LES PORTRAITS DE FEMMES AUX SALONS DE 1902 I Il n’est de bons portraitistes de femmes qu’à Paris. Qu’un vieux maréchal glabre ou qu’un pseudo-prêtre ridé veuillent laisser à leurs proches ou à leurs troupes leur masque d’entêtement et d’orgueil, ils trouvent leur peintre, sans sortir de leur pays, — à Munich. Qu’un explorateur en khaki ou un savant dans son laboratoire, ou un pair rengorgé dans sa robe fourrée, soient en quête d’un interprète de leur audace ou de leur suffisance, ils n’ont pas besoin de traverser le détroit, et M. Herkomer, ou M. Ouless, ou M. Orchardson pourvoiront à tout, avec un sérieux et une ironie qu’aucun artiste au monde aussi bien ne doserait. De même, un poète suédois ou un philosophe, debout et tête nue parmi les montagnes et les forêts de son pays, n’aura pas à chercher bien loin son peintre. M. Kroyer se promène dans les mêmes bois et son œil s’illumine au même jaune rayon. Chairs Masques, os malaire bossuant la peau, proéminence de l’arcade orbitaire, touffes de poils blancs sur les yeux, rides et plisse-mens d’une peau vieille qui se détend et se vide de son contenu, ou bien carnations sanguines, épidermes tendus et rutilans, mains nerveuses pétrissant le feutre, ou serrant le stick, machine musculaire prête à fonctionner, dans sa raideur et sa brutalité, — tout cela, les peintres, hors de France, le voient, l’attrapent, le fixent aussi puissamment que les nôtres. Mais, s’il s’agit de choisir une attitude simple, un geste souple, de surprendre une expression indécise, une carnation nuancée dans un modelé sous-entendu, de disposer un lé d’étoffe, de faire vivre chaque plis, chaque nœud, chaque ruban, de flatter sans flagornerie, de poétiser sans affadir, alors c’est à Paris qu’il faut que s’en vienne le modèle. Et il y vient en effet. Le portrait français est le miroir où aiment à se mirer les femmes du monde entier. C’est à lui aussi que viennent s’appliquer tous nos peintres, quel que soit le genre où ils aient d’abord triomphé. M. Dagnun n’a commencé par surprendre des Noces chez le Photographe et M. Benjamin Constant à massacrer des Turcs, ou M. Klaineng à délivrer les prisonniers de la Bastille, que pour peindre, un jour, leurs contemporaines, jouant avec leurs bijoux ou tenant des roses. M. Aimé Morot n’a conduit tant de charges de cavalerie, et M. Raffaelli n’a épié tant de chiffonniers que pour tracer un jour, d’un trait plus sûr, des images plus calmes et plus douces et plus pures. Poètes épiques, historiens, dramaturges, pour fous vient un moment où ils laissent là leurs rêves pour de patientes biographies d’art. Les peintres finissent dans le portrait comme les poètes dans le journalisme. Et l’on peut s’en désoler, mais on peut aussi s’en réjouir. Que de liberté, que d’ampleur, donne cette éducation antérieure et cette science de la composition ! Quelle supériorité sur les peintres de « morceau ! » Tant qu’il ne s’agit que du classique trois quarts, un côté s’enlevant en clair, l’autre en sombre sur le fond dégradé — le « professionnel » du portrait demeure égal ou supérieur à ses confrères. Mais s’agit-il de tracer un bout de forêt derrière une spirituelle coiffure, d’ordonner une attitude gracieuse où tous les plis jouent et dansent, M. Humbert retrouve les feuillages de sa Fin de la Journée, et M. Flameng n’a pu peindre les élégantes aux grandes cannes de Machecoul, sans apprendre pour toujours comment on dispose les lignes souples, les attitudes, — insolentes ou gracieuses, — qui font honneur au corps humain. Cette supériorité n’est pas d’hier. C’est par là que l’Art français a commencé, avec Clouet ; c’est par là qu’il se survit. Dans ses plus mauvais jours, il a été sauvé par ses portraits. Quand le genre devient grossièreté et le symbole fadeur, quand les théories et les esthétiques savantes égarent de naïfs artistes dans les recherches extra-artistiques, ou encore, quand le désir d’attirer l’œil par un procédé nouveau fait oublier les élémens les plus nécessaires de l’art du dessin, il est encore un genre que le symbolisme n’entame point et que le tachisme respecte : c’est le Portrait. Il a traversé toutes les révolutions et les modes de ces dernières années, sans en être notablement influencé. Il a résisté aux suggestions des rose-croix et aux entreprises des pointillistes. Et, aujourd’hui encore, aux Salons de 1902, c’est lui qui conserve à l’Art français sa suprématie. Sans doute, les portraits de femmes ne sont pas les seules choses précieuses de ces Salons. Difficilement on trouverait hors de France trois chefs-d’œuvre de couleur, de matière et de composition, tels que le 1807, de M. Détaille, les Dentellières de M. Bail, et le Vainqueur de Lépante de M. Roybet. Le mot « chef-d’œuvre » est un gros mot, mais on n’a pas si souvent occasion de l’introduire dans une étude d’art contemporain, qu’il faille, quand on le peut, et surtout quand on le doit, s’en abstenir. Assurément, ni M. Roybet, ni M. Bail, ne nous donnent une sensation d’art nouvelle, mais il y a si longtemps qu’on ne nous en avait donné d’aussi fortes ni d’aussi justes, que cette justesse ou cette force peuvent bien compter pour les plus étranges des nouveautés. Singulière, en effet, est la joie qu’on éprouve à voir paraître au milieu des laborieuses indigences de nos jeunes écoles et des prétentions malaisées de nos pseudo-artistes, cette générosité de couleur, cette audace à tout aborder et cette facilité à tout réussir, cette simplicité de touche, cette largeur, cette coulée de pâte, où les muscles se révèlent sans rudesse, se modèlent dans la pleine lumière, où les belles teintes du sang chantent sans dissonance ou psalmodient sans monotonie, où le plus petit atome de matière semble encore mobile et contenir, comme l’atome correspondant dans la nature, sa globule de vie, — joie de découvrir, après tant de surfaces parcheminées, qui sont, nous assure-t-on, des