparaître. Epouvantée, Mme Pauwel scruta du, regard toute la table. Mais il semblait bien que personne d’autre qu’elle n’eût fait attention à ce qui s’était passé. Il y avait à ce dîner environ une vingtaine de dames; de cette vingtaine, il fallait éliminer au moins la moitié. Mme Pauwel ne fit aucun effort pour surprendre la coupable derrière la haie de fleurs; elle resta figée; ses oreilles n’entendaient plus, ses mains tremblaient. Aussi encore une fois étendit-elle la main pour se fortifier par un verre de vin. Mais elle le vit mal, le saisit mal..., un petit ruisseau rouge coula et se répandit sur les pans de dentelle de la nappe et sur le fond lamé or. Qu’importait! Cela aussi passa inaperçu. L’un des parfaits serviteurs enleva le verre renversé et le remplaça prestement par un autre, qu’il remplit de nouveau. Le bour 176 donnement autour de la table de fête ne s’accrut, ni ne diminua : rien ne s’était passé. XIV Aussitôt après le dîner, Mme Pauwel se retira. On ne la retint pas. Jenny comprenait bien qu’elle pût être fatiguée. Dans le vestibule, la vieille dame se fit remettre le manteau" de soie ouatée à parements de fourrure, dont sa fille lui avait fait cadeau. Elle déclina l’offre de téléphoner pour une voiture : elle voulait marcher. La porte s’ouvrit et se referma derrière elle, et elle se trouva seule sous le ciel hivernal, noir et sans étoiles. Ce soir-là n’était pas un soir à étoiles, oh non, et les becs de gaz ne les remplaçaient pas. Maintenant Mme Pauwel regrettait de n’avoir pas tenté d’en savoir davantage sur la dame de derrière les fleurs. Entre temps commençait à se faire jour en elle une curieuse impression de déjà-vu. Et subitement, elle se souvint : une jolie tête blonde se précisa, un visage un peu fané, peut-être, mais quand même joli. Honnêtement, Mme Pauwel s’efforça à lui rendre justice : oui, c’était bien une jolie blonde qu’elle avait vue, jolie, mais avec quelque chose d’inquiétant, quelque chose de ces carnassiers menus et gracieux qui à la moindre alerte savent disparaître dans l’ornière... Mme Pauwel se sentit une fatigue extraordinaire. Elle monta dans un tramway pour être un 177 peu assise. Mais elle se trompa de tramway ce qui ne lui arrivait que trop souvent — et, au bout de quelques instants, dut redescendre dans la rue. Il faisait du vent. Ce n’était pas qu’elle fût inaccoutumée aux rigueurs du temps, et d'ordinaire elle s’en souciait peu, mais cette fois, elle se sentit à peine le courage d'affronter ce petit vent stock-holmois. Son manteau ne lui tenait plus chaud, alors que pourtant, elle s’était souvent plainte qu’on y eût mis trop d’ouate. Elle avait froid. — Un passant auquel Mme Pauwel n’avait fait aucune attention, leva tout à coup son chapeau et l'interpella : — Pardon, mais n’est-ce pas Mme Pauwel de Penningholm? Elle leva les yeux vers l’étranger, mais ne le reconnut qu’arrivée avec lui sous un bec de gaz, lorsqu’elle retrouva ce sourire particulier, si confiant, si honnête, qui avait toujours été le propre du petit Obitz. C’était lui! — Je vois que vous êtes fatiguée, Madame. Me permettriez-vous de vous offrir mon bras? En effet, elle était tellement fatiguée, qu’elle accepta avec reconnaissance ce bras offert et se laissa conduire le bout de chemin qui lui restait encore à faire jusqu’à son hôtel, un des meilleurs de la ville. — Je le connais, dit Obitz, il est très bon. Le petit Obitz disant : « Très bon... » et d’un ton qui laissait sentir une habitude acquise des meilleurs hôtels ! 1 78 Mme Pauwel se laissa accompagner jusqu’en haut de l’ascenseur, et le long du tapis rouge du corridor de son appartement. Obitz s’arrêta avec elle, devant la porte de sa chambre. Elle fermait ses yeux fatigués; elle les rouvrit et vit que tout était bien à sa place, et qu’elle ne rêvait donc pas. — Me permettez-vous de commander une boisson chaude? Je crois, Madame que vous en avez le plus grand besoin, dit-il. Mme Pauwel entra dans sa chambre : à droite se trouvait le lit, mais à gauche, il y avait un ca napé, une table et quelques fauteuils confortables. Elle eût pu maintenant remercier : « Merci, Monsieur Obitz, merci mille fois; et adieu...» Mais elle n’en avait pas la force, tant c’était merveilleusement consolant de ne pas rester seule, en proie, à de pénibles réflexions. —• Asseyez-vous, je vous en prie, dit-elle; restez un instant, voulez-vous? Il sonna, donna des ordres, et peu après on vit entrer un garçon avec un plateau. Sur le plateau se trouvait quelque chose qu’elle-même n’aurait jamais eu l’idée de demander, et surtout si tard : du cognac ! Comme une ondée de chaleur et de confiance, la boisson se répandit en elle. De tout temps, il y avait toujours eu quelque chose de si serviable et de si obligeant chez ce petit Obitz! Mme Pauwel s’en souvenait fort bien. Aussi l’avait-elle toujours toléré chez elle, tout Obitz qu'il était; elle en ressentait en ce moment un vif plaisir. Un sentiment délicieux de repos et 179 de détente pénétrait en elle avec ce cognac, et aussi beaucoup d’anciens souvenirs. — Encore un petit verre, monsieur Obitz ! — Il est peut-être temps que je prenne congé de vous, madame? — Non, restez, restez. Il n’est pas tard, n’est-ce pas? Elle le retenait, et elle entreprit de son mieux de faire aller la conversation. Elle lui apprit donc qu’elle était enchantée de son gendre, un gendre parfait; elle lui raconta encore bien des choses sur l’existence de Jenny, sur sa belle habitation, ses nombreux domestiques, et sur les enfants : trois, depuis la mort du tout petit, au terrible désespoir de Jenny : — Mais à part cela, elle est heureuse autant qu’on peut l’être... Mme Pauwel parlait et racontait, et Obitz écoutait, très attentif, mais sans faire de questions. Peu à peu, on en revint aux temps passés, et alors il devint un peu plus loquace. Tout Obitz qu’il était, pensa Mme Pauwel, rien de méchant ou de pénible n’émanait de lui, non vraiment rien. Il ne rapportait que des détails aimables. Et il semblait avoir gardé un admirable souvenir de ce Penning-holm de son enfance, un vrai paradis, à l’en croire ! — Ça fait plaisir de vous entendre parler, monsieur Obitz. Peu à peu, Mme Pauwel se débarrassait de l’image de la jolie blonde. Finalement, pourtant, Obitz dut partir et ce fut lui qui la remercia d’avoir eu la bonté de le retenir. Il ne raconta pas qu’on l’attendait ailleurs et parmi 180 LFS QUATRE BATONS DE MARÉCHAL des gens, dont il eût tiré tout autre avantage que de la société d’une vieille dame. Il lui souhaita bonne nuit, s’inclina et baisa la main de Mme Pauwel avec le plus parfait respect, et on aurait dit, de l’affection. Par là-dessus, elle dormit bien, et ce fut seulement le lendemain qu’elle se rendit compte de ne pas lui avoir posé une seule question. Elle avait seulement bavardé, seule, comme un moulin marche, et elle éprouva du mécontentement d’elle-même. Elle avait eu plaisir à parler de Jenny pour écarter autre chose... et sans se demander si lui, Obitz, s’en souciait. Dans la chambre de Mme Pauwel, la bouteille de bon cognac était toujours sur la table, mais quand elle demanda son compte, il ne s’y trouva pas compris. Le petit Obitz avait commandé le cognac et l’avait payé, le lui avait offert. Qu’en penser? Dans la matinée, Jenny vint voir sa mère, ainsi qu’il avait été déjà convenu. Elle semblait un peu pressée, les yeux un peu cernés. Mme Pauwel dit : — Eh! bien, as-tu été contente de ton dîner, mon enfant? — Oui, merci, maman, n’est-ce pas que tout était bien? — Parfait. Et Axel a été content aussi? — Sûrement. —- Il t’a souri bien gentiment à travers la table. — Il est toujours très attentif et très gentil. — Et je pense qu’il t’aime autant que jamais? — Quelle drôle de question, maman! Jenny, tournant le dos à sa mère, regardait par la fenêtre, elle ne se retourna pas. Mme Pauwel n’osa pas questionner davantage. Elle fit donc voir à Jenny la fameuse bouteille de cognac, et raconta son aventure de la veille. — Et à ton avis, petite, il vaut cher, ce cognac ? — Pour l’instant, comme il est presque impossible d’en avoir, oui, peut-être deux cents couronnes, en tout cas très cher. — Mais c’est fou! — Oh, vous savez, maman, selon moi, notre Grieg s’est offert une vraie joie en s’occupant de vous. N’y pensez plus. Comme Jenny en parlait! Et en souriant. Puis elle parla des plats du dîner, raconta qu’il y avait, parmi les invités, deux ministres et que le placement n’avait pas été facile, bref, Jenny parla comme tous les autres jours ; mais, envers et contre tout, Mme Pauwel ne put chasser l’idée que quelque chose n’allait pas absolument bien. Un cognac à deux cents couronnes la bouteille, on ne traite pas ça en quantité négligeable, si tout va comme il faut. Le soir, rentrée chez elle, elle dut s’offrir encore un petit verre. Elle aurait vu volontiers qu’Obitz fût toujours là, inspirant confiance, calmant les appréhensions par son seul limpide regard... Et avant d’aller au repos, elle s’agenouilla et mit encore, comme jadis, toute sa force dans sa prière. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était agenouillée sur le plancher froid, mais ce soir-là elle 182 sentit qu’il lui fallait reprendre l’ancienne, ma nière : — Seigneur! Mon Dieu! N'abandonnez pas ma petite Jenny! Qu’elle ait une grande maison, de belles robes et des perles, et des domestiques, ce n’est rien, malgré tout! Vous, mon Dieu, vous l< savez bien! N'oubliez pas de veiller sur elle! XV Quand tous les invités furent partis, Axel Gol-torp donna à sa femme un baiser sur le front. Et comme à l’ordinaire, il affirma : —• Très bien, Jenny. Je suis content... Il y a longtemps que je n’avais vu Campbell de si bonne humeur. As-tu causé avec sa femme? — Oui, un instant. — La précieuse dinde!... Allons, c’est bien. Jenny, tu semblés avoir suffi à tout. Mots d’éloge, certes, mais pas absolument sans réserves dans l’intonation, Jenny le remarqua. I e mari et la femme avaient pris place au salon tandis qu’Axel se versait un dernier léger grog. Petite détente après avoir rempli tous les devoirs de la soirée. C’était ainsi l’habitude. De la même voix, à fond de réserve, Axel dit : —• A quoi bon inviter ta mère? Elle s’en va dès qu’on s’est levé de table! — Elle se couche de bonne heure. — Il y a une chose qui ne me va pas, avec Henri. Etant officier suédois, il n’a pas à fréquen- 183 ter ces dits « volontaires finlandais », personnages douteux... Nous vivons en paix avec, la Russie Que la Finlande se débrouille ! Jenny répondit : — J’ai eu l’impression qu’il était préoccupé, ce soir, Henri. (Ne pas discuter Henri avec Axel, surtout!) — Préoccupé? Qu’est-ce à dire? Il aurait mieux fait de s’occuper de sa voisine, fit Axel avec humeur. —• Peut-être n’aurions-nous pas dû le placer à côté de Maud. — Qu’est-ce qui ne va pas, avec Maud? Toi aussi, tu l’as en grippe! J’espère que tu n’as pas négligé d’être aimable envers elle ? — Je ne pense pas. Il s’attendait à un : « Certes, non, bien au contraire! » Et voilà que Jenny répondait simplement: « Je ne pense pas ». Il y eut une pause, un vide. Le vide se prolongea jusqu’à se charger de tension. Qui romprait ce silence le premier? Comment la tension arriverait-elle à disparaître ou à se décharger? Jenny alluma une cigarette. — Mais qu’y a-t-il donc? se demanda-t-elle. La soirée a pourtant été réussie, Axel était content. Il y a quand même quelque chose qui ne marche pas. Sur une table un peu à part, on avait posé une gerbe de roses blanches. Tous les ans, ce même jour, le jour du mariage de Jenny, arrivait à son adresse un bouquet semblable, sans carte de visite, sans un seul mot. Au début, Axel l’avait très mal pris et avait cherché à savoir par le fleuriste qui avait fait livrer ces fleurs, mais sans y réussir. Jenny avait questionné ses souvenirs. Grieg Obitz? Non, certainement pas lui. S’il avait eu quelque chose à lui dire, il l’aurait dit ouvertement! Léon? Cela ne parut guère croyable à Jenny. Et on n’y avait plus pensé. Dans tous les cas, il était peu probable qu’Axel, ce jour-là, eût fait attention aux roses. En dehors d’elles, tout l’appartement était rempli de fleurs. — Allons, bonne nuit, Jenny. C’était le jour anniversaire de leur mariage, mais il n’ajouta rien à ce froid bonsoir. Quand son mari eut quitté le salon, Jenny fit sa ronde ordinaire, avec la femme de chambre, pour veiller à ce que tout fût en ordre partout. Sur un canapé, un sac brodé de perles avait été oublié. La femme de chambre dit : — Peut-être y aurait-il quelque chose qui permette à Madame de savoir à qui est le sac, si Madame l’examine. Jenny ouvrit le sac. Il contenait un petit mouchoir sans monogramme, une boîte à poudre et un petit morceau de papier, arraché à un bloc et chiffonné, comme s’il avait été fourré là en hâte. Jenny hésita avant de le déplier. La ronde à travers l’appartement était finie. La femme de chambre souhaita le bonsoir à Madame et se retira. Jenny lissa le papier, hésita encore un peu, puis elle lut, douta de ce qu’elle vit, puis ne put douter. L’écriture était de la main d’Axel et le papier portait les mots suivants : 185 «Tu n’as jamais été plus ravissante que ce soir. Mais pourquoi la petite mine maussade? Il faudra expliquer ça demain quatre heures. Je voudrais y être déjà. » Jenny : — Je n’aurais pas dû lire ça. Et puis : — Si, naturellement, j’ai le droit de savoir ce qui se passe. Et enfin : — Mais c’est étonnant que cela ne fasse pas plus de mal... Pourtant cela faisait mal. Au moment où on est frappé, on ne sent rien, c’est ensuite que vient la douleur. Elle quitta la pièce et monta à l’étage supérieur, où étaient les chambres à coucher; elle tenait le petit sac pressé contre sa poitrine et, à chaque pas, il lui semblait qu’il devenait plus lourd. D’abord, elle entra chez les enfants, comme ' haque soir. Lorsque les Gottorp avaient installé ce troisième intérieur du ménage, il avait été décidé que les époux ne partageraient plus la même chambre à oucher : Axel travaillait souvent le soir et mon- 1 i 1 tard. Il avait sa chambre d’un côté du hall, et Ah femme avait la sienne de l’autre côté, n’ayant pan voulu quitter le voisinage immédiat des enfants Arrivée chez elle, Jenny, ce soir, ferma sa porte à clef et s’étendit sur le lit sans toucher à ses vi ...'lits. Comme tant d’autres nuits, ses pensées allère ni au petit enfant mort. ' omment s’était-elle tellement attachée à cet enfant, pourquoi plus fort, lui semblait-il, qu’à aucun des trois autres? Ce petit avait paru si particulièrement heureux, si divinement tranquille auprès d’elle! Sa petite figure avait été si jolie, si sage, empreinte d’une sorte de maturité précoce! Ensuite on avait bien compris que c’était la Mort qui l’avait marqué — mais la mère ne l’avait pas compris de suite et avait seulement été remplie de joie lorsque, très tôt, il avait commencé à s’agripper à elle et à sembler avoir pour elle une sorte de tendre préférence. Après sa mort, elle avait pensé et dit qu’elle ne voulait plus avoir d’enfant. Ce n’était pas la fatigue qui l’effrayait, mais n’était-il pas impossible de passer peut-être encore une fois par cette affreuse lutte pour la vie d’un enfant, par cet affreux déchirement de voir emporter le petit corps? Axel l’avait emmenée en voyage, le docteur ayant prescrit un changement de milieu. Mais rien n’y avait fait. Elle s’éveillait la nuit et croyait n’avoir point dormi; elle se figurait être partie à la recherche du petit égaré dans la forêt derrière les hautes montagnes. Une terrible soif de tendresse se réveillait en elle. Il fallait qu’elle en eût été sevrée bien longtemps sans s’en être rendu compte. Elle réfléchit : Oui, en effet, des années de satisfactions — et pourtant, cette soif! Elle demanda à rentrer chez elle : — Je hais ce paysage de rochers insensibles! — Bon, soit, répondit Axel. Lui, s’était trouvé fort bien où ils étaient, mais il se conforma à son I 87 désir — et peu à peu Jenny s’était calmée. Ahl Rien n’avait été la faute du malheureux paysa c’était en elle qu’était entré le malheur. Elle se mit à l’épreuve, se scruta : — Qu’est-ce qui me manque donc? Car ce n’est pas seulement le fait que j’ai perdu mon enfant. N’ai-je pas tout ce qu’il me faut? Axel n’est-il pas bon? Si, si. Et pourtant... Alors elle se jugea sévèrement : — Ne fais-je pas un peu trop de cas de ces heures de mélancolie, de ce brin d’angoisse, que me donnent une journée grise... ou une journée de plein soleil? Qu’est-ce que ce goût de fuir? Ne saisit-il pas quelquefois n’importe qui, encore qu’on ne le dise à personne ! Il faut maîtriser tout ça ! On doit pouvoir se faire une raison. Pendant ses années d’enfance, Jenny — elle s’en souvint — savait se faire une raison, se donner des règles de vie. Il fallait y revenir. Et elle s’était reprise. Mais la soif de tendresse ne s’était pas laissé chasser. XVI Dans le hall, une pendule Boule sonna deux coups rapides. Deux heures : le temps avait marché vite. Les derniers invités étaient partis à minuit. Jenny se redressa, enleva sa robe de dîner et s’enveloppa d’un peignoir. Elle passa les mains sut son visage : elles étaient froides. Traversant le 168 hall, elle alla à la porte d’Axel. Un peu de lueur filtrait par la fente de la porte; Axel non plus ne donnait donc pas. La porte n’était pas fermée à clef; elle l’ouvrit. Axel, au lit, ne s’en aperçut pas. Auprès de son lit se trouvait un récepteur de téléphone; il le tenait à la main, et Jenny l’entendit parler à voix étouffée. Dans sa voix se mêlaient de la flatterie et ce goût de raillerie avec lequel elle était familière, grâce auquel il savait se garder, et contenir tout imprudent abandon de soi-même. C’était un jeu qu’il aimait, et auquel il n’y avait pas à se tromper — jeu dans lequel il lui arrivait aussi d’introduire tout à coup de ces notes tendres et graves auxquelles on ne résistait pas... Jenny entendit : — Comment, comment? Répète-le encore une fois, dis donc! De toi, ça m’amuse beaucoup. Ensuite, je vais... Jenny fit quelques pas, et Axel l’aperçut. Il ne reposa pas sur-le-champ le récepteur, mais continua à parler, très calme, faisant seulement de suite passer sa voix à un autre ton : —■ Ce n’est pas raisonnable, mon cher. Crois-moi, Olof... Mais as-tu idée de l’heure qu’il est? Merci, en tout cas, de m’avoir téléphoné. Nous nous verrons demain. Bonne nuit. Il posa le récepteur, Jenny demanda : - - Avec qui parles-tu si tard ? — C'était Campbell. Mais que me veux-tu, à cette heure-ci, Jenny? -— Ce n'est certainement pas à Olof que tu di- 189 sais : Répète-le encore une fois... Et ce : dis ... ! Ce ton... Axel bâilla et répondit : ~ Je ne puis me rappeler exactement ce que j,ai pu dire, mais, en effet, il est peu probable que j’aie parlé de la sorte à Campbell. Axel, pria-t-elle, ne me mens pas. — Ce n’est pas mon habitude. Il étendit la main, saisit un pan du peignoir de Jenny et l’attira à lui. Il ne vit pas le sac brodé de perles ou ne voulut pas le voir. Jenny le tenait pourtant serré contre sa poitrine. Voyons, dit-il, glisse-toi un instant auprès de moi, nous allons bavarder. Tu as froid, n’est-ce pas? Est-ce que tu ne peux pas dormir? — Non. Elle prit une chaise et s’assit près du lit : (garde ton sang-froid, Jenny). — Une de ces dames a oublié son sac et j’y ai trouvé un billet... que j’ai lu. On ne lit pas les billets qui se trouvent dans le sac d’autrui. — Je sais bien, mais ça m’est égal! Le sac se trouvait maintenant sur le lit d’Axel. Il en sortit le billet, le déplia, le lut et secoua la tête. Ça a assez I air d'être de ma main, mais ça ne prouve rien. Le billet doit être d’il y a dix, douze ans, ou plus, je n’écris plus de cette écriture bâclée. Ça doit être une mystification; quelqu’un a voulu me taquiner — ou te taquiner, peut-être — et aura trouvé ce vieux billet, puis l’aura oublié. Nous aurons demain la solution de l’énigme, quand ce quelqu’un téléphonera, pour redemander son sac. — Personne ne téléphonera, dit Jenny, et ce papier ne date pas d’il y . a dix ou douze ans. Il est arraché au petit bloc que tu as sur ton bureau. Ce soir. — Je me sers de ce genre de bloc depuis toujours. Sur le haut front du « César » perlaient de petites gouttes de sueur, présage de colère, mais Jenny ne se laissa pas arrêter. — Je te demande une explication. Ce n’était pas avec Campbell que tu parlais, je le sais. Je t’en prie... — Prie! va toujours! — J’aurais pu ne faire semblant de rien, conti nua-t-elle, me taire et faire une enquête, Axel ! Je suis tout à fait prête à accepter la vérité, quelle qu’elle soit. J’ai le droit de savoir si quelque chose, si... si quelqu’un, si une femme s’est mise entre nous deux. Le « droit », le « droit »! Axel essuya les petites perles de sueur, prit sur lui et dit : — Voilà assez de bêtises. Tu es fatiguée, un peu hystérique... Puis tout à coup, il ne put plus se dominer, il se redressa sur ses oreillers et cria : — Tu m’entends! « Savoir! » Que veux-tu savoir? Ecoute-moi bien : je ne veux plus-entendre parler de cette sotte histoire de sac, de billet, et de prétendue femme. Assez! Tu n’es plus toi-même depuis la mort du gosse, tu marches dans un rêve, 191 tu entends des voix, ton imagination a la berlue!... Il saisit le sac. et le lança sur le tapis. — Comprends-tu? Quel est cet interrogatoire? A pareille heure! Tu es folle. — Sûrement l’un de nous deux perd la raison, répondit-elle, très froide. Puis elle n’eut plus la force de lutter davantage et elle s’enfuit. ’ Jamais encore elle n’avait vu Axel aussi hors de lui. Ils avaient eu des querelles, comme tout le monde; non, ça n'avait même pas été des querelles. Elle s’était habituée à céder, et d’ordinaire Axel lui en savait gré et était bon. Bon. C’était un axiome, cette bonté d'Axel, son indulgence, sa générosité. Axiomes ! Douze ans durant, lui et elle avaient vécu dans la paix et sans disputes, et jamais Jenny n’avait pensé que son mari ne fût parfait. Elle s’arrêta, attendant dans le silencieux hall sombre. La porte d'Axel s'ouvrirait-elle, regretterait-il sa colère? Mais le silence de mort continua à régner, personne ne vint. Au bout d’un instant, elle perçut un faible claquement sec : c’était Axel qui éteignait sa lampe de chevet. La pendule fit entendre un coup : il était deux heures et demie. Qu’attendait-elle là, Jenny? Une franchise admirable, qui aurait dû être toute naturelle, une explication : « Ecoute donc, Jenny, ce flirt, j’y mets fin; il est parfaitement oiseux, simplement idiot, et d’ailleurs ce n’était rien, ne signifiait rien, ne le comprends-tu pas? Es-tu réellement encore enfant au point de t’être émue? Rions ensemble! 192 Cette petite Maud, aussi, elle est terrible, et d'un provocant! ne l’as-tu jamais remarqué?... » Maud, oui, Maud... Naturellement, c’était à Maud qu’il téléphonait. Mais après ce qui venait d’être dit, il n’y avait plus à y revenir. Dorénavant, Maud ou une autre, peu importait : en moins d’une demi-heure tout cela était devenu indifférent. Comment perd-on son mari? Comment arrive-t-il qu’un jour il en ait fini avec vous? Fini! Quand on se marie, on ne se doute de rien. On croit que tout est fait pour durer toujours et que ce qui a été promis l’a été une fois pour toutes. « Notre union est la plus belle chose de ma vie. Jamais il n’y sera porté atteinte. » Ainsi avait parlé Axel. Et on répond, avec la parfaite assurance d’une petite fille : — Mais bien sûr! Ou encore : « D’autres, je les ai perdues sans m’en soucier. Toi, je ne pourrais m’en passer. » On croit tout, ma parole! Et voilà, un beau jour, c’est fini, fini. « Je pensais le connaître, se dit-elle, mais je m’étais trompée. Je ne sais rien de rien. » XVII Au petit déjeuner, le lendemain, Axel fit un simulacre d’excuses : « C’était idiot, ce qui s’est passé cette nuit. J’ai peur de m’être oublié, Jenny, pardonne-moi. Mais une autre fois, aussi, n’arrive 193 pas comme je m’apprête à éteindre, après une journée particulièrement fatigante. » Quand il fut parti à son bureau, Jenny s’enferma de nouveau chez elle. Les heures passèrent. Axel n’était plus Axel, mais elle était seule à le savoir et elle se devait de continuer à vivre, à aller, parler, tenir sa maison, sourire, donner des ordres, manier de l’argent, comme toujours. Elle se scruta dans la glace et ne put voir aucun grand changement à sa figure. Enfin, elle s’habilla et se rendit chez sa mère qui l’attendait ; puis elle avait à aller prendre Henning au lycée, c’était convenu; c’était ce jour-là le dernier du trimestre d’automne; cette visite au lycée ne pouvait être ajournée; et de plus, un des professeurs avait fait dire qu’il souhaitait consulter la mère de Henning. — « Le vieux » voudrait bien vous voir, maman. Et savez-vous, maman, il vous a déjà vue. — C’est fort possible, avait-elle répondu, sans écouter beaucoup les commentaires d’Henning, toujours bavard. Le travail de la journée était fini, au lycée. Henning fit entrer sa mère dans une salle de classe évacuée. Une seule personne s’y trouvait, se tenant le dos à la fenêtre, par laquelle entrait la lueur grise d’un crépuscule d’hiver. Une silhouette d’homme se dessinait là, large d’épaules, aux cheveux épais rebroussés et empreinte d’une sorte d’assurance qui donna à Jenny l’impression du déjà vu. Il fit avec dignité quelques pas vers elle : — Jenny! Alors elle reconnut Léon. Elle aurait pu penser que ce serait lui, mais elle ne l’avait point fait. Henning lui avait dit : « Le vieux. » Ce n’était pas une indication! ■ — Voilà de l’inattendu, fit Léon, sans se départir de son air d’assurance. — En effet! Henning se tenait près d’eux et faisait voler ses regards de l’un à l'autre, de la mère au professeur toujours bienveillant pour lui. — Et les roses blanches te sont arrivées hier, comme d’habitude? demandait le professeur (1). —■ Ah, c’est de toi qu’elles viennent, Laon? — Mais de qui donc, sinon de moi? — Que parlez-vous de roses? fit l’enfant, étonné. Le jour grisâtre tombait sur le visage de Jenny, tandis que Léon gardait sa position, le dos à la fenêtre. Il voyait, sans être vu. D’une main, il rebroussa sa grande crinière, et d’une voix profonde, très consciente, et que Jenny reconnaissait aussi, il continua : — Je suppose, Jenny, que tu as entendu maintes fois citer mon nom ? Mais elle ne l’avait jamais entendu citer, et ne se souvenait pas de l’avoir lu. Dans les journaux? — Non, dit-elle. •—- Ah! Ah! Pas de journaux. De toute évi- (1) En suédois, on se sert du tutoiement entre amis d’enfance, ou dans n'importe quelle camaraderie. Cette particularité a été gardée ici. 19 5 dence, j’ai été seul, de nous deux, à rester les yeux ouverts pendant les années écoulées. D’un geste de la main, il indiqua le corridor et sortit avec la mère et le fils. Une fois arrivés dans la rue, il dit à Henning : — Maintenant, mon garçon, tu peux filer devant. — Et maman? — Ta maman te suit, avec moi. L’enfant leva sa casquette et fila. On n’arrivait pas toujours aussi facilement à le faire obéir. — Tu sais te faire obéir, dit Jenny. — A merveille. Après un instant de silence, une pause bien étudiée, Léon reprit : — Je m’intéresse à ton fils. J’aurai plaisir à faire quelque chose pour lui. C’est un peu gênant d’avoir à te dire qui je suis ! Il se peut que le jour ne soit pas éloigné, où je serai un homme arrivé. Mais tu ne sais donc vraiment rien des conquêtes de la science moderne dans le domaine des préparations médicales? — Pas grand’chose, j’en ai peur, répondit Jenny. — La plupart des produits de haute marque lancés dans notre pays ces dernières années, sont de moi. Connais-tu les usines Gloria? — De nom, c’est possible. — Non, non, tu as eu, évidemment, à penser à autre chose! C’est très bien. Et tu dors bien? Comment? Mais oui, parfaitement bien. • Tu ne sais donc rien du produit le Léonial ? — Rien. — C’est un somnifère, dit-il, en répétant son large geste de la main. Le seul qu’un médecin intelligent prescrive actuellement. Mais parlons plutôt du gamin. Je serais tout disposé à m’occuper de lui, à le faire travailler. Saisis-tu la valeur de cette offre? — Je crois la saisir, dit Jenny, mais ceci n’est pas une chose à discuter entre nous deux. Ne voudrais-tu pas venir dîner chez nous un jour, et en parler avec le père d’Henning? — Très loyale, Jenny. Très bien. J’aurai beaucoup de plaisir à faire la connaissance du si estimé père d’Henning. J’ai lu ses écrits. Très forts. D’autres lisent des romans, moi, je parcours les puissantes analyses de M. le Conseiller Gottorp, et j’y trouve ma petite distraction. Sous-entendu : j’espère que tu me comprends, ma petite Jenny; avec toute leur puissance, je ne considère ces analyses que comme un bagage assez léger. Jenny comprenait. Elle sentait le désir de Léon d’humilier et de réduire. Il n’avait donc pas oublié l’ancienne mortification. Les ans avaient passé, plus de douze ans, et l’ancienne mortification demeurait. Autrefois, Léon avait coutume de dire : « Le chien sus au chat; le chat sus au rat; voilà la vie! » En ces temps jadis, où elle avait fini par le blesser profondément et lui faire du mal. Aujourd’hui, elle-même avait bien mal; et c’eût été une sorte de consolation de pouvoir penser n’avoir 197 jamais mal agi soi-même, n’avoir jamais rien fait d’irréparable. — Je t’enverrai un mot, Léon, pour te prier d’être le bienvenu chez nous. Nous parlerons d’Henning. — Merci, répondit-il, enchanté, Madame. Il prit la main de Jenny devant sa porte, et bien qu’il sentît un peu de résistance, il la garda un instant : — Mais tu ne m’as pas posé une seule question, Jenny. Tu ne m’as pas demandé si je suis marié, si je suis heureux... — C’est vrai. Alors, raconte! Tu es marié? — Oui, merci, et extraordinairement heureux. — Cela me fait grand plaisir. Je me le suis demandé, quelquefois. — Ah, vraiment? Mais les avertissements des journaux, tu ne les avais donc pas vus? —■ Je l’avoue, je ne les ai pas vus. — Au moins, tu ne bluffes pas! Bonté divine, tu continues encore à ne pas savoir bluffer! Il s’inclina et posa un léger baiser sur le gant de Jenny. Puis la porte de la maison s’ouvrit pour elle et se referma. Elle disparut. II s’était, en vérité, représenté leur rencontre autrement. Son imagination avait dressé plusieurs schémas différents : confusion du côté Jenny et supériorité du sien. Ou encore, sentimentalité de part et d’autre. Il n’avait pas non plus exclu la possibilité d’un ton de flirt sur le fond des bons vieux souvenirs... Mais elle n’avait pas été confuse. Elle était pâle en arrivant; elle n’avait pas pâli. Elle n’avait pas été sentimentale, et encore moins avait-elle flirté. Elle avait marché à côté de lui tout à fait naturellement, et il avait eu l’impression, qu’au fond, elle pensait à autre chose. Oui, elle avait pensé tout bonnement à autre chose, elle avait été absorbée, soucieuse. Elle aurait pu parler de ses soucis, elle aurait pu s’en ouvrir à lui, mais elle n’en avait rien fait : pas un mot, pas une allusion : elle avait gardé sa tenue irréprochable. Il sentit sa haine le ressaisir. XVIII Léon lui avait dit qu’il était marié; ce n’était pas vrai. . 