LE GÉNIE DU NORD Lorsque le médecin attitré d'une station thermale découvre que les eaux dé l'endroit, loin de guérir les malades, risquent plutôt de les tuer, que doit-il faire ? S'il révèle sa découverte aux malades, c'est la ruine assurée de la station thermale, l'appauvrissement probable de la région tout entière. S'il tient sa découverte cachée, c'est le meurtre toléré, approuvé, sciemment accompli. Que doit faire ce médecin ? Tel est le problème moral qu'a posé et débattu M. Henri Ibsen, dans ce fameux l'Ennemi du Peuple que nous avons entendu, avant-hier soir, aux Bouffes-du-Nord. Si M. Alexandre Dumas fils s'était avisé de traiter un problème de ce genre dans une de ses pièces, il y aurait ajouté, suivant son usage, d'amusants paradoxes et des mots spirituels, et il aurait marqué, en quelques traits fortement accentués, la personnalité de chacun des acteurs. Et cela ne nous aurait pas empéchés de n'attacher à sa pièce qu'une importance assurément insuffisante comme à une conférence ou à un sermon. N'est-ce pas ce que nous avons fait pour tant de ses pièces, où il avait traité cependant des problèmes moraux autrement graves et touchants, par exemple celui de savoir si les pères devraient reconnaître leurs enfants naturels où si une femme trompée par son mari aurait le droit de le tromper à son tour ? Mais Ibsen - autant du moins que j'ai pu en juger - n'a mis dans son Ennemi du Peuple ni paradoxes amusants, ni mots spirituels. Ses personnages principaux ne sont guère que des êtres de raison, des arguments ou des contrearguments. Avec certains détails curieux, d'autres même fort émouvants, son drame reste, au point de vue littéraire, une œuvre médiocre, monotone, mal composée, sans style et sans poésie. Au point de vue moral, c'est une longue dissertation sur un problème de casuistique qui, en somme, est plutôt pour nous laisser froids. Et cependant nous avons tous senti avant-hier soir, aux Bouffes-du-Nord, un petit frisson d'admiration nous passer dans les nerfs, et après nous être ennuyés pendant quatre heures nous sommes rentrés chez nous avec l'impression, désormais ineffaçable d'avoir assisté à une grande œuvre. Pourquoi ? C'est peut-être parce qu'il nous a semblé, à la réflexion, que la thèse discutée dans le drame d'Ibsen n'était que le symbole d'une thèse plus générale. Ce médecin qui, au risque de ruiner sa famille et son pays, s'obstine à vouloir divulguer sa découverte, ne serait-ce point l'image de tout homme qui, ayant aperçu la vérité, s'obstine à vouloir la dire ? Je crois bien que tel est, en effet, le sens dernier de ce drame d'Ibsen, et j'avoue que c'est là un problème assez humain pour avoir de quoi nous toucher. Mais c'est un problème que bien d'autres auteurs ont traité avant Ibsen et plus franchement, et avec plus d'art : Molière, par exemple, dans le Misanthrope, et Labiche dans Doit-on le dire ? Et puis c'est précisément un de ces problèmes qui, dès qu'on essaie de les généraliser, deviennent insolubles ; ce qui, tout de même, leur enlève à nos yeux une grosse part de leur intérêt car il y a des circonstances où la franchise peut être bonne, et il y en a d'autres où elle est funeste sans compter que personne n'a jamais su au juste ce qu'est la vérité, ni seulement s'il y en a une ; et qu'ainsi, en révélant aux hommes ce que l'on croit vrai, on risque souvent, non seulement de leur nuire, mais encore de les tromper par-dessus le marché. J'entends bien que c'est surtout, au fond, de la vérité religieuse qu'il s'agit. Lorsqu'un homme a découvert que Jésus-Christ n'était pas le fils de Dieu, doit-il en avertir ses concitoyens, ou doit-il les laisser dans leur pieuse erreur ? C'est ainsi que les commentateurs allemands et scandinaves ont entendu l'Ennemi du Peuple. Et de là vient la grande renommée de cette pièce, car on sait qu'il est de mode pour les jeunes gens, dans les pays luthériens, de se proclamer les ennemis personnels de Notre Seigneur Jésus-Christ. Mais chez nous, à Paris, il est plutôt de mode de se proclamer ses amis ; et cent ans d'expérience, nous ont assez montré ce que l'on gagnait à vouloir substituer dans le monde la science à la foi. Pourquoi louons nous donc toutes les pièces d'Ibsen, et les antireligieuses, et les scientifiques, et les incompréhensibles - car je continue à penser que Hedda Gabler