symboles, des états d’âmes, des synthèses ou des évocations, quelque chose enfin qui soit de la peinture. C’est aussi le mot qui convient à l’étrange entreprise qu’a tentée M. Détaille de nous intéresser au sujet le plus ingrat, le plus froid ; et l’on peut dire, en se plaçant au point de vue esthétique, le moins intéressant qui fût : la réception par la municipalité de Paris, à la barrière de la Villette, des troupes revenant de Pologne après la bataille de Friedland, — panneau destiné à la décoration de l’Hôtel de Ville. Tout devait le faire échouer : l’uniformité d’un cortège officiel, la dispersion ou l’éparpillement des acteurs et des spectateurs de cette cérémonie, l’immobilité de la parade, le bric-à-brac des costumes divertissant dans une toile de genre, hasardé dans une évocation épique : il a triomphé de tout. Les groupes massés, distincts, tenus à leur plan par une admirable perspective aérienne, tendent, d’un même mouvement, vers le centre du tableau où les drapeaux reçoivent les couronnes d’or qui leur sont attachées. Les personnages multicolores et empanachés n’évoquent aucune idée de figurans, car ils sont en plein air, sur de la vraie terre, sous un vrai ciel, les pieds dans la boue et tout rutilans d’orgueil. Heureusement, pour l’art, il ne faisait pas beau, ce jour-là. Des flaques de pluie animent le terrain, des nuages et des fumées mouvementent le ciel, un vent violent anime les drapeaux des soldats, les manteaux violets des sénateurs, les chapeaux au bout des poings, les écharpes au bout des doigts, des mouchoirs, des dentelles, et les feuilles de musique des sensibles cantatrices. Et ces trois masses : — le Sénat éventé, le peuple tempétueux, l’armée immobile, — sont traversées d’une telle vie qu’on dirait l’impression immédiate et toute chaude d’un spectateur contemporain. Avec ces œuvres, il y a encore bien des traits significatifs. Au salon de l’avenue d’Antin, par exemple, nul n’a passé devant les disciples de M. Burnand, écoutant la Prière sacerdotale, sans emporter, gravées dans sa mémoire, ces expressions attentives, attachées, inquiètes ; ni devant l’Automne en Corse, de M. René Ménard, sans mieux sentir le silence, la paix, l’ampleur virgilienne de la vie méridionale, au repli mystérieux d’un vallon inconnu, visité du soleil seul qui laisse dormir ses admirables rayons. On ne saurait davantage oublier les deux portraits où M. Jacques Blanche, par un incessant enrichissement de sa palette et de sa facture, fait apparaître M. Paul Adam et M. Cottet, ni celle procession de formes noires parmi les pierres grises de Bretagne, ces vieilles femmes allant à la Messe basse en hiver, aussi anonymes que les vagues qui battent leur rivage, poussées par une force aussi ancienne et aussi régulière que les marées. Ces œuvres, et les paysages de M. Cabié au Salon de l’avenue Nicolas II et aussi des « morceaux » comme le portrait de M. Benjamin Constant, par Mlle Delasalle, suffiraient à montrer que les théories modernistes n’ont pu prévaloir contre le goût inné des artistes aux Salons de 1902. Ces théories, d’ailleurs, nous font un peu l’effet de vieilles devises de blason, tellement mal elles s’appliquent aux préoccupations présentes et aux immédiates réalités. Les deux Salons sont également classiques et également jeunes. Ils se rejoignent de plus en plus. Les visiteurs venus au Salon de l’avenue d’Antin pour fuir la froideur et la pompe des commandes officielles, se heurtent à un dîner de vingt mille maires et à toutes les Académies rendant hommage à Pasteur, et ceux qui ont cru trouver, au Salon de l’avenue Nicolas II, une assurance contre tout souvenir de Manet se trouvent en présence de la Belle Fille, de M. Caro-Delvaille. A la scission qui persiste entre les deux sociétés, il est impossible d’apercevoir une autre raison ou une autre conséquence qu’une organisation supérieure dans un des Salons et un plus grand nombre de bonnes toiles et de bonnes statues dans l’autre. Les artistes de l’avenue Nicolas II peignent mieux les tableaux qu’ils montrent et les artistes de l’avenue d’Antin montrent mieux les tableaux qu’ils peignent. C’est toute la différence. Des deux côtés, décroissent également les deux formes de l’art nouveau : le symbolisme et le pointillisme. Ils ont quasi disparu et la pénombre chaude, dorée, que le plein air devait proscrire est redevenue l’atmosphère où respirent le plus volontiers les jeunes gens. Ceci est déjà vieux de quelques Salons ; mais ce qui s’affirme cette année, pour la première fois, avec une telle universalité, c’est le goût des scènes d’intérieur. A chaque pas, on trouve des toiles ainsi qualifiées : La Console, le Coin du feu, le Buste, la Commode de laque, la Psyché. Jamais on n’a vu tant de jeunes artistes se dévouer à polir des cuivres, à frotter des parquets, à capitonner des meubles, à allumer des lampes discrètes ou des feux prudens, dans des recoins sombres, clos, quiets. Ce n’est pas seulement, chez les Artistes français, M. Bail ou M. Lucas, ou M. Thomas qui s’y appliquent. Considérez, dans la jeune Société nationale, les tableaux très curieux de MM. Hugues de Beaumont, Delachaux, Garrido, Griveau, Humphreys Johnston, Larrue, Morisset, Pelacier, Prinet, Saglio, Sickert, Smits, Tournès, et la plus vibrante des toiles de M. La Touche : ce ne sont que coins de chambres, ou de salons, ou de cuisines, ou de boudoirs ; portraits de bustes, paysages de tapis, de tentures, lointains de glaces, jours de souffrance, hantés parfois d’une figure, le plus souvent à contre-lumière, obscure, immobile, douée d’une vie à peine plus consciente que ses bibelots et d’une action à peine plus volontaire, que sa pendule semblant, comme chez Pieter de Hooch, un meuble nécessaire du home, ou son émanation. Considérez maintenant les toiles exquises de M. Waller Gay Chez Helleu et Les Dessins, celles de M. Brounzos, de Mlle Germaine Druon, de