13 1* >"'>1j A quoi bon, ce petit mensonge gratuit? Parce que, mon cher Léon, tu aurais voulu la voir bluffer et lui entendre dire : « Mais si, voyons, j'ai très bien été au courant. Est-ce que vraiment tu n’as pas reçu mon mot de félicitations ? La poste a dû égarer ma lettre... » Mais, non, Jenny n’était point tombée dans le piège. Et elle n’avait pas paru émue, quand il lui avait dit qu’il était extraordinairement heureux. Au contraire, cela lui avait fait plaisir, à n’en pas douter, elle était sincère, et maintenant, la voilà qui prenait des dispositions pour qu’un jour ou l’autre, ce vieux Léon eût le plaisir d’une conversation avec son époux. Autant que Léon était capable de haine, il avait LFS QUATRE BATONS DF. MARÉCHAL 199 haï Jenny. Chaque échec de sa vie, chaque insuc cès, c’est à elle qu’il les rapportait. Sa pauvret , son isolement, la faute de Jenny! Pendant des années, son travail avait été mal payé. Il avait gardé, à Stockholm, la chambre froide et inhospitalière, où il s’était une fois installé, et où il s’était toujours déplu. Son insuccès dans la vie, il le rapportait encore à Jenny. Et il éprouvait une sorte d'amère satisfaction à lui faire envoyer, chaque année, le jour de son mariage, un coûteux bouquet de fleurs. Il n’avait jamais douté qu’elle comprît d’où lui venaient ces fleurs. Jamais il n’avait douté que l’imagination de Jenny eût continué à s’occuper de lui. La scène finale entre eux n’avait point cessé de se présenter à lui comme un de ces incidents entre amoureux, où des deux côtés, on s’injurie et se renie, sans penser un seul mot de ce qu’on dit. Il n’avait pas douté des regrets de Jenny et en avait ressenti une cruelle satisfaction. La gerbe de roses annuelle était destinée à entretenir ces regrets. La vie est pleine de ces malentendus, Léon aurait dû le savoir, et il le savait; mais il n’avait pas appliqué à lui-même cette science. Pendant de longues périodes, il avait travaillé intensément. Sans sommeil, presque sans nourriture, pendant des semaines, il lui arrivait de poursuivre des expériences pour arriver à la solution d’un problème. Puis, pendant des mois, il perdait son temps, négligeant jusqu’à sa tenue, bu- 200 I ES QUATRE BATONS DE MARÉCHAL vant, s’endormant dans l’apathie. A Jenny la faute, à Jenny la responsabilité! Peu à peu, cependant, sa situation s’était améliorée. A partir de 1914-15 les usines Gloria avaient connu de grandes réussites. Léon avait résolu quelques problèmes importants au point de vue commercial. Il s’installa dans un appartement de trois pièces avec cuisine et salle de bains. Il répondit à une annonce dans un journal : « J. f. 25 a., dés. ten. mén. mons. seul. Rép. à Tékla. » Il engagea cette Tékla, dite de vingt-cinq ans, bien qu’à la voir, il lui adjugeât trente ans pour le moins. L’amélioration de sa situation lui permettait de renoncer à l’enseignement, qui avait été l’un de ses gagne-pain. Pourtant, il garda quelques leçons dans un lycée. Malgré sa jeunesse, les écoliers l’appelaient « le Vieux ». Ils l’aimaient bien, pourtant, et cela lui donnait confiance en lui-même. Lorsqu’il vit le nom du fils de Jenny sur les registres du lycée, il resta longtemps rêveur. De loin, par les journaux, il avait suivi les événements survenus dans la famille Gottorp : naissance de quatre enfants. Il s’était plu à penser que les fatigues de la grossesse et des soins à donner avaient dû user la santé de Jenny et l’enlaidir. Mais une fois, il l’avait revue, sans être vu d’elle : c’était dans une salle de spectacle, et il avait été bien obligé de reconnaître qu’elle avait gardé tout son charme et même avait embelli depuis ses années de jeunesse. Ce soir-là fut un de ces soirs — il y en avait 201 — où il s’endormit sans savoir quand ni comment, pour ne s éveiller que tard la journée suivante, la lampe de sa table de nuit encore allumée, et une bouteille renversée sur le parquet, ayant laissé se répandre une petite mare. Près de la mare se tenait Tékla, criant : — En voilà une maison, où on est tombée! — Allez-vous-en, mademoiselle, je vous en prie, faites votre malle! A ces mots avaient succédé d’une part des larmes, des claquements de porte, le rangement ostentatoire d’une malle; d’autre part un mal de tête affreux, suivi de l’effroi de la solitude. Puis des excuses, des promesses — et le pardon. Peu à peu, à la suite de nouveaux incidents du même genre, les pardons avaient pris un caractère plus intime, et finalement, il était devenu impossible de renvoyer la ménagère. Tékla donc resta. Elle tenait la maison de Léon dans un ordre minutieux, soignait son régime et sa garde-robe à la perfection, et de plus, avait des heures d’abandon, où elle admettait qu’on prît avec elle beaucoup de libertés. — Rappelle-toi seulement, lui disait-il ensuite, que ça ne finira jamais par un mariage. Il savait ce qu’elle en pensait : « Allons donc! Pfuitt! Comment se débrouillerait-il, si je menaçais de dire adieu?! » Et il se répondait à lui-même : « Ça finirait tout à fait contre ma volonté : je me marierai avec une personne qui dit : « Pfuitt! » à chaque phrase!... » XIX Il savait parler aux enfants; il les gagnait facilement. II avait emmené le petit Henning au labo ratoire du lycée et avait fait pour lui quelques expériences de physique ou de chimie. — Vois-tu, petit? Comprends-tu? Tiens la main, là. Soulève-la maintenant. Hein? Henning s’amusait bien, mais regardait l’heure. — Tu es pressé? — Il faut que je sois à l’heure à la maison. — C’est très bien. File. Léon avait demandé au gamin : — Et alors, tu as raconté, chez toi, ce que je t’avais fait voir hier? — J’ai raconté à maman. — Et qu’est-ce qu’elle a dit? — Elle m’a écouté, naturellement. — Rien de plus? — Non. Pourquoi ça? — Tu lui ressembles : « Rien de plus? Non. Pourquoi ça? » — Vous connaissez maman, monsieur? — Bien sûr. Elle ne te l’a pas dit? Non, elle n’avait rien dit de particulier, ni envoyé de bon souvenir? Il lui fallait frapper un coup plus fort. Mais sa rencontre avec Jenny n’avait été rien de plus qu’un grotesque et humiliant fiasco! Léon alla se coucher et resta au lit. Tékla reçut 203 l’ordre de téléphoner au lycée et aux usines Gloria que M. Stefanson était malade. Il sabotait ainsi un travail de laboratoire très important, ou en tout cas, en retardait la conclusion, et il savait fort bien que le directeur des usines eût désiré le voir rapidement achevé. Il se pouvait qu’un jeune chimiste récemment engagé, très ambitieux, s’y attelât en son absence. Mais tant pis, tant pis, pourvu qu'on fiche la paix à M. Stefanson! Il examina son cas : pendant dix ans, il s’était donc nourri de rêves! Jenny ne savait rien de lui, rien. Elle ne l’avait pas regretté. Elle n’avait pas compris que les roses venaient de lui, ces roses qui pendant les années de pauvreté de Léon lui avaient coûté si cher et avaient été le seul incident romantique de sa triste existence! Il prit dans sa bibliothèque et se mit à parcourir encore une fois les écrits du mari de Jenny, ce conseiller Gottorp. Il chercha les fautes de langage ; il n’y en avait pas, ou presque pas. Des fautes de pensée, de logique? Des lacunes? Non. Aucun doute pour lui, cependant, que sa propre capacité cérébrale ne fût de beaucoup supérieure à celle de ce juriste! Il lui sembla qu’à Gottorp manquaient cette spontanéité naturelle et cette sincérité intime et finale, qui seules donnent de la valeur à une oeuvre. Il ne lui adjugea que de vastes connaissances et l’élégance de la forme. Tékla fit son entrée, des pantoufles de feutre aux pieds pour ne pas le déranger s’il dormait, quoiqu’elle sût fort bien qu’il ne dormait pas. — Tiens! vous êtes éveillé! gazouilla-t-elle. — Va-t’en! Tu sais très bien que je ne dors pas. Tu as regardé par le trou de la serrure, comme d'habitude ! — Pfuitt! Quoi qu’il en soit, quant à ce Gottorp, on ne pouvait nier qu’il avait achevé deux ouvrages, considérés comme remarquables par les spécialistes. Pour le moins deux, et peut-être encore d’autres, avec le temps; tandis que lui-même, Léon Sté-fanson? Rien. En somme : rien. Bon à rien! Et la preuve en est, que des gens existant en plein Stockohlm, au milieu de tout ce qui se passe et se fait ici, ayant des journaux sous le nez chaque matin, ne connaissaient même pas son nom! Même l’ayant une fois connu! — Vous vous lamentez et gémissez, dit Tékla. Es-tu malade? — Non, mais je le deviendrai, si on ne me fiche pas la paix. Tu m’as bien dit que tu étais invitée quelque part? Tékla prévint alors qu’on était venu de chez monsieur le Directeur, à l’étage au-dessous, pour dire que celui-ci donnait un grand souper le soir même et s’excusait si le silence de la maison, de ce fait, se faisait un peu plus tard que d’ordinaire. Précédemment, quand il y avait eu du monde chez ce même directeur, le bruit de la fête avait à tel point irrité Léon qu’il avait lancé sur son parquet de gros livres reliés, pour marquer son mécontentement. On désirait probablement éviter le renouvellement de ce scandale. Quand Tékla était effrayée, elle ressemblait à 205 un lièvre : ses yeux étaient trop écartés l’un de l’autre, ses oreilles avaient l’air de fuir. Penser, se dit Léon, que voilà ce qui m’a séduit! Quelle misère! Quelle boue! se dit-il, et il continua à gémir. Heureusement, Tékla s’en alla. Elle descendit l’escalier et fit son entrée à la cuisine de l’appartement au-dessous de celui occupé par M. Stefanson. Elle connaissait la cuisinière. Elle était torturée par l’envie de voir la toilette de soirée de madame. Ledit directeur, un certain M. Karolin, le même que nous connaissons déjà, pour l’avoir vu faire jadis des tournées en province, présentant de la mercerie et des coupons pour blouses, entre autres à Mme Obitz, occupait aujourd’hui non seulement l’appartement au-dessous de celui de Léon Stéfanson, mais, aussi un autre appartement, plus grand encore, contigu. En tout huit pièces, les dépendances et la cuisine. Tékla avait tout visité, un jour que les occupants étaient sortis, et elle nourrissait une ardente curiosité à l’égard du couple Karolin. La jalousie de Mme Karolin était proverbiale dans la maison. Lorsque monsieur se rendait le matin à son bureau, il était prié de téléphoner dès qu’il serait arrivé; et lorsque l’après-midi il quittait son champ de travail, il était prié de l'annoncer également. Madame, sa montre en mains, comptait les minutes. Malgré toutes ces précautions, ni la cuisinière des Karolin, ni Tékla ne doutait que M. Karolin n’eût des aventures. C’était un malin! Et Tékla, secrètement, espérait que ce 206 séduisant malin, quelque jour, arriverait à jeter les yeux sur elle et à donner à la jalousie de sa femme une raison de plus. Rien qu’un bon tour à jouer, naturellement, un bon petit tour à la jalouse! Aussi était-il d’importance de voir la robe de madame et de juger si celle-ci lui allait ou si, au contraire, elle lui jaunissait le teint et rendait la dame tout à fait incapable de rivaliser avec une. Tékla de... vingt-cinq ans. Tékla fut servie par la chance. Les invités n’étaient pas encore arrivés lorsque M. Karolin en personne entra dans la cuisine, tout rond et rose, comme un bébé géant dans son smoking de parfaite coupe, deux perles fines au plastron de la chemise, et légèrement grisonnant aux tempes. 11 avait un ordre à donner, mais il avait à peine dit deux mots que sa femme arriva sur ses pas, non pas jaune, mais d’une pâleur verdâtre, achevant une phrase dont Monsieur devait avoir entendu le début, qui lui avait fait prendre la fuite. Tous deux s’arrêtèrent court et restèrent bouche bée devant Tékla, sans répondre à son salut. Puis, sans que personne ait eu le temps de se retourner, selon Tékla, les époux quittèrent la cuisine, et on put s’y rendre compte que la discussion reprenait où elle avait été interrompue. — Tu pourras dire à tes invités que je suis malade, criait Madame, je ne me montrerai pas. — Mes invités? Est-ce que tes soeurs peut-être sont mes invitées? Je sors! Le reste se perdit. La cuisinière et Tékla échangèrent un regard. La soirée avait déjà beaucoup 207 donné. Et quant à la robe de soirée de Mme Karolin, impossible de voir rien de moins seyant... Entre temps, à l’étage au-dessus, Léon ne savait rien de la scène qui se déroulait ainsi. Il aurait pu se 1 imaginer, car Tékla n’avait pour lui rien d une énigme, mais il avait bien assez de ses propres problèmes et de l'existence qu’il lui fallait mener. — Quelle misère! Quelle boue!... Enfin, après deux jours au lit, il prit un bain et fit une toilette convenable. La crise était passée. Oui, la crise était passée. Léon remontait à la surface. Avec une sorte d’ardeur intérieure joyeuse, sa pensée se reporta vers le travail délaissé. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi bien : il brûlait de se retrouver à sa longue table de laboratoire, devant laquelle il vivait ses meilleures heures. Deux ou trois semaines passèrent ainsi. Un matin, comme Léon était prêt à sortir, Tékla lui remit une lettre. — On dirait une carte d’invitation, dit-elle. Les cartes d’invitation n’étaient jamais vues par elle avec plaisir : elles lui faisaient penser au devoir de M. Stéfanson de l’épouser, bref, de régulariser la situation, afin que les invitations pussent être ensuite adressées à Monsieur et Madame. A la suite de chaque (( réconciliation », la question devenait plus aiguë. Avec indifférence, Léon ouvrit l’enveloppe. Elle contenait, en effet, une invitation à dîner, pour quelques jours plus 208 tard, chez M. le Conseiller et Mme Gottorp. Tenue de ville. l u ne m’as jamais rien dit de ces Gottorp. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là? — Lis, toi-même : Conseiller à la Cour. — Pffuit! Léon avait déjà la main sur le bouton de la porte, et, prestement, il fut dans l’escalier, délivré d’un plus long interrogatoire. Jenny, Jenny, Jenny! Un dîner chez Jenny! Elle lui en avait déjà parlé, c’était vrai, mais elle aurait pu l’oublier. — Non, non, Dieu te bénisse, Jenny, pour ta fidélité à ta parole! Pas de mots en l’air. Une bonne chaleur montait en lui et le rendait presque heureux. Il marcha vite; depuis longtemps, il ne s’était senti aussi libre, aussi léger. Il ne prit pas le tramway; il fit trois quarts d'heure de marche. Il travailla toute la journée, puis envoya chercher quelques sandwichs; ce fut tout son dîner. Il se remit ensuite au travail et y resta jusqu’à minuit passé. Les grands bâtiments des Usines Gloria étaient plongés dans la nuit noire, qu’il travaillait encore, seul, caché, trahi seulement à l’attention de quelque noctambule par une ou deux fenêtres, encore restées éclairées au milieu des ténèbres. Suivirent ensuite pour Léon quelques-uns de ces bons jours de travail intense, où toute amertume, toute mortification, tout mécontentement disparaissaient. Oh, travail, don sans égal, unique trésor que rien n’altère! XX Après quelques heures d’un sommeil insuffisant et inquiet, et après la légère excuse qu’il avait cru devoir présenter à sa femme, Axel Gottorp, le lendemain de la pénible scène, se hâta plus que de coutume vers son bureau. Il verrouilla la porte de sa chambre privée, et usant de son téléphone privé, il appela un numéro. — C’est toi, Maud? Quelques mots seulement. Tu as oublié ton sac, hier, à la maison, et on l’a trouvé. On a lu le billet. Une voix empreinte d’irritation questionna : — Est-ce le « On » qui a interrompu notre conversation cette nuit? — Oui. — En voilà des manières! Qu’est-ce qu’elle venait faire chez toi à cette heure? — Elle avait trouvé le billet, justement. — Ah! Ah! Et comment a-t-elle pris ça? — Mal, naturellement. Comment aussi as-tu pu... — Je perds très souvent mon sac. Tu n’as qu’à cesser d’y fourrer des billets! —- Pas de bêtises, ma petite Maud. Et surtout, ne téléphone pas pour réclamer le sac. — Je n’ai pas du tout envie de le perdre. — Permets-moi de t’en offrir un autre. — Merci bien. Et si malgré tout, j’allais téléphoner ? — Quelle est cette idée saugrenue? — Pour voir comment se dérouleraient ensuite les événements. — Je ne veux pas entendre parler de pareilles sottises ! — Tu veux dire que tu nierais tout? — Bien entendu, je l’ai déjà fait. — Et nous deux, comment entrevois-tu les choses ? — Que veux-tu dire, ma chérie? Ah, à propos : je ne viendrai pas comme convenu à quatre heures et demie. C’est plus prudent. Je m’arrangerai pour être rentré chez moi à cette heure-là. — De mieux en mieux! Sur ce, un coup de sonnerie, sans adieu. Evidemment, Maud était fâchée. On frappa à la porte. On avait déjà frappé deux fois; Gottorp dut ouvrir. Un garçon de bureau entra avec le courrier. Quelques visites étaient annoncées et il lui fallut les recevoir. Vers trois heures arriva Campbell. Campbell : Sur l’origine de ce banquier, Gottorp n’avait que peu de tuyaux, et peu de gens en savaient davantage. On prétendait qu’il avait pris son nom, parce que ce nom pouvait aller en tous pays et en toutes langues. Il n’avait pas son baccalauréat et ne se donnait pas l’apparence d’avoir quelque vernis de culture : il laissait ce soin à sa femme, la dame que Gottorp appelait « la précieuse dinde ». Cette dinde, Campbell l’adorait. Il était un mari exemplaire, n’ayant d’autres intérêts que ses af- 21’1 faires, sa femme, et, de temps à autre, une partie de cartes. Ses vêtements, souvent, avaient l’air de réclamer un coup de fer. 11 ne portait que du tout fait. Dans le inonde des finances, il avait brûlé les étapes. Vingt-cinq ans plus tôt, il n’existait même pas; vingt ans plus tard, personne ne. pouvait plus l’ignorer. A sa surprise, Gottorp avait découvert que ce parvenu n’avait aucune vanité personnelle, ne recherchait pas les relations flatteuses et n'ambitionnait aucun genre de distinction : titres, décorations, etc., etc. Ce qui était encore plus surprenant : ïl se souciait peu d’être riche. Il se serait arrangé à merveille dans deux chambres sur cour, s’il y avait été obligé ou encore si « la dinde » y avait consenti. Il était économe, par manque de goûts luxueux. Son capital était son élément de travail, sa matière première, qu’il ne fallait ni gaspiller, ni laisser moisir. Entre les mains de Campbell, l’argent devenait un être vivant qui a besoin de soins pour vivre, qui est créé pour porter des fruits. Tous les rêves du financier se rapportaient à la moisson de ces fruits. Un homme ainsi fait a-t-il des amis? A-t-il même besoin d’amis ? En tout cas, Campbell n’en avait guère, manquant de charme mondain, il n’était pas recherché. Avec Gottorp, il avait été en relations pendant plusieurs années, sans avoir jamais parlé de lui-même, ni rien laissé entrevoir de son intimité. Gottorp estimait l’avoir découvert, comme il aurait découvert un brillant dans un tas de gravier. Il CD avait été fasciné. Il s’appliquait à observer le tempérament de ce Campbell, dont les variations étaient insignifiantes, et il éprouvait une agréable émotion lorsque la température y montait d’un degré. Il usait envers Campbell de flatterie. Il envoyait sa femme en visite chez la femme de l’autre et était très attentif à entretenir les bonnes relations. Ce jour-ci, pourtant, il s’avisa que lui aussi avait dû représenter pour Campbell une sorte de trouvaille. Il s’aperçut que le banquier le considérait avec une attention particulière et sentit qu’il devait y avoir à cela une raison inusitée. Il en éprouva d’abord une légère impatience. Il n’avait que peu et mal dormi, il n’était pas en train. Maud, aussi, l’avait inquiété. Et Jenny? Que faisait actuellement Jenny? La sonnerie du téléphone retentit. Il aurait dû avertir qu’il ne recevrait aucune communication téléphonique pendant la durée de la visite du banquier, mais il ne l’avait pas fait. Secrètement, il attendait Maud, et, en effet, c’était elle qui revenait à la charge. Cependant, il abrégea l’entretien autant que possible et une fois de plus elle coupa court avec mauvaise humeur. Campbell était assis en pleine lumière, insoucieux d’être un objet d’observation. Ses yeux bruns, ronds, légèrement bombés, à l’éclat intense, fixaient un point vague. Un observateur superficiel eût dit que toute expression en était absente, mais ceux qui connaissaient le banquier savaient que celui-ci était toujours inten- 213 sément présent où il se trouvait. Tandis que Got torp parlait avec Maud, il tira d’une poche de son gilet quelques petits objets, jouant avec eux, avec cette expression en apparence absente qui cachait sa pensée. Lorsque Gottorp eut fini, il posa scs jouets sur la table. C’était deux balles pointues. — Tu vois la différence? L’une des deux balles était brunâtre, l’autre grise. — Il y a du cuivre dans l’une. C’est une balle française. L’autre est allemande. La française vaut mieux. — Je ne suis pas connaisseur en armes à feu. — Moi, non plus. Mais nous connaissons tous deux le prix du cuivre, en ce moment, hein? Et sur ce, Campbell arriva au sujet de sa visite. Dans certain port de mer suédois se trouvait en ce moment, dit-il, un lot assez important de différentes machines agricoles pour exportation. En transit. Cependant l’individu qui avait négocié la commande se trouvait être en état d’insolvabilité et par le fait obligé de se défaire de ce gros fret, à peu près à n’importe quel prix. L’acheteur, une grosse firme de Libau, en provinces baltiques, attendait l’envoi. Il ne manquait plus que quelques formalités en territoire suédois pour que l'affaire pût être menée à bonne fin. Et puis, bien entendu, l’argent pour la mettre à flot. — De combien s’agit-il? 214 Campbell cita un chiffre. — Pour des machines agricoles? C’est fantastique. — Attends, mon cher. Le lot de machines agricoles immobilisé dans le port suédois cachait un secret : toutes les parties couvertes de peinture n’étaient pas, comme on devait le supposer, en fer et en acier — mais en cuivre. La peinture recouvrait ce métal recherché et très coûteux, dont l’exportation était placée sous un contrôle des plus sévères. La peinture camouflait habilement la véritable marchandise. Campbell dit : — Je n’aime pas beaucoup ce genre d’affaires. Mais... Bref, le lot est là. Le tout presse. J’ai besoin de ton aide, cher ami, pour parler à certaines personnalités. Le risque pour toi est nul. — Tu dis Libau? — Oui. Les Allemands sont entrés à Libau en 1915. Ce fut une histoire assez mystérieuse, alors, et Libau continue à être mystérieuse. Ainsi que tu t’en rends compte! Le regard des yeux bruns à éclat intense restait fixé sur Gottorp. — Nous partageons moitié moitié, dit Camp- bell. Nouvelle sonnerie du téléphone. Gottorp tressaillit. Heureusement, ce n’était plus Maud. Il donna des ordres pour qu’on ne le dérangeât plus. XXI Le souvenir de sa première rencontre avec Maud remonta un instant du fond de. l’âme d’Axel jusqu’à la surface. Ç’avait été pendant un grand dîner, où on les avait placés l’un auprès de l’autre. Soudain, l’un des genoux d’Axel avait effleuré la jeune femme. Il ne semblait pas qu’elle y eût fait attention, et Axel tint d’abord pour certain que non. Toutefois, il ne retira pas son genou. Sur une toute petite surface, ces deux êtres presque totalement étrangers l’un à l’autre se trouvaient en contact. Discrètement, Axel fit glisser sa main sur le bord de la chaise de Maud et jusqu’à elle, créant ainsi encore une toute petite surface de contact. La jeune femme n’y répondit toujours pas et sembla ne s’apercevoir de rien. Jouait-elle? Il ne savait que penser. Il quitta la table énervé, se traitant de sot. Mais au bout d’une heure, peut-être même plus, vers la fin de la soirée, elle vint tout à coup vers lui, lui adressant une question banale. Et il comprit soudain, à son regard, qu’elle avait été parfaitement consciente de toute la manœuvre. Elle avait délibéré et acceptait l’avance faite. De son regard, elle invitait Gottorp à aller plus loin. — Je me permettrai de venir prendre de vos nouvelles demain, avait-il dit, un peu brutalement, sans se soucier d’autres combats d’avant-poste. Pareil à Maud, qui, ce soir mémorable, était restée un certain temps en garde, Gottorp resta maintenant vis-à-vis de Campbell dans l’expectative. Pareil à elle, il laissa la tentation agir. Campbell, très froid, en peu de mots, commenta le plan de la transaction, étala des papiers, montra ses calculs. Il ne cachait pas à Gottorp la valeur que pouvait avoir l’intervention de celui-ci, mais c’est qu’il connaissait aussi la sienne. Deux valeurs égales se présentaient sur les deux plateaux d’une balance. Gottorp ne l’avait-il pas compris? C’est partout la même chose dans la vie : question d’échanges! Axel était indécis. Il songeait : un Campbell peut se permettre bien des choses : en cas d’échec, il peut vivre heureux n’importe comment. Tandis que moi, Axel Gottorp... Cependant la tentation allait son train. Il était indéniablement question d’une grosse somme à gagner. Se devait-il de la rejeter? Ce fut sur ce point qu’il s’arrêta. Le train de vie des Gottorp était devenu coûteux. A mesure que la fortune d’Axel grandissait, ses besoins en avaient fait autant. Maud aussi était chère. Axel plaçait de l’argent pour elle et elle voulait des gains immédiats. II lui donnait souvent une part de gains fictifs pour la tenir en bonne forme. Il faut aussi que je me remette bien avec Jenny, pensa-t-il... La pensée de Jenny fonça en lui comme une trombe. D’habitude, elle ne se laissait pas acheter, Jenny; néanmoins il se proposa de tenter un essai avec quelque bijou rare. Et de même que Maud, le fameux soir, avait 217 décidé de leur sort commun sur quelques paroles toutes banales, ouvrant son étui à cigares pour en offrir un, il dit d’un ton léger : — Je viendrai te voir demain, Campbell, entendu. Ah, encore une chose, cher ami. Au cas où ma femme te demanderait si c’est toi qui m'as téléphoné, cette nuit, vers deux heures, n’oublie pas de lui répondre que c’était bien toi. Campbell posa le cigare, d’où il n’avait tiré que quelques bouffées, et prit son chapeau. — Bon. Seulement, elle ne me demandera rien. Sur la porte, il se rappela quelque chose et ajouta : — C’est vrai, cette liasse d’actions de Slipen qu’on avait engagées, tu ne peux plus les avoir; elles ont été dégagées. — Par qui? — Par Obitz. — Alors, le tout est à lui? — Oui. A lui — et à moi. J’ai encore la majeure partie. — Tu le connais, Obitz? — Oui. Il est acheteur depuis des années. Quand il a obtenu son poste, à Slipen, il avait déjà une petite part d’actions. — Comment l’a-t-il obtenu, ce poste? — C’est moi qui le lui ai obtenu. —- A quel propos? — Parce que c’est un brave garçon; avec ça bon technicien et spécialiste. Gottorp ne recherchait pas pour son propre compte les Slipen plus que n’importe quelles autrea valeurs : c’était Maud qui avait tenu à les avoir. C’était son grand-père, qui, jadis, avait fondé ces chantiers, pour tout perdre ensuite dans un krach vers 1885. Mais voici que les affaires reprenaient, favorisées par la guerre. Maud avait fait du sentiment, affirmant qu’elle brûlait du désir de continuer l'œuvre de ce bien-aimé grand-papa. Eh bien, elle devra s’en passer, pensa Axel. XXII Soudain, la pensée de Jenny, la trombe, entra de nouveau en lui. Jenny! Il se dépêcha vers la maison. Dès qu’il fut rentré, il s’informa de Madame et apprit qu’elle était sortie. Elle ne s’était donc pas souciée de contrôler s’il serait revenu ou non à la maison à ce coup fatal de quatre heures et demie, l’heure du rendez-vous indiquée par le maudit petit billet ! Avait-elle donné des ordres? Rien dit sur l’heure où elle rentrerait? —• Non, monsieur, répondit la femme de chambre. Que faisait-elle en ce moment? Axel se plongea dans d'amères méditations. Jenny était-elle capable de nourrir des projets de vengeance? Non. Sur ce point, il se sentait sûr. Sûr? Mais non! Si Jenny avait pu se tromper si complètement sur lui, qu’elle avait cru bien connaître, il fallait admettre aussi le contraire. On 219 ne connaît jamais personne. Il se rappela son angoisse lorsque, à l’époque de leurs fiançailles, Jenny avait fait allusion à quelque vague « passé ». Peu à peu, il avait compris qu’il ne pouvait être question que d’une minime histoire de fillette. Il avait été soupçonneux sans motif, et l’avait reconnu. Cependant ce souvenir ne lui donna aucun soulagement. Il supposa que Jenny, en tout cas, aurait pu employer les heures écoulées à faire le bilan de sa vie de femme et à en finir mentalement avec lui. — Coûte que coûte, il me faut me remettre d’accord avec elle. Maud, qui se souciait de Maud? La conquête de Maud, en son temps, avait confirmé le fait que M. Gottorp n’était pas encore devenu un de ces messieurs d’âge qui, certainement, font l'ornement d’une société, mais dont personnne ne se soucie, que personne n’invite à danser... Il avait eu besoin de le sentir. Il se souvint de la sensation de jeunesse, de l’élan juvénile que cela lui avait donné. Maud était arrivé le bon jour, la bonne année, et c’était tout. Axel, désœuvré, se souvint du sac de Maud et eut une idée. Il téléphona à sa sœur Suzanne, lui raconta en quelques mots l’histoire et lui demanda de lui rendre le service de réclamer ce sac. — Tu expliqueras la présence du billet comme une plaisanterie de mauvais goût. Un vieux billet que tu aurais trouvé. — Hum! Et tu crois que Jenny avalera ça? — Ça m’est égal. ■ - i u es à ce point affolé? -— Puisque je m’adresse à toi, évidemment. Axel attendait debout, à la fenêtre de la bibliothèque, quand Jenny se montra enfin devant la maison. Il était aux aguets, depuis un bon moment. Il vit avec Jenny un homme d’assez haute taille, vêtu d’un grand manteau de bonne coupe. L’inconnu leva son chapeau, porta la main gantée de Jenny à ses lèvres et la garda dans la sienne plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Ensuite, il demeura sur le trottoir, la suivant des yeux jusqu’à ce que la porte se refermât sur elle. Axel ne fit aucune question : — Qui t’a accompagnée? N’importe quel autre jour, la question eût été naturelle, mais ce jour-là, non. Les époux Gottorp devaient sortir ensemble. Quand Axel et Jenny se rencontrèrent, habillés pour dîner, dans le hall, il remarqua pourtant : — Tu pourrais enfin quitter le noir. N’as-tu rien de moins lugubre? Jenny ne répondit pas : « Si. (Mais cette robe justement me convient )). Elle dit simplement : — Si tu l’avais dit plus tôt, j’aurais pris une autre toilette. — Tu es rentrée bien tard, fit-il. - Etait-il si tard? Puis elle se mit à parler d’un certain Stéfanson, un ami d’enfance, aujourd’hui professeur au lycée de I lenning et s’intéressant à lui. • - Est-ce ce professeur qui était avec toi ? Oui. Tu l’as vu? - Je me trouvais par hasard près de la fenêtre. ■— Nous l’inviterons à diner un de ces jours, dit Jenny. — Comme tu voudras. Quel soulagement immense : un professeur, ami d’enfance! Au bout d’un instant, Axel fit entendre : — Quant à moi, je suis rentré de bonne heure et j’ai pu expédier beaucoup de travail à la mai son. Mensonge inutile. Besoin de montrer qu’on a conservé tout son équilibre. — Le sac a été repris, dit-il ensuite. C’était celui de Suzanne. — Je ne pense pas, répondit Jenny. Qu’il eût tourné son affection vers une autre, cela, certainement, lui avait causé une grande douleur, mais tout de même moins que d’entendre nier l’évidence, que de se voir traitée en être sans jugement! Axel le comprit. Que n’eût-il donné pour n’avoir pas mêlé Suzanne à l’affaire! Celui qui une fois a menti est capable de mentir encore. Voilà, se dit-il, ce que doit penser Jenny! Le lendemain il acheta et rapporta à la maison une bague superbe, à laquelle il avait songé pour elle. Elle le remercia, essaya d’un air distant la bague, mais ne la garda pas au doigt. — Tu ne penses pas la porter? — Si, à l’occasion, peut-être. Le soir même, il frappa à la porte de Jenny Elle était fermée à clef, contre toute habitude. Il mendia : — Ouvre, Jenny. Il est nécessaire que je te parle. Et enfin, il lui dit alors tout ce qu’il aurait dû dire tout de suite : —• Petite Jenny, mon pauvre chéri, ce flirt, naturellement, je vais y mettre fin. Je ne sais même pas à quoi j’ai pensé! J’ai eu un peu de mauvaise humeur quand tu l’as découvert, comprends-tu? Rions de tout ça! Laisse-moi te reprendre dans mes bras, et dis-moi que tu n’es plus fâchée, que tu n’as jamais pris tout cela au sérieux — pas plus que moi-même! Tu veux savoir qui c’était? — Oui, je préfère. — Seulement, impossible de rien laisser paraître. Malheureusement, Maud est en relations avec tous les gens que nous voyons. — Alors, Maud? — Tu l’avais deviné? — Oui, je l’ai compris. — Mais ce n’est rien, réellement rien. Il faut me croire, Jenny, il le faut. Rien qu’un flirt sans importance aucune. — Pourquoi n’aurais-tu pas aimé Maud? Tu n’aurais eu qu’à l’avouer tout de suite... j’aurais essayé de... de... — Aimer Maud? Mais jamais je ne l’ai aimée. Il pressait Jenny, la serrait contre lui. — Regarde-moi dans les yeux, ma Jenny, regarde, et dis que tu me crois! Tu n’es pas rancunière, je le sais; tu es loyale. Il faut que tu te rendes compte de ce que tu représentes pour moi, et aussi que tu comprennes un mouvement de fai- 223 blesse, un peu de cette sotie vanité masculine flattée, un coup de caprice... — Je comprends, je comprends. — Tu avais meilleure opinion de moi, c’est ce que tu veux dire? — Oui. Mais il mendia encore : — Tu as bien pardonné? Dis-le! Et elle dut donner sa parole qu’elle avait pardonné. XXIII Le lendemain matin, Maud téléphona encore au bureau d’Axel : — Bonjour, toi! Comment ça va-t-il? Est-ce que j’aurai les Slipen? — Malheureusement, mon amie, ça ne va pas. — Que veux-tu dire? Et pas de coup de téléphone depuis deux jours! — J’ai été surmené. J’ai eu des ennuis aussi. — Des ennuis? Alors viens me les raconter! Tu n’as donc pas langui après ta petite Maud? — Tu dois savoir que si. — Alors, quand se voit-on? — Aujourd’hui, si tu veux. — Tu ne m’as pas l’air bien enthousiaste. — Mais si, mais si. — Chéri? fit-elle, en y mettant l’intonation par ticulière qu’il aimait. — Oui, répondit il : Chérie... J’irai, je m’expliquerai avec elle, il faut en finir, pensait-il. Mais quand il fut auprès d’elle, il ne s'expliqua point. — Tes « soucis »? câlinait-elle. Approche donc un peu, ouvre ton cœur! Allons, pas de cette petite ride au front, c'est laid, je n’en veux pas, elle te vieillit. Tes soucis, est-ce à propos de Jenny? Comment ça s’est-il passé? — J’ai été obligé de lui dire ton nom, elle l’avait malgré tout deviné. J’ai parlé d’un petit flirt de rien, d’une sotte vanité masculine, etc... Aussi faut-il désormais qu’elle ne soupçonne absolument rien, Maud! Et cela dépendra de la façon dont tu sauras tenir tes cartes. — Et toi les tiennes, dit-elle. M’aimes-tu aujourd’hui? — Pas seulement aujourd’hui. -— Chéri. — Et : Chérie. Mais un peu plus tard, elle dit : — C’est embêtant, cette histoire des Slipen. Pour une fois que j’ai envie de quelque chose!... Tu aurais pu l’arranger, j’en suis sûre. Tu ne te donnes aucune peine pour moi. — Des reproches? Je ferai encore un essai, dit-il. Noël vint. Axel fit envoyer à Maud des fleurs et des cadeaux; puis, chez lui, il s’efforça d’orga- 225 niser une aussi belle fête que possible, malgré les nombreuses restrictions dues à la guerre. — Ayons plutôt un Noël tout à fait simple, dit Jenny, je préférerais. Alors il la laissa faire : — Fais en tout exactement comme tu le souhaites. Je tiens à ce que tu sois celle qui règne à la maison. Pourvu que tout soit bon et bien franc entre nous. Quelques semaines plus tard, quand l’affaire de Libau fut menée à bonne fin, il confia à Jenny qu’il avait fait encore, avec Campbell, un gain énorme. — Quelle sorte d’affaire? — Des