et le Constructeur Solness sont des énigmes hors de notre portée - pourquoi éprouvons-nous cette admiration superstitieuse pour un auteur dont les idées sont à l'opposé des nôtres, et qui, en guise d'art, de style, de sentiments, de caractères, ne nous offre jamais que ses idées? * * * C'est que tous, à des degrés divers, nous sommes atteints depuis dix ans d'une étrange et fâcheuse maladie que j'appellerai, en attendant qu'on lui découvre un nom plus scientifique, la nordomanie. La France, qui était un pays latin, est maintenant en train de se pousser vers le Nord. Nos salons sont désormais meublés, tapissés, habités à la façon des salons de Londres ; nos rues ressemblent sans cesse davantage aux rues de Berlin. Et s'il ne s'agissait encore que de nos salons et de nos rues ! Mais c'est notre langue qui, d'année en année, s'embrume, s'empâte, perd son ancienne précision, avec tant d'autres vertus, pour devenir un confus charabia international. Sous ce vent glacé qui souffle du Nord, nos sens et notre pensée s'endurcissent ; nous perdons le sentiment de la nuance, nous le perdons en toutes choses, dans la musique, dans la peinture, dans la conduite de notre vie. L'élégance, la délicatesse d'une phrase ou d'une image, nous en venons à leur préférer ces vains bavardages qu'on appelle les idées générales. Et si nous vénérons Ibsen, ce n'est point que nous le comprenions, ce n'est point que son œuvre nous touche : c'est qu'il a fini par incarner pour nous le génie du Nord, je ne sais quelle gigantesque et fumeuse entité qui s'est dressée, depuis dix ans, au-dessus de nos têtes. Le courant est trop fort pour qu'on puisse songer à l'arrêter. La France est en train de changer de latitude et à ceux qui détestent le brouillard et qui aiment le soleil, il ne reste point d'autre ressource que de s'en aller sous des cieux plus clairs. Mais le hasard m'a permis d'étudier d'assez près ces régions et ces littératures septentrionales, et je voudrais au moins protester en quelques mots contre l'idée que l'on se fait du génie du Nord. Le génie du Nord, tel qu'il m'est apparu, ne diffère du génie du Midi qu'en ce qu'il lui manque, comme au climat du Nord, la chaleur et la lumière. Tous les écrivains septentrionaux ont ce trait commun, qu'ils ne savent pas composer ni donner à leur pensée une forme précise. Et c'est un défaut que nous leur envions, mais dont eux-mêmes, pour peu qu'ils aient d'expérience, sont unanimes à se désoler. Mais pour le reste, pour le fond des idées et des sentiments, il n'y a ni Nord ni Midi qui tienne. Les artistes de Christiania diffèrent entre eux comme ceux de Madrid ou de Naples. Et à Christiania comme à Madrid et à Naples, comme chez nous, une division profonde, radicale, est en train de s'opérer entre les artistes, une division où la race ni le pays ne sont pour rien, mais seulement les dispositions et préférences personnelles. Dans l'Europe entière, au Nord comme au Midi, c'est le débat d'il y a cent ans qui tend à renaître entre ceux qui s'attachent à l'idée et ceux qui ne goûtent que le sentiment. Les uns croient sans cesse plus aveuglément dans là raison humaine, dans la science, dans ce qu'on appelle la vérité et les autres comprennent sans cesse davantage que la raison est stérile, la science chimérique et que l'unique vérité est dans le cœur des hommes. C'est entre ces deux courants que se partagent les esprits, aussi bien au Nord qu'au Midi. Il y a dans le Nord, à côté d'Ibsen et de Nietsche, il y a Tolstoï, il y a M. Biornson, qu'on aurait grand tort de juger sur sa médiocre pièce du Théâtre-Libre. Il y a les intellectualistes et il y a les chrétiens. M. Ibsen a beau être du Nord comme Tolstoï, il ressemble mille fois davantage à M. Alexandre Dumas fils, qui n'est que de chez nous. Encore M. Dumas, comme Tolstoï et au contraire d'Ibsen, en est-il venu dans ces derniers temps à prêcher la simplicité de cœur, la résignation et la bonté : ce sont les seules choses qui, à mon avis, vaillent d'être prêchées. Et celles-là ne nous sont point venues du Nord, mais de là-bas, dans le Midi. Elles nous sont venues tout arrosées du sang de ce Galiléen qui savait mettre dans la plus petite de ses paraboles plus de symbolisme et plus de profondeur, et plus d'obscurité avec plus de lumière, que M. Ibsen dans tout son théâtre. T. de Wyzewa.