Mme Louise Galtier-Boissière, de Mme Madeleine Huot, de M. Moreau-Nélalon, de M. Norcross, de M. Picquefeu. Pas un être humain ne les anime. La figure est proscrite. C’est de la peinture de misanthropes, ou plutôt, de subtils intimistes, évoquant la figure familière du home par les empreintes qu’elle a laissées, par ces mille, riens où tout ce qui importe se révèle à l’Ame observatrice et où à une Ame étrangère tout est étranger. Majesté de ce qui est silencieux et de ce qui est immobile, demi-confidences des portes entr’ouvertes sur d’autres pièces vides, révélations des glaces sur les choses adverses, allusions, par les plis des coussins, aux attitudes passées et, par la dégradation des couleurs, aux soleils anciens, solennité de la pendule où se promène l’aiguille comme un doigt qui effacerait circulairement quelque chose, lente agonie des fleurs aux lèvres des vases, visite quotidienne à la même heure, du rayon ami qui s’insinue, qui s’étale, qui réchauffe, qui incendie, puis qui décroît, et s’en va plus loin porter d’autres caresses indicatrices et réveiller d’autres couleurs endormies : voilà ce que le peintre d’intérieurs peut nous montrer en attendant que rentre la figure qui l’animera. Mais, dans d’autres, dans ceux que peignent à Versailles MM. Lobre et Picquefeu, personne ne rentrera. C’est leur état normal que d’être inhabités, déserts. Personne ne viendra soulever cette tabatière, orienter ce buste, allumer ces chandelles, se regarder dans cette glace. Ceux mêmes qui s’y refléteront en seront tout étonnés, n’oseront pas s’y mirer, passans obscurs, émerveillés que ces glaces faites pour un tout autre office daignent refléter leur obscure et anonyme image et passeront vite, à peine plus longtemps apparus sur la surface réfléchissante qu’un express le long d’un lac. C’est un signe de notre temps, que ces palais, ces châteaux, ces appartenions, qui légalement ne doivent être à personne, possédés par cet être invisible : la Nation, par ce mythe : M. Tout-le-monde, où des coalitions de volontés et d’autorités diverses sont requises pour ôter un clou ou allonger une ficelle, où chaque objet est tabou, qui ne connaissent plus rien de la vie, à peine parfois le torrent rapide des touristes « circulaires » vêtus et bottés comme pour traverser un marécage, ou bien la silencieuse silhouette d’un historien-poète ou d’un peintre familier dont les glaces se chuchotent chaque geste, l’une à l’autre, dans le balbutiement de leurs reflets. Cette réaction contre les scènes dramatiques, les faits divers ou les pompes de la vie publique est peut-être exagérée, mais elle est suggestive. Les intimistes se privent de beaucoup d’élémens d’Art en se renfermant dans des intérieurs qu’aucune figure n’anime, mais ils ont raison de chercher l’intérêt de la vie dans ces manifestations les plus calmes et les plus sobres parce que ce sont les plus profondes. Nous ferons comme ces peintres. Nous laisserons les présidens d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, fêter Pasteur ou apporter aux vingt mille maires la personnification concrète et polycéphale de ce qu’on est convenu d’appeler un « gouvernement. » Nous nous arrêterons seulement devant quelques beaux portraits de femmes. Car le portrait de femme est, cette année, le seul genre qui offre un assez grand nombre de belles manifestations pour être étudié en tant que genre. Tous les maîtres l’ont abordé. Ceux qu’un demi-siècle de succès a consacrés, — depuis M. Hébert, M. Henner et M. Bonnat, jusqu’aux jeunes de talent, M. Caro-Delvaille dans sa Dame à l’hortensia et M. Simon dans ses sœurs quêteuses, et les maîtres en plein zénith de leur talent. M. Dagnan avec le portrait de Mme Camille B… M. Chartran avec celui de Mme Roosevelt et de Mme Roosevelt, M. John Sargent avec les Deux Soeurs, M. Morot, M. Humbert, M. Lavery, M. Flameng, M. La Gandara et M. Raffaelli ; enfin, dans la sculpture, M. Verlet, avec son buste de Mme Dagnan-Bouveret et M. Sicard, avec son Portrait de Mme G… ont groupé un ensemble de figures contemporaines où toutes les difficultés de l’art du portrait féminin ont été abordées, quelques-unes résolues. L’occasion est précieuse pour noter ces difficultés, en définissant ce qu’est au juste un « Portrait de femme » et pour se demander comment aussi les modèles et le goût public pourraient aider l’artiste à en triompher. II La première difficulté est le renouvellement d’un genre si délimité, de conditions si définies, qu’il ne supporte guère d’innovations que dans sa partie la plus technique : la facture. La mise en cadre ne peut pas beaucoup varier, ni les proportions entre la figure et les accessoires être beaucoup interverties. Un personnage d’un pied de haut, dans un paysage de quatre ou cinq pieds, peut bien représenter exactement la ressemblance d’une figure contemporaine : ce n’est pas un portrait. C’est une scène de genre dans un paysage, à la façon de Lancret ou de Watteau. Même dans sa propre chambre ou son propre salon, une figure n’est un portrait que si elle y occupe un espace suffisant pour que l’attention ne s’en aille pas de meuble en meuble et de bibelot en bibelot, loin de la maîtresse de la maison. Ainsi les modernistes qui avaient tenté, à la suite de M. Frédéric Bazille ou de M. Whistler, de peindre leur figure au bas d’un paysage, ou de la reléguer en pénitence dans un coin d’une chambre, ont dû, peu à peu, y renoncer et la remettre au milieu du tableau, sous peine de ne plus être considérés comme des portraitistes. Toute révolution étant proscrite de la mise en cadre, pour-ra-t-il s’en trouver quelqu’une dans l’attitude choisie, dans le geste ou dans l’action de la personne représentée ? Pas davantage. Pour qu’elle appartienne au genre « portrait, » il faut qu’une figure soit immobile. Une Corinne déclamant des vers au cap Misène, une mère ajustant à sa petite fille la toilette du matin, peuvent