machines agricoles pour les provinces baltiques. — Toi, tu vends des machines agricoles? — Ça arrive, dit-il. Il est même possible que ça ait une suite. — Comme tu as l’air tout drôle? Qu’est-ce qu’il y a de particulier en cette affaire? — De particulier? Mais rien. Des machines agricoles, ça ne peut être autre chose que des machines agricoles. — Et ça peut donner un aussi gros gain? — Relativement gros. En ce moment tous les prix sont anormaux, tu le sais. Et puis, conclut-il prudemment, je ne touche que la moitié. — Bon. Mais Jenny avait compris qu’il cachait quelque chose. Quelle raison pouvait-il avoir de cacher quoi que ce soit de relatif à une vente sur Liban ? Et voilà ce que c’est que la vie : des années durant, on va, on croit qu’il n’y a rien de caché, jusqu’à ce qu’un jour on entende soudain le son faux d’une voix connue, et qu’on voie surgir autour de soi des ombres. Un trouble est survenu, impalpable, un banc de brouillard entre le mari et la femme. , Combien de fois, lors de leurs tranquilles causeries, Axel n’avait-il pas exposé à Jenny les détails de tel ou tel cas de droit, dont il avait eu à s’occuper, ou encore de telle ou telle affaire, à laquelle il avait collaboré! Donner ces exposés était pour lui un plaisir. Pendant qu’il parlait, les problèmes s’éclaircissaient, elle le savait. Mais l’histoire de ces machines agricoles, quelle qu’elle fût, il ne la lui conta pas. Par contre, il la confia à Maud, qui en rit de tout cœur et la trouva vraiment bonne. XXIV L’heure du dîner chez les Gottorp auquel Léon avait été invité approchait. Léon descendit à pas lents vers le centre de la ville. L’heureuse expansion intérieure qu’il avait ressentie après avoir reçu la carte d’invitation s’était de nouveau dissipée. Un travail très important au point de vue de son prestige aux usines Gloria avait raté. Il en avait un peu trop dit monts et merveilles à l’avance. La demande d’augmentation de son traitement qu’il avait présentée fut déposée sur le bureau « jusqu’à nouvel ordre ». On sait ce que 227 cela veut dire ! Il n’y avait plus autour de lui cette auréole d’espérances fondées sur la découverte de son fameux somnifère, le léonial. Il se rendait compte d’être en baisse. Il s’agissait donc de remonter, de regrimper — à moins de laisser aller. Jusqu’à présent, il avait trop souvent, en pareil cas, laissé aller. La carte d’invitation l’avait un peu secoué, c’était vrai, mais passagèrement. Au bout de deux jours il avait été vexé de s’en être réjoui, et avait repris en grippe Jenny, sa maison, son dîner, le mari, le gosse, et tout. — Je suis un peu en retard, constata-t-il, en marchant, et il sentit monter en lui une forte envie d’être nonchalant, impoli. Il se représenta son arrivée très en retard, produisant nécessairement une impression désagréable, et il n’en traîna que plus longtemps dans la rue. Comme il avait faim, il entra dans un petit restaurant, mangea un plat de viande, et but un verre de bière. Puis il prit du café, du cognac. Un grog. Neuf heures sonnèrent, et il était devenu irrémédiablement trop tard pour aller dîner chez Jenny. Le projet de se mettre à s’occuper du jeune Henning était, au fond, également impossible. Léon s’en était saisi pour avoir un prétexte à revoir Jenny. A quoi bon ce prétexte : elle était quand même perdue. Comme toujours, grand Dieu, il avait été ballotté entre deux envies : jouer un grand rôle n’en jouer aucun, tomber dans le nirvana... Il demanda encore un whisky pur et un peu de courage lui revint. Il reprit son pardessus et de nouveau se trouva dans la rue, marchant de nouveau lente 228 ment dans la direction de la maison Gottorp. A distance il la chercha des yeux et vit la lumière aux fenêtres du rez-de-chaussée, tandis que le contour supérieur de la bâtisse se dessinai! en noir, grosse bosse sur un ciel de pleine lune d'un gris-bleu pâle. Léon traversa l’étroite courette sur rue, sonna, et fut reçu par une bonne en noir, à tablier blanc, qui sans montrer de surprise de cette arrivée tar dive, l’aida à retirer son manteau et lui demanda poliment qui annoncer. Un instant, il resta devant la glace de l’anti chambre. Son épaisse chevelure lui donnait une sorte de belle tête, imposante pour son âge, qui ne dépassait pas trente-trois ans. La plupart des gens lui en supposaient environ trente-huit. Puis il suivit la bonne, traversa deux pièces et entra dans une splendide bibliothèque. Le rideau se leva sur une féerie : Il se trouva assis dans un énorme fauteuil. Jamais de sa vie, certainement, il n’avait été assis plus confortablement, et, auprès de lui, Jenny prit place. Derrière Jenny fleurissait un haut pied de lilas, dont il voyait les tendres grappes blanches, qui exhalaient un suave parfum. Dans la pièce régnait une chaleur des plus agréables, et un demi-jour, également agréable. Sur une petite table, près de lui, se trouvait un verre à grog, un magnifique verre tout gravé, et renfermant quel whisky extraordinaire! Par quelque sortilège, ses doigts avaient été munis d’un cigare exquis. Qu’il eût manqué le dîner, personne n’y avait LES QUATRE. BATONS DF. MARÉCHAL 229 fait allusion. On avait accepté l’explication qu’il avait murmurée et que personne n'entendit. Tout s’enchaînait autour de lui avec mie surprenante facilité, tout allait bien et le malaise qu’il avait éprouvé plus tôt se dissipait sans aucun effort de sa part. Même l’idée saugrenue de s'occuper du jeune Henning, il n’eut pas besoin de sïn excuser : peut-être ne l’avait-on jamais prise au sérieux. On avait eu raison. Il se trouvait chez des gens sensés. Auprès de lui, Jenny, si jolie, restait amicale et douce, lui faisant sentir qu’il n’avait à s’inquiéter de rien, ni à avoir honte. Il aurait pu très bien arriver qu’une amertume fût montée en lui, à la vue de tout ce bien-être qui n’était pas à lui, qu’il ne partageait que pour un court instant, amertume encore à penser que Jenny, à tout jamais, avait fait don d’elle-même à ce juriste dont il était l’invité très honoré. Mais rien de tout cela n’arriva, Léon ferma un instant les yeux et sentit son coeur miraculeusement libre de toute irritation. A part Jenny et lui-même, il n’y avait dans la pièce que trois ou quatre personnes, parmi lesquelles l’omniscient Conseiller à la Cour, naturellement, et puis Henri, le bon soldat de plomb. De temps à autre, l’une ou l’autre des personnes présentes s’approchait de Jenny, mais il n’en souffrait pas; on échangeait quelques répliques, puis on les laissait de nouveau tranquilles. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire, Jenny et lui, mais le silence entre eux lui semblait doux. Soudain, au fond de la pièce, une porte s’en- t r’ouvrit et on vit poindre une tête d’enfant. Une bouche d’enfant fit plutôt voir qu’entendre quelques mots, et Jenny les comprit. Elle se leva : — Un instant, Léon, pardon. La bouche enfantine, toujours sans émettre un son, fit entendre : — Monsieur Stéfanson! Maman, maman, amè-ne-le ! Jenny sourit et invita Léon à monter avec elle voir ses enfants. Il la suivit. Dans une chambre dormaient déjà deux petites filles, mais Henning, en pyjama rayé, gambadait radieux devant sa mère et le Vieux. Ses yeux brillaient, et il ne semblait pas avoir l’intention de dormir d’ici longtemps. — Regardez, monsieur, regardez! Le tour de la chambre. Regardez : ces oiseaux dans une cage, un aquarium avec des poissons, un herbier, un bel album de timbres-poste. Regardez, regardez! — Maintenant, mon enfant, c’est assez, dit la mère. —- Maman, maman, il faut absolument que je lui montre ce timbre. Il était très cher, c’est papa qui m’a donné de l’argent. —- Eh bien, vite, alors! Au galop, au galop! répondait l’enfant en riant. Au galop, le fameux timbre-poste, puis au galop, un nouveau livre de la bibliothèque nouvellement acquise. Au galop, le gamin en pyjama courait autour d’eux, sautait sur son trapèze, faisait une belle volte et reprenait son galop. 2 il Finalement Jenny et Léon redescendirent, l’enfant criant derrière eux : — Maman, envoyez-moi maintenant l’oncle Henri! — Henri est son idéal, dit Jenny. — Naturellement. Mais après avoir envoyé Henri là-haut, elle s’assit de nouveau à côté de Léon, et la féerie reprit, comme auparavant, rappelant un temps jadis, très éloigné, presque oublié, quand rien de laid, de méchant ou de faux n’existait encore. Ces temps passés, pourtant, on ne les effleura pas d’un seul mot. Petite Jenny aussi, comment eût-elle pu en parler, puisque ça avait si mal fini? Au lieu de cela, elle parla à Léon de ses enfants, de son fils unique et des deux gentilles fillettes ; puis soudain, elle se mit à parler du pauvre petit enfant mort. Oui, oui, elle permit à Léon d’entrevoir ce triste drame. Son doux et charmant visage, qu’il ne quittait plus des yeux, s’assombrit au souvenir de cette douleur — et peut-être aussi au souvenir d’autres douleurs, qu’en sait-on? Douleurs et chagrins de femme, d’épouse? Mais elle n’en dit rien. Il les voyait simplement à travers l’air qui les entourait. Léon baissa le front, vida son grand verre d’un seul trait et l’emplit à nouveau. — Je bois au bonheur de Jenny, dit-il. Hélas ! c’est tout ce que je peux faire... Fini, en lui, tout désir de troubler. Il n’accusait plus personne de rien, et Jenny moins que tout autre. Non, en vérité, elle ne pouvait être cause de rien de mauvais ou d’impur dans la vie ! XXV De nouveau, Henri, le Soldat de plomb, s’approcha d’eux, avec son air courtois, immuable à travers les ans : bien l’idéal d’un petit écolier! Léon l’accueillit de son sourire sardonique, également immuable. — Te rappelles-tu notre dernière rencontre? demanda-t-il. — Certainement, très bien. Léon aussi en gardait très vif le souvenir : un soir sans nuages, plutôt frais. Au firmament brillaient quelques étoiles, de ces premières étoiles d’automne qui font penser à des gouttes d’argent fondu, tombées de quelque four infiniment lointain. Léon avait eu froid, il était mal vêtu, il avait relevé le col de son veston et, grelottant, avait cherché un biais pour arriver à nommer Jenny. Mais Henri l’avait agacé de ses bavardages patriotiques et, finalement, souhaitant brûler ce beau parleur, il avait lâché tout cru : « Comment va donc ta sœur? » Il avait assez bien réussi à prendre un ton insolent. « Je la connais fort bien. » Il se rappela la tête d’Henri — et cet adieu subit, au coin de la rue. Ensuite disparition pen- 233 dant de longues années. Deux vies différente . tri différentes, sans nul doute. Maintenant Léon dit : — C’étaient des journées tout au patriotisme, et c’est à grand’peine que je t’ai retenu d'aller manifester sous les fenêtres du vieux roi, lequel, sans doute depuis longtemps avait déjà rabattu son bonnet sur ses oreilles. — Tu as sûrement bien fait, répondit Henri en souriant, affable. — Et que fais-tu maintenant? — Je pars sous peu pour la Finlande. — La Finlande?! J’aurais dû m’en douter. Ah, c’est magnifique! J’aurais dû m’en douter. Ça me fait du bien de te revoir : avec toi, rien d’imprévisible. •—• Je l’espère bien. — Tu continues à remplir tous tes devoirs! — Je continue, autant que possible, dit Henri. Léon fit légèrement bomber sa poitrine : — Très bien, très bien. La Finlande! Alors tu penses que nous avons vraiment besoin de fourrer ce hérisson dans notre poche? — Si tu veux bien, ne discutons pas ça. — Soit. Tu m’excuses? Vieille habitude de ta quiner. Mais prends donc place, mon gaillard Jenny, tu permets que ton frère prenne une chaise ici, près de nous? Henri s’assit et Léon garda la parole, plastron nant, retrouvant agréablement toute sa morgue : — Je suis moi-même un bon-à-rien, réformé, déclaré inutilisable comme chair à canon. La vie de tout le monde va d’un côté, — moi d’un autre. I outefois, je serais enchanté si tu voulais m’expliquer ce beau problème finlandais. Le décor de la féerie était toujours là : l’excellent fauteuil, la suave odeur de lilas, la bonne chaleur, le grand verre à grog, le visage de Jenny aussi. Et maintenant lui arrivait, de plus, la voix d’Henri, égale, un peu monotone, un vrai repos. Plus de 60.000 Russes sous les armes, en territoire finlandais. De nouvelles formations marchant vers le nord... Les corps de francs-tireurs, défenseurs du pays, en langue finnoise : Suojeluskunta... Bigre! fit Léon. Un grand besoin d’officiers formés se faisait sentir là. On ne laisse pas passer pareille occasion de se rendre utile. — Non, dit Léon, qui laisserait donc passer ça? Henri continua. Victoires sur les Russes à Ostermyra, à Kauhava, Lappo, Ylistaro, Jacob-stad... — Ça fait penser à nos vieilles légendes, fit Léon. Tu sais bien? « Mourant de froid, de faim, et victorieux quand même... » Oui, oui, je vois tout ça. Epatant, mon garçon! Mais n’as-tu pas de carte? - J’ai une carte, si ça t’intéresse vraiment. - Mais comment donc! Enormément. Une carte sur la table. Jenny écartant un peu le verre de Léon et rapprochant une lampe. La tète de Jenny se penchant vers cette carte, sur laquelle Henri, debout, promène la pointe d’un crayon. Henri, ardent, heureux de faire comprendre le but qu’il a devant lui : celui de finir, peut-être, un jour, la tête fracassée par une crosse de fusil. « En marmelade, cette tête fine, avec sa raie bien soignée, songeait Léon; brisé, ce front droit et tellement honnête, derrière lequel les pensées sont tellement bien rangées et tellement dépourvues d’intérêt!... — Stop, mon petit, tu vas trop vite, dit-il. Ah ! ah! Je commence à me passionner. Recommence un peu : pillages à Turku, meurtres à Viborg, hein? — Oui, pillages, meurtres. Nécessité de rétablir l’ordre, de rétablir la justice, de défendre la loi, d’assurer un avenir de civilisation et de liberté bien entendue. (Va toujours, va toujours, Henri, laisse ton pauvre cerveau partir à la chasse des grands fauves!) Peu à peu les autres invités se rapprochèrent. Léon aurait bien voulu retarder encore un peu la fin de la soirée magique, mais déjà Henri repliait sa carte de Finlande, on prenait congé. Le Conseiller, maître de la maison, fit entendre quelques paroles aimables — et ce fut la fin de la féerie. Jenny dit : — Mais je ne t’ai pas demandé de nouvelles de ta femme, Léon. J’espère la connaître un jour Veux-tu le lui dire de ma part? —-Je n’oublierai certes pas. Et Léon se retrouva dans la rue. 236 les quatre bâtons de maréchal XXVI Pendant ce temps, Tékla était installée auprès de la cuisinière des Karolin. Elle avait dit à Léon qu’elle était invitée au cinéma et avait laissé entendre que celui qui l'invitait était un vieil ami, mais elle n’avait fait que descendre chez les Karolin, résolue à rentier tard et très gaie, de façon qu’il pût en tirer des conclusions salutaires. Mais quand elle monta, vers minuit, pour prendre un châle, elle eut la surprise de trouver Léon déjà rentré. Il avait retiré son col et sa cravate, et à sa table, écrivait. — Que fais-tu donc? demanda-t-elle, question qui resta sans réponse. Les tiroirs du bureau étaient ouverts, ce qu’il faisait était visible, il écrivait, et par toute son attitude laissait entendre qu’il souhaitait être laissé tranquille. Tékla n’eut qu’à se retirer. D’abord, Léon écrivit à Jenny : « — Je t’ai dit que j’étais marié, Jenny : ce n’est pas vrai. Tu me vois là tout entier, avec mon insupportable besoin de faire de l’effet! Je t’ai dit aussi que j’étais quelqu’un de plutôt remarquable ou même éminent, une lumière de la science. Non, ma chère Jenny, j’ai composé pour une fabrique de produits chimiques quelques médicaments brevetés. voilà à quoi cela se réduit. ' « ... Il a été dit par quelqu’un que l’humanité n'est composée que d’un bien petit nombre d’hu- 237 mains. Tous les autres, nous autres, nous ne formons qu’un énorme bagage, que ce petit nombre traîne à sa suite, obligé de le traîner, puisque personne, malheureusement, ne peut descendre de notre globe terrestre, comme on le ferait d’un train! Ah, c’est bien un tableau macabre : ce tout petit noyau d’êtres dignes de vivre, et puis ce bagage infini, ces millions d'estropiés, de paralysés, d’aveugles, de criminels, d'incapables, d'ignorants, tous figés de peur. Des bêtes. 1 es hommes des cavernes — encore et toujours.. « Qu’est-ce donc, qui donne dignité humaine à un être? Je te le dis : rien n’y suffit à qui manque de pureté. Pureté de tout mensonge, de toute fatuité, de tout bluff, de dissimulation, de calcul intéressé. Quelle soif ne devrions-nous pas tous avoir de cette pureté, de cette limpide eau de source, et combien elle est rare!... » Quand il eut écrit ces pages, Léon les relut et déchira sa lettre. Il la recommença, et la déchira encore. Il y passa une partie de la nuit. Parfois, il se laissait aller à une note plus sentimentale, mais non, non, pas de cela! Vers l’aube, il ouvrit une fenêtre, déchira en menus morceaux toutes ses feuilles et les laissa s’éparpiller. Puis il fit une razzia à fond dans les tiroirs du bureau. Tékla entendit le bruissement du papier jusque dans sa chambre, ne pouvant dormir, de plus en plus inquiète. Enfin, le matin venu, elle entendit Léon à l’appareil téléphonique s’enquérir de la meilleure manière d’organiser quelque voyage. -— Qu’est-ce que tu fricotes encore? dit-elle. Encore une fois, une question qui resta sans réponse. Léon sortit. Quelques jours passèrent. Et finalement, elle apprit ce qui se passait. Il avait demandé et obtenu l’autorisation de faire partie d’une expédition de la Croix-Rouge, partant pour la Finlande. Il avait pris des arrangements au lycée; à l’usine, il avait donné ses instructions au jeune chimiste nouveau-venu si désireux d’arriver, lui livrant ses papiers et calculs. Tékla, ébahie : — Qu’est-ce que c’est que cette idée, je vous demande un peul — C’est bien ce que c’est, ma chère Tékla : une idée! Une très bonne idée. A l’exemple de feu M. le baron de Münchhausen, un essai de se tirer soi-même du bourbier par les cheveux. — Pfuitt! Le baron de Münchhausen? Qui est-ce encore que celui-là? Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? — Elle se tenait devant lui au milieu de la chambre, ressemblant terriblement à un lièvre, les yeux écartés, stupides. Dire que cette tête de lièvre en fuite avait un jour exercé sur lui certain attrait! En tout cas, c’était bien fini. — Trois mois de gages! criait-elle. C’est là tout ce que tu as à m’offrir? - Quatre mois, si tu veux. C’est tout ce que j’ai. L’argent, je m’en fiche.. Mais quelquefois tu m’as parlé mariage.. ■ Oui, pour te dire très honnêtement que ça n’irait jamais jusque-là. 239 Alors, elle se mit à pleurer, s’affaissa sur un siège, et presque sans interruption continua de pleurer pendant des heures. Léon finit par en être affecté. Il la dépouillait de tout, disait-elle, de sa dernière chance en cette vie, il l'abandonnait. Il comprit que ces lamentations étaient sincères. On sonnait à la porte. Des livreurs paraissaient, apportant des paquets de divers magasins, et dans la chambre de Léon s'entassaient vêtements et autres articles d’équipement pour son voyage. Au milieu de ses sanglots, Tékla recevait 1rs paquets, les ouvrait et rangeait leur contenu avec son ordre incontestable. Plusieurs nuits de suite, elle resta à revoir et raccommoder encore la garde-robe de Léon, avec le soin le plus dévot. Finalement, il dut dire : — Allons, mon amie. Si je reviens, on verra comment s’arranger. Tu finiras peut-être par avoir raison de moi. QUATRIEME PARTIE HENRI I Lors d’une démonstration du premier mai, dan 1 une petite ville de Suède, il s’était produit, quel ques années auparavant, un accident assez singulier. Un étendard interdit par la police avait été porté parmi d’autres dans le cortège, et quand c elui-ci arriva à peu près à mi-chemin de la place du meeting, les autorités intervinrent. Le cortège s’ar rêta. Il y eut un petit rassemblement, on se pressa autour du porte-étendard et des agents de police. Soudain, on vit un jeune homme chanceler et tomber à terre, heurtant la tête contre le bord tran chant du trottoir, puis rester là, immobile. Un peu de sang apparut aux commissures des lèvres; il était mort. Le cortège venant d’arriver à la hauteur du principal hôtel de la ville, ceci se passa exacte ment sous les fenêtres de la salle-à-manger, mais à une première enquête, on répondit à l’hôtel qu'au moment en question aucun client ne s’était trouve dans cette salle à manger. Elle avait été absolument vide, affirma le pa tron. En réalité, elle n’avait pas été vide. Il y avait eu quelqu’un. Au moment où le cortège approchait de l'hôtel, un serviteur du nom de Trepp était entré dans cette salle à manger. De l’une des fenêtres, il avait vu les manifestants tourner le coin de la rue. Il était resté là, à regarder. Toutefois, il ne s’était pas placé au milieu de la fenêtre, de façon qu’on pût le voir de la rue. Pareille insouciance ne lui était point naturelle. Au contraire, il se dissimula derrière le rideau, se contentant de regarder par une fente étroite. Ainsi qu’il vient d’être dit, le cortège était parvenu exactement à hauteur de l’hôtel et de sa grande salle, lorsque les deux agents arrêtèrent le porteur d’un étendard rouge. Le tout se passait à quelque quatre ou cinq mètres de l’endroit où Trepp était debout, et par le fait, il avait là le meilleur poste d’observation qu’on pût imaginer. Et tout d’un coup, il éprouva un curieux désir de voir se passer quelque chose d’inusité. Il n’était pas rare que Trepp éprouvât de pareils désirs. Pendant des années, il avait été rongé du regret de n’avoir pas fait partie de certain voyage sur un grand vapeur qui s’était ensuite perdu. Au dernier moment, un hasard l’avait empêché de s’embarquer. Sans cela, il aurait assisté à la catastrophe, il aurait été témoin de l’affreuse panique, du tumulte autour des bateaux de sauvetage, il aurait entendu les cris. Pendant des années, en rêve, il y revint souvent, avec le sentiment d’avoir été 242 frustre. Jamais il ne douta que, personnellement, il aurait échappé au désastre. De son poste à la fenêtre de la salle de l’hôtel, il vit maintenant le mouvement grandir dans la rue. Parmi la foule, il aperçut un jeune tailleur, qu’il connaissait vaguement, et auprès de celui-ci, un typographe. Il avait toujours eu une sorte d'antipathie pour ce garçon tailleur. Aussi, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un tailleur soit bien habillé? Ce petit homme fluet avait un on ne sait quoi de distingué qui irritait Trepp. Trepp se tenait absolument immobile. Il avait chaud de cet étrange, ardent souhait de voir se produire quelque chose. Et à l’instant même, l’événement se produisit. Il se fit un instant un vide dans la masse de gens sous la fenêtre, et au milieu de ce vide, dû au hasard des mouvements de la foule, Trepp vit le typo, voisin du tailleur faire un pas en avant et mettre le pied devant celui de l’autre, sans s’en rendre compte. Au même moment, le fluet petit tailleur fit également un pas, un demi-pas, buta, trébucha, et tomba. Le « vide » se referma. Le tout avait été l’affaire de quelques secondes. La tension d’esprit de Trepp devint intolérable. Tomber au milieu d’une foule relativement tranquille n’a rien de nécessairement fatal. Mais Trepp y alla de toute sa volonté pour que ce maudit tailleur eût fait une chute mortelle. Trepp vit quelques hommes chercher à le relever et à le remettre sur pied, mais son corps semblait déjà incapable de réagir. Il était d’une pâleur mor- 24 » telle; un peu de sang lui coulait du coin de la bouche jusque sur le cou. Et ses yeux à demi-ouverts regardaient fixement Trepp. A moins de deux mètres de lui, derrière son rideau, ce mort était là, le fixant de ses yeux éteints. Des nausées forcèrent Trepp à quitter son poste. Il regarda autour de lui, constata que par bonheur il était seul dans la salle. Vite il grimpa à sa mansarde et tomba à la renverse sur son lit. Il ne pouvait plus qu’à peine respirer. Il n’avait plus aucun désir. Il était satisfait, très las, et il s’endormit. Mais quand il s’éveilla deux heures plus tard, il avait la frousse. II Le soir même Trepp reprit son travail. Ses camarades, dans la salle à manger, lui demandèrent: — Qu’est-ce que tu as donc, Trepp? Tu n’es pas malade? Et des clients lui dirent, impatientés : — Vous appelez ça un service? Vous ne m’avez donné ni couteau, ni cuiller! La nuit Trepp ne put dormir. C’était fini. Le visage à pâleur mortelle du petit tailleur était là, avec ses yeux qui regardaient... Peut-être n’était-il pas encore tout à fait mort, et avait-il réellement pu voir, et peut-être, un court moment, avait-il tout compris? Deux jours après, on apprit, en ville, que cette mort avait quelque chose d'extraordinaire. Pas 244 deux personnes sur cent, avait affirmé le médecin, n'auraient succombé à un choc si insignifiant. L’affaire fut commentée à l’hôtel. 11 sembla à Trepp que ses camarades le regardaient d’un air scruta teur. La nuit suivante non plus il ne put dormir. Le lendemain, le restaurateur l’appela et lui dit : —• Ecoutez, Trepp, une des servantes, Eisa, prétend catégoriquement que vous étiez dans la salle à manger lors de l’incident du premier mai. Dans ce cas, il est bien surprenant que vous n’ayez rien remarqué. Maintenant, la police interroge tous ceux qui auraient pu observer la moindre chose. Voici une convocation pour vous. Le patron, fixant Trepp, dit : — Mais, grand Dieu! Qu’est-ce qui vous prend? Mon vieux, vous n’avez tout de même jamais eu affaire avec la justice? — Oh! Dieu m’en garde! Jamais, jamais! — Alors, soyez tranquille, nigaud. Trepp dut comparaître devant le commissaire de police, qui, assis dans son bureau, feuilletait des papiers et prenait des notes. Il sembla à Trepp que ce froissement de papiers prenait un temps démesuré. Finalement, le commissaire leva les yeux sur lui et vit un petit homme maigre, osseux, au teint malsain (travail de nuit, veilles de nuit), ayant une expression inquiète. Après l’avoir dévisagé, il demanda : - Etiez-vous dans la salle à manger de l’hôtel, le 1" mai? Trepp répondit poliment : Non, Monsieur le Commissaire. 245 — Pourtant la fille de cuisine Eisa l’affirme catégoriquement. — Peut-être y suis-je entré un instant. — Mais pas au moment du cortège, selon vous? —■ Non, c’est justement ce que je voulais dire. — En êtes-vous tout à fait certain, Trepp? — Je n’étais pas à la fenêtre, je vous le dis. — Répondez, à mes questions, je n’ai pas parlé de la fenêtre. Vous semblez bien nerveux, mon ami. Vous n’avez jamais eu l’occasion d’être questionné ? — Dieu m’en garde, jamais! —■ Eisa dit qu’elle a travaillé à l’office, pendant au moins dix minutes. Tant qu’elle y était, elle ne vous a pas vu sortir de la salle. — Je vous assure que je n’ai rien vu, monsieur le Commissaire. — Un incident qui se passe exactement sous la fenêtre d’une pièce, attire généralement l’attention de ceux qui y sont. • —• Je n’étais pas à la fenêtre. • —• Vous avez été à l’école, n’est-ce pas? — Oui... • —• Savez-vous écrire le suédois correctement? — Oui, monsieur. — Alors vous avez dû remarquer que le texte du drapeau interdit avait une faute d’orthographe ? — Non, je ne l’ai pas remarqué. — Alors, vous l’avez vu? — Qui? — Le drapeau. — Non, non! je vous dis que non! —• Ne vous énervez donc pas, mon bonhomme, dit le commissaire. Il n’y a pas de quoi. On ne vous soupçonne de rien. — Vous n’avez pas le droit de me soupçonner! cria Trepp. Je vous jure que je n’ai jamais rien fait de mal. — Alors de quoi avez-vous peur? Vous voilà en pleine panique. A ces mots, Trepp éclata en larmes. — Bon, vous pouvez vous en aller, dit le commissaire en s’épongeant le front, et Trepp sortit. Le commissaire resta pensif : — Il n’y a évidemment aucune possibilité que ce garçon ait eu rien à faire avec cette mort. Aucune. Ce Trepp n’était pas du cortège, cela, dans tous les cas, est avéré. Pourtant, je n’aurais pas hésité à le croire coupable s’il y avait eu Je moindre soupçon sur lui. Je les connais, les gaillards : contradictions, nervosité, panique, larmes. Et ces yeux, à la fois stupides et fauves. Des yeux de bête traquée. Des yeux d’homme des cavernes... « Encore un de ces mystères », conclut-il, philosophe. Le soir même, Trepp, avec une corde, dans sa mansarde fit une tentative de suicide, mais il s’y prit mal, eut peur et renonça. Il finit par s’endormir, et le jour suivant se réveilla content de vivre toujours. Le danger lui sembla passé. Il annonça qu’il quittait l’hôtel, où il servait irréprochablement depuis à peine un an. — Il y a quelque chose qui ne va pas avec vous, Trepp, lui dit le patron en lui délivrant son 247 certificat. Vous ne vous fixez nulle part. Qu'est-ce que c’est que tous ces certificats de deux, trois, six mois! Il faut savoir se fixer. — De quoi te mêles-tu, vieux? pensa Trepp. Le danger était passé, le courage lui revenait. Il avait été bien dans cet hôtel, il n’avait en somme jamais été mieux, il devait le reconnaître. Tant pis, il lui fallait quitter ce maudit endroit. Trepp, à cette époque, avait environ quarante ans. Il n’avait rien de beau. Ses vêtements ne lui allaient jamais, et c’était pour cette raison qu’il avait pris en grippe le tailleur mort. Trepp était fils de petits paysans, mais, haïssant la terre, il avait préféré servir en ville. Il dormait dans de mauvaises mansardes; il était obligé de veiller; il ramassait les bouts de cigares ou de cigarettes, de simples mégots; il vidait les fonds de verres. Toujours la même triste vie. Il se décida à partir pour la Finlande. On lui avait dit que les pourboires y étaient bons et qu’on y engageait volontiers des Suédois. III Cette année-là, la guerre mondiale avait éclaté. Il n’en eut aucun souci; elle ne le regardait pas. Il travailla dans de petites villes finlandaises, où on ne parlait pas beaucoup de la guerre ; elle se passait très loin, en Autriche et en Allemagne; en Russie. Parfois, il entendait soutenir que la Suède al- 248 lait s’y engager, et se sentait alors content dl'avoit quitté le pays, voilà tout. Les pourboires étaient moins bons qu'il ne l’avait pensé; de temps en temps, tout de même, il avail un peu de chance. Entre autre, il lui arriva de servir plusieurs soir de suite un tout jeune homme qui gaspillait son ai gent fastueusement. Le personnel du restaurant < ù cela se passait, appelait ce jeune homme Consi an tin. On disait qu’il s’était engagé volontairement dans l’armée russe et n’était en Finlande qu’en permission. II buvait largement sans paraître s’en rc -sentir, et amenait des femmes avec lesquelles personne autre ne se montrait ouvertement. Puis, il disparut. Il avait été le favori du restaurant, cl Trepp se dit qu’il aurait assez aimé être au ser vice de Constantin. Il le regretta. Peu à peu, on commençait à parler d’une révo lution en Russie. Trepp, pourtant, restait en de hors de ces racontars, n’étant pas citoyen du pays, mais il écoutait aux tables où il servait et fut pris de quelque inquiétude. Il chercha à se placer plus vers le Nord et y réussit. La ville n’était pas si grande qu’on ne pût y jouir du paysage. A la fin de l’été, dans les campagnes alentour, on fit de belles récoltes. Un de ses jours libres, Trepp alla voir récolter l’avoine. Il vit les chevaux des paysans, petits, mais bien nourris et bons. Cela lui rappela sa jeunesse; il avait aimé les chevaux. S’il avait pu se placer palefrenier ou cocher, peut-être serait-il resté au pays... Maintenant, sa vie était pitoyable, et il se dit . 249 qu’elle eût été meilleure s’il était resté avec les < he-vaux. En automne les conversations sur la révolution devinrent de plus en plus inquiétantes. Quelle misère d’être allé échouer en Finlande avec ses gardes rouges et tout ce qu’on en disait! Pourquoi ne pas être demeuré en Suède ! Et il n’avait pas assez d’économies pour pouvoir partir immédiatement. Au mois de janvier, des fuyards arrivèrent en ville. Trepp apprit qu’ils racontaient des histoires effroyables de tueries à Helsingfors et un peu partout. Un jour, enfin, on raconta que quatre personnes avaient été assassinées dans le voisinage. Trepp pensa sérieusement à s’enfuir. Question de savoir où, et comment? Un matin entrèrent au café où il travaillait quelques clients inconnus, en uniforme. Le patron du café s’approcha d’eux et les pria d’accepter quelque chose, puis ordonna à Trepp d’apporter une bouteille de porto. Ce porto était bon et cher, et il n’aurait pas été offert s’il ne s’était agi de quelque-chose de particulier. Les clients en uniforme parurent avoir plaisir à goûter le bon vin, et le patron demeura auprès de leur table posant des questions. Il avait peur du pillage. — Et on n’est informé de rien, dit-il. — Ne craignez rien, on va rétablir l’ordre, répondit l’un des officiers, qui parlait suédois comme on le parle en Suède (1). Ne perdez pas courage, (1) Il est bon de rappeler qu’on parle en Finlande deux langues : le finnois et le suédois. 