être des chefs-d’œuvre : ce ne sont pas des portraits. Même une femme qui lit attentivement ou qui fait réellement de la dentelle, comme celle de Vermeer, au Louvre, ou celles de M. Bail, au Salon, ne peut être portraiturée ainsi. Il faut qu’elle s’arrête dans son ouvrage, qu’elle détache les yeux de son livre ou bien qu’elle ne le feuillette plus que machinalement, comme Mme de Pompadour son cahier de musique, dans le pastel de La Tour. Si la Mme de Motteville de Largillière cueillait des roses avec le soin que la dentellière du Louvre met à houspiller ses navettes et ses bobines, nous ne verrions ni ses yeux ni la moitié de son visage. Et ce défaut de naturel qu’on reproche aux excellens peintres du XVIIe ou du XVIIIe siècle était une qualité ou, si l’on veut, la conséquence obligée de ce double souci : montrer une femme qui cueille une rose, qui rafraîchit sa main à une vasque, qui se pose une mouche ou qui joue du violoncelle et, cependant, ne pas la montrer si appliquée à ces besognes que le tableau ne devînt une scène de genre au lieu de rester un portrait. L’originalité ainsi proscrite du geste va-t-elle se retrouver dans l’expression ? Bien moins encore, et c’est là surtout que toute insistance devient un défaut. Les têtes en grisaille de M. Carrière sont de fort belles têtes d’expression : ce ne sont plus des portraits. À ce degré d’intensité, ce n’est plus telle personne que l’artiste nous représente, c’est telle passion sous les traits de cette personne, telle douleur, telle émotion ou telle fatalité. Toute femme peut à un moment de sa vie présenter l’expression d’une Hécube ou d’une Mater dolorosa, mais si c’est le moment que choisit ou si c’est l’expression qu’imagine son peintre, c’est de ces deux figures historiques qu’il aura fait un tableau et non plus de la femme qui pose devant lui. Sans même pousser l’exemple à l’extrême, toute expression fugitive qui dérange l’économie habituelle des traits du visage et lui ajoute, à quelque degré, de l’intérêt dramatique lui retranche en même temps quelque chose de son caractère de portrait. En nous révélant mieux, peut-être, une des modalités de la figure, il nous empêche d’apercevoir les autres en puissance. Tout ce qui se reflète dans un lac disparaît dès qu’un sou flic le ride. Un vrai portrait est comme un lac où ne passe aucun souffle, où tout, par conséquent, se reflète. C’est un corps au repos et c’est une âme au repos. Il faut qu’on s’intéresse à l’être même plutôt qu’à ce qui lui arrive, et pour cela il faut qu’il ne lui arrive rien. Enfin, ce n’est pas seulement l’expression violente du visage qui peut lui ôter son caractère de portrait, c’est, jusque dans les expressions les plus calmes, tout ce qui fait disparaître, sous un masque générique, son trait individuel : par exemple, le port de tête et l’expression prescrites par saint Ignace de Loyola à ses disciples. Car ce n’est plus alors l’expression d’un individu qui se reflète sur le visage : c’est la physionomie d’une compagnie, d’une société, de tout un genre facile à reconnaître dans chacun des individus qui le composent. Il y a, au Salon de 1902, plusieurs portraits de religieuses, l’une vue de profil, par Mlle Smith, l’autre de face, une Béguine, par M. Pharaon de Winter. Peut-on dire que ce soient des portraits ? Ce qu’il y a de plus frappant dans ces physionomies ou dans ces attitudes, c’est ce que, dans toute autre physionomie de religieuse, à un degré quelconque, nous retrouverions. Le calme, la confiance, la certitude, le pli de l’obéissance passive et du labeur monotone, sont tellement écrits sur ces figures, par des conditions de vie, une discipline, un horizon de pensées tellement impératives qu’ils masquent presque entièrement les nuances individuelles qui constituent une physionomie. Sans doute, des particularités physiques ou des accidens qui sont dans chaque figure de religieux, l’artiste pourra faire une image particulière et reconnaissable, mais de son âme individuelle il ne donnera aucune idée : c’est l’âme collective de la compagnie qu’il peindra ; ce sera un type, et plus il aura du talent, plus ce type sera général, représentatif d’une foule d’hommes ou de femmes vivant de la même vie, plus ce sera une page d’histoire plus peut-être cela se rapprochera d’un chef-d’œuvre et moins ce sera un portrait. On voit dans quelles étroites limites est contenue l’innovation de l’artiste. Elle se borne à quelque rythme nouveau dans les tours, les atours et le jour, c’est-à-dire dans l’éclairage de la figure, le choix du fond, dans la gamme colorée et dans la facture ; en un mot, dans les qualités les plus spécifiques de l’art de peindre. C’est ce qui fait que tous les novateurs qui n’ont pas une véritable originalité technique et qui n’apportent dans l’art de leur temps que des innovations d’ordre philosophique n’abordent pas ou délaissent rapidement le portrait. C’est ce qui fait aussi qu’il est considéré par les peintres comme la pierre de touche du talent. La précision du dessin, la justesse du modelé, le naturel de la couleur ne peuvent être remplacés ni esquivés par aucun des stratagèmes habituels du symbolisme ou de l’impressionnisme. Il faut, de toute nécessité, et quels que soient les principes d’où, il est parti, que le peintre aboutisse à nous mettre en présence d’un être humain vivant, individualisé, reconnaissable et plutôt embelli. Or, si les théories diffèrent beaucoup, dans leur principe, on s’aperçoit, dans la pratique, qu’elles se rencontrent sensiblement autour du même point. C’est ainsi, par exemple, que les idéalistes sont bien obligés de laisser assez d’accidens ou de déchéances aux figures de leurs modèles pour que leurs amis les reconnaissent, et les réalistes d’y ajouter assez de beauté pour que ces modèles s’y reconnaissent aussi. — De même les clair-obscuristes sont-ils bien obligés d’éclairer largement leur figure « dans la lumière universelle » selon la recommandation de Léonard de Vinci, pour la faire voir dans sa totalité, et, d’autre part les pleinairistes ont-ils dû renoncer à la prétention qu’ils avaient un moment affichée de barbouiller un visage avec tous les reflets colorés des feuilles, des eaux, des ombrelles rouges ou des chapeaux de paille dorée qu’ils y avaient introduits. Les quelques tentatives de ce genre, si intéressantes qu’elles fussent et si instructives pour l’art, ont été promptement abandonnées dans le genre particulier du portrait et, de fait, chez tous ceux que le Salon de 1902 nous met sous les yeux, nous n’en trouvons pas une seule application. Une autre raison nous garde aussi de ce genre d’excentricités. C’est dans le portrait que le peintre dépend le plus du goût du public. Le même amateur qui, à la longue, se laisse persuader qu’il aperçoit une « angoisse d’humanité » dans un plâtre bossue ou qu’il démêle une « décortication de nature » dans le spectre d’une vieille palette, se refuse énergiquement à soumettre ses propres traits aux transcendantales opérations d’où ces merveilles sont sorties. D’ailleurs, les confrères veillent. Il est incroyable comme le sens critique des artistes est mieux aiguisé quand il s’agit de portrait que sur tout autre objet. Un amateur peut impunément brosser, pendant trente ans, des plafonds chaotiques ou des panneaux incompréhensibles. Il peut s’y permettre des entorses de dessin, des hérésies de perspective, des mensonges de couleur tels qu’un seul ferait fermer à tout débutant tes portes de l’école de Home : ses confrères sont pleins d’indulgence ou débordent d’admiration. Ils louent son sentiment de la décoration, sa-sincérité, son désintéressement, son indépendance des règles communes de l’art. Mais qu’il ne s’avise pas de faire des portraits ! Aussitôt les yeux de ses confrères se dessillent et deviennent singulièrement pénétrans. S’il choisit une gamme chaude, on l’accuse de tomber dans le « jus, » et s’il en choisit une claire, dans le « plâtre ; » s’il accorde quelque attention et obtient quelque réussite à la trame des toilettes et à l’essor des chapeaux, on le délègue aux gravures de mode, et s’il n’en accorde pas, on le renvoie chez les Quakers. En sorte que pour rester en équilibre entre ces diverses sollicitations, le portraitiste est tenu à une modération, à une prudence, qui ne laissent se déployer en lui qu’un minimum d’innovation et d’originalité. Cela s’observe jusque dans les procédés de facture. Tous ne conviennent pas également au portrait. Le modelé sommaire, l’application, au couteau à palette, de larges empâtemens de couleurs, les repeints du fond sur les contours des figures, qui font baver la matière colorée et forment un halo autour des chairs, et ainsi mettent la figure dans l’atmosphère ambiante, ces touches expéditives qui, vues de loin, suggèrent à l’œil des formes, qu’en fait, elles ne réalisent pas, — tous ces procédés qui font merveille dans le grand tableau ne peuvent être introduits qu’avec un dosage minutieux dans le portrait d’une figure unique, calme, vue au jour d’intérieur. Le sujet et le sentiment général d’une œuvre commandent jusqu’aux plus menus détails de sa matérialisation. Quand passe, en tempête, une charge de cavalerie dans un tableau de trente pieds, nous ne nous attendons pas à ce que l’artiste s’attarde à détailler tous les flocons de laine des chabraques, ou tout le détail des troussequins. Nous ne devons pas les voir. Et plus la facture de ce morceau sera expéditive, emportée, plus elle rappellera cette scène telle que nos yeux l’ont aperçue ou que notre imagination aime à se la figurer. Mais quand, dans un fauteuil, loin des averses de lumière, des poussières en suspens dans l’atmosphère, sans un souffle qui dérange ses cheveux, sans une parole qui entr’ouvre ses lèvres, tenant des roses immobiles comme des pierres précieuses, assise dans des plis arrêtés comme les plombs d’un vitrail, une femme pose pour son portrait, l’accalmie de la facture est dictée par ce calme et le rôle du pinceau défini par cette définition. Ce n’est pas assez qu’un doigt, qu’un bras soient suggérés. Il faut que la matière les réalise. Dans le portrait exposé par M. Morot, d’une facture exquise, tout aérienne et volatilisée, les bras sont ainsi suggérés dans la perfection, mais à la manière des décorateurs ou des peintres de batailles : tant que vous êtes loin, vous les voyez ; approchez-vous, ils disparaissent. On observe la même chose dans le tableau les Deux Sœurs de M. John Sargent, où les bras, les mains, l’éventail sont des prodiges d’adresse décorative. Mais un portrait est destiné à être vu de près et la même facture qui donne l’éclat et le mouvement à de nombreuses figures agitées et lointaines, ne peut être transporté qu’avec prudence dans le recueillement d’un portrait. Que l’on considère de quel dessin ferme et de quelle touche vigoureuse est réalisé le bras dans le portrait de la Princesse Joachim Murat, par Mlle Juana Romani. Ce morceau de peinture, le meilleur de tout le tableau, n’est certes pas d’un faire mesquin, ni d’un pignochage laborieux. Mais il existe et ne se borne pas à un frottis suggestif, bon pour un plafond. Ainsi ce genre, à quelque point de vue qu’on se place : mise en cadre, composition, attitude, expression, éclairage, et même facture, comporte-t-il une mesure, une clarté d’intention, dont l’artiste ne peut se départir, sous peine de faire tout autre chose qu’un portrait. C’est pourquoi les artistes de Paris, français ou étrangers formés à Paris, y sont les maîtres. Ces qualités sont précisément les qualités françaises ou que l’on acquiert en France, et il suffit de jeter un coup d’œil autour de nous pour nous en apercevoir. De M. Hébert, tout semble devoir être dit depuis soixante ans qu’il y a autour de lui des critiques, et qu’il peint. Mais quoi qu’on ait dit, le succès