250 ajouta-t-il gentiment. Cela produisit une bonne impression. A la table, l’un des autres dit, non au patron du café, mais à ses camarades : —• Seulement, il nous faudrait beaucoup plus de traîneaux — et des cochers. On eût dit qu’il reprenait par là une conver sation déjà engagée plus tôt. Trepp était habitué à écouter aux tables où il servait, et son oreille en -registrait très bien de pareils détails. Il s’éloigna pour apporter encore du beurre et du pain, et quand il revint, son patron avait quitté la table, où on continuait à parler des cochers. —■ Il est inadmissible qu’en pleine colonne de marche, les cochers donnent de l’eau et du fourrage aux chevaux quand ça leur chante. — Et tâchez donc de les empêcher de se lancer à corps perdu dans les descentes! — Pas un seul jour sans que l’un ou l’autre d’entre eux fiche le camp. — Et puis le gaspillage du foin! On trouve du foin partout, au long des routes où nous avons passé. Trepp écoutait passionnément. C’était comme si, tout d’un coup, il se fût trouvé en plein dans la guerre, mais sans avoir à courir le moindre danger. Au bout d’un instant les clients baissèrent le ton et il lui fallut s’approcher pour pouvoir les entendre. Certes, il ne comprenait pas grand’chose. On avait fini de parler des cochers et il entendait : — Obusiers de douze... Les deux pièces de canon de ce vieux modèle russe sans système de 251 recul... Rangs serrés... Commandement des expé ditifs... Services... — Ils ne savent même pas distinguer le train de bagages du train de combat, quand on donne des ordres, dit l’un des officiers. — Que diable! pensa Trepp, aux écoutes. Il ne comprenait pas un traître mot. — Eloignez-vous un peu, mon ami, dit soudain celui qui parlait suédois à la suédoise. Peu après, tous se levèrent de table. Ils laissèrent quelques pièces de monnaie pour Trepp, puis sortirent; mais presque aussitôt, le Suédois revint : il avait oublié un gant sur la table. Trepp s’approcha de lui; ensuite, il lui sembla que quelqu’un avait dû le pousser de force. — Je sais conduire, marmonna-t-il. — Que voulez-vous dire? Vous savez conduire? Voulez-vous dire que vous vous mettez à notre disposition? Parlez plus haut. — Oui, je pourrais être cocher. L’autre le regarda un instant. Trepp était habitué à être toisé ; lorsqu’il cherchait à se placer, cela le laissait indifférent. — Vous venez de Suède, à vous entendre ? — Oui. — Vous avez fait votre service militaire? — Oui, il y a longtemps. — Bon, dit l’officier. Je suis heureux de rencontrer du bon vouloir... Inscrivez-vous donc demain de bonne heure, ou encore mieux, dès ce soir, au quartier général. L'officier indiqua une rue, à l’autre bout de la 252 ville. Trepp n’allait jamais de ce côté; il n'avait même pas su qu’il y avait là un quartier militaire Cela l’effraya et il regretta son engagement hâtif, mais il n’osa rien dire. L’officier le regardait d’un air assez scrutateur. Pendant son service militaire, Trepp n’avait pa aimé les officiers. Peut-être ne les avait-il pas pré cisément détestés, mais il les voyait avec déplaisir, ces gens auxquels il fallait absolument obéir. — Avez-vous compris? — Oui, répondit Trepp. — Vous demanderez le capitaine Pauwel. Ayez l’obligeance de répéter le nom. — Capitaine Pauwel, répéta Trepp, à contrecœur. IV Avant de quitter la Suède, Henri Pauwel avait fait le voyage de Penningholm pour prendre congé de sa mère. Le paysage était couvert de neige. Sa mère avait envoyé à la gare le meilleur traîneau, et elle le reçut sur le perron de l’escalier. Ce n’était pas avec son assentiment qu’il partait, certes, mais il savait qu elle n’en dirait rien. Il ne savait pas grand’chose des sentiments d’une mère, pas même de sa propre mère : Mme Pauwel n’avait jamais laissé beaucoup paraître de ce qu’elle éprouvait ou pensait et elle avait continué à rester immuable, questionnant comme par hasard : — Il doit y avoir de bonnes ambulances? LES QUTR BATONS DE MARCHAL 25 I — Probablement. — Il paraît qu’on est mal nourri, là-bas. J'ai entendu parler d’un de nos officiers qui serait parti avec une grande caisse de vivres. — Il a bien fait, répondit Henri, distrait. — C’est ce que j’ai pensé, aussi ai-je fait quelques préparatifs pour toi. — Ma chère maman, je vous remercie. — As-tu une couverture? — Merci, j’ai tout ce qu’il me faut. Jenny aussi a préparé un tas de choses pour moi! Je pars comme un prince. Mme Pauwel se détourna un peu, ramenant avec soin quelques tout petits bouts de laine sur la table. Partir en guerre ne peut jamais faire un voyage de prince, voilà qui était bien clair! Mais elle ne dit rien. — En France, dit-elle, il paraît que les soldats et aussi beaucoup d’officiers portent autour du çou des médailles de la Mère de Dieu. Pour qu’elle les garde... Hum. Ce sont leurs mères qui les leur donnent. Cette nouvelle ne sembla faire sur Henri aucune impression. — Ce n’est pas que je sois bien sûre, moi non plus, de l’efficacité de ces médailles, dit Mme Pauwel. Mais tout de même... Tout de même elle aurait bien voulu y croire. N’y a-t-il pas une foule de choses inexplicables? — On ne sait jamais, avança-t-elle. Mais Henri laissa tomber la question. Sa mère aurait vu avec plaisir qu’il restât au près d’elle toute la journée, toute cette unique journée d’adieu dans la vieille maison; mais elle comprit qu’il ne fallait pas le demander. Après le petit déjeuner Henri prit sa courte pelisse et sortit. Le soleil étincelait sur la neige fraîchement tombée : que de millions, que de myriades de minuscules miroirs ! Et le soleil était rare en cette saison, rien d’étonnant à ce qu’un jeune homme voulut en jouir. Henri descendit le long de l’allée à longs pas, sa mère le suivant des yeux. Elle ne pouvait se rassasier de le regarder. Malheureusement, au bout d’un instant, elle ne vit plus rien du tout, des larmes montèrent aux vieux yeux fatigués et en brouillèrent la vue. Mais Henri aspirait avec joie l’air ensoleillé et vif. Secrètement il prenait congé de tout, mais sans larmes. Il ne souhaitait pas mourir, tant s’en faut, mais tôt ou tard la mort vient, et il faut l’accepter. « Tu continues à remplir ton devoir )), avait observé Léon, lors de leur entrevue chez Jenny, et en y mettant peut-être un peu de malice... Pourtant, rien n’était plus simple. Chacun son devoir, dont on n’a à répondre à aucun étranger. Peut-être ses regards ne suivraient-ils plus jamais le gracieux contour des champs autour de l’église, du presbytère, de l’école. Tant pis. Un jour sera toujours le dernier, un jour où, pour la dernière fois, on aura vu tout ce qu’on a aimé et gardé dans son cœur. Henri ne fit pas de visites. Il ne souhaitait discuter avec personne l’entreprise dans laquelle il 255 s’engageait, volontaire} parmi les Blancs, dans cette guerre intestine de la Finlande. Quand il passa devant la boutique d’Adolfsson, pour! a ni. il y entra. Il lui fallait des allumettes pour sa cigarette. Ah, il se souvenait bien des temps passés, lorsque cette boutique, toute en longueur et à peine éclairée, avec son odeur de hareng-saur, de cuir graissé, de cotonnades, de poivre et de canelle, de fromage, de tabac à priser et autres trésors indéfinissables, avait été l’objet de beaucoup de rêveries pour lui-même, pour sa sœur Jenny, et avec eux deux, pour l’ami Grieg, aujourd’hui Edouard. Ce petit bonhomme de Grieg, bien plus souvent qu’Henri ou Jenny, était possesseur de quelques sous, et Henri se rappelait le soin qu’il mettait à le dissimuler — par discrétion ! — Je te dois deux sous, Jenny, affirmait-il. — Mais non! Depuis quand? —• Depuis Noël, voyons! Tu l’as oublié? Tu n’as pas de mémoire, alors. Mais moi, je veux te rendre tes sous. Jenny réfléchissait : peut-être n’avait-elle, en effet, aucune mémoire... Finalement, Grieg et elle tombaient d’accord. — On va acheter du sucre candi et le partager tous les trois. — Mais, dis donc, disait ensuite Henri à Grieg, il est impossible que Jenny ait eu deux sous à te prêter? C’est toi qui as inventé ça. Impossible de mentir au colonel, et Obitz avouait : 256 les quatre bâtons de maréchal — Si elle les avait eus, en tout cas, elle me les aurait sûrement prêtés, ajoutait-il. Et puis, ça recommençait. Grieg arrivait avec une nouvelle pièce de deux sous, disant cette fois qu’il l’avait trouvée par terre et que le papa Obitz lui avait permis de la garder, puisque ce n'était pas une somme suffisante pour prendre la peine de l’afficher à titre d’ (( objet trouvé » — et puis, on retournait en bande chez Adolfsson. Ensuite Henri méditait longuement sur le problème. Il est bien rare qu’on trouve de l'argent par terre et cela continuellement : ça devait donc encore être un prétexte ! Jenny et lui ne comprenaient pas assez quel garçon exquis était ce Grieg Obitz. Peu à peu, on se rend compte de ces choses-là, mais les années ont passé, on ne se voit plus, on ne trouve plus l’occasion de témoigner ce qu’on peut sentir. Comme tout s’envole, comme tout finit, disparaît! Combien la vie, peu à peu, se peuple de regrets...! V M. Adolfsson, courtois, dit : — Mon lieutenant, ne voudriez-vous pas me faire le plaisir d’entrer un instant dans mon bureau? • Merci, très volontiers, répondit poliment Henri. Le bureau était une petite pièce derrière la boutique. M. Adolfsson tira une bouteille d’une armoire et versa du vin dans deux verres. — Monsieur votre père aimait ce vin, dit-il. A votre santé, mon lieutenant. Là-dessus on parla des changements survenus dans le pays depuis la mort du capitaine. Installation du nouveau pasteur et d’un nouveau maître d’école, naturellement, puisque le père Obitz n’avait survécu à sa femme que quatre ou cinq ans. — Et qu’est devenue la petite Obitz? demanda Henri. Il se souvint de l’enfant en sanglots qu’il avait rencontrée un jour, qui avait saisi l’une de ses mains dans les deux siennes, pressant contre elle sa joue toute mouillée, d’un geste si touchant, si confiant! Lui, était resté tout gauche sur la route, désemparé devant un si gros chagrin, dont il ne pouvait deviner la cause, et ému. — La petite Obitz, dit M. Adolfsson, soudain distant : Non, je n’en sais rien. Il alla à la porte de la boutique pour regarder par la petite lucarne qui y était encastrée. Derrière le comptoir son fils s’occupait du commerce; il y avait peu de clients et le fils s’en tirait tout seul. M. Adolfsson revint vers Henri et aborda mi nouveau sujet de conversation. Mon fils ne se plaît pas ici. Il prétend avoir de plus grandes vues. Il a suivi les cours de l'Institut de Commerce. Ce n’est que par hasard qu’il ent ici; pourtant je le verrais volontiers continuer h i mon oeuvre. 11 y viendra, dit Henri. Il est encore jeune, n'est । '• pas? Il est jeune, mais il n’y viendra pas. Rentré chez lui, le soir Henri demanda à sa mère : — Avez-vous idée, maman, de ce qu’est devenue la petite Obitz? C’était une jolie enfant. — Jolie? Vraiment? Pourquoi cette question? — Son souvenir m’est revenu. J’avais l’impression jadis que c'était une enfant sensible. — J’en doute beaucoup. — Pourquoi donc? Tout comme M. Adolfsson, Mme Pauwel aurait préféré parler d’autre chose, surtout ce soir, le dernier à passer avec son fils unique, en tout cas d’ici longtemps. — C’est drôle que tu me parles d’elle. Jamais, autant que je m’en souvienne, tu ne t’es inquiété de cette petite. — Non, c’est aujourd’hui que je pense à elle, je ne sais pourquoi. — C’est qu’elle avait pour toi une sorte de culte. C’est Mlle Caïnberg qui me l’a raconté beaucoup plus tard. La petite avait mis la main sur une photographie de toi, Dieu sait comment; peut-être l’avait-elle volée. — Mais non, pourquoi aurait-elle volé? — Ça te choque que je le suppose? Soit! Peut-être son frère lui avait-il donné cette photo. Sûrement. — En tout cas elle avait arrangé une sorte d’autel pour cette image. Elle devait avoir une tendance à l’exaltation! Peut-être disait-elle ses prières devant cet autel — si tant est que cette enfant ait jamais su ce que prier veut dire. — Pourquoi ne l’aurait-elle pas su? —• Bon, bon, dit Mme Pauwel. Il était visible qu’Henri ne partageait pas son antipathie, et elle s’efforça de la refouler. — J’aurais autant aimé parler d’autre chose, dit-elle. Mais puisque tu veux savoir... Adolfsson avait acheté le dépôt laissé par Mme Obitz après sa mort, puis, quelques années plus tard, il prit la fillette comme employée dans sa boutique. L’enfant n’avait encore que treize ou quatorze ans, mais il paraît qu’elle comptait plus vite qu’Adolfsson lui-même, et qu’elle savait s’y prendre pour tondre le client. Seulement, il y a eu une histoire avec le fils Adolfsson. Comme il fallait s’y attendre!... Je préfère toutefois ne pas avoir d’opinion là-dessus. Il se peut qu’on ait fait injure à la fillette. Henri demeurait pensif. — Je n’ai jamais rien entendu de tout cela. Puis la mère et le fils restèrent à parler de beaucoup d’autres choses jusque tard dans la nuit. I ans la cheminée brûlait un feu qui peu à peu ne consuma et s’éteignit, Mme Pauwel prit un châle et frotta frileusement ses mains l’une contre l'autre : — Dis, mon petit? - Oui, maman. Dis moi ce que tu penses de Jenny et d Axel ? Jenny? Tout ne va donc pas bien? ■ Si, ai !... Alors tu n’as jamais rien remarqué li th i in très bien, là-bas? — Jamais, dit Henri. Il réfléchit un peu. Il savait bien qu’il n’était pas observateur : que de choses lui échappaient! — Qu’est-ce à dire, maman? — Ah, n’y pense plus... Je reste ici, très seule, vois-tu, et je suis là à méditer, à penser, penser, tu comprends, et c’est toujours à vous deux, à Jenny et à toi, mon chéri, que tout se ramène. Elle passa à un autre sujet : — J’ai souvent songé au jour où tu te marierais, Henri. Il ne reste plus que toi de jeune, à porter notre nom. N’as-tu jamais souhaité te marier? — Oh! si, répondit-il évasivement, une ou deux fois. — Et alors? — J’aimais bien une jeune fille, il y a quelque temps, mais il paraît qu’elle me trouvait ennuyeux. Mme Pauwel devint toute rouge. — Ça, par exemple. C’est assez fort! Ennuyeux? C’était bien la faute de cette jeune fille, je pense. — Je ne lui ai trouvé aucune faute. C’était bien la mienne. Il n’y a pas à revenir là-dessus. Mme Pauwel retourna en pensées à la petite Obitz et à sa candide adoration d’enfant, et en son for intérieur, fit la paix avec cette pauvre gosse, qui avait su aimer Henri. De bonne heure, le lendemain matin, le traîneau fut devant la porte. Mme Pauwel avait donné ses ordres pour qu’on attelât à deux chevaux et 261 avec ce qu’il y avait de mieux comme harnais à longues rangées de grelots. — C’est bien ce que je disais, fit Henri, souriant, je voyage comme un prince! Mais il faisait un froid très vif et du vent. Sa mère ne put l’accompagner jusqu’à la station de chemin de fer, une dizaine de kilomètres. Ainsi que la veille, elle dut se contenter de se tenir à une fenêtre et de le suivre des yeux jusqu’à ce qu’elle ne vît plus rien. — Un peu vivement, hein, dit Henri au cocher. Car il valait mieux qu’il fût hors de vue le plus tôt possible. Le traîneau glissa rapidement, suivit la fine et douce courbe qu’il avait admirée la veille. Les millions, les myriades de cristaux de neige, infiniment petits miroirs réfléchissaient de nouveau la lumière du pâle soleil d’hiver. Adieu, jolie petite église blanche, adieu, vieux presbytère, boutique, école, groupe de petites maisons rouges, tapies dans la neige, avec des plantes fleuries aux fenêtres, et çà et là un visage, deux yeux curieux derrière les fuchsias. Adieu, souvenirs d’enfance, adieu, choses aimées, adieu, ami Grieg Obitz, et toi, petite Toria! VI Lorsqu’Henri eut quitté la maison Adolfsson, le commerçant rentra dans sa boutique, faisant tourner son anneau de mariage autour du doigt, 262 tic qu’il avait depuis un bon quart de siècle, et qui ne manquait jamais de trahir un état de méditation nerveuse. Derrière le comptoir se trouvait Aron, son fils, vendant, mais sans y mettre de cœur. Aron considérait comme un des nombreux insuccès de sa vie le fait d’être obligé, actuellement, de séjourner auprès de son père et de débiter aux bonshommes de la région des denrées médiocres. Tandis qu'Adolfsson père regardait ce fils insoumis, ses pensées restaient attachées à la visite du lieutenant Henri Pauwel. Le lieutenant s’était enquis de la petite Obitz, et il avait touché là à un des points les plus sensibles de toute la vie de M. Adolfsson. Après la mort de Mme Obitz, un ou deux ans plus tard, la fillette était venue trouver M. Adolfsson pour lui proposer ses services à titre de vendeuse. Il l’avait examinée. Elle était grande et pas vilaine. On était généralement d’avis qu’elle aurait dû faire couper ces bouclettes courtes et sauvages (à la Nilsson) , dont l’avait affublée jadis sa mère, mais M. Adolfsson n’avait pas été de cet avis; au contraire, ce qu’il y avait un rien d’étrange chez cette petite de quinze ans, lui avait plu. • Il est certain, avait-il prononcé, que chez moi tu pourras apprendre bien des choses à ton profit. La fillette s’installa et tout alla bien, d’abord. Mais voilà qu’elle se mit à fourrer son nez dans les livres. Elle interrogeait les gens qui venaient 263 pour affaires, interrogeait les clients; elle était d’une curiosité sans mesure, allait jusqu’à examiner la correspondance; le patron dut mettre le holà à cette espèce d'espionnage. — Ne craignez rien, lui avait-elle dit, insolente. Je ne pense pas à singer vos méthodes! Première insolence, débitée dans le bureau, et en présence d’Aron. Naturellement, le patron aurait dû instantanément la prier de rentrer chez elle, et pour toujours, mais il ne le fit point. L’indulgence prima la justice. Elle avait la langue bien pendue, cette impertinente, elle vous décochait des observations tant sur les denrées que sur les prix, mais pourtant, M. Adolfsson ne comprit que trop tard qu’il n’aurait jamais dû la garder. Parfois Aron et elle ouvraient le tiroir à pruneaux et en mangeaient à pleines mains, à quoi il n’y avait pas trop à redire, puisque c’étaient deux enfants, Aron ayant à peine dix-sept ans et elle quinze. M. Adolfsson se contentait d’ouvrir brusquement la porte du bureau. Parfois aussi, la boutique était vide des deux mangeurs de pruneaux. — Où est donc Toria? Le garçon du magasin informait le patron que Toria, avec Aron, était allée chercher tel ou tel article, pois cassés, ballots d’étoffes, bidon de pétrole. — Aron n’est-il plus capable d’aller chercher du pétrole tout seul? Il semblait que non. Dans le bâtiment de l’entrepôt, il y avait un 264 escalier, raide comme une échelle, conduisant au grenier, où l’on gardait cordages, toiles de sac. cuirs et quantité d’autres choses. Une après-midi, M. Adolfsson pénétra dans l'entrepôt; il y faisait sombre; au grenier il devait faire encore plus sombre, toutefois, il entendit des voix qui venaient de là. Ah, il s'était bien douté de ce qui se passait! Sans trêve ni repos, depuis une demi-heure, il faisait tournoyer son anneau, attendant de voir paraître soit Aron, soit Toria, ou les deux ensemble, mais en vain. Ses soupçons se vérifiaient; les enfants étaient au grenier de l’entrepôt. Il écouta et entendit le bruit d’une lutte, des voix courroucées, puis clac! une gifle, et un cri de rage. — Sacrée chatte! rugissait Aron. Puis Toria : -T-78 — Répète un peu ce que tu disais, si tu l’oses! Aron, d’une voix irritée à l’extrême : — Ce que j’ai dit sur ta mère! C’était ce que tout le monde sait! — Salaud! hurla Toria. — Ta mère, ha ha! Du coup, ce fut un bruit épouvantable, et tout à coup, M. Adolfsson vit son fils descendre l'escalier-échelle, mais non point marche par marche : il arriva en une seule fois et tomba aux pieds de son père. Toria s’était ruée sur lui et d’une bourrade de première force l’avait fait dégringoler. Il fallut envoyer chercher le docteur. Aron pouvait à peine remuer. Pendant qu’on attendait LES QUATRE HATONS DE MARÉCHAL 265 le médecin, M. Adolfsson lit entrer la coupable au bureau, pour l'interroger et lut adresser les paroles bien tapées qu’elle méritait. Il avait fermé à clef la porte du bureau. Devant la petite vitre de la porte, il y avait à cette époque un rideau, il était tranquille. Mais quand ils furent seuls, elle et lui, il ne put l’interroger; impossible; jamais encore il n’avait vu fillette pareille. Une furie, mais belle à se faire damner. Il perdit la tête; plus tard il comprit qu’il avait perdu l’esprit, mais sur-le-champ il ne comprit rien. Il avait poursuivi la gosse qui fuyait à travers la pièce; une fois ou deux il l’avait saisie et avait pu la presser contre lui; il y avait de quoi devenir fou. Mais elle s’était dégagée, en vrai petit serpent qu’elle était, et avait fini par sauter par la fenêtre, heureusement pour elle, au rez-de-chaussée. Aron avait une clavicule brisée, déclara le docteur, qui lui ordonna de garder le lit. Mais que fit entre temps cette damnée petite Obitz ? Elle emprunta la bicyclette à Mlle Caïnberg, la sage-femme, sous un prétexte, et roula vingt kilomètres, pour aller trouver le chef de police du district et déposer plainte contre MM. Adolfsson père et fils, pour tentative de viol. Le chef de police, stupéfait, téléphona chez son ami Adolfsson : — Qu’est-ce qui se passe donc chez vous? Et le tout finit par coûter à M. Adolfsson une assez coquette petite somme — entre amis — 266 pour décider le chef de police à décider la fillette à ne pas écrire au gouverneur de la province lui-même, ainsi qu’elle menaçait de le faire, et même au roi, si besoin était. A grand-peine, elle renonça à faire un terrible scandale, se contentant d’excuses, transmises de la part des deux messieurs Adolfsson par le chef de la police. Et depuis, jamais Adolfsson le père ne pouvait entendre prononcer le nom de Toria sans en ressentir un coup au cœur. Certainement, la furie aux boucles folles, qui avait réussi à faire perdre la tête à un homme respecté, n’aurait pas accepté ces excuses, si par bonheur, en ces jours-là justement, son père ne s’était trouvé mourant et ne s’était endormi du sommeil éternel, ignorant de tout comme il l’avait toujours été — ou, en tout cas, avait paru l’être. Ici s’arrêtaient les pensées et méditations de M. Adofsson. Ce qu’il n’avait jamais su, c’est que son fils Aron, à peine levé de son lit et se mouvant encore avec peine, un beau matin, au lieu d'aller chasser le lièvre, ainsi qu’il l’avait annoncé, avait avalé à bicyclette, le chien de chasse derrière lui, les dix kilomètres de route jusqu’à la gare. Ce jour-là, en effet, partait Mlle Caïnberg, par Toria surnommée le Séraphin — c’est de là que lui vient ce nom. Mlle Caïnberg se fixait à Stockholm, et Aron avait su qu’elle se chargeait de la garde et de l’éducation de l’orpheline. Le frère Edouard, paraissait-il, était en mesure de subvenir aux dépenses de l’entretien de sa sœur. Aron avait songé avec envie à cet heureux Edouard Obitz, déjà assez lancé dans la vie pour pouvoir non seulement s’entretenir lui-même, mais encore Toria. Il était arrivé tout essoufflé à la gare et avait pris place dans la salle d’attente, le chien couché auprès de lui. Par la fenêtre, il avait vu la voiture portant ces dames — Mlle Caïnberg et Mlle Obitz — s’arrêter à la porte du bâtiment de la gare. U n’osait pas se montrer, mais il voulait voir Toria. A tout prix, la revoir. Pendant les longues journées au lit, il n’avait songé qu’à cela. Il était sûr de préférer la mort, même par suicide, à ne pas la revoir, ne fût-ce qu’un instant, Mlle Caïnberg avait pris les billets. Le train était déjà en gare; les deux voyageuses passèrent sur le quai et gagnèrent un compartiment. Aucune d’elles n’avait vu Aron, tout pâle à sa fenêtre, pâle de fatigue après sa course, pâle de sa convalescence et pâle d’amour. Quand approcha l'instant du départ du train, il n’y tint plus : rassemblant tout son courage, il alla jusqu’au compartiment des deux dames, prêt au pire. Toria l’apostropha aussi de la pire façon : — Ah, ah! Te voilà donc, grand idiot! -—- Toria, je t’en supplie. — Brute! — Descends un moment. Il reste encore cinq minutes. Elle sauta à terre et ils s’éloignèrent de quelques pas. — Toria, pardonne-moi. — Je ne pense même pas à toi — pas plus qu’à un chien crevé, répondit-elle. — Est-ce que tu me permets de t'écrire, Toria? — Ça, non. — Qu’est-ce que je dois faire pour l’obtenir? — Retourne chez toi, et surtout veille à ce que ton cher papa ne roule pas les paysans plus que de raison. — Veux-tu dire que mon père ne soit pas honnête? — Moitié figue, moitié raisin. Regardes-y toi-même, tu verras. — Toria, il ne reste plus que deux minutes. Soyons amis, je t’en prie, je te le demande. Est-ce que je peux t’écrire? — Eh bien soit! Là-dessus, elle était partie. Le Séraphin et Toria s’étaient trouvées seules dans le compartiment. A Stockholm il était dit qu’elles trouveraient le frère Edi à la gare. Edouard avait présenté sa sœur pour l’examen d’entrée dans un bon collège. Désormais elle habiterait la ville, et même la capitale du pays, et elle ferait les études qu’elle voudrait. Edouard n’était pas riche, mais il lui avait dit qu’il lui assurerait une éducation de premier ordre. Très bien, très bien. Toria regarda par la fenêtre du coupé. Au milieu du quai se tenait Aron, ce lourdaud qui l’avait cruellement blessée, regardant le train s’é- 269 branler pour l’emporter, baillant son désespoir. Encore une demi-minute, et ce fut fini. Toria n’avait pas eu beaucoup l’occasion d’être pénétrée de l’esprit et des règles du glorieux régiment Pauwel, réglés qui disaient entr’autre : on ne pleure pas. Aussi s’appuya-t-elle sans honte contre Mlle Caïnberg et laissa couler ses pleurs. Le Séraphin laissa faire, serrant simplement l’enfant contre elle, et sans faire miroiter les délices de la vie à venir, échangées contre tout ce qu’on a connu et aimé, et qu’on quitte à jamais : la maison paternelle et ses souvenirs, et les deux tombes du petit cimetière, auprès de la route, du côté du château... Elle pleura, mais pas très longtemps. Au bout de quelque temps, Aron avait écrit. La lettre avait été une demande en mariage, ni plus ni moins, et non dépourvue de fautes d’orthographe. Toria corrigea les fautes et renvoya la lettre. VII Lorsqu ils se revirent, Toria ensuite avait tout raconté au grand frère Edi. Lorsqu’elle en vint aux choses horribles qu’Aron avait affirmées sur leur mère, Edi s’assombrit, mais ne dit rien. — Tu penses, quel effronté? — Sûrement. — Mais aussi, il a reçu son paquet. Je lui ai dit d’aller surveiller son vieux voleur de papa. — Pas très chic de ta part, tout de même, dit Edi. — Tu crois qu’Henri n’aurait pas approuvé ça? . . — Je ne crois pas, Toria. — Alors, je vais changer ma manière. Elle était assise auprès de son frère, elle avait posé sa joue sur l’épaule d’Edi. Elle pria : — Maintenant, raconte-moi Jenny. — C’est curieux, dit-il, il y a des jours où tu me rappelles Jenny. Elle aussi était très primesau-tière. Et tu as cessé de mentir, j’espère? — Pas tout à fait. ■— Allons donc! Quoi encore? — Je suis obligée de mentir un peu au Séra phin. — Aussi peu que possible, dis donc! Toria continua ses questions. — Parle encore de Jenny! Je crois que tu étais amoureux d’elle, dans le temps. — Qu’est-ce que tu en sais? — Maintenant, je me rends compte de beaucoup de choses. Avoue! — Je ne m’en souviens pas, dit Edouard. — Ah, c’est toi qui mens ! cria-t-elle ravie, et, sur le canapé, elle se mit à sauter à pieds joints : les ressorts en gémissaient. — Tu mens, tu mens! Il ment! chantait-elle. Deux gros menteurs, voilà ce que nous sommes, toi et moi, Obitz frère et sœur! Tu es folle, Toria. Descends du canapé. Elle descendit. 271 — Alors, raconte-moi des choses sur I lenri. Quant à cela, Edi ne demandait pas mieux que de raconter bien des traits du bon temps passé, de la grande époque du Régiment, et de la salutaire formation de sa jeunesse sous les ordres du Colonel. — Et par exemple, Henri n’aurait jamais eu l’idée de sauter à pieds joints sur un canapé. — Naturellement non, mais il aurait compris! —-Je veux bien. — Est-ce bien sûr, demanda Toria, que nous nous rassemblerons tous les quatre le jour de ses cinquante ans? —• Parfaitement sûr. Il l’a dit. — Ce sera en 1934, dit Toria d’un air sombre. Nous serons tous des archi-vieux, des archi- archi-archi-archi-vieux — et peut-être même morts. — De vieillesse! renchérit Edi. II la fit bien rire et on continua à bavarder. Que c’était bon! Plaisirs d’enfant, d’enfant de quinze ans... Puis, les années coulèrent et passèrent. La photographie d’Henri prit et garda sa place sur le bureau de Toria, mais peu à peu, elle entra de plus en plus dans une vie nouvelle. VIII Nous revenons à Trepp. Comme on le lui avait indiqué, il s’était rendu au quartier général. Le capitaine Pauwel ne lui accorda pas beaucoup de temps; un autre officier IB 272 s’occupait des cochers et des équipages de traîneaux. Trepp se vit adjuger un bon petit cheval. Mais parmi les cochers réquisitionnés dans la contrée, se confirmait ce qu’il avait déjà entendu dire le jour précédent; il ne se passait pas un jour, sans qu’un ou deux de ces cochers déguerpissent, pour peu qu’ils fussent laissés sans surveillance. L’un d’eux dit à Trepp : — Quelle idée de venir ici sans y avoir été obligé! Hier encore, j’entendais siffler les balles autour de ma tête, et puis on est engueulé parce qu’on a peur. Parmi les cochers, on bavarda ce soir-là très tard. Trepp se joignit à eux et écouta. On racontait qu’un détachement avait été envoyé pour tomber sur les derrières de l’ennemi, mais l’ennemi n’avait pas attendu qu’on arrive, pas si bête, et il avait fallu battre en retraite. Une mitrailleuse avait été abandonnée. Ensuite, un ou deux officiers étaient partis de nuit pour ramener la mitrailleuse et y avaient réussi, bien qu’on eût tiré sur eux. — C’était le capitaine Pauwel, dit l’un. C’est un brave. — Je le connais, dit Trepp. Et très bien même. Mais lorsque le lendemain matin il croisa le capitaine, celui-ci sembla ne pas le reconnaître. Trepp en fut vivement froissé : voilà, on s’engage comme volontaire, malgré tous les risques à courir, et puis, va te faire fiche, ni vu, ni connu! Deux ou trois jours plus tard, le bataillon quittait la ville. Le réveil eut lieu de très bonne heure, dès trois heures du malin, pour la raison que la troupe n’avait pas encore pris l'habitude de la marche et qu il fallait un temps démesuré pour organiser la colonne. Dans la plupart des traîneaux étaient transportés trois hommes, «n dehors du cocher; sur certains traîneaux plats, jusqu'à cinq hommes. Mais les officiers allaient par deux. L’un des cochet® d'officiers se mil à pleurer et à crier tout haut. Il se plaignait que «on frère eût été déjà mortellement blessé, c’en était assez d’un dans la famille. Ni menaces, ni persuasion n'y firent rien, et Trepp reçut l’ordre de prendre la place de l’autre qui avait conduit deux officiers. Plus de cent traîneaux se mirent en marche à la file. La file tenait l’un des côtés de la route de façon que les traîneaux des officiers pussent facilement la dépasser, si besoin était. Trepp reçut l'ordre de pousser au trot son cheval. Dans un autre traîneau, il vit le capitaine Pauwel, en le dépassant. « Ça va, pensa Trepp, il n’a qu’à voir que je conduis deux officiers en droit de dépasser tous les autres! » Trepp avait l’habitude d’écouter, et il écoute attentivement la conversation de ses deux officiers. Il saisit qu’on ne voulait pas laisser à l’ennemi la libre disposition de la route. Des détachements inçépen-dants du sien se trouvaient à l’est et à l’ouest, marchant également vers le sud; mais plus loin, tout à fait dans l’est on tombait en forêts sauvages, marais, terrains incultes, où personne ne semblait avoir à faire. Avant de se mettre en route, ce jour-là. In troupe avait été plus copieusement nourrie qu’à l’ordinaire, chaque homme avait été muni de pro visions pour tout un jour, Trepp comme les autre ■ Cela l’avait un peu inquiété, car les cochers prétendaient que lorsqu’on emportait des provisions, il fallait s’attendre à un combat qui pouvait toujours mal finir. Peu avant, deux des cochers avaient ét blessés. Ce n’était vraiment pas de jeu! La colonne de traîneaux s’arrêta et la troupe se rassembla. Les cochers reçurent l’ordre d’aligner contre le bord de la route leurs équipages, légèrement en biais, afin qu’on pût aisément et très vite se remettre en mouvement. Un peloton de garde fut laissé sur place pour empêcher les cochers de s’enfuir. — Si tu fiches le camp, tu es mort, dit à Trepp l’un des cochers, un garçon jovial qui, bien mal à propos, sembla-t-il à Trepp, riait de tout. La troupe se développa en ligne de tirailleurs. Les hommes se cachaient sous la neige, rampaient, gagnaient un bout de terrain, puis s’enfouissaient de nouveau, ou bien suivaient les fossés en plein champ. L’ennemi n’était pas loin, semblait-il. Au bout d’un moment Trepp entendit des coups de feu partir de tous côtés. Il eut peur, et les mots du garçon jovial lui revinrent à l’esprit, amèrement. Survint un traîneau conduit en vitesse; il venait du côté où on se battait, et dans le traîneau quelqu'un gémissait. Trepp entendit longtemps les plaintes du blessé pendant que le traîneau s’éloignait. Puis il en vint encore un autre. Des gouttes 275 de sang tombèrent sur la route. Trepp fit quelques pas et, fasciné, examina ce sang. Puis arriva un petit groupe d’hommes en courant. Ils s'approchèrent, parlant avec exaltation : ils ne voulaient pas être laits prisonniers; on savait de quoi ces Rouges étaient capables. Ils donnèrent d’horribles détails sur le sort possible des prison-sonniers. Trepp devint de plus on plus inquiet. Il savait bien que plusieurs des cochers seraient volontiers partis, n’eût été le peloton de garde. En tout cas rien de mauvais ne se passa ce jour-là. On revint au cantonnement et une excellente soupe chaude fut distribuée. On disait que la soupe avait été prise à l’ennemi, toute prête. Ces Rouges, assura quelqu’un, étaient approvisionnés de Russie et mangeaient luxueusement. Le soir, les cochers discutèrent à nouveau : — A quoi tout ça nous sert-il? — Qu’est-ce que tu fiches ici? demanda-t-on à Trepp. •— J’étais mal payé... j’aurais tout de même mieux fait de rester où j’étais. — Moi, je suis contre la guerre, dit l’un. Trepp n’avait jamais encore entendu personne dire qu’il fût pour ou contre la guerre. Il ne sut qu’en penser. Mais quelqu’un raconta alors que dans une formation voisine, les soldats avaient demandé qu’on créât un Conseil, un soviet, quoi! Le projet avait été rejeté. Trepp ne savait rien de ce qu’on entendait par un Conseil de soldats. — C’est que nous serions tous ensemble à dé- 276 cider ce qu’il faut faire, lui répondit-on. Maintenant on ne sait rien de rien, personne ne nous con suite. — Ça, c’est vrai, dit Trepp. On ne sait rien de rien, ce n’est pas juste. Un ou deux jours passèrent encore. Puis un matin, on distribua de nouveau des rations parti culièrement abondantes. Le réveil, ce matin là. avait eu lieu avant trois heures, A la faible lueur des étoiles, à peine secondée par les lueurs de quelques pitoyables lanternes, Trepp vit passer le capitaine Pauwel. Le capitaine boitait légèrement en marchant. C’était nouveau. Pas plus qu’avant, il n’eut l’air de reconnaître Trepp, répondant à son salut, mais d’un geste distrait. La colonne de marche eut à traverser un cou rant d’eau. De grands vides se formaient toujours entre les équipages et il y eut encore des engueulades. Lorsqu’on s’arrêta et pendant que la troupe se formait, Trepp vit le capitaine Pauwel partir seul un peu en avant. Presque aussitôt, toutefois, il revint, et passa ainsi pour la troisième fois tout à côté de Trepp. Il avait essuyé immédiatement des coups de feu en se hasardant vers l’ennemi, et on en déduisait que celui-ci devait se trouver beaucoup plus près qu’on ne l’avait cru, caché derrière une faible pente du rivage. Les soldats maintenant avançaient en silence. Les traîneaux devaient suivre lentement, puis al tendre. Toute la journée, on avança ainsi, gagnant un petit bout de terrain chaque fois. Trepp conduisait son traîneau avec ses deux of- 277 ficiers, quand soudain un feu violent éclata, non pan devant, mais derrière l’équipage. C'était contre toute attente, et Trepp reçut l’ordre de tourner bride et de revenir à toute vitesse. — Active, mon vieux! Trepp se pelotonna dans son manteau, raide d’effroi, mais n’osant pas refuser. Tout à coup, la fusillade cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé. On pénétra dans la forêt, et on trouva au travers d’un sentier un traîneau abandonné, avec un cheval tué. Des hommes accouraient et on sut ce qui s’était passé. Un détachement était tombé en plein sur une patrouille d’éclaireurs rouges. Les Rouges s’étaient trompés de chemin. Leur conducteur, un gamin, priait pitoyablement qu’on lui laissât la vie et cherchait à s’expliquer. Trepp écouta. Les trois Rouges que le gamin conduisait avaient d’abord tiré quelques coups ; puis ils avaient voulu se rendre. Mais on ne les avait pas épargnés... Les officiers même n’avaient pu retenir leurs hommes. Trepp alla jusqu’à l'endroit où gisaient les trois morts. Il n’avait encore jamais vu de cadavre, et il lui était impossible de les quitter des yeux. L’un d’eux avait dû recevoir plusieurs balles en plein visage, sa figure n’était qu’une bouillie. Tout autour d’eux, la neige était rouge de sang. —• Allons, va-t-en, dit-on à Trepp : tu n's donc jamais rien vu?. Il s’éloignait, puis irrésistiblement, s’approchait de nouveau. Finalement, il dut repartir avec ses officiers. Depuis la veille, il avait neigé. Quand vint Je crépuscule, la neige tomba encore plus dru. Vers la fin du jour, Trepp, avec quelques autres traîneaux, attendait sur la glace du petit courant d’eau. Son traîneau se trouvait près d’un misérable petit pont d’accostement. S’il y avait là un pont, c’est qu’il devait exister un chemin ou un sentier pour y arriver. L’occasion de s’enfuir ne pouvait être meilleure : gagner la rive et suivre le présumé sentier qui devait bien conduire quelque part. On avait négligé de laisser des hommes de garde pour surveiller ces quelques traîneaux qui se trouvaient d’ailleurs hors de la ligne de combat. La journée était sur son déclin, bientôt il ferait noir. Avec précaution, Trepp, à pied, conduisit son cheval par la bride quelques mètres à l’écart. — Où t’en vas-tu ? demanda le cocher le plus proche. — La pauvre bête a besoin de marcher un peu. — Attention, dis donc! — Mais je ne vais nulle part. IX Trepp laissa passer quelques minutes; puis, toujours par la bride, conduisit son cheval encore un peu plus loin. La neige le secondait, et bientôt il se trouva hors de vue des camarades qui ne faisaient pas attention à lui. Il n'osait pas trop s’avancer ur la glace, craignant un courant où la glace céderait. Tout à fait 279 au hasard, il avança, n’étant pas habitué à s’orienter en pleine campagne. Dans tous les cas il était bien résolu à ne pas retourner au campement. Plu tôt passer aux Gardes Rouges. Beaucoup de récits, certes, circulaient sur leur cruauté, mais on le traiterait bien s’il apportait des renseignements. Il pourrait rapporter l'histoire du massacre des trois éclaireurs. Parmi les cochers, tous n’avaient pas des sentiments particulièrement hostiles aux rouges. Ainsi, le cocher qui n’approuvait pas la guerre et également celui qui avait parlé du Conseil de soldats n’étaient pas mal disposés à leur égard. On assurait aussi que les Gardes russes étaient bien nourris, mieux que les troupes des Blancs. Soudain Trepp dans la nuit entendit un cri : il fut secoué de frayeur et son premier mouvement fut de prendre aussitôt la fuite. Pourtant une sorte de curiosité le retint. Prudemment, il conduisit sa bête du côté d’où était venu le cri. Il vit une masse sombre sur la neige; c’était un homme. En s’approchant, il vit que l’homme portait un uniforme, C’était lui qui avait appelé au secours. Se penchant sur lui, il vit que c’était le capitaine Pauwel. — D’où viens-tu? demanda le capitaine. — J’ai fait faire quelques pas à mon cheval, il avait froid. — Alors, hisse-moi sur ton traîneau, et retournons en arrière. Non sans peine, Trepp hissa le blessé sur le traîneau; chaque mouvement le faisait souffrir, 280 bien que visiblement il cherchât à se dominer, ne laissant échapper qu’une sourde plainte. -— Tu es bien sûr de retrouver ton chemin? — Oui, oui, dit Trepp. Il saisit les rênes, et mil le cheval au petit trot. En réalité, il ne savait plus où il était, le cheval allait au petit bonheur. Toutefois Trepp était sans inquiétude : Si on tombait sur les rouges, il aurait un prisonnier à leur livrer. Et s’il arrivait à rentrer au cantonnement, ce serait à titre de sau veur d’un officier. Au bout d’un instant, il reconnut la rive avec le misérable petit pont près duquel il avait attendu précédemment. Il n’y avait plus personne. Il ht monter son équipage sur terre, et le cheval, sentant la terre ferme sous ses pieds, se mit bravement à foncer à travers la neige. On n’entendait que le bruissement du vent dans les cimes des arbres, on était en pleine forêt. « Pourtant, se disait Trepp, il faut bien que le chemin mène quelque part. » Tout à coup, au bout d’une heure, peut-être,, le cheval s’arrêta. Ce n’était pas encore le matin, mais on distinguait vaguement des bâtiments. Trepp mit pied à terre et frappa à une porte, mais sans recevoir de réponse. La porte n’était pas fermée à clef; il entra dans la maison, frotta une allumette et entrevit une cuisine à cheminée ouverte et les restes d’un feu sur l’âtre. A un mur pendait une lanterne rustique; il l’alluma et éclaira la pièce. II se trouvait dans une simple cabane de paysan. A grand-peine, il arriva à faire entrer le blessé 281 qui semblait ne pouvoir s’appuyer que sur une jambe. — J aurais dû le laisser là-bas, pensa Trepp. Que faire de lui? C’est bien embêtant. Aux questions souvent répétées du capitaine, pendant le trajet, Trepp n’avait fait que des réponses bourrues ou pas de réponses du tout. Dans la cuisine, il prépara de quoi s’étendre pour le blessé, un minimum de confort sur un banc-lit, puis, sur la demande du capitaine apporta un peu d’eau. La cabane ne semblait avoir été abandonnée que depuis peu dé temps, et peut-être précipitamment: toutes choses y étaient à leur place. Le petit jour se fit, la neige continuait à tomber, et même de plus en plus fort, effaçant toutes traces. Trepp sortit, fit une ronde et s’orienta après avoir soigné son cheval dans une petite écurie vide. Il trouva un peu de farine, dès pommes de terre, et, dans un tonneau un peu de salaisons. La neige lui venait par endroits jusqu’aux genoux; en traversant la cour, il heurta du pied un objet dur, écarta la neige et découvrit un cadavre qui gisait là. Epouvanté, il prit la fuite et rentra en courant. Mais lorsqu’il pénétra dans la cuisine, hors d’haleine, le blessé n’y était plus seul. Au milieu de la pièce se tenait un jeune homme de haute taille, vêtu d’un costume de gros lainage, propre, mais sans rien qui indiquât que ce fût un uniforme. — Haut les mains! dit l’homme. Trepp ne comprit pas tout de suite et l’autre leva un revolver, puis voyant l'effroi du pauvre froussard, il éclata de rire et baissa l’arme, —- Combien êtes-vous, ici? — Il n’y a que moi, fit Trepp. Et puis lui, là-bas, s’il vit encore. — Oui, il vit. N’aie donc pas peur, espece de gourde ! L’étranger avait un air assez bonhomme, mais hautain et sûr de lui. Il fit penser Trepp au client qu’il avait jadis servi plusieurs soirs de suite, et que l’on avait connu au restaurant sous le nom de Constantin. Il s’essaya à expliquer son odyssée, souhaitant faire une bonne impression, racontant comment il s’était fait cocher et comment il avait conduit son traîneau en première ligne au milieu de la pluie des balles. Le sosie dudit Constantin écouta quelques instants le récit chaotique de Trepp, puis l’interrompit : — Bref, dit-il, tu es un déserteur. Et tu ne parais pas avoir été trop content d’avoir eu à transporter ce malheureux. Le sosie approcha du lit de fortune du blessé, tapa le coussin et donna à boire : — Pourquoi ne l’as-tu pas achevé? demanda-t-il à Trepp. Le ton ne paraissait pas sérieux; Trepp ne sit que penser et n’osa pas répondre. Constantin donna des ordres : — Va chercher du bois à brûler, il y en a. De quoi as-tu peur maintenant. Allons, ouste ! Malgré son effroi, Trepp n’osa que sortir chercher une provision de bois et encore de l’eau. Il fit de larges détours pour éviter les endroits où la 28 I neige formait des tas, susceptibles de cacher en core quelque chose d’horrible. Selon les indiccationn du nouveau venu, il trouva une étable et dans l'étable une maigre vache. Le revolver l’obligea à traire la vache et cela n’alla pas trop mal. Le Constantin fit boire du lait au blessé, mêla ensuite de la farine, du lait et de l’eau, fit chauffer cette soupe avec une pincée de sel et dit à Trepp: — Maintenant, tu vas nous servir. Tu me fais assez l’effet d’un garçon de café. Dans l’armoire, il y a de la viande séchée. Tu peux en prendre une tranche pour toi. Trepp avait faim. Dans le traîneau il y avait un reste de pain. Il sortit et le mangea goulûment tout seul, finit ensuite de traire la vache qu’il n’avait pas vidée et avala ce lait. Pendant ce temps, le capitaine Pauwel était resté étendu sans parler, pâle comme un mort. Lorsque Trepp revint, rassasié, il dut aider l’inconnu à dévêtir le blessé. L’inconnu — ou Constantin — mit à nu les blessures, les lava avec de l’eau que Trepp dut faire bouillir, et les pansa tant bien que mal. Le capitaine se dominait vaillamment; parfois, tout de même, il ne pouvait retenir une plainte. En plus de la cuisine, la cabane contenait encore une chambre, avec un lit : Constantin, se faisant aider par Trepp, y transporta et installa le capitaine. — Tu ne manques pas de cran, Suédois à la figure pâle, fit remarquer Constantin. Puis à Trepp : — Tiens, emporte les hardes, ça sent le- 284 sang pourri. 1 es blessures ne sont pas belles, mon vieux, mais j’en ai vu de pires. Poliment le blessé remerciait pour tout ce qu’on faisait pour lui, puis retombait dans son silence. Lentement, lentement, la journée passa. Dans la cuisine, Constantin nettoyait quelques armes à feu, laissant ouverte la porte de la chambre. — Est-ce que la maison est à toi? se risqua à demander Trepp. — Pour l’instant, fut-il répondu, et sur un ton qui n’invitait pas à en demander davantage. Au crépuscule, Trepp gagna la porte de sortie, pour voir si la chute de neige diminuait : il était résolu à tenter de s’évader dès que la nuit serait venue. Mais l’autre, terrible, devinant sa pensée, fut sur ses pas et lui affirma, avec quelques énergiques jurons : — Si tu essaies de déguerpir avec le cheval, crétin, je te mets en marmelade. Le cheval est à moi, ne l’oublie pas. Au bout d’un moment, ledit Constantin sortit une gourde, Trepp ne vit pas d’où, en versa quelques gouttes dans une tasse et les fit avaler au: blessé. Après quoi, il se servit lui-même généreusement. C’était du cognac. Du bon cognac en: pleine forêt! Un diable d’homme. Mais il n’en offrit pas à Trepp. N'importe, Trepp était contenu par l'espoir que Constantin s’en irait le jour suivant et l’emmènerait avec lui. X Toute la journée, ses blessures avaient empêché Henri de dormir. Il avait bu beaucoup d’eau. Il comprenait qu’il avait une forte fièvre. La porte qui donnait sur la cuisine était ouverte et il voyait l'étranger, assis là, éclairé par le feu de la cheminée ouverte, occupé à astiquer ses armes : un homme de type finnois, mais pas particulièrement prononcé. C’était, en somme, un beau jeune homme, avec une expression de hardiesse qui plaisait. Henri demanda : — Est-ce que je n’avais pas sur moi une carte? —- La carte est à moi. Mais peu après, l’étranger vint à lui avec la carte et l’étala sur le lit. — Trouve ta route, si tu peux, lui dit-il. — Merci, répondit Henri. Laissez-moi garder la carte jusqu’à ce qu’il fasse jour. — Oui, si tu vis jusque-là. Henri passa la main sur l'endroit de la carte où il se rendait compte que son détachement devait avoir eu son dernier cantonnement. Sa main glissa doucement sur le papier. Il savait à peu près jusqu’où on s'était avancé et où on avait pris contact avec l’ennemi. Couché sur le lit, sentant la fièvre monter, la soif et les blessures le tourmenter, il se réfugia dans ses souvenirs. Arrivé en Finlande, tout de suite il avait de mandé du service actif. Peut-être aurait-il pu se rendre tout aussi utile dans un état-major, mais il avait pensé qu’il rendrait plus de services en commandant une troupe. Les officiers improvisés n’étaient que trop souvent des gens ayant peu ou point idée du métier militaire et manquant encore d’expérience : des jeunes maîtres forestiers, des employés de banque et quelques tout jeunes garçons sortant des bataillons de volontaires, dont la formation avait été faite à la hâte, en Allemagne. Et puis, il aimait la troupe, il avait toujours aimé la troupe, aimé partager ses fatigues et ses repos. Parfois, il avait senti qu’il était payé de retour, et il s’en souvenait comme des meilleurs moments de sa vie. Mais que s’était-il passé ensuite? Il sentait sa mémoire flancher... Mais si! A l’improviste, l’ennemi avait fait une contre-attaque, et on avait dû faire un mouvement de retraite. Pourtant pensa-t-il, les hommes s’étaient bien conduits, rien à dire. Mais à ce moment il était déjà touché par une balle à la jambe, et il avait été laissé en arrière, ses hommes ne s’en étaient pas aperçu ; il avait fini par se trouver seul, gisant sur la neige, sur la glace. L’ennemi heureusement n’avait pas poussé son offensive. L’obscurité était venue, il avait attendu. Puis il avait cru voir un équipage, traîneau et cheval, et avait appelé, c’était bien ça. Très simple. N’eût été cette soif, tout irait bien. Il appela encore : 287 — Trepp! Donne-moi encore un peu d’eau. Trepp partit, mais ne revint pas. Il appela de nouveau; maintenant, personne ne se montra, ni ne répondit. Dans la cuisine, il faisait presque sombre; il n’y avait que quelques rares tisons dan» le foyer, et le jeune inconnu ne semblait plus être là. Cette soif était pire que tout ce qu'Hlenri avait encore jamais éprouvé, ou cru être possible. — De l’eau! cria-t-il de nouveau. Mais en vain. Il chercha à se distraire en songeant aux siens, en se rappelant sa dernière visite là-bas, sa mère. Ah! si sa mère avait su, comme elle serait venue à lui avec une boisson ! Ah ! comme elle aurait aimé venir à lui le désaltérer, sa mère! Puis il se souvint aussi de la petite Obitz. Elle lui aurait donné de l’eau, oui, oui, si elle avait été là! Elle aurait été heureuse de lui apporter de l’eau, la sensible enfant ! Il s’arrêta en pensée à cette enfant. Que lui avait donc reproché la mère d’Henri? Elle avait fait allusion à quelque chose, mais il ne voulait croire à rien de mal; il écarta toute idée de mal, ou de tort. Pauvre petite! Ensuite, il se rappela son récent voyage à travers la Suède jusqu’à la frontière finlandaise. Hla-paranda. Il était resté debout à l’une des fenêtres du couloir, à voir passer les paysages. Quand on ne sait pas si on reviendra, il est bon d'emporter avec soi tout ce que les yeux peuvent garder II en avait vu passer, des maisons, des foyers hu mains, foyers de ses compatriotes! II en avait vu. 288 des visages inconnus, aux stations où le tram s’était arrêté. Et il avait tout gardé, religieuse ment, comme si toutes ces maisons, ces cabanes avaient été celles d’amis très chers, et les visages inconnus, des figures aimées. Il avait pensé que c’était pour eux tous qu’il partait, pour remplir un devoir que beaucoup d’eux auraient peut-être voulu pouvoir remplir... Soudain, la voix du jeune Finnois se fit entendre près de son lit : — Est-ce qu’il n’y a plus d’eau? — Non. — C’était de l’eau que tu réclamais, tout à l’heure? — Oui, de l’eau. — Et tu n’en as pas eu? — Non. — Ah! L’animal! Il aura encore son compte. L’instant d’après, l’autre revenait avec un verre d’eau, dans lequel il avait versé quelques gouttes de cognac. Ah, quelle boisson, enfin, enfin! — Seulement, je te préviens, dit le Finnois; on m’a dit qu’il ne faut pas trop boire quand on est blessé en plein corps. Mais tant pis, tu as soif : bois! Ensuite il resta auprès d’Henri. —■ Je ne peux pas dormir. Je ne dors plus, dit-il. J’en ai trop vu. Quel âge as-tu? demanda Henri. — Dans les vingt ans. L’étranger s’assit par terre. Il avait activé le 289 feu dans la cuisine, et le reflet des flammes pénétrait dans la petite chambre. Henri arrivait à distinguer le jeune visage avec cette expression de hardiesse qui lui plaisait. — Je vpis que tu es officier, dit l’autre. Mais tu es bien Suédois, n’est-ce pas? Qu’est-ce que tu fiches ici? Est-ce l’envie de te battre qui t’a attiré ? — Non, mais le but de ce combat. — Ah! ah! tu es un de ces idéalistes! Les gens qui ne veulent pas entendre parler de guerre et ceux qui s’embarquent volontairement pour l’amour d’un but, vous êtes tous du même bois! Mais, vois-tu, mon pâle ami, j’y ai été mêlé pour de vrai, moi! L’inconnu se pencha en avant, le regard fixé sur le visage d’Henri. — Il y a longtemps que je n’ai parlé de moi, dit-il. Et peut-être demain seras-tu mort. — Tu penses que je suis en si mauvaise passe? — Ça me fait cet effet. As-tu peur de mourir? — Je ne crois pas. — On ne croit pas — d’abord! Mais j’en ai vu, moi, j’en ai vu. Il avala une longue gorgée d’alcool et se mit à raconter. Par moments, Henri écoutait, mais, de temps en temps, il perdait le fil, à bout de force. Pourtant, il entendit : — ... et puis, quand j’ai eu seize ans, je me suis évadé de la maison, pour entrer à l’Ecole des Cadets, à Pétersbourg. J’ai dû faire un faux certificat avec l’honorable nom de Monsieur mon 290 père; mais quand cela fut découvert, ça n'avait plus d’importance : on était au début de la guerre, et ils n’étaient pas regardants, alors. Ica Russes : il leur fallait des officiers. Un instant plus tard : — Depuis que j’étais enfant, je les avais liais, les Russes. Dans tous mes beaux rêves, il était toujours question de la libération de mon pays! Je rêvais, et je m’enthousiasmais pour tous les actes de terrorisme. Et puis, avec tout ça, me voilà à l’Ecole des Cadets! Ça se trouve comme ça. Vois-tu, des jeunesses comme la mienne, ballottées, on ne les trouve que dans les pays conquis. Tu ne connais rien de ça, toi, bien que tu sois parvenu au grade de capitaine! — Non, je ne connais pas ça, dit Henri. Mais il savait bien que lui aussi, il avait eu des rêves. Donne-moi un peu d’eau, pria-t-il. — Tu ne devrais tout de même pas boire tant que ça. Je suis sûr qu’avec cette blessure en plein corps... Hein? ça te fait très mal? — Oui, assez. — Il est possible que tu t’en tires. Et je te dis, retourne alors chez toi et ne t’occupe plus de la guerre! Qu’est-ce que c’est que cette guerre, aussi? Vous vous déployez sur le terrain, vous gagnez quelques verstes. Et puis, le meurtre et le pillage. 11 IUG —• Pas tant que je pourrai l’empêcher. Question de temps. Bientôt tu seras tout pareil aux autres. Ou bien, qu’as-tu à faire ici? — Comment voir s’étendre le désordre sans souhaiter rétablir l’ordre? — Ce serait beau, sans doute, si tout le monde pensait ainsi. Mais c’est impossible! Non, ne réponds pas, je vois que ça te fatigue. Vaut mieux que tu ne meures pas tout de suite. — Sois tranquille, répondit Henri en s’efforçant de sourire. — Donc, poursuivit l’autre, en juin 1915, je fis une demande pour l’armée active. On n'était pas regardant, je te dis, et je fus promu aspirant officier au 37e de l’artillerie de campagne des francs-tireurs sibériens. Tu connais ce régiment? — Pas autrement. Pendant un moment, Henri n’entendit plus rien. Puis, il remonta à la surface, et écouta : — ... et la première demi-journée, on en a, une frousse! Mais ça passe. Nous suivions le chemin, où notre infanterie avait déjà passé, victorieuse, comprends-tu? seulement on n’avait pas encore eu le temps d’enlever les blessés et les mourants, et quand nous passions sur eux et les écrasions avec les roues de nos obusiers, j’ai eu des nausées. Ça craquait comme du pain sec, et pourtant, grand Dieu! c'étaient des hommes... Au début, on se dit : « Mon Dieu! ce sont des hommes comme moi, et peut-être ne sont-ils pas morts. Et ce sont les nôtres! » Mais ensuite... Bah! Tu as bien lu des livres sur la guerre? Tu sais comment y est raconté ce qui se passe. Mais je te dis, on ne sait rien de rien, tant qu’on n’a pas éprouvé l’effondrement de tous les sentiments, la 292 ruine totale de ce qu’on était. Si tu veux, ça a quelque chose d’assez grand. Tu écoutes? — Oui. — Je ne crois pas avoir été parmi les pires brutes, non, j’ai conscience de n’avoir jamais commis de cruautés pour mon plaisir... Mais tu as vu comment ce chenapan t’a refusé de l’eau, tout à l’heure? Il t’aurait laissé crever de soif, sans broncher. — Je ne veux pas le croire. — Ha, ha! Capitaine tu es devenu, mais tu ne sais rien de ce que sont les hommes! En tout cas, moi, je me suis enfoncé, à fond, dans la fange. Oui, au début, on réagit, puis on sent qu’il n’y a rien à faire que de lâcher bride. Voyons, bois, je bois aussi! Pendant les semaines de la révolution à Pétrograd, je n’ai pas dessaoûlé. Un enfer, quoi, et pourtant! On finissait par y éprouver du plaisir. Sincèrement, crois-tu qu’il y aurait jamais la guerre et tout ce qui s’ensuit, s’il n’y avait pas une part de jouissance? Non, mon vieux, et ceux qui disent le contraire, sont des hypocrites ou des ignorants. — Et maintenant, que fais-tu? — Ah, ah! tu veux savoir quelle couleur je sers? Aucune. Voilà où tout ça mène! Un soir, sur la Newski, à Pétrograd, j’ai vu un rassemblement autour d’un jeune garçon, un fils à maman, un joli petit. On allait l’assommer. Pourquoi pas? Alors, l’un de ceux qui se pressaient là, sans doute louché par ce visage d’enfant, lui dit : « Crie : Vive le peuple! et nous te laissons aller en 293 paix!... » Le gamin ouvrit la bouche et cria : « Vive le tsar! ». Daine, tu penses l’effet! Aussi, ça manquait de sens commun. — Ne dis pas ça, dit Henri. S’il n’y avait personne de la trempe de ce garçon, le monde serait encore plus vil qu’il ne l'est, — C’est ton genre à loi, je le vois bien... Cependant, après tout ça, il ne me Fut pas très facile de revenir dans mon pays et auprès des miens. Je me joignis à une troupe de dits Blancs, d’abord, sous un faux nom, évidemment. Mais je ne peux pas me soumettre à ces officiers qui n’ont encore rien vu. Et puis, et puis —- voilà, il y a eu encore d’autres incidents, et encore une fois, je suis parti. — Je ne comprends pas très bien. — Tu n’as pas besoin de comprendre. Ou si tu veux savoir, j’ai été fichu dehors, voilà le fait. J’avais été au service, d’abord, des Russes, ensuite de la Révolution, des Rouges, et maintenant, je ne suis bon nulle part. — Tu n’as que vingt ans. — Oui, mais l’ordre n’est plus mon fait. Veux-tu tout savoir, puisque, après tout, tu vas mourir? Si j’ai été renvoyé de chez les volontaires, c’est à cause d’une histoire d’argent. Je m’étais trop habitué à prendre ce que je trouvais. Si l’ordre que tu préconises s’établit un jour dans ce pays, mon vieux, je finirai en prison. Voilà. — Non, dit Henri. •— Si. Et nous sommes des milliers et des milliers de jeunes tout pareils. On en trouve partout, aujourd’hui, de notre engeance. Je ne le dirais pas, si je ne le savais pas. Il n’y a qu’à nous écraser comme les roues des obusiers écrasaient les malheureux sur la route. Avant que ce soit fait, il n’y aura pas d'ordre sur terre. Et même alors, il n’y en aura pas, parce que, vois-tu, tout le monde veut jouir, et s’amuser. C’est trop tard, on ne peut plus changer ça. — Tu as commencé par le mauvais bout, dit Henri. Pourquoi, d’abord, être parti de chez toi? — Ah! mon vieux, ça, ça! Je pensais bien marcher en avant vers quelque chose de... très grand. XI De nouveau Henri fut seul. Il se sentait moins mal : sans doute, vers le matin la fièvre descendait-elle. La porte qui donnait vers la cuisine n’était plus grande ouverte, et il ne pouvait plus voir ce que les deux autres y faisaient. Il supposait que tous deux dormaient. Il resta à songer au long récit de l’inconnu et surtout à ses derniers mots : « Je pensais bien marcher vers quelque chose de très grand »... — Oui, oui, c’est bien ça... Il aurait voulu avoir la force de mieux lui parler, à ce garçon, il aurait dû le faire... et comme toujours, il n’avait pas su trouver les mots nécessaires, ces paroles qui changent un être, qui le font s’arrêter, se reprendre, paroles qui guident et ai- 295 dent. Ces paroles étaient en lui, mais en vain. Il le savait depuis son enfance. L’inconnu croyait qu’il allait mourir, et peut-être avait-il raison. Il disparaîtrait donc sans avoir jamais été vraiment utile, pensa-t-il, et cette idée lui faisait mal. La carte que l’autre lui avait rendue était restée dépliée sur le lit; il la replia, bien que tout mouvement le fit souffrir, et il resta immobile à tenir pressé sur sa poitrine, contre son cœur, comme un être qu’on aime, ce papier. Et lentement, lentement, le jour se fit. Quand l’inconnu avait quitté le blessé, il était allé droit à Trepp, qui s’était couché pour dormir par terre. Il le poussa du pied. Trepp se dressa aussitôt. — Animal, pourquoi n’as-tu pas donné de l’eau au capitaine, quand il te l’a demandé? — A quoi bon se fouler pour lui? Il est presque mort déjà. L’inconnu s’assit, croisant une jambe sur l’autre, ainsi que Constantin avait coutume de le faire : Trepp remarqua une fois de plus la ressemblance. — Il a fini de neiger, hasarda-t-il humblement. — Alors tu es sorti, pour voir? — J’y étais forcé. — N’oublie pas que le cheval est à moi, surtout. — Nous ne pouvons pas rester ici. Pour trois 296 personnes, il n’y a pas de quoi manger plus d'un ou deux jours. Constantin fumait, les jambes croisées, ne quittant pas Trepp des yeux. — Dis donc ce que tu penses! — Nous devrions partir, vous et moi. — Et lui? — Nous ne pouvons pas le transporter. Et puis, où irions-nous, avec lui? Je ne veux pas retourner au front. — Je vois ce que tu penses, salaud. Une balle à la tempe, au capitaine! Veux-tu que je te prête mon revolver? — Non! Dieu m’en garde! cria Trepp. — Alors, pas toi, mais moi, c’est ça, ton idée? — Je n’ai rien dit. — Bon. Alors, va traire la vache et donner du fourrage au cheval. Puis tu reviendras et nous verrons. Constantin s’étendit par terre sur la litière que Trepp avait quittée, et s’endormit tout de suite. Mais il ne dormit pas longtemps. Trepp s’attardait outre mesure au dehors; il en eut l’impression, se releva et sortit. L’écurie se trouvait sur le côté de la cour, à droite : en la contournant, on pouvait gagner le chemin sans passer devant la maison. En effet : Trepp avait attelé le cheval au traîneau et quand l’autre arriva sur le pas de la porte, il vit l’équipage en train de gagner la route couverte de neige. Le traîneau tanguait de-ci, de-là, le cheval avait de 297 la neige jusqu’aux genoux, mais il tirait de bon cœur. Il était facile de voir que Trepp n’osait pas tourner la tête, même pour s’assurer qu’il demeurait inaperçu. L'inconnu saisit vivement son fusil, visa et tira. II vit Trepp s’affaisser sur le traîneau. Il courut arrêta le cheval et ramena l’équipage. A mi-chemin, il sortit le mort du traîneau, le poussa dans la neige et, du pied, amassa sur lui un petit monceau de neige. La balle avait touché en pleine nuque. — Mouche, murmura-t-il, je n’ai pas perdu la main. — J'ai entendu un coup de feu, lui dit Henri lorsqu il rentra. . . J'ai tué un oiseau. Tiens, bois un peu de ait, je vais arranger ce qu’il faut pour toi dans le traîneau. Le mieux sera de nous mettre en route. Peut-être vas-tu t’en tirer, au bout du compte ! Où est le cocher? demanda Henri. — L’oiseau — c’était lui. — Tu l’as tué? — Oui, et c’était justice. Henri, a grand’peine, se souleva sur son coude effort considérable qui le fit cruellement souffrir : sa faiblesse augmenta. — C est un assassinat, dit-il. L’inconnu dit : —- C est un effet de la loi martiale, sous sa forme la plus simple, j’en conviens. Mais il n’est pas le premier qui disparaît, celui-là! Si ce n’avait été lui, ça aurait pu être toi. L’inconnu apporta du lait, glissa sa main sous l’oreiller d’Henri, le soutint et le fit boire. — Ne perds pas ton temps à méditer sur le fait d’être alimenté par un assassin! Où est votre ambulance la plus proche, à vous autres? Il saisit la carte, la déplia et l’étudia, puis dit : — Je ne puis pas me montrer n’importe où, à moins que tu ne me garantisses ma liberté. — Je ne puis rien garantir, dit Henri. Cela ne m'appartient pas. — Même pas en échange de ta vie? Tu me comprends : de ta vie! — Je comprends, mais je n’ai pas qualité pour te donner pareille garantie. — Je puis me débarrasser de toi, et ce serait le plus simple. — Je le comprends parfaitement. — Je ne veux courir aucun risque d’être pris. Henri demanda : — Qu’a-t-on, en somme, à alléguer contre toi? — Hé bien, fit l’inconnu, je te l’ai dit : j’ai soulagé la caisse de l’intendance. De plus, je suis déserteur. Voleur et déserteur. Et depuis, j’ai envoyé une balle à ton cocher. Assassin. Tu es tombé en bien mauvaise compagnie, Capitaine! II allait et venait, bousculant tout dans la chambre, examinant les vêtements qu’il avait la veille enlevés à Henri. Enfin, il prononça, bourru : — Tu ne peux pas dire que je ne t’ai pas bien soigné. — C’est vrai, tu t’es conduit en camarade envers moi — en bon camarade. Et cette nuit... — Cette nuit? — Tu m’as parlé comme à un ami. — Entendu. Et, en échange de tout cela, je te demande encore une fois : Peux-tu garantir qu’on me laisse aller librement, si nous rencontrons des gens qui me connaissent? Et c’est probable, dans cette région. Henri sentait la fatigue monter en lui; ce marchandage l’épuisait. II dit doucement : — Je puis le demander, je ferai ce que je pourrai, tu le sais, mais je n’ai aucun droit de promettre quoi que ce soit. — Tu es bien obstiné. — Je ne veux pas te leurrer. Ce serait mal. L’inconnu s’était assombri et il demeura sombre, plongé dans une méditation qui se reflétait sur son visage comme le remous d’un combat. XII Henri ferma les yeux. II ne désirait pas mourir. Il aurait volontiers vécu encore; peut-être la vie lui réservait-elle encore quelque chance d’agir comme il l'avait toujours souhaité. Mais il lui était impossible d’acheter cette vie au prix d’un mensonge. L’autre le laissa longtemps seul. Il y avait auprès de lui une cruche d’eau, mais aucune nom riture. Ses pensées se reportèrent vers l’étrange ( a marade de ces dernières heures, sans apporter ave» elles aucun jugement. Au contraire, il sentait en lui une indulgente pitié... J’ai coutume pourtant d’être sévère, se dit-il. Et ce n’étaient ni faiblesse, ni fièvre, ni attente de la mort qui atténuaient sa sévérité... Un jour, ce jeune homme inconnu avait cru aller « vers quelque chose de très grand »... et cette foi avait été affreusement ruinée. Seigneur, ayez pitié! Finalement l’étranger revint. Il semblait qu’il eût achevé de méditer, son visage avait repris une expression plus joviale. — Comment ça va? — Merci, dit Henri. II tendit la main, mais l’autre ne sembla pas le voir. L’inconnu portait un bonnet de fourrure et une capote de soldat russe, de celles qui étaient en usage avant la guerre. Henri la reconnut car, parmi ses hommes, on était avide de tomber sur ce vêtement très chaud. L’autre semblait donc être prêt au départ. — J’ai abattu la vache, dit-il. C’est pour ça que j’ai été un peu long. Il vint près du lit, passa ses deux bras sous le matelas du blessé et l’enleva avec facilité. Devant la porte de la cabane se trouvait le traîneau attelé, rempli de foin. II plaça Henri sur le foin, puis le couvrit soigneusement d’une couverture en peaux. Sur le traîneau étaient déjà attachés une paire de skis et des vivres. Il ferma la porte de la maison et pendit la clef à un clou sur le mur, comme il est d’usage, — As-tu idée de l’endroit où nous sommes? demanda-t-il. — Non. — Tant mieux. Inutile que tu t’orientes. Nous allons faire un grand détour pour que les gardes rouges ne nous attrapent pas. Puis ils partirent. Ils allèrent longtemps, l’inconnu debout, derrière Henri, sur les patins du traîneau. Le cheval, reposé, tirait bravement. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Il avait fini de neiger. La journée était claire, il faisait froid. Henri s’engourdissait de plus en plus. Parfois il lui semblait entendre un coup de feu, au loin, mais aussitôt après c’était de nouveau le silence. Peut-être rêvait-il. Tout lui semblait lointain, oui, oui, très éloigné, tout à fait irréel. Il se rendait compte qu’il ne vivrait pas. Le matin encore, il n’en avait pas été sûr; maintenant c’était clair. Sait-on d’où vient pareille certitude? Elle ne lui faisait aucun mal. C’est comme ça. Le vent fait fléchir le roseau — et cela ne lui fait aucun mal. Il se réveilla et dit : — Ecoute. L’autre se pencha sur lui. — Alors? - Je ne veux pas que tu coures aucun risque pour moi. Allons, je te mène toujours encore un bout de chemin. L’inconnu parlait au cheval, à la manière russe, pour lui faire accélérer son allure. On avait débouché sur une plaine, et on filait vite. Le vent fouettait le visage d'Henri. Il aurait voulu parler encore, peut-être ne reverrait-il plus l’autre. Une étrange et tendre amitié lui chauffait le cœur. 11 aurait aimé ainsi un frère. Mais il ne put dire que quelques mots : — Ecoute, ne t’expose pas davantage. Tu dois me laisser ici. — Hé, je le sais bien! fit l’autre. Mais, loin de s’arrêter, il excitait de plus en plus son courageux petit cheval. Il ajouta, au bout d’un silence : — Tu es honnête. C’est quelque chose de pas très souvent apprécié, tu sais. Ensuite, rien de plus ne fut dit. Henri reposait les yeux fermés; il aurait pu aussi bien être mort que vivant, à le voir. L’autre regardait attentivement autour de lui. Ici, il connaissait le pays, il était chez lui, il retrouvait chaque arbre, chaque tournant de la route. De loin, il apercevait la petite bourgade, où Henri lui avait dit qu’on trouverait une ambulance. Le front se trouvait un peu plus au Sud. A ce point de vue-là, aucun danger, en tout cas. L’homme rabattit son bonnet de fourrure sur ses yeux, et fit entrer son équipage dans le bourg. Si Henri avait pu encore l’observer, il aurait revu ce trait de hardiesse et de défi qu’il avait aimé sur le jeune visage. Une vieille femme lui indiqua l’école où, pa- 303 raissait-il, était installée l’ambulance, et il dirigea son cheval de ce côté. Il releva le col de sa capote. Ici, plus d’un le connaissait et aurait pu signaler sa présence. Il jura entre ses dents : Zut! Mais il lui fallait mener à sa fin ce qu’il avait entrepris. Ça lui était bien dû, au capitaine. Sur l’escalier de l’école parut le médecin, vêtu de blanc, et auprès de lui, quelques autres personnes. L’une d’elles fit entendre une exclamation : — Henri! Mais le blessé ne répondit pas. Pourtant il vivait encore, et il fut transporté à l’intérieur de la maison avec le plus de précautions possible. On s’occupa ensuite de quelques vêtements à lui, on sortit des papiers de ses poches, ainsi qu’une carte. Dans la salle d’opérations, le médecin releva jusqu’aux coudes les manches de son tablier : — Amenez-moi le cocher, dit-il, je voudrais bien l’entendre un peu. Mais lorsqu’on alla chercher le cocher, celui-ci avait déjà tourné bride, et s’éloignait par le village en une course qui semblait une fuite, puis, au tournant de la rue, disparaissait. CINQUIEME PARTIE TORIA I Quand Edouard Obi'cz — nous remontons quelques années en arrière — eut terminé ses études, non sans quelque peine, financièrement parlant, grâce à son obstination à placer le peu qu’il avait en actions Slipen, il avait d’abord été incertain quant à l’avenir. Les affaires l’intéressaient. Sans fatuité, il avait conscience que bien des portes s’ouvrent à celui qui sait se les faire ouvrir. Il est vrai que les rêves, trop souvent, ne sont que fumée, mais pas toujours. L’un de ses professeurs lui conseilla l’Amérique. — A moins que vous n’ayez des relations. — Aucune. — Et de la fortune? — Rien. Sur ce, Edouard alla passer une journée à Penningholm, auprès de son père. — Tu t’en vas loin, dit le père. Ça doit être bien. — C’est ce que je pense. Puis, le papa Obitz avait longtemps gardé le silence, Edouard s’en souvint plus tard. C’était 305 une habitude de son père de rester longtemps silencieux avant de parler, car il n’aimait pas à prononcer des paroles inconsidérées. Finalement, il dit : — Je ne te dis pas, mon petit, ainsi qu’il serait peut-être de mon devoir de le faire : Gare à la vie! Personne ne se gare jamais. Mais rappelle-toi pourtant que tu ne pourras jamais faire que ce qui a été dit n’ait pas été dit — et il y a des paroles qui brûlent, qui rongent. Ce qui a été pensé, non plus ne peut jamais ne pas avoir été pensé. Et vois-tu, mon petit, les pensées sont encore plus dangereuses que les mots. — Il m’est arrivé de me dire quelque chose de ce genre, répondit Edouard. -—■ C’est ce que je craignais, dit son père : tu me ressembles. Puis ils restèrent à bavarder. Ce soir-là, la pluie tombait à flots : — Ecoute, dit le papa Obitz. L’intonation de ce (( Ecoute », Edouard s’en souvint également, plus tard : que de douceur et de tendresse dans ce seul petit mot! La pluie avait tonné en dévalant au galop le long des gouttières, rappelant au jeune homme la musique préférée de ses oreilles d’enfant, si pleine de promesses d’avenir. Le lendemain, il partit pour l’Amérique. Il y resta plusieurs années. Il travailla dur, vivant seul, habitué à la solitude. II Entre temps, il mit de côté un peu d’argent, et, par la banque Campbell, à Stockholm, fit acheter pour son compte encore un petit lot d’actions Slipen. Dans le plan d’existence du jeune Obitz, ces papiers figuraient comme un point fixe. Indispensable d'avoir un point dans la vie : on part de là pour construire le reste. Un jour ou l’autre, notre ami était décidé à être mis en demeure de s’occuper personnellement de ces chantiers, pour lesquels il s’était pris d’affection — l’affection ne lui était jamais un effort difficile — et il avait orienté ses études en ce sens. Pendant sa troisième année d’Amérique, un de ses camarades lui écrivit un beau jour : « Ces chantiers S. auxquels tu t’intéresses, attention! On y a besoin d’un bonhomme pour je ne sais plus quel poste, en tout cas quelque chose qui ferait ton affaire. Envoie tes papiers. Voilà trois ans qu’on guette la chance! » Edouard envoya ses papiers et aussitôt prit le bateau pour l’Europe. Son père venait de mourir, et il avait à s’occuper aussi de la petite Toria. Pendant ce voyage, il rencontra pour la première fois Suzanne Hanns. Il avait choisi une ligne de Hambourg, et quand il parcourut la liste des passagers, il vit que cette dame inconnue de 307 lui avait la cabine à côté de la sienne : elle était une compatriote. Elle voyageait seule. Edouard, à cette époque, avait vingt-cinq ans : il lui donna une dizaine d’années de plus. Elle était extrêmement bien habillée. Son parfum flottait dans le couloir des cabines, et ce parfum était bien la marque d’une femme élégante. Elle était assez fortement maquillée : made up, un peu trop, de l’avis d’Edouard, mais aussi était-ce tout ce qu’il pouvait lui reprocher, à la voir. II ne faisait pas beau, il y eut du roulis. Elle semblait bien supporter la mer. Elle avait choisi un petit coin du pont relativement abrité et elle y faisait les cent pas, les mains enfoncées dans les poches. Aucune autre femme n’était visible. De l’un des fumoirs, Edouard pouvait observer sa voisine par la fenêtre. Il était au fumoir en compagnie de deux frères, des Allemands, qui observaient également la dame et faisaient des remarques indiscrètes. Edouard se plongea dans un journal sans les écouter. Vaguement, il entendit l’un des deux frères dire à l’autre : — Tu paries, alors? Et cela les fit tous deux éclater de rire. Puis, l’un des frères, le mieux des deux, sortit. Edouard vit ce jeune et assez élégant Hambourgeois s’approcher de Mme Hanns et lui adresser la parole. Il fut choqué de ce sans-gêne, ainsi que de la désinvolture avec laquelle le Hambourgeois sembla prendre l’échec de son essai de conversa- .308 LFS QUATRE BATONS DE MARÉCHAL tion. Entre temps, le frère aîné semblait suivre la manœuvre avec plaisir et malice. Edouard profita d’une occasion de s’approcher à son tour de Mme Hanns, se présenta et la pria de le laisser, en tant que compatriote, se mettre à sa disposition, ayant remarqué qu’elle voyageait seule. Elle répondit avec indifférence : — Merci, j’ai l’habitude de voyager seule. Edouard en fut mortifié. Mais lorsqu’il descendit à sa cabine, le même soir, il trouva la jeune femme dans le couloir, cherchant visiblement à se débarrasser de l’Allemand qui l’avait suivie. Cette fois, Edouard comprit qu’elle lui saurait gré d’intervenir, et il pria poliment l'intrus de se retirer. Elle remarqua : — Les Hambourgeois sont en général entreprenants. Et faisant un salut amical, elle disparut à son tour. Edouard l’entendit verrouiller sa porte. Le jour suivant, le Hambourgeois lui demanda avec un gros rire si c'était en qualité de rival heureux qu’il avait cru devoir intervenir. — Mais pas du tout, répondit Edouard, j’ai vu que vous importuniez cette dame, simplement. — Je voulais gagner un pari. De ce jour, Edouard fraya de temps à autre avec Mme Hanns. Elle lui plaisait beaucoup. Pourtant quand, parfois, elle fixait sur lui ses yeux curieusement cernés de fines rides et qu’il discernait sous ce regard une sorte de froide obser- 309 vation, doublée d’une parfaite expérience du monde, il se sentait devenir petit garçon. Un matin, elle l’invita à entrer dans la cabine pour lui montrer quelques photographies. Sous un prétexte ou un autre, elle le retint bien plus longtemps que nécessaire. Que voulait-elle, au fond? Les journées de voyage étaient longues, on avait tout le temps de se poser des questions. En tout cas, lui-même se sentait de plus en plus attiré. Comme avec Edouard Obitz, elle frayait aussi avec les deux jeunes et mondains Allemands, riches fils de famille de Hambourg : on la voyait tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, parfois avec les deux ensemble. Il semblait qu’elle eût pardonné au plus jeune des deux frères son indiscrétion; elle le traitait avec la même indifférence apparente que n’importe qui. Edouard crut comprendre que le petit snob avait entendu raison et su à qui il avait affaire. Quand le bateau aborda enfin à Hambourg et qu’Obitz prit congé de ses camarades de route, le dit snob, toutefois, lui glissa, l’œil pétillant de malice : — J’ai gagné mon pari! C’est vous qui vous trompiez. Edouard n’avait rien à dire à l’égard de Mme Hanns. Elle était libre. Elle et lui continuèrent leur voyage par le Danemark, et il se permit maintenant de lui faire une cour un peu plus serrée. Mais sans doute avait-elle été éprise de cet Allemand, en tout cas assez pour garder encore un peu son souvenir, si peu qu’il en eût paru, 310 même au moment des adieux : Edouard n’eut aucun succès. Elle l’embrassa sur la joue, comme une soeur aînée, et lui dit : — Non, mon ami, j’aime mieux vous garder, vous! Lorsqu’un peu plus tard il apprit que Suzanne Hanns était la belle-sœur de Jenny, il fut content que les choses eussent pris cette tournure et ravala ses légers regrets. Suzanne et lui restèrent amis. Pendant les années qui suivirent, il la vit de temps à autre; et il la retrouvait toujours pareille à elle-même, c’est-à-dire aimable, gentille, froide et camarade. III Obitz trouva l’emploi souhaité aux Chantiers Slipen. Aussitôt après son installation, le chantier reçut de Russie une invitation à concourir pour la commande d’un brise-glace ultra-moderne. Malgré un peu d’opposition, Obitz obtint que le chantier déposât un projet de construction, ce qui ne manquait pas de hardiesse, étant donné qu’on n’y avait jamais encore exécuté de commande de ce genre, ni aussi importante. Il fit lui-même le voyage de Russie pour engager des pourparlers, fit des connaissances utiles, se montra généreux à bon escient, et surveilla si bien les négociations, qu’il put finalement rentrer avec le contrat signé dan* son portefeuille. 11 I En peu d’années, les Chantiers Slipen se développèrent ensuite considérablement. Pourquoi pas? Obitz se rendait à Stockholm, voyait Toria, puis s’en allait avoir une longue conversation avec M. Campbell, le banquier, puissant actionnaire de l’entreprise. Il n’était pas admissible que M. Campbell eût cessé de s’intéresser à cette industrie, après y avoir une fois versé du bon argent tout frais? Aujourd’hui, cet argent devait et pouvait porter des fruits multiples. Bien, bien, disait le banquier, mais il avait aussi d’autres chats à fouetter, et de plus, estimait son temps fort cher. Peu importait à Obitz. Il n’y avait pas de raisons pour que Slipen n’offrît pas ses services à droite et à gauche, et ne reçût des commandes considérables, aussi considérables que celles effectuées par des Armstrong, etc., et pourquoi ne les effectuerait-on pas supérieurement? Obitz s’expliquait sans se presser. Le banquier écoutait. Pendant des heures, ces messieurs restaient à examiner des dessins et des calculs, mis au point par Obitz. Parfois, le banquier levait vers lui le lourd regard de ses yeux sombres, et parfois aussi posait des questions qui n’avaient pas l’air de concerner Slipen. Obitz souriait : Va toujours, mon vieux, je te vois, tu as envie de savoir si je ne suis qu’un fantaisiste, un beau parleur! Mais le soir, le banquier disait ensuite à sa femme, ladite « précieuse dinde » : — Tu peux inscrire le nom d’Edouard Obitz. Cela ne signifiait en rien que Mme Campbell 312 eût à prendre la peine de noter quoi que ce soit, mais simplement que le porteur de ce nom avait beaucoup plu à son mari. Aussi le banquier se mit-il à soutenir les projets du nouveau venu, non sans examen, bien entendu, mais parce qu’ils étaient vraiment, à son gré, excellents. Quelques années passèrent. Edouard travaillait, Toria grandissait et se développait. Au début, le grand frère aurait voulu avoir sa sœur auprès de lui, à Slipen, mais elle avait préféré rester à Stockholm, et il l’avait laissée libre de choisir. — Il faut que tu apprennes à prendre toi-même des décisions, estimait-il. — Oh, mon pauvre grand vieux, il y a longtemps que je le sais! répondait Toria. Et c’était vrai. Parfois, elle prenait les conseils du « Grand Vieux », parfois non. Lorsque après son baccalauréat, Edouard lui proposa des études universitaires : — Non, non, dit-elle. J’ai d’autres projets. Et elle se mit à suivre des cours de dactylographie, de sténographie, de comptabilité, et aussi se perfectionna en langues étrangères. Edouard pensa qu’elle devait avoir en vue quelque poste bien rétribué à ses chers chantiers. Elle était studieuse et avait de la facilité pour tout travail, comme elle en avait déjà eu lorsqu’elle avait commencé, à six ou sept ans, à vendre du fil et des aiguilles dans le petit magasin de sa mère, rendant la monnaie aux clients, sans ja- 31 3 mais se tromper d’un centime. Mais elle s’amusait aussi. Habitant toujours avec Mlle Cainberg, elle usait de l’appareil téléphonique du séraphin avec la plus grande liberté. Matin et soir, la sonnerie se faisait entendre : « Mlle Obitz est-elle là? Ah, c’est toi, Toria? » — « Oui, c’est moi, qu’est-ce qu’il y a? Sortir? Une promenade? Je veux bien. Dancing? Ciné? Oui, oui, épatant. Je suis là dans cinq minutes. » Dancing, ciné, patinage, ski, promenade à cheval. Et encore, dancing, promenades, etc. Sur le bureau de Toria, à côté du portrait d’Henri Pauwel écolier, on vit éclore peu à peu toute une série de photographies de jeunes gens plus ou moins charmants. — Regarde, Séraphin, insistait-elle, que penses-tu de celui-ci? Je t’en prie, vite, donne ton estimable certificat! Le Séraphin ne donnait pas toujours de certificat absolument satisfaisant au gré de Toria, et parfois se refusait tout à fait à en donner. Bon, bon, marmonnait sa jeune pupille, vexée. Mais il était ensuite arrivé, et plus d’une fois, que tel ou tel épisode de la vie-dancing-ciné-patinage, etc., de Toria, avait pris fin assez brusquement. La jeune fille s’enfermait à clef chez elle, méditait rageusement, et parfois, versait quelques pleurs, reconnaissant que le Séraphin avait eu raison, et mille fois raison de laisser régner son silence désapprobateur à la vue du dernier favori. Le portrait du favori disparaissait, et on n’en 314 entendait plus parler, jusqu’à ce qu’un jour, To ria, désinvolte, laissât entendre : — Pense donc, dire que j’étais toquée d'un type comme ça! Finalement, elle établit une liste de ses toquades : Albin, Gustave, Philippe, Charlie, Hugo, Christian, Erik, Nils, Tom... — Tu vois, Séraphin? fit-elle, liste en main. Est-ce pardonnable? Folle neuf fois en trois ans! Aux périodes de folie succédaient ensuite des périodes de sagesse. Toria, alors, allait avec le Séraphin écouter des conférences et lisait ce qui lui était recommandé. Il y avait aussi des intervalles de remords et de contrition. Toria s’enfermait dans la chambre qui, dans le petit appartement, restait toujours à la disposition d’Edouard, ayant besoin, disait-elle, de paix complète. Dans cette chambre vide, elle s’étendait sur le divan, et entamait un dialogue, Toria contre Toria : — Pourquoi se réveille-t-on certain matin, fraîche, saine et joyeuse, et d’autres jours pas? Ça ne tient ni au sommeil et aux rêves, ni à la digestion. Pourquoi, certains jours, aime-t-on tant le bon regard clair du Séraphin et pourquoi d’autres jours pas du tout? Réponse : Ma chère, c’est que notre Séraphin voit trop clair, justement! Et ça te gêne, sotte? Eh bien, oui. —• Voyons, voyons, est-ce que je n’aurais pas le droit de suivre mes impulsions? Est-ce que je n’ai pas le droit de connaître la vie? — Qu’est-ce que tu entends, par la « vie »? 315 — Ah! ah! Nous y voilà! Par la vie, on n’entend exclusivement que ce qui peut se passer ou ne pas se passer entre Mlle Toria Obitz et ces messieurs respectifs, Albin, Gustave, Philippe, Char-lie, etc., choses que nous avons vu se terminer, quelquefois, par des. pleurs misérables? — Et c’est ça, la vie? — Mais non, mais non, justement, ce qui est idiot, c’est de prendre ça pour une affaire capitale! Après le krach avec le dernier de la liste, certain Tom, un garçon dont Toria ne s’était jamais souciée pour de bon, mais en faveur duquel elle avait pourtant sacrifié son temps et ses nerfs pour aboutir à apprendre qu’il ne l’avait jamais considérée que comme une petite écervelée, elle pria Edi de lui obtenir du travail à Slipen. Elle s’installa avec lui et cela marcha bien un an. Elle travaillait aux bureaux, et comme elle savait le faire! Puis, quand elle eut atteint ses vingt et un ans, et touché le petit héritage de sa mère, administré et augmenté par le patient Edi, elle lui apprit qu’elle le quittait de nouveau. — Je croyais que tu te plaisais bien ici? -— Je m’y plais, mais je n’ai pas assez à faire dans ces bureaux, et puis je n’y ai pas d’avenir. Si je reste, je finirai par faire quelque sottise par désœuvrement. — A toi de décider, dit-il. Et sur ce, Mlle Cainberg reçut une lettre : « Je 316 reviens, Séraphin! Ici, tout est parfait, mais il m’est venu une Idée. Pas de questions. Tu vas voir! )) IV Certain matin, le directeur de l’importante maison Karolin, à Stockholm, se vit apporter, dans son bureau particulier, une carte de visite : une dame demandait à le voir. M. Karolin accorda à cette carte de visite le regard jamais impatient ni distrait qu’il accordait à tout papier à lui remis, et y lut le nom de Toria Obitz. Un peu étonné, assez curieux, il fit entrer la jeune fille. Sa méthode en affaires était basée sur le principe d’une parfaite amabilité : ne laisser jamais personne attendre si on pouvait l’éviter. I! y avait bien longtemps qu’il n’avait consacré une seule pensée à feu Mme Obitz. Mais au moment où il vit entrer cette jeune personne, il lui sembla exactement la revoir devant lui, en chair et en os, telle qu’elle lui était apparue la toute première fois, alors qu’il avait encore à peine commencé de développer ses projets ambitieux, lesquels, par la suite, l’avaient mené assez loin, en vérité. Il se souvint d’une tasse de café offerte et d'un canapé bas, où il avait vécu quelques instants de jeu et de rire, avec une dame mûre, encore relativement bien, et qui avaient fait gonfler son cœur d’espoirs, depuis jugés enfantins... Mais ce souvenir s’effaça aussitôt, car il lui était parfai- 317 tement impossible d’imaginer une Mme Obitz en tailleur de cheviotte anglaise bleu marine, de toute première qualité, et également impossible de la voir en imagination portant une paire de gants de Suède de première qualité. — Vous me reconnaissez, monsieur? Le ton n’était ni familier, ni obséquieux. Au contraire, un ton strictement à sa place. Rien d’un petit sourire coquet, rien non plus d’une gravité seyant peu à une gracieuse jeunesse. Rien de nerveux, rien de railleur. M. Karolin, poliment, demanda en quoi il pouvait se rendre utile à Mlle Obitz, après quoi celle-ci alla droit à son fait et lui apprit qu’elle désirait un emploi dans sa maison. Avait-elle encore jamais tenu un emploi analogue? demanda-t-il. Non. Elle n’avait fait que de la correspondance étrangère dans les bureaux d’un chantier maritime. Ses titres, en somme, étaient ceux-ci : le baccalauréat et une série de cours. Elle se déclara contente de commencer chez M. Karolin par le commencement le plus modeste. Son souhait était d’arriver à exercer la profession que sa mère, croyait-elle, eût choisie pour elle : celle du commerce. Pendant que M. Karolin examinait ensuite les certificats de Toria — tous excellents — celle-ci ne perdit pas son temps : elle passa en revue tout ce qui se présentait à ses yeux et à ses oreilles. Elle vit que M. Karolin était toujours, ainsi qu’elle avait cru s’en souvenir, un petit monsieur assez rond, aux yeux malins. Très soigné. Très 318 bien habillé. Peut-être même un peu trop bien habillé de guêtres blanches en pleine noire saison d’hiver et, hélas, porteur d’une bague à pierre éclatante à son petit doigt. Mais, pour le reste, il était bien. Pourtant, au fond des yeux malins, il semblait y avoir un rien de nerveux. On n’y pensait pas tout de suite, mais lorsque l’appareil téléphonique soudain fit entendre sa perçante petite sonnerie, le tic nerveux s’accentua. La voix de M. Karolin, d’abord si posée, assurée, et non sans un timbre très agréable, donna l’impression d’avoir à maintenir une vague d’agacement. Toria entendit bruire cette vague derrière l’amabilité des mots prononcés : — Allô, oui, c’est moi... Oui, j'entends. Oui... Non, je ne rentre pas pour déjeuner... Non, je n’ai pas le temps... Non, je ne serai plus ici... Non, je n’ai pas le temps de m’occuper de tout cela aujourd’hui... Non, non,... Oui, oui... Voilà quelqu’un qui entre, adieu, chérie!... Oui, oui... mais je dois couper, pardon, non, non, oui, oui... — Ouf! fit-il en reposant le récepteur. Pendant qu’il parlait, Toria s’était discrètement retournée, continuant son inspection. Le bureau était très bien. Très soigné. De l’acajou; des rideaux en soie; un grand canapé de cuir. La photo d’une dame sur la table : Mme Karolin, sans nul doute. Et un groupe photographique de trois enfants : les enfants. Pas très nécessaire dans un bureau, mais bon pour faire plaisir à Madame. Sur la table, de plus, des échantillons d’étoffe, comme il se doit. Contre le mur, pendu à 319 un support, Toria vit une amazone incomparable ment bien faite, autant qu’on en pouvait juger. I e bureau était situé au troisième, et par les fenêtres, elle voyait de légers nuages passer et, entre les nuages gris, assez de ciel bleu pour qu’on y pût tailler une paire de culottes de marin. Bon signe, d’après ce qu’on dit! Elle le nota intérieurement, confiante. M. Karolin dit : — Eh bien, Mademoiselle, nous allons faire un essai. Pouvez-vous débuter ici lundi? — Le jour que vous voudrez. — Je vous prendrai avec moi, ici au bureau. Il me souvient, ajouta-t-il, que j’ai jadis promis à votre mère de m’occuper de votre éducation commerciale. Toria fit deux pas vers l’amazone et en palpa le drap. M. Karolin dit : — Il vient de Londres, comme vous pouvez vous en rendre compte à première vue. Ce n’est pas facile de faire venir de belles choses de l’étranger pendant la guerre. — Hé bien, nous les ferons nous-mêmes, dit Toria. « Nous »... Les yeux malins de M. Karolin s’éclaircirent à ces mots, se remplirent de lumière claire, d’un bleu vif, qui soudain sembla illuminer la pièce entière. La vague d'agacement avait complètement disparu : Toria voyait devant elle un homme épanoui, heureux. Elle en fut elle-même heureuse. Ah, pas de doute, avec lui, ce ne pourrait être 320 que plaisir de collaborer! II lui sembla que déjà s’échangeait une promesse entre eux deux. A la maison, le Séraphin ne savait rien de la visite qu’elle avait faite. Elle n’avait pas voulu en discuter préalablement. Une fois rentrée, elle de manda son frère par téléphone et lui annonça la grande nouvelle de ses débuts dans la maison Karolin. Ensuite, Toria parcourut ses comptes et dressa un nouveau projet de budget. D’un côté : salaire; de l’autre : dépenses indispensables et économies. Economies! Car il était bien entendu qu’elle ne resterait pas à vie chez cet excellent M. Karo-lin. Elle irait chez lui à l’école, et voilà tout. La force de volonté de Mme Obitz bouillonnait et brûlait en sa fille : Toria savait elle-même d’où elle tenait cette force vive, bien résolue à ne pas la laisser perdre. Qu’elle fût sans doute seule sur terre à garder religieusement fidèle le souvenir de Mme Obitz, peu lui importait : elle savait ce qu’elle devait à sa mère, en dépit de bien des bourrades. Au milieu de son travail d'établissement de budget, Toria fut appelée au téléphone : — C’est toi? J’ai appris que tu es de retour «à Stockholm. Chance! Que dis-tu d’une petite sortie, ce soir? — Non, merci, Tom, non. — Voyons, Toria, as-tu oublié ton bon petit Tom? — Complètement, oui, figure-toi. A partir de l’engagement chez M. Karolin, 3Z1 finies toutes les aventures avec des jeunes gens! Adieu, dissipation et folies!... Toria se réfugia dans la chambre inoccupée de son frère Edi, s’allongea sur le divan et monologua : — D'abord, n’est-ce pas, on veut savoir de quoi il s’agit en ce monde. On se trouve bête d’être plus naïve et plus inexpérimentée que d’autres. Pourtant, ce n’est pas tellement merveilleux, ce qui vous arrive. Ma pauvre Toria, ça ne mérite ni ah ! ni oh! Et désormais, mon vieux, tu vas t’éveiller chaque matin avec la conscience d’une petite fille modèle. Toutefois, la méditation terminée, elle ne put se retenir de prendre l’annuaire téléphonique et de l’ouvrir à la lettre K. Il lui paraissait indispensable de connaître le prénom de son patron et le lieu de sa demeure. Elle lut : Karolin, M.-C., directeur, et le nom d’une rue. M.-C., ça fait Marius-Charles, Martin-Christian, Maurice-Calixte, au choix — ou encore, tout court : Mon Chéri! — Que cherches-tu? demanda le Séraphin. — Ah, ah, je me fais l’effet d’être tombée amoureuse de mon nouveau patron. Qu’en pense l’Esprit céleste? Mais ledit Esprit ne montra aucun intérêt à cet amour nouveau. Bien au contraire, il laissa tomber un désagréable silence sceptique. Toria renchérit : — Ecoute, un bonhomme qui s’est fait tout seul, n’est-ce pas une belle chose? Et je n ai jamais vu personne avec des yeux aussi clairs et aussi 322 vifs, aussi brillants et aussi pleins du plaisir de travailler. Mlle Cainberg écouta parler Toria, mais elle persista à s’abstenir de tout commentaire. V On était à la quatrième année de la guerre, on n’en voyait pas encore la fin. Au mois de janvier le bruit courut qu’elle finirait au mois de mars; puis, en février, on ajourna la déclaration de la paix pour avril. Que de bavardages, que de pronostics. Certains avaient des relations par-ci, et d’autres par là; certains savaient de source certaine que les Allemands briseraient finalement toute résistance, d’autres étaient tout aussi sûrs de leur complète débâcle. On entendit dire que la paix se ferait vers l’été, grâce à l’intervention du pape. Des gens connaissaient Un Tel, de tel Etat-Major, d’autres gens connaissaient telle sommité politique, et il ne manquait pas de bonnes volontés pour croire aux diseuses de bonne aventure. Edouard vint en ville, et Toria apprit par lui qu'Henri Pauwel était parti pour la Finlande, où il y avait la guerre comme à peu près partout ailleurs. Edouard avait accompagné son ami d'enfance à la gare ; il était heureux de s’être trouvé à Stockholm exactement ce soir-là! — fu aurais pu me le dire, Edi, je t’aurais accompagné. — Mon petit, je ne sais même pas s’il se rend 3Z3 encore compte de ton existence, je le vois moi-même si peu, depuis des années. — N’importe! Donne-moi des détails, pria-t-elle. Est-ce que Jenny était là? — Oui, bien entendu. — Est-elle jolie? — Oui, elle est très jolie. — Est-ce ton avis, ou bien est-ce l’opinion de tout le monde? — On doit sûrement la trouver très jolie femme. — Tu te rappelles, Edi, quand tu ne voulais pas m’avouer que tu étais amoureux d’elle? — Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire? — Attrape! Je savais bien que c’était un point sensible, je l’ai toujours su. — Sotte, ton imagination a toujours forgé des chimères. — On ne sait pas! pensa Toria. Mais aussi valait-il sans doute mieux n’en plus parler. Dieu merci, on avait d’autres sujets de conversation. — Tu te rappelles un certain Karolin? Du temps de maman? demanda-t-elle. Un petit gros, hein? ( e « petit gros » était dit pour dépister le bon Edi. Car aux yeux de Toria, à vrai dire, M. Karolin n’était déjà plus un petit gros, mais uniquement le possesseur de deux yeux pleins de malice et de lumière bleue, lumière parfois assombrie, mais qui ne manquait pas de s’allumer de nouveau 324 dès qu’elle, la collaboratrice, paraissait dans son bureau. M. Karolin avait déclaré que depuis longtemps il lui avait justement manqué quelqu’un qui tînt à la fois du secrétaire particulier, du compagnon et de l’assistant, pour le travail de la maison, et il semblait bien qu’il eût très vite désigné Mlle Obitz pour combler ce vide. Quelques semaines à peine après son engagement, il avait un jour parcouru avec elle toute la maison, lui dévoilant ses grands projets d’avenir pour sa firme. Les livres de la maison Karolin étaient ouverts pour elle comme l’avaient été jadis ceux du malheureux M. Adolfsson, pourtant avec l’énorme différence qu’elle n’avait pas à les étudier en cachette. Toria donna à Edi ces détails, et d’autres. Mais elle se garda de lui confier tout ce qui emplissait maintenant sa vie et ses pensées. Ainsi, un matin, comme elle entrait dans le bureau de M. Karolin, elle l’avait trouvé le récepteur du téléphone à l’oreille, et comme accablé : un ballon dégonflé. Elle entendit : « Oui, oui. Sûrement, oui, oui, ma chérie, ça s’arrangera. Seulement, il faut finir, quelqu’un vient d’entrer. Adieu, mon chéri; oui, oui, chérie; oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui. » Il avait posé le récepteur et s’était pris la tête dans les mains. — Qu’y a-t-il? s’était permis de demander Toria. — Elle pleure. C’était ma femme. — Mme Karolin pleure? Mais c’est affreux! Pourquoi? — A cause des bonnes. Mme Karolin versait des larmes à cause de la terrible impertinence de ses domestiques; puis, appelant au téléphone son mari, le directeur d’une grande maison, en pleine fièvre du début d’une matinée de travail, elle le forçait à se prendre la tête entre les deux mains : — Et encore, s’il n’était jamais question que des bonnes! dit-il. Ici, Toria ne répondit pas. Cette phrase avait eu un peu trop l’air d’une confidence : M. Karolin n’avait jamais encore fait allusion à sa vie privée, à sa femme ou à ses enfants, et il était peu convenable qu’une secrétaire salariée reçût une confession que le patron, sans doute, regretterait plus tard. Ce matin-là, ce fut tout. Au bout de cinq minutes, Toria et son patron étaient plongés dans la tâche ardue de réduire les prix de quelques modèles tout nouveaux, extrêmement chers. Ensuite, on revint aux projets, chers à tous deux, d’ouvrir des ateliers qui permissent de se passer des modèles venus de l’étranger. Edi venait à Stockholm un ou deux jours de temps en temps, mais il eût fallu à Toria un temps beaucoup plus long pour qu’elle arrivât à lui ouvrir son cœur au sujet de M. Karolin. Comment expliquer en quatre mots, à Edi, qu’il ne s’agissait plus d’une des anciennes folies ou toquades, non, il n’était question de rien d'écervelé, de rien qu’on 326 puisse juger de haut comme les histoires de tous ces Albin, Gustave, Philippe, Tom, etc. Lors de ses séjours en ville, quand Edouard avait la soirée libre, il menait sa sœur au théâtre ou à souper. Parmi les relations d’Edi, relations d'affaires, uniquement, elle se plaisait bien, elle trouvait des amitiés. Mais ni Edi ni les amis d’affaires ne connaissaient, même de nom, M. Karolin, ou à peine : avec eux, Toria se sentait vivre dans une sphère déterminée; auprès de Karolin, dans une tout autre. Existence partagée en deux, et entre les deux parties, point de pont. Cloison étanche. ' ‘ * VI Parfois, s’il était pressé, le directeur ne sortait pas déjeuner; il se faisait apporter des sandwi-ches, du café et quelques fruits dans son bureau, et partageait son repas avec Toria. Le téléphone se faisait entendre, et à Toria revenait le soin de répondre. — Non, le directeur n’est pas là. — Est-il déjà parti déjeuner? — Oui, il vient justement de partir. — Quand rentre-t-il? Il ne l’a pas dit. C’est à Mlle Obitz, que je parle? faisait soudain, nerveusement, la voix dans le récepteur. — Oui, Mlle Obitz. — Ici, Mme Karolin. Vous m’entendez, ma demoiselle? Ma-da-me Ka-ro-lin. Mon mari de vait téléphoner; il ne l’a pas fait. — Monsieur le directeur a eu beaucoup à faire. — Vous n’avez pas besoin de me l’expliquer, mademoiselle. Une pause, puis la voix reprenait : — Allô! Pourquoi avez-vous cessé de parler, mademoiselle? Est-ce que quelqu’un est entré? Est-ce M. Karolin qui est entré? — Non, madame, personne n’est entré. Et subitement, la voix devenait faible, douce, pitoyable : — Chère mademoiselle, ayez l’obligeance de rappeler à M. Karolin sa promesse. Il faut que je lui parle. C’est vraiment important. Avec ses sandwiches devant lui, M. Karolin disait ensuite : — Ecoutez, ma petite Toria : rappelez-vous bien qu’aujourd’hui j’ai été dehors toute la journée. Introuvable. Pardonnez-moi d’être franc, mais je finis par être fatigué. — Vous n’avez pas besoin de vous faire pardonner. — Non, c’est que vous êtes une petite fille tout à fait raisonnable et entendue : un oiseau rare. Il prit une belle poire, objet rare en cette année, privée d’importation de fruits, la pela et la partagea en deux : — Tenez, petite amie, dit-il. Et le lendemain, la conversation avec Mme Karolin recommençait, presque absolument identique. — Vous devriez tout de même téléphoner, di- sait Toria. — Oui, oui, soyez tranquille. — Mme Karolin semblait vraiment inquiète. — Oui, oui. Comprenez-moi bien, je suis extrêmement attaché à elle, seulement... Un matin, M. Karolin, assis à son déjeuner, regardant Toria répondre au téléphone, le récepteur contre son oreille, observa une petite boucle brune particulièrement bien dessinée. Laissant ses sandwichs sur leur assiette, il se leva et fit les trois pas qui le séparaient de la jeune fille. Elle ne bougea pas et ne laissa en rien paraître que le voisinage immédiat du patron pût l’impressionner. Et il contint une forte envie de lever sa main vers le petit cou ferme et rond de Toria. — Tu ne m’as jamais rien raconté de toi-même, gosse, dit-il. — Vous dites? — J’aimerais savoir quelque chose de toi. Excusez le tutoiement, il est parti tout seul. Je t’ai connue toute enfant, je te tutoyais dans le temps, tu as joué sur mes genoux. — Je vous en prie, allez, lorsque personne ne nous entend. — Comment donc? — Il serait déplacé qu’on vous entende me dire lu. Il resta là, les jambes un peu écartées, comme d’habitude, ce qui lui donnait un air d’assurance. Mais il n’était pas rassuré. 