prolongé ou plutôt renaissant qui accueille chacune de ses gracieuses figures, montre assez si l’enthousiasme qu’il souleva jadis, parmi des générations disparues, tenait à une mode éphémère ou à un véritable apport de beauté. De ceux qui ont applaudi la Malaria dès son apparition, combien en reste-t-il parmi les foules qui traversent ces jours-ci le Salon ? Et combien, parmi les modèles qui se pressent dans son atelier, ont-elles vu, dans la petite église de l’humble village de la Tronche, la Vierge de la Délivrance ? Le succès de M. Hébert ne tient donc pas au souvenir des admirations passées, ni aux derniers échos d’une clameur dont les voix, tour à tour, s’éteignent. Ce sont des voix jeunes et des enthousiasmes spontanés. La mode a tant de fois changé ! Il en a subi toutes les épreuves : il y a résisté, il n’a plus rien à en craindre. Il renouvelle les prodiges de la vieillesse de Mignard, de De Troy et de Mme Vigée-Lebrun. Mais, en un certain sens, il les dépasse et les précieuses matières de son Art ne paraissent pas, malgré les années, s’appauvrir. A un loi degré de puissance, la beauté d’une œuvre est incontestable, quelles que soient les théories, — ou bien les contestations sont puériles. C’est ce qu’on a pu observer avec M. Hébert : c’est ce qu’on peut voir aussi chez M. Bonnat, chez M. Henner, chez M. Dagnan. Sans doute, rien de plus facile que d’insinuer des critiques. La facture de M. Dagnan n’est ni simple, ni homogène. Elle sent souvent l’effort et abonde en stratagèmes. Large dans les accessoires, elle se resserre et se rapetisse ; dans les figures. Dans tout le portrait, c’est le visage qui a le moins de relief et il doit son relief au modelé serré, précis, au dessin, à la valeur, bien plus qu’à la couleur même. Nombre de touches ou de hachures sont intrinsèquement violentes, heurtées : elles n’acquièrent leur harmonie que si l’on s’éloigne de la toile et si l’on considère l’ensemble. C’est très visible dans les blancs lumineux du portrait de Mme Camille B… par exemple. C’est dans une certaine mesure la loi du « mélange optique » appliquée par un sage observateur. Mais qu’importent les recettes, quand un effet de cette puissance est obtenu ? Qu’importe la matière, quand tout ce qu’on peut demandera une œuvre : harmonie, solidité, éclat, charme, profondeur, est réalisé ? quand des rapports de tons, comme ceux du rouge des roses et du violet de la robe, et des passages de lumière, comme ceux de ces surfaces blanches, sont obtenus ? Par-là, cette œuvre se place au rang des beaux portraits que nous ont laissés les maîtres. M. Dagnan ne se sert pas de stratagèmes pour esquiver les difficultés : c’est pour les vaincre. Il traite toutes les parties du tableau avec la même consciencieuse attention. Et cette attention n’ôte rien à l’expression principale. Tout est réalisé, rien n’est sacrifié, mais rien n’affaiblit l’unité du motif principal ; tout y concourt. C’est en quoi ce portrait, qu’on peut déjà appeler un chef-d’œuvre, a quelque chose de définitif : il semble qu’il ait été apporté ici d’un Musée. Des deux tableaux de M. Henner, on pourrait dire la même chose. Que la lumière en soit artificielle, que la facture en soit d’une fluidité que n’a pas la nature, qu’importe, si l’effet est puissant, concordant, homogène ? Devant un portrait comme celui de Mme H. W.., par exemple, devant cette poésie infinie de la couleur, cet éclat profond des yeux, on ne demande pas au peintre d’être d’une autre école ou d’adopter une nouvelle gamme de tons : on admire tout uniment. Chez tous nos portraitistes, on ne trouve pas cette puissance, mais dans presque tous, on trouve cette recherche du caractère. Autrefois, rien n’eût été plus semblable, au même Salon, la même année, que deux portraits officiels représentant les femmes de deux chefs d’état. Rien de plus différent, au Salon de 1902 que les portraits des deux présidentes Mme Roosevelt et Mme Loubet. Dans celui de Mme Roosevelt, si peu officiel, où, seul, un bout de colonnade ronde et blanche rappelle comme dans le portrait de Marie-Antoinette, par Westmuller, qu’il y a, aux environs, un palais, toute l’élégance, la liberté, la décision simple et tranquille des femmes des portraits d’Hoppner, de Reynolds et de Lawrence, se retrouvent. Les tons très clairs jouent dans une gamme d’une harmonie parfaite et les lignes multiples de la toilette tendent toutes à cette même expression, à travers leur fouillis d’une incomparable adresse comme une série de phrases sous des formes différentes, se rejoignant dans l’expression d’une même pensée. Cette science du rythme dans les plis qui enveloppent toute une figure est portée au plus haut point chez M. Caro-Delvaille, dans sa Dame à l’hortensia et s’unit à une exquise finesse de tons et à d’imperceptibles transitions entre les différens gris, roses et noirs. Depuis longtemps, on n’avait vu, dans cette gamme très difficile à manier, une subtilité pareille et depuis les jours lointains déjà où M. Whistler peignait la Femme en blanc, ces humbles couleurs : le gris, le blanc et le noir, n’avaient été observées par un œil aussi pénétrant. III « L’amour-propre est naturel à l’homme, mais surtout à la femme ; car il n’y en a point qui se fasse peindre qui ne se croie fort digne de cet honneur ; d’autant plus que c’est souvent à la réquisition et à la prière de quelque autre personne qu’elles sont peintes. Mais ce n’est pas là tout encore ; car, quand même elles possèdent quelque beauté, elles ne s’en contentent pas, et veulent toujours qu’on y ajoute quelque grâce nouvelle et qu’on expose leurs charmes sous le jour le plus favorable ; malheur donc au peintre qui ne remplit pas entièrement leur attente ! » Ainsi gémissait, en 1690, le bon Gérard de Lairesse, dans son Grand livre des peintres, et peut-être les choses n’ont-elles pas beaucoup changé. Aussi, après avoir examiné quels sont les devoirs du portraitiste, ce sont les devoirs du modèle qu’il serait peut-être plus utile encore de définir : « Voilà le tableau que nous avons peint nous deux, » disait un jour au peintre ordinaire du paysan français, M. Lhermitte, un pauvre hère de chemineau, qui avait posé pour lui. Cette naïveté est un enseignement. Dans le portrait, le modèle joue un tel rôle, il choisit et dispose tant d’élémens de succès que, s’il a du goût, sa collaboration peut aider l’artiste et, s’il n’en a pas, il peut l’aider encore en s’abstenant de toute exigence saugrenue. Léonard de Vinci a écrit un curieux chapitre sur ce sujet : Comment on doit peindre les femmes, et Rubens y a ajouté un assez piquant formulaire de sa façon. Mais à cette question : « Comment les femmes doivent-elles se faire peindre ? » ces maîtres qui auraient eu tant à dire, et qui l’auraient dit de si haut, n’ont pas fait de réponse. Cependant, d’après les notes qu’ils ont écrites et les œuvres qu’ils ont laissées, on peut s’en faire quelque idée. D’abord, le choix du peintre. Ce n’est pas le même, qui trouvera, sur sa palette, ce qu’il faut pour reproduire une coloration brune, des traits soulignés, une violente opposition de valeurs, et au contraire les lueurs froides et perlées des visages sans relief et lymphatiques, les ombres exhalées sur des plans à peine sensibles, les traits incertains perdus dans le remous des chairs. C’est pourquoi le premier soin d’une femme doit être de choisir exactement non pas le peintre qui la fera ressembler au portrait de telle personne qui lui plaît, mais qui le fera ressembler à elle-même et dont le coloris habituel reproduit déjà sa couleur. Elle doit distinguer, dans le succès d’un portrait, ce qui est de l’interprète et ce qui est du modèle et ne pas s’imaginer qu’en prenant le même interprète un objet tout différent sera susceptible de la même interprétation. Le second point est le choix de la toilette. Le devoir du modèle, ici, consiste essentiellement à ne pas choisir, car nul n’est plus mauvais juge. Il importe très peu qu’une toilette ait eu le succès de la mode et des félicitations dans le monde. Elle peut être détestable dans un tableau. Cela pour deux raisons : la première est que, dans le monde, on a pu la juger en tant qu’œuvre d’art elle-même ; dans un tableau elle devient un simple accessoire. Ce n’est nullement son charme qui compte, c’est son rôle vis-à-vis de la figure, qu’elle ne doit ni éclipser ni affaiblir. « Que la draperie, dit Léonard de Vinci, soit accommodée et jetée de telle sorte qu’elle ne paraisse pas un habillement sans corps, c’est-à-dire un amas d’étoffe ou des habits dépouillés et sans soutien, comme on le voit faire à plusieurs peintres qui se plaisent tant à embrasser une grande quantité de plis qui embarrassent leur figure, sans penser à l’usage pour lequel ces étoffes furent faites, qui est d’habiller et de couvrir avec grâce les parties du corps sur lesquelles elles sont. » La seconde raison, c’est que ce succès peut tenir à un de ces engouemens passagers qu’on appelle « modes » et dont le caractère est d’être éphémère aussi bien qu’impératif. Si, dans une œuvre destinée à durer, on fixe ce qu’il y a de plus adéquat au goût d’un jour, on risque fort d’y fixer, par là même, ce qui résistera le moins aux jugemens successifs et, en définitive, à la moyenne concordante du goût. Sans doute, au regard de la curiosité, les outrances de la mode sont précieuses à recueillir. Même surannées, surtout surannées, elles fournissent un document ironique et touchant sur ce qu’aima l’âme légère attachée à ces fanfreluches, plusieurs siècles encore après qu’elles ont péri. Mais ce sont là des divertissemens de chartiste. Il faut être un savant pour les ressentir. Au contraire, l’émotion esthétique sera toujours amortie, si, dans le moment précis où la figure nous semble respirer et vivre, voici qu’une mode extravagante trouble l’harmonie de l’ensemble, nous rappelle qu’à telle date précise tout ce que nous voyons là de gracieux a été ridiculisé par la « mode, » et de vivant a été glacé par la mort. Ce n’est pas assez que de choisir son peintre et de ne pas choisir sa toilette : il faut encore laisser travailler un grand collaborateur sous lequel on ne réalise pas de beauté : le Temps. Quelle que soit l’adresse que la science ait mise et le succès qu’elle ait obtenu en le proscrivant de toutes les entreprises contemporaines, dès qu’on touche à l’art les longues préparations sont nécessaires et cela aussi bien de nos jours qu’aux jours où le Vinci mettait quatre années à peindre le portrait de la Joconde. L’expression individuelle, le geste particulier que peut donner une figure et qu’elle peut donner seule ne se découvre quelquefois qu’après un long examen. Pour cela l’artiste, si grand soit-il, doit étudier longuement son modèle et le voir vivre, au milieu d’autres figures, causer, passer par les fugitives expressions dont la même physionomie est capable, jusqu’à ce qu’apparaisse l’expression qui la révèle dans toute son individualité. Combien parfois cette individualité est pâle et faible, il n’importe ! Plus le rayon sera pâle et rare, plus devra être puissant le microscope de l’artiste pour le recueillir. Ce n’est pas en peignant les figures d’hommes supérieurs ou de femmes d’une puissante séduction que les grands portraitistes ont réalisé leurs chefs-d’œuvre : c’est avec des figures insignifiantes. Velasquez et Van Dyck sont là pour le prouver. « La force réelle des maîtres anciens, a très bien dit Ruskin, n’a jamais été portée davantage à son apogée que lorsqu’elle s’est appliquée à peindre un homme ou une femme, et l’âme qui était en eux, — non que ce fût toujours l’âme la plus haute, mais souvent seulement une âme déprimée, mais qui était capable d’élévation, ou peut-être pas même cela, — une âme pauvre et errante, mais vue, selon le pauvre petit mieux qui était en