329 Nous pourrions sortir un soir pour bavarder tranquillement. — Très volontiers, dit Toria. — Seulement ce n’est pas facile. Hum! Je sors très rarement le soir... Ma femme n’aime pas beaucoup sortir. ~ Je vous recevrai volontiers à la maison, dit Toria. Si vous voulez me faire cet honneur. — Vous vivez seule? Non, je vis avec une vieille amie de mes parents. , Toria travailla ensuite plusieurs heures sans s occuper du patron. Celui-ci fit le tour de l'établissement, allant de rayon en rayon, s’impatientant de mille petites choses, et faisant des efforts extraordinaires pour se dominer quand même. Ce jour-là, il fit nuit tôt, Je noir crépuscule d hiver aggravé par une chute de lourde neige. Quand, finalement, il revint à son bureau, Toria n avait pourtant pas encore allumé l’électricité Il dit : . . Voyons, vous vous abîmez les yeux à plaisir! Ils sont trop jolis, vos yeux, prenez-en soin. Puis comme elle étendait la main pour tourner un contact devant elle, il saisit cette main et lim-mobilisa. Attirant à lui la jeune fille, il la prit dans ses bras et chercha ses lèvres. Il l’embrassa longuement. Aucun des jeunes gens avec lesquels Toria avait eu des flirts ne 1 avait embrassée ainsi. Ils s’arrêtaient d'embras. ser pour prononcer quelques mots — souvent stu- pides — ou pour rire. Mais lui, la tenait contre lui sans mot dire, assoiffé, affamé, et de temps en temps la serrait encore un peu plus fort contre lui. Toria regardait le mur derrière lui, lucide, émue mais lucide. Elle vit ensuite que lui, avait les yeux fermés. Leur éclat bleu était éteint, tout son visage de poupin rose et malin avec quelques cheveux gris bien soignés sur les tempes, semblait comme disparu : il n’y avait plus qu’une surface lisse. Et la demi-obscurité effaçait encore plus les traits de ce visage et contribuait encore à lui donner l’apparence de fondre de bonheur. Toria eut honte de pouvoir garder cette lucidité aiguë qu’elle se connaissait et que même son heureuse émotion n’abolissait pas, et elle ferma les yeux à son tour. M. Karolin se prit la tête dans les deux mains : — Ah! j’avais pourtant l’intention de ne pas céder à cette envie, murmura-t-il. — Une fois, ce n’est rien, fit-elle, généreuse. — Il y en aura d’autres ! A présent, le sort en est jeté. — C’est ce que je pense aussi. Mais il était temps de rentrer. M. Karolin regarda l’heure; il la regarda par deux ou trois fois, puis ne put se retenir d’attirer encore à lui Toria, de l’embrasser encore et encore. Quel rêve ! - Ecoute, Toria. — Oui. —- Quelle expérience as-tu de la vie, en somme? — Tu veux me demander si je suis... si j’ai. si, enfin... — Oui, c’est ça. — Je ne suis pas absolument nigaude. Il sourit, et laissa revenir en ses yeux la vive lueur bleue que Toria aimait. y Ça te plaît tant que ça que je ne sois pas tout a fait une petite oie blanche? — Oui, je l’avoue. Finalement, il lui dit au revoir, pressé. Toria demeura seule. Elle ne quitta pas tout de suite le bureau. De la fenêtre, elle le vit un instant, traversant en hâte la rue, d’un trottoir à l’autre. Elle le suivit en pensée : elle savait où il demeurait; elle connaissait de figure sa femme; il ne lui était pas difficile de se figurer son arrivée à la maison, le bonsoir poli, peut-être même aimable, mais au fond, détaché. P as grand chose à se dire, l’un et 1 autre, mari et femme ; il 1 avait laissé entendre. Parfois Mme Karolin accueillait son mari dès 1 antichambre par le récit de ses soucis : soucis de bonnes, de fournisseurs. Parfois elle posait une question : Ça a marché, les affaires? Mais elle y portait peu d’intérêt. . — Mon pauvre chéri, songea Toria, mon cher aimé, mon amour! mon amour! Et, seule dans le bureau, Toria resta longtemps près de la fenêtre, regardant les gens passer dans la rue, murmurant des mots d amour, plus qu’elle n en avait jamais prononcé. Le lendemain, M. Karolin arriva au bureau avant elle; il l’attendait quand elle vint. Il s’ef- 332 força de ne pas trahir son impatience, mais Toria la sentit. Il y avait beaucoup à faire ce joui là dans la maison; un courrier volumineux à exami ner, des représentants de commerce, des agents de publicité à recevoir : à eux deux, M. Karolin cl Toria, on expédia tout ce travail vite et bien. — Comme je me plais avec toi auprès de moi, petite! C’est toi que j’aurais dû avoir toujours avec moi. L’aurais-tu voulu? — Oh, sûrement. Et puis : — Tes baisers! Qu’as-tu donc en toi, fillette? Et tu dois savoir ce que je voudrais encore... Me comprends-tu? — Oui, dit-elle tout bas. — Et nous sommes d’accord? — Oui... Il se mit à la poursuite d’un plan d’action. Quel problème! Pendant quelques jours il parut assombri et soucieux. Aussi, affirmait-il, pas le moindre coin dans tout ce maudit Stockholm où l’on puisse se sentir en sûreté, où on puisse être sûr de ne pas être repéré. Aux yeux de Toria, Stockholm était une grande ville, mais aux yeux de M. Karolin, la capitale du pays n’était qu’un vrai petit trou, où chacun le connaissait de vue et se montrait friand de répandre sur son compte les pires histoires! Incroyable. Il finit par trouver quelque chose : il emmènerait Toria à Copenhague. Non certes pas par le même train, même dans des wagons différents, car on ne sait tout de même jamais ce qui peut 3') survenir! Ainsi, il peut arriver un accident de chemin de fer, et vous ne voyez pas telle jeune hile en pyjama, courant le long du talus, cherchant quelqu’un et hurlant un prénom ! Non, non, pas de ça! C’était déjà assez beau qu’il eût décidé Mme Karolin à rester chez elle, car elle aimait voyager : il avait dû, en vérité, déployer beaucoup de ruse pour y réussir. Il fit à Toria le récit de ses manœuvres. — Mon pauvre, dit-elle, tu ne peux donc pas dire simplement que tu pars tout seul? — Simplement? répondit-il vexé. L’essentiel est bien que je fasse ce que je veux. Pourtant, une fois à Copenhague, Toria eut enfin le bonheur de s’entendre dire toutes les tendres paroles dont elle avait eu longtemps soif. — Ah! ma chérie, unique au monde! Ecoute-moi, regarde-moi. Je n’ai jamais été plus heureux. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour que cela dure toujours! Etc... Ce n’était pas que M. Karolin fût encore absolument libre d’inquiétude : dans la rue, il regardait avec méfiance autour de lui. Les voitures étaient rares, car on était à l’époque des restrictions sur tout : huiles, pétrole, caoutchouc, etc... II fallait aller à pied et, par le fait, faire face à tout venant sans savoir sur qui on risquait de tomber. — Je ne te gâte pas ta joie par ma prudence, chérie? — Je n’y pense même pas, répondait-elle. ■ Chérie, chérie. Etc... Etc... Pour le voyage de retour, on le fit chacun pour soi. On avait eu deux ou trois jours uniques, splendides, mais voilà, il fallait rentrer. Toria eut son billet avec couchette, et elle veilla, allongée sur cette couchette, la plus grande partie de la longue nuit à travers la Suède. Dans le compartiment il y avait encore une jeune femme que Toria entendait pleurer. Elle-même, au moins, avait laissé derrière elle la période des larmes : des larmes, se disait-elle, crâne, c’est bon pour les petits chagrins de quatre sous, pour les petites déceptions de jadis. Les yeux secs, elle se plongeait dans des réflexions variées. On était un vendredi soir, et M. Karolin avait insisté pour rentrer, afin de pouvoir être chez lui le samedi. Mme Karolin n’aimait pas qu’il fût absent le dimanche. Toria, sur sa couchette, repassait ses souvenirs. Elle avait demandé à son ami comment il pensait qu’on pût arriver à s’arranger une fois de retour à Stockholm. Nouveau problème. — Tu comprends, avait-il répondu, il faut éviter tout bavardage. — Il doit y en avoir déjà eu, dit-elle. — Raison de plus! — Je ferais peut-être mieux de quitter la maison? — Non, non, s’était-il écrié, impossible de me passer de toi! Ça ne serait plus une vie! Etc... — Alors, laissons venir, avait conclu Toria, et elle avait pensé : — Puisqu’il ne peut se passer de moi, un jour 335 ou l’autre, mon chéri arrangera sûrement toutes choses. Oh, je saurai attendre... — Ecoute, mon enfant, avait-il dit, voici ce qu’il y a : ma femme attend un bébé. Ma femme attend un bébé, ma femme attend un bébé! Conséquence naturelle et tout à fait honorable de la vie d’un ménage. Le jour commença à poindre, annonçant un beau samedi. Toria s’adressa à l’inconnue qui sanglotait sur la couchette au-dessus de la sienne. — Voilà assez longtemps que vous pleurez, madame. Cela vous ferait pour sûr du bien de me raconter ce qu’il y a? Alors l'autre dégringola, s’assit sur le bord du lit de Toria et lui raconta une très longue histoire. Il y était question de ne pas pouvoir « me passer de toi » et de « Je n’ai jamais été aussi heureux » et de « ma chérie, unique au monde )). — Oui, oui, dit Toria. Je connais! VII De bonne heure, ce même matin, un jeune employé des douanes de Suède s’éveilla joyeux. C’était, comme nous le savons, un samedi, et le samedi il y avait réunion d’un quatuor de chant qu’il dirigeait; c’était la grande distraction de sa semaine. Il était de service dès le matin. Un lot important de machines agricoles se trouvait dans le port, en transit pour Libau. Il se rendit à bord du va- 336 peur qui les chargeait et jeta, comme d’habitude, un coup d’œil par-ci, par-là. Puis en passant, il donna une chiquenaude sur le manche d’une charrue peinte en rouge vif. Cela rendit un son bizarre. Nouveau coup. De nouveau, le son bizarre. Il continua ses expériences frappant çà et là sur les engins, faisant résonner le métal. Puis il sortit un canif de sa poche, gratta la peinture rouge et trouva ce qu’il avait bien pensé : sous la peinture, il y avait non du fer ou de l’acier, mais du cuivre et du plomb, métaux actuellement très recherchés et extrêmement chers. Il appela son supérieur et, au bout d’un instant, le service entier de la douane du petit port était alerté. On se souvint que quelques semaines plus tôt un autre lot de machines agricoles avait également passé par là : le nom de l’expéditeur et celui du receveur, en Province baltique, étaient les mêmes que pour la marchandise actuellement immobilisée. Très vraisemblablement, il avait été à ce moment également question de transiter du plomb et du cuivre, ou l’un des deux. Les histoires de contrebande n’avaient rien d’inédit : parfois, on arrivait à découvrir la fraude, d'autres fois, les malins trafiquants avaient été trop malins. Ce matin-là, le jeune employé se rendit compte qu’il avait été admirablement servi par la chance. Les papiers concernant la marchandise séquestrée furent examinés et on y trouva le nom d’un certain M. Pech, Stockholm. Axel Gottorp était en conversation d'affaires 337 avec le banquier Campbell lorsque celui-ci reçut la nouvelle de la découverte laite par la douane. La conversation n’avait rien à voir avec l’affaire de Libau. Gottorp avait précédemment tâté Campbell au sujet de tout autre chose : —• J’ai un peu d’argent à placer pour une amie de ma femme, et elle désire absolument que je lui procure des Slipen. Ce n’est pas le moment d’en acheter, je le sais bien; ils ont atteint un maximum qui ne pourra durer. — On ne sait jamais. Ça dépend de la guerre. — Oui. L'essentiel pour moi, en tout cas, n’est pas de faire un beau placement, mais de lui procurer ce qu’elle s’est mis en tête d’avoir. Puis, il avait proposé à Campbell un échange : Tant et tant de valeurs Slipen contre d’autres valeurs égales. Campbell avait répondu : — Je ne vois rien qui m’empêche de vendre, si tu y tiens malgré tout, et si je puis te rendre service. — C’est un service à me rendre. — Bon. Seulement, je ne vends que tout le paquet. Ce paquet valait une forte somme, et Axel avait dû mobiliser à peü près tout ce qu’il avait de disponible pour l’instant. On signa, et la transaction fut faite. — As-tu des nouvelles de Pech? demanda ensuite Gottorp. Exactement à la même minute, le garçon de 338 bureau vint annoncer M. Pech en personne. II arrivait hors d’haleine, déballant sans crier gare l'épouvantable nouvelle. Axel fut saisi de panique. Jamais encore il n’avait rien éprouvé de pareil, jamais depuis l’affreux instant, bien des années plus tôt, où il avait été menacé de chantage et de scandale et avait décidé de se marier, persuadé qu'il trouverait là un port de salut à tout jamais. Depuis, sa volonté avait été tendue en un incessant effort pour cacher les défauts de caractère ou de tempérament qu’il croyait avoir et qui pouvaient constituer un danger au point de vue du respect qu’il voulait sentir autour de lui. Et voilà que tout croulait! Une catastrophe s’annonçait avec des conséquences impossibles à prévoir. Il n’avait pas mérité ça, se dit-il. Quoi? Comme d'autres, comme tout le monde, en somme, il avait profité des opportunités qu’offrait l’époque... Campbell et Pech discutaient. Mais la force lui manquait pour suivre ou écouter quoi que ce fût. Il était incapable de proférer un seul mot. Sa gorge était sèche, ses mains tremblaient, tout se brouillait devant ses yeux. Peu à peu, un peu de sang-froid lui revint. Il lui sembla que les autres n’avaient pas dû s’apercevoir de son état. Campbell était assez grave, mais calme. Bah! Naturellement, pour qui ne se soucie pas d’être pauvre ou riche, qu’on le salue ou non, il n’est que trop facile de rester calme! Une haine noire secoua Axel : c’était bien ce 339 maudit Campbell qui l’avait entraîné dans l’affaire malencontreuse, c’était lui, l’infâme, qui s’était servi du nom et du prestige d’un Axel Gottorp! Toutefois, c’était Pech qui avait à recevoir le premier choc. Pech, un petit brasseur d'affaires inconnu, une de ces obscures relations de Campbell qui ont encore moins à perdre que lui! Un homme de paille! Mais sur les pas mêmes de l’homme de paille, en deuxième ligne, se trouvait Axel Gottorp. Axel Gottorp, le conseiller à la Cour d’Appel. Le César... « Campbell s’en tirera toujours, pensa-t-il avec rage : Campbell s’en tirera, Campbell s’en tirera, s’en tirera. » Campbell demanda soudain : — Veux-tu quelque chose à boire? Un apéritif quelconque ? —■ Merci, un verre d’eau. Axel but et arriva à se mettre en état de suivre le raisonnement des deux autres. La discussion portait principalement sur un seul point : il fallait que Pech seul prît toute la responsabilité, quoi qu’il advînt. Amende, prison, n’importe! Ce serait ensuite l’affaire des deux autres de l’indemniser convenablement; et le débat entre le banquier et lui avait pour sujet le prix de ce sacrifice. Quoi qu’on fasse, la vérité finira par transpirer, se dit Axel. Il écoutait, mais sceptique, empoisonné de doute. Beaucoup trop de monde savait déjà qu’il était en relations d’affaires suivies avec Je banquier. Il n’en avait fait aucun mystère. U avait introduit Campbell partout. C’était une gaffe. Une de ces gaffes qu’on ne fait pas! La colère maîtrisée tant bien que mal remonta en lui. Coûte que coûte, il fallait que lui, Axel Gottorp, restât entièrement en dehors de l’affaire ! Il entendit Campbell déclarer : — Mon cher Pech, il ne faut jamais demander un prix exorbitant. Ce n’est pas sage. Violemment, Axel intervint : — Comment, des marchandages? Je paierai ce qu’il faudra, moi. Pour moi, toute cette affaire est maudite, une affaire maudite ! Bien possible que toi, Campbell, ne sois pas capable d’en comprendre la portée... — Si, je comprends très bien, répondit le banquier froidement. Il sembla soudain à Axel qu’il avait toujours senti de la méfiance à l’égard de cet homme glacial. — J’en doute! cria-t-il. Tu n’as rien à perdre, toi, un... un parvenu, un... un mercanti! — On ne peut pas devenir millionnaire en un an ou deux sans courir le risque de perdre peut-être quelque chose, répondit Campbell impassible. — Insinues-tu que, sans toi, je ne serais jamais arrivé à?... — Justement. Sans moi, mon cher, tu serais resté où tu étais il y a trois ou quatre ans, voilà tout. Peu à peu, cependant, on en vint à un résultat. Rien à y faire, le silence de Pech reviendrait cher aux deux autres. Ironiquement, l'homme de paille 341 pria M. Campbell de vouloir bien l’excuser s'il prenait sa chance où il la trouvait. Gottorp, après son éclat, avait gardé de non veau le silence, dominant son amertume. Il venait de payer les Slipen avec tout ce qu’il avait de disponible, il se voyait obligé de réaliser en bloc, et tout de suite, à peu près toutes ses réserves, afin de payer Pech. Il avait voulu faire un grand plaisir à Maud, en accédant à son caprice : de temps à autre, de cette façon, il achetait ses bonnes grâces et sa bonne humeur. Fini tout cela, maintenant! Son amertume se tourna vers Maud. Au fond, se dit-il, il ne s’était jamais soucié d’elle. Elle l’avait captivé par de grossiers moyens, comme une fille, tout bonnement ! Pendant que Campbell, un instant, quittait la pièce, Axel se tourna vivement vers Pech : —• Venez me voir un de ces jours. Demain, hein? J’ai une proposition à vous faire. Tout à fait entre nous. Une proposition : de l’argent. A tout prix, acheter encore le silence. Si, malgré toutes les mesures de précaution, il devenait indispensable de livrer encore une victime, que cette victime fût Campbell! Cela devait pouvoir s’arranger, et ce n’était que justice... — Ce-n’est-que-justice ! Ce-n’est-que-justice!... Dans le cerveau fatigué d’Axel les pulsations du sang semblaient marteler ces mots. Il se sentait en ce moment, capable de tuer. VIII Dès qu’il eut quitté Campbell, avant de rentrer chez lui, Axel passa chez le premier fleuriste venu et y choisit un magnifique cerisier en fleurs, pour le faire envoyer chez Maud. Sur une carte de visite, il écrivit : (( Depuis longtemps, je sens le moment venu de mettre fin à notre idylle, Maud! Pardon de le faire aussi brutalement. C’est que je me débats avec de terribles soucis ; bref, je suis ruiné, il m’est impossible de choisir mes mots. Je te remercie... » Là, impossible de trouver une conclusion. Il resta un instant stupide, incapable de faire monter en lui la moindre vague de tendresse ou d’amitié, et finalement, il se contenta de bâcler une courte phrase conventionnelle. — Elle sera furieuse, se dit-il. Mais peu importait! S’il avait seulement pu se débarrasser de Campbell aussi facilement! Lorsque Campbell fut seul, il resta quelques instants immobile, tel un Bouddha, les deux mains posées sur les genoux. Son visage aux traits lourds laissa paraître une expression de tristesse. Cela ne lui avait pas été indifférent d’observer la panique d’Axel, et comment cette panique avait fait place à la haine. Voici bien l’être humain, songea-t-il : le premier mouvement de celui que le sort accable est de frapper lui-même, comme il peut. Ce n’est qu'ensuite qu’il pensera à reconstruire quoi H 3 que ce soit... Campbell enregistra une fois de plus son observation : il l’avait déjà souvent farte. Entre temps, Gottorp rentrait chez lui, et de suite, s’alita. — Je suis malade, dit-il. Il se sentait vraiment très mal. Pendant les premières années de leur mariage, et encore pendant les premiers temps de sa collaboration avec Campbell, il avait souvent pris plaisir à parler avec Jenny de ses affaires, de ses projets, de ses espoirs. Il ne lui avait pas caché échecs ou malechances. Mais peu à peu, cela était devenu plus rare. Tandis que, de son lit, il regardait Jenny circulant dans sa chambre à coucher, veillant soigneusement à ce qu’il trouvât auprès de lui ce dont il avait besoin, le regret de ce passé monta en lui. Elle ne voyait pas qu’il la suivait du regard, et l’idée que cela pût lui être devenu égal, rendit son regret encore plus cuisant. L’intimité avec cette figure à l’expression si droite et si franche, avec cette voix aux intonations à la fois si douces et si sincères, avait rempli son existence d’une valeur particulière. Même dans le sommeil, il lui sembla qu’il pouvait la voir. Au fond du plus grand silence, il entendait le son mille fois entendu de son rire, de son pas alerte. Tout cela, il le connaissait bien : pourtant, ce jour-ci, Jenny lui sembla nouvelle, comme le souvenir soudain éveillé d’une chose lointaine. H dit; — Jenny, ma chérie! Est-ce une idée erronée que je me fais, ou n’as-tu pas commencé à t’éloigner de moi? lu n’es plus absolument la même qu’il y a un an ou deux. Elle vint près du lit et mit la main sur le front d’Axel : il s’était plaint d’avoir mal à la tête. Cette main légère, quel baume! — Dis-le moi sincèrement, Jenny. — Peut-être as-tu raison, dit-elle. — Mais, Jenny, il n’est pas possible que tu sois contente de cet état de choses? — Comme tu semblés agité et inquiet, Axel! Non, je ne suis pas contente; au contraire, je pense avec regret à nos premières années. Mais peut-être est-ce un sort commun à tout le monde, de changer un peu. Il la pressa davantage : — C’est ce qu’on dit toujours quand on ne veut pas répondre tout droit. Mais je veux savoir... — Que veux-tu savoir? — S’il reste en toi quelque amertume depuis l’épisode, tu sais? — Episode, quel épisode? — Tu sais bien. L’histoire du sac, du billet. Nous n’en avons plus reparlé depuis; peut-être, malgré tout, devrions-nous le faire. Dis, Jenny? — Oui, oui, peut-être est-il, en effet, demeuré un rien d’amertume. Jenny prit une chaise auprès du lit; elle s’assit, les mains croisées, se détournant un peu de lui : il ne la voyait que de profil. - - Qu’as-tu pensé, Jenny? — Que tu étais amoureux de Maud, et à 345 cause de moi, tu essayais de triompher de cet amour, mais sans y réussir. — Mais tu ne dois plus le penser! Maud, mais elle est pour moi me ins que rien! Jenny, cria-t-il, viens encore plus près; comme tu es loin! Je ne te vois pas. J’ai tellement besoin de toi, rien que de toi; tu ne sais pas jusqu’à quel point! Jenny, Jenny! — Voilà une chose que tu ne m’as pas dite depuis très longtemps. — Mais c’est vrai, tu ne le sens donc pas? — Peut-être, dit-elle, hésitante. Aujourd’hui. — Tu crois que, ce que j’en dis, c’est parce que je suis malade et un peu bas? — Je crois que la maladie contribue à ton état d’esprit, dit-elle en souriant. — Comme tu es devenue méfiante! Il se détourna, énervé. Mais quel désir ne lui inspirait-elle pas de nouveau! Parmi tant de choses, en sa vie, évanouies ou s’évanouissant, disparaissant, elle demeurait immuable. — Jenny! Jenny! — Oui, mon ami. — Ecoute. Je ne suis pas seulement malade; j’ai encore, ces jours-ci, perdu beaucoup d’argent. Probablement vais-je cesser complètement de m’occuper d’affaires. Je ne veux plus avoir affaire en rien avec Campbell. — Comment, Campbell? — Oui. Ce damné... Rien que d’avoir nommé Campbell, Axel sentait sa haine revenir. Pourtant il ne voulait pas que Jenny en sût davantage. Heureusement, elle ne posa aucune question, et il se souvint que ces derniers mois, elle avait perdu l’habitude ancienne de lui en faire. Très bien, très bien : elle devait être tenue en dehors de l’affaire de Libau. Cependant, il était vexé que le grand intérêt qu’elle avait jadis porté à tout ce qui le concernait semblât avoir disparu. Il donna un coup de dent : — Naturellement, tu ne te soucies pas d’argent, toi! — Si, au contraire, comme tout le monde, répondit-elle simplement. — Et te voilà dans de mauvais draps! Tu ne t’étais pas attendue à ça, quand nous nous sommes mariés et que tu estimais quinze mille couronnes par an un revenu fabuleux! dit-il, méchamment. — Comme tu es nerveux! dit-elle. Mon pauvre ami! — Oui, oui, parle-moi ainsi, gentiment, Jenny. Cependant, comme elle avait demandé un médecin par téléphone, il s’irrita encore. Son humeur oscillait. Il voulait que Jenny lui soit rendue comme autrefois, comme au temps où Suzanne la comparait à un petit David, le bon temps où on dormait dans la même chambre et où il prenait plaisir à la regarder longuement. Si seulement Jenny lui revenait, pensa-t-il, tout irait bien malgré Campbell ! Le docteur arriva, parla d’un léger déséquilibre de la circulation, de pression artérielle, d’un rien de température. — Des soucis? — On en a toujours répondit Gottorp. — Aucun choc particulier? — Choc? Non, non, non, aucun choc! Comment donc? — Eh! bien, un jour ou deux au lit et tout ira bien. Axel avait un appareil téléphonique sur sa table de nuit. Il demanda Campbell, il demanda Pech : il apprit que jusqu’à nouvel ordre il n’y avait aucune menace de danger immédiat. Il demanda son bureau et donna des ordres pour certaines ventes de titres et pour les affaires courantes. II aurait dû s’occuper de cela en personne, mais la panique persistait en lui : il ne voulait pas sortir, être confronté avec les uns ou les autres. — Qui sait ce que les gens savent, devinent? Et alors, tout le chuchotage, les bruits colportés! Jenny venait-elle à s’éloigner de la chambre, son inquiétude augmentait; quand elle revenait, il l’assaillait de questions. Il lui demandait si elle avait pensé à lui, si elle n’avait pas encore oublié « l’épisode », si elle croyait pouvoir l’oublier bientôt? — Maud n’a jamais rien été pour moi, jamais. IX Le deuxième jour qu’il passa au lit. Jenny reçut une visite. Axel s’était assoupi lorsqu’on l’annonça. Quand il se réveilla, il sonna; la femme de chambre parut et il apprit qui était au salon. Maud! Il avait été convenu entre Maud et lui que de temps à autre, à de longs intervalles, elle rendrait visite à Jenny. Ces visites devaient laisser entendre que le flirt avoué était une affaire terminée et oubliée : ces dames se verraient comme si de rien n’était. Et voilà qu’elle était là! Axel se leva, alla en pyjama jusqu’à l’escalier et écouta. A distance, il entendit un murmure de voix. Des voix? Non, une seule voix. Une seule des deux femmes parlait, d’un ton indifférent, mondain. Mais elle semblait en avoir long à raconter. Ce ne pouvait être Jenny. Il n’y tint pas; rapidement il s’habilla. En bas, dans ce calme apparent, se passait quelque chose, il en était sûr, il l’avait compris dès l’instant où il avait appris que Maud se trouvait dans la maison. Le tapis de l’escalier étouffa le bruit de ses pas. Les deux femmes étaient assises dans la bibliothèque, il ne les voyait pas du vestibule, où il s’arrêta d’abord, et elles ne le voyaient ni ne l’entendaient. C’était Maud seule qui parlait, en effet. De temps en temps intervenait un petit silence, Maud attendait quelque réponse et, n’en recevant aucune, reprenait le fil de son récit. Il entendit : — ... et tu comprends, ma petite Jenny, tout ce système de mystère a été un vrai supplice pour moi. Ç’aurait été fini depuis longtemps, sans Axel. Tu comprends? Silence. — Vous êtes mariés depuis assez longtemps, je peux être sincère. C’est que je ne suis pas capable de faire mal même à un oiseau.. Tu es occupée avec tes enfants, avec ta maison, toi : il a éprouvé le besoin de parler quelquefois avec quelqu’un d’autre. Tu vois? Il me parlait de ses affaires. Mais cette affaire de Libau, ç’a été le commencement de la fin. Oui, oui. C’est que moi, vois-tu, je suis tout ce qu’il y a de plus correcte. J’ai peut-être des défauts, mais j’ai une délicatesse absolue. L’idée de ces machines agricoles était amusante, je ne dis pas, mais tout de même. Alors, j’ai rompu. Rien à faire! (Silence.) Je ne me soucie pas d'Axel, je t’en donne ma parole d’honneur, Jenny. Je ne remuerais pas un petit doigt pour le retrouver. (Silence.) Mais j’ai encore une chose à te dire : ce sac, quand je l’ai oublié, chez vous, il t’a raconté qu’il n’y avait jamais eu qu’un flirt entre nous, n’est-ce pas? Ah, ah, la bonne blague! Tu le connais, d’ailleurs. Il est impatient avec les femmes, alors on cède par surprise. (Silence.) Voyons, Jenny, dis que tu me comprends! Je ne pourrais pas faire de mal, même à une bête. Mais ce matin, il m’est venu comme une idée irrésistible d’aller m’ouvrir de tout ça à toi. Ça doit t’être bien égal, au fond. Ma petite Jenny, il faut vraiment que tu me répondes un seul mot! Long silence. — Est-ce que j’aurais tout de même fait une nottise en venant te voir? J’étais sûre que non. Et, en effet, tu restes absolument calme et impassible moi, je ne l’aurais pas pu! Axel me dit toujours que tu es assez froide; il doit avoir raison, quoique, n’est-ce pas? un mari dise toujours ça de sa femme. C’est classique! C’est-à-dire, quand ça peut le servir. Tu peux me téléphoner si tu veux en savoir plus long. Je voudrais bien savoir moi-même si c’est vrai, ce qu’il m’a dit, qu’il était ruiné. Est-ce que ça peut avoir quelque rapport avec l’affaire des machines pour Libau, qu’en penses-tu? Enfin Jenny se fit entendre : — Je pense, seulement, qu’il vaut mieux que tu t’en ailles d’ici. Maud : — Je vois maintenant, que tu es blessée. Je ne croyais pas. Je regrette. Maud sortit de la pièce. Sur la porte se tenait Axel, lui barrant le chemin, pâle comme un mort, blanc jusqu’aux lèvres. — Des femmes comme toi, on les étrangle, proféra-t-il, étouffant de rage. Elle eut peur, mais elle crâna : — Ah! là, là, quand justice est faite, il y en a toujours qui hurlent. Puis, elle se sauva. Derrière elle Jenny se montra. — Pourquoi t’es-tu levé? demanda-t-elle. Va te recoucher, tu parais vraiment malade. Appuyé contre un dossier de chaise pour ne pas chanceler, Axel dit : — Maintenant, en tout cas, tu sais tout. Tout, Jenny. •—■ Oui, dit-elle, sans le regarder. — Et alors? — Je ne suis en état de rien décider. Mais les enfants entraient en courant, les joues roses et fraîches