elle, par l’œil d’un maître. » Aussi la plus injuste des prétentions du modèle est-elle que le peintre découvre cette individualité ou cette âme à première vue et la plus injuste de ses plaintes celle du grand nombre de séances demandées. Quand même l’artiste en exigerait soixante, comme pour l’un des portraits de ces deux Salons, qu’est-ce que cela, par rapport aux années que le portrait durera d’abord dans la famille du modèle, ensuite dans la grande famille de l’art ? C’est à celle-là aussi qu’il faut penser, du moment qu’un grand artiste est appelé pour une besogne que remplissent déjà si bien les photographes et c’est pourquoi l’on ne peut refuser quelques jours pour une œuvre destinée à durer toujours. C’est pourquoi, enfin, on doit laisser au dernier rang des préoccupations la ressemblance. On l’y laisse en effet, dans un certain sens, puisqu’on la sacrifie volontiers à l’ « idéalisation. » Mais ce n’est pas à l’ « idéalisation » qu’il faut la sacrifier, c’est à la vie. Beaucoup de gens jugent un portrait dans le même esprit qu’une allocution de messe de mariage ou qu’une oraison funèbre : il faut qu’il rappelle la personne dont il s’agit, mais sans aucun des défauts, ni même des singularités qui la dessinent, sinon ce que peuvent en exprimer quelques traits généraux, — rien que des qualités. Mais ce sont là des modes bonnes seulement pour des épitaphes. Sans défauts, il n’est rien de vivant. Toutefois ce souci montre que, déjà, la ressemblance absolue n’est pas souhaitée par le modèle. D’ailleurs, elle ne peut être contrôlée que par un nombre infime des visiteurs d’un Salon, et dans l’avenir, après une génération passée, elle ne le sera plus par personne. Enfin, elle est chose beaucoup moins objective qu’on ne s’imagine. Devant le même portrait, les amis du modèle diffèrent, à l’infini, sur le degré de ressemblance qu’il offre avec lui. Mais tout le monde s’accorde, y compris la foule qui passe, sur son degré de vie. Et lorsque nous assistons à l’une de ces résurrections que nous a ménagées l’esthétisme contemporain : les femmes peintes par Van Dyck réunies à Anvers, celles peintes par Rembrandt réunies à Amsterdam, lequel d’entre nous peut dire qu’un seul de ces portraits fût ressemblant ? Mais qui de nous hésiterait à dire que ces physionomies ont l’individualité qui les distingue nettement du genre et qu’elles respirent la vie ? Les grands maîtres du portrait ont-ils souvent atteint la ressemblance ? La discussion est depuis longtemps ouverte. L’opinion la plus probable est qu’ils s’en souciaient peu et qu’ils ne la réalisaient que rarement, — au moins dans leurs portraits de femmes. La marquise Isabelle ; d’Esté ayant voulu voir le portrait, fameux dans toute l’Italie, que le Vinci avait fait d’une des maîtresses de Ludovic le More, Cecilia Gallerani, celle-ci lui écrivit de Milan le 29 avril 1498 : « Je vous l’envoie et vous l’enverrais plus volontiers s’il me ressemblait. » La plainte des modèles n’est donc pas nouvelle et le génie lui-même y est exposé. Il y est exposé, précisément parce qu’il est le génie. L’identité photographique ne peut souvent s’obtenir qu’en soulignant ce qui doit être éteint, qu’en analysant ce qui doit être résumé et qu’en fixant ce qui doit être éphémère. Le véritable artiste ne le fera pas. Il y a, en art, des transpositions nécessaires. Par exemple, à une figure mobile et irrégulière, on ne doit pas donner ses traits irréguliers, dès qu’on ne peut pas, en même temps, lui donner la mobilité qui fait, dans la nature, qu’on les ignore. A une figure régulière et sculpturale, mais d’un teint mat, l’artiste devra prêter quelque indécision et imaginer quelque couleur, s’il veut que l’avenir ne reproche pas à son tableau ce qu’on n’a pas l’idée de reprocher au modèle : l’absence de vie. Enfin, si la ressemblance tient à quelque détail laborieusement fixé sur la toile, et si la fluidité de la pâte, la fougue, l’emportement de la touche vient, pour plus d’harmonie et de fondu, effacer ce détail, le véritable artiste sacrifiera la ressemblance. Le modèle, à son tour, s’il se figure le rôle de son image, plus tard, dans le salon de famille, et sa survie au milieu des générations nouvelles, ne devra pas la regretter. Car le portrait ressemblant et le portrait esthétique ont des destinées bien diverses. L’un est applaudi par les proches, par la gens, conservé comme effigie par la génération qui suit immédiatement celle du modèle. Le portrait esthétique est admiré par les artistes de tous les pays qui passent au Salon, et procure à cette légion d’obscurs et fervens admirateurs de beauté qui n’ont jamais vu la femme représentée, les mêmes joies d’art que les vieux cadres du Mauritshuis ou des Uffizi. A la vérité, il éprouve le feu des critiques amicales, et les enfans ne le considèrent pas comme une valable pièce d’identité. Mais, dès la seconde génération, le portrait reproduisant une figure que l’on n’a pas connue, ne sera plus considéré que pour sa beauté. Si à la minutie d’un procès-verbal, le biographe a sacrifié la liberté de la touche, l’ampleur de l’expression, tout ce qui constitue la vie, le portrait ressemblant, dont nul ne peut vérifier la ressemblance, commencera, vers les étages supérieurs de la maison, une lugubre ascension qui ne s’arrêtera qu’au plus haut. Le portrait esthétique gardera sa place d’honneur. De par la vie qui y fut attachée, la figure vivra dans l’imagination des hommes. Elle ravira de son sourire des générations qui n’ont pas entendu sa parole. Elle éclairera de son regard des yeux qui n’en ont pas vu le rayon. Elle fera plus encore : elle portera le message de la beauté, d’année en année et de génération en génération, à la foule sans cesse renouvelée des pauvres rêveurs qui l’attendent. Un portrait ressemblant est une joie pour quelques-uns et pour quelque temps. A thing of beauty is a joy for ever. ROBERT DE LA SIZERANNE.