après la promenade et le jeu dans le parc. Les deux petites filles ne virent rien d’inusité; seul Henning laissa aller et venir entre son père et sa mère un regard interrogateur. Tout le petit monde accompagna le papa dans sa chambre à coucher. II semblait trembler de froid, il n’était pas étonnant que la maman parût horriblement ennuyée et inquiète. — Ne fatiguez pas papa, mes enfants, dit-elle; venez. Et Jenny les emmena. Axel n’osa pas la retenir. Et quand elle revint, elle était suivie de sa belle-sœur Suzanne qui désirait prendre des nouvelles du malade. Suzanne! C’était bien le comble, pensa Axel. On apporta le courrier, des lettres d’invitation, des lettres de remerciements, des lettres de sollicitations, comme à l’ordinaire. Jenny fut appelée au téléphone et alla répondre comme à l’ordinaire. Axel tendait l’oreille. Si seulement il avait pu jeter dehors Suzanne qui, avec son bavardage, l’empêchait d’écouter! Il lui semblait avoir entendu Jenny dire d’un ton surpris : — De la part de la police? Comment donc? Mais ce n’était que son imagination malade qui avait mal compris. Suzanne s’incrusta, et avec son flair terrible, sans doute, eût-elle vite fait de comprendre qu’il y avait dans la maison quelque chose qui ne marchait pas. Son frère lisait en elle à livre ouvert... Pendant qu’elle distribuait impartialement son amabilité aux deux époux, parlant maladie, cures de santé, modes, théâtre, placements d’argent, il savait qu’elle pensait : Une petite dispute conjugale. Ne pas m’en mêler, surtout. Mes pauvres naïfs, prenez la vie comme elle est. On sait bien que si besoin est, le diable lui-même, boit du vinaigre. Pourtant Axel la retint. Tant que Suzanne était encore là, la vie pouvait garder son apparence normale. Après? on entrait dans le noir et on ne savait plus rien. X On ne put, toutefois, décider Suzanne à rester dîner; elle dit qu’elle avait invité un ami. Elle disait « un ami, une amie », sans citer jamais un nom. En réalité, elle ne resta pas chez Axel et Jenny, simplement parce qu’ils l’ennuyaient. Une fois la petite crise constatée, plus rien à faire ici. Une heure plus tard, elle recevait chez elle Edouard Obitz. II y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus, mais elle ne le lâchait pas. Elle ne lâchait jamais un ami, une amie : une sorte de fidélité était au fond de son allure décousue. Elle téléphonait ou envoyait un billet : — Comment ça va-t-il? Est-ce qu’on m’oublie? Depuis longtemps, Edouard était classé par Suzanne. dans la catégorie des favoris, bien qu’elle 353 ne le vît pas plus souvent que d’autres. Après le dîner, elle le conduisit dans son petit salon, le même qui, jadis, par son élégance et son confort, avait éveillé l’admiration de la jeune fiancée Jenny. Le confort demeurait, mais Suzanne fumait beaucoup, les amis et les favoris fumaient, et l’élégance avait quelque peu sombré sous l’action des incessants nuages de tabac. Les gerbes de fleurs étaient devenues plus rares dans les vases du salon, les livres plus habituels sur la table. Edouard arrivait directement de chez sa sœur, et son visage portait des traces de souci, mais Suzanne ne lui posa pas de questions. Par principe, disait-elle, elle évitait les soucis d’autrui. Toria avait raconté à Edouard, qu’elle avait fait récemment un voyage de trois jours à Copenhague avec son patron; un voyage d’affaires. — Instructif? avait-il demandé. — Instructif? Oui, plus que tu ne penses. Ensuite, elle lui avait dit qu’elle pensait quitter M. Karolin pour entreprendre quelque chose à elle seule : — J’y mettrai mon petit capital, et je compte aussi un peu sur ton aide. Edi, n’est-ce pas? — Sûrement, avait-il répondu, mais tu devrais rester encore un peu de temps chez ce Karolin! — Non, je n’ai plus besoin de lui. — Il s’est passé quelque chose? Dis-moi, Toria. Un désaccord ? — Au contraire, dit-elle : trop d’accord. — Réponse sibylline, Toria. — Mais tu la comprends. Ne questionne plus! Je suis en train de pondre une riche idée. Je ne la vois pas encore tout à fait, mais je la sens venir. Après quoi, elle s’était serrée contre son frère, les bras autour de son cou, à la vieille manière presque tombée en désuétude, et il avait entendu monter un ou deux lourds sanglots du fond de la poitrine de sa sœur, mais elle ne versa pas de larmes, et elle s’était bientôt redressée : — Comme je te l’ai dit, il y a une idée en route, voilà tout. Suzanne offrit à Edouard un cigare et en prit un elle-même. Depuis qu’elle n’était plus toute jeune, et elle l’avouait, elle fumait le cigare chez elle, et elle aimait à monologuer en se préparant un petit grog. Edouard connaissait ces habitudes. C’était en sa qualité de bon auditeur qu’il avait été promu favori chez Suzanne. Elle dit : — As-tu jamais pensé à l’inépuisable curiosité que nous portons à l’égard du prochain? Pourtant, ce n’est pas lui qui nous tourmente, c’est notre propre énigme. Nous voulons subtiliser aux autres leur recette de vie. Nous croyons qu’ils ont réussi ou qu’ils sont heureux là où nous-mêmes avons échoué et ne sommes pas contents. Nous nous demandons : mais qu’est-ce donc en somme, que d’être heureux? Ce n’est peut-être qu’un mythe, une colossale tromperie? Et nous espérons trouver une réponse ou, en tout cas, une indication chez les autres. N’est-ce pas? Elle n’attendit pas la réponse. — Combien de temps nous faut-il pour arriver à connaître quelqu’un? Une heure ou deux d’en- 355 tretien intime? Non, mon ami, méfiez-vous surtout des entretiens intimes, la forme la plus exquise du mensonge! Il y a peu de gens qui supportent la vérité. Voilà, mon cher, le fond de toute vie de ménage. On sait bien qu’il n’y a rien de plus recherché sur la terre que l’aveuglement de l’amour! Ensuite, elle dit : — Tout à l’heure, j’étais en visite chez des... des amis. Je suis tombée mal. Il avait dû se passer justement quelque chose de catastrophique! Naturellement, on ne m’a rien dit : c’était d’ailleurs inutile, il y a peu de variantes dans les conflits humains. On les connaît. Vous entendrez dire qu’un tiers est venu tout bousculer? Pas du tout! Ce n’est que notre goût inné du mensonge qui s’est manifesté, et ce goût-là existait bien avant l’arrivée du tiers. Ah! le monde se trouve à merveille dans le noir! Edouard n’écoutait qu’à demi. Toria avait dit que, dans la soirée, elle aurait à retourner au bureau, y ayant beaucoup de correspondance en retard. — Mais tu as demain devant toi, lui avait dit Edouard. D’un ton mal assuré, Toria avait insisté : il fallait qu’elle allât revoir la correspondance. Un prétexte? Edouard se sentait inquiet. Suzanne dit : — Vous connaissez ma belle-sœur Jenny? Elle avait une drôle de mine, tout à l’heure. On ne croirait pas que quelqu’un pût grandir — comment dire? — d’âme dans la société de mon frère Axel, mais Dieu sait si elle n’y a pas réussi! Ça m’a fait songer, à moi-même, à ma précieuse indé- 356 pendance, à mes beaux voyages, à mes livres et à mes cigares, à mes amis, à nos bons bavardages, à toute la condition favorable de ma vie sans enfants. Je me plais chez moi; j’ai questionné la vie, et elle m’a explicitement répondu. Je n’ai rien de l’amertume de beaucoup de femmes qui vieillissent seules. Je suis sûre de moi, je sais tenir ma place. Et pourtant — Jenny! — Quoi, Jenny? demanda Edouard. — Non. Vous avez été distrait toute la soirée, et voilà que vous vous réveillez au nom de Jenny! Est-ce qu’elle vous intéresse? En tout cas, vous n’en saurez pas plus long ! Ce n’est qu’à moi-même que je pensais, comme on le fait toujours, même en observant les autres. Je me dis que je me suis toujours tirée à trop bon compte de la vie. Il faut payer. C’est juste. Mais je n’ai jamais rien payé, vraiment rien : aussi ne me reste-t-il rien. Deux mains vides. Un vieux moulin à paroles qui moud à vide. XI Tandis que Suzanne parlait ainsi, rêvassant, fumant et cherchant surtout à retenir Edouard parce qu'elle aimait veiller tard, Toria et son patron, M. Karolin, se retrouvaient dans le bureau, seule pièce éclairée de toute la grande maison. Il y avait du travail en souffrance, ils y avaient jeté un rapide coup d’œil, puis l’avaient laissé là. M. Karolin dit : — Je ne t’ai jamais caché, n’est-ce pas? que je suis très attaché à ma femme. — Jamais. — Je ne m’étais jamais figuré que tu prendrais cette histoire tellement au sérieux. — Je le vois bien. •— Tu m’as dit toi-même que tu n’étais pas une enfant. — Je sais bien. — Au point où en sont arrivées les choses, j’aurais tort de laisser mon sentiment pour toi prendre le dessus. Ça pourrait arriver. — J’en doute, fit Toria. — Si, bien que je puisse me flatter d’être un homme de bon sens. Mais tu es... oui, oui, tu es charmante, il n’y a pas à le nier. Bref, il est plus sage que je ne... que nous ne... n’est-il pas vrai? — Et puis? — J’aurais pu te prier de venir ici simplement pour... enfin pour passer un moment heureux et tranquille. — Evidemment. — Mais je sais comment ça finirait. On finit par perdre tout à fait la tête. C’est pourquoi il était préférable que j’aie avec toi cet entretien au plus haut point pénible pour moi. Toria dit : — Nous sommes tout à fait d’accord. Rien de plus stupide que de perdre la tête. Aussi m’as-tu priée de venir ici pour que nous ne la perdions pas. M. Karolin fit un pas en avant, irrésistiblement. 358 et Toria fit un pas en arrière. Au même instant la sonnerie du téléphone se fit entendre : — Ne réponds pas, dit-il, ce ne peut être que ma femme... Ils restèrent silencieux jusqu’à ce que la sonnerie cessât. Les yeux de M. Karolin semblaient éteints, seule la petite vague d’inquiétude remontait à la surface. —• Comme je te le disais, ma petite Toria, tu n’es pas une enfant. Je suis très, très peiné et — et tu peux être certaine que je mettrai du temps à t'oublier... , — Comme c’est aimable! dit-elle. Irrésistiblement il fit de nouveau un pas, et elle, de nouveau, recula. La grande maison muette et sombre les enveloppait comme d’une ouate protectrice et isolante. Ils auraient pu profiter de l’isolement et cueillir une heure de ce que M. Karolin aimait à appeler le « parfait bonheur ». Mais le téléphone aurait pu se remettre à sonner, énervant : jamais on n’était sûr. Toria, lucide, observait le combat intérieur qui se reflétait très clairement pour elle sur le visage pas du tout heureux de M. Karolin. En un éclair, elle se souvint des jeunes camarades de jadis, les Albin, Gustave, Philippe, etc., jusqu’à Tom inclus : elle s’était amusée avec eux, avait fait des excursions avec l’un, avait dansé avec l’autre, s’était laissé embrasser par l’un, avait permis un peu trop de liberté. Mais même ce dernier (ait n’avait, au fond, eu aucune signification sincère, et là était le tort, là était la raison de l’arrière-goût désagréable, qui en était resté. Elle l’avait enfin compris. Pendant que devant elle, était M. Karolin, en train de se demander s’il valait In peine ou non de s’exposer au risque d'un arrière goût détestable. Il pesait le pour et le contre, sa chant qu’avant d’en être à l’arrière-gout. on pan sait par un moment sans nul doute très agréable... — Et voilà ce que j’ai aimé, pensait-elle, Qui pis est, voilà ce que j’aime encore! Résolument, elle saisit son sac, donna un petit coup à son chapeau, reboutonna son manteau ouvert et dit : — Je viendrai très tôt demain matin et expédierai tout le travail en retard. Bonne nuit. Quand Toria fut descendue dans la rue, elle jeta un regard vers les deux fenêtres éclairées au dernier étage de la grande maison. Il était donc encore là, il ne l’avait pas suivie. Elle attendit un peu; les lumières ne s'éteignirent pas. Si elle remontait en hâte? ■— Mon amour bien-aimé, ça ne fait rien que tu te moques de moi. Je t’aime, c’est l’essentiel. Ça durera ce que ça pourra. Je ne peux pas me passer de toi. Non. • Elle acheta un journal du soir pour avoir quelque chose à lire en rentrant, une distraction, n’importe quoi, et elle se hâta. A la maison, elle se réfugia dans la chambre d’Edi, pour l’attendre. C’était là qu’on méditait le mieux sur tous les grands problèmes. Il fallait prendre une décision, mettre au clair un plan d’avenir. Ces choses-là ne viennent pas toutes seules, Toria le savait : on ne doit pas faire la 360 sourde oreille, quand parle la dure raison. Pleure, nia fille, si ça te fait du bien, mais pas trop ! A l’instant même, Suzanne Hanns posa un bout de cigare et dit à Edouard, un peu déçue : —• Alors vraiment, vous me quittez déjà? C’est affreusement tôt. — J’ai promis à ma sœur de rentrer tôt. Il descendit dans la rue, acheta lui aussi un journal du soir et le fourra dans la poche de son pardessus. Il passa devant l’établissement Karolin. Il n’y avait de lumière à aucune fenêtre; il le constata avec satisfaction : Toria serait donc à la maison quand il rentrerait. En entrant dans sa chambre, il vit qu’elle y était, en effet. Elle s'était jetée en travers du lit, un bras replié sur son visage, et par terre, devant elle, gisait un journal qu’elle avait jeté, grand ouvert. — Toria! — Oh, te voilà enfin! Edi, Edi, Dieu merci, te voilà là! ; — Qu’y a-t-il donc? — Tu as acheté le journal, toi aussi? Tu l’as lu? — Pas encore. — Ne lis pas. Attends encore un peu, attends. — Mais de quoi s’agit-il, voyons? Elle avait sauté du lit et se tenait devant lui, cherchant à l’empêcher de prendre le journal. —- Mais de quoi est-il question? dit-il encore. — Eh bien, lis. Elle chercha une page et la tint devant lui. Aux 301 « dernières nouvelles » il y avait une reproduction de photographie. La photographie d’F lenri Pau wel. — Il est mort, dit-elle. En Finlande. Dans un hôpital de campagne, une ambulance quelconque On parle de lui dans les termes les plus élogicux. A quoi bon? D’ailleurs je n’ai pas lu jusqu’au bout. Faut-il donc que tous les malheurs arrivent à la fois! Elle s’effondra de nouveau et elle pleura avec de longs sanglots, comme un enfant. XII Et puis, il n’y a plus grand chose à raconter. Quand et où doit-on clore un récit? N’importe quand et n’importe où. Car de toute façon rien ne finit jamais. La mort elle-même est-elle une fin? Oh! que non. La dépouille mortelle d’Henri Pauwel fut transportée en Suède et à Penningholm pour y être enterrée. Le plus froid de l’hiver était déjà passé. Les jours de soleil, il y avait déjà un peu de tiédeur, et le dégel faisait fondre neige et glace. Un fin petit murmure se faisait entendre dans les ruisseaux et le long des pentes de terrain exposées au midi. Au cimetière les gouttes d’eau pendaient aux branches des arbres encore dépouillées, réfléchissant le soleil, puis tombaient à terre, une à une, petits brillants liquides. Après l’enterrement Edouard Obitz s’approcha de Mme Pauwel, restée auprès de la tombe. Comme elle était pitoyable, si frêle, courbée sous son inconsolable chagrin, presque cachée sous des voiles se deuil! Pourtant ses yeux troublés reconnurent l’ami d’enfance de son fils, celui qui avait été autrefois le petit Grieg Obitz. Elle prit la main d’Edouard entre les deux siennes et sembla ne pas trouver le courage de la relâcher. — Merci, murmura-t-elle, merci d’être là. Jenny, auprès de sa mère, dit : — Reste avec nous, viens à la maison, Edi ; je suis sûre que ça ferait plaisir à maman. Derrière Edouard se tenait sa sœur Toria, un peu en arrière; ne sachant pas si qui que ce soit à Penningholm se souvenait encore de son existence. Henri lui-même en avait-il jamais gardé le souvenir? Pourtant, Edi lui avait dit : — Si, Toria, tu dois être des nôtres, tu es des nôtres. Et il l’avait emmenée avec lui. Edouard entendit Jenny dire : — Est-ce là Toria? Viens aussi, Toria; toi aussi, tu es la bienvenue. Le frère et la sœur rentrèrent donc au château avec Mme Pauwel et les siens. On se mit à table; il fallait bien dîner. Autour de la table, avec Mme Pauwel et sa fille, se trouvaient encore quelques parents, deux ou trois vieux amis. Mais vers le soir, des traîneaux s’avancèrent devant le perron pour les emporter, et Grieg Obitz resta seul avec sa sœur. Ce fut Mme Pauwel elle-même qui les retint. Avec douceur, elle aima ce soir-là, leur présence, l’ami de son fils bien-aimé, et cette enfant qui lui avait voué un culte enfantin, aujourd’hui devenue une jolie jeune fille aux boucles brunes. Mme Pauwel ne vit rien d’une ressemblance qui sans doute eût été haïssable jadis. Elle n’en vit rien et n’y pensa pas. Elle alla chercher et leur fit toucher quelques joujoux qui avaient appartenu à Henri, quelques livres d’école à lui, puis sa montre et son portefeuille, contenant, entre autres, une carte de Finlande, objets qu’on lui avait pieusement retournés. Il paraissait que l’un des anciens camarades de classe d’Henri avait été assistant du médecin de l’ambulance et s’était chargé de ces derniers souvenirs. Quand il commença à se faire tard, Jenny accompagna sa mère dans sa chambre et l’aida à se coucher. Elle alluma une petite lampe pour que Mme Pauwel n’eût pas à se trouver en pleines ténèbres. — As-tu des nouvelles d’Axel, ma petite fille? demanda la mère. —• Merci, maman, il va mieux. J’ai eu une lettre aujourd’hui. — Prends bien soin de lui, mon enfant, prends soin de ton cher mari. Ensuite Jenny rentra chez elle. Sur sa table était la lettre d’Axel. Elle lut : « L’avenir est entre tes mains, Jenny, entre elles seules. II eût mieux valu que je t’aie tout dit, je le sais, mais tu as appris assez tôt que je ne suis pas un honnête homme, ou du moins que je suis capable de succomber à toute tentation, et aussi que je suis un pauvre être manquant de courage moral. N’importe quels faux-fuyants me sont bons, plutôt que la franchise! Et comme la franchise, pourtant, eût été bonne! « ... Je ne sais pas si l’être humain est capable de changer foncièrement sa nature. Je ne sais pas si la seule volonté y suffit. Je souhaite qu’il en soit ainsi, mais je n’en suis pas sûr. Pourtant je veux croire qu’on est déjà en route, lorsqu’on commence à voir clair en soi, cruellement clair, et sans réticences. Mais je ne puis te demander de baser ton existence future sur une croyance que tu ne partages peut-être pas. « ... Parfois, je pense que j'étais déjà déformé très tôt. Mon envie d’être quelqu’un s’est transformée en envie de paraître. Au lieu d’être vrai, il m’a suffi de paraître vrai. C’est plus facile, et c’est par le fait l’expédient des lâches — je le sais aujourd’hui. « ... Avant tout, Jenny, sou viens-toi de ne pas m’accorder ta compassion. Si la méfiance est ancrée trop fort en toi, tu ne dois plus vivre avec moi. Ce serait toi qui subirais un tort profond. « ... La veille de notre mariage, Suzanne me disait : « Jenny épouse demain deux messieurs Cottorp. )) Comment se fait-il qu’au bout de tant d’années, je me rappelle si bien cette petite phrase dite avec la nonchalance habituelle de Suzanne? C’est, probablement, qu’elle m’a touché à vif. (( ... Réussirai-je à faire la fusion de ces deux 365 messieurs Gottorp en un seul? Pourtant il faut qu’elle se fasse. Sans cela, mieux vaudrait la mort. )) Ainsi écrivait-il, ainsi avait-il déjà parlé et re parlé, se répétant, s’accusant lui-même, les yeux désespérés, malade, le cœur battant irrégulière ment, présentant tous les symptômes d’un surmc nage profond et de la crise psychique d un homme de cinquante ans. Jenny resta un moment assise, immobile, avec la lettre devant elle. Axel lui rendait sa liberté, au cas où elle la souhaiterait; mais il n’y avait qu'une réponse à donner. On n’abandonne pas un vaincu. Soudain, elle entendit Edouard Obitz remuer dans la chambre contiguë à la sienne. Elle se leva et alla vers la porte. — Tu es encore habillé? — Oui, répondit-il. Entre, Jenny. Lui aussi était resté assis, inactif, fumant et méditant. Jenny s’assit sur le canapé. Cette chambre avait été jadis celle d’Henri, et combien de fois, combien d’innombrables fois ne s’étaient-ils pas serrés ensemble tous les trois sur ce même canapé ? Sur son lit, Edouard prit un oreiller et une couverture pour elle, et l’aida à s’installer confortablement. — Tu parais bien fatiguée, Jenny. —- Oui, j’étais fatiguée, mais maintenant je suis bien. Merci. Et elle s’allongea sous la couverture, avec un soupir. — Te rappelles-tu, lieutenant, que jadis, je te nommais mon meilleur ami? — Je ne l’ai jamais oublié. — Je te confiais mes secrets. — Oui, oui. — Depuis ce temps-là, je n’ai jamais eu personne à qui les confier. Elle resta un instant silencieuse, les yeux fixés au plafond. C’était un plafond ordinaire, blanc, et une ombre venant d’une chaise, sur laquelle était pendu quelque vêtement, se projetait énorme sur ce plafond blanc. On aurait dit un être informe, une bête ramassée, le dos courbé, prête à bondir. Si Jenny avait été enfant, son imagination aurait été mise en éveil, et peut-être aurait-elle eu peur. Elle sourit. Non, elle n’avait plus peur, et même eût-elle eu peur, n’était-il pas auprès d’elle, la gardant, le lieutenant, le petit Grieg? Comme c’était bon, comme c’était bien! Elle dit : — Tu ne t’es jamais marié. Pourquoi? — Ça ne s’est jamais trouvé. — Tu aurais dû le faire. Tu es bien seul. Il ne dit rien un instant, puis : — Il y a une raison. Je ne me suis jamais soucié que d’une seule. Jenny ne répondit pas, et il regretta aussitôt d’en avoir trop dit. Peut-être Jenny avait-elle compris et cela lui avait-il déplu. L’heure silencieuse de la nuit l’avait surpris et l’avait fait parler. Puis Jenny dit : — Le mariage n’est pas toujours une si bonne chose. On ne sait pas, d'abord, combien c’est terriblement sérieux d’être deux. Des années passent avant qu’on se rende compte qu’on est resté deux inconnus l’un pour l’autre. Quand même... —• Quand même? — Il ne faut pas se plaindre d’avoir été finalement éclairé. Ne penses-tu pas que le plein jour est surtout ce qu’il nous faut? — Tu as raison. — Pourquoi aussi exiger de vivre éperdument heureux? Crois-tu, même que cela existe, un bonheur éperdu? — En tout cas je n’en ai jamais rencontré —-qu’en rêve. Elle se redressa, cessa de regarder le plafond, s’appuya sur son coude et se tourna plus franchement vers lui. — Je pense que tu es de ceux qui n’ont jamais rien demandé pour eux, à la vie, et qui ont su rêver. Puis, elle s’étendit de nouveau, comme épuisée, et de nouveau ce fut avec un léger soupir. Elle murmura : — Comme je suis bien, comme cette heure est bonne, mon ami. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle s'était endormie. Edouard resta immobile, de peur de faire le moindre bruit, ne rallumant pas sa cigarette. Jenny dormait auprès de lui, et cet instant, sans doute, ne reviendrait jamais. Il étendit un bras et attira discrètement une chaise un peu plus près d’elle, de façon à empêcher la lampe de la gêner. L'être informe créé par l’ombre sur le plafond disparut aussitôt. Edouard regarda Jenny dormir. C’était elle qu’il avait toujours aimée plus que personne autre sur terre. L’instant présent lui sembla le plus cher et le plus précieux de sa vie. Jenny dormit un quart d’heure et tressaillit. Elle se souleva et rejeta vivement la couverture. — Vraiment, ai-je dormi, dit-elle. Je ne crois pas! Je songeais à nous deux. Comme nous avons été longtemps séparés! Et puis soudain, on ne sent plus rien de la séparation, plus rien des années écoulées. Nous sommes toujours là, le « régiment ». Henri, toi et moi. Tu le sens bien, n’est-ce pas, Henri aussi est là? Et jamais, plus jamais, tu ne seras loin de moi. — Hélas, dès demain, ce ne sera plus que le rêve qui continuera. — Je sais bien, dit-elle. Tant de choses m’attendent, moi aussi. Elle passa les deux bras autour du cou d’Edouard, pressa sa joue contre la sienne et resta un instant auprès de lui : — Bonne nuit, mon grand, bonne nuit, Grieg. Et merci. — Merci, murmura-t-il. Puis, il l’accompagna jusqu’à sa porte et la referma derrière elle. XIII Le lendemain matin, Toria s’éveilla tôt; il ne faisait pas encore jour. Elle se leva vite, se vêtit silencieusement et se glissa dehors sans être entendue. Sous ses pas craquait la glace que la nuit avait formée sur les flaques d’eau. Enfant, elle avait aimé ce petit bruit sec. Mais ses pensées, ce matin, ne remontaient pas vers le passé, au contraire, elles l’entraînaient en avant. Une idée germant depuis quelque temps était en train d’éclore, et elle avait hâte de se convaincre qu’elle était sur la bonne voie. Au magasin Adolfsson elle demanda s’il était possible de voir déjà M. Aron. Elle l’avait vu la veille au cimetière et elle savait que lui aussi l’avait vue. Vue, c’est une façon de parler : il l’avait dévorée des yeux. Le garçon de la boutique répondit que M. Aron allait partir pour une course dans le pays, mais Toria réussit à le rattraper juste comme il prenait les guides de son cheval, devant l’écurie. — J’ai à te parler sérieusement, Aron. — Je peux remettre ma course à plus tard, dit-il, si tu as quelque chose à me dire. — Tu te plais toujours ici? — Non, et je ne compte pas y rester. J’ai autre chose en vue. — Voilà qui va parfaitement, dit Toria. Où pouvons-nous bavarder? — Au petit bureau. Papa ne descendra pas avant une heure d’ici. Ils entrèrent dans le petit bureau derrière le magasin. La lucarne de la porte était toujours là; on pouvait voir ce qui se passait dans la boutique. Toria prit place sur le haut tabouret près du pupitre, tandis qu’Aron restait debout, la regardant sans aménité. Il n’avait pas mauvaise tournure. Tous deux s’examinaient mutuellement, et Toria le trouva encore plus à son avantage que la veille, pendant l’enterrement, quand ses yeux avaient l’air de lui sortir de la tête. Sans perdre de temps elle lui demanda : — Te souviens-tu du jour où tu m’as écrit pour me demander en mariage? — Oui, et même que cela m’a valu des insolences. — Je vois peut-être à présent les choses un peu autrement. — J’ai oublié toutes ces sottises, dit Aron. — Es-tu fiancé, peut-être? — Non. — Nous ne nous sommes rencontrés que trois fois depuis, dans la rue, poursuivit-elle. Trois fois, c’est peu, en six ou sept ans, mais chaque fois, tu as rougi. ■ C’est possible, dit-il. C’est que je pensais sans doute à notre stupide bataille. Toria ne se laissa pas démonter. — Vois-tu, continua-t-elle, j’ai pensé que si tu voulais venir me retrouver et que nous refassions connaissance, peut-être arriverais-je à te plaire encore. — Drôle de proposition ! —• Oui, très drôle, mais pas absurde. Pourquoi une jeune fille ne pourrait-elle pas faire les premiers pas? — Je ne dis pas. — C’ést que voilà : je me dispose à ouvrir une maison de commerce. J’ai une proposition de fonds de magasin. Puis elle donna des détails. Il était question d’un commerce de soieries, d’articles de mode, dentelles, etc. Très avantageux. Une occasion. Elle donna le chiffre de sa modeste fortune et mentionna son stage d’apprentissage chez M. Karolin. — Karolin, dit Aron, n’est-ce pas lui qui autrefois faisait des tournées par ici? — Justement. Un petit gros. — Eh bien, et mon rôle dans tout ça ? —• D’abord je veux trouver un associé qui connaisse la partie. Est-ce que tu pourrais l’apprendre, crois-tu? Soieries et articles de mode? — Ma foi, dit Aron, ce serait peu de chose! J’ai un camarade qui était dans le fer, et qui s’est mis ensuite dans la soie, et il a parfaitement fait son chemin. Toria réfléchit et dit : — Il vaudrait peut-être mieux que je cherche à mettre la main sur ce type-là? Aron, avec dignité, jeta un regard par la lucar ne, puis écouta un instant, les yeux levés vers l’ap-parlement de son père, d’où heureusement ne venait aucun bruit, puis il dit avec un peu plus de vivacité que précédemment : — Non, halte-là! Ma bonne Toria, rappelle-toi que c’est à moi que tu as d’abord proposé la chose. Ce n’est que si je dis finalement non, que tu peux aller trouver ce mercanti en soie. — Ecoute, alors. Donc, tout d’abord, nous travaillerions ensemble. Tu as été à l’institut de Commerce, n’est-ce pas? — Oui. Je suis diplômé. — Et si nous nous trouvions bien et que nous nous plaisions l’un à l’autre, nous pourrions ensuite nous marier. — C’est que tu vas un peu vite. —• Si tu veux, je te laisse le temps de réfléchir. Toria se tut, Aron quitta le pupitre et alla se mettre à la fenêtre, la même par laquelle une Toria de quinze ans avait sauté un jour pour aller ensuite à bicyclette déposer plainte contre son père et contre lui-même. — Papa t’en veut toujours, dit-il. — Mais tu es majeur et moi aussi, et une fois que nous serions mariés, il faudrait bien qu’il me pardonne. Aron médita encore : — Tu ne dois tout de même pas être en peine pour trouver un mari? Non, je ne pense pas que ça me soit autrement difficile. Seulement, Aron, fais-moi le plaisir de ne pas continuer à me tourner le dos. Re- 373 viens, et je te dirai quelque chose. Je serai sincère. — Va toujours. — Voilà! Je ne suis pas une personne à qui ça convienne de vivre seule. Eva Cainberg par exemple, ça lui convient à merveille, je ne peux pas me modeler sur elle. Comprends-tu ce que je veux dire? — Va toujours. Deuxième point : je ne suis pas une jeune fille qui veuille galvauder sa vie. Je veux de l’ordre. Ab-so-lu-ment. Je veux de l'ordre. Aron approuva d’un signe de tête. — Et alors, le mariage est la seule issue convenable, dit-elle. — Ça peut être aussi un petit enfer. — Non, à condition qu’on ne se marie pas parce qu’on a perdu la tête. —• Il faut tout de même se plaire l’un à l'autre. Tu ne veux pourtant pas que je me figure que c’est le cas ici? dit-il, et Toria reconnut une petite moue de sa lèvre inférieure qui trahissait qu’Aron était vexé. — Nous y voilà, s’écria-t-elle. J’y pensais justement cette nuit! Se plaire! ! J’avais de la peine à dormir. Alors j’ai passé en revue tous les jeunes gens que je connais, et réellement je n’aurais voulu me marier avec aucun d’eux. Voir chaque matin un Tel ou un Tel manger son oeuf à la coque et boire son café! Non. Mais lorsqu'en pensée je suis arrivée à toi, tel que je t’avais vu pendant l’enterrement, hier, pas très beau, à vrai dire, je 374 compris qu’avec toi je pourrais peut-être oser tenter un essai. Tu es proprement stupéfiante, dit-il. — Tu es libre de me refuser. - Je n’ai pas encore dit ça. Toria alla à la porte de la boutique et regarda à son tour par la lucarne. — Dis-moi, Aron, est-ce que le tiroir aux pruneaux existe toujours? Donne-m’en un ou deux, tu seras gentil; j’ai faim, je suis sortie sans manger. — Si tu veux, montons, on te servira quelque chose. — Pas encore. Si nous rencontrions ton père! Mais je suis contente que tu veuilles peser la chose. Si tu m’avais tout de suite dit que tout était parfait, ça aurait été beaucoup moins bien. Tu es pondéré. Aron alla chercher une poignée de pruneaux, qu’ils se partagèrent, comme jadis. Il demanda ensuite, toujours pensif : — Naturellement, tu as été amoureuse plus d’une fois? — Je ne l’ai été réellement qu’une seule fois. Tout à fait fort. Je crois que c’est une maladie. Je crois que dans cent ans tout le monde saura cela, et que peut-être aussi on aura trouvé un sérum. Qu’en penses-tu? Ce serait un bienfait, ce sérum. Je n’y ai jamais pensé. — En ce cas, tu es ignorant de tout. Quant à moi, qui en ai yu, je ne veux pas être malade, mais bien portante, et je veux que celui qui se mariera avec moi puisse être tranquille. — Ma foi, figure-toi que je commence à penser que tu as raison, dit-il, Toria donna un coup de pouce à son chapeau. — Ne t’en vas pas encore, dit Aron. — Il faut que je m’en aille. Mais tu me donneras ta réponse. Quand tu voudras. — Ecoute. — Alors? — C’est très bien, ce que tu viens de faire. Ça a de l’allure. — C’est sérieux? — Je commence à te comprendre. Tout ça paraissait bizarre, d’abord. Mais je serai à Stockholm la semaine prochaine. La lèvre inférieure d’Aron avait complètement perdu sa moue. — Je crois que tu as déjà un commencement de petit sentiment pour moi, dit Toria. — Toutes les jeunes filles ne sont pas aussi franches. Il suivit Toria à travers la boutique, puis encore un bout de chemin. Il faisait, à présent, grand jour, et le temps avait l’air de vouloir se mettre au soleil. Les petites surfaces de glace dégelaient en vitesse sur les flaques d’eau de la route. Toutefois il y avait un point vital, sur lequel Aron se sentait obligé de revenir : — Dis-moi, Toria, peut-être toute cette histoire repose-t-elle seulement sur le fait d’un dépit amoureux? — Non. J’aurais pu m’entêter, m’attacher à ses pas... celui auquel tu fais allusion. Ça aurait pu 376 marcher. Je me serais installée, seule, dans quelque petit appartement et puis parfait bonheur, et cætera. Mais je n’aurais jamais supporté une situation fausse. Je me serais senti me désagréger, petit à petit. Et c’est comme je te l’ai dit : je veux de l’ordre, du travail, une maison, des enfants qui seront bien élevés par un papa et une maman. — Des enfants, fit-il, des enfants? Mais c’est donc que tu penses pouvoir m’aimer un jour! Toria s’arrêta et tendit sa main dégantée à Aron : — Oui, et même plus que je ne croyais possible quand je me suis d’abord décidée à venir te trouver. Et quand je te vois là, avec un air tout à fait heureux, je crois même que tout ira tout à fait bien. Seulement, maintenant au revoir, mon cher, ne m’accompagne pas plus loin. Non, Aron; c’est que je veux prendre le petit détour par le cimetière. J’ai quelques chéris là-bas, avec qui j’ai encore à parler, et là, il faut que je sois seule!